Une conquête existentielle et une autofiction perturbées : les effets d'un miroir brisé dans le Livre brisé de Serge Doubrovsky( Télécharger le fichier original )par Jérôme Peras Université François-Rabelais de Touraine - Maïtrise 1998 |
1.3. L'autobiographie et l'affabulation : le modèle de la « fable théorique »113(*) de SartreSi Doubrovsky s'engage, pour les raisons que nous venons d'évoquer, dans l'écriture autobiographique, il s'interroge aussi sur les possibilités d'une telle écriture. En effet, en se fondant sur les écrits de Sartre, il tend à montrer que le récit autobiographique ne va pas de soi. Mais précisément, s'il problématise ce récit, bien plus, s'il fait le procès de ce récit, c'est pour se tourner vers une nouvelle écriture, à la fois autobiographique et romanesque, qu'il (re)découvre et admire dans Les Mots, ouvrage qui sous-tend Le Livre brisé. Pour rendre compte de l'influence de cette écriture, il suffit de se reporter au chapitre « Sartre », dans lequel Doubrovsky, en rapportant sa première rencontre avec l'écrivain, présente « son » Sartre, c'est-à-dire non pas l'intellectuel engagé mais l'autobiographe : « Mon Sartre, pas le Sartre Mao : le Sartre môa. J'ai devant moi l'auteur des Mots. » [p. 73]. Ce discours auctorial intradiégétique présent dans quelques passages métatextuels révèle que l'intention dominante est ici didactique, puisqu'il s'agit pour Doubrovsky d'exposer sa conception de l'autobiographie, de mener le lecteur implicite ou plus précisément le narrataire (dans le sens que lui donne Genette, c'est-à-dire « le destinataire du récit »114(*)) - comme l'indique les nombreux « vous » ou « on » dans le récit115(*) -, à une réflexion sur le genre : démontrant que celui-ci n'est pas sans comporter une part de construction fictive, il problématise la relation entre la biographie et la narration. De prime abord, le regard qu'il pose sur l'autobiographie est un regard critique qui ruine l'un de ses premiers principes : la « copie conforme » (Lejeune116(*)) entre l'auteur et le personnage, soit le « pacte référentiel ». En mettant face à face le texte des Mots et la personne physique de Sartre, il constate effectivement une non-coïncidence entre le réfléchissant et le réfléchi, entre le « je » narrant et le « je » narré117(*), entre l'auteur qui est de l'ordre du réel et de la vie, et le personnage qui est de l'ordre de l'artificiel du langage, et pour illustrer son point de vue il s'appuie finalement sur la formule concise et expéditive de Sartre : Comment voulez-vous faire passer chair et squelette dans un texte. [...] Pas évident. Du tout, le rapport. Je n'en vois pas. L'être vivant, qui se dresse là, devant vous. Les pages et les pages qui s'alignent. Comment celle-ci retiennent, contiennent l'autre. Pas possible. L'existence n'est pas du même ordre que le discours. Sartre qui le dit, dans la Nausée : il faut choisir : vivre ou raconter. [p. 75] De ce fait, il met en évidence que l'autobiographie ainsi que sa réussite littéraire ne sont que le résultat d'un travail d'écriture, au point qu'à sa lecture des Mots, il reconnaît Sartre non pas tant dans le personnage décrit que dans l'écriture, dans le style. En d'autres termes, il reconnaît non pas tant l'autobiographe que l'écrivain : « Le style, l'homme même. » [p.109]. Par exemple, lorsque Sartre raconte son histoire prénatale et natale, Doubrovsky ne voit pas apparaître l'enfant « Poulou », mais seulement l'écriture personnelle de Sartre : Jean-Baptiste [...] fit la connaissance d'Anne-Marie Schweitzer, s'empara de cette grande fille délaissée, l'épousa, lui fit un enfant au galop, moi. Voilà Sartre. C'est bien lui. Sa griffe, sa patte. Achevé d'imprimer le 30 décembre 1963, il renaît de son écriture. Voilà son style. À lui, qu'à lui. [p. 106] À travers ces remarques, S. Doubrovsky tend à présenter ce genre comme un pur objet verbal et souligne qu'en dépit de ses prétentions, malgré la sincérité de l'auteur et l'authenticité des faits et des événements énoncés, l'écriture narrative de l'autobiographie ne renvoie avant tout qu'à elle-même. Aussi, la seule présence de l'autobiographe est pour notre auteur sa signature, son « je soussigné » (Lejeune118(*)). De même, Doubrovsky rappelle que tout autobiographe doit pour construire son récit rétrospectif recourir à ses souvenirs et, pour les lier entre eux, pour leur donner un sens, à un schème organisateur. En effet, l'acte premier de l'autobiographe étant la remémoration, celui-ci se confronte à l'incontrôlable dispersion de ses souvenirs qui surgissent dans son esprit sans lien ni logique. L'autobiographe doit alors les ordonner, et le plus souvent il fait le choix de l'ordre chronologique. Dans ces conditions, avant même de commencer à écrire, l'autobiographe connaît le fin mot de son histoire personnelle, puisqu'il le vit au présent de la rédaction. Tout ce qu'il décrit de son passé est orienté vers un avenir déjà présent. Le passé, ce temps aboli, ne reflète finalement que ce présent de la rédaction, c'est ce que Sartre appelle « l'illusion référentielle » [cité dans Le Livre brisé, page 79 ; voir à ce propos l'extrait des Mots cité en haut de la page 159.], selon l'expression empruntée à Bergson. Ainsi, par ce rappel, Doubrovsky cherche à ébranler la confiance du lecteur d'autobiographies et à relativiser la notion même de vérité dans ce genre de récit. Afin de mettre en évidence ce qu'il appelle le « trucage », c'est-à-dire la mise en forme du récit (autobiographique) selon une écriture à rebours, commençant par la fin, notre auteur met en parallèle l'autobiographie et le roman, et emprunte la voix de Sartre : On parle d'histoires vraies. Comme s'il pouvait y avoir des histoires vraies ; les événements se produisent dans un sens et nous les racontons en sens inverse. Autobiographie, roman, pareil. Le même truc, le même truquage : ça a l'air d'imiter le cours d'une vie, de se déplier selon son fil. On vous embobine. En réalité c'est par la fin qu'on a commencé. Elle est là, invisible et présente. Toujours Sartre, toujours la Nausée. [p. 75] Par la métaphore du « fil », Doubrovsky indique bien que, pour conférer un sens a posteriori à sa vie, l'autobiographe ne peut que créer une ligne directrice, de cohérence, à savoir une « ligne de fiction » (J. Lacan)119(*) ; parce qu'il transforme la matière biographique en tissu narratif, il ne peut recourir, même de manière minime, qu'à l'affabulation. En se référant à La Nausée, S. Doubrovsky rappelle que Roquentin renonce justement à l'écriture biographique pour avoir « l'impression de faire un travail de pure imagination. » [La Nausée, p. 19] ; d'ailleurs, si Sartre « s'y rattrape avec Flaubert de la biographie Rollebon, abandonnée dans La Nausée »120(*), celui-ci dira qu'il s'agit là d'un « roman vrai »121(*). Aussi, par la comparaison avec le roman, Doubrovsky montre qu'une autobiographie est, à son sens, « encore plus truqué qu'un roman. » [p. 75] ; parce que le récit de vie ou de faits procède par la même mise en scène de l'illusion référentielle que le roman, la vérité qu'elle propose n'est pas plus vraie que dans le récit fictif ou feint, et même, parce qu'à travers le « pacte autobiographique » et le « pacte référentiel » l'autobiographe « jure de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité »122(*), il ment à son lecteur, bien plus au regard du romancier qui, à travers le « pacte romanesque », fournit à son lecteur l'« attestation de fictivité »123(*) et de mensonge, lui jure de dire la fiction, toute la fiction et rien que la fiction. C'est pourquoi, en examinant l'un des topoï de l'autobiographie, le récit d'enfance124(*), il constate : « Lorsqu'on prétend en faire le récit, on fabule. Un récit d'enfance n'existe pas. Ça se fabrique de part en part. » [p. 263]. Puisque l'autobiographe prétend maîtriser son vécu par le regard rétrospectif, Doubrovsky met en évidence que celui-là est, face à son texte, dans une position similaire à celle du romancier. L'autobiographe est maître de la personne ou du personnage qu'il a été, comme le romancier est maître du personnage qu'il a créé. Au début du chapitre intitulé « Fondement » [p. 105-106], notre auteur remarque que Sartre utilise, pour son autobiographie Les Mots, le même point de vue distant et surplombant que chez les naturalistes et les réalistes, soit Zola et Maupassant, c'est-à-dire le point de vue d'un (auteur-)narrateur omniscient, dit « focalisation zéro »125(*) ou « vision par derrière »126(*). Il décèle également, chez cet autobiographe, une autre référence romanesque. En effet, dans le chapitre 8, justement intitulé « Maîtrise », Doubrovsky écrit : La loi du genre. Romancier est maître chez soi, il est maître de la vie et de la mort. Mais, s'il raconte sa vie, l'écrivain n'est plus maître.[...] Seulement, sur le personnage qu'il fut, l'écrivain a un unique, immense avantage : il voit ce que l'autre ne pouvait voir. Proust avait depuis longtemps compris la division du travail : au « héros » les hésitations obscures, les incertitudes de l'existence, au « narrateur » la sagesse des maximes durement acquises, l'amère vérité des grandes lois psychologiques. Sartre reprend le truc, il l'exploite à fond : il le prend au pied de la lettre. [p. 157] Il remarque d'ailleurs, trois pages plus loin : Pas d'autre posture possible pour écrire sa vie : un aveuglement lucide. Mixte contradictoire, indépassable. C'est ainsi. Sartre apporte la lucidité. Poulou fournit l'aveuglement. [p. 160] Par cette juxtaposition du roman et de l'autobiographie, on peut aisément observer que Doubrovsky vise à troubler les limites, à mêler deux genres considérés plus communément comme contraires, car, s'il cherche à accentuer le caractère romanesque de l'autobiographie, il cherche tout autant à souligner la dimension autobiographique du roman, d'où le choix de Proust. À propos de celui-ci, on peut effectivement noter que son oeuvre est une oeuvre-limite, qui comporte bien des éléments biographiques, même si sa mise en forme et sa composition sont suffisantes pour que J.-Y. Tadié la considère comme un roman127(*) et G. Genette comme une autofiction128(*). Quant au choix de Sartre, il peut s'expliquer et se résumer en ces quelques mots : « Son écriture, à gros bouillons, à grands brouillons, tourbillonne, brouille les genres, fracasse les frontières, brise les vitres [...]. » [p. 74]. Si Doubrovsky vise à perturber l'autobiographie, à rapprocher ce genre du roman, à confronter le récit de vie avec le récit de fiction, c'est pour justement introduire le pacte sur lequel il fonde sa propre écriture. Compte tenu de toutes ces considérations, ce pacte ne peut que s'avérer paradoxal, c'est-à-dire, à la fois autobiographique et anti-autobiographique, ou autrement dit, autobiographique et romanesque, et même à dominante romanesque, comme l'indique la page de couverture et la page de titre du Livre brisé. Pour rendre compte de ce statut générique particulier, Doubrovsky s'appuie une fois encore sur Sartre et Les Mots - récit autobiographique et anti-autobiographique, pour lequel le « pacte autobiographique » est absent : « pacte = 0 »129(*). Pour preuve, nous pouvons mettre en parallèle les deux extraits suivants : Même en voulant dire vrai, on écrit faux. On lit faux. Folie. [Le Livre brisé, p. 76] Ce que je viens d'écrire est faux. Vrai. Ni vrai ni faux comme tout ce qu'on écrit sur les fous, sur les hommes. [Les Mots, op. cit., p. 60] La ressemblance entre ces deux extraits est flagrante, autant dans le vocabulaire que dans le raisonnement logique. On y trouve une dialectique serrée qui invalide toute distinction entre le récit vrai et le récit faux (ou fictionnel), et qui aboutit à la déduction suivante : toute autobiographie est « folie ». Chez Doubrovsky, l'autobiographie répond à la volonté d'écrire vrai et l'écriture reste de l'ordre de l'artificiel et du « faux », donc toute autobiographie est « folie ». Chez Sartre, le raisonnement repose sur un syllogisme : toute (auto)biographie rapporte la vie d'un homme et tous les hommes sont « fous », donc toute (auto)biographie est « folle ». Il apparaît clairement que les écrits de Sartre sont à l'origine du raisonnement de Doubrovsky. Nous pouvons affirmer sans risque que notre auteur prend pour modèle d'écriture, non pas l'autobiographie traditionnelle, mais l'autobiographie sartrienne, soit Les Mots. La présence de ce récit aux chapitres « Fondement », « Maîtrise » et « L'autobiographie de Tartempion » du Livre brisé est là pour le confirmer. Précisément, si Doubrovsky se tourne vers Les Mots, c'est qu'il présente une nouvelle écriture autobiographique dans laquelle l'affabulation a prise sur les faits et les événements du vécu130(*). Au regard de l'autobiographie traditionnelle, ce récit fictionnalise plus volontiers ce vécu, suffisamment pour être une « espèce de roman »131(*), mais pas assez pourtant pour cesser d'être une autobiographie. D'ailleurs, dès la lecture de l'incipit des Mots, Doubrovsky écrit : « Du passé recomposé, voilà son essence. » [p. 105]. Nous ne sommes alors plus très loin de cette nouvelle écriture, appelée autofiction. Pour nous en convaincre, il suffit de lire l'un des articles de notre auteur qui porte sur Les Mots et qui s'intitule justement : « Sartre : autobiographie/autofiction » (art. cit.). Par conséquent, il n'est pas très étonnant que Doubrovsky considère cet ouvrage comme un modèle d'écriture, soit comme un ouvrage didactique. Dès que Doubrovsky tente de se remémorer son passé, qu'il suit la « déambulation » des pensées et des images qui lui viennent à l'esprit, il se voit contraint de mettre de l'ordre, et pour ce faire, il s'en remet à Sartre : Je suis le cours de mes déambulations, mais j'ai mon autre cours. Sur Sartre, lundi. Je me secoue, je me reprends en main. Je reprends pied, je repars du bon. [p. 35] Rappel à l'ordre, rappel à Sartre. Il vient vers moi, il m'ouvre lui-même. [p. 71] Si Doubrovsky a recours à l'« ordre » de Sartre, c'est qu'il lui offre un avantage non négligeable : celui d'apporter une fiction analytique à « fondement » (pour reprendre le titre du chapitre 6) théorique, déjà présente dans Les Mots. Comme l'a clairement montré Lejeune, ce qui détermine « L'ordre du récit dans Les Mots de Sartre »132(*), ce n'est pas la chronologie mais la logique : les faits se suivent selon une « dictature du sens » et de la dialectique. Alors que l'autobiographe traditionnel cherche à raconter une histoire à partir de l'exactitude des faits remémorés, Sartre cherche à construire une fiction théorique, dans laquelle prime l'ordre de la dialectique, et les instruments conceptuels de la théorie philosophique ont prise sur les faits, en somme, sur le vécu. En effet, si « Poulou » est Sartre-enfant, le double de l'autobiographe, il est avant tout un personnage issu de la théorie/philosophie, fictionnalisé par celle-ci. Lejeune parle alors de « fable théorique »133(*), ce que notre auteur n'est pas sans ignorer : « Son autobiographie est un conte de fées. Lejeune dit, fable théorique. » [p. 110]. Il faut dire que chez Sartre, autobiographie et philosophie ont toujours été indissociables. Précisément, Doubrovsky rappelle que la philosophie sartrienne repose sur le vécu, que ce vécu a permis de constituer les bases de l'élaboration théorique et inversement cette élaboration a permis d'éclaircir et d'analyser lucidement ce vécu, resté jusqu'alors dans une certaine opacité. En cela, la philosophie existentialiste est une philosophie existentielle et autobiographique, et, comme le remarque d'ailleurs M. Contat, L'Être et le Néant peut être considéré comme une autobiographie abstraite134(*), c'est-à-dire une autobiographie dans laquelle Doubrovsky, comme tout individu (athée), peut se reconnaître : « Je me suis retrouvé totalement dans l'Être et le Néant. » [p. 151]. Du point de vue autobiographique, ce récit de Sartre est un récit fictionnalisé, puisque les événements et les faits du vécu sont réinventés et redistribués en fonction de cette théorie : ils prennent une fonction spécifique, celle d'exemple ou de preuve, dans tous les cas, celle d'illustrer la théorie. Mais en même temps, il s'agit d'un récit véridique, ou si l'on préfère, fiable, puisque cette réinvention et redistribution par la théorie a pour fonction de donner un éclaircissement meilleur au vécu. Dans ces conditions, la vérité abstraite de l'autobiographe laisse place à la vérité théorique du philosophe. C'est pourquoi, Doubrovsky écrit : La philo est une forme d'autobiographie, plus subtile, épurée. Qui passe par l'enchaînement des concepts, au lieu d'enfiler les anecdotes. Mais ça raconte quand même une vie. La vie. Voir Descartes, Discours de la méthode, il savait, lui. [p. 152]
Ainsi, quand Sartre entreprend d'écrire Les Mots, il connaît la vérité sur son vécu, plus précisément sur son enfance, avant même l'acte scripturaire, puisque cette vérité est déjà exposée et construite par la théorie, puisque son récit autobiographique a justement pour cadre la philosophie. Aussi, par la transposition du vécu en fiction (en se libérant largement des faits et de leur ordre chronologique) et en thèse dialectique, Sartre prétend adopter sur lui une vision quelque peu extérieure, dans laquelle sa subjectivité peut être dépassée. Comme le remarque l'auteur du Livre brisé, Sartre affirme dans Les Mots : « L'illusion rétrospective est en miette, p. 210. » [p. 159]. Doubrovsky rend encore plus explicite cette affirmation : [...] ce qui fait la lumière sur la vie, c'est la theoria, vision, la bonne vision, celle qui délivre des illusions de l'oeil, du dilemme optique [...]. On ne peut coïncider avec soi qu'en sortant radicalement hors de soi. On ne se voit voir que du haut du surplomb philosophique. Installé à son dixième étage, l'écrivain contemple sa vraie vie, sa vie enfin découverte et éclaircie. Sa seule vie par conséquent réellement vécue. [p. 159]135(*) En d'autres termes, en écrivant Les Mots, Sartre ne fait qu'appliquer sa théorie. En cela, son autobiographie est identique à ses biographies sur Baudelaire, Genet et Flaubert136(*), si ce n'est qu'il se propose ici d'analyser son propre « cas ». C'est pourquoi, dans sa lecture des Mots, Doubrovsky compare le philosophe Sartre avec le psychanalyste Freud : « Comme Freud sur son pic, il a vue panoramique sur le passé. Le sien, celui des autres. » [p. 112]. En somme, si Sartre est comparable à Freud, c'est qu'il tente d'accéder à une élucidation de soi et à un sens « diaphane » [p. 106] du vécu, à partir des instruments conceptuels de la théorie. En repérant quelques uns de ces instruments, Doubrovsky constate effectivement cette visée par la phrase : « Voilà, le tour, le retour sur soi est joué. [pp. 106, 107 et 159].
L'insertion de l'analyse sur Les Mots dans Le Livre brisé n'est alors pas anodine. Elle permet à Doubrovsky d'introduire précisément et avec appui le concept d'autofiction. En effet, nous avons pu observer que Sartre accède à une « conquête existentielle » par le travail d'écriture, par la fictionnalisation de soi et de son vécu, plus précisément ici, par une fiction théorique. Plus encore, le processus d'appropriation du texte de Sartre par notre auteur dépasse largement la réflexion sur le genre autobiographique, puisqu'il concerne aussi la fiction du Livre brisé. En lisant le récit d'enfance Les Mots, Doubrovsky pense aussi à sa propre enfance, au point qu'il finit, à force de relecture, par confondre la sienne et celle de Sartre : « Un bouquin, quand on le relit, est comme le passé, lorsqu'on le revit : une vaste caisse de résonance, une grotte aux échos. » [p. 119]. Aussi, lorsque Doubrovsky choisit d'écrire son récit d'enfance, il l'écrit, en toute logique, selon « la version Sartre » [p. 270], c'est-à-dire, selon l'ordre dialectique et la fiction des Mots : « Je me concentre, je fais le vide, épaules rentrées, genoux serrés, je saute à pieds joints dans [Les Mots]. » [p. 105]. Mais encore, par le collage d'extraits des Mots, Doubrovsky mêle volontairement son écriture à celle de Sartre. * 113 Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, op. cit., p. 209. Cette expression est reprise dans Le Livre brisé, pp. 110 et 160. * 114 Figures III, op. cit., p. 227, note 2. Voir à ce sujet, du même auteur, Nouveau discours du récit, coll. « Poétique », 1983, chap. XVIII (« Le narrataire »), p. 90-93. * 115 Voir à ce sujet, l'étude de H. Jaccomard, Lecteur et lecture dans l'autobiographie française contemporaine, op. cit., p. 393-396. * 116 Voir note 3. * 117 Ces expressions, cités par G. Genette (in Palimpsestes, op. cit., p. 259), sont tirées de L. Spitzer, Études de style, trad. Gallimard, 1970. Mikhaïl Bakhtine, à la page 396 d'Esthétique et Théorie du roman (Gallimard, 1978, coll. « Tel », 1987), fait ce même constat de non-coïncidence. * 118 Voir note 4. * 119 Voir note 55 de l'Introduction. * 120 Le Monde du 2 juillet 1971, cité par M. Contat et M. Rybalka, in Sartre, OEuvres romanesques, op. cit., p. 1741, note 1. * 121 Voir J. -P. Sartre, Situations, X, Politique et autobiographie, op. cit., p. 94 (« Sur L'Idiot de la famille », propos recueillis par M. Contat et M. Rybalka, 1971). * 122 Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, op. cit., p. 36. * 123 Ibid., p. 27. * 124 J. Lecarme et É. Lecarme-Tabone, L'Autobiographie, op. cit., « Le critère du récit d'enfance », p. 28 : « Il est ici inévitable (mais pas satisfaisant) de proposer comme condition nécessaire et non suffisante d'une autobiographie la présence d'un récit de jeunesse, ou d'enfance et d'adolescence, ou d'enfance seulement. ». Voir à ce sujet l'étude de J. Lecarme, « La Légitimation du genre », in Le Récit d'enfance, Cahiers de sémiotique textuelle, n°12, 1988, p. 21-38. * 125 Cf. G. Genette, Figures III, Seuil, coll. « Poétique », 1972. * 126 Cf. J. Pouillon, Temps et Roman, Gallimard, 1946. * 127 Proust et le roman, Gallimard, 1971, coll. « Tel », 1986 (chap. 1 : « Problèmes du narrateur », p. 17-33). * 128 Palimpsestes, op. cit., p. 291 sq. À ce propos, ce critique remarque « un débat infini entre une lecture de la Recherche comme fiction et une lecture de la Recherche comme autobiographique. Peut-être d'ailleurs faut-il rester dans ce tourniquet. », (in « Métonymie chez Proust », Figures III, op. cit., p. 50, note 1). * 129 Voir Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, op. cit., p. 30. * 130 Voir l'étude génétique dirigée par M. Contat, Pourquoi et comment Sartre a écrit Les Mots, P.U.F., 1996 ; où, d'après l'étude des brouillons, il est montré que Sartre se livre plus à un travail d'écriture qu'à un travail de remémoration ou de vérification (à partir de documents, de témoignages, etc.) des faits énoncés. Voir également Ph. Lejeune, « J.-P. Sartre, Les Mots » in Les Brouillons de soi, Seuil, coll. « Poétique », 1998, p. 165-251. * 131 J.-P. Sartre : « Les Mots est une espèce de roman aussi, un roman auquel je crois, mais qui reste malgré tout un roman », in Situation, X, Politique et autobiographie, op. cit., (« Autoportrait à soixante-dix ans », 1975), p. 146. Dans ce même sens, voir « Notice sur la présente édition » de M. Contat et M. Rybalka, in J.-P. Sartre, OEuvres romanesques, op. cit., p. CX. * 132 in Le Pacte autobiographique, op. cit., p. 197-243. Voir également, « L'ordre d'une vie », in Pourquoi et comment Sartre a écrit Les Mots, op. cit., p. 49-119. * 133 Voir note 24. * 134 in J.-P. Sartre, L'Âge de raison, OEuvres romanesques, op. cit., p. 1944, note 409. * 135 Cf. Les Mots, op. cit., p. 53 : « Aujourd'hui, 22 avril 1963, je corrige ce manuscrit au dixième étage d'une maison neuve [...]. ». * 136 Voir respectivement Baudelaire, Gallimard, 1946 ; Saint Genet, comédien et martyr, Gallimard, 1952 ; L'Idiot de la famille, Gallimard, 1971-1972. |
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