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Krafft-ebing et la science du sexuel : vers une pathologisation de l'érotisme ?

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par Princep Tiffany
UNiversité Paris 1 - Panthéon Sorbonne - Master 1 2007
  

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3 -Psychopathologie de la sexualité-

Dans la Ps, on trouve trois concepts majeurs permettant de quadriller la sexualité : le libido ou libido sexualis44(*), le Neigung, et la Potentia. Ces trois axes vont constituer soit des principes classificatoires soit des principes d'intelligibilité, au fil des réorganisations conceptuelles de la Ps. Ces trois concepts traversent chacun la sexualité de manière différente, accompagnés de leurs problématiques propres. Le libido désigne la force ou la puissance du désir, ou encore le désir de la satisfaction sexuelle ; le Neigung est la force de l'inclinaison vers le sexe opposé (c'est-à-dire à l'hétérosexualité du désir), et quelquefois la force de l'inclinaison perverse ; et la Potentia désigne la puissance sexuelle, c'est-à-dire le bon fonctionnement du corps sexuel. Distinction, donc, entre le désir, l'inclinaison du désir et la puissance sexuelle.

Cette distinction tripartite suppose une certaine indépendance entre le désir sexuel, l'orientation sexuelle et la puissance sexuelle, et permet par conséquent un jeu entre ces trois éléments, dont dépend en grande partie la fécondité des analyses cliniques de Krafft-Ebing. L'un des aspects central de ce triptyque conceptuel réside en effet dans la distinction opérée premièrement entre le libido et le Neigung, puisque cette distinction revient à poser en principe l'irréductibilité du désir sexuel à l'objet de ce désir, puis entre le libido et la Potentia, qui marque l'indépendance du désir sexuel par rapport à la possibilité physique d'une érection, et enfin (distinction moins centrale mais cependant notable), entre le Neigung et de la Potentia, qui implique que l'excitation sexuelle puisse naître de représentations perverses.

La puissance de ce système conceptuel, ainsi que son caractère opérationnel, provient du fait que les trois éléments ainsi distingués viennent qualifier un instinct sexuel conçu sur un mode dynamique : la puissance du désir, la puissance de l'inclinaison vers le sexe opposé et enfin la puissance sexuelle s'échelonnent sur un axe d'intensité allant du plus intense ou moins intense, et en certains cas du défaut ou de l'absence à l'excès. De ce triptyque découle donc un ensemble de possibilités, selon les diverses associations de ces trois éléments et selon leur intensité. Ces possibilités vont notamment donner lieu à un ensemble de types cliniques.

Nous retrouvons par exemple dans cette taxinomie l'un des principaux principes classificatoires des pathologies sexuelles, puisque aux deux extrémités de l'échelle d'intensité du libido l'on rencontre deux des quatre psychopathies sexuelles identifiées par Krafft-Ebing : au défaut correspond l'anesthésie sexuelle et à l'excès correspondent la nymphomanie et le satyriasis. Le Neigung en tant que penchant hétérosexuel normal peut aussi souffrir des modifications quantitatives : ce principe classificatoire permet à Krafft-Ebing, dès ses premiers écrits sur le sujet, de traiter séparément les perversions hétérosexuelles, dans lesquelles l'inclinaison pour le sexe opposé est plus ou moins conservée, et l'inversion sexuelle, qui marque la faiblesse ou l'absence du Neigung. L'inversion sexuelle est en effet définie comme une situation pathologique dans laquelle le sens sexuel est « faible ou nul pour l'autre sexe et remplacé par un penchant sexuel pour le même sexe »45(*) : dans l'inversion sexuelle, le sens sexuel qui est normalement orienté de façon pleine et entière vers le sexe opposé, est comme atrophié, privé d'énergie, tandis qu'à sa place se développe un penchant pour le même sexe. Lorsque, enfin, c'est la Potentia qui souffre d'atrophie, on est en présence d'un cas d'impuissance sexuelle ; et lorsqu'elle atteint un degré pathologique, on est en présence d'un cas de priapisme.

Concernant la perversion, les questions que pose inlassablement Krafft-Ebing sont donc au nombre de trois.

La première question concerne le degré de Neigung pervers, c'est-à-dire l'empire de la perversion sur la sphère psychique de l'individu : la perversion existe-t-elle simultanément avec une vie sexuelle normale, ou domine-t-elle exclusivement l'individu ? La gravité de la maladie dépend de la puissance de l'emprise des représentations perverses, c'est-à-dire, notamment, du nombre de ces représentations, mais aussi du pouvoir d'excitation dont elles sont subjectivement pourvues46(*). La possibilité de la thérapeutique réside donc dans la survivance de penchants normaux, qu'il va s'agir de stimuler, afin de renverser l'équilibre vers une situation où les charmes normaux du sexe opposé constituent les seules représentations excitantes. Plus l'imagination s'éloigne des représentations normales de la vie sexuelle, moins l'individu est porté au coït : c'est ce que Krafft-Ebing appelle « l'impuissance psychique », qu'il définit comme l'absence de sensibilité de l'individu aux représentations sexuelles normales, c'est-à-dire aux charmes normaux de l'autre sexe.

La problématique des actes sexuels pervers fait l'objet de la deuxième question : le malade atteint de perversion cherche-il, et dans quelle mesure, à réaliser ses fantaisies ? Tout dépend, comme nous le disions, de la puissance de son libido : c'est la structure dynamique de l'instinct sexuel qui pousse les pervers à rechercher le plaisir. Un libido particulièrement vif pousse bien entendu surtout à la masturbation, puisque, remarque Krafft-Ebing, il est souvent plus facile pour les pervers de recourir à leurs fantasmes que d'arriver à leur réalisation. Et la pratique de la masturbation, comme on le sait, affaiblit la puissance sexuelle.

Ce qui nous conduit à la troisième et dernière question que pose Krafft-Ebing : l'individu a-t-il par cette perversion plus ou moins perdu sa puissance sexuelle ? Dans les premières éditions de la Ps, Krafft-Ebing a fait de la Potentia un principe classificatoire, qui lui permettait de distinguer les perversions dans lesquelles les individus conservent leur puissance sexuelle des perversions caractérisées par l'impuissance sexuelle47(*). Plus tard, ce principe classificatoire disparaît, mais reste un élément fondamental du tableau clinique puisque, aux yeux de Krafft-Ebing, le degré de la puissance sexuelle des pervers détermine dans une large mesure le type d'actes qu'ils vont être amenés à commettre.

La clinique de Krafft-Ebing va donc d'abord consister à repérer les comportements typiques des pervers dans leur rapport avec le coït. Ainsi, les pratiques sadiques, masochistes et fétichistes se divisent en plusieurs sous-groupes, selon « leur genre », c'est-à-dire selon leur rapport avec le coït, qui dépend en grande partie de la puissance sexuelle des pervers. Par exemple, il faut savoir si les individus le pratiquent encore, ce qui arrive parfois lorsqu'ils sont puissants ; si les actes qui leurs sont caractéristiques le préparent, l'accompagnent, le stimulent, etc., ce qui dépend encore ici de leur puissance sexuelle ; il faut enfin savoir si les actes pervers ont remplacé le coït, ce qui, selon Krafft-Ebing, finit toujours plus ou moins par arriver, dans le cas où il y a impuissance sexuelle totale48(*). Dans le cas des fétichistes, que le coït soit dédaigné au profit d'un autre type d'acte sexuel (comme la manipulation de la partie du corps fétichisée), apparaît même comme le seul critère de l'état pathologique ; et ceci, ajoute Krafft-Ebing, « que l'individu soit capable ou non de faire le coït »49(*).

La typologie interne des perversions suit donc cet axe du rapport que les pervers entretiennent avec le coït. Mais si les pratiques sexuelles des pervers constitue un aspect privilégié de la clinique, elles n'en constituent pas pour autant l'aspect principal. En effet, plus que leur rapport effectif avec les pratiques sexuelles normales, c'est la possibilité psychique de l'accomplir qui va faire l'objet d'une investigation plus intense.

Après la distinction entre l'intensité du désir, l'inclinaison du désir et la puissance sexuelle, la distinction centrale qui permet à Krafft-Ebing de formuler la question des pratiques sexuelles dans une perspective normative est la distinction entre la puissance sexuelle et la puissance psychique. Il existe en effet une certaine indépendance de l'une et de l'autre, qui implique que l'on peut détacher l'idée de jouissance physique de celle de jouissance morale. Et la santé psychosexuelle sera justement liée à la coïncidence de ces deux jouissances dans la pratique du coït.

En effet, la condition sine qua non d'un coït normal au point de vue psychique est que le coït « procure une satisfaction morale. »50(*). Pour remplir cette condition, il ne suffit pas à l'homme d'être puissant, puisque « le pouvoir pour l'homme de faire l'acte d'amour n'est pas une garantie que l'acte lui procure réellement la plus grande jouissance amoureuse »51(*). Ainsi, écrit Krafft-Ebing, « il y a des uranistes qui ne sont pas impuissants avec une femme, des époux qui n'aiment pas leurs épouses, et qui pourtant sont capables de remplir leurs devoirs conjugaux ». Mais dans ces cas, comme dans le cas de la perversion en général, « le sentiment de volupté fait pour la plupart du temps défaut » :

« ...puisque, en réalité, il n'y a alors qu'une sorte d'onanisme qui souvent ne peut se pratiquer qu'avec le concours de l'imagination qui évoque l'image de l'autre être aimé. Cette illusion peut même produire une sensation de volupté, mais cette rudimentaire satisfaction physique n'est due qu'à un artifice psychique, tout comme chez l'onaniste solitaire qui souvent a besoin du concours de l'imagination pour obtenir une satisfaction voluptueuse. En général, l'orgasme ne peut être obtenu que là où il y a une intervention psychique. »52(*)

Ainsi, il ne suffit pas que le coït soit pratiqué et qu'il aboutisse à l'orgasme, puisque dans certains cas le plaisir ne provient pas du coït lui-même, mais de l'imagination : un vrai coït satisfaisant doit pouvoir procurer le plaisir sans être doublé d'arrières pensées. Ce n'est pas simplement la pratique du coït qui importe, mais le mode sur lequel il est pratiqué et la valeur que l'on accorde à cette pratique. Les individus normaux au point de vue psycho-sexuel ne se contentent pas d'avoir des rapports sexuels, mais ils les désirent, en retirent une satisfaction physique et morale : il est pour eux une pratique épanouissante.

L'éloge du coït n'est, certes, pas un fait nouveau : il fait l'objet de la « médecine du couple » à partir de la seconde moitié du XIXème siècle, qui en vante les effets positifs et même thérapeutiques53(*). Mais la différence entre ces discours et ceux d'auteurs comme Krafft-Ebing réside dans les outils conceptuels qui permettent d'analyser le manque de satisfaction sexuelle, ainsi que le genre de troubles auquel ce manque de plaisir va être référé. Désormais, le fait de ne ressentir aucun plaisir au coït, ou de n'en ressentir que par l'intervention de l'imagination, correspondent parfois à une structure morbide de la sphère psychique (parfois, parce qu'il est aussi possible que cette absence de plaisir soit causée par un trouble physique). Par exemple, nous avons vu que chez Krafft-Ebing, ne pas être sensible aux charmes normaux de l'autre sexe porte un nom, c'est l'impuissance psychique. Si l'impuissance psychique est totale, il s'agit d'anesthésie : dans ce cas l'individu n'est sensible à aucun charme, fut-il pervers. Mais lorsque Krafft-Ebing parle d'impuissance psychique, il est pour la plupart du temps question pour lui de qualifier la manière spéciale qu'ont les pervers d'être sensibles aux représentations sexuelles. Ainsi, l'impuissance psychique des pervers est une sorte de puissance psychique relative, puisque l'individu ne réagit psychiquement qu'à certains stimuli. Elle est définie comme « la concentration de la pensée vers l'acte pervers, à côté duquel alors l'image de la satisfaction normale s'efface »54(*). « Cette impuissance psychique, précise Krafft-Ebing, n'a nullement pour base l'horror sexus alterius ; elle est fondée sur ce fait que la satisfaction du penchant sexuel peut [...] venir de la femme, mais non du coït. »55(*). La notion de puissance psychique n'est donc qu'en apparence un concept permettant de parler d'un phénomène sur un mode quantitatif : elle permet au contraire de faire un premier pas vers la structure perverse de l'imagination, conçue sur un mode qualitatif, et d'ouvrir un nouveau champ d'investigation.

* 44 Nous suivons la traduction de Laurent et Csapo, qui choisissent le masculin. C'est en partie par souci de fidélité au texte français et en partie aussi pour distinguer le libido de Krafft-Ebing de la libido freudienne que nous conservons cette traduction.

* 45 (nous soulignons) Ibid., p. 243.

* 46 Dans l'inversion, la gravité de la maladie suit de plus un axe de quasi somatisation, c'est-à-dire selon « le degré d'influence du penchant sexuel sur la personnalité psychique » : le désir et l'imagination communiquent avec le genre sexuel. Krafft-Ebing distingue donc quatre types cliniques : dans le premier degré, l'hermaphrodisme psychique, il existe seulement un déséquilibre (le sentiment homosexuel domine, et le sentiment hétérosexuel ne jouit que d'une existence mineure) ; au second degré, l'uranisme, le penchant homosexuel domine totalement, mais « se borne à la vita sexualis », c'est-à-dire que l'individu conserve une individualité sexuelle conforme à son sexe ; au troisième degré, on quitte le degré de Neigung pour pénétrer dans l'individualité psychosexuelle, avec la viraginité et l'effémination de l'hexis corporelle et des activités ; le dernier degré regroupe les individus dont la conformation physique se rapproche du sexe opposé.

* 47 Cf. section « Elaboration du sadisme et du masochisme »

* 48 Cf. par exemple ce passage, à propos des sadistes : « On peut encore classer les actes sadistes selon leur genre. Il faut alors distinguer s'ils ont lieu après la consommation du coït dans lequel le libido n'a pas été satisfait, ou si, dans le cas d'affaiblissement de la puissance génésique, ils servent de préparatifs pour la stimuler, ou si enfin, dans le cas d'une absence totale de la puissance génésique, les actes sadiques doivent remplacer le coït devenu impossible et provoquer l'éjaculation. Dans les deux derniers cas, il y a, malgré l'impuissance, un libido violent. » (R. von KRAFFT-EBING, Ps, op. cit., p. 83)

* 49 Ibid., p. 201.

* 50 R. von KRAFFT-EBING, Ps, op. cit., p. 25.

* 51 Ibid., p. 25.

* 52 Ibid, p. 26.

* 53 Pour une revue transversale des problématiques abordées par la « médecine du couple », cf. Sylvie CHAPERON, chap. II, « Les plaisirs réguliers du mariage », Les origines de la sexologie, op. cit., pp. 33-53.

* 54 R. von KRAFFT-EBING, Ps, op. cit., p. 85.

* 55 Ibid., p. 122.

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"Je voudrais vivre pour étudier, non pas étudier pour vivre"   Francis Bacon