INTRODUCTION
1. LA SITUATION HISTORIQUE ET GÉNÉRIQUE DE
L'OEUVRE DE SERGE DOUBROVSKY
1.1. de la fiction vers l'autobiographie, l'autofiction
Le roman français du XXème siècle est en
crise1(*). C'est que le
roman comme tout l'art contemporain semble refléter la « crise
de l'esprit »2(*)
en Occident, à savoir cette mise en doute des fondements et des valeurs
des civilisations qui ont rendu possible l'explosion de deux guerres mondiales
et le génocide. Cette « ère des
contestations »3(*) ou des crises (« crise des
croyances », « crise des comportements » et
« crise des idéologies »4(*)) n'est pas sans
répercussions dans la vie littéraire. Dès les
années cinquante, la figure mythique du grand écrivain et
intellectuel, notamment incarnée par Sartre - engagé dans
l'humanisme -, s'effondre par « inefficacité
politique »5(*)
face à la guerre froide, aux guerres d'Indépendance, au
soulèvement de Budapest, etc. Dès les années soixante, le
développement des sciences sociales (la sociologie et l'ethnologie) et
de la psychanalyse vient déstabiliser l'omniscience du
romancier-philosophe. Ainsi, la crise de la culture moderne et contemporaine a
quelque peu remis en question la conception que l'homme se fait de
lui-même. De la même façon, dès
l'après-guerre, le roman classique perd son « statut de genre
souverain et exclusif »6(*). Sa mise en cause repose principalement sur la
question du réalisme (selon Balzac et Flaubert) et plus
précisément sur l'idée même de
réalité : face aux perturbations mondiales, la
représentation d'une société permanente et totalement
saisissable apparaît comme invraisemblable, et face à
l'inconscient freudien le héros semble bien manquer de profondeur
psychologique et par conséquent de vie. Ainsi, le langage conçu
comme simple dévoilement de la réalité est rendu caduc -
ce que renforce plus encore l'avènement de la linguistique, en 1950
environ -, et comme le décèle Nathalie Sarraute,
« l'ère du soupçon » n'ébranle pas
seulement l'histoire et la fiction romanesques, mais aussi tout le rapport
entre auteur et lecteur :
Non seulement ils se méfient du personnage de
roman, mais, à travers lui, ils se méfient l'un de l'autre. Il
était le terrain d'entente, la base solide d'où ils pouvaient
d'un commun effort s'élancer vers des recherches et des
découvertes nouvelles. Il est devenu le lieu de leur méfiance
réciproque, le terrain dévasté où ils
s'affrontent.7(*)
Seulement, l'évolution du genre ne s'arrête pas
à cette crise du roman et de la fiction8(*), et c'est justement en réaction à
celle-ci que se sont constitués de nouveaux romans. En effet, l'une
des tendances actuelles du roman converge vers une remise en cause des
« conventions objectives de la fiction pour donner à la voix
de l'auteur une extension proliférante »9(*). En d'autres termes, l'une des
conséquences de la crise est d'avoir problématisé les
pouvoirs et les limites du langage (allant de sa mise en scène à
sa mise en pièces) et d'avoir renvoyé le romancier à
lui-même, à sa subjectivité, à son écriture
et à ses propres prospections (« à se saisir et
à se signifier globalement par les mots »10(*)), d'où une extension
remarquable du « je » narratif et une recherche de formes
romanesques plus personnelle.
À propos de l'un des renouvellements11(*) du roman, il est possible de
constater avec N. Sarraute un amoindrissement du grand événement
héroïque au bénéfice du « petit fait
vrai »12(*), du
fait plus ordinaire, et un retrait, voire une disparition, du personnage
héroïque au bénéfice d'une présence plus
marquée de l'auteur, qui désormais parle plus volontiers en son
seul nom. Par le récit à la première personne et sans
doute sous l'influence, entre autres, de Proust et de Céline, le
romancier insère « une apparence d'expérience
vécue, d'authenticité, qui tient le lecteur en respect et apaise
sa méfiance »13(*), et noue avec celui-ci un dialogue qui
l'entraîne dans les profondeurs de l'être, entre
« conversation et sous-conversation »14(*).
Aujourd'hui chacun se doute bien, sans qu'on ait besoin
de le lui dire, que « la Bovary - c'est moi ». Et puisque
ce qui maintenant importe c'est, bien plutôt que d'allonger
indéfiniment la liste des types littéraires, de montrer la
coexistence de sentiments contradictoires et de rendre, dans la mesure du
possible, la richesse et la complexité de la vie psychique,
l'écrivain, en toute honnêteté, parle de soi.15(*)
Dans ce renouvellement du genre, une relation de plus en plus
manifeste se crée entre l'auteur et le personnage romanesque :
Jadis, Flaubert prétendait qu'Emma Bovary
était lui. De même Céline pouvait se prendre pour Bardamu,
et Sartre pour Roquentin. Doubrovsky est le Doubrovsky de son livre
[...].16(*)
C'est pourquoi, dans une évolution logique, le
romancier « post-moderne » est davantage tenté par
le récit de lui-même, de sa vie (quotidienne, familiale, etc.) et
même de son travail d'écriture. Ainsi, depuis 1975, avec notamment
la parution de Roland Barthes par Roland Barthes, de W ou le
souvenir d'enfance de G. Perec, et de Fils de
S. Doubrovsky, le roman tend à se défictionnaliser pour
devenir plus réflexif et référentiel à l'auteur.
Dans ce renouvellement du genre, on peut observer que l'autobiographie n'est
plus très loin.
Aussi, arrivé à ce stade de notre
traversée cavalière de l'histoire du roman, il apparaît
indispensable de considérer un instant cet autre genre qu'est
l'autobiographie. Si l'on s'en tient à la définition de Ph.
Lejeune, sans doute la plus pertinente à ce jour, l'autobiographie est
un « récit rétrospectif en prose qu'une personne
réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie
individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité
»17(*). En somme, ce
genre se caractérise par son sujet, l'histoire de la vie d'un individu,
par la situation d'énonciation fondée sur l'identique
identité entre auteur, narrateur et personnage principal, et par le
présent et le « je » de l'instance
énonciative, à savoir les « formes autobiographiques
» plus largement définies par É. Benveniste18(*). En outre, ce genre est
référentiel mais aussi contractuel : la garantie de
l'identité nominale (entre auteur, narrateur et personnage) est
attestée par la signature de l'auteur (ou de son pseudonyme), et,
dès lors que cet auteur affirme cette identité, soit à
l'intérieur du texte, comme dans des séquences
métatextuelles, soit au seuil du texte (le péritexte,
d'après la terminologie de G. Genette19(*)), comme dans le sous-titre ou
dans le « prière d'insérer », soit à
l'extérieur du texte (l'épitexte, d'après cette même
terminologie), comme dans des interviews écrites ou
télévisuelles, il signe pour son lecteur ce que Lejeune appelle
le « pacte autobiographique »20(*).
Ainsi, ce protocole de lecture repose pour l'essentiel sur
la question identitaire réelle et non sur la question de
vérité ou de vraisemblance21(*), et pour cause : si l'on ne considère que
le texte, sans connaissances extradiégétiques, uniquement du
point de vue syntaxique, il semble bien que rien ne peut distinguer une
autobiographie d'un roman à la première personne.22(*) D'ailleurs, si aucune
possibilité de vérification référentielle n'est
offerte, cette vérité du discours autobiographique peut
être prise pour de la pure fiction romanesque. Précisément,
Lejeune écrit dans son article « L'ère du
soupçon » :
Et surtout n'est-il pas légitime qu'une
autobiographie, qui est une oeuvre d'art comme une autre, soit
élaborée ? Bien sûr, bien sûr. Mais, il est
aussi légitime que l'idéologie de la sincérité et
de l'authenticité affichée dans le texte autobiographique inspire
le soupçon dans la mesure où elle fait l'impasse sur le travail
textuel que révèlent les brouillons.23(*)
Sur cette question de la vérité du discours
autobiographique, justement, P. Valéry écrivait
déjà :
Comment ne pas choisir le meilleur, dans ce vrai sur quoi
l'on opère ? Comment ne pas souligner, arrondir, colorer, chercher
à faire plus net, plus fort, plus troublant, plus intime, plus brutal
que le modèle ? En littérature, le vrai n'est pas
concevable.24(*)
Désormais, et en réaction à l'ère
du soupçon et à l'« idéologie
anti-autobiographique »25(*) ambiante, l'une des tendances actuelles du genre
paraît justement de problématiser et de mettre en scène
cette question de la véridicité du discours
autobiographique26(*).
Prenons pour exemple le récit autobiographique Enfance (1983)
de N. Sarraute. Celle-ci procède par le dialogue (fictif) entre
N. Sarraute-narratrice et son double - sorte de N.
Sarraute-lectrice ; la première voix a une fonction purement
narrative et la seconde une fonction critique de soupçon et de relance
sur celle-là. Par ce procédé, l'auteur illustre ses
soupçons et ses méfiances à l'égard de
l'autobiographie et de l'examen rétrospectif, désamorce les
méfiances du lecteur en les devançant et démontre dans le
même temps que par soucis de sincérité - pour
signifier par exemple toutes ses peines à se remémorer son
enfance (comment parler de notre enfance et comment faire parler l'enfant que
nous avons été...) -, elle a eu recours à la
fiction : l'échange entre ces deux voix est fictif et donc feint,
mais il marque ce désir de dire au plus vrai ce que fut cette enfance.
De la sorte, il ne s'agit plus de vérité à proprement
parler mais plus d'effets de vérité, produits par la mise en
scène du dialogue ou plus largement par la fiction. Ainsi, puisque
l'autobiographie française contemporaine tend sciemment à se
fictionnaliser, comme l'indique par exemple le surtitre Romanesques
(1984-1994) du récit autobiographique d'A. Robbe-Grillet,
on peut avancer que l'un de ses grands renouvellements27(*) se forme par le jeu et
l'interrogation sur le rapport entre l'autobiographie et la fiction.
Dès lors, apparaissent des récits
indécidables, au statut incertain ou contradictoire, tels que
l'autofiction définie par Serge Doubrovsky, qui,
« autobiographie fictionnalisée ou roman
défictionnalisé, est à l'intersection de deux
trajectoires, et le suffixe `auto-' y a le même rôle que
dans `auto-diégétique' ou
`autobiographique'. »28(*)
1.2. genèse et composition de l'autofiction
Dans sa thèse de doctorat et dans une approche
descriptive, V. Colonna tente de définir ce nouveau genre qu'est
l'autofiction.29(*)
Seulement, cette définition de la « fictionnalisation de
l'expérience vécue » dépasse largement celle
donnée par Doubrovsky, puisqu'elle englobe toute « oeuvre
littéraire par laquelle un écrivain s'invente une
personnalité et une existence, tout en conservant son identité
réelle (son véritable nom) »30(*), au point que J. Lecarme
remarque : « Dans cette extension du terme, il reste bien peu
d'`auto-', et il apparaît quelque chose qui déborde de
partout la fiction et qui pourrait être la
littérature. »31(*)
Il convient alors de revenir sur cette autofiction, au sens
plus restreint que lui donne son créateur. En effet, en réaction
à l'autobiographie traditionnelle et chronologique, elle est une
pratique d'écriture qui subvertit délibérément les
limites entre le genre autobiographique - où auteur, narrateur et
personnage principal, porteurs du même nom et de la même
identité, garantissent l'authenticité - et le genre romanesque -
où la page de couverture et la page de titre portent l'indication
« roman ». Aussi, ne se réduit-elle pas au
« roman autobiographique »32(*), genre aux limites quelque peu troubles, dans
lequel « le lecteur peut avoir des raisons de soupçonner,
à partir des ressemblances qu'il croit deviner, qu'il y a
identité de l'auteur et du personnage, alors que l'auteur, lui,
a choisi de nier cette identité, ou du moins de ne pas
l'affirmer »33(*), car l'autofiction, telle que nous l'entendons,
contient deux affirmations à la fois contradictoires et
indissociables : d'un côté, le démenti d'une
référence « copie conforme »34(*) du personnage principal
à l'auteur, du type « Tout ceci doit être
considéré comme dit par un personnage de
roman »35(*), et de l'autre, l'attestation de l'identité de
l'auteur-narrateur et du personnage par la signature en page de couverture et
en page de titre, du type Roland Barthes par Roland Barthes. Par
conséquent, cette autofiction relève autant du genre romanesque
que du genre autobiographique et occulter l'un de ses aspects reviendrait
à élaborer une analyse réductrice et à ignorer ce
qui fait justement son charme et sa richesse. Ainsi, « à la
fois entièrement fabriquée et authentiquement
fidèle »36(*), « à la
fois `feint[e]' et `sincère' »37(*), remet-elle en cause la
pratique de lecture qui s'attachait jusqu'alors à distinguer le
récit factuel (c'est-à-dire l'énoncé de
réalité, tel que les récits (auto)biographiques,
historiques ou scientifiques ; la « [description] d'un
état de fait objectif »38(*)) du récit fictionnel (c'est-à-dire
l'énoncé d'affabulation ; la « [description] d'un
état mental »39(*)). Il n'est alors pas étonnant que cette
autofiction remplisse la case aveugle du « pacte
autobiographique » de Lejeune (récits à
« pacte romanesque », où le nom du
narrateur-personnage est identique à celui de l'auteur)40(*) et celle de Genette
(récits « aux fictions conditionnellement
littéraires »)41(*) ; « à moins que cette pratique
d'écriture très contestée, écrit M. Darrieussecq,
ne se trouve finalement mieux logée au croisement de toutes les
cases »42(*).
Toujours est-il qu'au regard de l'évolution des genres
et des pratiques d'écriture plus conventionnelles et plus couramment
admises, en l'occurrence le roman et l'autobiographie, il nous est possible
d'appréhender plus précisément la pertinence de
l'avènement de l'autofiction définie par Doubrovsky. En effet,
puisqu'elle se situe « au carrefour des écritures et des
approches littéraires »43(*), elle n'est pas moins qu'une remise en place et une
remise à jour de la conception de la littérature
référentielle, et de la présence, voire de l'engagement,
de l'auteur dans le récit (de soi).
L'autofiction paraît rappeler que « le
pouvoir poétique du langage, selon la terminologie de Jakobson,
constitue en soi le lieu de l'élaboration du sens ; s'il
n'oblitère point la référence, il la problématise,
dans la mesure où il soumet le registre de la vie à l'ordre du
texte. »44(*)
Ainsi, peut-on retrouver dans presque chaque récit (auto)biographique le
projet despotique de transformer rétrospectivement le vécu en une
destinée singulière ou collective. Tout autobiographe, parce
qu'il raconte une histoire de (sa) vie et parce qu'il utilise l'écriture
narrative, paraît a posteriori conférer à son
existence un sens, une cohésion, voire une cohérence, une
signification, inexistants dans le réel. De cette façon, en
s'engageant ouvertement dans l'affabulation par ladite déclaration du
« pacte romanesque », en démontrant que finalement
l'autobiographie classique (donnée comme récit factuel, purement
référentiel, documentaire, et transparent à une
réalité vraie et vérifiable) est une construction
textuelle qui ne saurait se passer de la mise en forme, autrement dit d'un
certain degré de fictionnalisation45(*), l'auteur de l'autofiction ruine l'illusion
référentielle ; il ébranle la conception
« naïve » et radicale de la
« mimésis » en littérature46(*), c'est-à-dire du
rapport d'équivalence entre « les mots et les
choses », entre le langage (l'artificiel) et la
réalité. Par conséquent, si l'autofiction a une valeur
subversive, voire « monstrueuse »47(*), c'est qu'elle
révèle qu'elle ne saurait faire autrement que de « se
dissocier[...] en une personnalité authentique et en un destin
fictionnel »48(*).
Par fiction, il faut entendre, à ras de sens, une
« histoire » qui, quelle que soit l'accumulation des
références et leur exactitude, n'a jamais « eu
lieu » dans la « réalité », dont le
seul lieu réel est le discours où elle se
déploie.49(*)
Aussi, sans nullement amoindrir le souci de la vraisemblance
et de l'« effet de réel »50(*), sans rompre avec
l'écriture autobiographique - puisqu'« il ne s'agit plus de
travestissement, mais d'une traversée de la vérité vers la
fiction »51(*),
d'une « fausse fiction, qui est histoire d'une vraie
vie »52(*) -
l'autofiction problématise la relation entre la biographie et la
narration. Elle fictionnalise ouvertement, à partir de données
référentielles, « d'événements et de
faits strictement réels »53(*), mais disparates, informes et contingents,
l'expérience vécue, et ce, en la brodant par l'imagination et en
tissant une unique « ligne de vie »54(*), « une ligne de
fiction »55(*)
propre pour chaque autofiction ou « roman vrai ».
J'ai ma recette. [...] UN ROMAN VRAI. Ça fait coup
double. On chatouille l'imagination. On certifie que l'imaginaire est
véridique. Jouissance double : le rêve et la
réalité. Bien sûr, il y a l'art et la manière de
débiter. Si on se dépiaute, il faut savoir tailler dans les
chairs. Même et surtout si ça fait mal. Dégraisser la
banalité du quotidien, garder le nerf, la nervure de la vie. Tout
dépend comment on la découpe. Ça ne se fait pas tout seul.
L'existence donne
un coup de main, l'écriture un coup de pouce.
Question de doigté.
[Le Livre brisé, Grasset, 1989, p. 65.]56(*)
Tout l'art du romancier consiste à
« transmuter »57(*) par l'écriture la vie en récit, la
réalité en fiction, la matière biographique en tissu
narratif, en matière poétique (au sens large de la
« poêsis ») ou fantasmatique, à se
métamorphoser par l'affabulation en héros du quotidien ; en
somme, à faire entrer son existence dans l'espace romanesque.
D'une part, il s'agit pour chaque oeuvre de convertir le
temps de la vie en temps de la narration, de choisir une période de vie
(« trancher », pour reprendre la métaphore
culinaire), de sélectionner les éléments biographiques
pour en éliminer l'insignifiant et les éléments
gênants (« dépiauter »,
« dégraisser »), et de condenser cette
période (« garder le nerf »)58(*). Par exemple, Fils
(Galilée, 1977) réduit une dizaine d'années en une
journée et Un amour de soi (Hachette-Littérature, 1982)
résume huit ans, passés aux États-Unis. La structure
même des récits illustre l'intention de l'affabulation, de la
composition romanesque chez Doubrovsky ; les éléments
référentiels sont, à l'exception du premier volume La
Dispersion (Mercure de France, 1969) qui ne contient ni chapitre ni
partie, disposés selon un système titulaire qui ne ressemble en
rien à celui d'une autobiographie canonique, comme : « I.
L'enfance », « II. L'adolescence »,
« III. L'âge adulte » et « IV. La
vieillesse ». À titre d'exemple, nous pouvons nous
référer aux intertitres de Fils et à leurs
assemblages phoniques, par l'allitération
(« Strates »/« Streets »59(*)), l'assonance
(« Rêves »/« Chair »59)
et l'homophonie
(« Chair »/« Chaire ») ; ou encore
à ceux d'Un amour de soi, agencés selon une composition
fuguée, où se suivent « Prélude »,
« Fugue » (soit l'exposition), les douze
« Spirale[s] » (le développement et la strette) et
« Coda » (la conclusion)60(*) : l'agencement de ces intertitres d'Un amour
de soi annonce que l'univers diégétique sera
constitué d'un « sujet » et d'un
« contre-sujet », qui sont l'amour et sa désillusion
- sentiments représentant la nature de la relation entre les deux
personnages principaux, Doubrovsky
(l'« énoncé ») et Rachel (la
« réponse »). Aussi, le contenu figuratif se
réduit pour l'essentiel à la vie que Doubrovsky partage avec
l'une de ses conjointes ou concubines (et plus accessoirement avec ses parents
et ses deux filles, Renée et Cathy), c'est Élisabeth dans La
Dispersion (1969) et dans Fils (1977), Rachel dans Un Amour
de soi (1982), Ilse dans La Vie l'instant (1985) et dans Le
Livre brisé (1989), et une Française
(« elle ») dans L'Après-vivre (1994). De
plus, même si les scénarios peuvent globalement se réduire
à la rencontre, à la relation amoureuse et à la
séparation (dramatique ou tragique) entre l'auteur-narrateur-personnage
et l'une de ses compagnes, l'argument organisateur de toute l'oeuvre est
principalement « chromatique »61(*), c'est-à-dire
« limité à l'unité d'une ambiance »,
à l'état d'âme, psychologique et mental de Doubrovsky,
à partir duquel s'entremêlent les fils
« d'événements et de faits » et les gammes de
pensées, d'émotions et de souvenirs, composites,
fragmentés et ressassés, comme dans l'écriture de
Cl. Simon62(*) ou
dans la musique sérielle. Pour l'essentiel, cet argument est le
traumatisme de la seconde guerre mondiale et les émois d'une liaison
amoureuse (La Dispersion), le deuil du fils pour sa mère et
l'exploration des rêves (Fils), le drame de la
désillusion amoureuse (Un amour de soi), les impressions
fugitives (La Vie l'instant), le drame des conflits et de l'usure du
couple (Le Livre brisé), le deuil de l'époux, les
inquiétudes d'une rencontre amoureuse et le drame du vieillissement
(L'Après-vivre).
D'autre part, il s'agit de rendre l'émotion, de donner
à l'énoncé narratif une expression, une intensité,
et ce, au moyen d'un constant travail du style - maintes fois exhibé par
le discours auctorial intradiégétique -, qui s'effectue le plus
souvent sur le mode du jeu du son et du sens des mots - par exemple, le seul
titre Fils se révèle polysémique par homonymie,
puisqu'il peut désigner aussi bien le pluriel de
« fil », soit la métaphore du tissage (si, du point
de vue phonétique, l'on considère que la consonne finale est
liquide), que la filiation parentale (si l'on considère que la consonne
finale est sifflante)63(*). Aussi, la diction de Doubrovsky, influencée
par les techniques de la psychanalyse et par les récits
autobiographiques de Leiris64(*), se caractérise par les associations libres et
la « friction » des mots, et, proche en cela de
l'écriture célinienne, par la dislocation de la phrase et la
rupture de la syntaxe. Cet extrait de la définition de l'autofiction
donnée par notre auteur est tout à fait
révélateur : « Rencontres, fils des mots,
allitérations, assonances, dissonances, écriture, d'avant ou
d'après littérature, concrète, comme on dit
musique. »65(*)
En « céd[ant] l'initiative aux mots »
(pour reprendre la formule de Mallarmé)66(*), en jouant avec leur signifiant, en donnant libre
cours aux divagations, Doubrovsky crée une musique atonale - sorte de
monologue intérieur parfois proche du « délire
verbal » - qui se veut rompre avec le « beau
style »67(*) et
l'omniscience de l'autobiographe ou du romancier traditionnel. La stylistique
de Doubrovsky exprime la perspective limitée et indépassable, la
vision réductrice, subjective et fragmentée de l'auto(bio)graphe,
sa mémoire anxieuse et son acte névrotique, angoissé, pour
atteindre la « transparence intérieure » et les
« limites du dicible »68(*) et de l'inconscient. Elle est l'expression d'une
aventure intérieure dans laquelle l'auteur cherche la part d'inconnu que
révèle en soi l'écriture. Il s'explore et se
(re)crée une nouvelle vie par et dans le langage. Par
l'expérience même de l'écriture, Doubrovsky est à la
fois créateur et créature de son récit. En cela, il
illustre parfaitement les considérations de G. Gusdorf qui, dans
son importante étude philosophique, Lignes de vie, constate que
l'écriture du récit de soi est une expérience en soi et
que l'ordre réel d'un tel récit ne semble pas être
Auto-Bio-Graphie mais plutôt Graphie-Bio-Auto69(*). Dans ces conditions,
notre
« autofictionnaire »/« autoficteur »
s'engage dans une expérience scripturaire, ou tout du moins
résolument romanesque, où l'écriture l'emmène
toujours au-delà d'un projet initialement prévu, où
l'écriture d'une histoire se transforme en une histoire de
l'écriture, ou, pour citer Doubrovsky, le lecteur assiste au passage du
« langage d'une aventure à l'aventure du langage, hors sagesse
et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau »70(*).
2. Le Livre brisé : problématique et
hypothèses
Se limiter à ces quelques remarques théoriques
et poétiques sur l'autofiction reviendrait à donner une
interprétation incomplète de l'oeuvre de Doubrovsky. En effet, il
s'avère qu'au fil du temps celle-ci connaît une évolution,
voire une transformation, dans laquelle le « narrateur prend ses
distances avec son néologisme sans le renier
complètement », écrit J. Lecarme71(*). H. Jaccomard fait ce
même constat : « Serge Doubrovsky renonce peu à peu
à son pacte d'origine comme le prouve la progression sur les cinq
[premiers] volumes »72(*). C'est pourquoi, nous nous proposons d'analyser plus
particulièrement le cinquième volume, Le Livre
brisé, qui, rien que par son titre, interpelle qui connaît
déjà les récits de Doubrovsky. Contrairement aux autres
volumes : Fils, Un amour de soi, La Vie
l'instant et L'Après-vivre - seul le premier, La
Dispersion, fait exception -, le titre Le Livre brisé
porte effectivement plus sur la forme que sur le fond, plus sur le
« livre » lui-même, plus précisément
sur sa « brisure », que sur l'expérience
vécue de l'auteur-narrateur-personnage, même s'il peut
malgré tout, malgré la présence de l'article défini
« le » et l'absence de l'adjectif possessif
« mon », sous-entendre l'expression « coeur
brisé »73(*) ou même, par la reprise de l'assonance en [i],
« vie brisée », qui fait écho avec le titre
du volume suivant, L'Après-vivre. Qu'est-ce à
dire ?
Si l'on s'en remet à la critique littéraire, la
« brisure » de ce « livre » est, comme
nous venons de le voir, l'indice du fait que notre auteur se
désolidarise d'avec son autofiction. Reprenons par exemple les dires de
Jaccomard. En faisant suite aux analyses de Lejeune74(*), elle avance que cette
autofiction est, du fait de son « étiquetage »
(« roman »), « un refus des
responsabilités morales et juridiques qui accompagnent le pur pacte
autobiographique »75(*). De ce fait, en arrive-t-elle à s'interroger
sur ce « que brise Le Livre brisé de Serge
Doubrovsky » et à constater que, dans ce livre, « le
jeu de la vérité fait un retour en force : il ne s'agit plus
de fuir ses responsabilités d'auteur mais de les étaler au grand
jour ».76(*)
Ainsi, ce livre ruinerait les fondements mêmes de l'autofiction et
avec elle le « pacte romanesque ». Mais, à y
regarder de plus près, ne pouvons-nous pas remarquer que l'auteur n'a,
pour autant, nullement rompu avec ce « pacte romanesque »
et que Le Livre brisé (Prix Médicis 1989) conserve, au
même titre que les autres volumes, l'indication générique
« roman » en page de couverture et en page de
titre ?
Il convient de retenir, comme le laisse supposer le
« titre-métaphore », que le
« livre » est « brisé » en deux
parties disjointes et qu'il rompt à son centre le projet autofictif
jusqu'alors élaboré, pour se réorienter vers un
récit plus proche de l'autobiographie canonique, fondée sur la
traditionnelle question de la vérité, de la
sincérité et de l'authenticité. Comme l'indique
également le mouvement de la création chez Doubrovsky, mouvement
illustré par la structure même de la narration, à savoir
l'absence d'une division en chapitres dans la deuxième partie
« Disparition », qui contraste avec les treize chapitres de
la première partie « Absences », il apparaît
qu'arrivé à celle-là le narrateur n'a plus
l'entière maîtrise de son histoire et de son discours, qu'il subit
autant qu'il choisit cette brisure77(*). Mais, peut-on pour autant ignorer ce
« pacte romanesque » et affirmer qu'il s'agit finalement
d'une autobiographie comme les autres ?
Par conséquent, nous apporterons quelques nuances aux
conclusions faites par Jaccomard, car l'opposition radicale qu'elle
énonce entre le récit autofictionnel et Le Livre
brisé occulte précisément ce « pacte
romanesque ». Ainsi, l'étude de ce récit
nécessite de revenir sur cette brisure et de reconsidérer ce
roman en tant que tel, puisqu'il s'agit, par une « mise en
abyme »78(*),
d'un roman réflexif, c'est-à-dire d'un roman du
« livre » qui se « brise » et plus
précisément d'une critique du roman dans le roman. D'ailleurs,
Sartre y verrait très certainement un
« anti-roman », car « il s'agit de contester le
roman par lui-même, de le détruire sous nos yeux dans le temps
qu'on semble l'édifier, d'écrire le roman d'un roman qui ne se
fait pas, qui ne peut pas se faire »79(*) et qui, pour le nôtre, va jusqu'à se
briser. Dans ces conditions, nous pouvons émettre l'hypothèse que
le propre du Livre brisé est d'être ni une autofiction,
ni une autobiographie, mais un roman et une autobiographie, soit un
roman-autobiographie80(*)
- puisque le récit conserve son statut de roman et se dirige de plus en
plus, au fil des pages, vers le genre autobiographique, on assiste à une
superposition des deux genres -, et ainsi d'être non pas une brisure du
« pacte romanesque » mais plutôt une brisure des
fonctions et des résultats attendus d'une telle écriture. C'est
pourquoi, un attachement particulier doit être accordé aux raisons
pour lesquelles cette écriture est sciemment bouleversée, et par
conséquent, aux bouleversements quant aux intentions de l'auteur, car,
en effet, l'autofiction répond à des intentions et à des
projets précis sur lesquels il convient de revenir. Pour ce faire, nous
retiendrons un projet central et deux autres consécutifs à
celui-ci.
De même que chez Colette (pour ne prendre qu'un exemple
parmi tant d'autres romanciers), mais pour des raisons qui sont
évidement particulières à celle-ci, ce qu'a très
justement observé L. Baladier81(*), on peut légitimement trouver chez Doubrovsky
et dans son dessein d'une écriture autofictive un projet
existentiel. Ce projet part chez notre auteur d'une réflexion sur
la condition métaphysique de l'homme qui définit l'être-soi
comme fondamentalement « fictif » :
L'évidence cartésienne n'est pas
détruite, mais réduite à l'instantanéité, la
ponctualité pure. Si je pense, je suis, c'est sûr. Mais, sans
l'aide de Dieu, ce que j'ai été, ce que j'ai pensé se
dissout dans l'incertain, le probable, l'imaginaire. Descartes dirait :
imagination. Je dirai : fiction. « Je suis un être
fictif » n'est pas une formule littéraire, c'est une
vérité existentielle.82(*)
Aussi, à travers la dialectique du récit
autobiographique et de la narration romanesque, Doubrovsky élabore dans
chacun de ses récits le projet d'analyser lucidement et de
« réincarne[r] »83(*) fictivement cet être-soi
« fictif », et ce faisant, de créer un sens clair
à son être et à son vécu, et d'extraire de cet
« être fictif » une matière de roman à
inspiration poétique et lyrique.84(*)
Pour chaque roman, Doubrovsky vise, par la fictionnalisation,
à ressaisir la dernière étape de sa vie - époque
encore récente qui concerne déjà
l'« être fictif » et passé -, à
dépasser les situations auxquelles il a été
confronté, à dominer en tant qu'auteur son expérience
vécue (celle désormais du personnage-narrateur), à marquer
une période de conversion et le passage à une nouvelle existence,
mais aussi à surmonter ses nostalgies (de son enfance passée
auprès de sa mère - décédée le 26
février 1968 -, de ses amours perdues), et par l'écriture,
à libérer ses maux et ses traumatismes de guerre. À ce
premier projet se mêle alors un second, qui est le projet
thérapeutique. Parce que son écriture lui assure une
vitalité et un équilibre, il confère aux mots un pouvoir
salvateur :
Corneille, fort longtemps avant Freud, avait
remarqué : À raconter ses maux, souvent on les
soulage. Mais, comme la parole, le soulagement qu'elle apporte risque
d'être éphémère. Par écrit, on est inscrit.
Plus important encore, par écrit, notre vie prend sens. [Le
Livre brisé, p. 257]
Il attribue alors à son écriture un pouvoir de
conquête sur son être, c'est-à-dire une vérité
personnelle, lucide et assumée. Pour preuve, nous pouvons nous
référer à la citation suivante, où Doubrovsky
établit un lien de similitude entre son autofiction et la cure
psychanalytique :
L'autofiction, c'est sans doute là qu'elle se
loge : image de soi au miroir analytique, la
« biographie » que met en place le processus de la cure est
la « fiction » qui se lira peu à peu, pour le sujet,
comme l'« l'histoire de sa vie ». La
« vérité », ici, ne saurait être de
l'ordre de la copie conforme, et pour cause. Le sens d'une vie n'existe nulle
part, n'existe pas. Il n'est pas à découvrir, mais à
inventer, non de toutes pièces, mais de toutes traces : il est à
construire. Telle est bien la « construction » analytique :
fingere, « donner forme », fiction, que le sujet
s'incorpore. Sa vérité est testée comme la greffe en
chirurgie : acceptation ou rejet. L'implant fictif que l'expérience
analytique propose au sujet comme sa biographie véridique est vrai quand
il « marche », c'est-à-dire s'il permet à
l'organisme de (mieux) vivre.85(*)
En outre, on peut trouver chez Doubrovsky et à travers
le jeu du miroir et de la fiction un troisième projet qui se joint au
premier et qui est le projet narcissique, car cette autofiction est
aussi « autofriction, patiemment onaniste »86(*). En somme, elle doit
répondre à « une question majeure »87(*) qui est le besoin
d'« un amour de soi ». L'extrait suivant, tiré d'un
article autocritique de Doubrovsky, est tout à
fait révélateur :
[...] la notion d'« autofiction » ou
de « roman vrai » répond à une demande
d'amour [...]. Là où l'autobiographie classique avait
valeur apologétique, l'autofiction aurait ainsi valeur
séductrice.
La personne qu'il s'agit de séduire, avant
d'être le lecteur éventuel, la femme aimée, c'est surtout
l'auteur lui-même. Loin d'être projection d'une autosatisfaction,
le projet autofictif est compensation, par le biais de la fictionnalisation
d'un profond ennui, voir de dégoût (cf. « In
vino » [le titre d'un chapitre du Livre
brisé]) de soi, d'un rejet de sa propre existence, à
laquelle il va falloir refaire sinon une beauté, du moins retrouver un
intérêt.88(*)
Ainsi, Doubrovsky entretient avec son double
diégétique une relation spéculaire. Pour qu'un ouvrage
autofictionnel soit véritablement mené à terme, il faut
que l'auteur parvienne à un reflet spéculaire avec le personnage
romanesque et, grâce à celui-ci, à un dévoilement et
à une possession de son être. Il ne s'agit pas simplement d'un
retour dans le passé mais d'une construction de l'être-moi faite
au jour le jour, d'une « conquête
existentielle »89(*) faite au fur et à mesure des étapes de
la vie et de l'oeuvre, pour qu'enfin, ensembles, l'auteur et son double
romanesque finissent par se confondre et s'engager dans une vie nouvelle, dans
un avenir. C'est par exemple Un amour de soi qui, après 380
pages, après des relations tendues et la séparation entre le
protagoniste et Rachel, débouche, au dernier paragraphe, sur la
rencontre amoureuse avec Ilse, et de ce fait, sur un nouveau projet de vie, sur
un avenir prometteur. Ainsi, contrairement à l'autobiographie
traditionnelle, l'autofiction n'est pas seulement une rétrospection,
elle est aussi et avant tout une prospection.
Maintenant que l'évolution de l'oeuvre de Doubrovsky
est relevée, que le « pacte romanesque » est retenu
et que le projet fondamentalement existentiel (et thérapeutique et
narcissique) pour le concept d'autofiction est défini, il devient
possible de relire Le Livre brisé, et de le considérer
non pas comme une pure autobiographie mais comme un roman-autobiographie. Il
apparaît bien que si l'autofiction trouble l'autobiographie
traditionnelle, ce roman trouble l'autofiction. En effet, Le Livre
brisé révèle les perturbations de l'autofiction et de
la « conquête existentielle » qui ont pour effet la
brisure dans la relation spéculaire entre Doubrovsky et son double
diégétique. Pour le démontrer, cette étude
procédera à l'examen : des perturbations de
l'autofiction ; de la brisure de la symbiose entre fiction et
autobiographie ; et du reflet contradictoire, d'une part
fantasmatique/autofictionnel et d'autre part réel/autobiographique, de
l'auteur.
Première
partie : Les perturbations de
L'autofiction
Afin d'appréhender la perturbation de l'autofiction, il
convient tout d'abord de (re)préciser quelques points.
Bien que retraçant son expérience vécue,
Doubrovsky laisse jouer son imagination dans le cadre de chaque ouvrage. Cette
expérience, que l'autobiographe tente de rapporter à travers la
fragilité de sa mémoire, est dans l'autofiction reprise et
modifiée en fonction de cette imagination. Mais celle-ci n'est pas pure
invention de soi, de son identité et de son existence, elle est avant
tout compensation et dépassement de la fragilité et des lacunes
de sa mémoire. Il s'agit tout d'abord de rassembler ses souvenirs
composites et fragmentés, et de combler ses « Trou[s] de
mémoire » (pour reprendre le titre du premier chapitre du
Livre brisé) :
`Fiction, de faits et d'événements
strictement réels.' Fragments épars, morceaux
dépareillés, tant qu'on veut : l'autofiction sera l'art
d'accommoder les restes. Comme la psychanalyse, d'ailleurs, par le biais de la
théorie, arrive à sa propre construction. L'autofiction produira,
par le canal de l'écriture, son propre texte.90(*)
Par le travail d'écriture, par la transposition de son
vécu en une histoire fictionnelle, soit par l'agencement des faits et
des événements de sa biographie selon un argument, un
scénario et un cadre spatio-temporelle qui
« serv[ent] de fourre-tout à la
mémoire »91(*), Doubrovsky recompose son passé (à la
page 105 du Livre brisé, il est justement question d'un
« passé recomposé »). En d'autres termes, il
recouvre ce passé moins à travers la remémoration
qu'à travers la fictionnalisation. La vérité qu'il propose
n'est alors pas de l'ordre de l'autobiographie pure, c'est-à-dire de la
« copie conforme » (selon la terminologie de
Lejeune92(*)), soit de
l'adéquation référentielle, mais de l'ordre de
l'autofiction ou du fantasme, d'où le pacte romanesque et le
« je soussigné » (toujours selon la terminologie de
Lejeune93(*)).
Contrairement à l'autobiographe, l'auteur de l'autofiction ne
prétend pas à une vérité objective, mais à
une vérité toute personnelle. Tout comme le psychanalyste peut
construire sa vérité « par le biais la
théorie », l'auteur de l'autofiction construit sa
vérité « par le canal de l'écriture ».
Ainsi, à travers son autofiction, Doubrovsky accède à une
« conquête existentielle », c'est-à-dire
à une possession, à une analyse lucide et à une
vérité assumée sur son être. C'est pourquoi,
l'autofiction n'est pas sans rapport avec la psychanalyse94(*), comme l'affiche clairement la
citation ci-dessus. Ce rapport est encore plus évident dans les deux
articles autocritiques de Doubrovsky, « L'initiative aux maux :
écrire sa psychanalyse » (art. cit.) et
« Autobiographie/vérité/psychanalyse » (art.
cit.), et dans le scénario même de Fils.
Fils a pour cadre fictif une journée et pour
trame fictionnelle le travail d'analyse de quelques
« vrais »95(*) rêves ; cette journée débute
sur la prise en note d'un des rêves (présenté à la
page 71) du personnage-narrateur, se poursuit entre onze et douze heures par
une séance psychanalytique et par l'analyse de ce rêve (au
troisième chapitre, celui au coeur de l'ouvrage,
« Rêve »), et se clôt en début de
soirée sur un cours universitaire et sur la reprise de cette analyse,
à travers une étude de Phèdre (1677) de Racine
(au dernier chapitre, « Monstre »). En cela, Fils
se présente, si l'on peut dire, comme une version romanesque de Die
Traumdeutung (1900 ; traduit en 1926 par La Science des
rêves, puis en 1967 par L'Interprétation des
rêves) de Freud. Quoi qu'il en soit, Freud, son oeuvre et sa
psychanalyse constituent ici, pour l'écriture autofictionnelle, un fil
conducteur et une base théorique, et pour la « conquête
existentielle », un modèle idéal.
Il apparaît que, concernant Le Livre
brisé, le modèle est moins Freud que Sartre et que la
fiction est moins psychanalytique qu'existentialiste. En effet, dans ce roman,
l'autofiction entretient des rapports étroits avec Sartre, son oeuvre et
sa philosophie. Ils y occupent même une place centrale, au point que,
dans la première partie, le chapitre 4 a pour titre
« Sartre » et que les chapitres 4, 6
(« Fondement »), 8 (« Maîtrise »)
et 10 (« In vino ») ont pour principal sujet cet
écrivain, l'homme et son oeuvre. Mais si cette dernière prend une
telle importance, c'est que Doubrovsky veut montrer combien elle reflète
sa propre entreprise d'écriture. Il écrit justement à
propos de Sartre, à la page 26 de son article « Sartre :
autobiographie/autofiction », que ce « qui traverse
cinquante ans d'écriture et plus de quinze mille pages »,
c'est le « désir » de
« maîtrise absolue du sens, [de]
réappropriation de soi et du monde par la philosophie et
l'écriture littéraire »96(*). Il nous est alors possible de saisir avec pertinence
les raisons pour lesquelles notre auteur emprunte la voie de Sartre :
grâce à celle-ci, il peut espérer mener à terme son
autofiction et avec elle son projet existentiel.
Aussi, le procédé qui consiste à
insérer dans le roman des extraits d'oeuvres littéraires n'est
pas nouveau. Déjà dans Fils, notre auteur introduisait
Phèdre de Racine. Comme il a été dit ci-dessus,
cette tragédie fait l'objet d'une explication de texte, mais le lecteur
peut aisément percevoir qu'à travers elle, Doubrovsky s'identifie
successivement aux personnages de Phèdre, de Thésée,
d'Aricie, d'Hippolyte et du monstre.97(*) De la même façon, sont
insérés dans la première partie du Livre
brisé, et ce dans le cadre (fictionnel) de la préparation
d'un cours, quelques propos sur La Nausée (1938) de Sartre et
surtout une longue analyse des Mots (1964). Par ce
procédé, Doubrovsky tente de s'identifier à
Roquentin- Sartre98(*) et à Poulou.99(*) Dès lors, il nous est permis de mieux
comprendre l'objectif de cette identification : grâce à celle-ci,
notre auteur souhaite pouvoir donner une image déformée,
reformée de lui-même, construire son double
diégétique comme personnage romanesque et entretenir avec lui une
relation spéculaire.
Par conséquent, une attention toute
particulière doit être portée aux relations qui
s'établissent entre le projet existentiel et le modèle sartrien
que Doubrovsky utilise pour écrire son autofiction. En effet, ces
relations semblent être à l'origine des perturbations de
l'autofiction et de celles de la création du double
diégétique.
1. LA FICTION SARTRIENNE
1.1.
Lecture et écriture chez Doubrovsky : la voie sartrienne
Dès la parution de ses écrits,
c'est-à-dire depuis la publication de son recueil de nouvelles Le
Jour S (Mercure de France, 1963) et de sa thèse Corneille et la
dialectique du héros (Gallimard, 1964) Doubrovsky n'a cessé
de mener de front la lecture critique et l'écriture romanesque. Mais
précisément à cause de cela, il s'est créé
entre ces deux activités une influence réciproque. En effet,
dès le début des années 1970, Doubrovsky entreprend en
même temps une étude psychanalytique de l'oeuvre proustienne
La Place de la madeleine : écriture et fantasme chez
Proust (Mercure de France, 1974) et une écriture romanesque
Fils (1977), de sorte que M. Miguet-Ollagnier remarque que
« chacun de ces deux livres reflète partiellement les
préoccupations de l'autre et qu'ils se sont mutuellement
engendrés. »100(*) Aussi, se produit-il le même
phénomène lorsque dans les années 1980, Doubrovsky reprend
et développe quelques unes de ses études critiques dans
Autobiographiques : de Corneille à Sartre (1988), et
rédige son roman Le Livre brisé (1989).101(*) Cette influence
réciproque devient telle que dans ce dernier roman lecture et
écriture finissent par se confondre et ne faire plus qu'un.
Si la lecture critique joue un aussi grand rôle dans
l'écriture du Livre brisé, c'est qu'il s'est
instauré un rapport singulier entre Doubrovsky et l'oeuvre qu'il
étudie, comme le révèle déjà
Autobiographiques : de Corneille à Sartre. Cet ouvrage se
compose de deux parties distinctes : la première a pour titre
« Rétrospections » et pour objet d'analyse les
oeuvres de Corneille et de Proust, et l'autofiction dans Fils ;
la seconde, « Prospections », est exclusivement
consacrée au double emploi (fictionnel et autobiographique) du
« je » chez Sartre. Par cette bipartition, Doubrovsky
marque une époque de changement personnel - d'un côté, il
fait en quelque sorte le bilan de ses travaux sur Corneille et Proust ; de
l'autre, il en vient à se tourner exclusivement vers Sartre - et inscrit
dorénavant son « engagement
personnel »102(*) dans ses lectures des écrits
sartriens.103(*) Pour
preuve, nous retrouvons dans Le Livre brisé :
Sartre, pour moi, n'est pas n'importe quel
écrivain. C'est moi, c'est ma vie. Il me vise au coeur, il me concerne
en mon centre. Corneille, Racine, après trois siècles, ne sont
plus personne. Des oeuvres sans auteurs, des mythes. J'adore en eux des
fantômes. Proust, ses duchesses, déjà enterrés avant
ma naissance. J'ai remâché avec joie sa madeleine, je lui dois
d'infinis bonheurs tardifs. Mais Sartre. Ses livres ont jalonné mon
existence. [p. 71]
Rien que par cet extrait, on peut remarquer combien ses liens
avec Sartre sont devenus exclusifs et combien son admiration pour celui-ci l'a
rendu quasi insensible à tout autre écrivain. D'ailleurs, les
rapports qu'il entretient avec lui sont tels qu'il les compare lui-même
à une solide amitié, voire même à une liaison
amoureuse :
Un auteur qu'on aime fait autant partie d'une vie qu'un
ami, qu'une femme aimé. Les rapports qu'on tisse avec lui, au fil des
ans, font partie du tissu intime. [p. 149]
Cette intimité est encore plus explicite quand pour
décrire sa rencontre avec l'homme et sa lecture de l'oeuvre il utilise
la métaphore sexuelle104(*) : « Je suis ravi. Au septième
ciel. » [p. 71] ; « Je plane. Avec un texte pareil, je
m'envoie aussitôt en l'air. » [p. 111] ;
« Chaque fois que je le lis, je jouis. » [p. 74]. Mais
cette métaphore est sans surprise si l'on se réfère
justement, comme le fait Doubrovsky, à la théorie sartrienne sur
la littérature et sur la nature des rapports entre auteur et
lecteur : « Qu'est-ce que la littérature ? Le
rapport de l'auteur au lecteur est analogue à celui du mâle
à la femelle. » [p. 114].105(*)
Dès lors, les oeuvres de Sartre ne sont pas sans
influencer Doubrovsky-lecteur/Doubrovsky-auteur de l'autofiction :
« Des morceaux de son oeuvre, je me les suis tellement
assimilés, ils coulent dans mon sang, dans mon
corpus. » [p. 73]. Plus précisément,
cette lecture est présentée par notre auteur comme
essentiellement féconde pour l'élaboration de son miroir
autofictionnel, pour la recomposition de son expérience vécue et
pour sa « conquête existentielle », ce que confirme
l'extrait suivant : « Ma vie. La réelle, l'imaginaire, je
l'ai retrouvée, transsubstantiée mais quintessentielle, à
chaque étape, en lisant Sartre. » [p. 152]. De
ce fait, en arrive-t-il à suivre les traces de Sartre pour composer son
roman Le Livre brisé qui, selon ses propres dires, est un
« ouvrage imprégné jusqu'aux moelles de
Sartre »106(*) : « Ses bouquins m'ont
éclairé à mesure, guidé comme des phares. Il n'a
pas évité tous les écueils, qu'importe. Son
itinéraire balise mon trajet. » [p. 72]. On peut
alors affirmer que la lecture et l'écriture répondent au
même besoin, puisqu'elles sont toutes deux motivées par le
désir d'« [avoir] rendez-vous avec [soi]-même » [p.
253], comme le révèlent les deux citations suivantes, où
prédomine le lexique de l'eau, métaphore de l'écriture
:
[...] j'ai hâte d'étancher
ma soif. De moi, d'émois, de mots. Je cours me
rejoindre dans mon oasis, j'ai besoin de
m'abreuver à la fontaine où
je coule de source. [p. 254] 107(*)
Toujours m'irrigue. J'ai besoin, de temps
à autre, de m'y retremper. Dans son
flux intarissable de mots, dans sa jaillissante
coulée. J'y puise des forces, une vertu
baptismale, [Sartre] me ranime. Si je reste trop
longtemps loin de lui, je suis en manque d'ablutions
sartriennes. À sec. [p. 149] 18
Ainsi, ce lexique met en évidence le
parallélisme des démarches de lecture et d'écriture, et
révèle encore que l'écriture de Sartre permet à
Doubrovsky de poser les bases de sa propre écriture. Celle-là est
le point d'ancrage de celle-ci ; l'oeuvre de Sartre aide notre auteur
à s'engager dans l'écriture autofictionnelle ou, pour reprendre
la métaphore, à « lev[er] l'encre » [p. 255]
:
Quelque part entre l'Être et le
Néant et la Nausée, l'Imaginaire et le
Mur. C'est là que je suis arrimé, là
que je m'encre. C'est dans son flot
d'écriture.[p. 74]18
Plus encore, cette oeuvre lui permet d'appréhender son
existence :
Je n'ai cette relation d'existence avec aucun autre
écrivain. Justement, parce qu'il a sans cesse tenté de penser,
dans la totalité de ses dimensions, rien que ça, qu'une chose :
l'existence. [p. 149-150]
De ce fait, ne serait-ce qu'en feuilletant Le Livre
brisé, le lecteur peut aisément retrouver nombre de
citations de Sartre, toutes insérées en caractères
italiques, et s'il persiste à parcourir ce roman, il peut s'apercevoir
que notre auteur emprunte largement la voie de Sartre pour parler de
lui-même, pour élaborer son autofiction et pour parvenir à
la « conquête existentielle ».
1.2.
De la crise existentielle au salut par l'écriture : le
modèle de La Nausée
Les chapitres 1, 2, 4, 6, 8, 10 et 12 de la première
partie « Absences » du Livre brisé se
réfèrent très largement à La
Nausée, car, comme dans ce roman, le récit y a la forme du
journal intime. Précisément, le « prière
d'insérer » de l'éditeur indique en quatrième
page de couverture : « le journal de l'auteur [...] est sa
version fin de siècle de la Nausée, où il explore
sa solitude ». Rappelons pour mémoire l'incipit du
roman de Sartre : « Le mieux serait d'écrire les
événements au jour le jour. Tenir un journal pour y voir
clair. ». Aussi, le narrateur-personnage de ces chapitres se
révèle une réplique exacte du personnage de La
Nausée, Roquentin. Sartre, ou ce qui apparaît plutôt
comme son fantôme, lui déclare à la fin du chapitre 10
« In Vino » : « dis donc, mon
bonhomme, on a des nausées, on se prend pour
Roquentin ? » [p. 217]. Ainsi, Doubrovsky nous signale
que son récit est tiré de son vécu quotidien, ce que le
choix de cette forme fait ressortir, non pas dans le sens où elle
constituerait son journal personnel, mais dans le sens où elle est
l'expression de sa situation au présent de l'écriture,
c'est-à-dire de sa solitude et de sa crise existentielle, lors
desquelles il éprouve à l'égard de lui-même une
sorte de « nausée ». Par cette
référence au roman de Sartre, Doubrovsky nous montre qu'il
utilise la « clé » donnée par
Roquentin-Sartre, à savoir « la clé de l'Existence,
de [ses] Nausées, de [sa] propre vie »
[p. 107]. Plus encore, par cette identification à Roquentin, il
nous révèle précisément les raisons pour lesquelles
il a été amené à écrire.
Dans ces chapitres, Doubrovsky est seul à Paris,
séparé de sa conjointe, Ilse, qui est partie pour Londres ;
tout comme Roquentin, est seul à Bouville - même s'il entretient
avec Anny des relations amoureuses qui de toute façon finissent par
échouer. Cette solitude n'est pas sans conséquences, puisqu'elle
contribue amplement à un accès d'angoisse ou de crise
existentielle. En effet, en l'absence du regard de sa compagne, de
l'« être-pour-autrui » (pour utiliser la terminologie
sartrienne), Doubrovsky n'arrive plus à se saisir, ni à se
définir. Son « je » s'évide de sens et se
désagrège. En cela, sa situation rejoint sans conteste celle de
Roquentin. Pour illustrer notre propos, nous pouvons mettre en parallèle
les deux extraits suivants :
Qui se souvient de moi ? Peut-être une lourde
jeune femme, à Londres... Et encore, est-ce bien à moi
qu'elle pense ? [...]
À présent, quand je dis
« je », ça me semble creux. Je n'arrive plus
très bien à me sentir, tellement je suis oublié. Tout ce
qui reste de réel, en moi, c'est de l'existence qui se sent exister.
[...] Personne. Pour personne, Antoine Roquentin n'existe. Ça
m'amuse. Et qu'est-ce que c'est que ça, Antoine Roquentin ? C'est
de l'abstrait. Un pâle petit souvenir de moi vacille dans ma conscience.
Antoine Roquentin... Et soudain le Je pâlit, pâlit et c'en est
fait, il s'éteint. [La Nausée, Bibl. de la
Pléiade, p. 200]
Impossible d'être impassible : comme un
drogué, je suis en manque d'épouse. Sa voix tendre,
modulée, qui me susurre, chéri, comment vas-tu ?,
qui me rassure, je pense tellement à toi. Pas pour vivre que
j'ai besoin d'elle. Pour autre chose : pour exister. J'ai le Cogito tordu,
empêtré dans le pour-autrui : elle pense à moi,
donc je suis, voilà ma formule. Sinon, je ne suis pas certain
d'être. Il me faut des certitudes. Je veux en avoir le coeur net.
J'EXISTE OU JE N'EXISTE PAS. Pour elle, par elle. [Le Livre
brisé, p. 153]
Aussi, cette prise de conscience, cette présence
à soi (pour parler en termes sartriens), amène S. Doubrovsky
au constat que la connaissance de lui-même lui échappe -
« Si je songe à moi, un pur rêve. »
[p. 214] - et que l'accès à l'être-soi n'est qu'une
« illusion rétrospective »
[p. 159]108(*) -
« Si j'essaie de me remémorer, je m'invente. Sur
pièces, de toutes pièces. » [p. 214]. En d'autres
termes, il ne peut se définir autrement que comme un être en
« manque de substance »109(*), c'est-à-dire comme un être
déclarant : « JE SUIS UN ÊTRE FICTIF. »
[ibid.]. À ce sujet, Sartre écrit en 1933-1934 -
c'est-à-dire au moment même où il achève la seconde
version de La Nausée -, dans La Transcendance de l'Ego
(esquisse d'une description phénoménologique) :
« Tout se passe donc comme si la conscience constituait l'Ego comme
une fausse représentation d'elle-même
[...] »110(*).
Dans ces conditions, le cogito, ergo sum de Descartes n'est plus
ressenti comme un critère sûr de connaissance, car cette
coïncidence de soi à soi n'existe plus, si ce n'est dans un
mouvement infini où l'être se perd peu à peu111(*), ce que Doubrovsky
expérimente douloureusement dans ces quelques lignes :
Rien. De la pensée qui se pense, ça ne fait
personne. Je pense, donc, de la rigolade, pas une consolation du tout,
prouve pas du tout que JE suis, simplement, il y a de la chose, quelque chose
qui pense. Suis dedans, vaguement, quelque part, mais où. [Le
Livre brisé, p. 214]
En cela, il se fait l'écho de Roquentin, comme le
montre l'extrait suivant, où le cogito cartésien est
largement parodié :
Je suis j'existe je pense donc je suis ; je suis parce que
je pense, pourquoi est-ce que je pense ? je ne veux plus penser je suis parce
que je ne veux pas être, je pense que je... parce que...
pouah ! [La Nausée, op. cit., p.
120]
Ainsi, à travers cette prise de conscience de soi,
Doubrovsky fait, comme Roquentin, l'expérience du non-être ou du
néant - en terme sartrien, on dirait plutôt la
« contingence » [La Nausée, p. 155],
c'est-à-dire l'expérience d'une existence gratuite et sans
fondement. Son existence lui apparaît accablante, absurde -
« de trop » [La Nausée, pp. 152 et
201] -, et il éprouve à l'égard de lui-même une
profonde aversion, une « nausée » [p. 215]. Pour
cette raison, il transparaît entre l'autoportrait de Doubrovsky
[p. 214-215] et celui de Roquentin [La Nausée,
p. 22-24] des similitudes flagrantes. Tout comme pour Roquentin, lorsqu'il
se trouve devant le miroir, Doubrovsky ne se reconnaît plus, il a
soudainement la sensation d'un manque d'être, d'une existence absurde de
la « chair ». De même, comme pour La
Nausée, Le Livre brisé présente nombre de
métaphores qui sont notamment celles de la
« flaccidité[...] nauséabonde[...] »
[p. 215] et de l'agitation et de la digestion du corps, comme :
« Ces tressaillements de muscles, ces glouglous de tripe, anonymes,
PAS MOI [...]. » [p. 252]. Aussi, puisque certains chapitres
du Livre brisé se réfèrent très largement
à La Nausée, toutes ces manifestations de la crise
existentielle ne peuvent se comprendre que comme l'expérience
vécue - mise en fiction - d'une vision existentialiste de
soi-même.
De fait, Doubrovsky en vient nécessairement, et non
sans une certaine anxiété, à s'interroger sur ce qui
pourrait le libérer de la crise et le sortir de la léthargie, de
cette sensation de néant ou de non-être, comme le montre la
citation suivante : « QU'EST-CE QUE JE VAIS FAIRE DE TOUTE CETTE
GRAISSE. Au jour le jour, pour la rendre vivante, vibrante, vaille que
vaille. » [p. 252]. La réponse est alors
l'écriture : « Pour me tirer du néant, la seule
voie que je connaisse, pas d'autre méthode. Dans les mots, j'ai toujours
trouvé LE remède. »
[p. 252-253]. Cette réponse est sans surprise, car, si l'on
(re)considère l'ensemble de son oeuvre, on peut s'apercevoir ou se
rappeler que son écriture doit répondre à une quête
fondamentale qui est la « quête existentielle ». En
effet, au risque de nous répéter, il s'agit bien ici d'un combat
contre la crise existentielle, contre cette sensation du
« néant » ou du non-être. Par l'acte
scriptural, Doubrovsky se sent justement revivre. Pour reprendre les
comparaisons de notre auteur, le verbe « écrire »
est bien le synonyme du verbe « respirer » [p. 253] et
l'antonyme de « suffoquer » [ibid.], et pour
reprendre l'extrait ci-dessus, l'écriture est bien le seul
« remède » efficace contre sa vision existentialiste
ou son état psycho-pathologique. D'ailleurs, ce dernier terme montre
combien ce projet existentiel inclut le projet thérapeutique. En cela,
sa démarche d'écriture s'apparente à celle de Roquentin.
Dans « Phallotexte et gynotexte dans `la
Nausée' », Doubrovsky affirme, à partir de quatre
extraits du roman de Sartre : « Il y a en effet, pour
Roquentin, une vocation thérapeutique de l'écriture,
sans cesse affirmée »112(*). Seulement, chez Doubrovsky, la condition sine
qua non de l'écriture - pour qu'elle soit non seulement une
conquête mais aussi « une thérapie » [p. 257]
opérantes - est d'être autobiographique :
Comment est-ce que j'arriverais à vivre, si je ne
racontais pas ma vie. Rien qu'à cette pensée, je sue d'angoisse.
Mon existence, elle me pèse souvent une tonne sur la poitrine, elle
m'écrase, j'étouffe dedans, elle me gêne. En
l'écrivant, je l'oxygène. En faire le récit
l'aère. Chaque matin, séance de
réanimation. [p. 253]
Comme on peut encore le voir dans ce court passage, cette
écriture est absolument vitale pour Doubrovsky : « Je
transforme mon existence exsangue en texte construit. »
[ibid.]. Parce qu'il se décrit comme un être qui ne peut
se (re)construire et se rétablir que par et dans l'écriture
autobiographique, chaque moment d'écriture, qui a lieu
« chaque matin », « entre dix heures trente et
une heure trente » [ibid.], est comparé à une
« séance » psychanalytique.
En somme, pour Doubrovsky, la prise de conscience de soi est
indissociable de l'écriture autobiographique, au point qu'il trouve en
celle-ci le salut métaphysique : « L'autobiographie n'est
pas un genre littéraire, c'est un remède
métaphysique. » [ibid.]. Il apparaît alors un
cogito autre que celui de Descartes, le scripto, par lequel
Doubrovsky parvient à une sorte de renaissance. Il accède ainsi
à une composition de l'être-soi et à une conquête de
l'être-moi :
Je me réveille, je me secoue, je me secours :
enfin une vie solide comme du roc, bâtie sur du Cogito :
j'écris ma vie, donc j'ai été. Inébranlable. Si
on raconte sa vie pour de vrai, ça vous refait une existence. [p.
255]
Pour cette raison, Doubrovsky est à l'image de
Roquentin qui, aux dernières pages de La Nausée
[p. 209-210], trouve ce même salut dans l'écriture. Ce salut
s'incarne dans le dessein d'une écriture romanesque pour celui-ci et
dans le dessein d'une écriture autofictionnelle pour celui-là.
Plus précisément, si Roquentin abandonne la biographie
d'Adhémar de Rollebon au profit d'un roman (soit de l'écriture et
de l'imaginaire), Doubrovsky abandonne, pour les mêmes motifs, comme nous
allons le voir, l'autobiographie traditionnelle au profit d'une
fictionnalisation de soi. Nous pouvons constater que pour surmonter cette
sensation de « nausée », Doubrovsky doit, dans un
projet cette fois-ci narcissique, écrire une autofiction, soit
réorganiser l'ensemble, sélectionner et retrancher quelques
éléments de sa biographique selon son imagination. En cela,
l'extrait suivant est dans son propos, dans son vocabulaire et dans sa
référence à la recette de cuisine tout à fait
révélateur :
Souvent elle est là, devant moi, en moi, une
pâte molle, insipide, indigeste, elle me reste sur l'estomac, sur le
coeur, une existence morne, morte. Écrire l'allège. Je la
découpe, j'extrais des morceaux choisis, elle prend du goût, elle
n'est plus fade. [p. 253]
Aussi, en ce qui concerne Le Livre brisé,
Doubrovsky choisit pour son autofiction la « saveur
Sartre » [p. 269].
1.3. L'autobiographie et l'affabulation : le
modèle de la « fable théorique »113(*) de Sartre
Si Doubrovsky s'engage, pour les raisons que nous venons
d'évoquer, dans l'écriture autobiographique, il s'interroge aussi
sur les possibilités d'une telle écriture. En effet, en se
fondant sur les écrits de Sartre, il tend à montrer que le
récit autobiographique ne va pas de soi. Mais précisément,
s'il problématise ce récit, bien plus, s'il fait le procès
de ce récit, c'est pour se tourner vers une nouvelle écriture,
à la fois autobiographique et romanesque, qu'il (re)découvre et
admire dans Les Mots, ouvrage qui sous-tend Le Livre
brisé. Pour rendre compte de l'influence de cette écriture,
il suffit de se reporter au chapitre « Sartre », dans
lequel Doubrovsky, en rapportant sa première rencontre avec
l'écrivain, présente « son » Sartre,
c'est-à-dire non pas l'intellectuel engagé mais
l'autobiographe : « Mon Sartre, pas le Sartre Mao : le Sartre
môa. J'ai devant moi l'auteur des Mots. » [p. 73].
Ce discours auctorial intradiégétique
présent dans quelques passages métatextuels révèle
que l'intention dominante est ici didactique, puisqu'il s'agit pour Doubrovsky
d'exposer sa conception de l'autobiographie, de mener le lecteur implicite ou
plus précisément le narrataire (dans le sens que lui donne
Genette, c'est-à-dire « le destinataire du
récit »114(*)) - comme l'indique les nombreux
« vous » ou « on » dans le
récit115(*) -,
à une réflexion sur le genre : démontrant que
celui-ci n'est pas sans comporter une part de construction fictive, il
problématise la relation entre la biographie et la narration.
De prime abord, le regard qu'il pose sur l'autobiographie est
un regard critique qui ruine l'un de ses premiers principes : la
« copie conforme » (Lejeune116(*)) entre l'auteur et le
personnage, soit le « pacte référentiel ». En
mettant face à face le texte des Mots et la personne physique
de Sartre, il constate effectivement une non-coïncidence entre le
réfléchissant et le réfléchi, entre le
« je » narrant et le « je »
narré117(*),
entre l'auteur qui est de l'ordre du réel et de la vie, et le personnage
qui est de l'ordre de l'artificiel du langage, et pour illustrer son point de
vue il s'appuie finalement sur la formule concise et expéditive de
Sartre :
Comment voulez-vous faire passer chair et squelette dans
un texte. [...] Pas évident. Du tout, le rapport. Je n'en vois
pas. L'être vivant, qui se dresse là, devant vous. Les pages et
les pages qui s'alignent. Comment celle-ci retiennent, contiennent l'autre. Pas
possible. L'existence n'est pas du même ordre que le discours. Sartre qui
le dit, dans la Nausée : il faut choisir : vivre
ou raconter. [p. 75]
De ce fait, il met en évidence que l'autobiographie
ainsi que sa réussite littéraire ne sont que le résultat
d'un travail d'écriture, au point qu'à sa lecture des
Mots, il reconnaît Sartre non pas tant dans le personnage
décrit que dans l'écriture, dans le style. En d'autres termes, il
reconnaît non pas tant l'autobiographe que l'écrivain :
« Le style, l'homme même. » [p.109]. Par exemple,
lorsque Sartre raconte son histoire prénatale et natale, Doubrovsky ne
voit pas apparaître l'enfant « Poulou », mais
seulement l'écriture personnelle de Sartre :
Jean-Baptiste [...] fit la connaissance d'Anne-Marie
Schweitzer, s'empara de cette grande fille délaissée,
l'épousa, lui fit un enfant au galop, moi. Voilà Sartre.
C'est bien lui. Sa griffe, sa patte. Achevé d'imprimer le 30
décembre 1963, il renaît de son écriture. Voilà
son style. À lui, qu'à lui. [p. 106]
À travers ces remarques, S. Doubrovsky tend
à présenter ce genre comme un pur objet verbal et souligne qu'en
dépit de ses prétentions, malgré la
sincérité de l'auteur et l'authenticité des faits et des
événements énoncés, l'écriture narrative de
l'autobiographie ne renvoie avant tout qu'à elle-même. Aussi, la
seule présence de l'autobiographe est pour notre auteur sa signature,
son « je soussigné » (Lejeune118(*)).
De même, Doubrovsky rappelle que tout autobiographe
doit pour construire son récit rétrospectif recourir à ses
souvenirs et, pour les lier entre eux, pour leur donner un sens, à un
schème organisateur. En effet, l'acte premier de l'autobiographe
étant la remémoration, celui-ci se confronte à
l'incontrôlable dispersion de ses souvenirs qui surgissent dans son
esprit sans lien ni logique. L'autobiographe doit alors les ordonner, et le
plus souvent il fait le choix de l'ordre chronologique. Dans ces conditions,
avant même de commencer à écrire, l'autobiographe
connaît le fin mot de son histoire personnelle, puisqu'il le vit au
présent de la rédaction. Tout ce qu'il décrit de son
passé est orienté vers un avenir déjà
présent. Le passé, ce temps aboli, ne reflète finalement
que ce présent de la rédaction, c'est ce que Sartre appelle
« l'illusion référentielle »
[cité dans Le Livre brisé, page 79 ; voir à
ce propos l'extrait des Mots cité en haut de la page 159.],
selon l'expression empruntée à Bergson. Ainsi, par ce rappel,
Doubrovsky cherche à ébranler la confiance du lecteur
d'autobiographies et à relativiser la notion même de
vérité dans ce genre de récit. Afin de mettre en
évidence ce qu'il appelle le « trucage »,
c'est-à-dire la mise en forme du récit (autobiographique) selon
une écriture à rebours, commençant par la fin, notre
auteur met en parallèle l'autobiographie et le roman, et emprunte la
voix de Sartre :
On parle d'histoires vraies. Comme s'il pouvait y avoir
des histoires vraies ; les événements se produisent dans un
sens et nous les racontons en sens inverse. Autobiographie, roman, pareil.
Le même truc, le même truquage : ça a l'air d'imiter le
cours d'une vie, de se déplier selon son fil. On vous embobine. En
réalité c'est par la fin qu'on a commencé. Elle est
là, invisible et présente. Toujours Sartre, toujours la
Nausée. [p. 75]
Par la métaphore du « fil »,
Doubrovsky indique bien que, pour conférer un sens a posteriori
à sa vie, l'autobiographe ne peut que créer une ligne directrice,
de cohérence, à savoir une « ligne de
fiction » (J. Lacan)119(*) ; parce qu'il transforme la matière
biographique en tissu narratif, il ne peut recourir, même de
manière minime, qu'à l'affabulation. En se référant
à La Nausée, S. Doubrovsky rappelle que Roquentin
renonce justement à l'écriture biographique pour avoir
« l'impression de faire un travail de pure imagination. »
[La Nausée, p. 19] ; d'ailleurs, si Sartre
« s'y rattrape avec Flaubert de la biographie Rollebon,
abandonnée dans La Nausée »120(*), celui-ci dira qu'il s'agit
là d'un « roman vrai »121(*). Aussi, par la comparaison
avec le roman, Doubrovsky montre qu'une autobiographie est, à son sens,
« encore plus truqué qu'un roman. »
[p. 75] ; parce que le récit de vie ou de faits procède
par la même mise en scène de l'illusion
référentielle que le roman, la vérité qu'elle
propose n'est pas plus vraie que dans le récit fictif ou feint, et
même, parce qu'à travers le « pacte
autobiographique » et le « pacte
référentiel » l'autobiographe « jure de dire
la vérité, toute la vérité, rien que la
vérité »122(*), il ment à son lecteur, bien plus au regard
du romancier qui, à travers le « pacte romanesque »,
fournit à son lecteur l'« attestation de
fictivité »123(*) et de mensonge, lui jure de dire la fiction, toute
la fiction et rien que la fiction. C'est pourquoi, en examinant l'un des
topoï de l'autobiographie, le récit d'enfance124(*), il constate :
« Lorsqu'on prétend en faire le récit, on fabule. Un
récit d'enfance n'existe pas. Ça se fabrique de part en
part. » [p. 263].
Puisque l'autobiographe prétend maîtriser son
vécu par le regard rétrospectif, Doubrovsky met en
évidence que celui-là est, face à son texte, dans une
position similaire à celle du romancier. L'autobiographe est
maître de la personne ou du personnage qu'il a été, comme
le romancier est maître du personnage qu'il a créé. Au
début du chapitre intitulé « Fondement »
[p. 105-106], notre auteur remarque que Sartre utilise, pour son
autobiographie Les Mots, le même point de vue distant et
surplombant que chez les naturalistes et les réalistes, soit Zola et
Maupassant, c'est-à-dire le point de vue d'un (auteur-)narrateur
omniscient, dit « focalisation zéro »125(*) ou « vision par
derrière »126(*). Il décèle également, chez cet
autobiographe, une autre référence romanesque. En effet, dans le
chapitre 8, justement intitulé « Maîtrise »,
Doubrovsky écrit :
La loi du genre. Romancier est maître chez soi, il
est maître de la vie et de la mort. Mais, s'il raconte sa vie,
l'écrivain n'est plus maître.[...] Seulement, sur le
personnage qu'il fut, l'écrivain a un unique, immense avantage : il
voit ce que l'autre ne pouvait voir. Proust avait depuis
longtemps compris la division du travail : au
« héros » les hésitations obscures, les
incertitudes de l'existence, au « narrateur » la sagesse
des maximes durement acquises, l'amère vérité des grandes
lois psychologiques. Sartre reprend le truc, il l'exploite à fond : il
le prend au pied de la lettre. [p. 157]
Il remarque d'ailleurs, trois pages plus loin :
Pas d'autre posture possible pour écrire sa
vie : un aveuglement lucide. Mixte contradictoire, indépassable.
C'est ainsi. Sartre apporte la lucidité. Poulou fournit
l'aveuglement. [p. 160]
Par cette juxtaposition du roman et de l'autobiographie, on
peut aisément observer que Doubrovsky vise à troubler les
limites, à mêler deux genres considérés plus
communément comme contraires, car, s'il cherche à accentuer le
caractère romanesque de l'autobiographie, il cherche tout autant
à souligner la dimension autobiographique du roman, d'où le choix
de Proust. À propos de celui-ci, on peut effectivement noter que son
oeuvre est une oeuvre-limite, qui comporte bien des éléments
biographiques, même si sa mise en forme et sa composition sont
suffisantes pour que J.-Y. Tadié la considère comme un
roman127(*) et
G. Genette comme une autofiction128(*). Quant au choix de Sartre, il peut s'expliquer et se
résumer en ces quelques mots : « Son écriture,
à gros bouillons, à grands brouillons, tourbillonne, brouille les
genres, fracasse les frontières, brise les vitres [...]. »
[p. 74].
Si Doubrovsky vise à perturber l'autobiographie,
à rapprocher ce genre du roman, à confronter le récit de
vie avec le récit de fiction, c'est pour justement introduire le pacte
sur lequel il fonde sa propre écriture.
Compte tenu de toutes ces considérations, ce pacte ne
peut que s'avérer paradoxal, c'est-à-dire, à la fois
autobiographique et anti-autobiographique, ou autrement dit, autobiographique
et romanesque, et même à dominante romanesque, comme l'indique la
page de couverture et la page de titre du Livre brisé. Pour
rendre compte de ce statut générique particulier, Doubrovsky
s'appuie une fois encore sur Sartre et Les Mots - récit
autobiographique et anti-autobiographique, pour lequel le « pacte
autobiographique » est absent : « pacte =
0 »129(*).
Pour preuve, nous pouvons mettre en parallèle les deux extraits suivants
:
Même en voulant dire vrai, on écrit faux. On
lit faux. Folie. [Le Livre
brisé, p. 76]
Ce que je viens d'écrire est faux. Vrai. Ni vrai ni
faux comme tout ce qu'on écrit sur les fous, sur les hommes.
[Les Mots, op. cit., p. 60]
La ressemblance entre ces deux extraits est flagrante, autant
dans le vocabulaire que dans le raisonnement logique. On y trouve une
dialectique serrée qui invalide toute distinction entre le récit
vrai et le récit faux (ou fictionnel), et qui aboutit à la
déduction suivante : toute autobiographie est
« folie ». Chez Doubrovsky, l'autobiographie répond
à la volonté d'écrire vrai et l'écriture reste de
l'ordre de l'artificiel et du « faux », donc toute
autobiographie est « folie ». Chez Sartre, le raisonnement
repose sur un syllogisme : toute (auto)biographie rapporte la vie d'un
homme et tous les hommes sont « fous », donc toute
(auto)biographie est « folle ».
Il apparaît clairement que les écrits de Sartre
sont à l'origine du raisonnement de Doubrovsky. Nous pouvons affirmer
sans risque que notre auteur prend pour modèle d'écriture, non
pas l'autobiographie traditionnelle, mais l'autobiographie sartrienne, soit
Les Mots. La présence de ce récit aux chapitres
« Fondement », « Maîtrise » et
« L'autobiographie de Tartempion » du Livre
brisé est là pour le confirmer. Précisément,
si Doubrovsky se tourne vers Les Mots, c'est qu'il présente une
nouvelle écriture autobiographique dans laquelle l'affabulation a prise
sur les faits et les événements du vécu130(*). Au regard de
l'autobiographie traditionnelle, ce récit fictionnalise plus volontiers
ce vécu, suffisamment pour être une « espèce de
roman »131(*),
mais pas assez pourtant pour cesser d'être une autobiographie.
D'ailleurs, dès la lecture de l'incipit des Mots,
Doubrovsky écrit : « Du passé recomposé,
voilà son essence. » [p. 105]. Nous ne sommes alors plus
très loin de cette nouvelle écriture, appelée autofiction.
Pour nous en convaincre, il suffit de lire l'un des articles de notre auteur
qui porte sur Les Mots et qui s'intitule justement :
« Sartre : autobiographie/autofiction »
(art. cit.). Par conséquent, il n'est pas très
étonnant que Doubrovsky considère cet ouvrage comme un
modèle d'écriture, soit comme un ouvrage didactique.
Dès que Doubrovsky tente de se remémorer son
passé, qu'il suit la « déambulation » des
pensées et des images qui lui viennent à l'esprit, il se voit
contraint de mettre de l'ordre, et pour ce faire, il s'en remet à Sartre
:
Je suis le cours de mes déambulations, mais j'ai
mon autre cours. Sur Sartre, lundi. Je me secoue, je me reprends en main. Je
reprends pied, je repars du bon. [p. 35]
Rappel à l'ordre, rappel à Sartre. Il vient
vers moi, il m'ouvre lui-même. [p. 71]
Si Doubrovsky a recours à
l'« ordre » de Sartre, c'est qu'il lui offre un avantage
non négligeable : celui d'apporter une fiction analytique à
« fondement » (pour reprendre le titre du chapitre 6)
théorique, déjà présente dans Les Mots.
Comme l'a clairement montré Lejeune, ce qui détermine
« L'ordre du récit dans Les Mots de
Sartre »132(*), ce n'est pas la chronologie mais la logique :
les faits se suivent selon une « dictature du sens » et de
la dialectique. Alors que l'autobiographe traditionnel cherche à
raconter une histoire à partir de l'exactitude des faits
remémorés, Sartre cherche à construire une fiction
théorique, dans laquelle prime l'ordre de la dialectique, et les
instruments conceptuels de la théorie philosophique ont prise sur les
faits, en somme, sur le vécu. En effet, si
« Poulou » est Sartre-enfant, le double de l'autobiographe,
il est avant tout un personnage issu de la théorie/philosophie,
fictionnalisé par celle-ci. Lejeune parle alors de « fable
théorique »133(*), ce que notre auteur n'est pas sans ignorer :
« Son autobiographie est un conte de fées. Lejeune dit,
fable théorique. » [p. 110]. Il faut dire que
chez Sartre, autobiographie et philosophie ont toujours été
indissociables.
Précisément, Doubrovsky rappelle que la
philosophie sartrienne repose sur le vécu, que ce vécu a permis
de constituer les bases de l'élaboration théorique et inversement
cette élaboration a permis d'éclaircir et d'analyser lucidement
ce vécu, resté jusqu'alors dans une certaine opacité. En
cela, la philosophie existentialiste est une philosophie existentielle et
autobiographique, et, comme le remarque d'ailleurs M. Contat,
L'Être et le Néant peut être considéré
comme une autobiographie abstraite134(*), c'est-à-dire une autobiographie dans
laquelle Doubrovsky, comme tout individu (athée), peut se
reconnaître : « Je me suis retrouvé totalement dans
l'Être et le Néant. » [p. 151]. Du point
de vue autobiographique, ce récit de Sartre est un récit
fictionnalisé, puisque les événements et les faits du
vécu sont réinventés et redistribués en fonction de
cette théorie : ils prennent une fonction spécifique, celle
d'exemple ou de preuve, dans tous les cas, celle d'illustrer la théorie.
Mais en même temps, il s'agit d'un récit véridique, ou si
l'on préfère, fiable, puisque cette réinvention et
redistribution par la théorie a pour fonction de donner un
éclaircissement meilleur au vécu. Dans ces conditions, la
vérité abstraite de l'autobiographe laisse place à la
vérité théorique du philosophe. C'est pourquoi, Doubrovsky
écrit :
La philo est une forme d'autobiographie, plus subtile,
épurée. Qui passe par l'enchaînement des concepts, au lieu
d'enfiler les anecdotes. Mais ça raconte quand même une vie. La
vie. Voir Descartes, Discours de la méthode, il savait, lui.
[p. 152]
Ainsi, quand Sartre entreprend d'écrire Les
Mots, il connaît la vérité sur son vécu, plus
précisément sur son enfance, avant même l'acte
scripturaire, puisque cette vérité est déjà
exposée et construite par la théorie, puisque son récit
autobiographique a justement pour cadre la philosophie. Aussi, par la
transposition du vécu en fiction (en se libérant largement des
faits et de leur ordre chronologique) et en thèse dialectique, Sartre
prétend adopter sur lui une vision quelque peu extérieure, dans
laquelle sa subjectivité peut être dépassée. Comme
le remarque l'auteur du Livre brisé, Sartre affirme dans
Les Mots : « L'illusion rétrospective est en
miette, p. 210. » [p. 159]. Doubrovsky rend
encore plus explicite cette affirmation :
[...] ce qui fait la lumière sur la vie, c'est la
theoria, vision, la bonne vision, celle qui délivre des
illusions de l'oeil, du dilemme optique [...]. On ne peut
coïncider avec soi qu'en sortant radicalement hors de soi. On ne se voit
voir que du haut du surplomb philosophique. Installé à son
dixième étage, l'écrivain contemple sa vraie vie, sa vie
enfin découverte et éclaircie. Sa seule vie par conséquent
réellement vécue. [p. 159]135(*)
En d'autres termes, en écrivant Les Mots,
Sartre ne fait qu'appliquer sa théorie. En cela, son autobiographie est
identique à ses biographies sur Baudelaire, Genet et Flaubert136(*), si ce n'est qu'il se
propose ici d'analyser son propre « cas ». C'est pourquoi,
dans sa lecture des Mots, Doubrovsky compare le philosophe Sartre avec
le psychanalyste Freud : « Comme Freud sur son pic, il a vue
panoramique sur le passé. Le sien, celui des autres. »
[p. 112]. En somme, si Sartre est comparable à Freud, c'est qu'il
tente d'accéder à une élucidation de soi et à un
sens « diaphane » [p. 106] du vécu, à
partir des instruments conceptuels de la théorie. En repérant
quelques uns de ces instruments, Doubrovsky constate effectivement cette
visée par la phrase : « Voilà, le tour, le retour sur
soi est joué. [pp. 106, 107 et 159].
L'insertion de l'analyse sur Les Mots dans Le
Livre brisé n'est alors pas anodine. Elle permet à
Doubrovsky d'introduire précisément et avec appui le concept
d'autofiction. En effet, nous avons pu observer que Sartre accède
à une « conquête existentielle » par le
travail d'écriture, par la fictionnalisation de soi et de son
vécu, plus précisément ici, par une fiction
théorique. Plus encore, le processus d'appropriation du texte de Sartre
par notre auteur dépasse largement la réflexion sur le genre
autobiographique, puisqu'il concerne aussi la fiction du Livre
brisé.
En lisant le récit d'enfance Les Mots,
Doubrovsky pense aussi à sa propre enfance, au point qu'il finit,
à force de relecture, par confondre la sienne et celle de Sartre :
« Un bouquin, quand on le relit, est comme le passé, lorsqu'on
le revit : une vaste caisse de résonance, une grotte aux
échos. » [p. 119]. Aussi, lorsque Doubrovsky choisit
d'écrire son récit d'enfance, il l'écrit, en toute
logique, selon « la version Sartre » [p. 270],
c'est-à-dire, selon l'ordre dialectique et la fiction des Mots
: « Je me concentre, je fais le vide, épaules rentrées,
genoux serrés, je saute à pieds joints dans [Les
Mots]. » [p. 105]. Mais encore, par le collage d'extraits
des Mots, Doubrovsky mêle volontairement son écriture
à celle de Sartre.
1.4. Le récit d'enfance
: le modèle des Mots.
Pour trouver la « clé » de son
existence et plus précisément, pour accéder à son
enfance, autrement dit, pour en ouvrir la « grille » (pour
reprendre la métaphore des pages 106 et 107), Doubrovsky utilise, en
plus de la « clé » [p. 107] de
Roquentin-Sartre137(*),
celle marxisante de Sartre autobiographe. Il s'approprie le
« trousseau [...] de clés » [ibid.] des
Mots, à savoir les « instrument[s]
critique[s] » [p. 106] de la philosophie existentialo-marxiste,
qu'il résume en ces termes : « Un libre projet se
façonne dans une famille, une famille s'articule à une classe,
une classe se situe dans une histoire. » [p. 107]. Ce
« libre projet » est ce par quoi Doubrovsky tend à
se modifier, ou plutôt à modifier rétrospectivement son
enfance et ce, dans le sens donné par Sartre : « Sartre
s'empare de Poulou et en fait un écrivain en deux cents
pages. » [p. 111]. Ainsi, notre auteur s'empare pareillement de
l'enfant qu'il a été, Julien, surnommé
« Juju » [p. 115], pour en faire un écrivain en
quelques pages, disparates ou continues [p. 269-275].
Dans Le Livre brisé, l'histoire personnelle
de Julien, ou son projet d'écrire, s'inscrit dans une histoire
collective, celle d'un milieu social : « Comme Poulou. Mes
histoires fantasmatiques font partie de l'Histoire réelle. Ma
psychologie complexe recouvre une sociologie
élémentaire. » [p. 270]. La préhistoire de
Julien n'est pourtant pas la même que celle de Poulou, elle n'est pas
celle de la bourgeoisie [cf. p. 106] pastorale ou enseignante, mais celle
de la classe laborieuse ; de sa lignée paternelle, il n'y a que
« les ghettos d'Ukraine » [p. 272], et de celle maternelle,
« des maquignons, des colporteurs, des marchands
ambulants » [p. 278]. Pour vivre, ou tout au moins survivre, les
membres de sa famille doivent travailler de leurs mains ; par exemple, sa
famille maternelle « s'est enrichie. Patiemment, laborieusement, par
le commerce. Les jambes percluses, violacées de varices, de [sa]
grand-mère [...] en font foi. » [p. 270]. Sa mère est
« sans profession » [p. 259] et son père,
après avoir occupé des emplois précaires, s'installe
à son compte (en 1930) dans un petit « atelier de
tailleur » [p. 273] qui ne lui assure pas toujours la
sécurité financière escomptée [cf. p. 259]. En
somme, rien a priori ne prédestine Julien à devenir
écrivain ; toute sa famille paternelle est Russe, et si son
père est le premier à s'exiler pour la France, il le fait
« sans un mot de français » [p. 272] ; en ce qui concerne
sa famille maternelle, son grand-père Polonais ne savait « ni
lire ni écrire » [p. 271] et sa grand-mère, pourtant
alsacienne, « n'a jamais tenu la plume » [ibid.].
Malgré tout, comme Poulou, Julien naît prédisposé au
culte de la littérature, il est voué à l'écriture
de par sa famille maternelle.
Cette famille, transformée au fil du temps et à
force de travail en une petite-bourgeoisie [p. 270], et plus encore, sa
mère, jouent un rôle déterminant pour l'enfant. Serge
Doubrovsky déclare : « Issus d'illettrés, ma
mère et mon oncle n'aiment que les lettres. Je suis, à mon tour,
pris dans le désir de ma mère. » [ibid.]. Pour
cette raison, on peut observer que Julien se sent plus proche de sa mère
que de son père. Par exemple, il est manifeste qu'il
préfère amplement ses sorties avec sa mère qu'avec son
père : lorsque ce dernier veut l'emmener à la piscine, il
obéit à contrecoeur - « Mon petit gars, c'est
samedi, dépêche-toi [...]. Ça y est, je n'y couperai
pas. Avec mon père, on obtempère. [...] Fini, plus un mot
à dire, je me prépare. » [p. 115] -, lorsque sa
mère veut l'emmener, également le samedi, à une
séance de récitation poétique, il obéit de bon
coeur - « [...] mon petit, dépêche-toi [...],
je me hâte, de toutes mes jambes, de tout mon être
[...]. » [p. 416]. Aussi, il est évident que ces
récitations, soit la littérature, exercent sur l'enfant une
influence bien plus grande que ces séances de piscine. D'ailleurs,
dès qu'il est question de ses résultats scolaires, notre auteur
écrit :
Moyen en gym, bas sur pattes empoté, je suis
gauche. Rédaction, récitation, là, mon domaine. Ma
mère m'emmène [...] aux matinées du
Français. [...] J'ai mes voix. Elles me guident vers mon
avenir : les nobles volutes de mots, les phrases ailées, j'aimerais
bien, à mon tour, un jour, les déclamer. Ou les
écrire. [p. 262]
Son attachement pour la littérature lui vient bien de
sa mère et non de son père, comme le prouve encore ce
passage : « Ma mère me tend l'amour des lettres : je
prends. La langue me nourrit, elle est mon aliment, mon élément.
J'y nage comme un poisson dans l'eau. » [p. 273]. Mais encore, son
histoire personnelle, et son projet d'écrire, sont entièrement
déterminés par le vécu de celle-ci. En effet, ses
grands-parents maternels tenant (à la Belle Époque) un buffet au
Trocadéro, tout près du théâtre de Chaillot, sa
mère, comme son oncle (le frère de celle-ci), a pu
« voir Mounet-Sully, Paul Mounet, pour les grandes occasions, Sarah
Bernhardt » [p. 33] et s'éprendre pour le
théâtre [cf. p. 271], soit pour la littérature. De ce
fait, les souvenirs d'enfance de Julien-Serge se prolongent à travers
ceux de sa mère et de son oncle : « [...] ils m'ont
renvoyé leurs souvenirs. Au moins, ça me peuple. À
défaut de mes souvenirs, j'ai les leurs. Je résonne de leurs
échos [...]. » [p. 33]. Surtout, pour montrer sa
différence entre son père et sa mère, l'auteur du
Livre brisé met en valeur leur différence
socioculturelle. Il déclare effectivement : « Par ma
famille maternelle, par ma mère, sa mère, nées en France,
je suis juif. Par la branche paternelle, je suis youpin. » [p. 272].
Rien que par ce passage, par l'emploi normatif (« juif »)
et celui familier (« youpin »), on peut constater que
l'auteur tend à dissocier ses parents et avec eux, leur lignée.
Pour confirmer ces dires, il écrit d'ailleurs : « Pour ma
mère, il n'y a de beau que les lettres. Pour mon père, que le
travail. » [p. 274]. Alors, si Julien arrive tout de même,
à cinq ans, à concilier les attentes de ses parents, en voulant
être « un travailleur des lettres » [p. 273],
c'est-à-dire un professeur de lettres, il s'inscrit plutôt du
côté de sa mère en « gribouill[ant] »
[ibid.] et en « rêv[ant] [p. 275] d'être
écrivain. Bien plus, on peut dire que ce souhait d'être à
la fois professeur, pour la sécurité matérielle, et
écrivain s'inscrit entièrement dans le souhait de sa mère
:
Ta soeur et toi, je veux que vous ne manquiez jamais de rien.
Elle sera satisfaite. [...] Il faut commencer au commencement,
bête à concours [...]. J'accumulerai les diplômes,
j'irai à l'université, le premier de la famille à y
pénétrer, j'y prendrai pied. Et puis, je n'en ferai qu'à
ma tête. J'écrirai ce qui
me passera par la tête. Je serai, moi, plus tard,
écrivain. [p. 275]
De fait, on peut remarquer que Julien se fait l'écho de
Poulou, qui, de son côté, conclut avec son grand-père
l'accord suivant :
J'écrirais, c'était une affaire
entendue [...]. Mais il fallait regarder les choses en face, avec
lucidité : la littérature ne nourrissait pas. [...]
Si je voulais garder mon indépendance, il convenait de choisir un second
métier. Le professorat [...]. [Les Mots, op.
cit., p. 133]
En même temps, cette vocation pour le professorat et
l'écriture, est pour Julien, une manière de venger sa mère
qui, à cause de sa judaïté, n'a pu réaliser son
rêve, celui de devenir une actrice [cf. p. 271], bref, d'appartenir
au cercle des littéraires ; pour Poulou, c'est une manière
de venger son grand-père Alsacien qui, ayant « opté
pour la France » [Les Mots, p. 132], n'a pu être
intégré dans la « communauté
enseignante » [Les Mots, p. 133]. Ainsi, selon ce
schéma marxisant, la mère de Julien joue le même rôle
que le grand-père maternel de Poulou, ce que révèle
clairement les deux extraits suivants :
À travers ma mère et à son insu, la
deuxième génération de juifs eût fait volontiers de
la littérature sa religion et son salut. [p. 272]
Tout un plan de mon histoire ancestrale est pris dans
l'amour des lettres. Mais cet amour est pris aux Mots : rien
d'innocent là-dedans, Sartre le prouve. Son grand-père et,
à travers lui, sa classe en ont fait un sacerdoce sublime, un ersatz
d'immortalité, bref, une religion. [p. 271]
En d'autres termes, en reprenant les instruments de la
théorie marxisante de Sartre, l'auteur du Livre brisé
tend à démontrer que son projet d'écrire a pour origine sa
mère et la petite bourgeoisie juive qu'elle représente. Mais, il
ne faut pas pour autant oublier que cette théorie est aussi une
théorie existentialiste. En effet, si Julien-Serge se met à
écrire, c'est aussi pour une raison existentielle.
Comme nous venons de le voir, l'histoire et le projet de
Julien commencent bien avant sa naissance, puisqu'ils font partie
intégrante de l'histoire des juifs. Ils sont même
entièrement conditionnés par celle-ci. En effet, sa
judaïté semble être à l'origine de sa crise
existentielle ou identitaire, soit de son « trou »
originel. Il apprend par expérience et déjà par celle de
sa famille maternelle, les Weitzmann, qu'un juif n'est rien tant qu'il n'est
pas complètement intégré à une population :
Règle absolue : dans la République, une
et indivisible, de Loubet, il faut être comme les autres. Le juif
s'assimile. [...] Pour être comme tout le monde, il faudra faire
un effort supplémentaire, être plus français qu'un
Français. [p. 270-271]
Justement, durant la deuxième guerre mondiale, Julien
va être encore plus éprouvé par sa judaïté et
plus précisément par « la solitude originelle du
pour-soi » [p. 152]. Durant ces six ans de guerre, soit de
l'âge de onze à dix-sept ans, il se trouve
précisément dans le « trou ». Ce
« trou » désigne concrètement l'endroit
où lui et sa famille se cachent et symboliquement l'expérience de
la solitude et du néant : « Tapi au fond de mon trou,
avec défense absolue d'en sortir. Je suis devenu l'homme
invisible. » [p. 12] ; « Arraché aux habitudes
du lycée, terré dans un trou des mois : ça m'a
retranché d'un seul coup de l'espèce humaine. » [p.
151] ; « Des mois et des mois, enfoui, enfui, comme un lapin
dans son terrier. Pendant la guerre, au fond du trou. » [p. 204]. Par
cette expérience, Julien est la réplique exacte de Poulou qui, au
stade de « la prise de conscience du vide »138(*), connaît
« l'ennui et l'angoisse de la mort »139(*), et a le sentiment
d'être « de trop » [cf. Les Mots,
p. 83]. Alors, avant même l'avènement de la guerre,
dès l'âge de cinq ans, comme Poulou, et pour les mêmes
raisons que celui-ci - pour combler ce « trou » ou ce vide
existentiel -, Julien joue la « comédie » :
cette « comédie » est d'abord celle du héros,
puis celle de l'écrivain. Tout d'abord, en se nourrissant des
mêmes lectures, accessoirement des mêmes films, et des mêmes
modèles - « Pardaillan et Zévaco, Michel
Strogoff » [Le Livre brisé, p. 269 ;
voir également p. 118 ; pour la comparaison entre Julien et
Poulou, voir Le Livre brisé, pp. 113 et 120 ; cf. Les
Mots, p. 95-115] - que Poulou, Julien se réfugie dans le
rôle du héros, dans un monde imaginaire et romanesque, soit
narcissique, dans lequel il tente de transformer son existence en aventure.
Seulement, si l'auteur du Livre brisé reprend l'ordre
dialectique des Mots, même de manière schématique,
il ne peut que démontrer l'échec de cette
« comédie » : si l'enfant se
désintéresse finalement du héros, c'est qu'il ne comble
pas le « trou » existentiel et qu'il est même
« un tantinet ridicule » [p. 268]. La mère en est
témoin : « Et quand tu jouais devant la glace, tu
étais très bien déguisé, avec un couvercle de
marmite pour bouclier, tu t'escrimais, en inventant toutes sortes d'histoires,
tu étais drôle ! » [p. 268-269].140(*) Cette anecdote sert en
quelque sorte de transition : puisque le héros-chevalier est
ridiculisé, il va falloir passer à une autre
« comédie » ; puisque l'acteur n'arrive pas
à remplir le « trou », à être reconnu,
il va devoir être l'auteur de ses propres rôles. En somme, à
la période de la lecture succède la période de
l'écriture : « Lire,
écrire : comme Poulou, à mon humble niveau, mon enfance
aussi se partage entre ses pôles. » [p. 269]. Finalement, en
écrivant, Julien peut se sentir exister et devenir quelqu'un ou tout au
moins « comme tout le monde ». À la question du
pourquoi et du comment devient-on romancier, ou, pour le dire autrement, du
« [...] comment un homme devient [...] quelqu'un qui écrit,
quelqu'un qui veut parler de l'imaginaire »141(*), notre auteur répond
comme l'auteur des Mots, que c'est essentiellement par projet
existentiel. En effet, par l'acte scripturaire, et ce, dès
l'apprentissage de l'écriture, Poulou se sent renaître :
« Je suis né de l'écriture [...]. Écrivant,
j'existais [...] ; [...] je n'existais que pour écrire et si je
disais : moi, cela signifiait : moi qui écris. »
[p. 130-131]. De même, Julien renaît de son écriture.
Précisément, en signant ses écrits, il donne sens et
consistance à son nom, à son identité et donc à sa
personne. Il peut prouver à lui-même et au monde son
existence :
Un juif, lui, n'écrit pas vraiment pour se faire un
nom : il s'agit de se le refaire. Il s'appelle Bergson, mais on ne s'en
aperçoit plus. S'il devient suffisamment célèbre, le
voilà enfin comme tout le monde. [p. 271]
La signature symbolise justement cette renaissance. On peut
effectivement remarquer que pour tous ses écrits, qu'il s'agisse de
critiques littéraires ou d'oeuvres romanesques, notre auteur signe
toujours du nom de « Serge Doubrovsky », quand bien
même son nom véritable, c'est-à-dire de naissance, serait
Julien Serge Doubrovsky. Ainsi, en gardant pour seul prénom Serge,
l'auteur se crée un nom, à la fois homonyme et pseudonyme, qui
désigne uniquement l'être-qui-écrit :
« Julien : moi et plus moi. Je m'appelle
désormais Serge. » [p. 277]. De fait, la signature
crée en quelque sorte le signataire.142(*) En somme, comme Poulou se transforme en
Sartre-auteur de La Nausée, Julien se transforme en Serge.
Aussi, derrière cette transformation, il apparaît clairement le
fantasme d'une métamorphose posthume du corps en corpus, et
plus encore, le fantasme d'immortalité et de reconnaissance
suprême : comme Poulou qui rêve de finir sa vie dans la
« Bibliothèque nationale » [Les Mots,
p. 163], Doubrovsky rêve d'apparaître dans l'édition de
la Pléiade : « Les petits cercueils blancs de la
Pléiade sont un mausolée aussi exclusif que le Panthéon.
Mais il ne faut point exagérer, la sélection n'est pas toujours
du dernier rigide. » [p. 258]. Dans ce « salut par
l'art » [p. 271], soit par l'écriture et l'imagination,
S. Doubrovsky exprime le même fantasme ambivalent que Sartre,
à savoir être « n'importe qui » (Sartre) ou
« comme tout le monde » (Doubrovsky) et être
quelqu'un143(*). Nous
pouvons par exemple relever cette ambiguïté dans la phrase :
« En France, puisque je suis comme tout le monde, je serai
quelqu'un. » [p. 276].
Ainsi, nous avons pu constater que dans Le Livre
brisé le récit d'enfance de Doubrovsky se déroule
selon le même ordre dialectique et selon la même fiction
analytique/théorique que dans Les Mots. Aussi, nous avons pu
observer que l'appropriation de la « clé »
existentialo-marxiste de Sartre permettait à notre auteur
d'accéder et, mieux encore, de reconnaître lucidement la
vérité sur son enfance. De ce fait, elle rend possible une
certaine « conquête existentielle ». C'est pourquoi,
la philosophie sartrienne se dégage amplement de ce récit.
Seulement, si Doubrovsky se montre grandement
influencé par celle-ci, s'il y adhère, il prend aussi du recul,
suffisamment pour y voir une insuffisance. Il écrit effectivement :
Longtemps, Sartre et moi, on a eu la même devise, sa
devise : exister, pour une conscience, c'est avoir conscience qu'elle
existe. Et puis, constater qu'on existe autrement qu'on en a conscience.
D'une autre façon, qui vous échappe. Totalement. [p.
152]
Cet extrait révèle que de toute évidence
Doubrovsky prend ses distances avec l'existentialisme sartrien pour se tourner
vers autre chose qui est la psychanalyse freudienne et la théorie de
l'inconscient. Il tend effectivement à se distancier du philosophe en
affirmant que l'obstacle (pour reprendre la terminologie de
J. Starobinski144(*)) à l'élucidation et finalement
à la transparence (selon cette même terminologie) de soi sur soi
est l'inconscient. Pour confirmation, il suffit de se rapporter à la
scène où Doubrovsky fait part à Sartre de sa
(psych)analyse de La Nausée, intitulée « Neuf
de coeur, fragment d'une psycholecture »145(*) [p. 77], après quoi,
finalement, le philosophe répond :
Je ne suis donc pas opposé à votre
interprétation, mais ce que je continue à récuser
absolument, c'est votre conceptualité freudienne, votre notion
d'inconscient. Un vécu obscur à lui-même, oui,
l'inconscient, non. [p. 78]
De toute évidence, un abîme semble se creuser
entre le lecteur critique qu'est S. Doubrovsky et l'auteur Sartre, ou
mieux encore, entre notre auteur et son modèle d'écriture.
N'affirme-t-il pas d'ailleurs ne pas être « le nègre de
Sartre » [p. 73] ? Pour le prouver, il nous livre, à
côté de la « version Sartre » [p. 270] et de
la fiction philosophique, une version freudienne de son enfance, dite
« version Akeret » [ibid.], et une fiction
psychanalytique. En d'autres termes, pour accéder à son enfance,
pour en ouvrir la « grille », il utilise aussi la
« clé » de la psychanalyse.
2. L'écriture
fragmentaire146(*) ou
l'échec avoué
2.1. La fiction freudienne et
le roman familial
Le recours à la psychanalyse freudienne s'explique par
les mêmes raisons que le recours à la philosophie sartrienne.
D'une part, il s'agit de tisser une « ligne de fiction »
(psych)analytique, comme le montre l'extrait suivant, où apparaît
justement l'image du tissage : « À l'aide de mes
histoires décousues, Akeret m'a rebâti une vie, cousue main. Il a
tissé une histoire solide, avec mes anecdotes, mes ana. En
analyse. » [p. 263]. D'autre part, il s'agit d'arriver à
une « conquête existentielle », à travers la
dialectique de cette fiction et de l'autobiographie. D'ailleurs, Doubrovsky
n'en est pas à son premier coup d'essai, puisque dans Fils il
était déjà amplement question de psychanalyse et d'Akeret
- celui avec qui il suivit durant une dizaine d'années, de 1968 à
1978, une thérapie psychanalytique. On peut même affirmer que la
psychanalyse est à l'origine de l'écriture de Doubrovsky. Pour
seule preuve, nous pouvons nous référer aux pages 42-43 d'Un
amour de soi (op. cit.) :
Je me suis recousu main, à la plume. Premier roman,
la Dispersion, raconter soulage. Avec [Akeret], aussi. En
même temps. Les deux à la fois. Comme ça que j'ai
commencé à écrire. Quand il s'est mis à me fouiller
dans le trou de l'âme.
- ou encore à la page 38 de
L'Après-vivre (op. cit.) : « Moi, [la
psychanalyse] m'a, ce n'est pas rien, libéré la plume, elle a
accouché de l'écrivain. ». Aussi, ce passage du
Livre brisé révèle combien la psychanalyse a
été profitable à Doubrovsky :
Dans mon capharnaüm,[Akeret] a mis de
l'ordre. L'ordre règne dans ma vie [...]. Mon existence
filandreuse, désossée, il lui a donné une structure. Il
m'a enfin reconstruit une enfance logique : désormais, je suis
racontable. Avant, je n'étais que des bribes dispersées, sans
queue ni tête. Maintenant, je suis fermement regroupé,
côté tête et côté queue. Akeret m'a permis de
comprendre mon enfance. [p. 269]
Ce passage indique clairement l'apport de la
psychanalyse : au même titre que la philosophie
existentialo-marxiste de Sartre, la psychanalyse freudienne d'Akeret offre
à Doubrovsky une mise en ordre logique de son vécu. Plus encore,
elle rend possible la construction d'une fiction. Comme nous l'avons vu plus
haut147(*), cette
fiction permet de dépasser les lacunes et les fragilités de la
mémoire, de compenser les « trou[s] de
mémoire » (cf. le titre du premier chapitre du Livre
brisé), et ce « fondement » théorique
ouvre l'accès à une vérité fiable sur son
être et a posteriori sur son vécu. Pour preuve, nous
pouvons nous reporter à cet autre passage, où Doubrovsky se
trouve soudainement atteint d'amnésie quant à la chambre qu'il
partageait, enfant, avec ses parents148(*), et où, pour combler ce « trou
béant » [p. 266], il s'en remet à Akeret et à sa
fiction psychanalytique :
Ce morceau vital de réalité est à
jamais disparu : une tombe. J'y suis mort et enterré. À la
place, on a mis une fiction. Vraie. Au lieu d'une vision, je dispose d'une vue.
Théorique. Théôrein, en grec : contempler. Je
me contemple par un regard théorique. [p. 266-267]
S'agissant de l'enfance, la fiction a ici pour
« fondement » le complexe d'OEdipe149(*). Notre auteur
présente cette fiction théorique en ces termes :
Avec un père qui voulait essentiellement une
épouse pour avoir un fils. Une mère qui, avant d'avoir un fils,
aurait voulu avoir d'abord un mari. Des années et des années
d'analyse pour repérer mon porte-à-faux dans le désir
parental. [p. 59]150(*)
Cette fiction psychanalytique est assez simple à
reconstruire. Tout d'abord, elle considère trois sujets : l'enfant
et ses deux parents, et pour qu'elle soit bien apparente dans son récit,
Doubrovsky utilise à maintes reprises ce nombre trois, écrit en
chiffre : « Rue de l'Arcade, au 39, 3è
étage, dans les années 30 : je suis né sous le signe
du 3. » [p. 264] ; « Rue de l'Arcade, au 39,
3è étage, dans les années 30 : j'y
suis. » [p. 265] ; « Ma chambre à coucher
d'enfance, au 39, rue de l'Arcade, où j'ai passé jour et nuit de
1930 à 39 [...]. » [p. 266] ; « En 33, une
chambre à coucher pour 3. » [ibid.] ;
« Akeret sourit : toujours 3, une chambre pour 3. »
[ibid.]. Cette fiction s'attache ensuite à décrire la
relation entre l'enfant et ses parents : à l'égard de sa
mère, il éprouve du désir et à l'égard de
son père, le rival, de la jalousie et de la rancune.
Précisément, ceci expliquerait le trou de mémoire de notre
auteur : en perdant le souvenir de la chambre parentale, il tend
inconsciemment à nier l'amour spirituel et charnel entre ses parents.
Comme l'indique de toute évidence le passage suivant, l'enfant a
dû théoriquement s'y sentir frustré, soit se sentir exclu
par son père/rival de son amour et de son désir pour sa
mère :
Qu'est-ce qu'elle a dû m'en faire voir, la
scène primitive. Mon Urszene, qu'est-ce que j'ai dû en
baver. De désir, d'angoisse. Une seule chambre, ça je suis
sûr, il n'y en a qu'une. Mon père, il n'a pas dû toujours
s'ennuyer avec ma mère. Ils ont dû y aller à grand ahan,
dans le grand lit, tous deux. Moi, tout seul, dans le petit.
[ibid.]
Mais l'auteur du Livre brisé n'analyse pas
seulement son « cas ». Tout en écrivant son
récit d'enfance, il lit celui de Sartre. Il note effectivement, à
partir d'un extrait des Mots : « Naturellement, Sartre sait
le plus important : que sa mère n'aimait pas son père.
» [p. 112] ; et à partir de la chronologie de la
Pléiade : « Plus tard, avec le beau-père [...]. Sa
mère, elle ne peut aimer ni son père ni son
beau-père : elle ne peut aimer que lui. Seulement, avec le fiston,
elle ne peut pas jouir. Donc, elle ne jouit pas. Jamais. C.Q.F.D. »
[p. 113]. On peut dès lors remarquer que cette « version
Akeret » [p. 270] de l'enfance est appliquée
parallèlement à la lecture des Mots et à
l'écriture du récit de Doubrovsky.
Conformément à la théorie du complexe
d'OEdipe, notre auteur présente l'état de bisexualité
originelle de l'enfant. Si, chez Doubrovsky et chez Sartre, cet enfant est un
garçon, celui-ci se conduit effectivement en fille :
On naît femme, on devient homme. [...] On
est tous d'abord femelles. Après, il faut se débrouiller pour
devenir mâles. Sartre le sait, lui qui le dit. Il y insiste.
Beaucoup. Nous ne fîmes plus, Anne-Marie et moi, qu'une seule jeune
fille effarouchée... [p. 117]
À la suite de quoi, Doubrovsky met en application le
second stade de la théorie freudienne qui correspond au premier
développement psychique de l'enfant et qui se caractérise d'une
part, par la prise de conscience de la différence sexuelle, d'autre
part, par l'orientation sexuelle. Cette prise de conscience par l'enfant
commence par la découverte d'un certain regard masculin sur sa
mère. En effet, en revenant [p. 121] sur la dernière phrase
du passage ci-dessus, extraite des Mots, Doubrovsky
décèle chez l'enfant une jalousie suscitée par les regards
de désir portés sur sa mère, et en cela, un certain
attrait de cet enfant pour celle-ci. Il remarque d'ailleurs que
« beaucoup de collègues ont insisté là-dessus,
maints critiques ont relevé ce passage. On parle de délices
fusionnelles avec la mère [...]. » [ibid.]. Ou en
rapportant de sa mère l'anecdote où, enfant, il frappa son
grand-père d'un coup de poing pour la venger d'une moquerie, Doubrovsky
met en évidence ce même effarouchement de l'enfant et cette
même attirance de celui-ci pour sa mère [pp. 117 et 268].
Arrivé à ce point du raisonnement, notre auteur en vient
proprement dit au complexe d'OEdipe, à savoir l'intrusion du père
dans cette relation filiale. Celui-ci joue effectivement un rôle
primordial dans l'orientation sexuelle de l'enfant : il cherche à
le viriliser pour qu'il devienne homme. Aussi, exerce-t-il la fonction du
surmoi, dans la mesure où il tend à retenir la pulsion sexuelle
de l'enfant pour sa mère et à la rendre compatible avec les
normes sociales, soit la civilisation : il cherche à le
séparer de sa mère en allant à l'encontre de celle-ci qui
aimerait voir une fille en ce fils [p. 121]. Doubrovsky rappelle justement que,
si Sartre prétend échapper à l'interprétation de la
psychanalyse du fait de la mort prématurée de son père
(alors que Poulou-Sartre est âgé seulement d'un an) -
« La configuration familiale : la prompte retraite de mon
père m'avait gratifié d'un `OEdipe' fort incomplet : pas de
Sur-moi [...]. Ma mère était à
moi. » [Le Livre brisé, p. 106] -, son
grand-père prend manifestement cette figure du père, ou en terme
freudien, cette fonction de surmoi. Pour preuve, Doubrovsky retient l'anecdote
où le grand-père emmène l'enfant de sept ans chez le
coiffeur pour couper ses « bouclettes » [p. 118], pour
qu'il ressemble enfin à un garçon. De la même façon,
Doubrovsky évoque les fois où son père l'emmenait de force
à une leçon de natation ou de bicyclette [pp. 115 et 116].
Pour mettre en évidence cette fonction du surmoi, Doubrovsky juxtapose
les paroles que le grand-père de Sartre et son propre père
adressaient aux mères respectives des garçons ; le premier
dit : « Tu vas en faire une fille ; je ne veux pas que
mon petit-fils devienne une poule mouillée ! »
[pp. 114, 116 et cf. p. 120], et le second :
« Nénette, tu vas en faire une poule
mouillée ! » [pp. 114, 116, et cf.
p. 120]. La volonté chez ce dernier de voir son fils devenir un
homme est renforcée par l'affirmation suivante : « je
déteste les femmelettes » [p. 116] ou
« je n'aime pas les hommelettes » [p. 118].
En poussant son enfant à changer son comportement sexuel, à se
transformer en homme fort physiquement et dans ses principes, le père
représente une censure pour l'enfant et en cela, une menace de
castration, comme l'indique l'extrait suivant : « [...] son
dicton favori : on ne fait pas d'omelette sans casser d'oeuf.
À force d'en avoir bavé, il me les casse. Devant lui, je marche
toujours sur des oeufs. Faut faire gaffe. » [p. 118]. À
travers ces quelques extraits, il apparaît également que le
père de Doubrovsky représente, au même titre que le
grand-père de Sartre, un obstacle à la jouissance charnelle de
l'enfant avec sa mère. Aussi, S. Doubrovsky parvient au stade
où le complexe d'OEdipe se brise par la menace de castration. En effet,
si l'enfant renonce finalement à assouvir ses désirs envers sa
mère, c'est par crainte du châtiment paternel, ce que souligne
particulièrement ce passage :
Ma mère, objet absolu d'amour [...].
Mais il y a mon père. Sale garnement, il me corrige.
Faiblesses, peurs, il me rectifie. Il est habitué à la coupe :
idéal, pour le complexe de castration. Je ferai de toi un
homme. Mon père, pilier de virilité, parangon de courage, me
désespère. Il est l'empêcheur de danser en rond avec ma
mère. [p. 264]
Selon la théorie freudienne, l'enfant ou l'adulte
névrosé cherche alors dans le fantasme une compensation à
son renoncement : d'une part, en s'imaginant séparer ses parents et
tuer (physiquement ou symboliquement) son père, d'autre part, en
s'inventant par ambition une autre famille que la sienne propre, où il
serait le fils d'un homme important. Cela explique sans aucun doute qu'il y ait
dans Le Livre brisé, et ce, à partir de la
« version Akeret » [p. 270] de l'enfance, un
« roman familial »151(*), à savoir une autobiographie dans laquelle
l'auteur est un fabulateur.
Doubrovsky donne une description de son père qui vise
à le déposséder de ses apanages paternels. Afin
d'accomplir une partie de ses désirs oedipiens, séparer son
père et sa mère et enlever toute menace de castration, l'auteur
du Livre brisé tend par cette description à
déviriliser celui que sa mère surnomme justement
« Zizi » [pp. 114 et 115]. En effet, il fait
apparaître une image radicalement autre que celle du père-surmoi,
qui est celle du père infirme et mourant, du « tubard
recroquevillé, rabougri, des années 40, crachant ses poumons
à longueur de quintes. » [p. 267]. Notre auteur en arrive
ainsi à ébranler la figure du père. Symboliquement, il est
sans père : alors que celui-ci a la foi en son pays, la Russie,
Doubrovsky ne peut avoir la foi ni en la Russie, étant français,
ni en la France, étant durant la guerre un Français qui doit se
cacher de la France. Il écrit d'ailleurs : « [...]
moi, la foi, je ne l'ai pas. Sans feu ni lieu, sans foi ni
loi. » [p. 151]152(*). En somme, pour reprendre le titre initial des
Mots, il se présente comme
« Jean-sans-terre », ce qui sous-entend
« Jean-sans-père »153(*), et la filiation paternelle s'en trouve
littéralement évacuée. Concrètement, son
père décède peu de temps après la guerre.
Après cette déconstruction de la filiation
paternelle, Doubrovsky élabore dans l'imaginaire une
« filiation narcissique ». En effet, il tend à
s'inventer une famille fictive qui comprend sa mère et son père
spirituel, Sartre : alors que son père biologique est au seuil de
la mort, il rencontre par ses lectures celui qui va prendre l'image
fantasmée du père. En d'autres termes, la paternité
naturelle disparaît derrière la paternité
spirituelle : « Quand j'avais vingt ans, mon père est
mort. Sartre a pris sa suite. De loin, à travers ses livres. »
[p. 150]. Aussi, peut-on remarquer que cette lecture est décisive pour
Doubrovsky, puisque la philosophie (contenu dans L'Être et le
néant ; cf. p. 151) et la morale (présente
dans Les Mouches ; ibid.) qu'il y découvre le sortent,
après la guerre, soit « à la fin des années
quarante » [p. 150], du « trou » existentiel
[cf. p. 151]. On voit alors clairement que Sartre se substitue à la
fonction du père, comme la confirme ce passage :
Un père, c'est quoi. Quelqu'un qui guide, qui
éduque, s'il le faut, vous force. Vous forme, par la valeur de
l'exemple, par l'exemple de sa valeur. [...] Sartre m'a
formé. [p. 150]
On peut d'ailleurs observer que cette
« filiation » [ibid.] se trouve
légitimée par la mère : « Sartre, c'est
ton père spirituel » [p. 79] ;
« tiens, on annonce un nouveau livre de ton père
spirituel. » [p. 150] - et même par Sartre :
« au fond, vous êtes un peu mon fils. » [p.
78].
Ainsi, il nous a été possible de
vérifier en ces quelques mots forcément schématiques que
la théorie freudienne offrait à l'auteur du Livre
brisé la même possibilité que la théorie
sartrienne, à savoir l'écriture d'une fiction analytique à
travers laquelle notre auteur conquiert quelque peu son être,
c'est-à-dire sa vérité reconnue et assumée,
à partir de laquelle s'élabore le « roman
familial ». Mais encore, nous avons pu constater qu'il imposait dans
le même temps et selon la même logique que pour son récit
d'enfance, une interprétation psychanalytique des Mots. Pour
cette raison, nous pouvons affirmer sans risque que Doubrovsky vise à se
détacher de son principal modèle d'écriture, à
savoir le modèle sartrien, et par là même de sa fiction
sartrienne. À vouloir montrer l'existence d'une autre
vérité que celle donnée par le philosophe -
vérité que celui-ci récuse en bloc, quand bien même
elle serait contenue dans ses écrits et a fortiori dans Les
Mots -, S. Doubrovsky tend effectivement à se distancier de
son « Maître » [p. 156] ou père spirituel.
C'est ce que nous avions déjà relevé dans la scène
où S. Doubrovsky soumet à Sartre une lecture psychanalytique
de La Nausée : cette lecture est bien l'expression d'une
prise d'indépendance du « fils », et il n'est pas
surprenant, qu'à cette occasion, ce « fils » voit le
« cadavre anticipé » [p. 76] de Sartre. Aussi,
pouvons-nous déceler dans Le Livre brisé une
fragmentation du récit d'enfance et l'effilage de la fiction, car ce
récit se partage manifestement entre deux fictions théoriques.
2.2. l'effilage de la
fiction
La fragmentation du récit d'enfance et l'effilage de la
fiction en fiction sartrienne et en fiction freudienne apparaissent comme le
signe d'une rupture du savoir-faire de notre auteur. Elle est le renoncement
manifeste à l'autofiction proprement dite, telle qu'elle se pratiquait
dans les autres romans de Doubrovsky - hormis celui qui
précède Le Livre brisé, La Vie
l'instant, qui se présente non pas comme une histoire romanesque
mais comme un recueil de huit récits, de huit fragments
déliés et autonomes154(*). L'avant-dernier chapitre de la première
partie du Livre brisé est à cet égard
révélateur, ne serait-ce que par le premier terme de son
titre : « L'autobiographie de Tartempion ».
Il apparaît clairement, à la lecture de ce
chapitre, que Doubrovsky oscille entre la fiction freudienne [p. 264-266]
et la fiction sartrienne [p. 270-276] parce que toutes deux analysent et
exposent l'être selon des méthodes certes différentes mais
toutes aussi recevables et que l'une comme l'autre apportent une aide
effective. Doubrovsky conclut la première par la remarque :
« Cela, c'est la version Akeret. Elle est sûrement
vraie. » [p. 270] ; après quoi, il introduit la
seconde par la constatation : « Il y a aussi la version Sartre.
Elle est non moins vraie. » [ibid.]. Ces deux citations
explicitent bien la situation du locuteur, puisque Doubrovsky n'adhère
pas particulièrement à l'une ou à l'autre de ces fictions
théoriques et qu'il demeure indécis entre ces deux
vérités possibles. Pour le dire autrement et pour reprendre la
métaphore culinaire de l'extrait suivant, Doubrovsky ne peut, pour
écrire sur son enfance, véritablement trancher entre la recette
de cuisine de Freud et celle de Sartre : « Si j'ai la plume
adéquate. Je peux la cuisiner à la Freud, la mitonner à
l'Akeret. Mais je peux aussi l'épicer à la Marx. La saveur
Sartre. Dans une enfance, il y en a pour tous les goûts. » [p.
269]. D'ailleurs, l'indécision se manifeste au sein même des
fictions théoriques : prenons pour exemple la seconde, où la
phrase « Ainsi, autrement, peu importe » [p. 271]
marque à deux reprises la fragmentation, c'est-à-dire
l'inachèvement ou l'élan retombé et aussitôt repris
du geste scripturaire. De fait, ce récit d'enfance reste inachevé
ou morcelé, et le fragment, loin de figurer l'harmonie des fictions et
des parties du récit, ne fait qu'en accuser la séparation,
d'où cet aveu de Doubrovsky :
Ainsi, autrement, peu importe : je suis quelque part
à l'intersection de schémas qui ne sont pas superposables. Je gis
sous un oedipe gros comme une montagne. Je geins dans l'étau
des contradictions de classe et de race. [p. 276].
Par conséquent, l'auteur de ce récit
fragmentaire perturbe dans son texte la mise en ordre logique de son
vécu, en l'occurrence de son enfance. Précisément,
après l'application de la logique freudienne, il remarque avec regret :
Ce n'est pas la seule, voilà le problème. La
logique, s'il n'y en avait qu'une, tout irait bien. Le malheur, avec la
logique, ou bien il n'y en a pas assez. Ou bien, soudain, il y en a trop. Elle
se met à pulluler. Une enfance peut se mettre à toutes les
sauces. [p. 269]
À la suite de quoi, il entrevoit d'autres logiques
formelles et d'autres modèles d'écriture de soi, comme ces deux
autobiographies, le « poème lyrique » de Rousseau
(cf. Les Confessions, 1782) et l'« apologue
moral » de Gide (cf. Si le grain ne meurt, 1920-1921, 1926).
Ainsi, la fragmentation, qui entraîne la perturbation de la logique du
récit d'enfance, se trouve associée à l'idée d'une
défaillance. Elle manifeste l'insatisfaction de Doubrovsky.
Contrairement à Rousseau, à Gide et à
Sartre, Doubrovsky ne cherche pas à démontrer quoi que ce soit
dans son écriture autobiographique, surtout pas au nom d'une
théorie ou d'une idéologie : « Moi, je montre,
mais je n'ai rien à démontrer. » [p. 176].
À ce propos, le passage ci-dessous, qui retrace une discussion entre
Doubrovsky et sa femme, est tout à fait révélateur :
Ma femme demande : what is your point ?
Elle déclare : every book must make a point. [...] La
question de ma femme me tracasse. What is your point ? Une seule
réponse : my point of view. Je ne sais pas si
c'est la bonne. J'essaie de mettre les choses au
point. [ibid.]
Aussi, on a pu voir que les fictions psychanalytique et
existentialo-marxiste assuraient à notre auteur une certaine
« conquête exitentielle ». Seulement, il est à
remarquer que ces fictions lui interdisent l'accès à une
vérité personnelle sur son être et sur son vécu,
puisque la vérité que propose chacune de ces fictions est
abstraite car théorique, et en cela, impersonnelle. Bien plus, parce que
cette vérité est déjà exposée et construite
par la théorie, il ne s'agit pas d'une vérité à
dire ou à découvrir mais d'une vérité
déjà toute révélée, avant même l'acte
scripturaire155(*). La
vérité qui se dégage de ce récit d'enfance n'est
alors pas celle de Doubrovsky mais celle de théoriciens. Il écrit
d'ailleurs, à propos de la fiction freudienne : « Akeret
m'a permis de comprendre mon enfance. À sa façon. Il l'a
façonnée à sa manière. »
[p. 269] ; « [...] il m'a refait à son image. Je
n'arrive plus à me voir que par ses yeux. Si je m'interroge, il me
répond. » [p. 263] ; « La psychanalyse m'a à
la fois révélé et dérobé à
moi-même. Découvert et recouvert. » [p. 264]. En
d'autres termes, Doubrovsky ne peut plus donner libre champ à son
écriture et à son imagination, il apparaît ici moins comme
un auctor que comme un scriptor. Par conséquent, en
appliquant l'une ou l'autre fiction théorique, Doubrovsky s'avère
contraint de se limiter au cadre des théories en questions, au point de
ne plus retrouver son vécu ni son être, mais seulement l'une ou
l'autre théorie. Le passage suivant est tout à fait
révélateur de cette transformation symbolique de la
« grille » théorique en grille d'une prison :
Mais, en m'imposant sa grille, l'analyse
m'a mis sous les barreaux. Mon enfance est désormais
sous séquestre. Je suis prisonnier
d'une façon d'appréhender. Si j'essaie de mettre la main sur le
garçon que j'ai été, au lieu d'un être de chair, je
trouve le squelette de mon oedipe. [p. 264]156(*)
Par cette critique, Doubrovsky ne vise évidement pas
que la théorie freudienne d'Akeret. Suivant la même logique, il
écrit, au chapitre « Maîtrise », à
propos de la théorie marxisante de Sartre : « Le Sartre
qui veut mettre la philosophie existentielle dans le cadre du marxisme, peux
pas l'encadrer. » [p. 150]. Plus encore, il affirme au chapitre
« Fondement », à propos de l'existentialisme :
Seulement, l'existence ne s'en laisse pas conter par la
théorie. Quelle qu'elle soit. N'entre pas dans un Système.
Fût-il très futé. Futile. Même existentialiste.
L'existence n'est pas faite pour. Elle déborde sans cesse, par-dessous,
par-delà. [p. 110]
Ainsi, quelles qu'elles soient, les fictions théoriques
sont désavouées parce qu'elles empêchent toute l'expression
de l'écriture de Doubrovsky et qu'elles ne permettent pas vraiment
l'élaboration de l'autofiction, c'est-à-dire la construction, au
fur et à mesure de l'écriture, d'une vérité
personnelle sur son être et a posteriori sur son vécu,
comme le prouve la fragmentation du récit d'enfance. De ce récit,
nous ne pouvons alors pas dire qu'il s'agisse véritablement d'une
autofiction : d'une part, parce que la fiction qui y est contenue se
limite au cadre de la théorie, que la fiction n'est pas de notre auteur,
d'autre part, parce que celui-ci aboutit à une vérité et
à une « conquête existentielle »
insatisfaisantes. D'ailleurs, l'extrait ci-dessous manifeste clairement
l'échec : cette fragmentation de l'autofiction et cette
perturbation de la « conquête existentielle »,
c'est-à-dire cette incapacité à se prendre dans une
« ligne de fiction » et à éclaircir son
vécu :
[...] je me défais. Plus que des bribes, des
débris d'existence, fragments disjoints, je me disloque. Finie, ma belle
unité diurne. Tout à refaire, je suis refait. [...]
Ça ne colle plus. Je me décolle. Tous mes fragments
caracolent. Les morceaux de mon puzzle gambadent. Ça gamberge toutes
directions. D'un seul coup, ma vie n'a plus de sens. Tous mes moi, tous mes
émois foutent le camp, une sarabande. Je m'exile de moi-même en
permanence, je suis en perpétuel exode. [p. 154]
Cette insatisfaction explique nettement le retournement de
Doubrovsky à l'égard de Sartre : à sa lecture des
Mots, il se montre très admiratif, comme nous l'avons vu plus
haut, mais également très critique157(*). En effet, s'il tient le
rôle correspondant à celui du lecteur-femelle, selon la
théorie sartrienne sur les rapports entre auteur et lecteur158(*), il tend aussi à
transformer son rôle de lecteur-passif en celui de lecteur-actif :
« À présent, les rôles se renversent : moi, le
mâle. Chacun son tour. Il faut que je le pénètre. Lui, la
femelle. » [p. 114]. Pour ce faire, il décrit l'acte
même de cette lecture critique : « Moi, je prends ma
lecture pour un scalpel. Microchirurgie, je décortique. »
[p. 113]. Il revient plus de onze fois sur les premières pages des
Mots [cf. pp. 105 et 109 ; p. 113 :
« J'insiste. Je recommence. Je relis les trente première
pages »], s'interroge sur le texte, comme le marque les nombreux
points d'interrogation des pages 156-161, et revient plusieurs fois sur ses
réflexions et interprétations, comme le montre
l'expression : « Retour à la case de
départ » [pp. 157, 158 et 162]. Tout d'abord, il
relève la facilité avec laquelle Sartre prétend à
l'élucidation de soi et de son enfance :
« Paradoxe : pour la plus difficile des entreprises : se
comprendre, voilà le plus court de ses livres. »
[p. 111]. Il note ensuite la mainmise excessive sur la matière
biographique, il remarque effectivement que « le narrateur omniscient
s'installe à l'intérieur des têtes. Il sonde les reins et
les coeurs. Sartre se met, sans façons, à la place de Dieu.
» [p. 112] - ce qu'il désapprouve amplement :
« Dès qu'on ouvre les Mots, sa manière de tout
voir, de tout savoir, est trop visible. » [p. 161]. Il montre
enfin, en « appliqu[ant] la méthode Akeret » [p.
113], au coeur du chapitre « Maîtrise » [p. 156-162],
que « la volonté de pouvoir de Sartre-narrateur sur Poulou
échoue malgré lui : il se croit lucide sur son aveuglement
passé, mais écrit précisément à partir d'une
`tache aveugle' »159(*), qui est, comme on a pu le voir plus haut, la trace
de « l'OEdipe mal résolu de l'auteur »160(*), surtout si l'on
considère qu'« un récit d'enfance ne montre que le
récitant. » [p. 110]. Par cette (psych)analyse des
Mots, Doubrovsky tend à prouver que Sartre ne peut parvenir que
partiellement à un dévoilement et à une possession de son
vécu, plus précisément de son enfance, et ainsi
qu'à une « conquête existentielle » toute
relative. Dès lors, Les Mots devient un contre-modèle
pour notre auteur. Mais Sartre ne fait pas exception à la règle :
La tache aveugle transforme l'écriture en
tâche aveugle. Même chez les penseurs les plus
éclairés. Pas seulement chez Sartre. Vrai de Freud aussi. J'ai
jadis essayé de montrer comment ça fonctionnait chez Lacan.
[p. 161]
Finalement, la fragmentation du récit d'enfance et
l'effilage de la fiction marquent le rejet de la démonstration et de
l'ordre rationnel au nom d'un ordre strictement personnel de la pensée.
Aussi, en se distanciant des deux fictions théoriques, Doubrovsky
fragmente et perturbe par la même occasion la fictionnalisation de son
vécu et plus particulièrement de son enfance. Par
conséquent, les voix de Sartre et d'Akeret laissent place à la
voix de Doubrovsky qui, ne pouvant plus tenir le discours autofictionnel et
refusant celui de l'autobiographe traditionnel, est désormais un
personnage-narrateur désemparé : dans les chapitres
étudiés du Livre brisé, nous lisons donc une
autofiction dans laquelle, du 8 au 10 mai 1985 , le personnage-narrateur
ne peut écrire une autofiction de son enfance.
2.3. L'autofiction d'une
autofiction échouée
Afin de mieux appréhender la mise en abyme de
l'autofiction (le récit d'un personnage-narrateur qui, au 14 juillet au
matin, tente de raconter son enfance à partir des théories
sartrienne et freudienne) d'une autofiction en échec (le récit
d'enfance), il nous faut tout d'abord considérer l'articulation de
l'énonciation et de la narration, et remarquer qu'aux chapitres 1, 2, 4,
6, 8, 10 et 12 de la première partie du Livre brisé, le
« je » narratif est fragmenté en deux instances. Ce
« je », qui réfère à Doubrovsky, est
d'une part, un auteur d'une histoire fictive ainsi qu'un critique du genre
autobiographique et plus précisément des Mots de
Sartre161(*), puisqu'il
expose, comme on l'a vu plus haut, ses intentions, son travail et sa conception
du récit autobiographique dans une série de métatextes
dispersés dans le texte, d'autre part, un narrateur
intradiégétique-homodiégétique, et même
autodiégétique (pour reprendre la terminologie de
Genette162(*)),
c'est-à-dire un personnage-narrateur qui, au niveau de l'affabulation,
est l'acteur principal du récit et, au niveau de la narration, assume la
fonction de narrateur. Aussi, par la « mise en
abyme »163(*),
l'énonciation narratoriale a pour fonction d'illustrer
l'énonciation auctoriale. En effet, ce personnage-narrateur, sorte de
double de l'écrivain, est l'« autofictionnaire » ou
« autoficteur » qui ne parvient pas à fictionnaliser
son enfance, à en tisser une « ligne de fiction »,
qui ne peut pas même se résoudre à écrire une
autobiographie.
Si, au contraire de Sartre, S. Doubrovsky choisit la
narration homodiégétique passant par l'acteur, c'est qu'il
s'interdit de recourir à la narration omnisciente, et ainsi au savoir
omniscient, pour livrer un sens à son vécu. Aussi, un
« manque à savoir » s'éprouve-t-il non
seulement dans la diégèse qui en fait l'un de ses thèmes
récurrents, mais également dans la narration qui s'interroge sur
elle-même. Il s'agit ainsi d'exposer le choix de l'instance narrative en
rapport à la position interrogative du personnage-narrateur envers son
vécu.
Dans Le Livre brisé, le narrateur
déplace le sujet de l'autobiographie, puisqu'il ne raconte pas sa vie
passée, rétrospective, mais sa vie présente, puisqu'il
raconte son histoire d'auto(bio)graphe comme si elle se déroulait au
moment de la narration. D'ailleurs, comme dans tous les autres romans de
Doubrovsky (mis à part quelques rares passages), le narrateur est le
même personnage que l'acteur, sans distance temporelle, ou pour le dire
autrement, la narration est à « focalisation
interne » ou « vision avec »164(*), avec toutes les
restrictions du champ et toutes les limites de la perspective narrative que
cela suppose ; comme l'indiquent les segments descriptifs, tel au bas de
la page 26, l'espace référentiel est orienté par le regard
du descripteur (« J'embrasse [...] d'un bref coup
d'oeil. » ; « Mon regard s'arrête [...], s'y
accroche. ») qui se déplace à pied, d'où les
verbes de mouvement : « déboucher sur »,
« remonter » et « diriger vers ». En
somme, le narrateur est indissolublement lié au personnage et au flot de
son discours intérieur. Plus précisément, l'auteur utilise
la technique du « monologue intérieur ». Si ce
monologue peut désigner au sens large toute forme de « flux ou
courant de la conscience » (qui est la traduction anglo-saxonne de
stream of conciousness), il est surtout déterminé par
des traits formels : s'agissant d'un monologue non régi par un
récit, d'un « monologue autonome » (pour reprendre
la terminologie de D. Cohn165(*)), il comprend : d'une part, l'absence de toute
marque manifestant l'intervention de l'auteur (dans les pensées et donc
dans le discours du personnage-narrateur), c'est-à-dire l'absence de
propositions introduisant le discours, comme les incises (« se
dit-il », « pensait-il »), et l'absence de
guillemets ; d'autre part, la prédominance du présent
d'énonciation ; à cela, s'ajoute généralement une
perturbation dans l'emploi de la syntaxe (et donc de la ponctuation). C'est
pourquoi, nous préférons employer le terme de
« discours immédiat » (soit la terminologie de
Genette)166(*) que de
« monologue intérieur ». Jaccomard remarque
justement que dans toute l'oeuvre de Doubrovsky « le
personnage-narrateur se résume à l'intériorité d'un
matériau brut, mal décanté, une pure voix :
l'écriture au lieu de fixer le moi, en fixe
l'irrésolution. »167(*).
C'est que, comme Proust et Céline (pour ne choisir que
les deux plus grands romanciers de notre siècle), Doubrovsky
considère qu'« il n'y a pas de discours sans voix,
fût-ce un discours narratif »168(*), soit d'énoncé narratif sans
« je »169(*) et sans présent d'énonciation. Comme
le révèle l'entrée in medias res de
l'incipit du Livre brisé, « Voilà, c'est
bien de moi. », tout l'univers diégétique est
défini par le « je » narratif, qui se définit
lui-même, réflexivement, par son emploi. Dire
« je » suffit à instaurer un centre de discours et
à susciter ce que R. Barthes appelle un « effet de
réel »170(*), en l'occurrence un effet de personnage, qui tient
à l'effet de voix. Le personnage-narrateur existe d'abord par sa
déclamation et par son emploi particulier de la langue, car,
précisément, « la langue parlée restitue dans la
moindre de ses inflexions, de ses ruptures, de ses figures,
l'individualité de celui qui parle »171(*). Aussi, ne serait-ce qu'aux
chapitres 1, 2, 4, 6, 8, 10 et 12 de la Première partie du Livre
brisé, peut-on observer que la stylistique de Doubrovsky vise
à une très forte illusion d'oralité. Pour transposer le
« parlé », l'auteur utilise fréquemment la
majuscule pour signifier les éclats de voix172(*), et le niveau ou registre de
la langue que la (socio-)linguistique nomme « français
populaire ». Le lexique est très souvent relâché,
allant du familier au vulgaire, à la grossièreté
même, comme lors des descriptions de l'acte sexuel ou du corps
féminin : par exemple, on peut relever les verbes
« triquer » [p. 42], « fricoter »
[p. 38] et « baiser » [p. 40], et les substantifs
« tétons » [pp. 41 et 213] et
« nichons » [pp. 207 et 211]. La syntaxe est, elle
aussi, bien souvent plus proche de la langue orale que de la langue
écrite, ce qui induit un emploi non normatif et agrammatical de la
langue : comme les ellipses de coordinations, d'articles -
« Uniformes kaki, uniformes vert-de-gris, couleurs ne se
mélangent pas, on est d'un côté ou de l'autre. »
[p. 17] -, de propositions principales (dans des tournures
raccourcies) - « Aussi simple, aussi sec. » [p. 17]),
de sujets - « Dois me remettre en marche »
[p. 33] ; « [...], peux pas louper les débuts de
l'amour. Peux pas rater [...], reviens à l'attaque. » [p. 37]
- et même de verbes - « La plus grande tuerie de l'Histoire, le
plus énorme massacre, le plus colossal monceau de cadavres. »
[p. 13]. Le commatisme173(*) y est très fréquent et le style
télégraphique, ou l'économie du discours, reconnu(e) pour
être caractéristique de l'oral, est tel(le) qu'une phrase ne peut
comprendre qu'une juxtaposition de termes - « Civils, femmes,
enfants, soldats. » [p. 13] - ou qu'un mot isolé -
« Aussi. » [p. 15] ;
« Voilà. » [ibid.] ; « Un
bail. » [ibid.]. Comme à l'oral, Doubrovsky
procède presque toujours par la suppression des articulations logiques,
comme par la parataxe (qui est la préférence de la juxtaposition
à la subordination) -
Soudain, ci-gît. J'aperçois mon lit. Je vais
devoir coucher seul. Le lit jumeau, à côté du mien, est
désert. Ma femme est à Londres. Pour affaires, c'est la vie
moderne. Un avion, et hop, réunion importante, au revoir. Pour la
Victoire, elle m'a plaqué. Business is business. J'aime pas ce
bizness. [p. 18]
- et par l'anacoluthe (qui est la rupture de
l'enchaînement syntaxique) - « Place de Gaulle, j'y serai. La
cérémonie, j'en serai. » [p. 12] ;
l'enchaînement serait classiquement : Je serai à la place de
Gaulle. Je serai de la cérémonie. De ce fait, dominent la
fragmentation et la dislocation de la phrase, et la prose en est
« parasyntaxique » et presque asyntaxique. Le débit
narratif est régulièrement haché et la structure
syntaxique brisée par la ponctuation - « [...], il demande.
POURQUOI. On a envoyé des émissaires aux
Alliés. » [p. 16] ou au contraire par le blanc -
« taisez-vous pas possible on fait silence » [p. 199].
Les signes de ponctuation et le blanc sont en quelque sorte l'équivalent
des points de suspension chez Céline ou chez N. Sarraute. Ils ont pour
fonction de seconder la voix, de marquer la pause de la diction, la vacillation
de la parole, la recherche du mot juste ou de l'expression la plus
adéquate à l'idée ou à la pensée encore
inexprimée, et grammaticalement, ils prennent la fonction de
« greffes » ou de « coordonnants
discursifs », car ils combinent deux mots ou deux constructions
à la fois complémentaires et indépendantes.
Par conséquent, ce « discours
immédiat » demande au lecteur une attention toute
particulière car, pour comprendre l'énoncé, il doit
résoudre les difficultés syntaxiques, sémantiques et
logiques, il doit de lui-même finir les phrases ou segments de phrases
resté(e)s inachevé(e)s, les relier ou les coordonner, saisir le
ou les implicite(s), etc. Le discours du personnage-narrateur se trouve parfois
à la limite de l'intelligible, la syntaxe y est suffisamment
déconstruite et fragmentée pour être quelque peu
hermétique, mais aussi suffisamment construite pour être
totalement compréhensible. De ce fait, le lecteur se trouve dans la
même situation qu'à l'oral, lorsque son interlocuteur parle
spontanément, selon sa performance et sa compétence linguistique,
et estime que son propos est suffisamment clair pour être plus familier
et relâché, pour omettre par exemple les liaisons syntaxiques. Si
dans le « discours immédiat » le
personnage-narrateur est le locuteur, le lecteur est alors l'allocutaire,
c'est-à-dire le destinataire du discours, comme le
révèlent clairement les adresses suivantes :
« Vous pensez si j'ai sauté sur l'occasion à la
seconde. » [p. 11] ; « Il y a la dose
d'existence quotidienne qui vous propulse [...]. » [p. 14] ;
« Non, non, je n'exagère pas. Vous ne savez pas ce que c'est
que d'être sourdingue. » [p. 18] ; « Essayez, vous
m'en direz des nouvelles. » [p. 152].
Mais encore, ce « discours
immédiat » n'affecte pas seulement la structure syntaxique,
elle affecte aussi la construction (montage et découpage) du
récit. En effet, le lecteur peut aussi être perturbé par ce
récit qui se morcelle en plusieurs fragments disjoints, de grandeurs
variables (de quelques mots à plusieurs pages).
Précisément, dans cette « poétique du
fragment », on ne peut établir une typologie que du point de
vue graphique ou typographique, et ainsi retrouver les cinq types de fragments
déjà répertoriés par Jaccomard174(*) :
(1) « ponctué (excepté de
points) et ouvert en ses deux bouts (phrase d'attaque et phrase
conclusive sont inachevées ; le paragraphe ne commence pas par une
majuscule [...].) » :
me frappe en plein estomac, ça me reprend
à la tripe, me triture les boyaux, ma bile me ballotte en bouillonnant,
mon bilan reflue du fin fond des fibres, tellement M'ÉCOEURE [p.
216]
(2) « non-ponctué et
aéré de blancs (de larges espaces remplacent les
césures de la ponctuation ; pas de majuscule au
début [...].) » :
je laisse la gare vide à ma droite rues vides la
pâtisserie fermée la ville en attente derrière volets
clos Villiers tapi derrière ses fenêtres je remonte la forte
pente vers la mairie souffle un peu court perdu l'habitude de marcher
soudain me mets à courir [p. 201]
(3) « non ponctué et dense
(chaque mot est séparé d'un unique espace typographique
[...].) » :
silence me clôt le bec
sur ces sujets toujours eu le bec cousu visage de
démon voix de métal aiguë [p. 217]
(4) « surponctué (des mots
isolés ou petits groupes de mots sont hachés de points et de
virgules ; les majuscules sont surnuméraires [...].) » :
ET MOI. Dans tout ça. Je regarde. UNE TÊTE DE
MORT. Sur ma chaise, affalé, affaissé, à m'ébrouer
parmi les fesses, les faces. Assis à mon cinéma, je me joue du
soft et du hard dans ma caboche. ET LA MIENNE. Fallait pas y penser, j'en
tressaute. [p. 213]
(5) « une catégorie pour le discours
d'autrui (le plus souvent en italiques, c'est le dialogue
rapporté avec tirets, interlignages ; ou la reproduction d'extraits
de textes, pièce de théâtre [...] ; phrases entendues
à la radio ; souvent intégré à d'autres types
de paragraphes [...].) » :
- Chéri...
- Tiens, tu te décides à m'appeler, tu
existes ? [...] [p. 72]
Rodrigue, as-tu du coeur ? - Tout autre que mon
père. [pp. 20 et 25]
ici Londres [pp. 11 et 199] Les français parlent aux
Français [p. 12]
On peut voir ici que l'alinéa joue le même
rôle que la surponctuation et le blanc (la non-ponctuation), puisqu'il
participe amplement à la fragmentation du récit et à la
mise en scène énonciative, puisqu'il rend plus intense encore
l'expression immédiate de la pensée parlante. Mais cette
typologie n'est pas une typologie de base des textes, car chaque fragment peut
être conjointement et diversement le narré, la description,
l'argumentation, l'explication ou le dialogue. Prenons le fragment
« non-ponctué et aéré de blancs »
comme exemple : aux pages 200-202, il est une narration (le récit
de l'arrivée sur Paris, en 1944, de la Deuxième Division
blindée) et par endroits une description (des rues de Paris) ; aux
pages 214-215, il est une description (un autoportrait). Alors, si aucune
règle ne semble régir la construction du récit, le montage
et le découpage en fragments, c'est que le récit suit uniquement
l'ordre du discours et ainsi de la pensée oscillante et papillonnante,
à l'état brut, du personnage-narrateur. Ce récit est
fragmenté parce qu'il « mime[...] le temps réel de la
formulation d'une pensée »175(*). Le « je » narratif
« fonctionne alors comme le référant unique et commun
à tous les fragments, le signifié concret qui permet de
dépasser la dispersion tout en la justifiant »176(*). En somme, le récit
n'a pour centre que le « je » et le présent de
l'énonciation : la logique de progression d'un mot ou d'un groupe
de mots à l'autre, d'un paragraphe à l'autre, dépend
uniquement de l'instance et de la situation d'énonciation, plus
précisément de l'instance narratoriale et de la narration
simultanée (où coïncident le temps de l'histoire et le temps
de sa narration).
Le récit jette abruptement le lecteur dans la
pensée éclatée en sensations intensément
vécues ou remémorées d'un personnage-narrateur en train de
regarder la télévision, avant d'aller se coucher, au soir du 8
mai 1985 ; de se réveiller, de regarder à la
télévision et en direct le défilé militaire, de
sortir de son domicile pour se rendre sur l'avenue des Champs
Élysées, jusqu'à l'Arc de Triomphe, de déambuler
dans les rues de Paris, de rentrer chez lui pour la préparation de son
cours universitaire sur Les Mots de Sartre, de dîner, avant
d'aller se coucher, au soir du 9 mai ; de se réveiller, de prendre
le petit déjeuner, d'écrire une autofiction qui s'avère
très vite pseudo-autobiographique (comme nous allons le voir), au matin
du 10 mai. Le point de repère temporel est alors ce présent
(fictif) de l'énonciation qui, du chapitre 1 au chapitre 12, en passant
par les chapitres 2, 4, 6, 8 et 10 - soit au total, cent trente pages -, se
déroule sur trois jours. Comme on peut le voir, la fable est de courte
durée, au point de donner l'illusion au lecteur que les
événements se passent sous ses yeux, comme dans une scène
de théâtre ou de film. Les repères chronologiques,
écrits d'abord en lettres minuscules puis en lettres majuscules,
accentuent cette illusion. En effet, le personnage-narrateur note avec une
extrême précision les heures défilant sur sa montre, soit,
dans la nuit du 8 au 9 mai : « une heure moins vingt »
[p. 18], puis « une heure un quart » [p. 22] ; le 9
mai, au matin : « dix heures trente-cinq »
[p. 24] ; dans l'après-midi : « presque six
heures » [p. 35], « six heures »
[ibid.], « SIX HEURES DIX » [p. 69] ; au soir
« NEUF HEURES MOINS LE QUART » [p. 109], « NEUF
HEURES CINQ », « NEUF HEURES ET DEMIE »
[p. 153], « neuf heures trente passées »
[p. 156], « DIX HEURES MOINS DIX » [p. 161],
« DIX HEURES VINGT-TROIS » [p. 197], « ONZE
HEURES DEUX » [p. 206], « MINUIT DIX »
[p. 218] ; le 10 mai, au matin : « DIX HEURES
TRENTE » [p. 252]177(*). C'est par rapport à ce présent
d'énonciation et aux déictiques temporels qui l'accompagnent que
se repèrent le passé (proche ou lointain) et le futur. Par
exemple, l'indication « Aujourd'hui 9 mai 1985 » [p. 256]
est le point de repère de « hier après midi »
[p. 269], de « hier soir » [p. 251] et de
« Demain, vendredi 10 mai. Il y aura samedi 11. Et puis le
12. » [p. 252]. Dans ce présent, est mise en scène
l'énonciation et plus spécialement la situation
d'énonciation. Par exemple, on peut relever toutes les fois où le
personnage-narrateur est assis soit à sa table à manger, soit
à son bureau, en train de lire Les Mots de Sartre ou
d'écrire son récit autobiographique : « Je
m'assieds sur mon fauteuil à accotoirs chromés, je croise les
jambes, j'allume la lampe [...]. » [p. 70] ;
« Maintenant je suis affalé dans mon fauteuil. » [p.
22] ; « Je pose les coudes sur les accotoirs de mon fauteuil
chromé, je me repose. » [p. 149] ;
« Coudes appuyés sur ma table, lampe braquée sur le
livre [...]. » [p. 105] ; « Coudes sur mon bureau
d'acajou [...]. » [p. 196] ; « Coudes appuyés
sur la table, menton écrasé entre les paumes. » [p.
251] ; « Au creux de mon fauteuil chromé, quand
j'écris. » [p. 251]. De fait, ces indications
spatio-temporelles réfèrent à la position du
personnage-narrateur. Dans ces quelques chapitres (indiqués ci-dessus)
du Livre brisé, Doubrovsky met au premier plan le
présent d'énonciation (ou de narration) et l'instance
narratoriale, et relègue au second plan le passé
remémoré. On voit que, contrairement à l'autobiographie
(pensons aux Mots de Sartre, par exemple), la scène de
l'autobiographe n'est pas placée hors récit, ou plus exactement
à sa clôture, mais au coeur de celui-ci, et qu'elle importe bien
plus que la scène de la biographie proprement dite. Pour ne prendre que
les souvenirs d'enfance, on peut remarquer qu'ils sont disséminés
dans les sept chapitres concernés [p. 14-16 ;
p. 19-20 ; p. 21-22 ; p. 23 ; p. 114-122,
p. 150-152, p. 199-204, p. 261-263, p. 266, p. 267-269,
p. 270-276] et qu'ils apparaissent toujours en fonction de la situation
d'énonciation ; par exemple, le personnage-narrateur se
remémore son enfance parce qu'il lit (comme on l'a vu plus haut) Les
Mots de Sartre [dès la page 105], ou seulement la période de
l'Occupation, parce qu'il regarde l'émission Les Dossiers de
l'écran consacrée au Journal d'Anne Frank
[p. 11], ou le jour de l'annonce par radio du débarquement des
Alliés [p. 199] ou encore le jour de l'entrée dans Paris de
la Deuxième Division blindée [p. 200-202], parce qu'il
fête au soir du 9 mai, l'anniversaire de la fin de la guerre. Par
conséquent, le récit passe subitement du présent
d'énonciation au passé remémoré et inversement -
« Comme ça, j'ai mes va-et-vient, je suis branché sur
un courant alternatif. J'existe par saccades. Tantôt, dans le
présent. D'un coup, dans le passé. » [p. 35] -, et
les souvenirs surgissent toujours au gré des pensées du
personnage-narrateur, ou plus exactement, au gré des pensées et
des associations d'idée de l'auteur lui-même, en fonction
malgré tout de l'histoire du personnage-narrateur.
Dès lors, nous pouvons remarquer que l'écriture
de Doubrovsky rompt avec le discours académique et avec la logique
d'ordre rationnel. L'état fragmentaire de ce récit s'explique
effectivement par le fait que l'écriture « est
constituée par la logique de l'affect »178(*). Tout d'abord, c'est par
cette logique que s'effectue la « sélection
référentielle », car il n'est pas question de relater
la totalité du vécu, mais seulement de faire surgir des instants
ou quelques expériences vécues en fonction du courant de la
conscience affective : « Je garde les épisodes marquants
ou piquants [...]. » [p. 253]. Par exemple, nous pouvons
déceler la nostalgie à travers les souvenirs d'enfance (ce temps
révolu d'une sérénité) et le traumatisme à
travers les souvenirs de guerre (à cette époque, Doubrovsky est
dans une situation de crise à la fois historique et personnelle,
puisqu'il y fait l'expérience du « trou »
existentiel), et voir que ces souvenirs sont généralement
générés par des moments de crise existentielle. De ce
fait, il ne s'agit pas vraiment d'un retour vers le passé mais
plutôt d'un passé dans le présent ou, pour le dire
autrement, d'un passé encore présent, c'est-à-dire
présent dans le psychisme du narrateur et, à travers lui, de
l'auteur179(*). Pour
preuve, nous pouvons constater que les lambeaux du passé sont, sauf
à de rares exceptions près, toujours relatés au
présent de l'indicatif, que ce présent (effectif) engendre les
présents (mentaux et affectifs). Mais il ne s'agit pas seulement de
dévoiler les affects du narrateur, ou de l'auteur, il s'agit aussi et
surtout d'instaurer un discours de l'affect. La prise de parole du narrateur,
ou plus justement l'écriture de l'auteur, se fait toujours sous le coup
de l'émotion, et les fragments de la matière biographique sont
toujours transposés (dans le récit) selon un discours
« à vif », d'où la déconstruction de
la syntaxe, l'éclatement de la phrase, la surponctuation ou le blanc,
l'ellipse et le rythme précipité. Tout cela donne un incroyable
« effet de vie ». Aussi, le courant de l'affect
libère la parole, la libère des contraintes du « bon
usage » et du « bien écrire ». Qui plus
est, elle déclenche les divagations et les associations libres de
pensées et de souvenirs (il faut toutefois noter que ces associations
sont en « libertés surveillées »,
puisqu'elles sont disposées dans le cadre de l'histoire romanesque).
Ainsi, chez l'auteur, écrire signifie se laisser emporter par le flux
verbal et par l'émotion. Pour lui, « céder l'initiative
aux mots, c'est céder l'initiative aux
maux »180(*), comme dans une séance de psychanalyse. Le
récit de S. Doubrovsky peut alors apparaître comme une longue et
unique phrase qui ne s'achève jamais.
L'écriture mime le courant de l'affect et l'acte de
remémoration. Plus encore, elle mime l'acte même de la
quête, et plus précisément l'acte de l'enquête de
soi. C'est que, par contraste avec l'autobiographe, avec Sartre par exemple,
S. Doubrovsky est incapable de totaliser ses expériences
vécues, de faire la somme de ses faits et gestes (« Une vie,
la somme de ses actes, tu parles. » [p. 252]) :
Je ne perçois pas du tout ma vie comme un tout,
mais comme des fragments épars, des niveaux d'existence brisés,
des phases disjointes, des non-coïncidences successives, voire
simultanées. C'est cela qu'il faut que j'écrive. Le
goût intime de mon existence, et non son impossible histoire ! [p.
175]
C'est que, contrairement à l'autobiographie sartrienne
et à la littérature analytique (c'est-à-dire aux
récits d'analystes ou d'analysés)181(*), l'écriture
autofictionnelle de Doubrovsky « n'est pas mise au travail dans un
espace post-analytique, mais dans l'espace même de l'analyse. Plus
exactement, elle tente d'ouvrir cet espace dans le texte même, en
produisant un en deçà et un au-delà de l'expérience
dans le tissu narratif. »182(*) Cette auto-analyse s'effectue par les associations
libres et plus spécialement par la « friction » du
son et du sens des mots, comme par les répétitions phoniques, qui
produisent des chaînes signifiantes à partir des reprises
vocaliques, soit par l'allitération - « Un mec tordu, je
reconnais, un sacré zigue. En
zigzags. Toujours entre le
zist et le
zest que
j'existe. » [p. 197]183(*) -, par l'assonance -
« De quoi. De
moi. Un entonnoir
noir, un puits de ténèbres. Je
tombe dans ma tombe. »
[p. 193]94 -, et par l'homophonie - « cahot chaos
K.O. » [p. 201].184(*) Cette « friction » produit un
auto-engendrement du discours qui s'effectue aussi au niveau du fragment -
comme dans : « [...] prendre pied. »/« Je
reprends pied. [...] » [p. 113]. Rappelons justement ce
qu'indique la définition de l'autofiction dans Fils (en
quatrième page de couverture) : « Rencontre,
fils des mots, allitérations, assonances, dissonance
[...]. ». Au fil des mots et des fragments, Doubrovsky entreprend
alors « un travail de mécano » [p. 253]. Aussi,
par la « friction » des mots et par la décharge
d'affectivité, il se refait une vie dans son récit :
Afin d'être sûr que ma vie, dans mon texte,
soit bien vivante, je la survole. Haute voltige sur mon clavier
électrique, j'écris en termes trépidants. Ainsi, ça
la galvanise. Ça lui donne ce qui lui a fait le plus
défaut : du style. Au réveil, si je veux que mon dos puisse
tenir droit, exercices d'assouplissement. Ensuite, si je ne veux pas que mon
existence s'affaisse, électrochoc matinal. [p. 254]
Cette « friction », qui donne la
primauté au signifiant (ou à la matérialité du mot)
par rapport au signifié (ou au référent), permet la
fictionnalisation de soi, et offre des rapprochements surprenants, des
trouvailles inopinées, comme par exemple :
QUAND ? AVEC QUI ? [...] Comme un
noyé, j'égrène mes souvenirs à perdre haleine.
Vogue d'île en île, d'elle en elle. Ulysse ballotté sur la
houle libidineuse. Ça y est je touche terre. L'île, c'est la verte
Irlande. Sacré soulagement. Je reprends ma marche, je me remets en
branle, je traverse la rue Franklin. Je traverse les décennies, elle,
c'est Josie. Quand j'étais étudiant d'anglais, pendant mon
séjour à Dublin, en 49. [p. 37]
En somme, la « friction » assouvit la
« soif » « de moi, d'émois, de
mots » [p. 254] ; elle répond au désir
d'« [avoir] rendez-vous avec [soi]-même » [p. 253],
soit au désir de « conquête existentielle ».
Il s'agit donc bien de l'autofiction, comme nous en assure le dernier fragment
de la page 257 et plus encore le fragment qui s'étend de la page 252
à la page 254, puisque Doubrovsky y expose les raisons pour lesquelles
il écrit (« Pour me tirer du néant, la seule voie que
je connaisse, pas d'autre méthodes. Dans les mots, j'ai toujours
trouvé LE remède » [p. 253]), et, comme nous venons de
le voir dans les quelques citations ci-dessus, les méthodes qu'il
utilise pour parvenir à cette conquête.
Seulement, une perturbation se manifeste dès le
fragment suivant : « Eh bien, non, rien. Aujourd'hui, mes accus
sont à plat. Immobile, inerte, je suis vissé sur ma chaise. Sans
énergie. » [p. 254]. Précisément, nous avons pu
observer plus haut que Doubrovsky délaissait l'autofiction proprement
dite pour la fiction sartrienne et la fiction freudienne, et qu'il abandonnait
finalement ces fictions, car aucune d'entre elles ne permettait
véritablement la « conquête existentielle ».
De ce fait, le désir devient tout autre : « J'ai toujours
soif, mais DE RÉEL. » [ibid.], et l'autofiction se
transforme aussitôt en autobiographie : « Je laisse tomber
mon roman. Écrire AUTRE CHOSE » [ibid.],
« UNE AUTOBIOGRAPHIE » [p. 255]. Le pacte romanesque
ou autofictionnel se retourne alors en pacte autobiographique, comme le
confirme l'extrait suivant :
Aujourd'hui 9 mai 1985, à l'âge, requis
pour cette entreprise, de cinquante-sept ans, j'aimerais tenter d'esquisser le
récit de ma vie. Ce qu'on est convenu d'appeler une autobiographie.
[p. 256-257]
Dès cet extrait et ce jusqu'à la fin de ce
chapitre, justement intitulé « L'autobiographie de
Tartempion », tous les déictiques spatio-temporels
référant à la situation d'énonciation et tout le
cadre fictionnel disparaissent, donnant l'impression au lecteur qu'auteur et
narrateur ne font plus qu'un, que l'auteur écrit sans passer par le
biais de la fiction. Mais, s'agit-il vraiment d'une autobiographie ?
D'emblée, Doubrovsky affirme qu'il ne peut prendre la pose de
l'autobiographe qui est celle du
« Grand-homme-au-soir-de-sa-vie-et-dans-un-beau-style »
[p. 256]. La raison en est la suivante : Tartempion désigne un
individu quelconque et ici, plus spécialement, Doubrovsky, qui, en tant
que professeur de littérature française et anglaise, est inconnu
du grand public ; pour reprendre l'épigraphe de La
Nausée empruntée à Céline :
« C'est un garçon sans importance collective, c'est tout juste
un individu ». En cela, il est un être
« fictif » : si Tartempion est apte à
écrire l'histoire de sa vie, de fait, « [S]A VIE »
« N'INTÉRESSE PERSONNE » [ibid.], car le
lecteur ordinaire est seulement intéressé par les biographies
d'exceptions, comme celle de Claude Roy [cf. p. 258], et par les
autobiographes ayant déjà acquis une certaine
notoriété, c'est-à-dire par les personnalités du
moment, comme Marcel Dassault ou Bernard Tapie [ibid.], ou par les
écrivains déjà connus pour leurs ouvrages, comme
Françoise Sagan [ibid.], et pour leurs engagements
auprès d'hommes illustres, comme André Malraux [ibid.]
:
L'autobiographie n'est pas un genre
démocratique : une chasse gardée, un club fermé, un
privilège jaloux. Réservé aux importants de ce monde
[...]. Je suis un nabot. Un type timide, rien qu'un prof. [p.
256] 185(*)
À l'ordinaire, S. Doubrovsky trouve
« l'astuce » : en écrivant « sous le
couvert du roman », il peut « appâter » le
lecteur, il peut le faire « mordre à
l'hameçon », lui faire « avaler »
[ibid.] son autobiographie. Cette formule peut paraître
provocante pour le lecteur qui se voit ainsi traité en poisson
piégé. Mais le lecteur du Livre brisé peut
aisément passer outre, car SDoubrovsky vise ici le lecteur
obsédé par les faits et les événements du
récit, c'est-à-dire le lecteur indifférent à la
littérature, au travail d'écriture, au style de
l'écrivain, etc. De ce fait, si l'auteur abandonne l'autofiction pour
l'autobiographie, c'est en parti pour se jouer de l'horizon d'attente de ce
dernier. Pour ce faire, il présente, aux pages 259-260, une
dérision parodique du discours autobiographique. D'une part, il
caricature le genre en condensant au maximum la matière biographique.
Dépouillée de son écriture, l'autobiographie devient une
pure chronologie, une simple nécrologie ou
« litote » [p. 258], comme aux premières pages de la
« Bibliothèque de la Pléiade ». Aussi, pour
montrer son insatisfaction, Doubrovsky livre une chronologie inachevée,
arrêtée à ses seize ans, soit à la période
1940-44. D'autre part, les quelques anecdotes, souvent mises entre
parenthèses, sont très généralement
dérisoires et n'expliquent en rien le devenir de l'enfant, comme on peut
le voir dans l'extrait suivant : « La clientèle militaire
comprendra notamment le général Gamma, qui dira au petit
garçon : `Un jour, tu seras soldat, comme moi.' » [p. 259].
Mais cette ironie est présente bien avant ces pages et
elle ne vise pas seulement l'autobiographie, mais aussi l'autoportrait.
Commençons par le début, soit par l'incipit du Livre
brisé : « Voilà, c'est bien de moi. Typique,
lamentable, inadmissible, mais, hélas ! vrai. » [p. 11].
On peut y relever trois indices de l'ironie : l'absence de traits
caractérisant le sujet (ou l'autoportrait vain), l'hypertrophie et la
redondance. Tour d'abord, cet autoportrait est tout l'inverse d'un
autoportrait, car il est dépendant d'un comportement (contemporain
à l'énonciation) qui n'est pas énoncé, seuls les
présentatifs « voilà » et
« c'est » l'indiquent. Cela revient à dire qu'aucun
comportement n'est « typique » du
« moi », le lecteur devra seulement patienter jusqu'au
second paragraphe de la deuxième page pour découvrir enfin le
comportement en question : il n'a pas tenu la promesse qu'il
s'était faite la veille au soir - promesse qui consistait à se
lever suffisamment tôt pour se rendre aux Champs Élysées et
voir le défilé militaire du 9 mai. Ensuite, cet autoportrait
comprend deux autres adjectifs qualificatifs,
« lamentable » et « inadmissible », qui
caractérisent le « moi », mais de manière
hypertrophique, l'autoportrait fonctionne alors comme un chleuasme,
c'est-à-dire comme une invitation à ne pas adhérer
à l'autocritique dépréciative. Enfin, l'effet de
redondance des deux derniers adjectifs (malgré un développement
croissant, ils sont tous deux l'expression du jugement moral, péjoratif
et subjectif) est souligné par les répétitions phoniques,
par l'allitération en [l], [b] et [m], et par l'assonance en [a], [wa]
et [ai] : « Voilà, c'est
bien de moi.
Typique,
lamentable,
inadmissible,
mais, hélas !
vrai. », et même renforcé par
l'assonance ouvrant et clôturant les périodes :
« VOIlà,/ c'est bien de
mOI/. TYpique/,
lamentable/,
inadmissIble/,
mAIs,/ hélas !/
vrAI. ». Finalement, après lecture de
l'incipit, nous ne somme pas plus avancé, nous n'en savons pas
plus sur l'auto(bio)graphe. C'est que l'autoportrait se mêle et
même se fond dans l'ironie et le ludisme. Aussi, l'autoportrait
n'échappe pas, lui non plus, à la condensation maximale, comme
à la page 205, au chapitre « In vino », il prend
l'aspect d'une fiche familiale d'état civil :
ISRAËL DOUBROVSKY, Tailleurs d'Habits, né à
Tcherhigoff (Russie), MARIE RENÉE WEITZMANN, sans profession,
née à Paris IVe. Mariés le 9 août
1927. JULIEN SERGE DOUBROVSKY, professeur, né le 22 mai 1928,
à Paris IXe. 9 août-22 mai [...]. [p. 205]
La cible de l'ironie est bien le lecteur (trop)
habitué à lire l'autobiographie, et, puisque ironie il y a,
l'énoncé est nécessairement ambigu. D'une part, l'auteur
respecte (à outrance) toutes les règles du récit factuel,
en n'exposant, en un minimum de mots, que les faits et en supprimant tout lien
entre ces faits, toute intervention, explication ou commentaire
personnels ; en somme, il exclut tout risque de fictionnalisation. D'autre
part, l'auteur n'adhère pas à ces règles ; en somme,
le locuteur n'est pas l'auteur (ou l'énonciateur)186(*). Ces deux points se
retrouvent clairement dans le passage ci-dessous, car le fait y est
parfaitement grotesque et inscrit en lettres italiques :
Mesdames et Messieurs, j'ai une nouvelle étonnante,
ahurissante à vous communiquer, et ce n'est pas sans une certaine
émotion que je le fait : voilà, JE SUIS MOI. Et veuillez
noter, PAS UN AUTRE, contrairement à une formule célèbre,
mais mensongère. [p. 206]
Ce procédé qui consiste à ironiser sur
l'autobiographique classique n'est aucunement surprenant de la part de l'auteur
de l'autofiction. A-t-on besoin de rappeler que Doubrovsky remet en question la
véridicité du récit chronologico-logique et que,
contrairement à l'autobiographe (à Rousseau, à Gide ou
à Sartre, par exemple), il n'a rien à démontrer (comme on
a déjà pu s'en apercevoir plus haut). Pour le confirmer, nous
pouvons revenir à la page 205 du Livre brisé et voir que
l'auteur expose une naissance et une existence absurdes et injustifiées
(ce qu'indique entre autres les interjections « clic »,
« clac » et « paf »), et un recours
désespéré à la biologie :
POURQUOI JE SUIS MOI. Plutôt qu'un autre.
Plutôt rien. La vérité : PAS DE RÉPONSE.
[...] POURQUOI MOI. Simplement, comme ça, se décide, au
petit bonheur la chance. Ou malchance. Ça se déclenche sans
raison. Clic, soudain déclic. Un jour, je claquerai, clac. Un jour, on
m'a conçu, paf. D'un sacré coup de paf. Suis paf. Dès le
début, fait malgré moi. Comme un rat. En un éclair
ténébreux, en une seconde gluante. Coup de queue du père
dans les entrailles maternelles, au hasard de millions de spermatos
vibrionnants. Ils se reproduisent, ça ME produit. [p. 205]
- ou à une formule pseudo-scientifique :
« biologie + environnement, hasard + déterminisme = Moi.
Avec un brin de libre volition [...]. »
[ibid.].
Alors, si Doubrovsky se décrit dans son autofiction
comme un personnage-narrateur (du 8 au 10 mai 1985) ne parvenant pas à
écrire une autofiction de son enfance, il ne peut malgré tout se
résoudre à tenir sérieusement celui de l'autobiographe.
Seulement, les conséquences de ce renoncement (fictif) à
l'autofiction sont la fragmentation et le blanc.
D'une part, le personnage-narrateur se décrit en
quête du « vrai » moi, et pour cette raison, il
refuse l'affabulation, c'est-à-dire la transformation de la
matière biographique en tissu narratif ou, pour le dire autrement, tout
lien entre les faits et les événements du vécu selon une
quelconque « ligne de fiction ». Il n'y a plus
« l'art d'accommoder les restes »187(*), comme le
révèle le passage ci-dessous :
JE VEUX EXISTER COMME MOI. Ressaisir ma VRAIE vie. Au lieu
de m'halluciner en personnage, ressusciter ma VRAIE personne. Ce qui en
subsiste. Fragments, débris, détritus, peu importe : au
moins, ce seront de VRAIS restes. [p. 254]
Ce refus se manifeste clairement dans cet autre passage,
où l'on retrouve justement l'image du tissu ; en effet, il
déclare au sujet de son enfance :
Lorsque je la revis, c'est à l'envers, elle
s'effiloche, il n'y a plus qu'un entrelacs de
fils, un entremêlement de sensations, un
embrouillamini de souvenirs sans lien. [p. 263]188(*)
En excluant toute reconstitution continue, le
personnage-narrateur brise son histoire personnelle en « bribes,
fragments, morceaux épars » [p. 22] ; pour preuve, il
brise son récit d'enfance par la déclaration :
« J'ai des éclats, des éclairs d'enfance, entiers,
intacts, dans la tête [..] » [p. 262] et par une série
de quatre anecdotes d'une ou deux phrases, introduites par
« quand » [p. 262-263]. Le débris le plus
élémentaire est alors l'image : « [...] tout un
éclatement d'images aux contours nets, précis, une fulguration
d'éclairs sans lien, des chandelles, des soleils de feux d'artifices
sous le crâne. » [p. 167].
D'autre part, le personnage-narrateur ne tente pas de
dépasser la fragilité et les lacunes de sa mémoire, mais
bien au contraire, il en fait état. Tout d'abord, il affirme que le
souvenir vrai n'existe pas : en abordant son enfance, il constate
effectivement que l'« image » de ses parents « a
été déformée, reformée par les souvenirs
postérieurs » [p. 267] et que des impressions
contemporaines ont pris la place des souvenirs effectifs - dans ce dernier cas,
il s'agit, d'après la notion freudienne, de
« souvenirs-écran » [p. 23]. Afin de combler les
faiblesses de la mémoire et afin de répondre à la question
« qui suis-je ? » [p. 262], il a recours aux
photographies : « Sur la photo jaunie [...]. moi, à un
an, la tête à peine émergeant de mes langes. Au dos,
crayonnée par ma mère, une date : août 1929. Mai
1985. » [p. 34] - et à la question « que
suis-je ? » [p. 262], il a recours à
« [s]es on-dit de famille » [p. 263], soit
exclusivement aux dires de sa mère [pp. 117, 122 et 268-269].
Ensuite, le personnage-narrateur ne cache pas ses « Trou[s] de
mémoire », comme le montre le titre du premier chapitre du
Livre brisé. Mais au contraire, cette perte de mémoire
engendre Le Livre brisé, elle devient très vite,
dès la page 28, une obsession, qui se poursuit au second chapitre,
justement intitulé « De trou en trou », qui reprend
au dixième chapitre, « In vino », et s'achève
au douzième chapitre, « L'autobiographie de
Tartempion ». Le mouvement général des chapitres 1, 2,
4, 6, 8, 10 et 12 de la première partie du Livre brisé
est alors celui de l'anamnèse. Dans ces chapitres, le
personnage-narrateur cherche à se souvenir de deux
événements qui ont dû marquer son existence, soit le jour
de la Libération en 1945 et le jour de sa première liaison
amoureuse, mais en vain. Le récit suit la rétrospection - par
exemple : « en 49 » [p. 37] ; « de
49 à 47 » [p. 39] ; « De 47, je
décroche jusqu'en 45. » [p. 40] ; « Entre
45 et 47, je rôde. » [ibid.] -, et le travail de
remémoration, mais aboutit toujours sur l'anti-mémoire ou la
« mémoire-sans-mémoire »189(*). Pour illustrer notre
propos, nous relèverons, de la page 37 à la page 43, uniquement
les mots inscrits en lettres majuscules :
QUAND EST-CE QUE J'AI FAIT L'AMOUR POUR LA PREMIÈRE
FOIS. [...] POUR LA PREMIÈRE FOIS. [...] QUAND ?
AVEC QUI ? [...] PAS AVEC JOSIE. [...] KAY. [...].
[...] ALORS, QUI ? [...] QUOI. [...]
HUGUETTE. [...] NON, UNE FOIS. [...] J'ENTENDS. JE
VOIS. [...] JE TOUCHE. [...] LA PREMIÈRE FOIS.
[...].
[...] QUI, QUAND. LA PREMIÈRE FOIS. [...].
[...] LA PREMIÈRE FOIS [...] PAS PU
[...].
[...] MA SCÈNE PREMIÈRE. [...]
QUAND ? AVEC QUI ? [...] OÙ. [...] QUI.
[...] QUAND. [...] RIEN.
Ce passage est tout à fait révélateur de
cette recherche vaine, de ce jaillissement ininterrompu de souvenirs, qui ne
correspondent jamais au souvenir recherché.
Ainsi, en perdant le souvenir des grands
événements de sa vie, le personnage-narrateur ne saisit que le
vide et l'absence de soi ; le « trou de
mémoire », qui reste tel quel jusqu'au bout du récit,
engendre alors le « trou » existentiel, le non-être
ou le néant ; l'être-moi perd sa substance. À la
différence de Fils par exemple, ces chapitres (indiqués
ci-dessus) du Livre brisé présentent trois jours de la
vie de Doubrovsky, trois jours durant lesquelles le personnage-narrateur ne
parvient pas à s'analyser et à se retrouver à l'aide de la
fiction théorique, il reste obsédé par ses
« trous de mémoire ». Précisément, on
retrouve à la deuxième page du chapitre
« L'autobiographie de Tartempion », c'est-à-dire peu
avant l'effacement de toute distinction entre le personnage-narrateur et
l'auteur :
Crise soudaine, sais pas pourquoi. [...] Cette
fois, plus au creux, au fond que j'ai dégringolé. Ou
plutôt, pire PAS DE FOND. Avant moi, rien. Après, rien. Moi, rien.
Très peu de chose, qui se fait, se défait, qui s'effiloche,
s'embrouille dans ses fils, s'élime, s'élimine. Une trame qui se
trou. Trou de mémoire, hier, à l'Arc de Triomphe,
prémonitoire. Signal de détresse. D'un trou l'autre, à
force. Maintenant, TOUT ENTIER DANS LE TROU. Ma vie a disparu sans laisser de
traces. J'ai beau me palper, impalpable. Quand j'essaie de me ressaisir,
dès que je pense, je m'évide. L'évidence. Je me dissipe
dans mon inanité. [p. 252]
Ce chapitre se clôt sur le constat de l'échec et
sur la déception, c'est-à-dire sur l'impossibilité
d'écrire une autofiction ou une autobiographie, ou tout au moins un
récit d'enfance : « D'emblée, mon autobiographie
doit dire adieu à mon enfance : Tartempion est un adulte
désemparé, face à un enfant introuvable. »
[p. 277]. Il n'y a plus d'oeuvre à proprement parler, ni de
maître d'oeuvre (comme celle de Sartre ou de Proust), ce qui explique la
mélancolie et le renvoi aux autres romans : « Est-ce que
j'aime la [l'enfance] raconter ? Dans mes livres, oui, la
Dispersion, Fils. » [ibid.].
* * * *
Dans cette Première partie, nous avons pu
observer que, dans les chapitres 1, 2, 4, 6, 8, 10 et 12 de la première
partie du Livre brisé, l'autofiction de Doubrovsky racontait
les difficultés d'un personnage-narrateur à constituer une
autofiction de son enfance : la perturbation de cette autofiction se
déroule selon trois phases. Tout d'abord, le collage : le
personnage-narrateur ne raconte pas une autofiction proprement dite, mais
plutôt une autobiographie à fiction sartrienne, celle
existentialo-marxiste, qui concerne essentiellement le récit d'enfance.
Il suit alors la voie de Sartre. Ensuite, la fragmentation : en
insérant une seconde fiction, psychanalytique, le personnage-narrateur
montre que la fiction sartrienne ne peut prétendre être le seul
moyen d'atteindre la « conquête existentielle », plus
encore, il démontre que cette conquête ne peut être que
partielle, lacunaire. En outre, il révèle que ces deux fictions,
étant théoriques, ne lui permettent pas l'accès à
une vérité personnelle sur son être. La fictionnalisation
de soi se brise alors en fragments inefficaces. Enfin, l'abandon : le
personnage-narrateur se retrouve dans l'incapacité de fictionnaliser son
vécu et alors de conquérir son être. Il ne reste alors plus
qu'un personnage-narrateur confronté aux « trous de
mémoire » et au « trou » existentiel, soit
aux « Absences », comme l'indique clairement le titre de
toute cette Première partie du roman. En somme, les voix de Sartre et
d'Akeret disparaissent, seule reste la voix du personnage-narrateur
désemparé. Ainsi, nous pouvons affirmer que l'autofiction est
dépassée et que notre auteur se tourne désormais vers un
autre genre de récit, plus proche de l'autobiographie, et donc vers une
voix, autre que celle de l'auteur d'une fiction ici incarnée par Sartre,
celle de l'autobiographe traditionnel, incarnée par Ilse, la
« compagne d'existence et d'écriture » [p. 311] de
Doubrovsky.
Deuxième
partie : Le roman-autobiographie
La distanciation à l'égard de l'autofiction et
du modèle de la fiction théorique est encore plus grande avec
l'apparition d'Ilse. Le Livre brisé n'est certes pas le premier
ouvrage à divulguer l'entourage féminin de l'auteur, seulement,
à la différence d'Élisabeth dans La Dispersion et
dans Fils, de la mère de l'écrivain dans Fils
et de Rachel dans Un amour de soi, Ilse partage toujours la vie de
Doubrovsky lorsqu'il rédige Un amour de soi (comme l'indique la
dédicace : « Für Ilse ») et
La Vie l'instant, et lorsqu'il entame la rédaction du Livre
brisé. Or, à chaque ouvrage de fiction, Doubrovsky
avait coutume d'écrire sur la dernière « tranche de
vie » qui précédait le présent de la
rédaction, de raconter pour l'essentiel ses relations (de la
rencontre à la séparation) avec sa dernière ex-concubine
ou maîtresse, et plus accessoirement l'écriture et la publication
de son précédent ouvrage, soit La Dispersion dans
Fils (p. 415) et Fils dans Un amour de soi
(pp. 177, 222, 267-9, 318-9, 323-4) ; ce décalage temporel et
cette séparation amoureuse lui donnaient la liberté
d'écrire selon sa propre version des faits, selon son imagination et ses
convenances. Mais, depuis La Vie l'instant, recueil de huit
récits, l'auteur de l'autofiction se trouve perturbé par la
présence d'Ilse. Comment, en effet, écrire en toute
liberté sur sa vie privée et l'exhiber sans pudeur, quand elle
concerne aussi sa compagne actuelle ? Précisément, dans
La Vie l'instant, Doubrovsky semble osciller entre raconter et ne pas
raconter sa vie avec Ilse, si bien qu'il retrace les années qui
précèdent leur rencontre au printemps 1978 (par exemple, le
récit « Train » [p. 43-67] relate une
expérience vécue en mai 1969) et celles qui la suivent (par
exemple, le dernier récit « La fontaine de
Bethesda » [p. 125-158] retrace un dimanche de juin 1979 que
l'auteur partage avec sa deuxième fille Cathy et Ilse).
De même, dans Le Livre brisé, Doubrovsky
paraît hésiter entre ressasser ses anciennes
expériences amoureuses, comme dans le second chapitre « De
trou en trou », et raconter son histoire avec Ilse.
Cette indécision se manifeste clairement dans la disposition de la
première partie du Livre brisé, où alternent les
chapitres 1, 2, 4, 6, 8, 10 et 12 qui concernent uniquement le vécu de
Doubrovsky, et les chapitres 3, 5, 7, 9, 11 et 13 qui concernent principalement
le vécu passé et présent du couple Serge-Ilse - et si
l'auteur relate finalement son histoire conjugale, c'est sous les injonctions
de sa conjointe. Au troisième chapitre, intitulé
« Roman conjugal », l'auteur fait justement
transparaître le mécontentement de sa conjointe :
[...] j'en ai marre de toutes tes histoires de bonnes
femmes ! Ta Tchèque, après Rachel, maintenant tu vas
chercher tes premières putes ! Et moi, tu n'écris
jamais sur moi ! Je ne compte pas peut-être ? [p.
47]
toujours ton Élisabeth, toujours ta Rachel, toujours
les autres, ET MOI ? [p. 50]
Comme l'indique le « prière
d'insérer » de l'éditeur, Doubrovsky se trouve ainsi
perturbé : « Par la présence de sa femme
qu'exaspère le rappel des amours passées de son mari. Elle exige
d'être au centre de son livre, et le défie de relater, à nu
et à cru, leur roman conjugal. ».
Mais, même si l'exigence d'Ilse a sans doute
été réelle, cette perturbation est en fait une
perturbation de l'autofiction voulue par l'auteur. En effet, si Doubrovsky
relève le « défi » d'Ilse en écrivant,
aux chapitres impairs (excepté le premier) de la première partie
du Livre brisé, un « roman conjugal » (pour
reprendre le titre du troisième chapitre), c'est pour suivre et
même poursuivre la progression de son roman personnel des chapitres pairs
(auquel il faut ajouter le premier chapitre) de cette même partie. Nous
avons vu dans notre Première partie que Doubrovsky
s'évertuait à ébranler la confiance du lecteur
d'autobiographies, à relativiser la notion de vérité dans
ce genre de récit, en démontrant que l'autobiographe ne pouvait
accéder à une vérité totale et objective,
même à l'aide d'un « fondement »
théorique, et que la seule vérité à laquelle il
pouvait prétendre était une vérité personnelle et
toute subjective - en somme, il tendait à ébranler la
« copie conforme » et à conserver uniquement le
« je soussigné »190(*) ; c'est pourquoi, par souci
d'authenticité, l'auteur abandonnait l'autofiction puis l'autobiographie
à fiction théorique (sartrienne et freudienne) pour la
pseudo-autobiographie, ou plus exactement, la voix de
l'« autofictionnaire »/« autoficteur »
s'effaçait derrière celles de Sartre et d'Akeret (ou de Freud),
qui disparaissaient à leur tour pour laisser place à la voix du
personnage-narrateur désemparé, resté sans voix-voie. Mais
justement, c'est pour dépasser sa subjectivité (et pour
remédier entre autres à son amnésie) que Doubrovsky
décide de se tourner vers Ilse et d'écrire un « roman
conjugal », ou plus précisément, une autobiographie de
couple selon un « point de vue
hétérobiographique »191(*). En choisissant la « tranche de
vie » qu'il partage avec Ilse, l'auteur attribue à celle-ci le
rôle de lectrice critique et par là même, la voix de
l'autobiographe traditionnel : elle peut effectivement critiquer son
écriture192(*)
mais plus encore, elle est en mesure de dénoncer et de rectifier sa
subjectivité, et ainsi d'apporter une vérité (plus)
objective à son récit193(*). Afin d'instaurer cette épreuve de la
vérité, l'auteur introduit sa voix et celle d'Ilse dans une suite
de dialogues qui forment l'axe de la narration. Par ce subtil
procédé, l'auteur met en texte la brisure des
règles et des limites de l'autofiction : d'une part, Ilse participe
activement à l'élaboration du « roman
conjugal » pour récuser la prétendue
authenticité des faits et des événements à partir
desquels l'autofiction se constitue, pour dénoncer les complaisances et
la mauvaise foi de son mari, pour l'empêcher de fictionnaliser et de
sélectionner à sa convenance les éléments
biographiques et pour le contraindre à écrire selon ses
volontés à elle ; d'autre part, Ilse
« exige » de son mari qu'il dévoile
« à nu et à cru » toute la
vérité de leur relation conjugale, y compris sa dépression
et son alcoolisme, et les violences qu'il lui inflige. De ce fait, Doubrovsky
perturbe délibérément et progressivement son autofiction.
Il s'oriente, au fil des pages, vers un nouveau type de récit qui vise
à rectifier, à préciser ou à combler les omissions,
les distorsions, les déplacements (des repères chronologiques) et
les imprécisions de son autofiction.
Mais pour composer le « roman conjugal »,
Doubrovsky procède toujours par la fictionnalisation. En effet, la
fiction supporte ici tout le cadre de la narration, qu'est la série de
dialogues entre les deux voix. Ces dernières sont deux personnages, le
personnage rédacteur Serge et le personnage lectrice/critique Ilse, qui
représentent en quelque sorte deux instances de l'auteur. En cela, on
peut dire que Doubrovsky suit la voie (plus radicale) ouverte par
J.-J. Rousseau avec Les Dialogues de Rousseau juge de Jean-Jacques
(1772, publiés en 1782). À propos des Dialogues,
justement, J. Lecarme et É. Lecarme-Tabone écrivent :
« ce discours hétérodiégétique s'appuie
[...] sur le dédoublement de deux instances : une sorte de sur-moi,
avocat, enquêteur établissant une vérité objective,
et une subjectivité plaintive [...]. »194(*) Deux siècles
après, la voie fut largement suivie par N. Sarraute avec
Enfance (1983).195(*) Pour revenir à S. Doubrovsky, nous
pouvons remarquer que ce procédé de démultiplication de
l'auteur existait déjà dans Fils et plus
précisément dans le dialogue entre le personnage Serge
(l'analysé) et le personnage Akeret (l'analysant)196(*). Mais, à la
différence de ce roman, les dialogues (entre les personnages Serge et
Ilse) du Livre brisé ne sont pas intégrés dans
une journée fictive. En effet, les faits et les
événements de la biographie de couple ne sont pas agencés
selon une histoire fictive et un cadre temporel condensé, mais sont
simplement « transposés » : ceux du
présent de la rédaction sont
« transposés » dans les dialogues fictifs ou feints
et ceux du passé sont « transposés » dans le
« roman conjugal », condensés en fonction des
thèmes ou des sujets abordés ou lancés par les deux
personnages des dialogues197(*). Aussi, Doubrovsky « transpose »
son point de vue et celui d'Ilse sur sa vie conjugale et sur son
écriture, il « transpose » les deux positions
interprétatives. Il instaure ainsi une polyphonie, un plurivocalisme qui
ouvre la voie à un récit nouveau et polémique, où
apparaît deux personnages ou deux voix qui livrent deux
réalités, soit deux points de vue particuliers et divergents.
De ce fait, les faits et les événements
racontés dans « le roman conjugal » sont
entièrement tirés du vécu de l'auteur. De plus, si l'on se
réfère aux déclarations de Doubrovsky, ses discussions
avec Ilse ont réellement existé, et les dialogues du Livre
brisé sont dans ce sens le reflet de la réalité.
Mais, en même temps, ces dialogues sont fictifs ou feints. Ce point
est précisé par l'auteur, dans son article « Textes en
main », à la page 215 (art. cit.) :
Ma femme, qui est autrichienne et avait appris
admirablement mais sur le tard le français, ne pouvait pas s'exprimer
comme je l'ai fait parler ; ses interventions directes (pp. 125-6)
correspondent à ses sentiments ou ressentiments, mais sont
écrites par moi, comme on ferait pour un personnage de roman.
Pour confirmation, nous pouvons nous reporter au
témoignage de Jaccomard :
Dans une interview inédite, Serge Doubrovsky nous
affirme que c'est lui qui a bel et bien écrit le livre : c'est son
livre à lui. Ilse n'en est donc pas le co-auteur ; pur personnage,
ses paroles sont pures créations fictives.198(*)
Pour montrer au lecteur qu'il est l'unique auteur du Livre
brisé, Doubrovsky utilise le dialogisme,
c'est-à-dire le procédé consistant à introduire un
ou plusieurs dialogue(s) fictif(s), ou plus précisément deux
discours contradictoires et en confrontations, dans le « monologue
intérieur » ou « discours
immédiat » du narrateur qui apparaît comme l'ancrage
énonciatif.199(*)
Par conséquent, Doubrovsky présente son
récit comme un roman - comme l'indique le titre du troisième
chapitre de la première partie « Roman conjugal » -
et comme une autobiographique - l'auteur, le narrateur et le personnage sont
porteurs du même nom et de la même identité, comme Ilse, qui
est à la fois extra- et intradiégétique, personne et
personnage, lectrice, narratrice et narrataire du Livre
brisé ; aussi, l'engagement référentiel existe
bien, l'auteur s'engage au fur et à mesure des chapitres à
« dire la vérité sur sa vie vraie, la quotidienne, la
réelle » [p. 50]. Il lui confère alors, au
même titre que l'autofiction, un statut ambigu et contradictoire. Ainsi,
l'auteur relate et fictionnalise sa vie conjugale.
Seulement, pour que lui et sa conjointe puisse entrer
« ensemble, vivants, dans l'écriture »
[p. 311], il procède uniquement par la
« transposition » (pour utiliser la terminologie
d'H. Godard200(*)) : il « transpose » la
réalité biographique en un récit fictionnel, ou plus
exactement, leurs discussions (vraies) dans des dialogues feints ou fictifs et,
à partir de ces dialogues, leur histoire commune dans un
« roman conjugal ». Dès lors, on peut affirmer que
l'auteur du Livre brisé ne cherche pas à raconter sa vie
conjugale telle quelle, ni à s'inventer une autre vie, à la
romancer ou à la fictionnaliser en totalité. Simplement, à
partir des éléments biographiques, il tire par
« transposition » la matière d'un récit qui
dit une vérité plus riche et plus profonde que celle
proposée dans une autobiographie plus classique ou traditionnelle. En
somme, il conserve le rapport de la fiction et de la réalité
biographique entretenu dans l'autofiction, mais ne passe plus par le biais
d'une condensation temporelle et ainsi par la
« transmutation »201(*) en une histoire fictionnelle. Il ne s'agit plus
d'une fusion mais simplement d'une superposition du projet romanesque et du
projet autobiographique. Dans ces conditions, nous croyons légitime de
ne plus parler d'autofiction. Désormais, nous parlerons de
roman-autobiographie202(*).
Dès lors, il nous est possible de mieux saisir les
objectifs de cette nouvelle voie scripturaire : puisque l'auteur se trouve
dans une situation où l'être est toujours menacé de
décomposition et où l'autofiction ou l'autobiographie à
fiction théorique ne permettent plus de combler le
« trou » existentiel, il s'oriente vers un nouveau type
d'écriture, le roman-autobiographie, qui perturbe justement cette
autofiction et qui se fonde sur la « transposition » des
critiques et ainsi du point de vue d'Ilse. Aussi, il nous est permis de saisir
avec pertinence les raisons pour lesquelles notre auteur recourt à cette
« transposition » et suit finalement la voie
indiquée par Ilse : grâce à celle-ci, il peut
espérer accéder à une vérité plus objective
et ainsi à une « conquête
existentielle », c'est-à-dire à une analyse lucide et
même impitoyable de l'être-soi et à une lente
(re)construction de l'être-moi qui est aussi une construction du couple
Serge-Ilse Doubrovsky, puisque la rédaction du récit a lieu
à un moment difficile de leur vie conjugale. Il convient alors
d'étudier plus en profondeur les relations qui s'établissent
entre le projet existentiel et cette nouvelle voie scripturaire, car,
précisément, la « disparition » (pour
reprendre le titre de la seconde partie du Livre brisé) d'Ilse
semble entraîner la perturbation de la « conquête
existentielle » et par la même, la brisure du récit.
1. LE « ROMAN
CONJUGAL »
1.1. De la crise à la
conquête existentielle : la présence d'Ilse
Dans notre Première partie, nous avons
observé que l'appropriation de la voix de Sartre et d'Akeret ne
permettait pas de combler parfaitement le « trou »
existentiel, le néant ou le non-être ressenti par Doubrovsky.
C'est pourquoi, il s'en remet, aux chapitres 3, 5, 7, 9, 11 et 13 de la
première partie, à une autre voix, celle d'Ilse.
Nous avons déjà remarqué203(*) que le personnage-narrateur
des chapitres 1, 2, 4, 6, 8, 10 et 12 se trouvait seul à Paris,
séparé d'Ilse, qui était partie pour quelques jours
à Londres, et que cette solitude ne faisait qu'accentuer sa crise
existentielle. L'extrait suivant le rappelle :
Respirer seul. Le problème, seul, je ne peux pas
respirer, je suis à mon dernier souffle. Un gisant. Une chambre à
coucher sans compagne, une tombe. Une vie sans compagnie, un cimetière.
La solitude, un enterrement de première classe. [...] Tout
seul, je suis l'ombre de moi-même. Un fantôme, rien qu'un
ectoplasme exsangue. [p. 97]
Cette incapacité à vivre dans la solitude
apparaît bien avant Le Livre brisé. On trouve par
exemple, à la page 243 de Fils (op. cit.) :
« mais seul vraiment seul non peux pas j'ai besoin il faut de l'ouate
femelle » ; ou à la page 133 d'Un amour de soi
(op. cit.) : « Mon malheur, pour vivre, j'ai besoin de
me mettre à deux. Réduit à moi,
j'inexiste. » ; ou encore à la page 328 de ce
roman : « Pour vivre, j'ai besoin d'être
deux. ». C'est qu'Ilse remplit dans l'existence de Doubrovsky la
même fonction que l'écriture autofictionnelle : elle exerce
sur lui une action existentielle, thérapeutique et narcissique. En
effet, Ilse l'aide à vivre (sans quoi sa vie ressemble à une mort
par asphyxie, son sang devient un « sang noir »), à
se « recharger » [pp. 196 et 351] ou à
« [s]'électriser » [pp. 196 et 352], à
« reboucher » son « trou » existentiel
et à « penser »/panser ses angoisses et ses
traumatismes de guerre :
[...] j'ai trop de failles, de faillites. Dans ma
mémoire, trop de trous. Dans mon être, trop de fissures.
Sésame-ferme-toi : j'ai besoin du mot magique de sa
bouche, pour me reboucher. En s'aimant, ciment. Je serai de nouveau solide. Ma
femme sait que n'avoir pas fait la guerre m'a laissé criblé de
blessures. Je ne peux pas penser mes plaies tout seul. Par les entrailles du
souvenir jaillit toujours un mauvais sang noir. Sur les lèvres. Qu'elle
applique tendrement du sparadrap sur mes lésions d'âme. Pour les
cicatriser, ma femme est mon adhésif. [p. 155-156] 204(*)
Avec elle, il retrouve son être, il accède
à la « conquête existentielle ». En d'autres
termes, il n'est plus cet être dépourvu de sens, cet être
fictif en « manque de substance »205(*) :
Ma femme est mon armure, mon armature. Amour en
béton, elle me protège. [...] Une existence, à
son terme, est dévastée. Comme par une guerre. De trou en trou,
on erre entre les débris. Depuis toute une vie que je bourlingue
à ma recherche, je ne me suis jamais trouvé. [...] Notre
union me ressoude, notre couple me recolle. Ma femme est une explosive en
surface : le fond est de roc. Je m'appuie sur elle pour me bâtir.
Là où je suis mou, invertébré, elle est solide.
Pour beaucoup, le mariage est une nécessité de la chair. Pour
moi, du squelette. Ma femme me restructure, grâce à elle, je me
suis construit une forteresse portative [...]. [p. 238]
En somme, Ilse est présentée comme sa
« bouée de sauvetage » :
À l'école, elle a eu des leçons de
secourisme. Quand on se noie, elle a appris ce qu'il faut faire pour
ranimer : pression rythmique sur la poitrine, du bouche-à-bouche.
Moi, j'ai besoin de bouche-à-oreille. [p. 155]
Aussi, son attachement pour Ilse n'est pas sans comporter un
certain narcissisme : « J'y suis attaché. Pour toutes
sortes de raisons, de bonnes, de mauvaises. Comme toujours. D'abord, je m'aime.
J'ai besoin d'elle. » [p. 153].
Ainsi, la présence d'Ilse lui est tout aussi
nécessaire que l'acte scripturaire, et si cet acte ne permet plus
véritablement la « conquête existentielle »,
cette présence lui devient encore plus indispensable. Plus encore, s'il
n'arrive pas à élaborer son autofiction, il conçoit une
nouvelle écriture qui aura pour voie celle indiquée par Ilse.
1.2. L'AUTOBIOGRAPHIQUE DE
COUPLE : LA VOIE D'ILSE
Si S. Doubrovsky conquiert désormais son être
à travers sa relation avec Ilse et non plus à travers son
autofiction, il a besoin d'elle pour continuer autrement son récit.
Justement, de son côté, Ilse désire être
au centre de ce récit : puisqu'elle fait partie de sa vie,
elle veut qu'il écrive enfin sur elle et sur leur vie commune :
« Tu prétends écrire à partir de ta vie. Puisque
je partage ta vie. Je partage ton livre ! » [p. 221].
Elle lui « lance » ainsi le
« défi » d'écrire « à nu et
à cru » une autobiographie de couple. Il apparaît alors
un consensus : l'auteur suit la voie d'Ilse en relevant son défi
d'écrire cette autobiographie et Ilse s'engage à critiquer
et à censurer selon sa convenance certains passages.
Précisément, Doubrovsky « transpose » dans
son roman l'élaboration de cette autobiographie de couple.
À leur rencontre, Ilse fut charmée par
Doubrovsky, ou plus exactement « flattée » par les
« attentions » particulières de celui qui
était alors son professeur de littérature française [p.
64], et plus encore, « impressionnée » par le roman
Fils [p. 65]. Ilse apparaît alors comme la lectrice
idéale du romancier, son attirance pour ce dernier étant en
quelque sorte le résultat de la stratégie autofictive
adoptée par celui-ci : « Si le lecteur a bien voulu me
suivre, si j'ai réussi un peu, rien qu'un peu, à éveiller
son intérêt pour mon personnage, je lui refilerai ma
personne. » [p. 256]. Son écriture autofictive est une
tentative de séduction parfaitement réussie avec Ilse, comme le
déclare Doubrovsky dans cette phrase : « Puisque ma femme
est romantique, normal, mes romans m'ont rendu pour elle
intéressant. » [p. 65-66]. En somme, ce qu'elle aime en lui,
c'est moins l'homme que l'écrivain. Celui-ci le confesse dans
L'Après-vivre, op. cit., p. 47-48 :
Mes livres, elles ne les a pas lus, elle se les est
appropriés, elle en a fait sa substance. Sa substance, pour les coups
durs, entre nous : celui qui me rattache toujours à toi, c'est
l'écrivain. Lors de nos bisbilles, zizanies, avoir un enfant ou pas,
mes bouquins ont été notre ciment. Grâce à eux, nous
ne nous sommes jamais disjoints. Elle est, contre vents et marées du
mariage, restée ma conjointe.
Seulement, en contrepartie, Ilse attend de son mari qu'il lui
rende la vie romanesque : « Quand ma femme n'est pas
éruptive, elle est romanesque. Avec elle, il faudrait sans cesse filer
le doux et le tendre, la trame de la vie serait une métaphore amoureuse
continue. » [p. 62] - ou tout au moins, elle espère de lui
qu'il l'édifie en personnage romanesque :
Ma femme me prend à mon propre piège. De ma
faute. Pourquoi j'ai toujours parlé de moi-même dans mes livres.
Maintenant, puisqu'on est mariés, elle veut sa place. Dans ma page, dans
mes pages. À mes côtés. Comme on fait son lit, on se couche
par écrit. [p. 51]
C'est que, lasse de le voir écrire sur son
passé, sur ses anciennes expériences sexuelles et sentimentales
(« Mes histoires à moi donnent à ma femme la
nausée. » [p. 49]), Ilse éprouve le sentiment de ne pas
exister pour lui : « Tu es tout le temps à évoquer
les autres femmes. Et moi, je ne compte pas, je n'existe pas ? »
[p. 219]. Serge se trouve alors dans l'obligation d'écrire un
« roman conjugal » : « [...] si je continue
à consacrer la flamme du souvenir aux autres, elle en est capable,
à la longue, possible qu'elle me plaque. » [p. 51]. En somme,
l'auteur du Livre brisé relate le
« défi » que lui lance sa femme [p. 50] :
d'écrire sur elle et sur leur couple, et de « dire »
la « vérité » sur leur relation, sans omettre
leurs conflits : « Elle m'a dit : tiens, voilà ma vie, et
la tienne, et leur enchevêtrement inextricable, et leur emmêlement
de joies, et leurs entrelacs de tortures, c'est à toi, tisse ton
texte. » [p. 311].
De ce fait, Ilse lui demande d'aller au-delà des
limites traditionnelles du genre autobiographique. Comme l'a montré
Jaccomard206(*),
Doubrovsky repoussait déjà, dès son premier ouvrage, les
limites du genre en publiant sa vie sexuelle : « [...] par
écrit, dans mes livres. Là je m'expose, je m'entrebâille
coeur et braguette. » [p. 69] - même si, comme le rappelle
notre auteur, ces limites ont fini par disparaître à
l'époque actuelle :
Montaigne, lui, avait de la chance. De son temps, il
existait des bornes, des barrières. Mes defauts s'y liront au vif,
et ma forme naïfve, autant que la révérence publique me l'a
permis. De nos jours, la révérence publique ou pubique, on
lui tire sa révérence. [...] En cette fin de
siècle, on ne veut plus que des scènes à poil. Quand on
dévoile, âme et braguette, il faut tout entrebâiller.
[p. 176]
Mais l'auteur n'est pas sans connaître les risques de
cette autobiographie de couple, quand bien même le récit aurait
pour sous-titre « roman », car il est une chose
d'écrire sans pudeur ses expériences personnelles et conjugales
passées, il en est une autre d'exposer ses expériences heureuses
et malheureuses avec sa conjointe actuelle, et par la même, de
dévoiler la vie privée et même intime de celle-ci207(*). L'auteur indique ainsi au
lecteur implicite ou narrataire extradiégétique que
l'écriture autobiographique comporte toujours une part de censure.
D'ailleurs, dans ce dialogue fictif ou feint, il rappelle à Ilse que le
récit autobiographique a ses limites :
Je ne vais pas te faire un cours, ce n'est ni le lieu ni
le moment. Mais Rousseau, il a, si j'ose dire, publié les
Confessions après sa mort... Gide, il a éliminé
de son Journal tout ce qui avait trait à Madeleine... Il y a
des choses qu'on ne peut pas publier de son vivant, quand c'est vivant...
[p. 49-50]
Mais précisément, Ilse s'obstine et exige de lui
qu'il dépasse ces limites convenues : « Michel Contat a
écrit que, dans tes romans, tu reculais `les limites du dicible'... Eh
bien, recule-les encore ! » [p. 50]. Seulement, il sait
très bien ce qu'il peut lui en coûter, car un tel récit ne
peut être sans répercussions sur le réel, sur sa
vie208(*) :
Inutile de lui expliquer que, justement, si
j'écris, c'est pour tuer une femme par livre. Élisabeth dans
la Dispersion. Rachel dans Un amour de soi. Ma mère
dans Fils. Lorsqu'on a raconté, on liquide et ça s'en
va. On accole des centaines de milliers de signes pour effacer. Une fois que
c'est imprimé, en principe, ça gomme. Ma femme, je n'ai pas envie
de la dissiper par écrit, de l'effilocher dans les volutes stylistiques.
[p. 50-51]
Ici, Doubrovsky « transpose » ses propres
craintes. En effet, quelle sera la réaction d'Ilse, une fois ce roman
publié ? Pourra-t-elle affronter le regard des autres et surtout
celui de ses amis (étant Autrichienne, sa famille ne connaît pas
le français et, par conséquent, ne pourra jamais lire ce
récit) ? Et d'abord, pourra-t-elle supporter d'être
touchée dans son image, dans son amour-propre ? Plus encore,
puisque le couple est en pleine période de crise, ce récit ne
risque-t-il pas de raviver ou d'aggraver les ressentiments et les
conflits ? Doubrovsky rapporte ses efforts pour persuader Ilse
d'abandonner sa requête : il est tout à fait conscient du
danger et, pour en convaincre Ilse, il rappelle justement que dans Un amour
de soi, il exposait ses déboires amoureux avec sa conjointe
précédente, Rachel, et en profitait pour régler ses
comptes avec celle-ci209(*) : « Enfin, ça ne te
gênerait pas ? Que j'écrive sur toi comme j'ai écrit
sur Rachel ? » [p. 51]. Et comme il le montre dans l'extrait
ci-dessous, la réaction de sa femme pourrait être tout simplement
celle-ci : « Si je dis vrai sur elle, sur moi, si j'écris
nos quatre vérités, possible qu'elle me quitte. »
[ibid.]210(*).
Mais la réponse d'Ilse s'avère décisive,
et sous-entend que ce récit peut aussi avoir une action
thérapeutique sur leur couple : « Au point où nous
en sommes, nos amis en savent suffisamment. Les autres, ça n'a aucune
importance. Et puis, tu me montreras ce que tu écris, avant de le
publier. » [ibid.]. La réaction de Serge est alors
immédiate, s'il doit dépasser les limites traditionnelles du
récit autobiographique, Ilse apportera les nouvelles limites, et la
publication du récit ne se fera pas sans son assentiment211(*). Ainsi, l'auteur explicite
au lecteur les conditions sous lesquelles il écrit :
Je respire. Au moins, il y aura une censure. Elle
m'indiquera ma limite. Ainsi je ne dépasserai pas les bornes. Lu et
approuvé, ce sera une édition autorisée. Pour mes voyages
au royaume des souvenirs conjugaux, j'aurai son visa. [ibid.]
Il est dès lors évident que le projet
d'écriture de Doubrovsky se déplace : il ne s'agit plus
vraiment de fictionnaliser, et par là même de condenser, la
dernière étape de son vécu selon une histoire fictive,
mais de relater ce qui se passe réellement dans sa vie quotidienne avec
Ilse : « Marché en main. Je ne pourrai pas dire
toute la vérité. Mais tout ce que je dirai sera
vrai. Fallait y penser. Un pacte. Impact. » [p. 52]. C'est
pourquoi, Doubrovsky délaisse l'autofiction pour écrire un
« roman conjugal », pour « transposer »
dans son roman l'histoire, c'est-à-dire les faits et les
événements marquants, de son couple, ainsi que l'histoire de la
rédaction de cette autobiographie de couple. C'est ce que
révèle l'auteur lors d'un entretien : « Ce livre
est différent des autres car il est le fruit d'une collaboration. Le
processus décrit dans le livre reprend avec exactitude les circonstances
de son élaboration. »212(*) À partir de dialogues fictifs ou feints entre
lui-même et sa conjointe, soit entre un auteur et sa lectrice, Doubrovsky
met en scène leur pacte ou négociation de vérité
factuelle, et « transpose » dans des dialogues les
critiques d'Ilse. Dès lors il écrit une
« autobiographie avec point de vue
hétérobiographique »213(*), et la narration y importe autant, voire plus, que
ce qui est narré, car elle est ce qui est au coeur du
« roman conjugal », elle constitue
l'événement central de ce roman, à savoir l'axe selon
lequel se déroule l'histoire conjugale. Pour résumer, nous
pouvons nous reporter à la page 20 de L'Après-vivre
(op. cit.) :
Je me découpe, de décennie en
décennie, je me débite en tranches de vie. Ma femme veut la
sienne. Nous avons même, là-dessus, passé un pacte.
J'écris, elle lit, elle juge, j'incorpore à mon texte ses
jugements, un livre à deux, déposé sur deux registres.
Notre vie, notre livre, seulement c'est moi le scribe.
Ainsi, tous deux s'engagent dans un véritable projet
existentiel et, du fait de leur crise relationnelle, dans un projet
thérapeutique de couple. Aussi, le « roman
conjugal » apparaît comme un roman existentiel.
1.3. LE ROMAN
EXISTENTIEL : LE MODÈLE DE LA RELATION SARTRE-BEAUVOIR
Il n'est pas sans intérêt d'examiner les
circonstances de la rencontre entre Doubrovsky et Ilse décrite aux pages
53-55 : au printemps 1978, à l'université de New York,
Serge214(*) donne un
cours sur Sartre, et Ilse, qui est l'une de ses étudiantes, se rend
à son bureau pour lui proposer une « dissertation »
sur ce même écrivain. Ce passage indique clairement que le couple
se forme sous la tutelle de Sartre et révèle que la description
de ce couple est conçue sur le modèle du couple Sartre-Beauvoir
ou tout du moins sur le mythe qu'il en a été fait. En effet, il
s'avère qu'Ilse joue dans l'existence et dans l'écriture de Serge
le même rôle que Beauvoir dans celles de Sartre, et que leur
relation se fondent précisément sur le pacte de transparence
conçu par le couple mythique, à savoir l'engagement de tout se
dire l'un à l'autre et de tout écrire publiquement sur leur vie
de couple.
Pour préciser le rôle d'Ilse dans la
construction du couple Serge-Ilse élaborée par l'auteur,
attardons-nous d'abord sur la relation entre Doubrovsky et sa mère.
Celle-ci prend une place de première importance dans son psychisme. Pour
s'en convaincre, il suffit de remarquer que son décès (survenu le
26 février 1968) a provoqué chez lui une telle dépression
mentale qu'il dût entamer une psychanalyse. Mais, en dépit de
cette thérapie, il n'est jamais parvenu à assumer pleinement
cette disparition, comme le prouve le passage suivant :
Voilà. Presque vingt ans qu'elle est morte. Des
années et des années d'analyse. Je ne peux toujours pas vivre
sans mère. Comme ça que je suis fait. À défaut de
la mienne, j'essaie de m'en refabriquer une autre. [p. 155]
Depuis, il n'a eu de cesse de chercher un substitut maternel
en chacune de ses compagnes, comme il l'avoue dans son article
« Analyse et autofiction » : « Moi, mon
drame, c'est que j'ai eu trop de mère, j'ai demandé à
chaque femme que j'ai connue d'être ma mère. »215(*). C'est pourquoi, il
considère dans Le Livre brisé que sa « femme
est un peu comme [s]a mère » [p. 49]. Or, cette
mère joue un rôle particulier dans son psychisme, comme il le
révèle dans Fils : « ma mère c'est
mon tribunal », « MON JUGE » [p. 221, op.
cit.]. Aussi, comme l'a justement remarqué
M. Miguet-Ollagnier216(*), l'auteur exige d'Ilse ce que Sartre a exigé
de Beauvoir : jouer ce rôle de juge. En cela, Doubrovsky applique ce
qu'il a pu observer au cours de son étude sur Sartre, intitulée
« Sartre : retouches à un autoportrait »,
à savoir :
Dans la relation au Castor, la fonction maternante et
nourricière fait place à l'imago de la Mère phallique,
très proche du Surmoi pré-oedipien de l'école kleinienne
[...]. [...] le Castor est `plus moi' que Jean-Paul, dans la mesure
précise où elle est Surmoi, où elle administre la
Loi, Castor-Mentor et Juge suprême.217(*)
Alors, en toute logique, on trouve dans Le Livre
brisé ce rôle de surmoi, incarné par Ilse, on retrouve
d'ailleurs dans ce discours adressé à Ilse : « tu
es ma mère, mais ma mère, c'est DIEU » [p. 411]. Et
Ilse semble très bien jouer ce rôle : « Comme Freud
sur son pic, Sartre à son dixième étage, ma femme
aperçoit tout de loin. Je suis transparent. Elle lit mes moindres faits
et gestes. » [p. 166]. Cette fonction de surmoi exercée
par Ilse ne s'applique pas seulement à l'existence de Serge, mais aussi
à son écriture. En effet, sur le modèle de Beauvoir, elle
est non seulement sa « première lectrice, la
meilleure », mais aussi et surtout le « juge » de
son écriture [p. 47]. Pour preuve, reportons-nous à la page
265 de L'Après-vivre (op. cit.), où Doubrovsky
montre, à partir d'un passage de La Force de l'âge de
S. de Beauvoir, combien la relation Sartre-Beauvoir a constitué un
modèle :
À chacune de nos rencontres il me montrait ce qu'il
avait écrit [...]. Je pouvais mieux que [Sartre] me mettre dans la peau
d'un lecteur pour juger qu'il avait fait mouche, aussi suivait-il toujours mes
conseils.
Cet exemple célèbre a [...]
inspiré en partie mes rapports d'écriture avec Ilse.
Ainsi, ce procédé d'écriture entre Sartre
et Beauvoir, observé par Doubrovsky dans l'étude citée
ci-dessus, est repris pour élaborer Le Livre brisé :
[...] elle a un pifomètre littéraire
infaillible. Quand elle m'a dit, en me rendant mes feuillets : « Ton
début est bien trop lent, il ne force l'attention. »
Forcé, j'ai obtempéré. Mort dans l'âme, je me suis
remis à l'ouvrage. Elle est ma première lectrice. La meilleure,
la plus stricte. J'ai réécrit la première section. Ma
femme a toujours voix au chapitre. [p. 46]218(*)
Aussi, l'auteur du Livre brisé applique ce
qu'il avait observé dans cette même étude sur
Sartre219(*) :
« Plus le Surmoi flagelle, plus le Moi
expose »220(*). En effet, plus Ilse émet des critiques
littéraires vexantes pour Serge et plus Serge s'étend sur ses
aventures précédentes et blesse Ilse en retour :
Ma première lectrice, la meilleure. Seulement, elle
est un cas à part, un peu spécial. À force d'être
juge et partie, parfois me prend à partie, elle m'empoigne. Les coups
que j'ai tirés avec d'autres sont des coups de poignard. Le lire lui
retourne le fer dans la plaie. Elle me rend des coups d'épingle.
[p. 47]
Doubrovsky présente et construit son couple à
l'image de Sartre et Beauvoir : il entretient avec Ilse le même
pacte d'écriture, comme nous venons de le voir, et le même pacte
de transparence, comme l'a remarqué M. Contat dans son article
« Le roman existentiel » : « [...] c'est le
livre lui-même qui est fils de Sartre, fils de ses oeuvres, produit aussi
du mythe le plus consistant élaboré par Sartre-Beauvoir :
celui de la transparence dans le couple. `Tout dire, tout se
dire.' »221(*). Les deux conjoints s'engagent effectivement
à « tout se dire » de leurs anciennes
expériences sexuelles et sentimentales : d'un côté,
face à son mari, Ilse « raconte en long et en large son
bonheur avec son premier mari » [p. 47] et
« déballe » « les grands élans
d'âme qu'elle avait pour [...] Robert » [p. 48] ; de
l'autre, Serge fait lire à sa conjointe le chapitre 2 du Livre
brisé qui concerne uniquement ses premières aventures. Et
ils s'engagent à « tout dire » ou tout écrire
sur leur vie de couple, y compris les vérités les plus
pénibles : le dernier chapitre de la première partie du
Livre brisé, intitulé « Beuverie »,
décrit effectivement la dépression et l'alcoolisme d'Ilse, et les
violences physiques que lui inflige son mari.
Par conséquent, Serge se trouve contraint devant les
instances d'Ilse d'exposer la situation passée et présente de
leur couple, et la nature de leurs rapports. Mais, si Ilse supporte
difficilement la lecture des premières aventures de son mari, Serge
affirme que cela sera pire encore quand elle lira le récit de leurs
conflits : « Elle veut que je nous expose.
Épouse-suicide, femme-kamikaze. Que je nous fasse hara-kiri, ça
qu'elle demande. Qu'on s'ouvre le ventre, qu'on déballe comment on
s'étripe. » [p. 51].
Ainsi, en attribuant à Ilse le rôle de surmoi,
Doubrovsky peut dépasser sa subjectivité. Aussi, en disant la
vérité sur lui-même et sur sa relation de couple, en
racontant l'alcoolisme d'Ilse et ses violences envers elle, Doubrovsky fait
reculer la limite des convenances littéraires, et par la
référence au couple Sartre-Beauvoir et à leur pacte de
transparence, il révèle clairement que Le Livre brisé
s'inscrit dans la lignée du « roman
existentiel ». D'ailleurs, M. Contat affirme, après
étude de ce roman, que « [...] l'ultime du roman
existentiel : ce n'est pas une philosophie qui l'inspire, c'est un contrat
de vérité que l'auteur passe avec lui-même et dans lequel
il risque plus que sa réputation
littéraire. »222(*)
Afin de dépasser cette subjectivité et de dire
cette vérité, Doubrovsky utilise ce qu'il a justement
développé dans son article : « Sartre :
retouches à un autoportrait ». En confrontant les Carnets
de la drôle de guerre et les Lettres au Castor et à
quelques autres, il découvre que « le bel
équilibre interne des Carnets (destinés à la
publication) est fragilisé, contesté ou renversé par un
texte jumeau et antithétique (à l'intention de destinataires
privés). »223(*) Pour notre auteur, ces Carnets et ces
Lettres constituent respectivement un texte et un
« contre-texte », à la croisée desquels se
trouve la vérité. Aussi, Doubrovsky s'emploie à juxtaposer
dans Le Livre brisé un texte et un
« contre-texte » pour créer l'illusion de fournir la
vérité sur son histoire conjugale. En effet, même s'il est
l'unique auteur du « roman conjugal », la narration du
« contre-texte » s'établit avec la collaboration
d'Ilse, qui joue le rôle de critique littéraire, qui critique non
seulement l'écriture mais aussi le propos autobiographique. C'est
qu'Ilse représente le lecteur-narrataire idéal pour le
romancier-autobiographe, car elle partage la vie et l'histoire de l'auteur
depuis près de sept ans, et peut par conséquent vérifier
la « copie conforme »224(*), c'est-à-dire l'adéquation
référentielle entre l'auteur, le narrateur et le personnage
romanesque, contester et dans le même temps rétablir la
véracité du texte de son mari. C'est pourquoi, en insérant
les critiques d'Ilse dans le « roman conjugal », Doubrovsky
ajoute à son texte un « contre-texte ».
2. TEXTE ET
« CONTRE-TEXTE »
2.1. LA MISE EN SCÈNE
JUDICIAIRE DU « PACTE AUTOBIOGRAPHIQUE »225(*)
Le « roman conjugal », qui se
présente comme un livre en train de s'écrire, s'organise selon
deux types de texte, le récit public (le texte) et le discours
privé (le « contre-texte »). Dans celui-là,
le narrateur assume la fonction narrative ainsi que sa subjectivité, et
dans celui-ci, le narrateur exerce la fonction de régie d'un dialogue
qui confronte sa subjectivité avec celle de sa conjointe. La
vérité autobiographique se construit alors dans
l'« entre-deux » de ces textes, et plus exactement dans la
confrontation des deux points de vue, celui du personnage rédacteur,
Serge, et celui de sa lectrice la plus proche, Ilse. Aussi, par cette
confrontation, Doubrovsky élabore une mise en scène judiciaire du
« pacte autobiographique ».
Comme nous l'avons vu dans l'Introduction,
l'autobiographie est un genre qui, selon Lejeune, se définit par le
« pacte autobiographique » entre l'auteur et le
lecteur226(*). Mais J.
Lecarme et É. Lecarme-Tabone remarquent justement que :
« Pour qu'il y ait pacte au sens propre, il faudrait une
manière de négociation entre l'auteur et le lecteur qui, tout
particulièrement pour ce genre, n'a jamais lieu. » Puis, ils
ajoutent en note : « Cette négociation peut par contre
être mise en scène dans la fiction. »227(*). Précisément,
Doubrovsky procède à cette mise en scène dans le
« roman conjugal » : pour simuler cette
négociation, il compose une série de dialogues fictifs ou feints
entre lui-même et sa conjointe, Ilse, qui est la plus à même
de « juger » la véridicité de son texte
autobiographique. Pour être plus précis, notre auteur utilise un
dialogisme228(*),
c'est-à-dire un discours hétérodiégétique et
contradictoire. En insérant le témoignage ou plutôt le
contre-témoignage, le jugement et les critiques/accusations d'Ilse dans
son récit, il crée ainsi le
« contre-texte ».
Puisque ce « contre-texte » a pour
fonction essentielle de commenter, de compléter et de contester le
texte, il est d'un niveau narratif supérieur au texte, et puisque
la confrontation des personnages Serge et Ilse aboutit à une remise en
cause et à une remise en place de la vérité
énoncée dans le texte, on peut aisément dire que le
« contre-texte » possède un fort pouvoir de
persuasion sur le lecteur du Livre brisé, dans la mesure
où il se présente comme une caution quant à la
véridicité du récit. Ce pouvoir est renforcé par
l'« effet de réel » qui ressort du dialogue. Du fait
de l'actualisation du « contre-texte », c'est-à-dire
de la modalité d'énonciation simultanée et de la
diminution maximale de la distance d'énonciation, l'action n'est plus
racontée mais montrée comme « en direct », ce
qui donne une forte impression d'équivalence entre le récit et la
réalité. Cette impression est confortée par les
« mots-témoins » inscrits en italique (les mots
anglais et allemands) qui parsèment ce
« contre-texte » et qui sont le plus souvent
prononcés par Ilse229(*). Par conséquent, le lecteur du
« roman conjugal » assiste comme « en
direct » à l'élaboration d'un « pacte
autobiographique », et est amené à croire en ce pacte.
Aussi, il lui donne le sentiment que l'auteur restitue entièrement ses
expériences présentes, qui couvrent la durée de la
rédaction du Livre brisé.
Puisque la justice symbolise la quête de la
vérité, l'élaboration de ce « pacte
autobiographique » se fait selon une mise en scène judiciaire,
comme le révèlent les rôles respectifs que jouent Ilse et
Serge. En effet, Doubrovsky rappelle au moyen de cette mise en scène que
l'autobiographe se fait traditionnellement l'« avocat » de
lui-même : « Mes écrits plaident ma
cause. » [p. 66] ; « De toute façon, quand on se
raconte, même quand on s'accuse, c'est toujours, en fin de compte, pour
s'excuser. La règle du jeu, la loi du genre. Du genre
masculin. » [p. 280]. Précisément, par l'insertion
des commentaires de sa conjointe, notre auteur ébranle cette
« loi », puisque, dans cette mise en scène, Ilse
joue simultanément les rôles de juge, d'inspecteur de police, de
procureur et de témoin à charge, et que Serge y joue le
rôle de l'accusé, de l'avocat et du témoin à
décharge. D'emblée, en soumettant son texte à Ilse, il
attribue à celle-ci les pouvoirs d'un magistrat. Le chapitre
« Roman conjugal » s'ouvre sur l'attente de Serge
(l'accusé) des délibérations de sa conjointe (la juge) :
Un peu anxieux, j'attends le jugement de
ma femme. Décidément, dans la vie, que des
verdicts. Toujours devant un tribunal.
[...]
Je suis suspendu à sa
sentence. [p. 45]230(*)
Mais, dans cette scène judiciaire, Serge se sent
condamné d'avance, comme l'illustre cette métaphore de
l'échafaud : « La phrase-couperet va
tomber, sa bouche s'ouvre. Dans la lunette de la guillotine,
mon cou palpite. En littérature, tout est affaire
d'exécution. » [ibid.]41.
Attendu qu'Ilse est témoin de la vie de Serge, elle est plus que
quiconque à même de juger de la véridicité de son
texte. Elle peut non seulement dénoncer sa subjectivité, mais
aussi apporter une vérité (plus) objective :
« Fine mouche, fine lectrice. D'être à la fois
juge et partie aiguise l'esprit. »
[p. 176]41. C'est pourquoi, en sus du rôle de magistrat,
Ilse tient celui d'inspecteur de police ou plus spécialement celui de
procureur. Mais, ce n'est pas uniquement à la lecture du texte de son
mari qu'Ilse remplit ce dernier rôle. En effet, à propos de l'une
de leurs conversations, le narrateur commente :
Entre nous, c'est le jeu de l'interrogation qui se
déclenche. Devient un interrogatoire. Ilse est une
experte. Elle a la manie dans le sang. Chacun ses ancêtres : elle,
un grand-père, inspecteur de police à Vienne, au début du
siècle. Quand elle fronce légèrement les sourcils, quand
sa voix prend une modulation caressante, voilà le
Polizeiinspektor qui ressuscite. [p.
82] 41
On retrouve ce rôle dans la mise en scène
judiciaire de l'autobiographie :
Ma femme est toujours très forte pour les
constats. D'huissier, aurait dû être
officier de justice. Le côté
Polizeiinspektor de son grand-père
viennois.[p. 177] 41
On comprend alors mieux les craintes de Serge :
« Après avoir inspecté, elle
juge. Elle me fait part sans ambages de ses
jugements. » [p. 138] 41 - d'autant plus
que le verdict d'Ilse est un verdict de culpabilité :
Dans mes phrases, elle a toujours son mot à dire.
À redire. Elle ne se contente pas de décider ce dont j'ai le
droit ou le devoir de parler. Après elle juge. Le
malheur, elle a du jugement. J'obéis, je
m'exécute. Elle m'exécute. Cette fois,
elle se paie ma tête. Une vraie guillotine, une
remarque couperet. Mon roman vrai,
décapité, roule au panier : une fiction
fictive. [p. 280] 41
Si la « fiction » est
« fictive », l'écrivain Serge est accusé de
mentir dans son texte, et la véridicité de son texte est alors
détruite, ou, pour reprendre la métaphore du passage ci-dessus,
« décapité[e] ». Mais Serge se défend.
Dès lors, le lecteur implicite ou narrataire
extradiégiétique du Livre brisé suit le
déroulement de la confrontation des deux acteurs-témoins de
l'histoire conjugale, c'est-à-dire de deux parties adverses. Il suit
ainsi la confrontation du texte et du « contre-texte ». Par
conséquent, le juré ou le jury de cette scène judiciaire
est ce lecteur qui doit, pour découvrir la vérité,
confronter deux versions de la même histoire.
2.2. LA CONFRONTATION DE DEUX
POINTS DE VUE DIVERGENTS
Par contraste avec l'autobiographe traditionnel, l'auteur
du Livre brisé ajoute au monologue du narrateur (le texte) des
échanges dialogués (le contre-texte) dans lesquels les
personnages Serge et Ilse retracent par fragments leur histoire conjugale. Le
lecteur dispose ainsi de deux optiques différentes ou plus exactement de
deux points de vue divergents, comme dans le roman épistolaire.
D'ailleurs, à propos de ce type de roman, J. Rousset écrit :
« Dans le roman par lettres, dès qu[e le
« je »] renonce au soliste pour des combinaisons plus
complexes, chacun voit de son point de vue et selon son caractère
propre ; autant d'angles visuels que de personnages. »231(*) En cela, Le Livre
brisé est à système polymodale, il y a deux
« focalisations » ou perspectives narratives,
deux subjectivités qui livrent chacun une version différente
des mêmes faits232(*). Il en résulte une « guerre des
versions »233(*) qui vient briser les règles et les limites de
l'autofiction.
Nous avons constaté dans notre Première
partie que (l'auteur-)narrateur se dirigeait finalement vers un
récit plus autobiographique que fictionnel, mais qu'il se plaignait de
ses « trous de mémoire ». Pour les combler, il se
tourne alors, dès le chapitre « Roman conjugal » (et
dans tous les chapitres impairs, excepté le premier, de la
première partie du Livre brisé) vers sa conjointe qui,
à l'inverse, dispose d'une bonne mémoire : « Ma
femme a une mémoire fantastique, les moindres détails s'y
gravent. Elle a un ordinateur à souvenirs installé dans la
tête. La mienne, une passoire. » [p. 222]. Grâce
à elle, il recouvre la mémoire : « Ah oui,
ça me revient. Moi, j'oublie tout. Ma femme, rien. J'ai une
mémoire de moineau. Elle, d'éléphant. »
[p. 143] - et tente ainsi d'accéder à la
« maîtrise » de son récit autobiographique.
Seulement, ce problème de mémoire en inclut un autre :
« Je reconnais, ma mémoire, n'est pas infaillible. Pas que la
mémoire, question aussi de vision, j'ai la vue basse. » [p.
174]. Il est alors pris à son propre piège, car ses souvenirs et
sa vision des choses ne concordent pas forcément avec ceux de sa
conjointe234(*), ils
sont même, au regard d'Ilse, partiels et partiaux et ce, dans
l'écriture comme dans la vie. L'auteur du Livre brisé
insiste sur cette partialité, notamment dans le dialogue du chapitre
« L'anneau nuptial », où le personnage Serge demande
Ilse en mariage : Serge est surpris des hésitations de sa
partenaire, mais elle lui rappelle justement ce qu'il semble avoir
(volontairement) oublié : « [...] n'oublie pas [...]
qu'au bout de quinze jours [après leur rencontre], j'ai quand même
voulu te quitter [...]. » [p. 90-91] ; « Tu
oublies que tu as quand même essayé un soir de
m'étrangler ! » [p. 82]. Cette situation où
Ilse rafraîchit la mémoire de son mari et où elle
dénonce sa partialité est logiquement reproduite dans les
dialogues où Ilse fait part en privé de ses jugements sur le
texte retraçant leur histoire conjugale. L'auteur organise ainsi une
confrontation entre le texte de Serge et le
« contre-texte », qui regroupe les dialogues entre Serge
(le personnage rédacteur) et sa conjointe (le personnage lecteur). Plus
exactement, l'auteur met en scène, dans ces dialogues, la confrontation
entre Serge, qui représente la voix de
l'« autofictionnaire »/« autoficteur »,
et Ilse, qui représente la voix de l'autobiographe traditionnel (qui
cherche la vérité objective ou factuelle à partir de ses
propres souvenirs).
Aussi, à chacun de ces dialogues, le retour sur leur
passé commun fait naître ou resurgir des divergences de
mémoire et de point de vue, et des discordes entre les deux
protagonistes, comme le confesse le narrateur : « Comme s'il n'y
avait point assez de conflits dans notre existence, la relater en crée
d'autres. » [p. 220]. Étant donné que chacun des
deux partenaires délivre sa vérité et ainsi la
part de vérité omise par l'autre, les dialogues
révèlent nettement leurs différends et leurs
affrontements : « On a souvent, comme ça, à
l'improviste, de longues conversations où l'on se lance à la
tête nos quatre vérités. » [p. 142]. Par
conséquent, l'hétérogénéité du
discours rend problématique l'écriture. Prenons pour exemple ce
qui représente leur principal sujet de conflit, la conception d'un
enfant : « Dans une perspective inverse, on ne voit pas les
choses du même oeil. [...] Corps à corps, empoignade, sujet
casse-cou. » [p. 221]. Ilse décèle une erreur notable
dans le texte, une erreur qui est à ses yeux le signe de la mauvaise foi
de son mari : lorsqu'elle lui exprimait pour la première fois son
désir d'avoir un enfant et qu'il refusa en raison de son âge,
Serge n'avait pas la soixantaine, comme il le prétend, mais la
cinquantaine :
La soixantaine, c'est maintenant que tu en approches, ce
n'est pas au moment que tu décris, mais au moment où tu
écris... Commode, hein ? En changeant les dates, tu changes de
rôle ! Ta soi-disant fiction devient un mensonge.
[p. 279]
De son côté, Serge lui rappelle ce qu'elle semble
avoir oublié :
Je reconnais, j'ai une mémoire épouvantable.
Mais il y a quand même quelque chose dont je me souviens. [...]
La fois où tu m'as déclaré que tu ne voulais pas
d'enfant, j'ai ri, j'ai dit : « Là-dessus, on est
d'accord ! » C'est même ce qui m'a décidé
à transformer notre ménage en mariage. [p. 124-125]
Seulement, Ilse est plus jeune que son mari de vingt-trois
ans, ce qui explique ce désir d'enfant, quand de surcroît ses
relations avec les deux filles nées du mariage précédent
de Serge n'ont aucunement évolué dans le sens d'une relation
filiale pouvant compenser, comme elle l'avait espéré, ce
désir d'enfant. Dans cet exemple, il apparaît clairement
qu'à travers ces deux personnages « focalisateurs »
s'expriment deux voix discordantes, deux subjectivités en conflit, soit
deux perspectives inconciliables :
La réalité, j'avoue, souvent, quand j'essaie
de me la rappeler, j'en retranche. Ma femme en rajoute. Où est le juste
milieu. Des mêmes faits on a parfois des versions opposées.
[...] Bagarre, je n'en démords pas, elle ne recule pas d'un
pouce. On s'énerve, on hurle [...]. On est chacun certain du
contraire. Pas toujours facile de s'accorder, souvent, lorsqu'on veut les
accorder, nos violons grincent. [p. 174]
Serge et Ilse s'engagent alors dans une « guerre des
versions », dans un duel oratoire, où chacun tente d'imposer
son point de vue. Le lexique du combat d'épée dans le passage
ci-dessous illustre parfaitement ce propos :
Nos regards ferraillent. [...]
Quand on compare nos points de vue, ils s'entrechoquent. Si
l'on évoque le passé, on a aussitôt une passe
d'armes. [...] On ne voit pas du tout pareil. [...]
Les souvenirs qui bouillonnent sont un ferment de discorde. [p.
63]235(*)
On peut également noter que ce droit de regard
accordé à Ilse sur le texte de Serge, que ces divergences de
point de vue et que ces désaccords au sein du couple se manifestent
clairement dans ces extraits où sont décrits le regard
d'Ilse : « Éclats de voix, elle me fusille de la
prunelle. Ses yeux lancent des éclairs à bout
portant. » [p. 47] ; « Son oeil ne plaisante pas
du tout. Elle fait feu de la rétine. Son regard me met en
joue. » [p. 49] ; « Je sens l'orage. Son oeil jette de
nouveau des éclairs. » [p. 59] ; « Plus
des éclairs, ses yeux crachent des flammèches, ils
m'incendient. » [p. 61] ; « Les yeux d'Ilse jettent
des éclairs, elle me foudroie. » [p. 139] ;
« [...], les yeux d'Ilse jettent des éclairs, cette fois, la
guerre au lance-flammes. » [p. 146] ; « Son oeil
fulmine. » [p. 165] ; « [...] éclairs aux
prunelles [...] » - ce qu'Ilse n'est pas sans remarquer :
« Quand tu écris, j'ai toujours l'oeil qui jette des
éclairs, qui fulmine... » [p. 174].
C'est qu'Ilse ne voit dans l'autofiction de son mari qu'une
fiction flatteuse, qu'une fable complaisante : « Tu as une
façon de récrire l'histoire à ta convenance, d'en faire
une idylle, qui m'agace. » [p. 90]. Les paroles d'Ilse fonctionnent
comme une contre-écriture par rapport à celles de Serge, elles
envahissent le récit, au point de rendre l'écriture
problématique. Chapitre après chapitre, Ilse vient
défigurer, recomposer le texte de Serge, elle y ajoute sa
contre-vérité. Face à elle, Serge se défend :
« Écoute, je ne tiens pas un journal de bord, je fais un
roman. Une fiction, ça déforme, ça synthétise. De
la vérité, ça extrait la quintessence, ça ne
fournit pas tous les détails. » [p. 279] - ce à quoi
Ilse répond : « Oui, Herr Professor, mais il y a
des détails qui ont leur importance ! »
[ibid.]. C'est pourquoi, Ilse ajoute des
« détails » qui viennent contrecarrer le discours de
Serge et ainsi perturber l'autofiction et la vérité subjective
qui s'en dégage. Dès lors, Le Livre brisé
se divise en deux voix narratrices dont la seconde détruit
méticuleusement tout ce que la première s'est efforcée
d'établir. Par exemple, à l'évocation de leur
première nuit d'amour, Serge déclare : « Je me
rappelle qu'entre ton arrivée et ton départ, dans le grand lit de
Rachel, tu as eu l'air assez contente de mes services... » [p. 60].
Ilse rétorque :
Ce n'est pas dans le grand lit de Rachel, tu as
écrit ça dans Un amour de soi, parce que ça avait
l'air plus provocant, plus cynique, mais tu avais bien trop la trouille que
Rachel s'aperçoive de quelque chose ! On a été se
caresser dans le petit lit de ta petite chambre... [p. 61]236(*)
À cela, elle ajoute qu'à leur arrivée et
à leur départ, Serge s'est montré
« pleutre » [p. 56] et d'une
« lâcheté pitoyable » [p. 61], tout d'abord en
la laissant seule dans le couloir pour s'assurer de l'absence de Rachel [p.
56], puis en la laissant partir seule à deux heures du matin dans un
taxi, en lui donnant « comme à une pute »
[p. 61] un « billet de vingt dollars pour la course »
[ibid.]. Aussi, apporte-t-elle une autre version des faits
décrits dans l'autofiction, elle comble les omissions et rectifie les
déformations de Serge, de façon à étaler ses
« complexes » [p. 60] et sa constante
« fausse position » [p. 58]. En pointant le doigt sur
les complaisances de Serge, elle présente l'envers du décor
autofictionnel et ainsi ébranle le processus de fictionnalisation :
Dans son jugement. Je la méjuge. Moi, je me situe
d'emblée sur les hauteurs éthérées, je parle
littérature. Elle est terre à terre. Mon personnage, elle s'en
fiche. Elle en veut à ma personne. J'ai beau m'abriter derrière
mes fictions, elle cherche les réalités, la petite bête.
[p. 60]
Alors lasse de ces arrangements, Ilse exige de Serge qu'il
abandonne la fiction pour « dire » la vérité
(objective) sur leur histoire conjugale : « JE VEUX que tu dises
tout ce que tu m'as fait endurer ! » [p. 221] ;
« [...] si tu ne racontes pas les choses comme elles se sont
passées, je te fais un procès ! »
[ibid.]. Doubrovsky illustre ici l'un des problèmes auquel est
confronté le romancier contemporain : aujourd'hui, le personnage
principal réfère davantage à l'auteur, si bien que le
romancier s'expose aux réactions des proches qu'il a transformés
en personnage, et risque, après chaque publication, un procès
pour diffamation :
De nos jours, les personnages se rebiffent contre
l'auteur. Lui font des procès. Jacques Lanzmann, sa mère lui en a
fait un pour le Têtard. Serge Rezvani, pour son Testament
amoureux, a eu des ennuis avec la justice. [p. 222]237(*)
En somme, Doubrovsky rappelle par ces quelques mots et plus
globalement par le « roman conjugal » que le romancier
qu'il est ne dispose pas des mêmes libertés que celui des
siècles précédents, qu'il ne peut comme celui-ci faire ce
qu'il veut de ses personnages, car, précisément, Ilse est une
personne réelle avant d'être un personnage de fiction238(*). C'est ce qu'indique
clairement le passage suivant :
Je soupire. Ils ne connaissaient pas leur chance, les
romanciers du XIXe. Ils pouvaient décider de raconter ce
qu'ils voulaient. Flaubert, avec sa Madame Bovary. Zola, avec sa Nana. Moi,
avec la mienne, je ne suis plus libre. Pégase, l'inspiration, peux plus
enfourcher mon dada. Elle radine, proteste, objecte. Me rogne les ailes, me
muselle. Du coup, j'aboie. [p. 219]
Ainsi, l'auteur du Livre brisé retrace dans le
« roman conjugal » les perturbations de la création
romanesque - perturbations entraînées par la présence
d'Ilse, par le fait qu'elle est, plus qu'un personnage du roman, la lectrice
critique de ce roman, par le fait même qu'elle conteste le personnage que
Serge fait de lui-même et qu'elle corrige le texte en biffant tout
écart entre l'imagination de Serge et le réel, comme l'atteste
celui-ci : « Si vos personnages se mettent en grève, si,
de plus, ils se transmuent en glossateurs, on n'a plus qu'à fermer
boutique. » [p. 175]. Dans Le Livre brisé, Ilse
brise alors les règles fondamentales de l'autofiction, elle ôte
à Serge son autorité de romancier, elle le
dépossède de son texte en le privant de la liberté de
fictionnaliser, c'est-à-dire de choisir parmi les faits et les
événements de leur vie conjugale les sujets à raconter, de
les écrire selon ses impulsions et ses intentions, de les arranger
à sa convenance. De plus, elle perturbe l'autofiction en obligeant Serge
à écrire sur leur situation conjugale actuelle. Par
conséquent, le principe même de l'autofiction décrite par
Doubrovsky dans les deux passages ci-dessous est réduit à
néant :
Seul, le trou, le gouffre, la béance que le moi
devient en se faisant autre avec le temps, en se
« fictionnalisant » pour lui-même, peuvent
déchaîner l'imagination romanesque et l'imaginaire
verbal.239(*)
Il faut que ma vie fasse roman pour que je puisse
écrire. Il faut aussi que les histoires que je raconte soient
achevées, forment un tout cohérent, pour que je puisse les
ressaisir dans une structure, un mouvement d'écriture qui leur soit
propre.240(*)
En somme, dans ce « roman conjugal », le
personnage Ilse s'efforce de se substituer à Serge, le personnage
rédacteur :
Ma femme s'empare de ma plume. Elle édicte ce que
je dois dire. [...] Je ne suis plus maître de mon encre.
Peut-être vouloir débiter sa vie pendant qu'on la vit, pas au
passé, à chaud, à vif, est un pari impossible. [p.
220]241(*)
Afin de figurer la brisure du fondement même de
l'autofiction - brisure qui résulte de la présence et de la
volonté impérieuse d'Ilse - l'auteur intervertit à deux
reprises le narrateur et le narrataire intradiégétique. En effet,
aux pages 125-126 et 131-133, Ilse devient le « je » et
Serge le « tu » du texte narratif - ce texte ne
présentant ni tiret ni guillemet, il ne peut être un dialogue.
Ainsi, au fil des pages, la voix d'Ilse prend de l'importance : au fur et
à mesure que la narration progresse, l'autorité d'Ilse s'impose,
au point que c'est elle qui finit par choisir les éléments de la
biographie de couple et qui décide de la façon de les raconter.
Plus exactement, c'est elle qui décide de ne plus trier ces
éléments et de tout dire de leur histoire conjugale :
« Secrets pénibles, pudeurs personnelles, vertiges
intimes. » [p. 312]. Tout d'abord, Serge feint de ne pas
comprendre les exigences de sa conjointe en lui déclarant :
« Tu ne veux tout de même pas que je décrive en
détail comment on a fait l'amour, dans quelle
position ? » [p. 58]. Ilse précise ses
intentions : elle ne pense nullement à leurs relations sexuelles,
mais à « l'enfer » de leur vie maritale. Aux
premières pages du chapitre « Avortements », soit
à l'avant-dernier chapitre du « roman conjugal »,
elle déclare à Serge : « [...], MOI ! J'exige
que tu parles aussi de MES avortements... Car je n'en ai pas eu qu'un...
GRÂCE À TOI ! » [p. 220-221]. Aussi, aux
premières pages du chapitre « Beuveries », soit au
dernier chapitre de ce roman, elle le somme de cesser de romancer pour
« dire » « la vérité de [leurs]
rapports » [p. 280-281], pour révéler enfin son
alcoolisme et les coups violents qu'il lui inflige. Dès lors, le pacte
qu'Ilse et Serge avaient conclu au tout début du chapitre
« Roman conjugal » - Serge écrit à sa
convenance sur leur couple et Ilse censure les passages qu'elle juge trop
impudiques - est brisé. Comme Serge le confesse, les limites
de l'autofiction subissent alors, sous la pression d'Ilse, un sort
identique : « [...] une fois qu'on a franchi les limites, il n'y
a plus de bornes. Entre le dicible et l'indicible, où s'arrêter.
Plus de frontière. » [p. 281].
Ainsi, il résulte de cette confrontation des
protagonistes une brisure des règles et des limites de l'autofiction.
Arrivé au chapitre « Beuveries », Serge ne peut plus
se regarder avec complaisance et se doit, pour « honorer
[le] défi » d'Ilse [p. 281], d'élargir plus
encore le champ des aveux et des confidences, de dire l'inavouable ou
l'indicible de leur vie conjugale. Justement il faut avoir passé les 280
premières pages du Livre brisé pour voir
apparaître cet indicible - Jaccomard parle de
« stratégie de la réticence »242(*). C'est que cet indicible ne
relève ni de l'ordre de la sexualité ni du simple conflit
conjugal, il réfère à la situation passée et encore
présente du couple, situation dans laquelle Serge tient un bien mauvais
rôle. Dès le chapitre « Beuveries »
s'opère un net renversement des rapports entre Serge et Ilse, car, si
Serge était décrit jusqu'alors comme un écrivain passif et
victime de son épouse, et Ilse comme une lectrice active et bourreau de
l'écrivain, dans la vie conjugale Ilse est de fait une femme passive et
victime des coups de Serge, qui est alors le bourreau.243(*) L'indicible, c'est alors la
lente marche du couple vers l'« enfer », c'est
« l'harmonie conjugale tirée à hue et à dia
[...]. » [p. 236]. Le narrateur émet justement le
commentaire suivant : « notre vie, pas de mot, depuis qu'[Ilse]
boit, pour la décrire » [p. 297]. Cette crise conjugale
débute avec le rejet catégorique de Serge d'avoir un enfant avec
Ilse - « La vérité, toute nue, brutale,
voilà : je n'aime pas les enfants. Je n'ai jamais voulu en
avoir. » [p. 177] - car dans cette éventualité,
Ilse ne pourrait plus être en même temps la mère d'un
« vrai » enfant [p. 155] et le substitut de la
mère de Serge. Les projets de Serge n'ont jamais été de
l'ordre de la procréation mais uniquement de l'ordre de la
création littéraire : « Mes projets incluent
oeuvres imprimées et oeuvres de chair. Que les femmes soient
charmées, mais pas grosses de mes oeuvres. » [p. 222] - et,
comme l'a très justement remarqué M. Miguet-Ollagnier, ce
rejet et même cette « répulsion » [p. 232]
pour la fécondité relève d'une éthique
empruntée à Sartre.244(*) Mais par son refus catégorique, Serge vient
« briser le coeur » [p. 232] d'Ilse. En effet, il la
contraint à subir deux avortements, comme en témoigne le chapitre
justement intitulé « Avortements » -
« Sentence, je la guillotine, alors il faudra bien le faire
passer. [...] Son visage pâlit, s'éteint quand je l'ai
connue, elle était rose. [...] Là, elle était
carrément blanche. » [p. 232] -, ce qui entraîne la
dépression, l'alcoolisme et les tentatives de suicide d'Ilse. Aussi,
éprouve-t-elle de la rancoeur contre son mari qu'elle finit par injurier
régulièrement. Alors, incapable de supporter ses ivresses et ses
insultes, Serge la frappe. Dès lors, Ilse et Serge se montrent, chacun
à leur façon, de plus en plus violent l'un envers
l'autre245(*). Le
récit de cet « enfer » débute
véritablement au chapitre « Beuveries », par une
scène où Ilse injurie Serge qui répond finalement par des
coups. Cette scène est écrite en un paragraphe dont l'ouverture
et la clôture se font écho :
salaud, qu'elle hurle à tue-tête, je dis,
tu vois que je travaille, fous-moi la paix, sur le seuil de mon
bureau, elle vocifère, ordure [...], salaud, je
dis, tu vois que je travaille, fous-moi la paix, sur le seuil de mon
bureau elle vocifère, ordure, crapule [p. 281-283]
Cette scène est racontée au présent, d'un
présent itératif ou présent d'habitude. En d'autres
termes, « ce soir » [p. 305] est représentatif de
bien d'autres soirs et cet « aujourd'hui » [p. 308]
est représentatif de beaucoup d'autres jours ; cette scène
(« cette fois » [p. 283]) constitue le point de
repère des autres scènes, décrites jusqu'à la fin
du chapitre « Beuveries » et introduites par
« des fois » (seize fois) ou par
« quand » (vingt-cinq fois). L'écho entre le
début et la fin du paragraphe cité ci-dessus et la
répétition de cette scène par des scènes similaires
figurent l'enlisement du couple dans le « cercle vicieux »
[p. 283] des violences verbales et physiques, et l'incapacité des
partenaires à trouver une issue à leur conflit. Pour exprimer
cette situation indicible, l'auteur fragmente le texte en paragraphes non
ponctués ou bien, par endroits, ponctués seulement de virgules,
omet les lettres majuscules au début des paragraphes et emploie les
termes les plus crus : rien que le titre du dernier chapitre de la
première partie du roman, « Beuveries », est
éloquent. Ce dernier point est tout à fait manifeste dans ces
quelques extraits :
je lui glaviote un gros comme ça en pleine
tirelire [...] et puis ça gicle au lance-flammes en pleine
poire un molar [...] la tabasse à mort la bats comme
plâtre [p. 294]
je tape sec, je cogne soudain, au dessert une pêche,
quand elle attaque ainsi mes filles, lui flanque un taquet, toqué, je
perds la boule, je perds le nord, quand ma femme est givrée, j'ai envie
de la refroidir, lui fermer à jamais la gueule, [...] quand ma
femme a ses excès de boisson, j'ai mes accès de meurtre [p.
295]
maintenant chaque fois qu'elle se soûle la gueule,
je lui fous carrément un pain dessus, pas du gâteau, lorsqu'elle
dégoise ses injures, une vraie tarte [p. 298]
Ces quelques citations suffisent pour constater que la
complaisance de Serge envers lui-même disparaît finalement du
texte. En effet, il emploie pour se décrire un vocabulaire à la
mesure de la violence de son comportement avec Ilse. Aussi, dépasse-t-il
les limites du dicible, c'est-à-dire les limites de l'autobiographie et
même de l'autofiction, en avouant l'inavouable, à savoir son
comportement « monstrueux ». Il est une chose de
révéler ses différends conjugaux, il en est une autre
d'avouer, publiquement et sans crainte pour sa réputation, les violences
physiques qu'on inflige à sa conjointe, car, si notre
société admet la domination masculine, puisqu'elle est en son
fondement246(*), elle
n'en condamne pas moins l'usage de la violence.
Ainsi, de par les critiques d'Ilse, Serge se trouve
dépossédé de son entreprise autofictionnelle, et la
confrontation des deux points de vue divergents brise le livre dans une
« guerre des versions » qui rend compte des
subjectivités respectives d'Ilse et de Serge, qui traduit la
complexité et la difficulté de leurs rapports, et qui surtout
produit des effets de diffluence et d'opacité dans le roman. À
propos de cette brisure du livre, l'auteur écrit dans son article
autocritique « Textes en main » :
Le phénomène que j'avais noté
à propos de Fils, d'une « auto-connaissance non
leurée, c'est-à-dire à hétéroconnaissance
incorporée » se produit à nouveau ici. La femme du
narrateur, Ilse, remplace l'analyste Akeret pour déloger le moi de ses
certitudes spontanées, offrir une perspective différente, souvent
contradictoire, des mêmes événements, dédoublant
sans cesse la narration, la mettant sans trêve en abyme ou en conflit
avec elle-même, créant, dans le texte, une sorte de
« surfiction », d'indécidable, dont le narrateur
n'est pas maître. [...] Brisé, le livre l'est aussi par
la confrontation permanente des points de vue.247(*)
En conséquence, la confrontation des deux points de vue
divergents interrompt le processus d'écriture autofictionnelle et par
là même, le projet existentiel. Elle exclut pour Serge toute
possibilité de reconstruction et de conquête de l'être, car
l'écriture à deux produit de lui deux images contradictoires. En
cela, l'auteur applique la théorie de Sartre qu'il présente en
ces termes :
Bien sûr qu'il y a les autres, et comment. On en est
la proie. Par le pour-autrui, le pour-soi s'échappe. Une
indépassable dimension, une aliénation fondamentale. Dans le
regard de l'autre, une partie intégrante de moi m'est
dérobée. Le regard d'autrui me fige en objet. [...] L'un
qui est sujet, ou l'autre. Pas les deux ensemble. [p. 151-152]
À cela, on peut ajouter que cette confrontation brise
non seulement les règles mais aussi les limites de l'autofiction en ce
qu'elle amène le narrateur à exposer dans le chapitre
« Beuveries » l'indicible de sa vie conjugale. Cette
progression dans l'indicible correspond en fait à une stratégie
de l'auteur visant à donner l'impression (au lecteur) que le narrateur
abandonne malgré lui, chapitre après chapitre, son autofiction
pour s'engager dans un récit plus autobiographique, plus authentique,
plus fidèle à la réalité et à la
véridicité des faits, et qu'il n'est plus maître de son
récit comme il ne l'est plus dans sa vie : avec la confrontation du
texte et du « contre-texte », et la dépossession
narratoriale, le lecteur a encore plus l'impression de détenir toute la
vérité sur cette histoire conjugale. Dans ces conditions,
cette brisure de l'autofiction fait, si l'on peut dire, partie
intégrante de la fiction, puisqu'elle est mise intentionnellement et
délibérément en fiction par l'auteur. Seulement, le
décès d'Ilse, fait imprédictible, vient briser la fiction
de S. Doubrovsky. Il se produit ce que cette phrase décrit :
« La réalité fait irruption, dévore la fiction
et la redoutable » [p. 235]. Nous assistons cette fois-ci
à une dépossession auctoriale, et pour cette raison, nous pouvons
considérer la seconde partie du Livre brisé comme un
autre type de « contre-texte ».
3. LA BRISURE DE LA
FICTIONNALISATION
3.1. LA BRISURE DU
« ROMAN CONJUGAL »
Doubrovsky « transpose » dans le roman la
brisure de son existence, comme l'indiquent très clairement le titre
Le Livre brisé et l'ouverture de la seconde partie
« Disparition » : « Un livre,
comme une vie, se brise. Ma vie, mon livre sont cassés
net. » [p. 311]248(*). Puisque le décès d'Ilse, survenu le
25 novembre 1987, entraîne la brisure du couple, il entraîne aussi
la brisure du « roman conjugal » : l'auteur confesse
ne plus pouvoir conclure ce roman comme il l'avait prévu, par le
chapitre « Hymne » ou
« Retrouvailles ». Il ne lui reste plus qu'à
commenter et compléter son roman, et à poursuivre le récit
de son existence à partir de son deuil. Aussi, puisque l'irruption du
réel brise tout le processus de fictionnalisation, Doubrovsky n'a plus
ni règles ni limites pour écrire. Il est désormais un
écrivain désemparé qui, seul, doit poursuivre son livre
à jamais brisé, et repousser davantage les « limites du
dicible ».
Le décès d'Ilse vient briser l'imagination de
l'auteur et dans le même temps le statut autofictionnel du récit,
comme le montre ce passage de la seconde partie « Absence »
:
Je n'avais qu'à écrire un roman, comme tout
le monde. Un roman, on est maître de le terminer à sa guise,
d'inventer, envers et contre tous, si l'on veut, un heureux dénouement.
Je rêvais, au long récit de nos tribulations, une fin
joyeuse.
Si l'on décide d'écrire sa vie, la vie
décide ce qu'on écrit. L'enchaînement des épisodes,
suite et fin, le récit ne nous appartient plus. [...] Une
histoire peut rester en suspens. Pas un livre : il faut début, milieu et
fin. [p. 317]
Jaccomard introduit ce passage dans son étude par le
commentaire suivant : « la `fiction d'autofiction' est
explicitement abandonnée, modifiant rétroactivement le pacte des
`romans' doubrovskyens »249(*). Pour notre part, nous voyons effectivement dans ce
passage l'aveu explicite d'un abandon de l'autofiction, mais il convient sans
doute de ne pas outrepasser notre position de lecteur en nous gardant de briser
nous-mêmes le « pacte romanesque » établi par
Doubrovsky, et ce, tout aussi bien pour Le Livre brisé que pour
les romans précédents. Comme le montrent la page de couverture et
la page de titre, le pacte concerne tout Le Livre brisé,
y compris la seconde partie qui retrace la vie de l'auteur après le
décès d'Ilse - cela est confirmé par le
sous-titre « roman » de l'ouvrage suivant,
L'Après-vivre, qui est « non pas la suite mais la
poursuite du Livre brisé » (c'est ce qu'indique en
quatrième page de couverture le « prière
d'insérer » de l'éditeur)250(*). Ainsi, le renoncement
à l'autofiction n'entraîne nullement la brisure du
« pacte romanesque », et puisqu'il existe toujours une
superposition du projet romanesque et du projet autobiographique, le
récit ne peut être une pure autobiographie mais un
roman-autobiographie251(*). Dès le décès d'Ilse, l'auteur
comme le narrateur de cette seconde partie du Livre brisé subit
autant qu'il choisit la brisure de son livre. Certes, le dédoublement de
l'auteur en personnage-narrateur s'évanouit dans l'esprit du lecteur.
Mais, par contraste avec le romancier qui l'aurait fini indépendamment
des événements de sa vie présente, quand bien même
il se serait largement inspiré de celle-ci, et par contraste avec
l'autobiographe qui aurait très certainement commencé son
récit rétrospectif par le décès de sa conjointe,
Doubrovsky choisit pour sa part de « transposer » la
brisure de son couple et de son existence en conservant tels quels les
chapitres rédigés avec la collaboration d'Ilse et en interrompant
soudainement la suite de ces chapitres pour l'introduction d'une seconde
partie252(*),
« Disparition ».
Dans cette seconde partie (aux pages 327-328), l'auteur
relate justement le temps où il attendait encore le retour d'Ilse, qui
était alors à Paris, et où il prévoyait d'achever
son livre par le chapitre « Hymne ». Plus
précisément, il relate le jour où il attendait l'appel
téléphonique d'Ilse pour rédiger l'avant-dernier chapitre
« Suicides » - mais ce jour fut justement celui de son
décès.253(*) L'extrait ci-dessous, tiré de la page 23 de
L'Après-vivre (op. cit.), est tout à fait
significatif de cette brisure de l'existence et du livre de Doubrovsky - pour
une meilleure compréhension, il faut préciser que le dernier
chapitre initialement prévu pour Le Livre brisé porte
cette fois-ci le titre « Retrouvailles » :
J'y pense quand même, je n'arrête pas d'y
penser. Au livre. Comme ma vie brisé. Interrompu. Cassé net.
Presque fini. À l'avant-dernier chapitre. Ma femme n'avait plus
qu'à revenir, j'aurais terminé sur le chapitre
« Retrouvailles ».
Cette brisure est d'autant plus marquée qu'il avait
avec Ilse conféré au « roman conjugal » la
fonction de thérapie de couple : « Nous voulions dire
l'impureté de notre amour pour l'épurer. Pour mieux nous aimer
ensuite. Cet ouvrage commun était destiné à tourner entre
nous la page. » [p. 312]. Faut-il rappeler que le « roman
conjugal » était un roman existentiel et que la visée
était moins rétrospective que prospective : il ne
s'agissait pas simplement d'un retour dans le passé mais d'une
(re)construction du couple, d'une « conquête
existentielle » faite au fil des pages, pour qu'enfin, les deux
conjoints parviennent à un reflet spéculaire, c'est-à-dire
à un dévoilement lucide et assumé et à une
possession d'eux-mêmes. C'est pourquoi, Doubrovsky devait achever son
« roman conjugal » sur leurs
« retrouvailles », et le couple devait finalement se
retrouver et s'engager dans une vie nouvelle et prometteuse. Mais
précisément, l'auteur confesse que leur projet existentiel (leur
entreprise scripturale correspondait à une quête de l'autre) et
thérapeutique se solde par un échec cuisant, rien ne pouvant le
briser plus radicalement que la mort d'un des deux conjoints :
« Je croyais que nous allions prendre un nouveau départ,
rebâtir une vie. Tout s'est effondré dans sa mort. »
[L'Après-vivre, op. cit., p. 19]. C'est ainsi tout le
projet existentiel qui se brise, comme le rappelle, en quatrième page de
couverture de L'Après-vivre, la « prière
d'insérer » de l'éditeur :
« Écrire sa vie n'est pas un acte innocent, c'est un
défi qui fait retour dans l'existence et l'écrase au moment
où l'homme et la femme rêvaient d'un nouveau départ
ensemble. » Et, comme le relève D. Oster,
« tout à coup le récit autobiographique devient `un
genre posthume' ».254(*)
Puisque le livre décrit l'histoire du couple, depuis
la rencontre jusqu'à la situation présente, il ne peut que se
conclure sur le décès d'Ilse, comme le souligne
particulièrement cet extrait déjà partiellement
cité :
Une histoire peut rester en suspens. Pas un livre : il
faut début, milieu et fin.
La fin de ce livre ne peut être que la fin d'Ilse.
[p. 317]
Mais si Doubrovsky se sent dans l'obligation d'écrire
cette fin, c'est qu'il entend répondre à l'un des souhaits les
plus chers de son épouse, qui fut (comme nous l'avons vu plus haut)
l'instigatrice du « roman conjugal » : « Je
n'ai pas le choix. Je suis son exécuteur testamentaire. Je respecte ses
dernières volontés. » [ibid.].
Aussi, pour achever son roman, Doubrovsky n'a d'autres choix que de briser
son livre : « Le Livre. D'un seul coup, le titre
s'impose. Brisé, que pourrait-il être d'autre. Ce n'est
plus une question. C'est un ordre, un impératif. Je dois le
finir » [L'Après-vivre, p. 24]. Mais l'auteur
reste lucide, il est toujours conscient de l'inaccessibilité d'une
écriture purement autobiographique255(*), d'un récit factuel qui
réfléchirait parfaitement le réel, quand bien même
il s'agirait pour lui de relater un fait aussi cher et sacré que le
décès de sa conjointe. Pour preuve, il suffit de nous reporter
à cet autre passage, où l'auteur déclare au lecteur
implicite ou narrataire extradiégétique :
Entreprise monstrueuse, sacrilège. Je reconnais.
Dès qu'on raconte, on truque. On transpose. On pose. Dans le
désarroi absolu, dans le désordre total, on range, on arrange.
Parmi le pêle-mêle hideux du malheur, on trie, on triche. On
trahit. Tout l'être crie une atroce vérité. On écrit
faux. [p. 316]
Cette impossibilité matérielle d'écrire
une pure autobiographie se retrouve dans ce court passage :
« Pour déposer ses cendres, je n'ai que des mots. Faux ou pas,
je n'ai pas d'autre instrument. » [p. 317]. Par
conséquent, Doubrovsky brise délibérément son livre
pour « crie[r] l'atroce vérité », le
décès d'Ilse et son deuil, même s'il sait que la mise en
texte de cette vérité relève de la
« littérature » [p. 316] ou plus exactement du
travail d'écriture et de l'affabulation. C'est pourquoi, même s'il
entreprend l'écriture d'un récit à visée
autobiographique, il ne brise pas pour autant son
« pacte romanesque », d'où notre emploi de la
catégorie générique : le roman-autobiographie.
En conséquence, cette entreprise scripturaire conduit
Doubrovsky à repousser encore une fois « les limites du
dicible » [cf. p. 50].
Tout d'abord, il s'agit pour l'auteur-narrateur, de relater
une situation qui lui paraît irréelle,
« impossible » ou « impensable » [p.
317] :
Je ne peux pas. Cela ne fait pas même un mois. Le
25 novembre. On est aujourd'hui le 19 décembre. Comment voulez-vous que
je raconte. L'impossible, l'impensable. Ce qui lui est arrivé. M'est
arrivé. À l'improviste, tellement inattendu. Pas croyable, je ne
peux pas y croire. [...] Aujourd'hui, elle devait être ici, avec
moi, à New York. [p. 312]
Il s'agit ensuite d'écrire malgré soi. La
« disparition » très récente d'Ilse rend la
rédaction du livre extrêmement difficile, pénible
même : « Hoquet, je recule. Je ne peux pas raconter
ça, je viens de le vivre, ça me tue. »
[L'Après-vivre, op. cit., p. 24]. Les mots ne lui
sont pas salvateurs. Précisément, l'écriture
reflète l'état mental du scripteur, l'effet de tension est rendu
dès la première page [p. 311] de la deuxième partie,
où le débit narratif est particulièrement haché, le
rythme coupé, la structure syntaxique brisée par la ponctuation
et les alinéas, et où les phrases et les paragraphes
(composés d'une à trois phrases) sont extrêmement
raccourcis. Parce que ce décès est encore « une
mort à chaud », « une mort à
vif » [p. 316], l'auteur-narrateur, en deuil, n'arrive pas
à se libérer de ses maux et se demande même comment
exprimer l'indicible :
Comment est-ce qu'on peut écrire tout cela. Mettre
en mots, en phrases, en paragraphes, ce qui est l'inarticulé des cris,
spasmes des fibres. Comment faire un texte, avec des crispations de glotte
à suffoquer, des sanglots à défoncer la poitrine, des
contractures de tripes en transe. [ibid.]
La mort n'est pas monnayable en mots. Elle broie le coeur,
taraude le ventre, écrase le cerveau. Je ne peux pas écrire
ça. [L'Après-vivre, op. cit., p. 24]
Il doit alors affronter cette grande souffrance, se faire
violence, aller au-delà de lui-même pour poursuivre le
livre : « [...] l'écrivain n'a pas le droit de se taire.
Il faut poursuivre la tâche, terminer l'oeuvre. L'écrivain est la
part inhumaine de l'homme. Son au-delà. » [p. 311].
Dès lors, l'auteur-narrateur se dédouble : d'un
côté, il est un homme pétrifié par la douleur, comme
il l'avoue au lecteur implicite ou narrataire extradiégétique
(« vous ») - « Comment voulez-vous que
j'écrive, décrive. [...] Chaque mot m'arrache des larmes. Je ne
veux pas, je ne peux pas continuer. » [p. 313] - et de l'autre,
il est un écrivain engagé dans ce qui est désormais
« une tâche sacrée » [p. 317] :
réaliser l'un des derniers souhaits d'Ilse en poursuivant la
rédaction du livre - « Continue. C'est son livre à
elle, plus le tien. » [ibid.].256(*) C'est ce qu'indique
très explicitement la dédicace in memoriam (pour
reprendre les termes de Genette)257(*) du Livre Brisé :
« Pour Ilse Par Ilse »,
et l'indication qui suit (mise en épigraphe) : « SON
LIVRE ».
Enfin, il s'agit de poursuivre le livre et d'écrire
à partir de la mort d'Ilse. D'une part, il s'agit de la mort
vécue comme une destruction : avec elle, l'être devient
non-être ; la présence se mue en absence :
« ÇA, LÀ, ELLE » [p. 340]. La mort
n'étant que silence et « disparition », elle
constitue l'indicible le plus absolu : « Le silence n'est pas
seulement la pudeur, il est la parole même de la mort. Son indice. On ne
dit pas l'indicible. » [p. 316]. D'autre part, il s'agit de
l'horreur du corps en décomposition, du cadavre en état de
« putréfaction » :
dessous [le visage] la pourriture qui fermente,
tous les sucs, les jus dedans qui continuent à mûrir, à
mourir, lèvres [...] humectées tellement
tuméfiées, [...] mâchoire qui décroche
béante, front bourbeux, [...] avec ce hérissement de
tifs hirsutes, gorgone hideuse, [...] sa chair [...], de la
bidoche gangrenée, manque plus que les grouillements d'asticots dans sa
barbaque [p. 355]
À écrire ainsi sur la mort et le cadavre d'Ilse
et ce, à peine un mois après son décès,
l'auteur-narrateur accomplit aussi « un geste monstrueux,
sacrilège » [p. 317]. Il se demande lui-même :
Comment vouloir faire, de la mort de sa femme,
littérature. [...] Un mois après jour pour jour. Choisir
des mots, équilibrer des phrases, distribuer des paragraphes, là
où il n'y a qu'horreur informe. À la limite, trafic de sang.
Monstrueux. [p. 316] 258(*)
C'est justement parce qu'il dépasse les limites du
dicible et qu'il inscrit « roman » en sous-titre du
Livre brisé, que ce livre peut être qualifié de
« livre monstre », comme nous y invite la bande
publicitaire du premier tirage du Livre brisé (en août
1989).259(*)
Ainsi donc, Doubrovsky poursuit son roman-autobiographie
après le décès d'Ilse, dans le but d'honorer les souhaits
de la défunte. Aussi, « transpose »-t-il dans le
roman la brisure de son couple, de son existence et de celle d'Ilse en
interrompant soudainement la rédaction des chapitres du
« roman conjugal » pour faire de son livre un Livre
brisé. C'est pourquoi, l'auteur se voit contraint, dans la partie
« Disparition », de repousser plus encore les
« limites du dicible » en écrivant, malgré un
deuil atroce, l'« impensable », à savoir la mort
d'Ilse. Dès lors, son écriture devient une tentative
« d'arracher quelque chose à la mort, qui n'est pas loin et
à l'oubli, qui menace tout ce qui a été une
vie. »260(*)
Seulement, l'écrivain désemparé, se demande comment
achever son livre, comment donner un sens à cette mort, comment
créer une ligne directrice, à savoir une « ligne de
fiction », quand il ignore justement les véritables
circonstances du décès et ne sait comment répartir les
responsabilités entre lui et Ilse.
3.2. LA BRISURE DE LA
« LIGNE DE FICTION »261(*)
Nous avons observé plus haut que, pour donner un sens
a posteriori à sa vie de couple et transformer la
matière biographique en tissu narratif, Doubrovsky créait une
« ligne de fiction » avec la collaboration d'Ilse : il
partageait avec elle l'élaboration du « roman
conjugal » et « transposait » dans la narration
cette collaboration. La narration à deux voix entraînait alors la
confrontation de deux points de vue divergents et créait avec elle une
sorte de « surfiction »262(*). Seulement, avec la
« disparition » d'Ilse, la « ligne de
fiction » se trouve brutalement brisée et la
« surfiction », à jamais irrésolue, comme en
témoigne l'auteur dans son article autocritique « Textes en
main » :
Mais là où dans Fils, la version
d'Akeret avait pour elle l'ancrage solide de l'élaboration freudienne,
qui la faisait prévaloir et adopter par le narrateur, Le Livre
brisé propose une guerre des versions, que la disparition d'Ilse ne
résoudra pas, puisqu'en elle se perpétuera l'irrésolution
du questionnement, ultimement sans réponse. Je dirai que sur ce point
l'autofiction s'échappe à elle-même.263(*)
Dès lors, l'écrivain dérouté,
énonce un questionnement sans fin. Parce que la réalité
dépasse la fiction, que cette réalité lui paraît
insaisissable, qu'il est désormais dépourvu de la version d'Ilse
et qu'il ignore les véritables causes et responsables de son
décès, l'auteur ne peut, à partir de données
référentielles, construire une fiction cohérente. La
chaîne des faits et des événements biographiques se brise,
la logique, l'enchaînement des causes et d'effets, se disloque pour
devenir paradoxes et incertitudes (comme le montrent les multiples
« si » et « pourquoi » parsemés
dans cette seconde partie du roman), et le dispositif textuel ébranle la
lecture linéaire. Ainsi, le « discours
immédiat » ou « monologue
intérieur » rompt l'enchaînement narratif pour
développer la superposition et l'indépendance de fragments de
récit de sens différents.
La « disparition » d'Ilse brise tout le
procédé d'écriture car, rappelons le, Ilse occupait,
à tous niveaux, une grande place dans le livre : « Ma
femme de chair, mon personnage de roman, mon inspiratrice, ma lectrice, mon
guide, mon juge. Ma compagne d'existence et d'écriture m'a
quitté. » [p. 311]. Plus spécifiquement, et pour
reprendre la métaphore du « fil » de l'extrait
ci-dessous, nous pouvons rappeler que Doubrovsky tissait (aux chapitres 3, 5,
7, 9, 11 et 13 de la première partie) son récit de vie selon une
« ligne de fiction » qui se composait d'un entrelacement de
deux « fils » conducteurs ou de deux voix (la sienne
et celle d'Ilse). Or, l'un de ces « fils » se trouve
brutalement sectionné par la mort : « La mort frappe
double. Quand je me suis effondré, tout le bouquin s'est effondré
avec moi. Ce récit à deux fils, la Parque, juste avant la fin, en
coupe un. Le texte devient intissable. »
[L'Après-vivre, op. cit., p. 21]. Justement,
ce passage, qui retrace l'instant où Doubrovsky apprend le
décès d'Ilse, illustre parfaitement cette coupure du
« fil » à travers l'image du fil
téléphonique :
si dure à dire, sa voix se
durcit, d'une voix ferme, de là-bas, de l'autre bout du
monde, au bout du fil, agrippé au
téléphone, de tout mon être les doigts crispés sur
l'appareil, quand la sonnerie retentit mon coeur sursaute à me crever la
poitrine, je décroche [p. 312]
je m'accroche à un fil si mince,
si frêle d'espoir fou [...] [ibid.]
suspendu à une attente
si atroce [...] [p. 313]
au bout du fil, suspendu à une
espérance ténue, tenace [...] [p. 314]
d'une voix ferme, qu'il a forcé,
quand c'est trop dur à dire, la voix se durcit, mon
cousin me dit, c'est fini [...] [ibid.]264(*)
Par conséquent, les dialogues entre le personnage
rédacteur et Ilse disparaissent dans la seconde partie du Livre
brisé, il ne subsiste que le « fil », le
« discours immédiat » ou le « monologue
intérieur » du narrateur - et encore, le terme de
pseudo-monologue convient généralement mieux que celui de
discours ou de monologue, car, pour désigner Ilse, le
« je » narratif emploie alternativement la troisième
et la deuxième [pp. 315, 320, 324-325, 358, 373-374, 389, 393 et
402-411] personne du singulier. Pour cette raison, cette seconde partie du
Livre brisé ressemble à bien des égards aux
Lettres portugaises (1669) de Guilleragues. À propos de ce
roman-ci, J. Rousset écrit justement :
[...] ce discours solitaire est un pseudo-monologue, il
conserve ses lignes ordinaires du dialogue : interrogation
(fréquence des « pourquoi ?... »), exigences,
prières, reproches, toutes les formes de l'appel, et bien entendu les
pronoms de la proximité personnelle qui organisent toutes les phrases du
texte : tout se passe entre je et vous, un je
obsédé, centre du discours comme il est centre du drame, et un
vous partout présent dans cette plainte qui invoque en vain
l'absent.265(*)
Par lui-même, le pseudo-monologue montre que la
« disparition » d'Ilse paraît inconcevable pour
l'auteur-narrateur. Il ne peut rompre intérieurement sa conversation
avec sa conjointe, et parce que la voix d'Ilse le hante - « phrases
d'elle, décousues, flottantes, elle se balade à travers moi en
bribes » [p. 384] -, il ne peut croire en son
décès : « Son timbre clair, vibrant, vivant, tinte
en moi. ELLE N'EST PAS MORTE » [p. 352]. Seulement, ses mots
sont proférés dans le vide, ses appels, comme « la
kyrielle des POURQUOI » [p. 411], restent sans réponse. En
somme, Ilse n'est plus à ses côtés pour lui
répondre, pour l'aider à comprendre, pour l'orienter dans une
quelconque direction. Dès lors, la vie d'Ilse, comme sa vie, lui
apparaît incompréhensible, et son être (re)devient un
« être fictif » :
TU TE TUES, TU TE TAIS, ma réalité se retire
[...], je ne peux plus naître, je n'ai plus d'être,
paupières ouvertes, paupières fermées, je n'ai plus
que ton image, tu as basculé dans l'imaginaire, d'un coup tout
entière, et moi avec [p. 408].
Désormais seul et désemparé,
l'auteur-narrateur paraît ne plus pouvoir ressaisir ou (re)donner un sens
à sa vie tant personnelle que conjugale, se prendre dans une
« ligne de fiction » et ainsi construire un schème
organisateur à son récit.
Cet égarement de l'auteur-narrateur affecte non
seulement la structure syntaxique - par exemple, toutes les interrogations
« POURQUOI » [pp. 325, 327, 337, 347, 348, 349, 375, 376,
385-386, 410, 411] et « COMMENT ELLE A PU » [pp. 319, 325,
335-337, 340, 347, 349] apparaissent uniquement dans deux types de
fragment : le fragment (2) « non-ponctué et
aéré de blancs » et le fragment (4)
« surponctué »266(*) - mais aussi la construction (montage et
découpage) de cette partie « Disparition » qui se
présente comme labyrinthique : afin d'agencer un ordre susceptible
de figurer le désordre, Doubrovsky n'établit dans cette seconde
partie, par contraste avec la première, aucune disposition en chapitres,
ne répartit nullement les éléments
référentiels selon un système titulaire. Si, pour cette
raison, cette partie ne ressemble en rien à tous ses autres romans
(excepté son premier, La Dispersion)267(*), elle n'est pas pour autant
un récit purement autobiographique, un récit rétrospectif
qui suivrait entièrement l'ordre chronologique. Elle est effectivement
un récit fragmenté, une superposition de fragments que l'on peut
classer temporellement : le présent de l'énonciation ou de
la rédaction - rappelons qu'il y a une parfaite adéquation entre
le narrateur et l'auteur, ou pour le dire autrement, le narrateur est
l'auteur - qui se déroule sur quatre mois (à New York, du 19
décembre 1987 [p. 312] jusqu'au mois d'avril 1988 [pp. 408 et
411])268(*),
le passé proche (de l'appel téléphonique du jeudi
« 25 novembre, entre 6 heures 20 et 6 heures 25 » [p. 317]
du matin, lui annonçant le décès d'Ilse, jusqu'à
son voyage à Paris, où il se rend au commissariat, à
l'appartement d'Ilse, à la morgue puis à l'enterrement) et le
passé plus lointain (rétrospectivement, du samedi 20 novembre
1987, jour de leur dernière conversation téléphonique,
puis aux deux conversations téléphoniques qui
précédèrent ce jour, jusqu'à la première
tentative de suicide d'Ilse et plus largement, jusqu'aux dernières
années de leur vie conjugale). C'est pourquoi, il apparaît
finalement un discours qui n'est ni autofictionnel ni autobiographique, et que
l'on peut qualifier de pseudo-autobiographique, comme nous l'avions
déjà relevé dans notre Première
partie269(*), et
ce, pour des raisons particulières.
Si l'auteur-narrateur (re)devient ce personnage-narrateur
désemparé, sans voie, s'il ne peut tresser une « ligne
de vie » ou une « ligne de fiction », ou
autrement dit, s'il ne peut redonner un sens ou une explication à sa
vie, c'est qu'il ne sait comment expliquer la
« disparition » d'Ilse, même en relatant son
enquête personnelle, en s'efforçant d'écrire, en quelques
pages disparates ou continues [p. 357-369], une biographie d'Ilse et en
cherchant le ou les responsable(s) du drame dans une mise en scène
judiciaire.
Tout d'abord, il retrace son enquête qui a eu lieu dans
la matinée du vendredi 26 novembre 1988, lors de laquelle il se rend
avec sa soeur au commissariat du XIVème arrondissement de Paris pour
prendre connaissance du procès-verbal [p. 328-330]. Mais, n'ayant
pas encore reçu le résultat de l'autopsie, l'inspecteur de police
ne peut établir les causes du décès, et ce
procès-verbal se limite au rapport de police270(*). Impatient, le veuf
mène alors sa propre enquête, tel un détective
privé : « À peine sorti du commissariat, je
commence mon enquête. » [p. 330] ; il se rend
aussitôt au studio de sa conjointe :
Aucune trace d'effraction ni de violence. Je fouine
[...]. S'est passé. Quoi. Je n'arrive pas imaginer. Je ne peux pas
un mois ou plus attendre les résultats de l'autopsie. Je veux savoir.
Tourne et retourne la question. [...] SOUDAIN, JE VOIS.
[...] UNE GRANDE BOUTEILLE DE VODKA. [p. 332-4]
[...] voilà L'ARME DU CRIME [...] ELLE
NE S'EST PAS SUICIDÉE NON [...] MAIS ELLE S'EST
TUÉE [...] À L'ALCOOL [p. 334]
Après enquête, il tente de reconstituer les
faits. Il émet l'hypothèse qu'avant de perdre connaissance et de
mourir, Ilse avait dû boire au goulot de la bouteille le litre de vodka
[p. 335] et retourner s'allonger sur le canapé-lit pour lire un
roman de Simenon [pp. 347-8 et 410].
Cette bouteille retrouvée lui permet d'élaborer
rétrospectivement une biographie d'Ilse [p. 348-349] qui est,
après tout, dans la suite logique du dernier chapitre de la
première partie du roman, « Beuveries » : si
elle décède par coma éthylique, c'est qu'elle était
atteinte d'un alcoolisme chronique : « LA RAISON D'ALCOOL
recolle les morceaux de son histoire » [p. 348]. Tout d'abord,
avant de connaître Doubrovsky, elle ne prenait, d'après ses dires,
qu'« un ou deux verres de vin au repas du soir c'est
tout » [p. 348], et puis « l'alcool est survenu
entre [elle et Doubrovsky] au cours de [leur] mariage accident de parcours
[...] par hasard pendant [leur] voyage en Suisse douleurs atroces soudain
découvre que le whisky calme » [ibid.], et, dans une
progression logique, de douleurs en douleurs, c'est « sans
répit qu'elle repicole » [p. 349]. En somme, l'alcool est
« un hasard » qui « devient une
nécessité » [ibid.]. Dès lors, la vie
et la mort d'Ilse semblent claires : « voilà sa version
ainsi qu'elle raconte se raconte son histoire » [ibid.].
Pourtant, avant même de l'entamer, l'auteur-narrateur ne croit pas
vraiment en cette biographie d'une alcoolique qui n'occupe, somme toute, qu'une
page à peine : « l'alcool colle jusqu'à un certain
point [...] la rassemble pas tout entière lui ressemble pas tout a
fait » [p. 348]. Justement, il se souvient d'une
« réplique » d'Ilse : « non je ne
suis pas une alcoolique [...] non un alcoolique est quelqu'un qui ne
peut pas s'empêcher de boire et moi je peux m'arrêter quand je
veux » [p. 349]. De plus, les barbituriques retrouvés sur
la table et dans l'estomac d'Ilse viennent contrarier cette thèse de
l'accident.271(*) La
« disparition » d'Ilse redevient alors énigmatique
et c'est toute cette biographie qui s'écroule :
POURQUOI POURQUOI peux toujours pas croire qu'elle est
morte peux pas comprendre je saisis de moins en moins son geste son image
se désagrège se désintègre éclate en
fragments décousus en questions qui me cognent sans répit au
crâne me martèlent les tempes COMMENT ELLE A PU [p. 347]
Puisque l'auteur-narrateur ne peut dire s'il s'agit finalement
d'un acte volontaire ou involontaire, d'un suicide ou d'un accident, comme
l'indique en quatrième page de couverture le « prière
d'insérer » de l'éditeur :
« Maladie ? Suicide ? », il se trouve dans
l'incapacité de tisser une unique « ligne de
fiction » :
après plus que des hypothèses les
incertitudes pullulent les contradictions foisonnent dans ma tête
ça grouille notre histoire s'effrite dès qu'on se penche sur un
cadavre tout se défait la réalité s'effiloche sa vie
ma vie se disloquent que des fragments des bribes qui se baladent [p.
348]
Dans l'hypothèse d'un accident, l'auteur-narrateur
voit rétrospectivement, dans la vie d'Ilse, une tragédie du
destin. Dans ce sens, sa vie n'est que « malchance accidents le
destin » [p. 375] : « ÇA VIENT DU DEHORS
toujours rencontre accidentelle circonstances fortuites whisky de
hasard » [p. 350]. C'est dans ce sens que l'auteur-narrateur
constitue, à partir de ses discussions avec Ilse, une biographie de
celle-ci [pp. 357-362, 366-8, 369]. « Son destin » commence
dès « l'avant-naître » [p. 358],
puisqu'Ilse déclare : « ma mère avait eu un
garçon qu'elle adorait et qui est mort à deux ans quand je suis
née elle m'en a toujours voulu d'être une fille »
[ibid.]. Puis, vers ses dix ou douze ans, son père, qui lui
avait appris le piano, meurt : « si mon père avait
vécu [...] j'aurais eu une carrière de
musicienne » [ibid.], ainsi se « clôt
le chapitre de l'enfance » [p. 361]. Vers l'âge de quinze ans,
elle part à Vienne pour préparer son bac, elle rencontre un jeune
homme, elle tombe enceinte et ils s'apprêtent à se marier,
lorsqu'un accident de voiture provoque une fausse couche et fait partir le
fiancé, ce qui « clôt le chapitre Autriche »,
« fin d'adolescence » [ibid.]. À dix-neuf
ans, elle part pour l'Amérique, « pour y trouver une nouvelle
donne du destin, renaître de ses cendres » [ibid.].
Dans le Vermont, elle garde un enfant qu'elle affectionne
particulièrement, seulement, la mère de celui-ci « se
méfie, le père est un peu trop attentif à la nouvelle
venue » [ibid.], Ilse « part [alors] pour New
York » [p. 362]. À vingt ans, elle rencontre Paul mais, de
part leur différence d'âge (Paul « a trente ans et
plus » qu'Ilse [ibid.]), celui-ci joue autant
le rôle d'« amant » que de « vrai
père » [ibid.], et « à force
d'être son père, [l'époux] succombe à l'interdit de
l'inceste, le lit conjugal tombe en panne » [p. 366]. Ilse
entreprend des études, « surdouée en langues,
décide de se spécialiser en russe, fait sa licence à
Baruche College, brillamment, décide de poursuivre jusqu'au
doctorat » [p. 362] et « finit par
s'éprendre de son prof de russe, le beau Robert »
[p. 366], mais « la malchance la poursuit, la déveine se
réinstalle » [ibid.] : son Université ne
dispose pas de programme de doctorat [p. 381] et surtout ce Robert meurt
quinze jours avant qu'Ilse aille le rejoindre à Paris [pp. 361 et 381].
Arrivé à cette étape de sa vie, l'auteur-narrateur
résume : « elle a toujours rendez-vous avec la
mort » [p. 366]. La suite, on la connaît :
à vingt-sept ans, elle entre à l'université de New York,
y rencontre Doubrovsky, qui a cinquante ans et qui est son professeur de
français, et se marie avec lui quelque huit mois plus tard. Mais,
même durant ces dix ans à peine de vie conjugale, la
« malchance » la poursuit, « une guigne qui
s'acharne, à force devient un destin » [ibid.] ;
c'est la série des refus d'embauche [p. 363-4] et des licenciements
[p. 363-364] à Paris, c'est la « valse » des
agressions à New York et à Paris [pp. 331-332, 335, 366-367, 368
et 375]272(*), et des
hospitalisations pour un kyste [p. 367], une commotion
cérébrale [ibid.], une hémorragie interne
[ibid.], une fausse couche [p. 365-366], une gastrite aiguë [p.
336], une entorse [pp. 332, 335 et 342] et une pneumonie [p. 335].
Ainsi, « le destin vient tout entier DU DEHORS »
[p. 375].
Dans l'hypothèse d'un suicide, l'auteur-narrateur voit
aussi, rétrospectivement, une tragédie de la
fatalité : « ÇA VIENT DU DEDANS »
[p. 350], comme en témoignent ses tentatives de suicide par
absorption de barbituriques [pp. 313, 323-324 et 326] ou
d'alcool273(*). Dans ce
« sens inverse » [p. 375], sa vie n'est qu'une
« contradiction tragique » [p. 357] : « la
tragédie c'est qu'on aime justement l'inverse les
contradictions » [p. 378] : elle est née en
Autriche, elle est « ancrée [...] dans son sol
natal » [ibid.], mais « déteste
l'allemand » [p. 378] qui lui rappelle trop la barbarie
nazie ; « elle adore l'anglais » [p. 379] et
pourrait facilement trouver un emploi aux États-Unis [p. 377], mais elle
refuse de vivre dans ce pays : « je déteste
l'Amérique » [p. 379] ; « je hais
New York, je veux vivre à Paris » [p. 367] ;
« maintenant ma langue c'est le français »
[p. 379] ; « j'aime la France, c'est là que je veux
vivre » [p. 363] ; « la France est mon
pays » [p. 380]274(*) ; mais elle ne peut y trouver du travail :
« qu'une chose qui lui manque encore un peu la langue
écrite » [ibid.], et les Français
« prennent leur langue au sérieux au tragique éprise
à son propre piège ÇA LA TRAGÉDIE »
[p. 381]. Cette « contradiction » [p. 349-350] se
poursuit jusqu'à son décès : elle se sentait enfin
admise par les deux filles de Doubrovsky et avait le sentiment de
« retrouver une famille » [p. 315], elle
prévoyait « une petite fête »
[p. 337] à Paris et même « une énorme
fête en mai à New York pour [...] les soixante ans »
[p. 349] de son mari, et elle n'avait plus qu'une semaine à
attendre à Paris pour obtenir du consulat des États-Unis son visa
et pour pouvoir rejoindre son mari qui l'attendait à New York, mais, de
nouveau déprimée (« I feel a little
depressed » [pp. 320, 322 et 335]), elle se remet à
boire, et savait par conséquent que c'était un
« quasi-suicide » [p. 347], qu'elle « allait
trinquer dur aucun doute risquer de rater son rendez-vous au consulat
compromettre son départ » [p. 342]. L'auteur-narrateur conclut
:
Voilà. C'est ainsi, la tragédie. Aristote
qui le dit, il faut le croire. Juste au moment où : retournement dans le
contraire. Passage inopiné à l'opposé. On touche au terme
du bonheur : d'un seul coup, précipité dans le malheur.
[...] Comme ça, ainsi. La loi, la règle. Le jour
même où, après trois mois d'attente, seule dans son studio,
à se morfondre, ma femme devait recevoir son visa. La clé des
champs, la clé des songes, trois mois qu'elle en rêve. J'annonce
son décès. Seulement, un décès, comme une
tragédie, ça reste abstrait des mots. [p. 338]
Ainsi, l'auteur-narrateur s'en remet toujours, quelles que
soient les hypothèses, à la tragédie du destin :
la malchance [...], à force, devient un
destin, toujours, partout, poursuivie, quand ce n'est pas les autres, c'est
elle qui se suicide, quand elle ne se suicide pas, on l'assassine [p.
366]
La tragédie du destin, l'état fragmentaire du
récit biographique et l'effilage de la fiction en deux fictions
hypothétiques et inconciliables sont le signe évident d'une
rupture du savoir-faire de l'auteur de l'autofiction : si celui-ci s'en
remet à ce destin, à cette « contradiction
tragique », et s'il perturbe délibérément la
mise en ordre logique, ou la fictionnalisation, du vécu d'Ilse, c'est
qu'il ne peut jamais accéder à une analyse ou à une
élucidation, à une vérité objective ou personnelle
sur la « disparition » de sa compagne :
« pas seulement qu'elle est disparue ELLE
M'ÉCHAPPE » [p. 342]. En somme, l'acte scriptural aboutit
toujours à une obscurité et à une contradiction
indépassable :
lueurs vacillantes dans un ténébreux chaos
une telle connerie dépasse l'entendement ON NE PEUT JAMAIS FAIRE LA
LUMIÈRE dès qu'on essaie de raisonner on déraisonne du
fortuit nécessaire de l'accidentel inévitable ce geste
totalement déterminé [...] DE QUOI DEVENIR FOU
[...] ON NE PEUT PAS S'EN SORTIR alcool ou pas ça le truc
ÇA LA TRAGÉDIE [p. 350]
Mais aussi, la « ligne de fiction » se
fragmente en deux « fils » conducteurs qui s'opposent l'un
à l'autre, qui sont en « sens » inverses
[pp. 325, 377 et 412]. En effet, à la question « QUI
EST RESPONSABLE » [p. 349], l'auteur-narrateur répond d'un
côté : « MA FAUTE » [p. 321],
« DE MA FAUTE » [p. 389], « DE LA
MIENNE » [p. 391], « MOI QUI LA SUICIDE »
[p. 325], « MOI LE COUPABLE » [p. 389],
« à cause de moi »
[p. 412] ; et de l'autre « PAS DE MA FAUTE » [pp.
322, 325 et 389], « DE SA FAUTE » [pp. 377, 386 et
391], « à cause d'elle »
[p. 412]. En répartissant les responsabilités,
l'auteur-narrateur élabore une mise en scène judiciaire dans
lequel il occupe les rôles de procureur ou de témoin à
charge et d'avocat ou de témoin à décharge275(*), laissant ainsi au lecteur
le soin d'occuper la place du juge ou du jury. Toutefois, en comparant la
fréquence des deux types d'accusations relevés ci-dessus, on peut
déjà voir que Doubrovsky tend à s'accuser.
Dans un sens, en attendant qu'elle « cesse de boire
un jour comme ça » [p. 388], en s'en
« remettant » [p. 322] aux « psy,
chiatre-chologue-chanaliste » [p. 298] et en ne prêtant
aucune attention aux déprimes d'Ilse [p. 320-322], il n'a
« PAS ÉTÉ À SON SECOURS »
[p. 322]. Bien plus, alors qu'« elle avait besoin d'une main
tendre, elle a eu une main levée » [p. 390]276(*). Pour elle, il n'a
été ni un mari, ni un père protecteur :
ce Jugement dernier m'écrase, [...] la
vérité soudain me terrifie, elle me terrasse, plus bas que terre,
je rampe dans ma boue, un reptile, une bête, pas un homme, UN HOMME
ÇA PROTÈGE UNE FEMME [p. 388]
mon rôle mon devoir avec elle puisque je joue
depuis dix ans les figures paternelles J'AURAIS DÛ ÊTRE SON
PÈRE [...] MA VÉRITÉ PURE MA VÉRITÉ
PUE [p. 387]
De plus, en lui refusant le droit à la
procréation ou même à l'adoption [pp. 321-322, 324 et
325] et en la laissant seule à Paris, sans visa pour les
États-Unis [pp. 331, 376-377 et 386-387], et ce, pour
avoir « un peu de repos de répit » [p. 386], il
a fait preuve d'égocentrisme : « J'AI
PRÉFÉRÉ MES BESOINS AUX TIENS, la vérité
nue, la vraie » [p. 402]. Mais encore, cette accusation vise
autant l'homme que l'écrivain. Certes, le « roman
conjugal » sans « cache-cache » [p. 390]
était leur « entente » [ibid.], leur
« pacte » [ibid.], et même, comme le
rappelle l'auteur-narrateur, Ilse « [avait] voulu que je parle de
nous, d'elle » [ibid.], mais son décès est
certainement dû à « l'impact
autobiographique » [p. 391], au « choc d'une
lecture » [ibid.], celle du chapitre
« Beuveries » :
son alcoolisme, à jamais voulu le
reconnaître, soudain je le lui fous, de loin, dans mon miroir, en pleine
gueule [...] début novembre, lui expédie ma
séquence, conséquence, mi-novembre, se remet à boire,
quand on parle boisson, la déprime, pour noyer la déprime, elle
boit, le chapitre « Beuveries » l'a liquidée, mon
encre l'a empoisonnée, jeu de la vérité parfois mortel,
[...] elle en est morte [p. 391]
Dans ce cas, le « jeu » de la
vérité » est un jeu littéraire qui tourne
à la tragédie (A. Armel voit précisément dans
Le Livre brisé, en référence avec M. Leiris, une
« tragédie du torero277(*)), et Doubrovsky peut alors être perçu
comme « un monstre dévorant, avide » [p. 403], et
Le Livre brisé, comme un « livre monstre »
(c'est ce qu'indique justement sa première bande publicitaire).
Dans l'autre sens, Ilse n'avait pas, elle non plus,
pensé à son visa [pp. 376-377 et 386]. De plus, elle lui
avait promis de cesser de boire [pp. 337 et 341] et de cesser ses tentative de
suicide [pp. 324, 325 et 327] :
je me convaincs une seconde, je m'allège,
la faute me quitte, je m'acquitte, ça me soulage un instant, je
m'exonère, après la défense, l'attaque, assez m'excuser,
je l'accuse, après tous les avertissements, toutes les promesses, la
vodka, ELLE qui l'a bue [...] SON GESTE À ELLE, je le lui
laisse, chacun les siens, PAS DE MA FAUTE [p. 389]
Il apparaît ainsi dans le « monologue
intérieur » ou « discours
immédiat » de l'auteur-narrateur deux versions ou deux
discours contradictoires, soit une « surfiction »278(*) qui n'est pas sans rappeler
la confrontation des deux points de vue divergents, celle d'Ilse et celle de
Serge, et la « guerre des versions » étudiées
plus haut279(*). Pour
illustrer notre propos, nous pouvons nous reporter aux quelques extraits
ci-dessous où l'auteur-narrateur se dédouble en deux instances.
D'une part, il s'agit de la voix du procureur :
OUI MAIS SAMEDI. Quoi, samedi. Tu l'as rappelée,
samedi, rappelle-toi. Je me rappelle. [p. 320]
IL N'EST PIRE SOURD dis SALAUD dis ORDURE dis QUAND EST-CE
QU'ELLE SE SUICIDE ta femme hein ton épouse aimée QUAND EST-CE
QU'ELLE A L'HABITUDE DE SE TUER dis QUAND [p. 322]280(*)
TU N'AS PAS PROTÉGÉ TA FEMME
D'ELLE-MÊME [p. 388] 281(*)
Cette voix est une sorte d'écho de la voix d'Ilse. On
peut constater en effet que, dans le dernier chapitre
« Beuveries » de la première partie du roman, Ilse
lui faisait ce même reproche : « tu ne
m'écoutes pas tu ne fais pas attention à moi tu ne
t'inquiètes pas de moi » [p. 393] et qu'elle lui
proférait généralement les mêmes injures :
« salaud » [pp. 281, 282, 284, 305 et 308],
« ordure » [pp. 283, 305 et 308]. D'autre
part, il s'agit de la voix de l'avocat qui contre-attaque :
POURQUOI TU M'AS FAIT ÇA [...] MOI QUE TU
VISAIS hein dis MOI QUE TU AS TUÉ [...] putain tu m'amputes
salope JUSTE QUAND JE T'ATTENDAIS TELLEMENT peux pas croire peux pas comprendre
TU T'ES TUE TU T'ES TUÉE [p. 325]
POURQUOI TU M'AS FAIT ÇA À MOI, salope
[...]
[...] c'est quoi, ça, hein, dis, TA VENGEANCE
[p. 410-411] 282(*)
Par conséquent, on peut affirmer que dans la seconde
partie du Livre brisé le discours de S. Doubrovsky
n'est ni autofictif ni autobiographique, mais pseudo-autobiographique :
cette seconde partie se brise en plusieurs fragments
hétérogènes et contradictoires, elle est un récit
labyrinthique et polémique qui offre plusieurs « lignes de
fiction », qui laisse au lecteur le soin de reconstruire
lui-même la chaîne des faits et des événements, de
trouver entre l'accident et le suicide la ou les raison(s) de la
« disparition » d'Ilse, et entre Serge et Ilse le premier
ou l'unique responsable de cette « disparition ».
Précisément, on peut observer avec Jaccomard que,
vis-à-vis de Doubrovsky, « la critique sur Le Livre
brisé se partagera en accusations mitigées et en
compassion »283(*).
Ainsi donc, si la « ligne de fiction » se
brise en fragments hétérogènes et contradictoires, c'est
que Doubrovsky ne peut véritablement fictionnaliser son vécu
personnel et conjugal, ni transformer la matière biographique en
matière fantasmatique. Cette brisure est alors l'aveu même de
l'échec. Il n'y a plus d'oeuvre autofictive proprement dite. Pour
clôturer Le Livre brisé, l'auteur laisse la parole
à V. Hugo et insère le poème « Demain,
dès l'aube... » (1847, Les Contemplations, Livre IV),
pour tirer de la « disparition » d'Ilse une matière
de poésie. Il déclare justement : « On n'est
jamais à la hauteur d'une mort. » [p. 317]. Aussi, cette
brisure ou cette fragmentation du récit de vie prouve que Doubrovsky ne
peut accéder à une vérité personnelle sur
l'être-soi, ne peut conférer à son existence une
cohérence, voir même un sens, une cohésion. Il
apparaît ainsi une voix pseudo-autobiographique, c'est-à-dire une
voix qui n'est plus celle de
l'« autoficteur »/« autofictionnaire »
et qui n'est pas pour autant celle de l'autobiographe traditionnel. Dès
la « disparition » d'Ilse, Doubrovsky ne parvient pas
à tisser ou à se prendre dans une « ligne de
vie », ou autrement dit, dans une « ligne de
fiction », comme il le confesse (à Ilse) dans l'extrait qui
suit et qui contient justement l'image du tissu :
ma vie tenait à ton
fil tous mes morceaux déchirés
tu les as recousus ensemble sans ta
mémoire ton amour qui me remembre je suis une loque
mon tissu interne s'effiloche
s'élime je suis soudain
éliminé [p. 393]284(*)
Cette « disparition » perturbe alors
autant l'écriture que l'écrivain : « sans elle, je
ne peux plus, ne veux plus vivre, [...] sans elle, mes morceaux se
désarticulent, je me disloque, [...] je m'évapore en même
temps qu'elle » [p. 384] ; « ma ligne de vie, de
survie, si elle casse je claque » [p. 415]. Cette
« disparition » engendre effectivement le
« trou » existentiel, soit le néant ou le
non-être ressenti par Doubrovsky. Déjà, à la page
153 du Livre brisé, on pouvait lire :
Ma vie, sans [Ilse], si elle venait à
disparaître, il y aurait un tel abîme, un tel trou. LE TROU DES
TROUS. Je tomberais tout entier dedans, tête la première. Une
chute mortelle.
Son dédoublement de personnalité, autrement dit
sa « dualité insurmontée »285(*), ajouté à la
« disparition » d'Ilse, entraînent une dissolution de
l'être-moi, comme le révèle très clairement cette
suite d'extraits : « Je me divise spontanément en deux
moitiés. France, Amérique. Janus Bifrons, si l'on veut avoir mon
profil, il n'y a qu'à me fendre par le milieu. »
[p. 66]286(*) ; « J'ai toujours été
coupé en deux. Je suis divisé maintenant encore
pire. » [L'Après-vivre, op. cit.,
p. 125] ; « J'ai si longtemps vagabondé,
zigzagué. Maintenant qu'Ilse n'est plus, sans feu ni lieu, je suis sans
racine. » [ibid., p. 51]287(*). Dès lors, Doubrovsky
se définit comme un être sans substance, comme un être
« fictif ». Cet autre extrait, dans lequel l'auteur
s'adresse à Ilse, est tout à fait manifeste :
j'ai besoin de toi DE PRÈS, de ta PRÉSENCE,
sans toi je suis en manque d'être, pas même question sentiment,
encore moins sexe, j'ai besoin de toi POUR EXISTER, tu comprends ça,
sans toi, je ne suis pas RÉEL [p. 410]
En d'autres termes, Ilse ne pourra plus
« combler » ses « Absences » (pour
reprendre le titre de la première partie), soit son « Trou
de mémoire » [p. 327], et son
« trou » existentiel, et la
« disparition » d'Ilse occasionne même chez notre
auteur le désir de sa propre « disparition » :
vers minuit, soudain ça me prend, [...]
plus envie de vivre, [...] veux plus m'estomper peu à peu par
morceaux, m'effacer doucement par mes fissures d'oubli, mes lézardes de
mémoire, mes petites absences, non LA GRANDE, LA DÉFINITIVE,
soudain JE VEUX DISPARAÎTRE, TOUT ENTIER [p. 413]
Finalement, Doubrovsky n'arrive pas à se libérer
de sa crise existentielle et à se sortir de sa léthargie, comme
on peut le voir à l'avant-dernière page du Livre brisé
: « cloué dans mon lit, coeur crevé comme un
papillon par une épingle, peux plus bouger, peux plus me
lever » [p. 415].288(*) Justement, le titre de l'ouvrage qui suit Le
Livre brisé définit bien son état psychologique :
comment raconter sa vie quand elle s'est
évaporée, raconter sa volatilisation, voilà, [...]
une vie qui n'est plus, une mort qui n'est pas, la mort dans la vie, on
appelle ça une survie, moi, je nomme ça l'après-vivre.
[L'Après-vivre, op. cit.,
p. 26]
Malgré tout, l'écriture est encore le seul moyen
de défense ou de survie, comme le montre A. Armel :
« La mort est fortement présente, mais l'écriture
transmet `l'étonnement et la jubilation d'être encore en vie'
avoués expressément par l'auteur. »289(*) Précisément,
à l'occasion d'un colloque, cet auteur déclare :
« [...] dans Le Livre brisé, si je suis hanté
par la notion de suicide, c'est pour la récuser, la repousser de toutes
mes forces. »290(*)
* * * *
Dans cette Deuxième partie, nous avons pu
observer que la présence (aux chapitres 3, 5, 7, 9, 11 et 13 de la
première partie du Livre brisé) puis la
« disparition » (à la seconde partie du
récit) d'Ilse entraînaient véritablement une perturbation
de l'autofiction et de la « conquête
existentielle ».
En ce qui concerne le statut du récit, l'entreprise
scripturale est comme dans l'autofiction, à la fois fictionnelle et
autobiographique, à la différence seulement que dans les
chapitres impaires (excepté le premier) de la première partie et
dans toute la seconde partie du Livre brisé l'autobiographie se
révèle plus explicite.
D'une part, l'imagination de Doubrovsky s'amoindrit :
l'invention laisse place à la « transposition »
(pour utiliser la même terminologie que H. Godard291(*)). Par contraste avec
l'autofiction, les expériences vécues par le couple ne sont
effectivement pas condensées dans un cadre temporel fictif, mais
simplement « transposées » dans le roman ; dans
les chapitres impairs (excepté le premier) de la première partie
« Absences », Doubrovsky les
« transpose » par thèmes ou par sujets : il
retrace par exemple la cérémonie de mariage au cinquième
chapitre « L'anneau nuptial », le désir soudain
d'Ilse d'avoir un enfant au neuvième chapitre « Au coin du
bois », les « Avortements » d'Ilse au
onzième chapitre et l'alcoolisme de celle-ci ainsi que les violences
qu'il lui inflige au dernier chapitre « Beuveries ». Aussi,
dans ces mêmes chapitres, « transpose »-t-il le
temps, les circonstances et les conditions de la rédaction ainsi que les
critiques d'Ilse concernant son écriture dans une série de
dialogues fictifs. Désormais, l'auteur instaure une plus grande
coïncidence entre l'histoire de son personnage et la sienne propre. C'est
pourquoi, toute la première partie du Livre brisé,
rédigée avant le décès d'Ilse, n'a, à
en croire l'auteur, subi aucune retouche292(*) : au lieu de la récrire pour la
commencer par le décès d'Ilse, comme l'aurait très
certainement fait un autobiographe, Doubrovsky a préféré
briser le livre en deux parties pour « transposer » dans
son roman la brisure tragique de son couple et ainsi de son existence.
D'autre part, le « je » narratif, qui
réfère à Doubrovsky, est un auteur
(un « metteur en récit ») qui entrelace dans la
première partie du livre un roman personnel (aux chapitres 1, 2, 4, 6,
8, 10 et 12) et un « roman conjugal » (aux chapitres 3, 5,
7, 9, 10 et 13), et, au sein de ce « roman conjugal », son
histoire conjugale et les dialogues entre lui et sa conjointe, et qui
découpe/« brise » son livre en deux parties. Mais
encore, ce « je » est successivement un personnage fictif,
un personnage rédacteur et un narrateur : 1/ dans le premier
chapitre et les chapitres pairs de la première partie, il est un
personnage fictif ou plus précisément un personnage-narrateur
intradiégétique-homodiégétique et même
autodiégétique (pour reprendre la terminologie
de Genette293(*)),
comme nous l'avons vu dans notre Première partie294(*) ; 2/ dans les
chapitres impairs (excepté le premier) de cette même partie, il
est un personnage rédacteur qui apparaît au chapitre 3, dans un
dialogue avec Ilse, où il est question de sa rédaction du
chapitre 2 - ce personnage n'est pas le même que le personnage-narrateur
indiqué ci-dessus, car ce personnage-là est
présenté comme le rédacteur des chapitres pairs ;
nous décelons alors deux récits emboîtés : le
récit concernant le personnage rédacteur est le récit
premier ou l'« enchâssant » et le récit
concernant le personnage-narrateur est le récit second ou
l'« enchâssé » ; 3/ dans ces
chapitres de la première partie et dans toute la seconde partie, il est
un narrateur extradiégétique-homodiégétique (selon
cette même terminologie) qui retrace rétrospectivement - dans la
première partie uniquement - les difficultés de son entreprise
scripturale, qui sont dues aux réactions d'Ilse, et son histoire
personnelle et conjugale, et - dans la seconde partie uniquement - les
difficultés de son entreprise scripturale, qui sont dues cette fois-ci
au décès d'Ilse, et son histoire, pendant et peu après sa
vie conjugale. De ce fait, si ce narrateur est le même que le personnage,
il en est néanmoins distancié par le temps, comme dans
l'autobiographie classique. À suivre ainsi le mouvement
général du Livre brisé et la succession des
instances narratives, du personnage fictif au narrateur autobiographe, on peut
remarquer que le « je » réfère au fil des
pages d'avantage à l'auteur. Le roman s'achève
précisément sur la réunion, ou autrement dit, sur
l'adéquation entre l'auteur, le narrateur et le personnage romanesque,
entre le sujet de l'énoncé et le sujet de
l'énonciation295(*) : à la dernière page, le
« je » narratif est l'écrivain Doubrovsky qui
« cesse de tripoter [sa] machine » [p. 416] et qui
« lève les yeux » [ibid.] pour regarder
deux gratte-ciel et enfin le ciel de New York.296(*)
L'engagement référentiel est alors de plus en plus
évident. C'est pourquoi, en dépit de la mention
« roman », le lecteur réel perçoit dans
Le Livre brisé plus une autobiographie qu'un roman, comme
l'atteste la critique de la réception établie par
Jaccomard297(*).
Ainsi, Doubrovsky abandonne peu à peu l'autofiction -
c'est-à-dire le procédé consistant à condenser une
période de sa vie pour créer une histoire fictive ou feinte -,
pour s'orienter vers la « transposition » du vécu,
c'est-à-dire vers un type de récit qui superpose sans les
confondre le genre romanesque (parce que le sous-titre est
« roman ») et le genre autobiographique (parce que
l'histoire conjugale et post-conjugale qui est racontée est celle de
l'auteur). Dans ces conditions, il convient, nous semble-t-il, de classer
ce récit dans l'ordre où il se présente,
à savoir dans la catégorie du roman-autobiographie298(*).
En ce qui concerne la « conquête
existentielle », il est manifeste que sa perturbation est
provoquée par le décès d'Ilse. Ce décès
brise en effet le « roman conjugal », à savoir la
symbiose entre fiction et autobiographie, et avec lui le projet de Doubrovsky,
à savoir ses « Retrouvailles » avec sa conjointe et
par suite avec lui-même. D'abord prospective, l'entreprise scripturale se
brise soudainement en son coeur pour devenir rétrospective et posthume
à Ilse. Dans la seconde partie du Livre brisé,
l'auteur-narrateur ne peut que déplorer la
« disparition » de sa conjointe, et avoue même ne pas
comprendre pourquoi celle-ci accomplit le « geste » fatal,
à savoir l'ingestion d'alcool et de barbituriques. C'est ainsi tout
le vécu d'Ilse et par là même, son propre vécu,
personnel et conjugal, qui lui échappent. C'est pourquoi, dans cette
seconde partie, la fictionnalisation de soi se brise en fragments
hétérogènes et contradictoires, soit en fragments
inefficaces. Doubrovsky se trouve dans l'incapacité de tisser une
« ligne de fiction » ou une « ligne de
vie » et ainsi d'accéder à une vérité
objective ou même subjective sur son être. Il est désormais
un personnag-narrateur désemparé et (de nouveau) confronté
au « trou » existentiel : il ne s'agit plus seulement
d'« absences » mais surtout d'une véritable
« disparition » de soi à soi. En outre, puisque ce
« roman conjugal » était - aux chapitres impairs
(excepté le premier) de la première partie - une autobiographie
de couple selon un « point de vue
hétérobiographique »299(*), il apparaît - dans la seconde partie du
récit - un auteur-narrateur dépourvu du point de vue d'Ilse.
La confrontation des deux points de vue reste à jamais irrésolu,
et ainsi la relation spéculaire entre l'écrivain et son double
diégétique, brisée. Dès lors, nous pouvons affirmer
que Doubrovsky est un « narcisse borgne »,
c'est-à-dire un autobiographe et romancier qui écrit pour se voir
mais qui, justement, n'arrive plus à se voir.
Troisième
partie : LE « NARCISSE BORGNE »300(*)
L'autofiction est, faut-il le rappeler, une
spécularisation scripturale, et plus exactement, un processus
d'auto-génération et de réappropriation de soi. Chez
Doubrovsky, l'autofiction doit répondre aux besoins existentiel,
thérapeutique, mais aussi narcissique (au besoin d'« un amour
de soi », pour reprendre le titre de son troisième
roman) : il s'agit effectivement d'une spécularisation qui doit lui
permettre de mieux s'accepter, de jouir d'une image le figurant tel qu'il
souhaite se voir, ou tout du moins, de « compens[er], par le biais de
la fictionnalisation », le « rejet de sa propre
existence », le « profond ennui », voire le
« dégoût » qu'il a de lui-même301(*). Cette fixation
complaisante, ou compensatoire, et exclusive à lui-même (il se
fait le principal sujet de ses romans) est somme toute caractéristique
du narcisse. Seulement, nous avons tout lieu de croire que Le Livre
brisé présente un « narcisse borgne »,
que cette relation spéculaire entre l'auteur et son image complaisante
est, comme l'indique le titre du récit, brisée. Le
résultat de cette brisure serait alors la perte du reflet, le
« trou », ou plus exactement, le reflet contradictoire,
d'un côté fantasmé/fictif et de l'autre
réel/biographique, de l'auteur.
D'une part, en regard de ses précédents romans,
nous verrons effectivement que l'auteur du Livre brisé
élabore une image fantasmée de lui-même et de son corps,
image qui met en valeur sa virilité, à savoir ses
caractères masculins (selon lui, est homme celui qui est dur, actif et
courageux) et sa puissance sexuelle (qui se mesure à la quantité
et à la qualité de ses aventures). D'autre part, selon
l'hypothèse d'une brisure du miroir diégétique, nous
verrons que Doubrovsky n'arrive pas véritablement à se
refléter dans cette image, et même, qu'il dévoile comme
malgré lui l'envers de cette image, un envers plus proche de la
réalité qui comprend ses caractères féminins (selon
lui, est homme efféminé celui qui est faible, passif et peureux)
et son impuissance. Nous observons ainsi une brisure du processus narcissique,
et constatons l'« aveuglement lucide » de l'auteur.
1. NARCISSE FACE AU MIROIR
BRISÉ
Dès l'époque classique - sans doute depuis que
Pascal et La Rochefoucauld ont donné leur définition de
l'« amour-propre » -, l'auto(bio)graphe est
soupçonné de déformer complaisamment sa propre image.
Aujourd'hui, ce soupçon est légitimé, entre autres, par
l'autofiction de Doubrovsky, puisque celui-ci se fait et nous donne de
lui-même une image à la fois
réelle/référentielle (auto-) et
fantasmée/romanesque (-fiction). En d'autres termes, le
personnage Doubrovsky est en même temps le reflet de l'auteur et le
produit de son imagination. C'est que l'autofiction est un processus
narcissique, et
l'« autofictionnaire »/« autoficteur »,
un narcisse qui cherche à corriger la réalité de son image
pour se (re)trouver une « beauté », ou tout au
moins, pour se rendre plus « intéressant » à
ses propres yeux. Autrement dit, la « conquête
existentielle » et l'acceptation de soi sont possibles à la
condition que notre auteur puisse créer une image à la fois
spéculaire et fantasmée302(*). Quelle est alors cette image
fantasmée ? La citation suivante, qui pose les conditions de
l'homme viril selon Doubrovsky, paraît répondre à
cette question : « Un dur, ça s'éprouve au lit.
Ça se prouve à la guerre. Un dur, c'est dans les coups
durs. » [p. 121]. Dans Le Livre brisé,
Doubrovsky relate justement, au premier chapitre, ses expériences durant
l'Occupation, puis, au second chapitre, ses conquêtes féminines.
Seulement, les titres de ces deux chapitres semblent indiquer une brisure du
miroir et, par là, l'évanouissement de l'image
spéculaire : il s'agit effectivement de « Trou de
mémoire » et « De trou en trou ».
La psychanalyse nous a appris que le moi prend son origine
dans la captation de l'enfant par sa propre image. Grâce à
J. Lacan, nous savons désormais que l'enfant est, dès
l'âge de six mois, au « stade du miroir » : il
prend connaissance de son propre corps et du moi, et « situe
l'instance du moi, dès avant sa détermination sociale,
dans une ligne de fiction »303(*). Aussi, au cours du développement et de
l'évolution psychique de l'enfant, le moi se structure et prend un
caractère normatif et social, sexuel et culturel, ce qui n'est pas sans
influencer la « ligne de fiction ». Ainsi, le
garçonnet attend généralement de son image
spéculaire une reconnaissance de son identité sexuelle, un reflet
exact du garçon tel que sa société le conçoit et,
de là, une forme idéale du moi ayant tous les attributs et
caractères physiques et sexuels du genre masculin, soit la
virilité. En cela, cet enfant présente un comportement
narcissique, car, précisément, l'imaginaire du narcisse commence
par sa propre image au miroir : il se contemple, s'approprie son image
fantasmée et se prend pour celle-ci. Tout en sachant qu'il n'est pas
cette image, il s'y identifie.304(*) Dans Le Livre brisé, Doubrovsky
décrit parfaitement ce processus narcissique : il relate les fois
où, dès l'âge de cinq ans, il se retrouvait face au miroir
et s'attribuait tous les attributs de la virilité, sur le modèle
du héros du roman d'aventures, en se faisant l'autoportrait du chevalier
ou du vaillant guerrier d'une part, du mâle hyperactif d'autre
part :
Bien sûr, j'ai joué des heures devant la
glace, sabre au clair, pourfendeur des géants, sauveur des belles, un
couvercle de marmite en guise d'écu. J'ai dévoré
Michel Strogoff, été Pardaillan, lu Zévaco :
même que, lorsqu'il décrit la princesse Fausta nue, la
première fois, je crois, que j'ai bandé. Dans l'imaginaire,
héros féroce, amant redoutable. [p. 118]
Ainsi, la virilité « se prouve à la
guerre. » [p. 121]. Pour cette raison, Julien Doubrovsky
tente, comme Poulou (l'enfant Sartre), d'incarner cette virilité, tout
d'abord dans la « comédie » du héros (comme
nous venons de le voir), puis dans la « comédie » de
l'écrivain305(*),
dans laquelle l'écriture joue le rôle du miroir et le stylo est
considéré (par l'enfant) comme un symbole phallique [cf.
p. 162]. L'auteur du Livre brisé remarque en lisant
Les Mots de Sartre : « En devenant écrivain,
j'ai pris ma plume pour une épée, on devient
mâle » [p. 157] - et en se remémorant sa propre
enfance :
Poulou-Pardaillan, Poulou-Strogoff, quand il s'y met,
occit cent reîtres, il désentripaille des régiments. Moi
itou, devant ma glace. En plus, je dessine des armadas de blindés qui
foncent, tourelles dardées de l'avant, de gros zizis
dont les glands enflés crachent en l'air des
tourbillons de flammes. Après, je les colorie. En bleu, blanc, rouge.
Petit-fils du ghetto, je bande aux couleurs de la France. Du
début des années 30. Au début du siècle, la
plume est encore une épée. Aujourd'hui, une
fusée. On a des virilités d'époque. Dans
la tête. [p. 120]306(*)
Cette seconde « comédie » prend
toute son importance si l'on considère qu'elle a lieu durant la
première guerre mondiale pour Sartre (alors âgé de neuf
à treize ans) et durant la seconde pour Doubrovsky (alors
âgé de onze à dix-sept ans) :
cette « comédie » sert dans l'imaginaire
à venger les séquestrés et les persécutés
que sont les Alsaciens pour le premier et les Juifs pour le second. En
écrivant, l'enfant savoure la « toute-puissance [...] du
romancier : il a tout pouvoir, comme Dieu, sur ses créatures. [...]
Le romancier en herbe prend simplement conscience de ses privilèges. Il
en profite pour régler ses comptes personnels. »
[p. 156-157].
Seulement, à la différence de Sartre,
Doubrovsky ne s'est jamais engagé, de fait, contre les nazis, il n'a
jamais combattu. Étant réformé, il n'a pas même fait
son service militaire. Dès lors, sa spécularisation scripturale
se brise, faisant apparaître d'un côté l'image
fantasmée de sa virilité, celle du soldat, et de l'autre la
réalité de ses expériences :
Moi, je voulais du mâle. Tuer, le fusil à la
main. Ma devise, MEURS OU TUE, comme dans le Cid. Comme chez
Corneille, dans une vraie tragédie, pas d'autre issue. Pour un vrai
homme. Rodrigue, as-tu du coeur ? - Tout autre que mon
père. Une pointe, c'est tout, main sur la garde de
l'épée, dans ces cas-là, cas d'honneur, ainsi qu'on
répond. Le doigt sur la détente d'un revolver. Avec une grenade,
une mitraillette. On répond en faisant parler la poudre. La mienne, que
d'escampette. [p. 20]
Bien plus, cette réalité se révèle
à l'opposé de ses fantasmes. En effet, elle traduit à ses
yeux un comportement mou, lâche et passif, un comportement somme toute
caractéristique de l'homme efféminé :
Chacun sa guerre. Seulement, voilà. Ma guerre. JE
NE L'AI JAMAIS FAITE. COMME ANNE FRANK. Une pucelle, à espérer
que, attendre que. Caché [...], toute mon audace : je glisse un
regard discret, à travers les rideaux de tulle, par la fenêtre.
Pour voir si. Qui débarque. Les Fritz ou les Amerloques. Je suis une
loque amère. J'en suis encore retourné. Une chiffe molle.
[p. 19]
Notre auteur remarque encore : « pas qu'avec
les femmes qu'on est un homme AVEC LES HOMMES »
[p. 218] ; « Le malheur, ceux qui décident si on est
un homme : les autres hommes. » [p. 120]. Et dans Le
Livre brisé, cet autre homme est Sartre, qui apparaît sous
« une forme fantomatique et accusatrice »307(*) : il lui rappelle ce
même comportement passif face aux guerres
d'« Algérie, du Vietnam », aux
« massacres de Berlin en 53, de Budapest en 56 »,
à « l'invasion de la Tchécoslovaquie en
68 » et aux événements, en France, de mai 68
[p. 217]. Par conséquent, Doubrovsky voit en lui
l'extrême opposé de ce qu'il voudrait voir, c'est-à-dire
une image contre-narcissique. Il se sent dépouillé de sa
virilité, surtout lorsqu'il pense aux « hommes »,
comme à son père, qui a combattu contre les troupes allemandes en
1914, aux résistants français ou aux soldats étrangers.
C'est ce qui se produit par exemple lorsqu'il apprend, en juin 1944,
l'exécution du collaborateur Philippe Henriot : « quand
j'ai lu, j'ai tellement juté, joui, [...] un vrai
orgasme [...]. Et puis, j'ai déchanté,
débandé, je ne faisais pas partie de la bande,
pas moi le justicier, le guerrier [...]. » [p. 22]308(*). Dans ces conditions, le
« moi-m'aime » disparaît au profit du
« moi-me-hais » (pour reprendre les expressions de notre
auteur)309(*), au profit
du moi à l'égard duquel il éprouve une véritable
phobie. Ce moi se manifeste dans toute la première partie du Livre
brisé, surtout au chapitre « In vino »
[p. 193-218], « qui est [...] le moment de la
`nausée' »310(*) :
Je me vomis. [...] Dans mon passé, que du
passif. Un flux de haine me brûle l'estomac, une bile écoeurante
me remonte, tout ce temps nauséabond, quand on ouvre la bonde, intact
dégorge, j'éructe. J'entre en éruption, une fureur
volcanique me secoue. [p. 21]
Me retourne la tripe, tous mes manques, mes manquements me
reviennent. [p. 196]
Ça me reprend, j'ai un passé qui ne passe
pas. Il me remonte. [p. 203]
me frappe en plein estomac, ça me reprend à
la tripe, me triture les boyaux, ma bile me ballotte en bouillonnant, mon bilan
reflue du fin fond des fibres, tellement M'ÉCOEURE [p. 216]
Du fait que Doubrovsky ne parvient pas à
remédier au dégoût de soi, à rectifier son image et
à modifier son comportement et ses expériences passées, on
peut aisément déduire que le processus narcissique,
thérapeutique et existentiel contenu dans l'autofiction comporte des
limites toujours indépassables :
Écrire ne m'a jamais délivré.
Je n'ai jamais été libéré. Les mots ne sont pas des
actes. Même imprimés, ce sont des paroles en l'air. [...]
[Durant la guerre], je n'avais pas voix au chapitre. Maintenant, j'emplis
des chapitres de ma voix. Je vocifère en vain, fureurs inutiles. Le
passé, on peut le raconter, l'écrire. On ne peut pas le
récrire. [p. 20-21]
De plus, si à aucun de ses romans Doubrovsky ne peut
former une parfaite symbiose entre son reflet réel/biographique et son
reflet fantasmé/fictionnel311(*), il s'avère que, dans son cinquième
roman, le reflet spéculaire tend à disparaître. Non
seulement, le narcisse avoue explicitement ne pas pouvoir poser sur lui son
image fantasmé : « Ce soir, je suis totalement
déphasé. Encore plus qu'à l'ordinaire : soir de
Victoire, j'ai trop de failles, de faillites. » [p. 155] ;
« Cette guerre que je n'ai pas faite, cette Victoire : ma
défaite. Au champ d'honneur, si on n'a pas été
présent, ça creuse une éternelle absence. »
[p. 196]. Mais pire encore, dès le premier chapitre du Livre
brisé, il avoue ne plus retrouver sa propre image, à
l'occasion de l'anniversaire de la victoire des Alliés en 1945. Ce
chapitre se clôt sur :
Aujourd'hui, 8 mai 85, je commémore. 8 MAI 45,
j'essaie de me remémorer. J'ÉTAIS OÙ. J'AI FAIT QUOI. Coi.
En moi, que du silence. Du noir. [...] 8 MAI 45 : TROU DE
MÉMOIRE. [p. 28-29]
Ce « trou de mémoire », ou cette
absence de reflet spéculaire, l'écriture autofictionnelle ne peut
le combler, et il demeurera jusqu'à la fin du récit.
S. Doubrovsky ne pourra jamais dire qu'il a participé de
près ou de loin à la victoire. Pour cette raison, nous pouvons
affirmer que l'auteur du Livre brisé est un narcisse qui ne
peut se voir, tout au moins en homme viril.
Mais encore, la virilité « s'éprouve
au lit. » [p. 121]312(*). Afin de se défaire de son image navrante,
l'« autofictionnaire »/« autoficteur »
tente, au second chapitre, de se voir au travers des yeux de ses
maîtresses : « Si je recueille une image plus flatteuse
dans d'autres yeux, suis pas aveugle. Quand [Suzan Alder] me désire, je
me désire à travers elle. » [La Vie
l'instant, op. cit., p. 114]313(*). Grâce à
celles-ci, il parvient à se construire une image élogieuse,
naturellement pourvue d'une grande virilité. Celle-ci se mesure à
la quantité de ses conquêtes féminines, parmi lesquelles
Josie [p. 37], Kay [p. 38], Claudia [p. 211], Élisabeth
[p. 212], Nicole [ibid.] et bien sûr sa
dernière conjointe. D'ailleurs, cette quantité paraît si
impressionnante que Doubrovsky se montre ironiquement incapable d'en faire le
compte, d'en faire une « ligne de fiction ».314(*) Mais cette
virilité se mesure aussi à la qualité de ses aventures.
À propos des quelques mois qui suivirent sa rencontre avec Ilse, il
écrit :
[...] je bande à présent comme un Turc.
À cinquante ans, je retrouve des reins de vingt, un zob d'airain. Avec
Ilse, dans Paris torride, trois mois durant, chaque jour, matin, soir, j'ai
relui. Des prouesses brillantes, j'ai été éblouissant :
surdoué du dard, un super-mâle, le moi-soleil. Forcé, je
suis tombé amoureux de moi [p. 87]
À cette occasion, il se voit même accomplir l'un
de ses plus grands fantasmes : « dans une chambre
d'hôtel je suis avec une femme, c'est le rêve central de
Fils, il m'habite, j'ai fait tout un livre, toute une vie avec, mon
fantasme originel, mon archétype érotique »
[L'Après-vivre, op. cit., p. 353] - ce fantasme
se retrouve effectivement aux pages 87-89 du Livre brisé :
lors de cet été 1978, il rejoint Ilse, dans sa chambre
d'hôtel de la rue Saint-Jacques, et ils « roul[ent] ensemble
sur le lit enroulés dans une étreinte tremblante »
[p. 89]. Ainsi, réussit-il à se modeler une image
spéculaire qui le conforte dans sa virilité, qui lui
reconnaît son identité masculine.
Seulement, cette image est une « image en
fuite »315(*) et ce, pour deux raisons. Tout d'abord dans le
« roman conjugal » (qui couvre les chapitres 3, 5, 7, 9, 11
et 13 de la première partie du Livre brisé), Ilse, la
deuxième voix narratrice, vient contester cette image. Comme nous
l'avons remarqué plus haut316(*), l'hétérogénéité
du discours narratif produit une brisure de la spécularisation
scripturale. D'un côté, Doubrovsky se cantonne dans son
autosatisfaction. Par exemple, il dit à Ilse : « En quoi
cela pourrait-il être gênant, pour un monsieur qui frise la
cinquantaine, de tomber une belle jeune femme de vingt-sept
ans ? » [p. 55], ou encore : « [..] ta
voisine d'étage, à l'hôtel, t'a dit : `Tu n'as pas
l'air de t'embêter avec ton professeur.' Tu lui as demandé :
`Comment sais-tu ?' Elle a ricané : `Je ne suis pas
sourde...' » [p. 90]. Rien que dans ces deux extraits, on peut
voir que Doubrovsky se présente comme un homme assurant parfaitement sa
fonction d'homme pourvoyeur de plaisir317(*). De l'autre, Ilse se plaint d'être
délaissée, et lui reproche son manque de virilité :
« dis, tu ne veux pas, ça fait longtemps, tu sais,
[...] plus de trois semaines, très exactement vingt-quatre
jours, [...] tu n'as jamais envie » [p. 282]
318(*) - ce qu'il est,
malgré tout, bien obligé de reconnaître319(*) : il lui dit, à
propos de leurs premiers ébats : « Écoute, les
émotions me fatiguent, je ne pouvais pas te garder, je tombais de
sommeil... Qu'est-ce que tu veux, je n'ai plus vingt ans ! »
[p. 62], ou encore : « D'accord, pas pu faire l'amour le
soir de nos noces. » [p. 144]. Par conséquent, en
retraçant leurs pratiques sexuelles, Ilse lui assène une image
contre-narcissique, celle de l'homme efféminé :
« d'ailleurs, tu n'es pas un homme, [...] tu es une
chiffe, une lavette, un vrai homme ça fait l'amour à sa femme,
sans qu'elle ait besoin de le prier » [p. 283] - et
même, celle de l'homosexuel passif :
si tu ne me tripotes pas les fesses vingt minutes, tu ne peux
même plus bander [...] tiens, tu veux que je te dise, t'es qu'une
pédale [...] pourquoi tu ne te trouves pas un mec, c'est ça que
tu aimes [...] lopette, salope [...] enculé [p. 283-284]
Il est manifeste qu'en le traitant de
« pédale » et
d'« enculé », Ilse lui adresse la pire insulte qu'on
puisse faire à sa virilité et à son honneur, puisqu'elle
qualifie son plaisir non pas de masculin-actif mais, au contraire, de
féminin-passif. Doubrovsky se trouve ainsi dans une situation qui lui
est subjectivement insupportable, au point de provoquer une réaction
extrême, le passage à la violence physique :
« là elle dépasse mes limites, je lui flanque une
énorme baffe » [p. 284]. Ensuite, il reçoit, dans
la seconde partie du roman, l'alcoolisme et le décès d'Ilse comme
les conséquences d'un manquement à son rôle d'homme :
« la vérité soudain me terrifie, elle me terrasse, plus
bas que terre, [...] pas un homme, UN HOMME ÇA PROTÈGE UNE
FEMME » [p. 388]. Enfin, en plus d'une image spéculaire
inadéquate ou contradictoire, fantasmée et désirée
d'une part, réelle et rejetée d'autre part320(*), Le Livre
brisé dévoile plus particulièrement une absence
d'image, un « trou », comme nous l'avons déjà
vu. Dès le second chapitre, soit au début du roman personnel (qui
couvre les chapitres 1, 2, 4, 6, 8, 10 et 12 de la première partie),
Doubrovsky tente de retracer sa première expérience sexuelle avec
une femme, mais il est soudainement frappé d'amnésie :
QUAND EST-CE QUE J'AI FAIT L'AMOUR POUR LA PREMIÈRE
FOIS. [...] La question m'estomaque, elle me file un direct sous la
ceinture. K.O. au bas-ventre. Chaos dans la tête. QUAND.
Débâcle, débandade, tous mes souvenirs prennent la fuite.
POUR LA PREMIÈRE FOIS. Bouche bée. Tombe dans un autre
trou béant. [p. 37]321(*)
En somme, c'est comme s'il n'était jamais passé
à l'âge d'homme, à l'âge
viril : « Atterré, d'abord. Maintenant,
indigné. Un homme indigne, qui ne se souvient pas des instants qui l'ont
fait homme. » [p. 42] ; et comme pour le jour de la
victoire en 1945, il ne pourra jamais remédier à son
amnésie. À partir du jour de la commémoration, il entame,
à son égard, « une vraie cérémonie des
adieux. [p. 196]. Par conséquent, le « trou de
mémoire » engendre le « trou »
existentiel, soit l'anéantissement de l'être-moi ; pour
reprendre les titres des deux parties du Livre brisé, les
« absences » de Doubrovsky provoquent sa propre
« disparition » :
Dans mon équation, il demeure tellement
d'inconnues. Un type qui ne peut pas même se rappeler la première
femme qu'il a baisé. Un scandale. Incapable de se remémorer ce
qu'il faisait le jour de la Victoire. Une ignominie. Assis à ma table,
là, je suis aux trois quarts absent. [...] Engloutie
dans le néant. [p. 152]322(*)
Ainsi, du fait des « trou[s] de
mémoire » et, par suite, de la disparition de l'image
spéculaire et fantasmée, le moi est voué à
l'évanouissement. Doubrovsky avoue :
« Vérité humiliante : je me souviens mieux,
même partiellement, des autres que de
moi-même. »323(*) On peut effectivement remarquer qu'il se souvient de
la plupart de ses maîtresses, mais que jamais il ne parvient à se
revoir, à se créer une image spéculaire, ni par la
mémoire, ni par l'imagination :
ELLES, je les VOIS [...]. Elles
reparaissent. [...] Qu'est-ce qu'elles avaient, contre elles. En face
d'elles. [...] Aucune idée, peux pas ME représenter.
Quel visage j'avais. Sais pas, sais plus. [...] À MA PLACE,
NÉANT. Pire [...]. Si je songe à
moi, un pur rêve. Si j'essaie de me remémorer, je m'invente. Sur
pièces, de toutes pièces. JE SUIS UN ÊTRE FICTIF.
Impossible, insupportable, mon cinéma érotique vire au cauchemar,
j'allonge de séquence en séquence mes coups de queue, soudain on
me coupe, je n'ai plus ni queue ni tête, formidable
tête-à-queue, L'HOMME INVISIBLE [...]. Moi, suis orphelin
de MOI-MÊME. [p. 213-214]324(*)
Dès lors, nous pouvons affirmer que l'autofiction
échoue : notre auteur languit de désespoir devant son image
insaisissable. 325(*)
Ainsi donc, l'auteur du Livre brisé
apparaît comme un narcisse qui ne parvient pas à retrouver dans la
spécularisation scripturaire son image fantasmée, celle de
l'homme viril, et qui, par conséquent, ne parvient jamais à se
voir, d'où cette obsession du « trou ». Ce
« trou » est tout d'abord un évanouissement de
l'image spéculaire et fantasmée, un « trou de
mémoire » qui, se multipliant, de « trou en
trou », « d'un trou l'autre, à force »
[p. 252], devient un anéantissement de l'être-moi :
l'être est « TOUT ENTIER DANS LE TROU »
[ibid.] et même, à partir du décès d'Ilse,
dans le « TROU DES TROUS » [p. 153].326(*) En somme, ce
« trou » existentiel apparaît parce que le narcisse
ne voit pas ce qu'il désire voir, ou autrement dit, ne voit que ce qu'il
désire ne pas voir. En cela, ce « trou » dans le
miroir renvoie directement à l'aveuglement de Doubrovsky, ou plus
exactement, à son « aveuglement lucide ».
2.
« L'AVEUGLEMENT LUCIDE »327(*)
Pour qu'un aveuglement soit lucide, il faut et il suffit
[...] de ne pas voir tout en ayant des yeux, d'avoir des yeux pour ne
pas voir. De voir, sans se regarder voir. [p. 158].
Le narcisse ne veut ou ne peut apparemment pas supporter son
image réelle/biographique, et c'est très certainement pour se la
réappropier qu'il se contemple dans le miroir, jusqu'à pouvoir
poser sur lui une image fantasmée/fictive. L'auteur du Livre
brisé suit exactement ce processus narcissique : il
tend à ressaisir son image spéculaire et à
recouvrer dans la spécularisation scripturale son image fantasmée
- celle qui doit le conforter pleinement dans son appartenance au sexe et au
genre masculin, symbolisés par la virilité. Mais, comme nous
l'avons vu plus haut, cette spécularisation se trouve perturbée,
et même brisée :
l'« autofictionnaire »/« autoficteur »
ne parvient pas à se reconquérir, à ressaisir son image
spéculaire. Il est un « narcisse borgne au miroir »
[p. 162], c'est-à-dire un narcisse qui se regarde mais ne voit
qu'un « trou ». Cet aveuglement ne vient-il pas
précisément de sa lucidité ? Nous avons
déjà en partie répondu à cette question, car il
semble en effet que, tout narcisse qu'il soit, notre auteur reste à son
égard d'une impitoyable lucidité : s'il ne parvient pas
à retrouver une image spéculaire, ou autrement dit, à
associer son image réelle/biographique et son image
fantasmée/fictive, pis encore, s'il voit d'abord dans son miroir
diégétique une image contre-narcissique, c'est qu'il est devenu
au fil des ans un homme vieillissant et - à ses propres yeux -
efféminé : lorsqu'il entame la rédaction du Livre
brisé, il a cinquante-sept ans.
Mais le narcisse, accaparé, hypnotisé par sa
propre image, s'aveugle aussi sur son entourage. Le processus narcissique
entraîne effectivement un retrait, un désinvestissement de la
réalité que l'on peut certainement retrouver dans Le Livre
brisé. Il faut se rappeler que notre auteur s'imaginait sortir de
ses crises conjugales, il pensait à ses
« retrouvailles » conjugales, à clore son
récit sur le chapitre « Hymne »328(*), jusqu'à ce que le
décès d'Ilse advienne. Mais la première partie du
Livre brisé n'annonce-t-elle pas déjà cette
« disparition » ? En d'autres termes, Doubrovsky ne
serait-il pas ce narcisse qui, immanquablement, s'éborgne, qui, dans un
« aveuglement lucide », ne veut pas voir ce qu'il
pressent ?
Afin d'appréhender l'« aveuglement
lucide » de notre auteur, il convient de reprendre brièvement
sa lecture psychanalytique de l'oeuvre sartrienne, et plus
précisément des Mots - publiée avant la parution
du Livre brisé, sous le titre « Narcisse
borgne »329(*)
- et de La Nausée - déjà présentée
en décembre 1975 et publiée en 1979330(*).
Dans notre Première partie331(*), nous avons observé,
en suivant les remarques de Doubrovsky, que l'auteur des Mots
cherchait à « enterre[r] la littérature : ce qui
fait la lumière sur la vie, c'est la theoria »
[p. 159]. Parce son récit autobiographique repose sur la
théorie existentialio-marxiste, Sartre déclare se libérer
de la « fausse vue. De la littérature.
Sacralisante. » [p. 158], et prétend entreprendre une
véritable auto-analyse, pour éclaircir enfin son vécu et
voir lucidement son aveuglement passé. Parce qu'il se voit
« du haut d'un surplomb philosophique » [p. 159], il
prétend adopter sur lui un point de vue extérieur, de la
même manière qu'un psychanalyste, que Freud par exemple.
Seulement, de son côté, Doubrovsky s'évertue à
prouver, à partir de sa lecture des Mots, qu'aucun
écrivain, pas même Sartre, ne peut sortir de son aveuglement. Il
déclare que, même munie d'outils conceptuels et
théoriques, « l'écriture n'éclaire pas la tache
aveugle, elle se produit à partir d'elle. La pure vision qui
découvre à soi-même n'existe pas. »
[p. 160].
Comme nous l'avons vu plus haut332(*), Doubrovsky tente de
démontrer que l'auteur des Mots n'a pas, malgré ce qu'il
prétend, réglé son oedipe. Lorsque celui-ci se
décrit enfant, il se fait tout d'abord un « portrait de
l'artiste en fillette, de Poulou en poule mouillée, du garçonnet
qui a le sexe des anges, indéterminé mais féminin sur
les bords » [p. 157] pour « fusionner »
[p. 121] avec sa mère, puis un portrait de Poulou en
véritable garçonnet qui cherche à se viriliser, qui prend
sa « plume-phallus » [p. 162] pour
« se cr[ever] les yeux »
[pp. 156, 158 et 160], pour ne plus voir sa mère et sa
féminité. Doubrovsky découvre « dans ce fantasme
de cécité » [p. 157] un Poulou qui romance dans le
noir et qui s'aveugle volontairement pour ne plus se voir, ou plus exactement,
pour ne plus voir que sa masculinité, de sorte qu'il
« laissera Sartre truqué jusqu'à l'os et
mystifié. » [p. 158]. Celui-ci déclare
d'ailleurs : « De là vint cet aveuglement lucide dont
j'ai souffert trente années » [ibid.]. Mais
maintenant, le philosophe affirme : « J'ai
changé, p. 210. » [p. 159].
À présent, il possède la
connaissance, il a droit aux Mots : je vois clair, je suis
désabusé, je connais mes vraies tâches, p. 211,
vers la fin. Le fin du fin. L'écrivain écrit à partir de
sa propre tache qu'il éclaire [...]. [p. 157]
Seulement, Doubrovsky observe que Poulou n'existe pas, ou
plutôt, n'existe que dans les pages des Mots :
C'est lui qui a écrit les Mots. En Sartre,
malgré Sartre, contre Sartre. [...] À son insu, c'est
Poulou qui tient la plume. [...] Dans la trame savante, dans la fable
théorique des Mots, Poulou tisse sa vérité
à contre-fil. Au coeur du texte éblouissant, il loge le
nécessaire contre-jour. Pas d'autre posture possible pour écrire
sa vie : un aveuglement lucide. Mixte contradictoire, indépassable.
C'est ainsi. Sartre apporte la lucidité. Poulou fournit l'aveuglement.
La lucidité ne dissipe pas l'aveuglement : ils
s'interpénètrent. Toujours avant ou après
l'impossible vision qui m'aurait découvert à moi-même.
[p. 160-161]
Le critique conclut :
Reste un mâle, confronté, affronté
à lui-même. Un oeil qui dit zut à l'autre, un oeil aveugle,
l'autre qui voit. Un oeil qui voit le sort [...] du cours Poupon
[qui prend son indépendance à l'égard de sa
mère] [...]. L'autre oeil, aveugle à sa propre laideur
[c'est-à-dire à sa propre féminité], qui
en remet la découverte à plus tard : je raconterai plus
tard... quand et comment j'ai [...] découvert ma laideur - qui fut
pendant longtemps mon principe négatif, la chaux vive où l'enfant
merveilleux s'est dissous, p. 210. Pas totalement dissous, puisque
tous les traits de l'enfant sont restés chez le
quinquagénaire, p. 211. Honnêteté suprême de
Sartre : allez vous y reconnaître. On ne peut pas. Narcisse
borgne au miroir : faire la lumière devient une tâche
cyclopéenne. [p. 162]
Mais, déjà auparavant, l'auteur du Livre
brisé avait mis en évidence cette bisexualité chez
Sartre. Il clôt effectivement son chapitre « Sartre »
sur une lecture psychanalytique de La Nausée : selon lui,
la « nausée » ou l'« envie de
vomir » [p. 77] du personnage Roquentin, et derrière lui
de Sartre - Doubrovsky écrit
« Roquentin-Sartre »333(*) - vient de sa « féminité
secrète » [ibid.], et son « angoisse
métaphysique devant l'Absurde » [ibid.] est en fait
une « angoisse de castration déguisée »
[ibid.]. D'ailleurs, Sartre est venu confirmer cette analyse : il
lui « accorde volontiers la bisexualité de
Roquentin » [p. 78] et avoue l'existence
d'« un vécu obscur à
lui-même » [ibid.].334(*)
Ainsi, selon la thèse de Doubrovsky, Sartre est un
« narcisse borgne » qui, dans un « aveuglement
lucide », se voit de manière à ne pas pouvoir voir sa
féminité, ou autrement dit, sa bisexualité. En somme,
l'écrivain, même philosophe, n'éclaire pas sa
« tache aveugle », mais la reproduit telle quelle dans son
récit :
La tache aveugle transforme l'écriture en
tâche aveugle. Même chez les penseurs les plus
éclairés. Pas seulement chez Sartre. Vrai de Freud aussi. J'ai
jadis essayé de montrer comment ça fonctionnait chez Lacan. Je
n'échappe naturellement pas à cette règle.
[p. 161]
Dès lors, il nous est possible de saisir avec
pertinence l'« aveuglement lucide » de Doubrovsky. Nous
avons déjà pu observer dans notre sous-partie
précédente son comportement narcissique : il est sans cesse
préoccupé par son image, et, face à son image
spéculaire, il cherche à reconnaître son identité
sexuelle et ainsi à se voir en homme viril, comme le rappelle cet
extrait :
J'ai depuis longtemps dépassé l'âge de
Narcisse. Quand même, je me dis, je peux encore plaire aux mignonnes. Je
m'effleure [...], me caresse [...]. Fait de mal à
personne, vous ravigote le moral, ça remet du coeur au
bas-ventre. [p. 32]
Mais nous avons aussi pu remarquer que Doubrovsky se trouve
perturbé par ses « trou[s] de mémoire » et
par le « trou » que lui renvoie son miroir ; d'autant
plus que ces « trou » vont, au fil du temps, en
s'agrandissant et viennent de plus en plus contrarier cette image de
virilité. À la deuxième et troisième page du
chapitre « De trou en trou », il écrit :
Troué comme un écumoire. La vitre fait
clignoter mes lacunes. Poreux, vaporeux de la tête. Criblé de
vacuités étranges, de viduités pathologiques. [...]
Ma substance s'effrite, se délie. [...] J'ai le
présent lézardé d'absences bizarres. [...]
Cela empire avec l'âge. Maintenant, ce ne sont plus des absences que
j'ai, ce sont des disparitions complètes. [p. 32-33]
En somme, il ne parvient plus à se voir, à se
retrouver dans son image spéculaire : « Dans le miroir,
je cherche mon visage. » [p. 215]. Il écrit :
« devant la glace, [...] ma gueule fait naufrage, elle bouge [...],
peux pas la fixer, ma trombine se désagrège, [...] à peine
je me campe, ça décampe » [p. 214].
Il devient un narcisse aveugle, ou plus exactement, un narcisse qui
s'aveugle, car il semble bien que son aveuglement soit un
« aveuglement lucide », que, comme Poulou-Sartre ou
Roquentin-Sartre, il ne puisse se voir totalement, c'est-à-dire voir sa
bisexualité et donc sa féminité, quand bien même il
reconnaîtrait, à la différence du philosophe, son oedipe
mal résolu335(*).
Son second roman, Fils, laissait déjà paraître cet
oedipe et, pour reprendre les termes de notre auteur, cette
« bisexualité insurmontée »336(*). Mais, dans Le
Livre brisé, il en est tout autrement : Doubrovsky ne peut
plus supporter sa bisexualité, il a le sentiment, en raison de son grand
âge - « je suis un cadavre décomposé qui
pue » [p. 215] - et de ses problèmes
d'érection337(*),
de retrouver sa bisexualité originelle, enfantine. Il apparaît
même que sa féminité prend le pas sur sa
masculinité, ou pis encore, que sa masculinité déclinante
laisse la place à une féminité sénile :
MENTON en galoche galope cavale se taille taillé
de sillons sous les commissures des lèvres ravinées pend
lamentable comme une verge qui débande débandade
générale un sourire niais lâche veule entrebâille
une vulve défraîchie sanguinolente [p. 214-215]
Par conséquent, il n'est pas surprenant qu'il ne
veuille ou ne puisse pas se voir : il éprouve pour lui-même
une profonde aversion : « je me vomis, jamais je n'ai encore eu
aussi fort la nausée. » [p. 215]338(*), et pour cette raison, nous
pouvons aisément dire que Doubrovsky est à l'image de
« Roquentin-Sartre ». Justement, Miguet-Ollagnier a pu
relever de flagrantes similitudes entre l'autoportrait de Doubrovsky
[p. 214-215] et celui de Roquentin
[La Nausée, op. cit., p. 22-23]339(*), au point de voir dans
celui-là un « travail minutieux de
réécriture »340(*).
Cette critique du Livre brisé remarque
également : « De cette féminité
l'écriture peut-elle sauver ? [...] Oui si elle se revendique comme
phallique, si elle se donne du nerf, si elle ne se contente pas de se laisser
happer par un trou à combler, si elle trouve des clés de
l'existence. »341(*) Comme on a pu s'en apercevoir dans notre
Première partie, Doubrovsky tente effectivement
d'élaborer un « discours phallique » et de trouver
des « clés », en se fondant sur la théorie
psychanalytique de Freud et sur la théorie existentialo-marxiste de
Sartre, mais en vain, il reste toujours confronté à ses
« trou[s] de mémoire » et à son
« trou » existentiel, et, comme nous l'avons vu dans notre
Deuxième partie, l'aide d'Ilse ne pourra qu'être
éphémère.
Ainsi, Doubrovsky instaure dans la première partie
du Livre brisé une symbiose entre son texte critique et son
texte pseudo-autobiographique, ce qu'il reconnaît explicitement :
« L'aveuglement lucide des Mots vient tout entier de ma
lucidité aveugle, sa demi-cécité est issue de mon
clair-obscur. » [p. 161]. Il est en effet dans un
« aveuglement lucide » à l'égard de
lui-même, mais aussi à l'égard de sa conjointe et de sa vie
conjugale.
Nous pouvons constater qu'aux chapitres 6, 8 et 10 de la
première partie du récit, Doubrovsky se montre lucide quand il
s'agit d'analyser les écrits de Sartre et aveugle quand il s'agit de
penser à sa vie de couple. Une simple étude
lexico-sémantique permet de mettre en évidence cette
systématique opposition de contrariété :
clarté/obscurité ou lucidité/aveuglement. Par exemple, le
passage cité ci-dessus se poursuit ainsi :
Au-delà de ma lampe braquée [sur
Les Mots], [...] tout, autour de moi, en moi, ce soir,
est ténèbres. Ma femme elle-même qui ne
croit point bon de me faire signe : ce qu'elle fait, ce qui lui est
arrivé, comme on dit si bien en anglais, I am in the
dark. [ibid.]342(*)
Cet aveuglement s'explique tout d'abord par la situation
romanesque : le personnage-narrateur qui lit et relit l'autobiographie de
Sartre se retrouve seul à Paris, séparé de sa conjointe,
qui est partie une semaine à Londres pour un stage professionnel
[cf. p. 107-108], et il s'inquiète de ne recevoir aucun appel
téléphonique [pp. 107-8, 109 et 153-156], il ne voit pas ce qui
peut la retenir. Cet aveuglement s'explique également par la situation
et par le sentiment de l'auteur : au moment d'écrire ces chapitres
6, 8 et 10, il éprouve à l'égard de sa vie de couple une
vive appréhension, car dans quelques temps, lorsqu'il rédigera
les trois derniers chapitres de la première partie du Livre
brisé, il sera à New York et Ilse, à Paris ; et,
cette fois-ci, les raisons de cette séparation ne seront plus
professionnelles : Ilse se lasse de le suivre dans ses différents
déménagements, entre la France et les États-Unis, et
désire s'installer définitivement à Paris, ce qui n'est
pas sans poser problèmes. Précisément, l'auteur est comme
son personnage-narrateur, inquiet de ne pas connaître l'avenir ; il
est, pour reprendre l'expression de la citation ci-dessus, « in the
dark », soit « dans la nuit », ou pour reprendre
une expression française sûrement plus adéquate,
« dans le brouillard », qui signifie : « ne
pas voir clair dans une situation qui pose des problèmes »
(selon le dictionnaire Robert). Le passage ci-dessous est tout à fait
manifeste :
Dans quelques jours, ma femme reviendra. Nous nous
retrouverons. Retour de l'épouse prodigue, on fêtera dignement
à table, au lit. Délices des séparations. Seulement,
voilà. Une évidence : je repartirai en septembre. New York
n'est pas Londres. Jusqu'à Noël, plus long qu'une semaine. Des mois
à l'autre bout de la planète, à distance sidérale
l'un de l'autre. Écartelés par des espaces interstellaires.
Jusqu'à Pâques, trois mois encore. Et puis, jusqu'à la
Trinité. Condamné aux vacuités à
perpète. [p. 193]
Cet étirement considérable de l'espace
(« à l'autre bout de la planète, à distance
sidérale » ; « espaces
interstellaires ») et du temps (« jusqu'à
Pâques [...] jusqu'à la Trinité » ;
« à perpète ») montre très clairement
que Doubrovsky craint de ne plus jamais revoir sa conjointe.
Déjà, lorsqu'il relate sa demande en mariage, il fait dire
à Ilse : « [...] j'avais, à l'égard de nos
rapports, une sorte d'angoisse, une espèce de
prémonition... » [p. 91]. Aussi, pouvons-nous constater
que la crise d'angoisse du personnage-narrateur devant le
téléphone, qui est dramatisée par la narration
scénique et qui perdure jusqu'à la page 162, apporte une certaine
tension, un certain suspens au récit - « Je n'ai pas pu
m'empêcher, je jette de nouveau un coup d'oeil à ma montre. De
nouveau, Angst. [...] Pourquoi ma femme ne m'a pas encore
appelé de Londres. » [p. 109] - et vient
étrangement refléter l'angoisse de l'auteur, juste avant qu'il
apprenne le décès d'Ilse : « lundi, j'appelle, pas
de réponse, [...] mardi, cela a sonné de nouveau dans le vide,
bizarre » [p. 313] et « mercredi, j'ai eu un sentiment
étrange dans la gorge » [p. 314]. C'est à croire
que l'écrivain pensait déjà, durant la rédaction de
la première partie du récit (de mai 1985 jusqu'à septembre
ou octobre 1987), au décès d'Ilse (survenu en novembre
1987)343(*).
Après lecture de cet extrait, nous pouvons en être
convaincu : « Je suis brusquement anéanti. Pourquoi, sais
pas. [...] Peut-être, ce goût subit de mort qui m'envahit, c'est le
spectre de nos éclipses futures. » [p. 193]. Nous pouvons
même présumer qu'il croit Ilse capable de se suicider :
lorsqu'il veut la comparer à des personnages romanesques, il cite un
personnage qui finit par mourir, Nana de Zola [p. 219], et un personnage
qui se suicide, Emma Bovary de Flaubert [ibid.]. Il écrit
même : « Au fond, ma femme, elle aurait rêvée
d'ardent hyménée avec Werther. Seulement, Werther, il se suicide.
L'amour fou n'est pas fait pour vivre. » [p. 124]. Justement,
lorsqu'Ilse le défie d'écrire un « roman
conjugal », c'est-à-dire un récit qui retrace
« à nu et à cru » leur vie commune, il estime
que cela revient à « se faire hara-kiri »
[pp. 51 et 281], et il la considère comme
« épouse-suicide, femme-kamikase » [p. 51].
Mais, comme on le sait, il relèvera tout de même le
défi : « Pas le choix, puisque femme le veut, je
m'exécute. Je l'exécute. » [p. 222].
Par conséquent, nous pouvons voir que la
première partie du récit annonce déjà la
« disparition » d'Ilse, ou autrement dit, que Doubrovsky
pressent cette mort, bien avant qu'elle surgisse véritablement.
Pourtant, ce même auteur déclare, à la quatrième
page de couverture du Livre brisé, qu'il ne s'en était
pas aperçu au moment d'écrire la partie
« Absences » :
Entre mes mains, mon livre s'est brisé, comme ma
vie. Je me suis aperçu, avec horreur, que je l'avais écrit
à l'envers. Pendant quatre ans j'ai cru raconter, de difficultés
en difficultés, le déroulement de notre vie, jusqu'à la
réconciliation finale. Mon livre, lui, à mon insu, racontait,
d'avortements en beuveries, l'avènement de la mort.
De même, dans son autocritique « Textes en
main » (art. cit., p. 217), l'écrivain
déclare :
J'ai intitulé ces brèves réflexions
« Textes en main ». Mais je dois avouer qu'en me relisant
sur épreuves, pour la première fois, mon texte m'est tombé
des mains. Il m'a sidéré. [...] L'autofiction est
devenue d'un seul coup autobiographique. De rétrospective, elle s'est
faite prospective. Ce que j'ai ressenti dans ma vie comme le choc effroyable de
l'imprévu, qui m'a écrasé, le livre semble le
présenter comme la progression d'un inéluctable. Dans ce livre de
notre vie, la mort sans cesse rôde [...]. Chronique d'une mort
annoncée par l'écriture d'un écrivain qui voulait conclure
l'ouvrage par le chapitre « Hymne » ou
« Retrouvailles ».
On peut alors se demander d'où vient cette
contradiction, pourquoi, à l'époque, notre auteur voyait
et ne voyait pas. Dans les deux passages cités ci-dessus,
l'écrivain avoue explicitement qu'au moment d'écrire cette partie
« Absences » il paraissait inconsciemment (dans le sens
freudien) s'attendre à la « disparition » d'Ilse ou
avec mauvaise foi (dans le sens sartrien) ne pas voir arriver le drame. En
d'autres termes, il avoue avoir été dans un
« aveuglement lucide ». Pour preuve, nous pouvons (re)lire
la page 387 du Livre brisé, car S. Doubrovsky y
écrit : « quand quelque chose ne va pas n'est pas normal
VEUX PAS SAVOIR quand un malheur me crève les yeux je les ferme ma
spécialité L'AVEUGLEMENT VOLONTAIRE » [p. 387].
En conséquence, Doubrovsky est un « narcisse
borgne », un narcisse qui voit sans le vouloir la
réalité de son image spéculaire et l'ampleur de ses
problèmes conjugaux. En somme, son aveuglement vient tout entier de sa
lucidité, face à lui-même et à son vieillissement
mal vécu, et face à Ilse et à sa mort qui se profile
malgré tout au fil du temps et des pages de la partie
« Absences ».
* * * *
Ainsi donc, Doubrovsky est un narcisse qui
s'éborgne : au premier chapitre du récit, il ne trouve pas
ce qu'il désire voir, d'où l'évanouissement de l'image
spéculaire, le « trou » dans le miroir, et ne voit
que ce qu'il ne veut pas voir, d'où l'« aveuglement
lucide ». Il est tout d'abord ce « narcisse au miroir [qui]
ne voit rien, que ce faciès vieillissant et grimaçant auquel il
se `cogne' dans une glace. Décomposition
dérisoire »344(*) de l'image complaisante, celle de l'homme viril,
plaisant et actif. Le narcisse, désemparé, se rejette,
jusqu'à la « nausée ». C'est ainsi tout le
processus narcissique et la réappropriation de soi qui échouent.
Il est ensuite ce narcisse qui s'imagine que sa crise conjugale pourra se
résoudre, qui voit déjà comment se dérouleront ses
« retrouvailles » avec Ilse, quoiqu'il pressente
très fortement la « disparition » de celle-ci ;
la publication de la seconde partie « Disparition » sera
l'aveu de la désappropriation de soi, de sa vie conjugale et de ses
projets d'avenir. C'est ainsi toute la spécularisation scripturale qui
se brise. Comme l'indique très clairement le titre de ce récit,
il s'agit d'un Livre brisé.
CONCLUSION
Le Livre brisé représente très
certainement un tournant dans l'oeuvre de Doubrovsky puisqu'il ne s'agit plus
d'une autofiction proprement dite. Dans notre Première partie,
nous avons observé que, concernant les quelques chapitres
présentant une autofiction, à savoir un personnage-narrateur
cherchant (en vain) de faire de son enfance une autofiction, la fiction se
limitait au cadre de deux théories, l'une existentialo-marxiste et
l'autre psychanalytique : l'autofiction laissait ainsi place à une
autobiographie à fiction sartrienne, construite à partir des
Mots, et à une autobiographie à fiction freudienne,
élaborée à partir des propos du psychanalyste Akeret. Dans
notre Deuxième partie, nous avons constaté que, pour
relater sa vie contemporaine à la rédaction, l'écrivain
procédait à un amoindrissement de l'affabulation, de la
« fictionnalisation de l'expérience vécu »,
au profit d'une simple « transposition ». Tout d'abord,
dans la partie « Absences », l'auteur
« transpose » ses conversations avec sa conjointe, sur leur
vie et sur l'écriture de cette vie, dans une série de dialogues
fictifs ou feints (même si ces discussions avec Ilse ont
réellement existé, Doubrovsky reste l'auteur des dialogues, il
les (ré)écrit ou les arrange à sa convenance, selon ses
impulsions et ses intentions), et, à partir de ces dialogues,
« transpose » les principaux éléments de sa
biographie de couple dans un « roman conjugal » ;
puis, l'auteur « transpose » dans son récit la
brisure tragique de son couple et de son existence, successive au
décès d'Ilse, en interrompant soudainement la rédaction
des chapitres de la partie « Absences » et en
rédigeant une seconde partie, « Disparition ». En
somme, l'auteur-narrateur subit autant qu'il choisit cette brisure du
récit. Ainsi, en regard de ses précédents romans (mis
à part La Vie l'instant), S. Doubrovsky confère au
Livre brisé un statut particulier. Ce récit
présente bien des ressemblances avec Fils : au premier
chapitre et aux chapitres pairs de la première partie, notre auteur
procède à la condensation d'une période de sa vie,
réduite à trois jours, et à la création d'une
histoire fictive ou feinte, dans laquelle le « je »
narratif est globalement le personnage-narrateur. Seulement, dans tout le reste
du récit, notre auteur s'oriente vers la
« transposition » du vécu, c'est-à-dire vers
un type de récit qui « associe sans les
confondre »345(*) le genre romanesque, indiqué par le
sous-titre de la page de couverture et la page de titre, et le genre
autobiographique, puisque l'histoire conjugale et post-conjugale est
entièrement celle de l'auteur et non celle d'un personnage fictif. Dans
ces conditions, il convient de considérer ce récit non pas comme
une autofiction mais comme un roman-autobiographie.
À suivre le fil des pages du Livre
brisé, on relève une stratégie d'écriture
visant à augmenter progressivement la dimension autobiographique et
l'« effet de réel », ce qui n'est pas sans
retentissement sur la manière dont le lecteur considère
l'histoire dans ce récit et le récit de ce
récit.346(*)
D'ailleurs, les commentaires critiques sur le genre autobiographique et sur
l'oeuvre de Sartre (La Nausée et Les Mots), qui
accompagnent ce glissement du roman vers l'autobiographie, viennent renforcer
ce pouvoir de persuasion. Dans son roman personnel (au premier chapitre et aux
chapitres pairs de la partie « Absences »), l'auteur tend
à ébranler la confiance du lecteur d'autobiographies et à
relativiser la notion de vérité, en empruntant la voix de Sartre
et en démontrant que l'autobiographe ne peut jamais accéder
à une vérité objective, même à l'aide d'un
« fondement » théorique, et que la seule
vérité à laquelle il peut prétendre est une
vérité toute personnelle, subjective. Pour preuve, dans son
« roman conjugal » (aux chapitres impairs de cette
même partie, excepté le premier), notre auteur emprunte la voix de
sa compagne et confronte sa propre subjectivité avec celle d'Ilse dans
des dialogues qui servent d'axe à la narration et qui créent une
« surfiction », c'est-à-dire une confrontation de
deux points de vue divergents, une « guerre des versions ».
Dès lors, il reste un personnage-narrateur qui, par souci
d'honnêteté et de sincérité, se montre incapable de
dépasser ses « trou[s] de mémoire » et
même d'établir une unique « ligne de vie », ou
autrement dit, une « ligne de fiction », comme le montre
très clairement l'état fragmentaire du récit d'enfance
(dans la partie « Absences ») et du récit posthume
à Ilse (la partie « Disparition »).
Cela dit, il ne faut pas oublier ou ignorer le
« pacte romanesque », quand bien même il s'agirait
d'un Livre brisé, car cette « brisure » ne
concerne pas vraiment l'autofiction, mais plutôt les fonctions et les
résultats attendus d'une telle écriture : l'autofiction doit
répondre au projet existentiel. Dans son roman personnel, Doubrovsky
tente de (re)conquérir son être et son vécu par l'analyse
de son enfance. Mais, contrairement à Fils, ce roman
présente trois jours de la vie Doubrovsky, trois jours durant lesquels,
celui-ci ne parvient pas à retrouver son enfance, ni même deux
événements qui ont dû marquer son existence, il s'agit du
jour de la victoire des Alliés et de sa première relation
sexuelle. Ses « trou[s] de mémoire », qui restent
tels quels jusqu'au bout du récit, engendrent fatalement un
« trou » existentiel, soit l'anéantissement de
l'être-moi : il se définit alors comme un être
« fictif », c'est-à-dire comme un être
insaisissable. L'écrivain se tourne alors vers sa conjointe pour
écrire le « roman conjugal ». Ce roman s'inscrit
également dans un projet existentiel, puisque la visée est moins
rétrospective que prospective. Il s'agit en effet, d'une
véritable thérapie de couple, alors en pleine crise, d'un retour
sur la situation passée et présente pour une analyse lucide, et
ainsi d'une « conquête existentielle » faite au jour
le jour et au fil des pages, pour qu'enfin, les deux époux parviennent
à se retrouver. L'auteur prévoit justement de clore ce roman par
le chapitre « Hymne » ou
« Retrouvailles », mais le décès d'Ilse vient
brusquement rompre ce projet. Dès lors, Doubrovsky est un
écrivain désemparé, et emprisonné par l'assez
mauvaise image que lui renvoyait sa conjointe. La « conquête
existentielle » est ainsi perturbée, et la
spécularisation scripturale, brisée. Ce récit est donc un
Livre brisé.
Doubrovsky ne parvient plus à se retrouver, à
se réapproprier : il devient aveugle. Mais justement, son
aveuglement vient tout entier de sa lucidité : il est un
« narcisse borgne » qui ne veut ou ne peut pas se voir tel
qu'il est, en homme vieillissant, perdant sa virilité, et qui ne veut ou
ne peut pas admettre que sa conjointe veuille se séparer de lui, dans la
mort. C'est ce qui fait très certainement la grandeur et la richesse de
ce récit ; Doubrovsky y inscrit comme malgré lui la
vérité, c'est-à-dire cette lucidité et cette
désappropriation de soi :
J'ai écrit mon autofiction jusqu'à
être totalement dépossédé de mon entreprise.
À un premier niveau, par l'irruption brutale, assassine du réel
dans les jeux de la fiction. À un second niveau, plus subtil et retors,
parce que ces jeux disaient vrai, sans que j'en aie conscience.347(*)
L'autofiction est difficilement classable, car elle est un
nouveau type d'écriture qui subvertit les catégories
génériques jusqu'alors établies, car elle est à la
fois un roman, une autobiographie, une critique et même une autocritique,
car Doubrovsky livre en même temps son imaginaire et son vécu, ses
fantasmes et ses souvenirs, et parallèlement ses réflexions.
Néanmoins, notre analyse du Livre brisé nous a permis de
redéfinir plus précisément cette autofiction, de montrer
que derrière cette étiquette « roman » se
découvrait une parole authentique, et se dessinait une véritable
quête de soi, une quête existentielle : à travers le
jeu du miroir et de la fiction, l'écrivain a pour projet de se
(re)construire, de brasser chaque étape de sa vie, d'analyser
lucidement, impitoyablement parfois, l'être qu'il a été, et
de « réincarner » fictivement cet être, et ce
faisant, de créer un sens clair à son être et à son
vécu, et d'extraire de cet être « fictif » une
matière de roman. Cette problématique de la
« conquête existentielle » et de la
spécularisation scripturale nous a permis de mettre au jour les raisons
de la brisure du Livre brisé. Pour cette raison, cette
même problématique rend possible une relecture de l'ensemble de
l'oeuvre de Doubrovsky. Il paraît même pertinent, à partir
de cet angle d'analyse, de reconsidérer rétrospectivement
l'oeuvre de certains écrivains du XXème siècle qui se
situent à la frontière de l'autobiographie et de la fiction. Nous
pensons notamment aux récits de Céline, de Colette, de
M. Duras, de R. Barthes et d'H. Guibert.
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TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
1
1. LA SITUATION HISTORIQUE ET
GÉNÉRIQUE DE L'OEUVRE DE SERGE DOUBROVSKY
1
1.1. DE LA FICTION VERS L'AUTOBIOGRAPHIE,
L'AUTOFICTION
1
1.2. GENÈSE ET COMPOSITION DE
L'AUTOFICTION
5
2. LE LIVRE BRISÉ : PROBLÉMATIQUE ET
HYPOTHÈSES
12
Première partie : LES
PERTURBATIONS DE L'AUTOFICTION
18
1. LA FICTION SARTRIENNE
20
1.1. LECTURE ET ÉCRITURE CHEZ DOUBROVSKY :
LA VOIE SARTRIENNE
20
1.2. DE LA CRISE EXISTENTIELLE AU SALUT PAR
L'ÉCRITURE : LE MODÈLE DE LA NAUSÉE
23
1.3. L'AUTOBIOGRAPHIE ET L'AFFABULATION : LE
MODÈLE DE LA « FABLE THÉORIQUE » DE
SARTRE
28
1.4. LE RÉCIT D'ENFANCE : LE MODÈLE
DES MOTS.
36
2. L'ÉCRITURE FRAGMENTAIRE OU L'ÉCHEC
AVOUÉ
42
2.1. LA FICTION FREUDIENNE ET LE ROMAN FAMILIAL
42
2.2. L'EFFILAGE DE LA FICTION
48
2.3. L'AUTOFICTION D'UNE AUTOFICTION
ÉCHOUÉE
52
Deuxième partie : LE
ROMAN-AUTOBIOGRAPHIE
69
1. LE « ROMAN CONJUGAL »
74
1.1. DE LA CRISE À LA CONQUÊTE
EXISTENTIELLE : LA PRÉSENCE D'ILSE
74
1.2. L'AUTOBIOGRAPHIQUE DE COUPLE : LA VOIE
D'ILSE
76
1.3. LE ROMAN EXISTENTIEL : LE MODÈLE
DE LA RELATION SARTRE-BEAUVOIR
80
2. TEXTE ET
« CONTRE-TEXTE »
84
2.1. LA MISE EN SCÈNE JUDICIAIRE DU
« PACTE AUTOBIOGRAPHIQUE »
84
2.2. LA CONFRONTATION DE DEUX POINTS DE VUE
DIVERGENTS
87
3. LA BRISURE DE LA FICTIONNALISATION
97
3.1. LA BRISURE DU « ROMAN
CONJUGAL »
98
3.2. LA BRISURE DE LA « LIGNE DE
FICTION »
104
Troisième partie : LE
« NARCISSE BORGNE »
121
1. NARCISSE FACE AU MIROIR BRISÉ
122
2. « L'AVEUGLEMENT LUCIDE »
131
CONCLUSION
140
BIBLIOGRAPHIE
143
* 1 Voir M. Raimond,
La Crise du roman (des lendemains du naturalisme aux années
vingt), J. Corti, 1966.
* 2 P. Valéry,
Variété 1 et 2, Gallimard, 1924 et 1930, coll.
« Idées », 1978, « La crise de
l'esprit », (1919), p. 13-51.
* 3 L. Baladier, Le
Récit (panorama et repères), S. T. H., coll.
« Les grands rythmes de la littérature et de la
pensée », 1991, chapitre : « L'ère des
contestations », p. 207.
* 4 Idem.
* 5 Voir J. Bernani, M.
Autrand, J. Lecarme, B. Vercier, La Littérature en France de 1945
à 1968, Bordas, 1970, septième partie :
« Interrogations d'aujourd'hui », chapitre XXXI :
« Quelle littérature ? », p. 839-840.
* 6 B. Vercier, J. Lecarme,
La Littérature en France depuis 1968, Bordas, 1982,
deuxième partie : « Formes », chapitre
IV : « Le récit II : renouvellements », p.
105.
* 7 N. Sarraute,
« L'ère du soupçon » (d'abord paru dans
Les Temps modernes, 1950), in L'Ère du soupçon
(essais sur le roman), Gallimard, 1956, coll.
« Folio-Essai », 1987, p. 62-3.
* 8 Voir sur ce point le
chapitre XI : « La crise de la fiction », in
Poétique de Céline de H. Godard, Gallimard, coll.
« Bibliothèque des idées », 1985, p.
422-446.
* 9 J.-Y. Tadié,
Le Roman au XXème siècle, Belfond, 1990, Pocket, coll.
« Agora », 1997, chapitre premier : « Qui parle
ici ? », p. 9.
* 10 S. Doubrovsky,
« Critique et existence » (d'abord paru dans Chemins
actuels de la critique, Plon, 1967), in Parcours
critique, Galilée, 1980, p. 19.
* 11 Voir le chapitre
IV : « Le récit I : Renouvellements », de la
deuxième partie : « Forme », de La
Littérature en France depuis 1968, B. Vercier, J. Lecarme, op.
cit, p. 103-165.
* 12 N. Sarraute,
L'Ère du soupçon, op. cit., p. 69.
* 13 Ibid., p.
71.
* 14
« Conversation et sous-conversation » est le titre d'un
article de N. Sarraute paru dans la Nouvelle Revue
Française en 1956, puis dans L'Ère du
soupçon, op. cit., p. 81-122.
* 15 N. Sarraute,
L'Ère du soupçon, op. cit., p.72.
* 16 A. Bosquet, in
Le Quotidien de Paris, septembre 1989, cité par S. Doubrovsky
dans L'Après-vivre, Grasset, 1994, p. 262.
* 17 Ph. Lejeune, Le Pacte
autobiographique, Seuil, coll. « Poétique »,
1975, p. 14.
* 18 Cf.
Problèmes de linguistique générale, tome I,
trad. Gallimard, 1966.
* 19 Cf.
G. Genette, Seuils, Seuil, coll.
« Poétique », 1987.
* 20 Ph. Lejeune,
« Le pacte autobiographique », in Le Pacte
autobiographique, op. cit., p. 13-45.
* 21 Ibid., p.
15 : « Pour qu'il y ait autobiographie (et plus
généralement littérature intime), il faut qu'il y ait
identité de l'auteur, du narrateur et du
personnage. ». Ibid., p. 26 : « Le
lecteur pourra chicaner sur la ressemblance, mais jamais sur
l'identité. »
* 22 Au sujet des
ressemblances, des différences et des liens entre les deux genres, voir
G. May, L'Autobiographie, P.U.F., 1979, chapitre V,
« Autobiographie et roman », p. 169-196.
* 23 Ph. Lejeune,
« L'ère du soupçon », in Cahiers
de sémiotique textuelle, n°12, 1988, p. 53.
* 24 P. Valéry,
Variété 1 et 2, op. cit., p. 211.
* 25 Cette expression est le
titre du premier chapitre de la première partie :
« Définitions et problématiques »,
« Qu'est-ce que l'autobiographie ? », de
L'Autobiographie, J. Lecarme et É. Lecarme-Tabone,
A. Colin, 1997, p. 9-18.
* 26 Ph. Lejeune constate
que « le procès de l'autobiographie n'en finit pas : mais
l'autobiographie non plus. » (in L'Autobiographie en France,
A. Colin, 1971, « L'avenir de l'autobiographie »,
p. 105.
* 27 Voir la
quatrième partie de L'Autobiographie, J. Lecarme et É.
Lecarme-Tabone, op. cit., p. 267-291.
* 28 J. Lecarme, «
L'autofiction : un mauvais genre ? », Actes du colloque
Autofictions & Cie (20 et 21 nov. 1992), RITM, n°6,
1993, p. 230. Cet article est repris, quoique remanié, dans
L'Autobiographie, op. cit., de J. Lecarme et É.
Lecarme-Tabone, quatrième partie, chapitre six :
« Autofictions », p. 267-283. Pour un résumé
exhautsif, voir l'article de J. Lecarme, « Paysages de
l'autofiction », in Le Monde des livres, 24 janvier 1997.
* 29 L'Autofiction
(Essai sur la fictionnalisation de soi en littérature),
thèse de doctorat de l'E.H.E.S.S., sous la direction de G. Genette,
1989. On peut noter que cette définition correspond grosso modo
à celle que donne G. Genette dans Palimpsestes, Seuil,
coll. « Poétique », 1982, p. 291 sq.
Pour un rapide bilan rétrospectif de la critique de l'autofiction (qui
s'arrêterait en 1991-1992), voir Ph. Lejeune
« Autofictions & Cie. Pièce en cinq actes »,
in Autofiction & Cie, RITM, n°6, 1993, p. 5-9.
* 30 Cité par S.
Doubrovsky, dans « Textes en main », in Autofictions
& Cie, RITM, n°6, 1996, p. 212. À ce
propos, notre auteur répond : « Ma conception de l'autofiction
n'est pas celle de Vincent Colonna, [...]. La personnalité et
l'existence en question [dans l'oeuvre] sont les miennes, et celles
des personnes qui partagent ma vie. », ibid.
* 31 J. Lecarme, art. cit.,
p. 229. J. Lecarme et É. Lecarme-Tabone, op.cit., p. 269.
* 32 S. Doubrovsky fait
cette même remarque dans « L'initiative aux maux :
écrire sa psychanalyse » (d'abord paru dans Cahiers
confrontation, n°1, février 1979), in Parcours
critique, op. cit., p. 176.
* 33 Ph. Lejeune, Le
Pacte autobiographique, op. cit., p. 25.
* 34 Ibid., p.
35-41.
* 35 Roland Barthes par
Roland Barthes, Seuil, coll. « Écrivains de
toujours » 1975, deuxième page de couverture et p. 123.
* 36 S. Doubrovsky,
« L'initiative aux maux : écrire sa
psychanalyse », art. cit., p. 188.
* 37 M. Darrieussecq,
« L'autofiction, un genre pas sérieux », in
Poétique, n°107, sept. 1996, p. 378.
* 38 G. Genette, Fiction
et Diction, Seuil, coll. « Poétique », 1991, p.
53.
* 39 Idem.
* 40 Ph. Lejeune, op.
cit., p. 28, p. 31. À partir d'une lettre de S. Doubrovsky, Ph.
Lejeune comble cette lacune dans « Le cas Doubrovsky »,
in Moi aussi, Seuil, coll.
« Poétique », 1986, p. 62-70.
* 41 G. Genette, Fiction
et Diction, op. cit., pp. 32 et 35.
* 42 M. Darrieussecq, art.
cit., p. 373.
* 43 Ibid., p.
379.
* 44 S. Doubrovsky,
« Autobiographie/vérité/psychanalyse »
(1980), in Autobiographiques : de Corneille à
Sartre, P.U.F., 1988, p. 64.
* 45 H. Jaccomard, op.
cit., p. 95-6 : « D'ailleurs, qu'entend-on
précisément par fait ? Les historiens ne s'accordent pas
tous sur une définition satisfaisante. Ce qui constitue un fait est le
résultat de conventions et même les procédures de
vérification du fait dépendant de méthodes
considérées comme acceptables à un certain moment de
l'histoire. Ce relativisme fondamental sape la notion même de
vérité factuelle. » M. Mathieu-Colas,
« Récit et vérité », in
Poétique, n°80, nov. 1989, p. 399 :
« [...] l'objectivité, dans le meilleur des cas, est une
conquête plus qu'une donnée, une limite idéale souvent
recherchée, mais rarement atteinte ». À propos de la
relativité du fait et de la vérité historique, voir Le
Livre brisé, Grasset, 1989, p. 17.
* 46 Pour l'analyse de la
représentation de la « réalité vraie »
en littérature, je renvoie à l'étude magistrale
d'E. Auerbach, Mimésis (la représentation de la
réalité dans la littérature occidentale), trad. C.
Heim, Gallimard, 1968, coll. « Tel », 1977. Aussi, sur ce
problème de la « mimésis », G. Genette
écrit dans « Frontières du
récit » : « Platon opposait `mimésis'
à `diégésis' comme une imitation parfaite à une
imitation imparfaite ; mais [...] l'imitation parfaite n'est plus une
imitation, c'est la chose même, et finalement la seule imitation, c'est
l'imparfaite. `Mimésis', c'est `diégésis'. »,
in Figures II, Seuil, 1969, coll. « Points
Essais », 1979, p. 55-6.
* 47 Pour des raisons
diverses, « monstrueux » est l'adjectif souvent
employé par la critique pour désigner l'oeuvre de Doubrovsky ;
« Monstre » est le titre initialement prévu pour
Fils et le dernier intertitre de ce roman ; « Livre
monstre » est la bande publicitaire du premier tirage (en août
1989) du Livre brisé des éditions Grasset (avant
d'être remplacée au second tirage, en novembre 1989, par une autre
bande : « Prix Médicis »).
* 48 G. Genette s'oppose
à cette dissociation, voir Fiction et diction, op.
cit., p. 86.
* 49 S. Doubrovsky,
« Autobiographie/vérité/psychanalyse », art.
cité, p. 73. Cet extrait se poursuit ainsi : « Naturellement,
historicité/fictivité ne sont pas que les pôles d'une
opposition idéale, comme le `normal' et l'`anormal'. On a assez
insisté sur le degré d'imagination qui anime une Histoire
à la Michelet, ou, inversement, sur les emprunts à peine
transposés des univers romanesques d'un Balzac ou d'un Flaubert à
leur propre vie, ou à celle de leur époque. La simple critique
des témoignages démontre à elle seule
l'irréductible part de `fiction' que comporte toute tentative en vue
d'établir des `faits', dès l'instant qu'on les
raconte. »
* 50 L'expression est
empruntée à Roland Barthes, cf. son article devenu
célèbre « L'effet de réel », (d'abord
paru dans Communications, 1968.), in Littérature et
réalité, coll. « Points Essais », 1982 ;
in Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, Seuil, coll.
« Points Essais », 1984, ch. IV. « De l'histoire
au réel », p. 179-187.
* 51 J. Lecarme, B. Vercier,
« Premières personnes », in Le
Débat, n°54, mars-avril 1989, p. 62.
* 52 S. Doubrovsky,
« Autobiographie/vérité/psychanalyse », art.
cité, p. 69.
* 53 D'après la
définition de l'autofiction donnée par Doubrovsky dans le
« prière d'insérer », en quatrième
page de couverture de Fils, Galilée, 1977.
* 54 G. Gusdorf,
Lignes de vie : (tome I) Les Écritures du moi,
(tome II) Auto-bio-graphie, O. Jacob, 1991.
* 55 J. Lacan,
« Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je »
(1949), in Écrits, Seuil, coll. « Le Champ
freudien », 1966, p. 94.
* 56 Toutes les
références du Livre brisé renvoient
désormais à cette édition.
* 57 Pour reprendre le
même terme que notre auteur, cf. « Textes en main »,
art. cit., p. 215.
* 58 On peut noter que cet
argument, apparent dans ce passage métatextuel et repris dans
« Textes en main » (art. cité, p. 213.), traverse de
la même façon, avec la même métaphore culinaire,
toute l'oeuvre de Doubrovsky, comme :
Je me raconte, je me débite. Pas au hasard : par
tranches choisies. Je laisse de côté les bas morceaux. Je
m'étale, opération à coeur ouvert, je m'éventre,
j'offre mes tripes au public. Mais le récit, moi qui décide
comment il commence, où je m'arrête. Pas les
événements qui me dictent : j'édicte. Ma vie n'est que de
la matière première. D'abord, ouvrir, ensuite ouvrer.
[La Vie l'instant, Balland, 1985, p.
15-16.]
Je me découpe, de décennie en décennie,
je me débite en tranches de vie.
[L'Après-vivre, Grasset, 1994, p.
20.]
* 59 Les caractères gras
sont de nous.
* 60 Nos remarques sur la
fugue s'appuient sur la définition que donne l'Histoire de la
musique occidentale, dir. J. & B. Massin, Fayard, 1990, p. 87-8.
* 61 Selon le sens
donné par L. Baladier, in Le Récit (panorama et
repères), op. cit., p. 50-51.
* 62 Nous pouvons nous
référer à Le Vent (Minuit, 1957), à La
Route des Flandres (Minuit, 1960) à Histoire (Minuit,
1967) et bien évidement à ses récits plus
autobiographiques : Les Géorgiques (Minuit, 1981),
L'Acacia (Minuit, 1989) et Le Jardin des plantes (Minuit,
1997).
* 63 Voir à ce sujet
l'autocritique de Doubrovsky, « L'initiative aux maux : écrire
sa psychanalyse », art. cit., p. 176 et suiv. De même, voir,
entre autres, Ph. Lejeune (Moi aussi, op. cit., p. 65), G.
Genette (Seuil, op. cit., pp. 58 et 81) et H. Jaccomard (Lecteur
et lecture dans l'autobiographie française contemporaine (V. Leduc,
F. d'Eaubonne, S. Doubrovsky, M. Yourcenar), Droz, 1993, p.
186.).
* 64 Les deux articles
autocritiques de Doubrovsky, « L'initiative aux maux :
écrire sa psychanalyse » (art. cit.) et
« Autobiographie/vérité/psychanalyse »
(art. cit.) témoignent de cette influence de la
psychanalyse. Pour ce qui concerne l'influence de Leiris, voir ce dernier
article, p. 63-66.
* 65 Quatrième page
de couverture de Fils, op. cit.
* 66 Voir S. Doubrovsky,
« L'initiative aux maux : écrire sa psychanalyse »,
art. cit.
* 67 Quatrième de
couverture de Fils, op. cit.
* 68 Cette expression est de M.
Contat, cité dans Le Livre brisé, op. cit., p.
50.
* 69 G. Gusdorf,
Auto-bio-graphie, op. cit., p. 10. D'ailleurs, notre auteur
déclare dans « l'initiative aux maux : écrire sa
psychanalyse », art. cit. p. 188 : « Pour
l'autobiographe, comme pour n'importe quel écrivain, rien, pas
même sa propre vie, n'existe avant son texte. Pour n'importe
quel écrivain, mais peut-être moins consciemment que pour
l'autobiographe (s'il est passé par l'analyse), le mouvement et la forme
même de la scription sont la seule inscription de soi possible. La vraie
`trace' indélébile et arbitraire, à la fois
entièrement fabriquée et authentiquement
fidèle. ». Dans ce même sens, nous retrouvons par
exemple : Sartre, « Autoportrait à soixante-dix
ans », propos recueillis par M. Contat, 1975, in Situations,
X, Politique et autobiographie, Gallimard, 1976, p. 143 :
« - N'est-ce pas d'abord dans l'écriture que vous avez
cherché cette transparence ? - Pas d'abord, en même
temps. Si vous voulez, c'est dans l'écriture que j'allais le plus
loin. » ; Cl. Simon, Discours de Stockholm,
Minuit, 1986, p. 25 : « Et, tout de suite, un premier constat :
c'est que l'on n'écrit (ou ne décrit) jamais quelque chose qui
s'est passé avant le travail d'écrire, mais bien ce qui se
produit (et cela dans tous les sens du terme) au cours de ce travail, au
présent de celui-ci, et résulte, non pas du conflit
entre le très vague projet initial et la langue, mais au contraire d'une
symbiose entre les deux qui fait, du moins chez moi, que le résultat est
infiniment plus riche que l'intention. »
* 70 Quatrième page
de couverture de Fils, op. cit.
* 71 J. Lecarme,
« L'autofiction : un mauvais genre ? », art. cit., p. 227;
op. cit., p. 268.
* 72 H. Jaccomard,
Lecteur et lecture dans l'autobiographie française
contemporaine, op. cit., p. 99.
* 73 Comme le remarque
justement H. Jaccomard, ibid., p. 186.
* 74 Voir en particulier :
« Autobiographie, roman, nom propre », in Moi
aussi, op. cit., p. 37-72.
* 75 H. Jaccomard, op.
cit., p. 98.
* 76 « Que brise
Le Livre brisé de Serge Doubrovsky ? »,
in Littérature, décembre 1993, p. 44.
* 77 Cette brisure est
manifeste à la couverture de l'édition « Livre de
poche » (1991), où sur un fond vert, s'étend une tache
d'encre qui contraste avec ce vert et qui symbolise très certainement
cette brisure de la maîtrise de l'écriture.
* 78 Nous employons ce terme
dans le sens que lui a donné Gide, à savoir toute
« oeuvre dans l'oeuvre » (M. Butor), et selon la
définition de L. Dällenbach : « est mise en abyme
toute enclave entretenant une relation de similitude avec l'oeuvre qui la
contient », in Le Récit spéculaire
(Essai sur la mise en abyme), Seuil, coll.
« Poétique », 1977, p. 18.
* 79 Préface au
Portrait d'un inconnu de Nathalie Sarraute, Gallimard, 1947, coll.
« Folio », 1977, p. 9.
* 80 Nous utilisons cette
catégorie générique selon la définition
donnée par H. Godard, dans la troisième partie de son
ouvrage Poétique de Céline, op. cit., voir
surtout p. 371.
* 81 Voir L. Baladier,
Le Récit (panorama et repères), op. cit., p.
53. Voir surtout du même auteur, « Autobiographie et fiction
chez Colette », Actes du colloque Le génie créateur
de Colette (1-2 juin 1992), in Cahiers Colette,
n°5, 1993, p. 85-91. Cette analyse a été
développée par D. Delter : « Colette : l'autobiographie
prospective », in Autofictions & Cie,
RITM, n°6, 1993, p. 123-134.
* 82 « Textes en
main », art. cit., p. 210. Voir à ce sujet R. Robin,
« L'autofiction, le sujet toujours en défaut »,
in Autofiction & Cie, op. cit., p. 73-86.
* 83 Ibid., p. 212.
* 84 Au sujet de Colette, L.
Baladier écrit : « [...] il s'agit, à travers la
dialectique des apparences de l'autobiographie et de la réalité
de la fiction, de mettre au jour une `créature exorcisée' [...]
et de tirer de cet `exorcisme' une matière de
poésie. », art. cit., p. 89.
* 85
« Autobiographie/vérité/psychanalyse », art.
cit., p. 77.
* 86 Quatrième page de
couverture de Fils.
* 87 « Textes en
main », art. cit., p. 209.
* 88 Ibid., p. 214.
* 89 L. Baladier,
« Autobiographie et fiction chez Colette », art. cit., p.
91.
* 90 S. Doubrovsky,
« Textes en main », art. cit., p. 213.
* 91 S. Doubrovsky,
« Autobiographie/vérité/psychanalyse », art.
cit., p. 69.
* 92 Ph. Lejeune, Le Pacte
autobiographique, op. cit., p. 35-41.
* 93 Ibid., p.
19-35.
* 94 À ce sujet, voir
J. Pacaly, « De quelques récits de cure », in
Cahiers de sémiotique textuelle, n°8-9, 1986, p. 191-205.
* 95 S. Doubrovsky,
« L'initiative aux maux : écrire sa
psychanalyse », art. cit., p. 176-7, note 13 :
« [...] la section médiane,
« Rêves » (pp. 131-291), est constituée de
`vrais' rêves, consignés dans un carnet par l'auteur, fictivement
`analysés' en cours d'écriture à partir de `restes'
purement inventés pour les besoins de la cause romanesque
[...] ».
* 96 in Revue des
sciences humaines, n°224, octobre-novembre 1991, p. 26.
* 97 Comme le remarque M.
Miguet-Ollagnier, « `La saveur Sartre' du Livre
brisé », in Les Temps Modernes,
n°542, septembre 1991, p. 133-134.
* 98 C'est ainsi que S.
Doubrovsky désigne nommément ce personnage à la page 159
du Livre brisé et dans « Phallotexte et gynotexte
dans La Nausée », in Autobiographiques : de
Corneille à Sartre, op. cit., p. 95-122.
* 99 Afin d'être plus
exhaustif, nous ajouterons Un amour de soi, car si ce roman ne
contient aucune analyse littéraire, son titre, qui est une
déformation parodique d'Un amour de Swann (1913) de Proust, et
son épigraphe, empruntée à ce même ouvrage
(« Dire que j'ai gâché des années de ma vie,
que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne
me plaisait pas, qui n'était pas mon genre ! ») indiquent
une identification plus ou moins grande de Rachel d'Un amour de soi
à Odette de Crécy d'Un amour de Swann et de S.
Doubrovsky-personnage au personnage de Swann - personnage anticipé du
narrateur (« je », nommé par deux fois Marcel)
d'À la recherche du temps perdu (1913-1927).
* 100 M. Miguet-Ollagnier,
« Critique/autocritique/autofiction », in Les
Lettres romanes, n°43, août 1989, p. 195.
* 101 Voir M.
Miguet-Ollagnier, « `La saveur Sartre' du Livre
brisé », art. cit., p. 132-153.
* 102 Autobiographiques
: de Corneille à Sartre, op. cit.,
« Avant-propos », p. 7.
* 103 Nos observations
rejoignent ici l'analyse faite par M. Miguet-Ollagnier, aux pages pp. 132,
133 et 134 de «`La saveur Sartre' du Livre
brisé », art. cit.
* 104 H. Jaccomard
relève également ce vocabulaire à connotation sexuelle,
à la page 400 de son ouvrage, Lecteur et lecture dans
l'autobiographie française contemporaine, op. cit.
* 105 Cf. Sartre,
Situations, II, Gallimard, 1948, p. 134.
* 106 « Textes en
main », art. cit., p. 211.
* 107 Les caractères
gras sont de nous.
* 108 Sartre, Les
Mots, Gallimard, 1964, coll. « Folio », 1972, p. 168.
* 109 S. Doubrovsky,
« Textes en main », art. cit., p. 209.
* 110 Vrin, 1966, p. 82. Les
caractères gras sont de nous.
* 111 Voir L'Être
et le Néant, Gallimard, 1943, coll. « Tel »,
1976, p. 115 : « En fait, le soi ne peut être
saisi comme un existant réel : le sujet ne peut être soi,
car la coïncidence avec soi fait, nous l'avons vu, disparaître le
soi ... » ; p. 118 : « Je pense donc je suis. Que
suis-je ? Un être qui n'est pas son propre fondement, qui, en tant
qu'être, pourrait être autre qu'il est dans la mesure où il
n'explique pas son être. ».
* 112 in Autobiographiques
: de Corneille à Sartre, op. cit., p. 107.
* 113 Ph. Lejeune, Le
Pacte autobiographique, op. cit., p. 209. Cette expression est
reprise dans Le Livre brisé, pp. 110 et 160.
* 114 Figures III,
op. cit., p. 227, note 2. Voir à ce sujet, du même
auteur, Nouveau discours du récit, coll.
« Poétique », 1983, chap. XVIII (« Le
narrataire »), p. 90-93.
* 115 Voir à ce
sujet, l'étude de H. Jaccomard, Lecteur et lecture dans
l'autobiographie française contemporaine, op. cit.,
p. 393-396.
* 116 Voir note 3.
* 117 Ces expressions,
cités par G. Genette (in Palimpsestes,
op. cit., p. 259), sont tirées de L. Spitzer,
Études de style, trad. Gallimard, 1970. Mikhaïl Bakhtine,
à la page 396 d'Esthétique et Théorie du roman
(Gallimard, 1978, coll. « Tel », 1987), fait ce même
constat de non-coïncidence.
* 118 Voir note 4.
* 119 Voir note 55 de
l'Introduction.
* 120 Le Monde du
2 juillet 1971, cité par M. Contat et M. Rybalka, in Sartre,
OEuvres romanesques, op. cit., p. 1741, note 1.
* 121 Voir J. -P. Sartre,
Situations, X, Politique et autobiographie, op. cit., p. 94
(« Sur L'Idiot de la famille », propos recueillis
par M. Contat et M. Rybalka, 1971).
* 122 Ph. Lejeune, Le
Pacte autobiographique, op. cit., p. 36.
* 123 Ibid., p.
27.
* 124 J. Lecarme et
É. Lecarme-Tabone, L'Autobiographie, op. cit.,
« Le critère du récit d'enfance », p. 28 :
« Il est ici inévitable (mais pas satisfaisant) de proposer
comme condition nécessaire et non suffisante d'une autobiographie la
présence d'un récit de jeunesse, ou d'enfance et d'adolescence,
ou d'enfance seulement. ». Voir à ce sujet l'étude de
J. Lecarme, « La Légitimation du genre », in Le
Récit d'enfance, Cahiers de sémiotique textuelle,
n°12, 1988, p. 21-38.
* 125 Cf. G. Genette,
Figures III, Seuil, coll. « Poétique »,
1972.
* 126 Cf. J. Pouillon,
Temps et Roman, Gallimard, 1946.
* 127 Proust et le
roman, Gallimard, 1971, coll. « Tel », 1986
(chap. 1 : « Problèmes du
narrateur », p. 17-33).
* 128
Palimpsestes, op. cit., p. 291 sq. À ce
propos, ce critique remarque « un débat infini entre une
lecture de la Recherche comme fiction et une lecture de la
Recherche comme autobiographique. Peut-être d'ailleurs faut-il
rester dans ce tourniquet. », (in
« Métonymie chez Proust », Figures
III, op. cit., p. 50, note 1).
* 129 Voir Ph. Lejeune, Le
Pacte autobiographique, op. cit., p. 30.
* 130 Voir l'étude
génétique dirigée par M. Contat, Pourquoi et
comment Sartre a écrit Les Mots, P.U.F., 1996 ; où,
d'après l'étude des brouillons, il est montré que Sartre
se livre plus à un travail d'écriture qu'à un travail de
remémoration ou de vérification (à partir de documents, de
témoignages, etc.) des faits énoncés. Voir
également Ph. Lejeune, « J.-P. Sartre, Les
Mots » in Les Brouillons de soi, Seuil, coll.
« Poétique », 1998, p. 165-251.
* 131 J.-P. Sartre :
« Les Mots est une espèce de roman aussi, un roman
auquel je crois, mais qui reste malgré tout un roman », in
Situation, X, Politique et autobiographie, op. cit.,
(« Autoportrait à soixante-dix ans », 1975), p. 146.
Dans ce même sens, voir « Notice sur la présente
édition » de M. Contat et M. Rybalka, in J.-P.
Sartre, OEuvres romanesques, op. cit., p. CX.
* 132 in Le
Pacte autobiographique, op. cit., p. 197-243. Voir
également, « L'ordre d'une vie », in Pourquoi et
comment Sartre a écrit Les Mots, op. cit., p. 49-119.
* 133 Voir note 24.
* 134 in J.-P.
Sartre, L'Âge de raison, OEuvres romanesques, op.
cit., p. 1944, note 409.
* 135 Cf. Les
Mots, op. cit., p. 53 : « Aujourd'hui, 22 avril 1963,
je corrige ce manuscrit au dixième étage d'une maison neuve
[...]. ».
* 136 Voir respectivement
Baudelaire, Gallimard, 1946 ; Saint Genet, comédien et
martyr, Gallimard, 1952 ; L'Idiot de la famille, Gallimard,
1971-1972.
* 137 Cf. page 22 de cette
présente étude.
* 138 Cf. Ph. Lejeune, Le
Pacte autobiographique, op. cit., pp. 211, 214-215.
* 139 Idem.
* 140 Cette anecdote se
retrouve par exemple dans Fils, op. cit., p. 215 ;
La Dispersion, op. cit., p. 253.
* 141 Sartre, Situation
IX, Gallimard, 1972, p. 133-134.
* 142 On peut noter que,
pour notre auteur, « Julien » est définitivement un
« prénom défunt » [La Vie l'instant,
op. cit., p. 52] au décès de sa mère :
« Julien, depuis 1968, il est mort, ma mère ait son
âme » [Ibid., p. 37]. Nous pouvons d'ailleurs
remarquer que ce changement de prénom et d'identité traverse
toute son oeuvre : « Usé aux coudes, Julien. Je me rhabille en
Serge. Change de prénom, change de coupe. Je prends le pli. »
[Fils, op. cit., p. 89] ;
« Julien, peu à peu. Prénom
désert. Plus personne qui m'appelle ainsi. Devenu
Serge. » [Ibid., p. 276] ; « Julien,
depuis belle lurette décédé. » [Ibid.,
p. 302] ; « Vingt ans, j'ai été Julien, depuis quarante
ans, je m'appelle Serge. » [L'Après-vivre, op.
cit., p. 30]. Cette création du signataire par la signature du
prénom ou du nom, à la fois homonyme et pseudonyme, n'est pas
particulier à notre auteur. Pensons par exemple à
F. Nietzsche ; cf. J. Derrida, Otobiographies,
L'enseignement de Nietzsche et la politique du nom propre, Galilée,
1984, surtout p. 47-48.
* 143 À propos de
Sartre, voir Les Mots, p. 213 ; OEuvres romanesques,
Le Sursis, op. cit., p. 755-756 et note n°1, p. 1980.
* 144 Cf. Jean-Jacques
Rousseau : la transparence et l'obstacle, suivi de Sept essais sur
Rousseau, Gallimard, 1971, coll. « Tel », 1976, p.
11-317.
* 145 Cette analyse est
présentée en décembre 1975, lors de la communication faite
à la Modern Language Association, au Congrès de San Francisco, et
publiée dans Obliques, n°18-19, 1979, p. 67-73, puis
dans Autobiographiques : de Corneille à Sartre, op.
cit., p. 83-94. Notons que cette analyse est développée dans
« Phallotexte et gynotexte dans La Nausée :
`Feuillet sans date' », présentée en 1978, lors de la
communication au colloque « Sartre », University of Western
Ontario, et publiée dans Sartre et la mise en signes,
Klincksieck, 1983, puis dans Autobiographiques : de Corneille à
Sartre, op. cit., p. 95-122.
* 146 L'expression est
empruntée à Fr. Susini-Anastopoulos, L'Écriture
fragmentaire (définitions et enjeux), P.U.F., coll.
« Écriture », 1997, p. 49. Quant à la formule
« l'écriture fragmentaire », elle est tirée
de M. Blanchot, L'Entretien infini, Gallimard, 1969.
* 147 Cf. p. 16.
* 148 Cette amnésie est
déjà constatée dans Fils, op. cit., p.
450.
* 149 On peut ainsi
retrouver dans L'Après-vivre, op. cit.,
p. 30 : « Avec Fils, chez mon analyste.
Naturellement, on découvre mon oedipe. Si coriace, que, pour pouvoir
m'attacher à une autre femme, réussir à me marier, il m'a
fallu, entre ma mère et moi, mettre l'Atlantique. ».
* 150 Cette
présentation du complexe d'OEdipe se retrouve à la page 264 de ce
roman.
* 151 Ce terme,
désormais connu, est tiré d'un texte de Freud, intitulé
Der Familienroman der Neurotiker (trad. « Le Roman familial
des névrosés ») et publié pour la
première fois dans le livre d'Otto Rank, Der Mythus der Geburt des
Helden (trad. « Le Mythe de la naissance du
héros »), 1909. Cette théorie du « roman
familial » a été amplement reprise par la critique
littéraire et ce, pour l'analyse du roman ; voir surtout M. Robert,
Roman des origines et origines du roman, Grasset, 1972 ; Gallimard,
coll. « Tel », 1977. Il est à noter que la
compensation au renoncement à la mère peut aussi apparaître
dans le rêve, comme le démontre l'interprétation du
rêve dans Fils, op. cit., p. 286-187.
* 152 Cette expression, qui
se retrouve, au moins partiellement, à la page 89 de ce roman, dans
Un amour de soi (op. cit., p. 64 :
« sans feu ni lieu »), dans Fils (op.
cit., pp. 59 et 257 : « Sans feu ni lieu. Sans foi ni
loi. »), et dans L'Après-vivre (op. cit.,
p. 51 : « sans feu ni lieu »), décrit le Juif
errant, qui plus tard, arrivé à l'âge adulte, n'aura de
cesse de voyager entre la France et les États Unis.
* 153 À propos de
Sartre et de ce lien étroit entre
« Jean-sans-terre » et
« Jean-sans-père », voir entre autres : Ph.
Lejeune, Le Pacte autobiographique, op. cit., p. 215 ;
les propos de J.-B. Pontalis dans Annie Cohen-Solal, Sartre
(1905-1980), 1985, trad. Gallimard, coll.
« Folio/Essai », 1989, p. 735.
* 154 Voir page 16 (op.
cit.) : « Alors, quoi ? Dans l'existence, il n'y a pas que des
séries organisées d'événements, des
séquences nettes, avec la batterie des conséquences. Il est des
moments fugitifs, des entr'aperçus inénarrables. Il ne se passe
rien vraiment, mais il se passe quelque chose de vrai. »
* 155 Voir notre page 33.
* 156 Les caractères
gras sont de nous.
* 157 Voir H. Jaccomard qui
repère justement, dans ce qu'elle appelle le « scénario
de lecture », trois stades : « l'emphatique d'abord, puis
la pause réflexive et enfin la résistance. », in
Lecteur et lecture dans l'autobiographie contemporaine, op. cit.,
p. 400.
* 158 Voir notre page 21.
* 159 H. Jaccomard,
Lecteur et lecture dans l'autobiographie contemporaine, op.
cit., p. 401.
* 160 Idem.
* 161 Cette étude
critique sur Les Mots a été publiée avant
même la parution du Livre brisé, sous le titre
« Narcisse borgne », aux Cahiers de sémiotique
textuelle, n°12, 1988, p. 215-220.
* 162 Cf. Figures
III, op. cit.
* 163 Pour la
définition de la « mise en abyme », voir note 78 de
l'Introduction.
* 164 Sur ces deux
terminologies, voir respectivement notes 36 et 37.
* 165 Cf. La
Transparence intérieure, (trad.) Seuil, 1981.
* 166 Cf. Figures
III, op. cit., p. 193-194 ; voir également, du
même auteur, Nouveau discours du récit, op.
cit., chap. X, p. 35.
* 167 H. Jaccomard,
Lecteur et lecture dans l'autobiographie contemporaine, op.
cit., p. 85.
* 168 L. Godard,
Poétique de Céline, op. cit., p. 285.
* 169
« Je ne peut être défini qu'en termes de
`locution' [...]. Je signifie `la personne qui énonce la
présente instance de discours contenant je. »,
(É. Benveniste, « La nature des pronoms »,
in Problèmes de linguistique générale, op.
cit., t. 1, p. 252).
* 170 Voir note 50 de
l'Introduction.
* 171 L. Godard,
Poétique de Céline, op. cit., p. 285.
* 172 Comme le remarque
également H. Jaccomard, in Lecteur et lecture dans
l'autobiographie contemporaine, op. cit., p. 85.
* 173 Le commatisme est
« l'abondance de membres courts qui hache le débit
discursif », (L. Baladier, Le Récit (panorama et
repères), op. cit., p. 304, note 24).
* 174 Lecteur et
lecture dans l'autobiographie française contemporaine, op.
cit., p. 287-289. (Les exemples qui vont suivre sont de nous.)
* 175 Fr.
Susini-Anastopoulos, L'Écriture fragmentaire (définitions et
enjeux), op. cit., p. 240 (située à la
deuxième sous-partie : « L'ordre existentiel du moi
écrivant », de la première partie « Le
subjectivisme fonctionnel et unificateur », du dernier chapitre
« Un savoir du sujet »).
* 176 Ibid., p.
236.
* 177 S. Doubrovsky a
déjà eu recours à ce procédé dans
Fils, op. cit.
* 178 S. Doubrovsky,
« L'initiative aux maux : écrire sa psychanalyse »,
art. cit., p. 184. (On notera que S. Doubrovsky n'est pas le seul
à écrire selon l'affect, voir par exemple, de H. Godard,
« Un courant d'affectivité », in Poétique
de Céline, op. cit., p. 229-236.)
* 179 Son autofiction est
effectivement « de l'autobiographie toute chaude, à vif, qui
saigne, mais recomposée selon les normes propres de
l'écriture. » [L'Après-vivre, op.
cit., p. 20]. Une fois de plus, l'écriture de S. Doubrovsky
est proche de celle de Céline, puisque, comme le remarque
H. Godard, celui-ci « choisit pour [...] raconter [les
histoires] celles de ses expériences qui sont restées, selon son
mot, `à vif' ». (in Poétique de Céline,
op. cit., « Le présent retrouvé »,
p. 450.)
* 180 Idem.
* 181 Cf. ibid., p.
168 sq.
* 182 S. Doubrovsky,
« Autobiographie/vérité/psychanalyse », art.
cit., p. 68.
* 183 Les caractères
gras sont de nous.
* 184 On retrouve à
la page 142 de Fils (op. cit.) un exemple pertinent :
« À l'appel. Échos. J'ai le crâne en grotte.
L'occiput en voûte. Suis envoûté. Jets, jeux de maux. Je
raisonne pas. Je résonne. Schizophrène.
Hébéphrénique. Mes facultés s'allitèrent.
Littérature. Je ne mâche pas mes mots, je les concasse. Fait
ding-dingue-dong dans la tête. Syllabes pètent, re-pètent.
Répètent. Les sons m'éclairent. »
* 185 L'écrivain
fait cette même remarque en quatrième page de couverture de
Fils, op. cit. : « Autobiographie ? Non, c'est
un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir
de leur vie, et dans un beau style. » - et dans Un amour de
soi, op. cit., p. 74 : « J'écris mon
roman. Pas une autobiographie, vraiment, c'est là une chasse
gardée, un club exclusif pour gens célèbres. Pour y avoir
droit, il faut être quelqu'un. Une vedette de théâtre, de
cinéma, un homme politique, Jean-Jacques Rousseau. Moi, je ne suis, dans
mon petit deux pièces d'emprunt, personne. J'existe à peine, je
suis un être fictif. J'écris mon
autofiction... »
* 186 O. Ducrot, Le
Dire et le dit, Minuit, 1984, p. 211 : « Parler de
façon ironique, cela revient, pour un locuteur L, à
présenter l'énonciation comme exprimant la position d'un
énonciateur E, position dont on sait par ailleurs que le locuteur L ne
prend pas la responsabilité et, bien plus, qu'il la tient pour absurde.
Tout en étant donné comme le responsable de l'énonciation,
L n'est pas assimilé à E, origine du point de vue exprimé
dans l'énonciation. »
* 187 S. Doubrovsky,
« Textes en main », art. cit., p. 213.
* 188 Les caractères
gras sont de nous.
* 189 Cette expression
(appliquée aux Essais de Montaigne) est de M. Beaujour,
voir Miroirs d'encre, Seuil, coll.
« Poétique », 1980, chap. « La
mémoire intratextuelle », p. 113.
* 190 Pour reprendre la
terminologie de Ph. Lejeune ; cf. notes 3 et 4 de notre Première
partie.
* 191 D. Oster, La
Quinzaine littéraire, « L'auteur, personnage de
roman ? », n°540, 1-15 octobre 1989, p. 23.
* 192 Le Livre
brisé n'est pas le premier ouvrage à présenter les
critiques littéraires d'une compagne de Doubrovsky. En effet, Un
amour de soi présentait déjà, à la page 268
(op. cit.), une critique de Rachel à propos de Fils.
Seulement, les critiques d'Ilse ne se limitent pas à un seul passage
du Livre brisé, elles envahissent le récit, comme les
critiques d'« elle » peuvent envahir
L'Après-vivre, et elles portent plus sur le fond (la bio) que sur
la forme (la graphie).
* 193
Précisément, dans son article autocritique
« Autobiographie/vérité/psychanalyse », notre
auteur écrit : « Pascal [...] a raison, et le projet de se
peindre est sot, puisque, aussi bien, il est impossible, du fait que
ma vérité, pour une large part, c'est l'autre
qui la détient. Si ma vérité est le discours de l'Autre
[...], comment tenir sur moi-même un discours de
vérité ? » (in Autobiographie : de
Corneille à Sartre, op. cit., p. 63).
* 194
L'autobiographie, op. cit., p. 153. On retrouve ces deux
instances dans Le Livre brisé, à la différence
seulement que la première correspond à la voix d'Ilse et qu'elle
ne joue pas le rôle d'avocat mais de procureur, et que la seconde est la
voix du personnage rédacteur Serge.
* 195 Voir notre
Introduction, p. 4-5.
* 196 À propos du
« deux-en-un » dans Fils, voir l'étude de
J.-Fr. Chiantaretto, « Écriture de son analyse et
autofiction : le `cas' Serge Doubrovsky », Actes du colloque
Autofictions & Cie (20 et 21 novembre 1992), in RITM,
n°6, 1993, p. 165-181 ; ou « Le `cas' Serge Doubrovsky ou la
cure comme pré-texte de l'écriture autobiographique »,
in De l'acte autobiographique. Le psychanalyste et l'écriture
autobiographique, Champ Vallon, 1995, p. 159-180.
* 197 Un amour de
soi se situe entre Fils et Le Livre brisé
puisque, comme celui-là, il apparaît un dialogue entre Serge et
Akeret intégré dans une séance thérapeutique
fictive [op. cit., p. 22-32, 41-44, 287-289 et 312-338], et comme
celui-ci, il présente quelques fois une
« transposition » des faits et événements de
la biographie du couple à partir de dialogues fictifs entre Serge et
Rachel, comme aux pages 107-114 (op. cit.).
* 198 Lecteur et
lecture dans l'autobiographie française contemporaine, op.
cit., p. 189, note 11.
* 199 Ce narrateur a une
fonction de régie, il donne les indications scéniques et commente
ou complète les paroles des deux personnages-acteurs. De ce fait, ce
dialogue est régulièrement fragmenté par les interventions
du narrateur, et relié par l'unité des thèmes ou des
sujets abordés, et entre autres, par la répétition des
termes (par exemple, le dialogue se termine à la page 52 sur
« Si je disais, si je disais... » et
réapparaît à la page suivante sur « Si je disais
comment on s'est rencontrés ? ») et par le système des
questions/réponses (un exemple : « [...] est-ce qu'on n'a pas
passé un été merveilleux ensemble à
Paris ? » [p. 85]/ « Oui, on a passé un
été merveilleux ensemble, à Paris. » [p.
90]).
* 200 La
« transposition » est effectivement un terme-clé
pour son étude sur Céline. Voir la troisième partie
« Le roman-autobiographie » de son ouvrage
Poétique de Céline, op. cit., p. 367-453.
Voir également sa notice (« Genèse »,
« Les données de l'expérience »,
« Les données de la culture ») du Voyage au bout
de la nuit, in Céline, Romans, tome I, Gallimard,
coll. « Bibl. de la Pléiade », édition de
1981, p. 1157-1251. Notons que cette « transposition »
est pour H. Godard encore plus manifeste dans D'un château
l'autre, Nord et Rigodon ; voir les notices
respectives de ces trois romans (« Les données de
l'expérience ») in Céline, Romans,
tome II, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade »,
édition de 1974 ; voir surtout pp. 979-980, 1154-1156 et 1191-1192.
* 201 Cf. S. Doubrovsky,
« Textes en main », art. cit., p.215.
* 202 Selon le sens que lui
donne H. Godard, in Poétique de Céline, op.
cit.
* 203 Cf. nos pages 22-23.
* 204 Cela se manifeste
également dans ces extraits : « Comme mon pneumo, lorsque
j'étais tubard : il faut qu'on me regonfle à intervalles
réguliers. Une femme, je ne lui demande pas qu'elle m'inspire :
qu'elle m'insuffle. » [p. 97] ; « Réduit à
mon sac de peau, renfermé en ses replis, j'y suffoque. Mon être
entier est à bout de souffle. Qu'un remède, comme du temps
où j'étais tubard, avec mon pneumo : pour vivre, je dois me faire
insuffler. Sinon, c'est l'asphyxie complète. »
[L'Après-vivre, op. cit., p. 51].
* 205 Voir note 20 de la
Première partie.
* 206 Voir son article
« Que brise Le Livre brisé de Serge
Doubrovsky ? », art. cit., p. 48, ou son ouvrage Lecteur et
lecture dans l'autobiographie française contemporaine, op.
cit., p. 269.
* 207 Excepté pour
ses ex-conjointes ou ex-maîtresses, nommées uniquement par des
prénoms pseudonymes (« [...] j'ai dû changer les noms
dans mes autofictions pour les femmes [...]. », affirme-t-il dans son
article « Analyse et autofiction », Acte du colloque du 29
sept. 1995, in Écriture de soi et psychanalyse, dir. J.-F.
Chiantaretto, L'Harmattan, 1996, p. 278.), notre auteur est plus soucieux qu'il
ne paraît de préserver la vie privée d'autrui. Aussi, comme
on peut le voir dans Le Livre brisé, il ne nomme jamais ses
amis par leur nom, ils sont simplement « X »,
« Y » ou « Z » [p. 290]. De même,
sa conjointe dans L'Après-vivre n'est jamais nommée,
l'auteur la désigne uniquement par le pronom personnel
« elle ».
* 208 Dans sa
troisième lecture, celle du « pacte
autobiographique », D. Oster remarque justement :
« Dans ce cas : engagement référentiel, corne de
taureau, le haut risque d'écrire. » (in «
L'auteur, personnage de roman ? », art. cit.)
* 209 Comme l'ont justement
remarqué Ph. Lejeune, à la page 73 de Pour
l'autobiographie, Seuil, coll. « La couleur de la
vie », 1998, (partie : « Le moi et la loi »,
chapitre : « L'atteinte publique à la vie
privée »), et J. Lecarme, dans son article
« Fiction romanesque et autobiographie », in
Encyclopaedia Universalis, Universalia 1984, p. 418.
* 210 Seulement,
S. Doubrovsky ne peut s'empêcher d'écrire, même s'il
met en danger sa vie de couple. Pour preuve, nous pouvons nous reporter aux
pages 404-406 de L'Après-vivre, où l'auteur-narrateur
confesse que la publication de ce roman peut entraîner la rupture avec sa
compagne « elle ». C'est ce qu'a très bien vu Ch.
Liaroutzos, dans son article « Les autofictions de
Doubrovsky » : « [...] contrairement à Ilse,
Elle ne veut pas qu'on écrive sur elle. Son compagnon ne peut y
renoncer. Il ne sait écrire que sur lui-même, donc sur ceux qu'il
aime, et il ne sait pas vivre sans écrire. Le livre sera, malgré
tout. Aux risques et périls de l'auteur : lorsqu'il sera publié,
la jeune femme partira peut-être. », in Le Magazine
littéraire, n°322, juin 1994, p. 68.
* 211 Dans
L'Après-vivre, notre auteur passe ce même contrat avec
son autre compagne « elle », comme on peut le voir à
la page 71 (op. cit.) : « [...] dès
l'été 90, en Espagne, après une scène dramatique,
elle m'a fait signer un engagement de ne pas publier le livre sans le lui
montrer auparavant, six mois avant que je ne me mette à
composer. »
* 212 A. Armel, « La
tragédie du torero », Le Magazine littéraire,
n°269, sept. 1989, p. 80.
* 213 D. Oster,
« L'auteur, personnage de roman ? », art. cit.
* 214 Afin de
différencier l'auteur du personnage rédacteur, nous nommerons
celui-là S. Doubrovsky et celui-ci Serge.
* 215 Écriture
de soi et psychanalyse, art. cit., p. 277. On retrouve déjà
cette analogie entre Rachel et la mère de l'auteur dans Un amour de
soi, à la page 210 : « Je fabrique Rachel à
ras de pulsion, nourricière, nutritive, qu'elle me remplisse [...],
qu'elle me gave de regards [...], qu'elle m'adore, à la place de ma
mère [...]. » - et à la page 225 : « Ma
mère est morte depuis six ans, je suis à Rachel. »
* 216 Voir « `La
saveur Sartre' du Livre brisé », art. cit., p.
148.
* 217 Autobiographiques :
de Corneille à Sartre, op. cit., p. 162.
* 218 Ce
procédé d'écriture n'est pas propre au Livre
brisé, puisqu'il existait déjà dans un roman
précédent, Un amour de soi, op. cit., page 329
: « Si j'écris ma page matinale, elle existe pour lui
être montrée. Rachel est mon juge. [...] Sartre-Beauvoir, Lui et
Elle, qu'on appelle ça comme on voudra, ce mythe est une
réalité. » - et page 148 : « [...] on
joue à Sartre-Beauvoir. Elle me soumet des morceaux de manuscrits, je
lui livre des pages entières. [...] Voilà, j'exige qu'elle soit
exigeante, notre pacte. Qu'elle m'ait à coeur, encore plus que moi.
Qu'elle soit plus moi que moi. Pour ne pas m'écouter parler, il faut
bien que je l'écoute. Que je l'écoute parler, on s'aime en
échos. Elle me redouble. Je redouble d'attention. »
* 219 M. Miguet-Ollagnier
fait cette même remarque dans son article « `La saveur Sartre'
du Livre brisé », art. cit., p. 149.
* 220 art., cit., p. 163.
* 221 Le Magazine
littéraire, n°286, nov. 1990, p. 40.
* 222 « Le roman
existentiel », art. cit., p. 40.
* 223 « Sartre :
retouches à un autoportrait », in Autobiographiques : de
Corneille à Sartre, op. cit., p. 128.
* 224 Voir notre note 3 de la
Première partie.
* 225 Pour ce titre, nous
nous sommes inspirés de La Scène judiciaire de
l'autobiographie de G. Mathieu-Castellani, P.U.F., 1996.
* 226 Voir notre
Introduction, page 3.
* 227 in
L'Autobiographie, op. cit., p. 64.
* 228 L. Baladier donne la
définition suivante : « Le dialogisme désigne la forme
dialoguée que prend un discours lorsque l'orateur se fait lui-même
des objections et y répond. » (in Le Récit
(panorama et repères), op. cit., page 303, note 15.)
* 229 Ces
« mots-témoins » apparaissent souvent lors des
conflits entre les deux conjoints, comme l'atteste le narrateur dans ces
quelques passages : « Quand on commence à naviguer entre les
langues, avec ma femme, ça tangue » [p. 59] ;
« Relangues. Re-tangue. Ça cahote. » [p. 96]. Cela
était déjà le cas dans Un amour de soi, entre
Serge et Rachel ; aussi, retrouve-t-on à la page 83
(op. cit.), la déclaration suivante : « Quand on
zigzague entre les langues, c'est signe que ça tangue. »
* 230 Les caractères
gras sont de nous.
* 231 in Forme
et signification (essai sur les structures littéraires de Corneille
à Claudel), Corti, 1972, p. 74.
* 232 En cela, ce roman
conjugal nous rappelle d'autres romans, notamment ceux des années 1930.
Prenons pour seul exemple le cycle Les Jeunes filles (Les Jeunes
filles 1936, Pitié pour les femmes 1936, Le
Démon du bien 1937, Les Lépreuses 1939) de
Montherlant qui se compose essentiellement d'une narration
hétérodiégétique passant par le narrateur, du
carnet et du journal du protagoniste Costals, et d'une suite de lettres de
celui-ci et des personnages féminins, Thérèse Pantevin,
Andrée Hacquebaut et Solange Dandillot. Par le montage de ces
unités textuelles, la narration laisse place aux personnages
« focalisateurs » et ainsi à leurs
subjectivités respectives. Par ce procédé, l'auteur agence
un texte et un « contre-texte » ; pensons entre autres
à ces lettres de Costals à Andrée où il se montre
d'une certaine amabilité, ce qui contraste notamment avec sa lettre
à Rachel Guigui (cf. tome I, Les Jeunes filles, Gallimard,
coll. « Folio », 1972, p. 27) où il exprime son
désintérêt pour Andrée ; ou encore aux quelques
lettres de Costal à Solange où il consent quelques fois au
mariage, ce qui tranche avec son journal dans lequel il affirme presque
toujours un refus catégorique de l'épouser. L'épilogue de
ce cycle comprend deux lettres de Costals, l'une adressées à
Solange et l'autre à Andrée, lettres dans lesquelles le
protagoniste leur déclare franchement ce qu'il ressent pour elles.
Aussi, cette multiplicité de textes hétérogènes
rend un protagoniste à plusieurs facettes, l'une plus sociale, l'autre
plus intime.
* 233 S. Doubrovsky,
« Textes en main », art. cit., p. 216. À ce sujet,
on retrouve à la page 67 de L'Après-vivre, op.
cit. : « Une condition que j'exige de mes récits est
leur véridicité, même si elle se retourne contre moi. Je
donne toujours la parole à l'autre, même si cette parole me
flagelle. La règle du jeu : les quatre vérités, sinon
à quoi bon se raconter. Inutile et malhonnête. L'autobiographie a
son éthique. Seulement, elle a une double pente, savonneuse, on glisse
souvent d'une vérité à son contraire. »
* 234 Cette divergence des
points de vue était déjà apparent dans le roman
précédent Le Livre brisé, La Vie
l'instant. Au dernier récit, « La fontaine de
Bethesda » [p. 125-158], on peut effectivement lire :
« Ma femme et moi, on n'a pas le même point de vue. »
[p. 148].
* 235 Les caractères
gras sont de nous.
* 236 L'explicit
d'Un amour de soi [p. 381] est en effet : « dans sa chambre
à [Rachel] on est mieux il y a le grand lit à deux
places. »
* 237 Sur ce sujet, voir
Ph. Lejeune, « Le cas Lanzmann », in Moi aussi,
op. cit., p. 38-62.
* 238 Il en est de
même pour sa conjointe « elle » dans
L'Après-vivre. Doubrovsky écrit d'ailleurs, à la
page 70 de ce roman (op. cit.) : « L'autofiction est un
genre qui se nourrit de sa propre chair, de celle des autres aimés, de
leurs joies, de leurs peines, de leurs secrets. Dans un roman, on a affaire
à des être imaginaires, on peut en faire ce qu'on veut. Les marier
heureusement, les envoyer à la guillotine. Moi, j'ai affaire à
des êtres réels. De façon radicale, cela change le
problème. »
* 239 S. Doubrovsky,
« Textes en main », art. cit., p. 215.
* 240 in A. Armel,
« La tragédie du torero », art. cit., p. 80.
* 241 Ici, S. Doubrovsky
met en scène l'impossibilité d'écrire ce qu'on est en
train de vivre, « vivre et écrire en même temps est
impossible. » [La Vie l'instant, op. cit., p. 70] -
impossibilité qu'il avait déjà énoncée
à travers cette citation de La Nausée de Sartre :
« il faut choisir : vivre ou raconter. » [p.
75] ; cette citation apparaissait déjà dans Un amour de
soi, op. cit., p. 38.
* 242 Lecteur et
lecture dans l'autobiographie française contemporaine, op.
cit., troisième partie, chapitre IV, « Serge Doubrovsky :
lire l'indicible », p. 273.
* 243 Sur cette dichotomie
actif/passif, bourreau/victime, voir H. Jaccomard, « Que brise Le
Livre brisé de Serge Doubrovsky ? », art. cit. ; voir
surtout p. 39.
* 244 Voir son article
« `La saveur Sartre' du Livre brisé », art.
cit., p. 150-151.
* 245 À la
différence d'H. Jaccomard (voir la page 274 de Lecteur et lecture
dans l'autobiographie française contemporaine, op. cit.),
nous éviterons de tomber dans le psychologisme aventureux en employant
le terme « sadomasochisme » pour décrire les
rapports entre Ilse et Serge, même si nous rencontrons à la page
407 : « mon côté sadique, toi, avec ton
côté maso ». Il nous semble que ce terme ne peut,
à la rigueur, s'appliquer qu'à un passage du Livre
brisé, celui de la page 304, quand bien même le terme
« animalité » conviendrait sans doute mieux. Mais il
apparaît évident qu'on ne peut réduire la complexité
des phénomènes de violences conjugales à du simple
« sadomasochisme » ; cf. l'ouvrage du socio-anthropologue
D. Welzer-Lang, Les Hommes violents, INDIGO &
Côté-femmes éditions, 1991, rééd. 1996.
* 246 Cf. (pour ne prendre,
sur ce sujet, que la dernière étude socio-anthropologique parue
à ce jour) P. Bourdieu, La Domination masculine, Seuil,
coll. « Liber », 1998.
* 247 art. cit., p. 216.
* 248 Les caractères
gras sont de nous.
* 249 « Que brise
Le Livre brisé de Serge Doubrovsky ? », art.
cit., p. 51, et Lecteur et lecture dans l'autobiographie
française contemporaine, op. cit., p. 276.
* 250 Ce lien étroit
entre les deux romans se manifeste par le titre initialement prévu pour
le deuxième, « la Démolition » (voir p. 22 de
L'Après-vivre ; on peut justement remarquer que
« Démolition » est le titre du premier chapitre),
par son titre définitif, L'Après-vivre (voir p. 12
de notre Introduction) et par la première lettre de son
incipit, écrite en lettre minuscule.
* 251 Cette orientation
vers un type d'écriture plus proche de l'autobiographie sans
l'être pour autant se manifeste encore plus clairement dans
L'Après-vivre, où le « pacte
référentiel » est fermement construit, comme au
chapitre « Parution » (p. 255-276), où sont
insérées dans le récit nombre de coupures de presses
concernant Le Livre brisé, et au chapitre
« `Apostrophes' » (p. 295-314), où sont
insérées les paroles des invités de l'émission. Le
lecteur dispose ainsi d'éléments suffisants pour vérifier
de lui-même la véridicité de certain faits
énoncés dans le « roman » et constater que la
plupart des faits et des événements relatés sont
référentiels au vécu de l'auteur. On peut d'ailleurs
remarquer que le terme d'autofiction disparaît de la quatrième
page de couverture : à la place, il apparaît le terme
« roman vrai ».
* 252 Pour preuve, nous
pouvons nous reporter à la note 4 de la page 272 de Lecteur et
lecture dans l'autobiographie française contemporaine, op.
cit., de H. Jaccomard : « Dans une interview
inédite, le 15 novembre 1992, Serge Doubrovsky insiste sur le fait que
la structure du Livre brisé n'est pas une fiction et qu'il n'a
pas récrit son texte après coup pour en accentuer
l'effet-choc. »
* 253 Il faut toutefois
relever que la page 20 de L'Après-vivre (op. cit.)
vient contredire cette déclaration : « Un semaine avant son
retour à New York, Ilse disparue. L'avant-dernier chapitre
composé, j'attendais ces retrouvailles pour que le livre se
termine. Sur ce retour. La vie, le livre. La mort frappe. Je m'écroule.
Tout s'est cassé net. » (Les caractères gras sont de
nous.)
* 254 « L'auteur,
personnage de roman ? », art. cit.
* 255 Cf. nos pages 27-30.
* 256 Dans ce même
sens, on trouve aux pages 24-25 de L'Après-vivre (op.
cit.) : « Pas le choix. Ilse s'était donnée
à moi complètement, le meilleur d'elle, le pire de nous, notre
pacte. Que j'en fasse un livre. De nos horreurs, de nos stridences, de notre
passion, un texte. Entre nous, c'était notre accord, total, au sein de
nos discordances. Si je n'écris pas ce texte impossible, ignoble, elle
meurt deux fois. Pour rien. »
* 257 Cf. Seuils,
op. cit., p. 123.
* 258 On peut aussi relever
à la page 24 de L'Après-vivre (op. cit.) :
« Travail de croque-mort, une tâche de fossoyeur. À la
morgue, c'est même une leçon d'anatomie. [...] Comment
écrire à chaud le froid glacial. Faire de la littérature
avec le cadavre d'Ilse qui me hante les yeux. La séance au
crématorium, à en vomir. Sinistre, obscène, un vrai viol
de sépulture, fricoter avec les dépouilles. Remuer les cendres.
Dans l'urne. [...] Quoi, faire des phrases avec sa charogne. Oui. »
Il est vrai que du point de vue anthropologique, S. Doubrovsky transgresse
les normes en vigueur dans notre société en brisant le silence
imposé par le deuil et en dévoilant (au lieu de couvrir)
« à nu et à cru » la mort encore
récente d'Ilse et son corps en décomposition ; cf. (par exemple)
E. Morin, L'Homme et la mort, 1951, Seuil, 1970, coll.
« Points Essais », 1976.
* 259 Nous verrons plus
bas, aux pages 107-108, que l'on peut trouver une seconde raison à ce
qualificatif.
* 260 J. Lecarme et
É. Lecarme-Tabone, L'Autobiographie, op. cit.,
« La mort dans le récit », p. 129.
* 261 Rappelons que
l'expression « ligne de fiction » est de J. Lacan, voir
note 55 de l'Introduction.
* 262 Nous employons ce terme
selon le sens que lui donne S. Doubrovsky, voir notre page 92.
* 263 art. cit., p. 216.
* 264 Pour ces cinq extraits,
les caractères gras sont de nous.
* 265 Narcisse
romancier (essai sur la première personne dans le roman), J. Corti,
1972, p. 62.
* 266 Pour la typologie des
fragments, voir notre Première partie, p. 53-54.
* 267 Aussi, M.
Darrieussecq observe un changement non négligeable, qui concerne cette
fois-ci le style : « C'est sans doute pour des raisons
strictement biographiques que Serge Doubrovsky a quasiment abandonné
l'aspect le plus ludique de cette écriture : celui du jeu de
mots. » (in « L'autofiction, un genre pas
sérieux », art. cit., p. 370.). Pour confirmation, nous
pouvons nous reporter à la page 389 de L'Après-vivre
(op. cit.) : « souvent j'essaie de me remonter le moral
pour la monte, je tente de prendre ma catastrophe avec le sourire, de m'en
distancier avec une dose d'ironie, je joue sur les maux, ce soir [...], je suis
abattu, à plat, ci-gît, la mort dans l'âme ».
* 268 À la page 43
de L'Après-vivre (op. cit.), l'auteur-narrateur
déclare avoir terminé la rédaction du Livre
brisé en mai 1988.
* 269 Voir nos pages 62-64.
* 270 « On a
trouvé le corps gisant sur le dos, au pied du canapé-lit. Le bras
gauche replié sous le dos, le droit agrippé au rebord de cuir.
Sur le canapé non ouvert, un oreiller avec empreinte de tête, des
couvertures. Ma femme a dû glisser, elle ne s'est plus relevée.
Des taches vertes indiquent que la mort remonte déjà à
deux ou trois jours. » [p. 329].
* 271 « ma soeur
et moi naturellement dans le studio sur la table on a remarqué les
boîtes de Noctran de Survector la police aussi avant nous elle
remarque je téléphone au médecin naturellement
j'avais trouvé votre femme déprimée je lui ai prescrit
des antidépresseurs [...] même si elle avait bu une
bouteille de whisky ou de vodka avec c'était sans danger
voilà la version du docteur qui l'a soignée naturellement il
y en a une autre quand j'ai téléphoné pour avoir une
idée des résultats de l'autopsie version du médecin
légiste cause probable de la mort : absorption massive
d'alcool sur mélange médicamenteux »
[p. 341]. À la page 13 de L'Après-vivre (op.
cit.), S. Doubrovsky écrira : « Morte. D'un seul
coup. De quoi. On ne sait pas au juste. La police pense suicide, mélange
de médicaments et d'alcool. Toutes ces boîtes qu'il y avait
ouvertes sur sa table. Son médecin dit, même avec absorption
d'alcool, aucun des remèdes prescrits n'aurait pu avoir d'effet mortel.
Morte. De quoi. Qu'importe. Morte. »
* 272 Les deux
premières agressions, qui ont eu lieu à New York, sont
déjà décrites dans La Vie l'instant, op.
cit., p. 147.
* 273 À cela, il
faut ajouter : « Un jour qu'elle était remontée, ma
femme a enjambé la fenêtre, je l'ai retenue à temps,
défenestrée du onzième, une sacrée
bouillie » [p. 296].
* 274 Ce désir de
quitter les États-Unis pour Paris est déjà présent
dans La Vie l'instant, op. cit., p. 147-148. La raison
principale est son sentiment d'insécurité [ibid. ;
Le Livre brisé, p. 377-378].
* 275 Comme le remarque
justement H. Jaccomard, « à la fin du livre, le narrateur
finit par tenir tous les rôles : juge, procureur, avocat de la
défense et juré, victime et bourreau. » (in Lecteur
et lecture dans l'autobiographie française contemporaine, op.
cit., p. 276.)
* 276 Ce comportement
brutal de S. Doubrovsky était déjà visible aux pages
78-80 d'Un amour de soi (op. cit.) : le personnage Serge
retrouve Rachel allongée sur le lit, inconsciente, et à
côté d'elle, un tube vide de barbituriques. Il s'aperçoit
soudainement que ces barbituriques sont de faibles doses et que Rachel n'est
pas en danger. Alors furieur contre elle, il veut la réveiller et se met
à la battre : « Rictus me tord les bagougnasses, ce ne sont
plus des gifles ni des claques, des baffes qui pleuvent, des beignes, lui fous
carrément sur la gueule. » [p. 80].
* 277 Cf. le titre de son
article, art. cit.
* 278 Voir note 73.
* 279 Voir notre sous-partie
de la page 83 ; voir surtout p. 86-87.
* 280 Dèjà
dans Fils, S. Doubrovsky utilisait ce procédé du
dédoublement, comme à la page 264, où l'auteur adresse
à lui-même, en échos avec ce que lui disait sa mère,
ses mêmes reproches : « tu ne vois rien personne autour de
toi si on souffre les autres tu t'en fous quand ils ont mal n'aperçois
rien pire sourd qui ne veut pas oreilles bouchées toi
perdu dans tes bouquins commode ». (Les caractères gras sont
de nous.)
* 281 On retrouve ici l'une
des particularités essentielles du « monologue »
défini par É. Benveniste. En effet, selon lui, le
« monologue » « doit être posé,
malgré l'apparence, comme une variété du dialogue,
structure fondamentale. Le `monologue' est un dialogue
intériorisé, formulé en `langage intérieur', entre
un moi locuteur et un moi énonciateur. Parfois le moi locuteur est seul
à parler ; le moi écouteur reste néanmoins présent
[...]. Parfois aussi le moi écouteur intervient par une objection, une
question, un doute, une insulte. » (in Problèmes de
linguistique générale, op. cit., t. II,
« L'appareil formel de l'énonciation »,
p. 85-86.)
* 282 On peut
également remarquer que le personnage Serge adressait à sa
conjointe, à la page 286, cette injure grossière
« salope ».
* 283 Lecteur et
lecture dans l'autobiographie française contemporaine, op.
cit., p. 274. À titre d'exemple, nous prendrons dans cette
réception critique deux articles et une émission - qui se dit -
littéraire. Le premier article est celui de J. Piater,
« Le livre monstre de Serge Doubrovsky », qui laisse un
doute quant aux responsabilités de l'auteur : « La bande
publicitaire annonce un `livre monstre'. Pour une fois, ce n'est pas
exagéré. [...] on est jeté dans une interrogation haletant
- coupable ?, non coupable ? [...] On est ce bourreau qui refuse
à sa femme l'enfant qu'elle souhaite, cet écrivain qui se
préfère à quiconque et soumet complaisamment à sa
compagne le texte, demandé par elle et qui va peut-être la tuer.
[...] Ilse le somme, un jour, d'écrire un livre sur leur couple. Il
s'exécute et, ce faisant, l'exécute. » (in Le Monde
des livres, 8 septembre 1989.) Le seconde article, « Tout
nu, tout cru », de P. Bruckner, penche plutôt pour
l'accusation : « Rarement auteur aura fait saisir, à son
insu peut-être, la vraie monstruosité de l'écriture qui
dévore et tue tout ce qu'elle touche [...] On eût excusé
Serge Doubrovsky de sa maladresse, on ne lui pardonnera pas son immense
talent. » (in Le Nouvel Observateur, 14-20 septembre 1989,
p. 79.) Enfin, lors de son émission
« Apostrophes » du 13 novembre 1989, le journaliste
B. Pivot invite - on ne sait pourquoi - l'auteur du Livre
brisé et confond curieusement la critique littéraire et le
jugement moral et personnel. Comme le prouvent les quelques extraits
ci-dessous, il se désintéresse totalement du texte, du style,
etc., et s'attaque verbalement à S. Doubrovsky :
« [...] autour du Livre brisé, il y a une bande
intitulée « Le livre monstre », et c'est vrai que
dans sa forme comme dans son fond, ce livre est « un livre
monstre », et je serai amené à vous poser cette
question, qui est assez terrible tout à l'heure, c'est : par amour
de la littérature, par amour de SA littérature, un
écrivain a-t-il le droit de désespérer son conjoint et
peut-être de l'amener au suicide ? [...] Mais une oeuvre
littéraire, si belle soit-elle, si forte soit-elle peut-elle se payer de
la vie de quelqu'un ? [...] et peut-être la pire des mains, elle a
reçu la main de l'écrivain en pleine figure. [...] mais votre
femme est morte et vous êtes là sur ce plateau [...]. »
Ces deux articles et ces étonnantes déclarations de B. Pivot
sont respectivement cités et commentés par S. Doubrovsky,
aux pages 259-260, 263-264 et 300-305 de L'Après-vivre, op.
cit.
* 284 Les caractères
gras sont de nous.
* 285 Cf.
S. Doubrovsky, « L'initiative aux maux : écrire sa
psychanalyse », art. cit., p. 187.
* 286 Dans ce même
sens, nous pouvons lire : « Quoi que je fasse, j'existe par
moitiés. Jamais réussi à me recoller. Je suis fendu par le
milieu, je suis divisé en deux par l'Atlantique. Rien à faire.
Sans remède. Ma façon d'être. Moi. Quelque part, j'ai
été tronçonné, scié, retranché de
moi-même. » [p. 193-194] ; « J'ai tellement
de fausses positions que je ne peux plus m'y reconnaître. Un juif qui n'a
jamais lu en entier la Bible, dont l'aliment favori est le porc. Un
Français qui vit la moitié du temps en Amérique, pour y
vanter, y vendre la France. En France, où j'écris, où je
publie, je parle forcément de l'Amérique. [...] Ma langue
maternelle est le français. La langue que je parle avec mes filles, la
paternelle, est l'anglais. Je rêve bilingue. » [p. 58].
* 287 Ce dernier extrait
est en écho avec la suivante : « Désemparé,
déboussolé, [...] sans feu ni lieu, [Rachel] est mon foyer. [...]
Home sans femme, homme en détresse, sans elle, je serais en
perdition. » [Un amour de soi, op. cit.,
p. 64].
* 288 Dans
L'Après-vivre, notre auteur insistera sur cette
difficulté à vivre et donc à se mouvoir. Justement,
à la page 273 de ce roman, il rapportera le diagnostic établi par
un psychiatre : « LA DÉPRESSION ».
* 289 in
« La tragédie du torero », art. cit., p. 80.
Notons que S. Doubrovsky n'est pas le seul à attribuer à
l'écriture cette fonction thérapeutique ; pensons, entre
autres, à G. Perec : « [...] l'écriture est
le souvenir de leur mort et l'affirmation de ma vie. » (in W ou
le souvenir d'enfance, Denoël, 1975, p. 59.), et à A.
Duperey (cf. Le Voile noir, Photographies de L. Legras, Seuil, 1992 ;
d'ailleurs, le passage cité ci-dessus est un extrait de
l'épigraphe de ce récit, voir p. 7.). Le parallèle est
encore plus grand entre S. Doubrovsky et Perec, puisqu'ils ont durant leur
enfance échappé au génocide des Juifs par les nazis.
Précisément, le passage ci-dessus de Perec est en quelque sorte
l'argument organisateur de La Dispersion : notre auteur relate,
d'une part la situation de la France et des juifs durant l'occupation, d'autre
part son histoire amoureuse avec Élisabeth.
* 290 « Analyse
et autofiction », art. cit., p. 280. Dans ce sens, on retrouve
dans L'Après-vivre, op. cit., p. 98 :
« quand l'envie violente à l'improviste me saisit d'en finir
une bonne fois, une fois pour toutes, je me dis, peux pas, encore un livre,
longtemps j'ai écrit pour vivre, maintenant je vis pour
écrire ».
* 291 Voir note 11.
* 292 Voir note 63.
* 293 Cf. Figures
III, op. cit.
* 294 Cf. p. 50-56.
* 295 On peut noter que
L'Après-vivre s'achève sur cette même
réunion, comme l'a justement remarqué Ch. Liaroutzos dans
« Les autofictions de Doubrovsky », art. cit., p. 68.
* 296 Toutefois, notre
propos est à nuancer, car S. Doubrovsky ne peut être
l'écrivain écrivant : il ne peut dans le même temps
écrire et cesser d'écrire, ou autrement dit, écrire et
regarder par la fenêtre. Il existe donc un décalage temporel entre
le « je » de l'énonciation et le
« je » de l'énoncé. Dans ces conditions, la
spécularisation ne peut être totale, (cf. la problèmatique
de l'image spéculaire et de la captation étudiée par L.
Dällenbach, à partir d'un extrait du Journal de Gide,
in Le Récit spéculaire (essai sur la mise en abyme),
op. cit., p. 26-28).
* 297 Cf. Lecteur et
lecture dans l'autobiographie française contemporaine, op.
cit., et notre p. 94.
* 298 Selon le sens que lui
donne H. Godard, in Poétique de Céline, op.
cit., pp. 367-421, (voir en particulier p. 371).
* 299 Cette expression est de
D. Oster, voir note 2.
* 300 Nous reprenons ici le
titre initial du Livre brisé. En effet, dans une lettre
adressée à M. Miguet-Ollagnier, S. Doubrovsky confie
qu'avant d'opter pour « Le Livre brisé », il avait
pensé intituler le récit « Narcisse
borgne » ; voir M. Miguet-Ollagnier, « `La saveur
Sartre' du Livre brisé », art. cit.,
p. 152-153.
* 301 Voir note 88 de notre
Introduction.
* 302 S. Doubrovsky
écrit à la page 379 de Fils (op. cit.) :
« Moi, j'ai jamais pu rien voir en face. [...] Vérité,
il faut toujours qu'on me la poudre. Je me la farde. »
* 303 Voir note 55 de
l'Introduction.
* 304 Dans son
« Complexe de Narcisse », G. Genette montre bien cette
spécificité du reflet dans le miroir : « En
lui-même, le reflet est un thème équivoque : le reflet
est un double, c'est-à-dire à la fois un autre
et un même. » (in Figures I, Seuil, 1966,
coll. « Points Essais », 1976, p. 21.)
* 305 À propos de ces
deux « comédies », cf. notre Première
partie, p. 37.
* 306 Les caractères
gras sont de nous.
* 307
M. Miguet-Ollagnier, « `La saveur Sartre' du Livre
brisé », art. cit., p. 137.
* 308 Les caractères
gras sont de nous.
* 309 Cf.
L'Après-vivre, op. cit., p. 303.
* 310 S. Doubrovsky,
« Textes en main », art. cit., p. 211.
* 311 Nos remarques ne
s'appliquent pas seulement au Livre brisé, elles concernent
toute l'oeuvre de S. Doubrovsky ; voir en particulier
pp. 123-124, 310-311 et 314 de La Dispersion (op. cit.),
pp. 61, 202-203 et 208 de Fils (op. cit.), p. 30
d'Un amour de soi (op. cit.), p. 112 de La Vie
l'instant (op. cit.), pp. 55-56 et 364-365 de
L'Après-vivre (op. cit.).
* 312 S. Doubrovsky
écrit à la page 352 de L'Après-vivre (op.
cit.) : « question d'honneur, ÊTRE UN HOMME OU PAS,
la virilité, [...] elle est dans le coeur, Rodrigue, as-tu du
coeur ?, et le coeur, pour un homme, il est d'abord entre les jambes,
nulle part ailleurs, la règle inflexible, la loi des
reins ».
* 313 Dans ce même
sens, Doubrovsky écrit à la page 45 d'Un amour de soi
(op. cit.) : « You love yourself too much.
Pourtant, si je m'aimais tant, je n'aurais pas tant besoin que les autres
m'aiment. Je pourrais m'aimer à leur place. D'ailleurs, [Akeret] le
reconnaît. You can't feed yourself. Vrai, je n'arrive pas
à me nourrir. Je meurt d'inanition, d'inanité. Ma substance est
fade, ma chair est molle, je suis indigeste. Je me reste sur
l'estomac. »
* 314 « [...] mon
film érotique s'accélère. Une trombe de porno dans la
tronche. Un affriolant défilé d'images éclate à
toute allure en éclairs. Un pêle-mêle d'yeux
surréalistes sans visages, broussaille de tignasses, je m'y embrouille,
des nichons de toutes les formes, des fesses toutes pointures, je
m'enchevêtre dans un écheveau de cuisses, perdu au labyrinthe de
mon bestiaire. Je perds le fil. » [p. 210].
* 315 Cette expression est de
G. Genette, « Complexe de Narcisse », art. cit.,
p. 21.
* 316 Cf. « La
confrontation de deux points de vue divergents », p. 87 et
suivantes.
* 317 Il est aussi
pourvoyeur d'argent : « c'est moi qui gagne le bifteck
[...] mon [...] fric te nourrit » [p. 282].
* 318 Dans l'avant dernier
chapitre, justement intitulé « Fin de parties »,
[p. 371-407] de L'Après-vivre (op. cit.),
l'auteur relate ses problèmes d'érection qui le conduisent
à consulter des médecins spécialistes et à
pratiquer des injections de produits vasodilatateurs dans la verge. D'ailleurs,
dans ce même roman, il avoue : « elle [sa dernière
compagne] s'enflamme carrément, ses yeux étincellent, mais
enfin, tu ne te rappelles donc pas, quand nous sommes arrivés au
Parkhotel, quand nous somme montés dans la chambre et que je me suis
couchée sur un lit [...], elle s'exaspère, mais je
mourrais d'envie que tu me fasses l'amour, n'importe quel homme normal s'en
serait aperçu à la seconde [...], elle s'écrie, [...]
simplement pour pouvoir tu avais besoin de ta bouteille, il faut te
décapsuler [...], quand l'alcool te ragaillardit un peu, tu
t'existes, juste assez pour pouvoir » [p. 350] ; et
puis : « Ilse, les derniers temps, qui geint, gémit,
tu me négliges, cela fait déjà si longtemps que tu
n'as pas. [...] la belle Belge, déjà en 86, à New
York, ma dernière étudiante. [...] elle murmure, jamais je
n'oublierai ces trois mois, ils ont été merveilleux, elle
ajoute avec une mignonne moue, sauf sur le plan sexuel. »
[p. 356].
* 319 De même, dans
le chapitre « Suppositoire » [p. 123-147], il
reconnaît ses torts quand Ilse lui reproche de délaisser ses
filles et de manquer d'autorité paternelle. Cela apparaissait
déjà dans La Vie l'instant, op. cit.,
p. 142-143.
* 320 À la page 30
d'Un amour de soi (op. cit.), on peut remarquer que Rachel
lui renvoyait déjà une image contre-narcissique :
« Ce que j'ai ressenti. Un coup, bien sûr, à un endroit
sensible. J'ai la verge chatouilleuse. Mon point d'honneur. De plaisir, si une
môme n'en prend pas avec moi. Me blesse. M'atteint dans ma
dignité. Essayer de faire durer ça vingt minutes. Sa
remarque, c'est le coup de pied de l'âne dans l'aine. Je l'ai
reçue en plein bas-ventre. Chacun a son orgueil au lit. »
* 321 Les caractères
gras sont de nous.
* 322 Les caractères
gras sont de nous.
* 323 « Textes en
main », p. 212.
* 324 Les caractères
gras sont de nous.
* 325 À la fin
du deuxième chapitre « De trou en trou »,
S. Doubrovsky confesse : « Je fais un effort
décisif. De Sisyphe, je remonte la pente des ans en ahanant. Je pousse
d'un ultime effort mon rocher, soulève ma pierre tombale. RIEN. Je n'y
entrave que dalle. » [p. 43] ; et au dernier chapitre du
« roman personnel », « L'autobiographie de
Tartempion » : « [L'autofiction] Où, depuis des
lustres, je me mire. Qui me renvoie, à heure fixe, mon image, savamment
recomposée. Je la capte pour illustrer mes livres. Peut-être que
c'est justement ça : à force de jouer, de roman en roman, au
Narcisse fictif, je suis attelé à un travail de Sisyphe. Cette
torpeur inhabituelle, peut-être ça : je me mets en grève,
Sisyphe débraie, je laisse retomber mon rocher. Je laisse tomber mon
roman. » [p. 254].
* 326 À ce propos,
S. Doubrovsky déclare dans son autocritique « Textes en
main » (art. cit., p. 211) : « En ce qui me
concerne, d'emblée et à travers tout le livre, la brisure
obsédante est le trou. Deux `trous de mémoire' (que je
garantis ici totalement véridiques) ouvrent le récit, que
l'imagination du narrateur s'efforce de peupler, de combler par des
« souvenirs » dont aucun ne colle. Le livre débute
par deux énigmes qui restent béantes, comme restera, à la
fin, énigmatique et béante la mort d'Ilse. »
* 327 Cette expression,
tirée des Mots de Sartre, est reprise dans Le Livre
brisé, p. 158.
* 328 Voir notre
Deuxième partie, p. 95.
* 329 in Cahiers de
sémiotique textuelle, n°12, 1988, p. 215-220.
* 330 Voir note 56 de la
Première partie.
* 331 Voir p. 31-33.
* 332 Voir p. 42-43.
* 333 Voir note 9 de la
Première partie.
* 334 Comme l'a
remarquée M. Miguet-Ollagnier, dans « `La saveur Sartre' du
Livre brisé », art. cit., p. 146, Doubrovsky
inscrit dans son analyse, parue dans Autobiographiques : de Corneille
à Sartre, op. cit., p. 78-79, cet accord de
Sartre : « J'ai eu le plaisir de voir, en juin 1979, au cours
d'un entretien que Sartre m'a fait l'honneur de m'accorder, qu'il admettait
à l'heure actuelle le principe de cette interprétation par la
`crise bi-sexuelle' du personnage-narrateur, crise dont il m'a dit n'avoir pas
eu du tout conscience en écrivant la Nausée, mais dont
il s'était lui-même aperçu dans une relecture
récente. »
* 335 Voir notre
Première partie, « La fiction freudienne et le roman
familial », p. 40-45.
* 336 « L'initiative
aux maux : écrire sa psychanalyse », art. cit.,
p. 193.
* 337 Cf. nos pages
122-123.
* 338 Ce retour en force de
la bisexualité originelle et de cette nausée
réapparaissent dans un passage de L'Après-vivre (op.
cit., p. 364), quand S. Doubrovsky prend conscience de l'ampleur
de ses problèmes d'érection : « Sur ma chaise, je
me retiens pour ne pas hurler d'horreur. Le pire, en tombant d'un coup dans ce
tréfonds nauséeux, je me retrouve. La décrépitude
me rajeunit soudain. »
* 339 Voir « `La
saveur Sartre' du Livre brisé », art. cit.,
p. 146-147.
* 340 Ibid.,
p. 146.
* 341 Ibid.,
p. 147-148. Ici, M. Miguet-Ollagnier fait référence aux
critiques de S. Doubrovsky sur La Nausée :
« [..] y voir clair, classer les faits,
parallélépipède rectangle, se détache sur,
écrire net. On y reconnaît sans mal le logos classique de
l'emprise et de la maîtrise, le discours phallique dans la droite
lignée de la Chasse de Pan baconienne ou du Discours de la
méthode, impérialisme d'une rationalité qui vise
à dépouiller, nettoyer, purifier le monde de
l'étrangeté du sensible, au profit de la netteté de
l'intelligible. [...] Par opposition au flou, au fluide, au flux de la
pensée spontanée, le mot-phallus est bien l'instrument à
`boucher le trou' qu'ouvre le néant » (in
« Phallotexte et gynotexte dans La Nausée :
`feuillet sans date' », art. cit., p. 115.) Cette
réflexion critique se retrouve précisément dans une des
autocritiques de notre auteur, « L'initiative aux maux :
écrire sa psychanalyse », art. cit., p. 198-200.
* 342 Les caractères
gras sont de nous. Pour prendre d'autres exemples de cette opposition, voir les
premières lignes des chapitres « Fondement »
[p. 105], « Maîtrise » [p. 149] et
« In vino » [p. 193].
* 343 Rappelons que
S. Doubrovsky affirme n'avoir jamais retouché à la
première partie du Livre brisé après la
« disparition » de sa conjointe. Voir note 63 de notre
Deuxième partie.
* 344 S. Doubrovsky,
« Textes en main », art. cit., p. 212.
* 345 H. Godard,
Poétique de Céline, op. cit., p. 380.
* 346 Cette
stratégie fonctionne si bien qu'elle déclenchera, lors de la
publication du Livre brisé, la métamorphose de la
(mauvaise) critique littéraire en jugement de moralisateur ou en
psychanalyse d'amateur. Voir par exemple les propos du journaliste
B. Pivot, cités à la note 94 de notre Deuxième
partie.
* 347 S. Doubrovsky,
« Textes en main », art. cit., p. 217.
* * Seuls figurent dans la
liste ci-dessous les ouvrages et articles principaux, cités ou faisant
l'objet d'un renvoi.
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