Une conquête existentielle et une autofiction perturbées : les effets d'un miroir brisé dans le Livre brisé de Serge Doubrovsky( Télécharger le fichier original )par Jérôme Peras Université François-Rabelais de Touraine - Maïtrise 1998 |
2. « L'AVEUGLEMENT LUCIDE »327(*)Pour qu'un aveuglement soit lucide, il faut et il suffit [...] de ne pas voir tout en ayant des yeux, d'avoir des yeux pour ne pas voir. De voir, sans se regarder voir. [p. 158]. Le narcisse ne veut ou ne peut apparemment pas supporter son image réelle/biographique, et c'est très certainement pour se la réappropier qu'il se contemple dans le miroir, jusqu'à pouvoir poser sur lui une image fantasmée/fictive. L'auteur du Livre brisé suit exactement ce processus narcissique : il tend à ressaisir son image spéculaire et à recouvrer dans la spécularisation scripturale son image fantasmée - celle qui doit le conforter pleinement dans son appartenance au sexe et au genre masculin, symbolisés par la virilité. Mais, comme nous l'avons vu plus haut, cette spécularisation se trouve perturbée, et même brisée : l'« autofictionnaire »/« autoficteur » ne parvient pas à se reconquérir, à ressaisir son image spéculaire. Il est un « narcisse borgne au miroir » [p. 162], c'est-à-dire un narcisse qui se regarde mais ne voit qu'un « trou ». Cet aveuglement ne vient-il pas précisément de sa lucidité ? Nous avons déjà en partie répondu à cette question, car il semble en effet que, tout narcisse qu'il soit, notre auteur reste à son égard d'une impitoyable lucidité : s'il ne parvient pas à retrouver une image spéculaire, ou autrement dit, à associer son image réelle/biographique et son image fantasmée/fictive, pis encore, s'il voit d'abord dans son miroir diégétique une image contre-narcissique, c'est qu'il est devenu au fil des ans un homme vieillissant et - à ses propres yeux - efféminé : lorsqu'il entame la rédaction du Livre brisé, il a cinquante-sept ans. Mais le narcisse, accaparé, hypnotisé par sa propre image, s'aveugle aussi sur son entourage. Le processus narcissique entraîne effectivement un retrait, un désinvestissement de la réalité que l'on peut certainement retrouver dans Le Livre brisé. Il faut se rappeler que notre auteur s'imaginait sortir de ses crises conjugales, il pensait à ses « retrouvailles » conjugales, à clore son récit sur le chapitre « Hymne »328(*), jusqu'à ce que le décès d'Ilse advienne. Mais la première partie du Livre brisé n'annonce-t-elle pas déjà cette « disparition » ? En d'autres termes, Doubrovsky ne serait-il pas ce narcisse qui, immanquablement, s'éborgne, qui, dans un « aveuglement lucide », ne veut pas voir ce qu'il pressent ? Afin d'appréhender l'« aveuglement lucide » de notre auteur, il convient de reprendre brièvement sa lecture psychanalytique de l'oeuvre sartrienne, et plus précisément des Mots - publiée avant la parution du Livre brisé, sous le titre « Narcisse borgne »329(*) - et de La Nausée - déjà présentée en décembre 1975 et publiée en 1979330(*). Dans notre Première partie331(*), nous avons observé, en suivant les remarques de Doubrovsky, que l'auteur des Mots cherchait à « enterre[r] la littérature : ce qui fait la lumière sur la vie, c'est la theoria » [p. 159]. Parce son récit autobiographique repose sur la théorie existentialio-marxiste, Sartre déclare se libérer de la « fausse vue. De la littérature. Sacralisante. » [p. 158], et prétend entreprendre une véritable auto-analyse, pour éclaircir enfin son vécu et voir lucidement son aveuglement passé. Parce qu'il se voit « du haut d'un surplomb philosophique » [p. 159], il prétend adopter sur lui un point de vue extérieur, de la même manière qu'un psychanalyste, que Freud par exemple. Seulement, de son côté, Doubrovsky s'évertue à prouver, à partir de sa lecture des Mots, qu'aucun écrivain, pas même Sartre, ne peut sortir de son aveuglement. Il déclare que, même munie d'outils conceptuels et théoriques, « l'écriture n'éclaire pas la tache aveugle, elle se produit à partir d'elle. La pure vision qui découvre à soi-même n'existe pas. » [p. 160]. Comme nous l'avons vu plus haut332(*), Doubrovsky tente de démontrer que l'auteur des Mots n'a pas, malgré ce qu'il prétend, réglé son oedipe. Lorsque celui-ci se décrit enfant, il se fait tout d'abord un « portrait de l'artiste en fillette, de Poulou en poule mouillée, du garçonnet qui a le sexe des anges, indéterminé mais féminin sur les bords » [p. 157] pour « fusionner » [p. 121] avec sa mère, puis un portrait de Poulou en véritable garçonnet qui cherche à se viriliser, qui prend sa « plume-phallus » [p. 162] pour « se cr[ever] les yeux » [pp. 156, 158 et 160], pour ne plus voir sa mère et sa féminité. Doubrovsky découvre « dans ce fantasme de cécité » [p. 157] un Poulou qui romance dans le noir et qui s'aveugle volontairement pour ne plus se voir, ou plus exactement, pour ne plus voir que sa masculinité, de sorte qu'il « laissera Sartre truqué jusqu'à l'os et mystifié. » [p. 158]. Celui-ci déclare d'ailleurs : « De là vint cet aveuglement lucide dont j'ai souffert trente années » [ibid.]. Mais maintenant, le philosophe affirme : « J'ai changé, p. 210. » [p. 159]. À présent, il possède la connaissance, il a droit aux Mots : je vois clair, je suis désabusé, je connais mes vraies tâches, p. 211, vers la fin. Le fin du fin. L'écrivain écrit à partir de sa propre tache qu'il éclaire [...]. [p. 157] Seulement, Doubrovsky observe que Poulou n'existe pas, ou plutôt, n'existe que dans les pages des Mots : C'est lui qui a écrit les Mots. En Sartre, malgré Sartre, contre Sartre. [...] À son insu, c'est Poulou qui tient la plume. [...] Dans la trame savante, dans la fable théorique des Mots, Poulou tisse sa vérité à contre-fil. Au coeur du texte éblouissant, il loge le nécessaire contre-jour. Pas d'autre posture possible pour écrire sa vie : un aveuglement lucide. Mixte contradictoire, indépassable. C'est ainsi. Sartre apporte la lucidité. Poulou fournit l'aveuglement. La lucidité ne dissipe pas l'aveuglement : ils s'interpénètrent. Toujours avant ou après l'impossible vision qui m'aurait découvert à moi-même. [p. 160-161] Le critique conclut : Reste un mâle, confronté, affronté à lui-même. Un oeil qui dit zut à l'autre, un oeil aveugle, l'autre qui voit. Un oeil qui voit le sort [...] du cours Poupon [qui prend son indépendance à l'égard de sa mère] [...]. L'autre oeil, aveugle à sa propre laideur [c'est-à-dire à sa propre féminité], qui en remet la découverte à plus tard : je raconterai plus tard... quand et comment j'ai [...] découvert ma laideur - qui fut pendant longtemps mon principe négatif, la chaux vive où l'enfant merveilleux s'est dissous, p. 210. Pas totalement dissous, puisque tous les traits de l'enfant sont restés chez le quinquagénaire, p. 211. Honnêteté suprême de Sartre : allez vous y reconnaître. On ne peut pas. Narcisse borgne au miroir : faire la lumière devient une tâche cyclopéenne. [p. 162] Mais, déjà auparavant, l'auteur du Livre brisé avait mis en évidence cette bisexualité chez Sartre. Il clôt effectivement son chapitre « Sartre » sur une lecture psychanalytique de La Nausée : selon lui, la « nausée » ou l'« envie de vomir » [p. 77] du personnage Roquentin, et derrière lui de Sartre - Doubrovsky écrit « Roquentin-Sartre »333(*) - vient de sa « féminité secrète » [ibid.], et son « angoisse métaphysique devant l'Absurde » [ibid.] est en fait une « angoisse de castration déguisée » [ibid.]. D'ailleurs, Sartre est venu confirmer cette analyse : il lui « accorde volontiers la bisexualité de Roquentin » [p. 78] et avoue l'existence d'« un vécu obscur à lui-même » [ibid.].334(*) Ainsi, selon la thèse de Doubrovsky, Sartre est un « narcisse borgne » qui, dans un « aveuglement lucide », se voit de manière à ne pas pouvoir voir sa féminité, ou autrement dit, sa bisexualité. En somme, l'écrivain, même philosophe, n'éclaire pas sa « tache aveugle », mais la reproduit telle quelle dans son récit : La tache aveugle transforme l'écriture en tâche aveugle. Même chez les penseurs les plus éclairés. Pas seulement chez Sartre. Vrai de Freud aussi. J'ai jadis essayé de montrer comment ça fonctionnait chez Lacan. Je n'échappe naturellement pas à cette règle. [p. 161] Dès lors, il nous est possible de saisir avec pertinence l'« aveuglement lucide » de Doubrovsky. Nous avons déjà pu observer dans notre sous-partie précédente son comportement narcissique : il est sans cesse préoccupé par son image, et, face à son image spéculaire, il cherche à reconnaître son identité sexuelle et ainsi à se voir en homme viril, comme le rappelle cet extrait : J'ai depuis longtemps dépassé l'âge de Narcisse. Quand même, je me dis, je peux encore plaire aux mignonnes. Je m'effleure [...], me caresse [...]. Fait de mal à personne, vous ravigote le moral, ça remet du coeur au bas-ventre. [p. 32] Mais nous avons aussi pu remarquer que Doubrovsky se trouve perturbé par ses « trou[s] de mémoire » et par le « trou » que lui renvoie son miroir ; d'autant plus que ces « trou » vont, au fil du temps, en s'agrandissant et viennent de plus en plus contrarier cette image de virilité. À la deuxième et troisième page du chapitre « De trou en trou », il écrit : Troué comme un écumoire. La vitre fait clignoter mes lacunes. Poreux, vaporeux de la tête. Criblé de vacuités étranges, de viduités pathologiques. [...] Ma substance s'effrite, se délie. [...] J'ai le présent lézardé d'absences bizarres. [...] Cela empire avec l'âge. Maintenant, ce ne sont plus des absences que j'ai, ce sont des disparitions complètes. [p. 32-33] En somme, il ne parvient plus à se voir, à se retrouver dans son image spéculaire : « Dans le miroir, je cherche mon visage. » [p. 215]. Il écrit : « devant la glace, [...] ma gueule fait naufrage, elle bouge [...], peux pas la fixer, ma trombine se désagrège, [...] à peine je me campe, ça décampe » [p. 214]. Il devient un narcisse aveugle, ou plus exactement, un narcisse qui s'aveugle, car il semble bien que son aveuglement soit un « aveuglement lucide », que, comme Poulou-Sartre ou Roquentin-Sartre, il ne puisse se voir totalement, c'est-à-dire voir sa bisexualité et donc sa féminité, quand bien même il reconnaîtrait, à la différence du philosophe, son oedipe mal résolu335(*). Son second roman, Fils, laissait déjà paraître cet oedipe et, pour reprendre les termes de notre auteur, cette « bisexualité insurmontée »336(*). Mais, dans Le Livre brisé, il en est tout autrement : Doubrovsky ne peut plus supporter sa bisexualité, il a le sentiment, en raison de son grand âge - « je suis un cadavre décomposé qui pue » [p. 215] - et de ses problèmes d'érection337(*), de retrouver sa bisexualité originelle, enfantine. Il apparaît même que sa féminité prend le pas sur sa masculinité, ou pis encore, que sa masculinité déclinante laisse la place à une féminité sénile : MENTON en galoche galope cavale se taille taillé de sillons sous les commissures des lèvres ravinées pend lamentable comme une verge qui débande débandade générale un sourire niais lâche veule entrebâille une vulve défraîchie sanguinolente [p. 214-215] Par conséquent, il n'est pas surprenant qu'il ne veuille ou ne puisse pas se voir : il éprouve pour lui-même une profonde aversion : « je me vomis, jamais je n'ai encore eu aussi fort la nausée. » [p. 215]338(*), et pour cette raison, nous pouvons aisément dire que Doubrovsky est à l'image de « Roquentin-Sartre ». Justement, Miguet-Ollagnier a pu relever de flagrantes similitudes entre l'autoportrait de Doubrovsky [p. 214-215] et celui de Roquentin [La Nausée, op. cit., p. 22-23]339(*), au point de voir dans celui-là un « travail minutieux de réécriture »340(*). Cette critique du Livre brisé remarque également : « De cette féminité l'écriture peut-elle sauver ? [...] Oui si elle se revendique comme phallique, si elle se donne du nerf, si elle ne se contente pas de se laisser happer par un trou à combler, si elle trouve des clés de l'existence. »341(*) Comme on a pu s'en apercevoir dans notre Première partie, Doubrovsky tente effectivement d'élaborer un « discours phallique » et de trouver des « clés », en se fondant sur la théorie psychanalytique de Freud et sur la théorie existentialo-marxiste de Sartre, mais en vain, il reste toujours confronté à ses « trou[s] de mémoire » et à son « trou » existentiel, et, comme nous l'avons vu dans notre Deuxième partie, l'aide d'Ilse ne pourra qu'être éphémère. Ainsi, Doubrovsky instaure dans la première partie du Livre brisé une symbiose entre son texte critique et son texte pseudo-autobiographique, ce qu'il reconnaît explicitement : « L'aveuglement lucide des Mots vient tout entier de ma lucidité aveugle, sa demi-cécité est issue de mon clair-obscur. » [p. 161]. Il est en effet dans un « aveuglement lucide » à l'égard de lui-même, mais aussi à l'égard de sa conjointe et de sa vie conjugale. Nous pouvons constater qu'aux chapitres 6, 8 et 10 de la première partie du récit, Doubrovsky se montre lucide quand il s'agit d'analyser les écrits de Sartre et aveugle quand il s'agit de penser à sa vie de couple. Une simple étude lexico-sémantique permet de mettre en évidence cette systématique opposition de contrariété : clarté/obscurité ou lucidité/aveuglement. Par exemple, le passage cité ci-dessus se poursuit ainsi : Au-delà de ma lampe braquée [sur Les Mots], [...] tout, autour de moi, en moi, ce soir, est ténèbres. Ma femme elle-même qui ne croit point bon de me faire signe : ce qu'elle fait, ce qui lui est arrivé, comme on dit si bien en anglais, I am in the dark. [ibid.]342(*) Cet aveuglement s'explique tout d'abord par la situation romanesque : le personnage-narrateur qui lit et relit l'autobiographie de Sartre se retrouve seul à Paris, séparé de sa conjointe, qui est partie une semaine à Londres pour un stage professionnel [cf. p. 107-108], et il s'inquiète de ne recevoir aucun appel téléphonique [pp. 107-8, 109 et 153-156], il ne voit pas ce qui peut la retenir. Cet aveuglement s'explique également par la situation et par le sentiment de l'auteur : au moment d'écrire ces chapitres 6, 8 et 10, il éprouve à l'égard de sa vie de couple une vive appréhension, car dans quelques temps, lorsqu'il rédigera les trois derniers chapitres de la première partie du Livre brisé, il sera à New York et Ilse, à Paris ; et, cette fois-ci, les raisons de cette séparation ne seront plus professionnelles : Ilse se lasse de le suivre dans ses différents déménagements, entre la France et les États-Unis, et désire s'installer définitivement à Paris, ce qui n'est pas sans poser problèmes. Précisément, l'auteur est comme son personnage-narrateur, inquiet de ne pas connaître l'avenir ; il est, pour reprendre l'expression de la citation ci-dessus, « in the dark », soit « dans la nuit », ou pour reprendre une expression française sûrement plus adéquate, « dans le brouillard », qui signifie : « ne pas voir clair dans une situation qui pose des problèmes » (selon le dictionnaire Robert). Le passage ci-dessous est tout à fait manifeste : Dans quelques jours, ma femme reviendra. Nous nous retrouverons. Retour de l'épouse prodigue, on fêtera dignement à table, au lit. Délices des séparations. Seulement, voilà. Une évidence : je repartirai en septembre. New York n'est pas Londres. Jusqu'à Noël, plus long qu'une semaine. Des mois à l'autre bout de la planète, à distance sidérale l'un de l'autre. Écartelés par des espaces interstellaires. Jusqu'à Pâques, trois mois encore. Et puis, jusqu'à la Trinité. Condamné aux vacuités à perpète. [p. 193] Cet étirement considérable de l'espace (« à l'autre bout de la planète, à distance sidérale » ; « espaces interstellaires ») et du temps (« jusqu'à Pâques [...] jusqu'à la Trinité » ; « à perpète ») montre très clairement que Doubrovsky craint de ne plus jamais revoir sa conjointe. Déjà, lorsqu'il relate sa demande en mariage, il fait dire à Ilse : « [...] j'avais, à l'égard de nos rapports, une sorte d'angoisse, une espèce de prémonition... » [p. 91]. Aussi, pouvons-nous constater que la crise d'angoisse du personnage-narrateur devant le téléphone, qui est dramatisée par la narration scénique et qui perdure jusqu'à la page 162, apporte une certaine tension, un certain suspens au récit - « Je n'ai pas pu m'empêcher, je jette de nouveau un coup d'oeil à ma montre. De nouveau, Angst. [...] Pourquoi ma femme ne m'a pas encore appelé de Londres. » [p. 109] - et vient étrangement refléter l'angoisse de l'auteur, juste avant qu'il apprenne le décès d'Ilse : « lundi, j'appelle, pas de réponse, [...] mardi, cela a sonné de nouveau dans le vide, bizarre » [p. 313] et « mercredi, j'ai eu un sentiment étrange dans la gorge » [p. 314]. C'est à croire que l'écrivain pensait déjà, durant la rédaction de la première partie du récit (de mai 1985 jusqu'à septembre ou octobre 1987), au décès d'Ilse (survenu en novembre 1987)343(*). Après lecture de cet extrait, nous pouvons en être convaincu : « Je suis brusquement anéanti. Pourquoi, sais pas. [...] Peut-être, ce goût subit de mort qui m'envahit, c'est le spectre de nos éclipses futures. » [p. 193]. Nous pouvons même présumer qu'il croit Ilse capable de se suicider : lorsqu'il veut la comparer à des personnages romanesques, il cite un personnage qui finit par mourir, Nana de Zola [p. 219], et un personnage qui se suicide, Emma Bovary de Flaubert [ibid.]. Il écrit même : « Au fond, ma femme, elle aurait rêvée d'ardent hyménée avec Werther. Seulement, Werther, il se suicide. L'amour fou n'est pas fait pour vivre. » [p. 124]. Justement, lorsqu'Ilse le défie d'écrire un « roman conjugal », c'est-à-dire un récit qui retrace « à nu et à cru » leur vie commune, il estime que cela revient à « se faire hara-kiri » [pp. 51 et 281], et il la considère comme « épouse-suicide, femme-kamikase » [p. 51]. Mais, comme on le sait, il relèvera tout de même le défi : « Pas le choix, puisque femme le veut, je m'exécute. Je l'exécute. » [p. 222]. Par conséquent, nous pouvons voir que la première partie du récit annonce déjà la « disparition » d'Ilse, ou autrement dit, que Doubrovsky pressent cette mort, bien avant qu'elle surgisse véritablement. Pourtant, ce même auteur déclare, à la quatrième page de couverture du Livre brisé, qu'il ne s'en était pas aperçu au moment d'écrire la partie « Absences » :
Entre mes mains, mon livre s'est brisé, comme ma vie. Je me suis aperçu, avec horreur, que je l'avais écrit à l'envers. Pendant quatre ans j'ai cru raconter, de difficultés en difficultés, le déroulement de notre vie, jusqu'à la réconciliation finale. Mon livre, lui, à mon insu, racontait, d'avortements en beuveries, l'avènement de la mort. De même, dans son autocritique « Textes en main » (art. cit., p. 217), l'écrivain déclare : J'ai intitulé ces brèves réflexions « Textes en main ». Mais je dois avouer qu'en me relisant sur épreuves, pour la première fois, mon texte m'est tombé des mains. Il m'a sidéré. [...] L'autofiction est devenue d'un seul coup autobiographique. De rétrospective, elle s'est faite prospective. Ce que j'ai ressenti dans ma vie comme le choc effroyable de l'imprévu, qui m'a écrasé, le livre semble le présenter comme la progression d'un inéluctable. Dans ce livre de notre vie, la mort sans cesse rôde [...]. Chronique d'une mort annoncée par l'écriture d'un écrivain qui voulait conclure l'ouvrage par le chapitre « Hymne » ou « Retrouvailles ». On peut alors se demander d'où vient cette contradiction, pourquoi, à l'époque, notre auteur voyait et ne voyait pas. Dans les deux passages cités ci-dessus, l'écrivain avoue explicitement qu'au moment d'écrire cette partie « Absences » il paraissait inconsciemment (dans le sens freudien) s'attendre à la « disparition » d'Ilse ou avec mauvaise foi (dans le sens sartrien) ne pas voir arriver le drame. En d'autres termes, il avoue avoir été dans un « aveuglement lucide ». Pour preuve, nous pouvons (re)lire la page 387 du Livre brisé, car S. Doubrovsky y écrit : « quand quelque chose ne va pas n'est pas normal VEUX PAS SAVOIR quand un malheur me crève les yeux je les ferme ma spécialité L'AVEUGLEMENT VOLONTAIRE » [p. 387]. En conséquence, Doubrovsky est un « narcisse borgne », un narcisse qui voit sans le vouloir la réalité de son image spéculaire et l'ampleur de ses problèmes conjugaux. En somme, son aveuglement vient tout entier de sa lucidité, face à lui-même et à son vieillissement mal vécu, et face à Ilse et à sa mort qui se profile malgré tout au fil du temps et des pages de la partie « Absences ». * * * * Ainsi donc, Doubrovsky est un narcisse qui s'éborgne : au premier chapitre du récit, il ne trouve pas ce qu'il désire voir, d'où l'évanouissement de l'image spéculaire, le « trou » dans le miroir, et ne voit que ce qu'il ne veut pas voir, d'où l'« aveuglement lucide ». Il est tout d'abord ce « narcisse au miroir [qui] ne voit rien, que ce faciès vieillissant et grimaçant auquel il se `cogne' dans une glace. Décomposition dérisoire »344(*) de l'image complaisante, celle de l'homme viril, plaisant et actif. Le narcisse, désemparé, se rejette, jusqu'à la « nausée ». C'est ainsi tout le processus narcissique et la réappropriation de soi qui échouent. Il est ensuite ce narcisse qui s'imagine que sa crise conjugale pourra se résoudre, qui voit déjà comment se dérouleront ses « retrouvailles » avec Ilse, quoiqu'il pressente très fortement la « disparition » de celle-ci ; la publication de la seconde partie « Disparition » sera l'aveu de la désappropriation de soi, de sa vie conjugale et de ses projets d'avenir. C'est ainsi toute la spécularisation scripturale qui se brise. Comme l'indique très clairement le titre de ce récit, il s'agit d'un Livre brisé. * 327 Cette expression, tirée des Mots de Sartre, est reprise dans Le Livre brisé, p. 158. * 328 Voir notre Deuxième partie, p. 95. * 329 in Cahiers de sémiotique textuelle, n°12, 1988, p. 215-220. * 330 Voir note 56 de la Première partie. * 331 Voir p. 31-33. * 332 Voir p. 42-43. * 333 Voir note 9 de la Première partie. * 334 Comme l'a remarquée M. Miguet-Ollagnier, dans « `La saveur Sartre' du Livre brisé », art. cit., p. 146, Doubrovsky inscrit dans son analyse, parue dans Autobiographiques : de Corneille à Sartre, op. cit., p. 78-79, cet accord de Sartre : « J'ai eu le plaisir de voir, en juin 1979, au cours d'un entretien que Sartre m'a fait l'honneur de m'accorder, qu'il admettait à l'heure actuelle le principe de cette interprétation par la `crise bi-sexuelle' du personnage-narrateur, crise dont il m'a dit n'avoir pas eu du tout conscience en écrivant la Nausée, mais dont il s'était lui-même aperçu dans une relecture récente. » * 335 Voir notre Première partie, « La fiction freudienne et le roman familial », p. 40-45. * 336 « L'initiative aux maux : écrire sa psychanalyse », art. cit., p. 193. * 337 Cf. nos pages 122-123. * 338 Ce retour en force de la bisexualité originelle et de cette nausée réapparaissent dans un passage de L'Après-vivre (op. cit., p. 364), quand S. Doubrovsky prend conscience de l'ampleur de ses problèmes d'érection : « Sur ma chaise, je me retiens pour ne pas hurler d'horreur. Le pire, en tombant d'un coup dans ce tréfonds nauséeux, je me retrouve. La décrépitude me rajeunit soudain. » * 339 Voir « `La saveur Sartre' du Livre brisé », art. cit., p. 146-147. * 340 Ibid., p. 146. * 341 Ibid., p. 147-148. Ici, M. Miguet-Ollagnier fait référence aux critiques de S. Doubrovsky sur La Nausée : « [..] y voir clair, classer les faits, parallélépipède rectangle, se détache sur, écrire net. On y reconnaît sans mal le logos classique de l'emprise et de la maîtrise, le discours phallique dans la droite lignée de la Chasse de Pan baconienne ou du Discours de la méthode, impérialisme d'une rationalité qui vise à dépouiller, nettoyer, purifier le monde de l'étrangeté du sensible, au profit de la netteté de l'intelligible. [...] Par opposition au flou, au fluide, au flux de la pensée spontanée, le mot-phallus est bien l'instrument à `boucher le trou' qu'ouvre le néant » (in « Phallotexte et gynotexte dans La Nausée : `feuillet sans date' », art. cit., p. 115.) Cette réflexion critique se retrouve précisément dans une des autocritiques de notre auteur, « L'initiative aux maux : écrire sa psychanalyse », art. cit., p. 198-200. * 342 Les caractères gras sont de nous. Pour prendre d'autres exemples de cette opposition, voir les premières lignes des chapitres « Fondement » [p. 105], « Maîtrise » [p. 149] et « In vino » [p. 193]. * 343 Rappelons que S. Doubrovsky affirme n'avoir jamais retouché à la première partie du Livre brisé après la « disparition » de sa conjointe. Voir note 63 de notre Deuxième partie. * 344 S. Doubrovsky, « Textes en main », art. cit., p. 212. |
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