Conclusion
Il est indéniable que la période appelée
« chéhabiste » et précisément le
mandat du président Fouad Chéhab fut une période
décisive dans la trajectoire historique du Liban-Etat. Le
Président a réalisé que le Liban ne peut progresser et se
développer en tant qu'Etat stable et souverain que s'il ne transcende
les causes de sa division interne qui le déchire, à savoir
l'injustice sociale dans sa dimension spatiale et populaire.
Toute la philosophie du chéhabisme était
tournée vers la création des conditions objectives et subjectives
qui permettent l'émergence du citoyen-individu. L'émergence du
« je », du subjectum, est le premier pas dans le
long cheminement de la modernité. Il en est le moyen et la fin.
Ainsi, le président Chéhab essaya de
développer et de moderniser les différents secteurs de
l'économie nationale, et en même temps d'encourager le secteur
privé à investir dans des domaines susceptibles de favoriser la
croissance économique à moyen et long terme.
De même, il réalisa que les clivages
confessionnels empêchent l'émergence d'une identité
nationale commune. Il essaya d'affaiblir les forces confessionnelles
extrémistes, et épaula de nouveaux courants et de nouvelles
forces politiques modérées, et a introduit de nouvelles figures
académiques et technocrates dans les milieux décisionnels.
Parallèlement, il tenait toujours un discours politiques
modéré et unificateur.
Tout ceci nécessite un changement dans la pratique
administrative et institutionnelle. Et c'est ce que le Président tenta
d'accomplir à travers la réforme et la rationalisation
administrative et la construction d'institutions modernes et efficaces.
Dans sa déclaration du 4 août 1970, le
président Chéhab expose les obstacles et les difficultés
qui ont barré la route à la modernisation du système
politique libanais. Voici le texte de la déclaration :
« Face aux pressions dont j'ai été l'objet
pour m'amener à poser ma candidature à la première
magistrature, j'ai estimé de mon devoir, avant de prendre une
décision définitive, de procéder à l'examen
approfondi des données de la conjoncture et de ses implications dans
tous les domaines. J'ai entrepris cela pour apprécier les
possibilités qui s'offrent à moi en vue de servir mon pays
confortement à ma conception personnelle du devoir et des
impératifs du devenir.
Me fondant sur l'expérience acquise dans l'exercice de
mes multiples responsabilités, notamment à la tête de
l'Etat; tenant compte de l'évolution politique, économique et
sociale; m'inspirant de ma conception propre de l'autorité et de la
mission de l'Etat, ainsi que du prestige qui doit s'y attacher, et me
conformant à ma méthode de travail et à ce que les
libanais attendent d'un homme qui a l'expérience du pouvoir, j'estime
que la situation se présente comme suit :
Les institutions politiques libanaises et les moeurs
traditionnelles de la vie publique ne me semblent pas constituer un instrument
adapté aux impératifs du redressement libanais tels que le
commande dans tous les domaines la décennie qui commence. Nos
institutions politiques sont, à beaucoup d'égards, en retard sur
les régimes politiques modernes, qui s'inspirent du souci d'assurer
l'efficacité de l'Etat.
Nos lois électorales répondent à des
données provisoires et passagères. Quant à notre
régime économique, les vices de son application favorisent le
développement des situations de monopole. Tout cela laisse peu de place
à une oeuvre sérieuse sur le plan national.
L'ambition d'une telle oeuvre est l'établissement d'une
démocratie parlementaire authentique et durable, la suppression des
monopoles, la garantie d'une vie digne et d'une existence meilleure pour les
libanais, dans le cadre d'une économie véritablement
libérale où sont assurés le travail et
l'égalité des chances, et où tout le monde pourra
bénéficier des bienfaits d'une démocratie
économique et sociale vraie.
Mais les nombreux contacts que j'ai établis et
l'analyse à laquelle j'ai procédé m'ont confirmé
dans ma conviction que le pays n'est pas encore prêt à admettre
ces solutions de fond que je ne saurai d'ailleurs envisager que dans le respect
de la l'égalité et des libertés fondamentales, auxquelles
j'ai toujours été attaché.
C'est pourquoi j'ai décidé que je ne serai pas
candidat à la présidence de la République : En
rendant publique cette décision, je remercie les députés,
les hommes politiques, les autorités et les citoyens qui m'ont
accordé leur confiance. Je leur souhaite de réussir au service du
Liban.»
Si les efforts entrepris par le chéhabisme pour
remédier aux carences du système politique libanais n'ont pas
aboutis, cela est dû aux « pas manqués » du
chéhabisme ; à des causes étrangères au Liban
lui-même, et à des tares introduites dans la structure de son
système politique.
En effet, l'échec du chéhabisme fut le
résultat de causes subjectives d'une part, et de causes objectives
d'autre part.
La défaite de 1967 a mené à
l'affaiblissement du nassérisme, qui était un puissant
allié du chéhabisme. L'entente avec Nasser a assuré au
chéhabisme une assise de stabilisation sociale et politique.
L'opposition et les forces nasséristes qui avait bouleversé le
mandat du président Chamoun avaient été
intégrées et encadrées par le chéhabisme.
Parallèlement à l'affaiblissement de Nasser, le
Moyen-Orient assistait à la montée en puissance de la
Résistance palestinienne. Ainsi, avec l'affaiblissement de Nasser et
l'émergence de la Résistance palestinienne, l'équilibre
politique au Liban commença à montrer des symptômes de
déstabilisation.
Les chrétiens se sentaient menacés par la
montée de la Résistance palestinienne et sentaient que le Liban
allait payer le prix d'une guerre à laquelle ils n'ont pas
assisté et que les arabes ont perdu. Suite aux changements intervenus
dans l'opinion publique chrétienne, Pierre El Gemayel s'allia avec les
deux opposants chrétiens les plus farouches du chéhabisme
à savoir Raymond Eddé et Camille Chamoun et
formèrent l'Alliance Tripartite.
Quant à Kamal Joumblatt qui avait
énormément bénéficié du règne des
chéhabistes, se transforma d'un allié puissant des
chéhabistes en un allié de la Résistance palestinienne.
Par le fait, le chéhabisme perdit deux puissants
alliés qui lui ont assuré un équilibre confessionnel,
politique et social sur une dizaine d'années. L'édifice
chéhabiste est devenu fragile face aux transformations régionales
qui allaient subvenir, d'autant plus que les sentiments confessionnels
s'exacerbaient de plus en plus.
Le Deuxième Bureau dont l'unité et la force
étaient assurées par Fouad Chéhab d'un côté
et par l'équilibre politique a perdu la protection et la couverture
confessionnelle et politique avec le ralliement de Pierre El- Gemayel à
l'alliance Tripartite et Kamal Joumblatt à la résistance
palestinienne. Les officiers du Deuxième Bureau ne se
protégeaient pas par « leurs muscles », mais par
l'armée et les hommes politiques chéhabistes tels : Sabri
Hamadé, Rachid Karamé, René Mouais, Kamal Joumblatt,
Pierre El-Gemayel qui leur assuraient une couverture politique. Cette
couverture a été retirée, ainsi, les officiers se sont
retrouvaient face à eux-mêmes et face à leurs
exagérations et dérives autoritaires.
L'Union Soviétique a exercé des pressions sur
Kamal Joumblatt pour empêcher le candidat chéhabiste de gagner les
élections présidentielles en estimant que l'élection
d'Elias Sarkis serait un facteur de renforcement du Deuxième Bureau et
de l'Armée et seraient par la suite capables de contrôler la
Résistance palestinienne et les partis de gauche, « le levain
de la Révolution arabe ». Ainsi, après deux ans du
mandat Frangié, les chéhabistes devinrent minoritaires dans
l'armée et l'administration publique, et les élections de 1972
sont venues pour diminuer le nombre des députés
chéhabistes.
Ces transformations dans la situation régionale et dans
les alliances entre les forces politiques libanaises qui ont transformé
l'espace et les conditions de survie du chéhabisme s'ajoutèrent
à ses propres limites :
- Le président Chéhab abandonna
« l'éventail » en pleine mer en refusant de
continuer lui-même ce qu'il avait commencé. Après tout, il
était un homme régulateur de conflits capable de résoudre
les crises politiques et d'amener les hommes politiques à
coopérer entre eux et avec lui, et non pas un révolutionnaire
décidé et ferme qui prendrait les risques nécessaires.
- Le chéhabisme avait cru que le développement
équilibré, la croissance économique, la redistribution de
la richesse nationale et la justice sociale suffiraient pour entamer une
modernisation politique et créer une conscience nationale. Mais ce coup
d'Etat démocratique ne peut se faire qu'à travers une nouvelle
loi électorale qui brise le monopole de la ploutocratie libanaise qui se
montrait hostile aux véritables mesures de modernisation.
- Aucune mesure ne fut prise pour absorber et introduire les
nouvelles forces sociales dans le système politique en vue de favoriser
et de générer du développement politique. Il est apparu
qu'il est plus aisé de générer du changement que de
l'absorber et de le contenir.
- L'écart entre la parole et la pratique est largement
perceptible car peu de ce qui pouvait être fait a été
réalisé.
- Lorsque les officiers du Deuxième Bureau perdirent la
couverture des hommes politiques, ils se trouvèrent face à
eux-mêmes et à leurs dérives ;
- Les chéhabistes n'ont pas pu ou voulu construire un
parti politique bien structuré, par le fait le chéhabisme s'est
essoufflé en ne bénéficiant pas d'un mouvement politique
structuré et d'une réforme constitutionnelle qui lui aurait
permis de dépasser le Pacte National.
- La plupart des hommes politiques libanais et des leaders
chéhabistes, à l'exception du président Chéhab ne
comprenaient et ne savaient pas comment réaliser le programme
chéhabiste ; les chéhabistes n'ont pas été
chéhabistes jusqu'au bout.
- Le temps n'a pas été suffisant pour introduire
des transformations réelles dans le système politique libanais et
pour que le projet chéhabiste passe à la maturité.
- L'appareil administratif n'a pas été apte
à assumer les tâches nouvelles qui lui incombaient.
- Les chéhabistes ont perdu le contrôle de la
présidence de la République qui était indispensable pour
la survie du chéhabisme.
A ces fissures dans la mise en pratique du chéhabisme
viennent se greffer les carences du système politique libanais qui
institutionnalise les clivages ; favorise et se nourrit du
clientélisme ; qui est atteint d'une crise de
l'autorité ; qui est dirigé par une ploutocratie ; et,
qui est figé dans une inertie « de rouille » qui
risque de le briser à chaque fois que l'on essaye de le
développer. En plus de ces carences, l'application des réformes
introduites dans les Accords de Taëf devront faire face à
l'éclatement de la centralité du pouvoir et de l'autorité,
sources et moteurs de tout projet de modernisation.
Il est nécessaire de préciser que tout projet de
modernisation politique au Liban est confronté après tout
à cette question cruciale soulevée par Georges Naccache au
début de l'expérience chéhabiste et qui relève d'un
certain pragmatisme aliénant : « C'est avec les
Libanais comme ils sont, avec les politiciens, valent ce qu'ils valent, c'est
avec eux et à travers eux qu'il faut faire un Etat libanais... avec
cette conscience amère de la nécessité, pour aboutir, de
passer à travers les hommes mêmes qui ont avili l'autorité
et dégradé le pouvoir.»
En effet, la modernisation au Liban est prisonnière
d'une crise sans horizons. Les décisions de la modernisation
souhaitée sont aux mains de ceux qui n'ont pas intérêt
à ce que le Liban pénètre dans la modernité. Cette
modernisation est synonyme de suicide politique pour la ploutocratie
gouvernante qui monopolise le pouvoir et par le fait la modernisation. Quant
à la société civile elle est assez dispersée et
faible. Ses composantes sont manifestement occupées et
préoccupées par des enjeux différents qui expliquent
l'absence de perspective.
Aucun moyen d'échapper à cette crise que par
l'éducation démocratique, par une prise de conscience populaire
et la création d'une opinion publique libanaise qui impose la
modernisation par la force. Et avec les interférences
étrangères dans les cercles des décisions politiques,
l'intérêt national a disparu et la cause libanaise dans la
construction d'un Etat moderne est perdue ou presque.
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