UNIVERSITE DE PARIS I (PANTHEON-SORBONNE)
UFR DE PHILOSOPHIE (UFR 10)
Mémoire de Master 1
Sous la direction de Madame Elsa DORLIN
N° étudiant : 10725256
PRINCEP Tiffany
Richard von Krafft-Ebing et la science du sexuel :
vers une pathologisation de l'érotisme ?
Une lecture de la Psychopathia Sexualis
Année de soutenance : 2008
Session de septembre
INTRODUCTION
« L'éloge des travaux du savant professeur de
Vienne n'est plus à faire. C'est aussi que Krafft-Ebing - chose assez
rare aux pays d'outre-Rhin - joint à sa vaste érudition et
à un remarquable don d'observation, un grand sens pratique et une
élégance de style auxquels ses ouvrages doivent avant tout leur
vogue ; ils se lisent "comme un roman". »
Anonyme, « Critique de la sixième
édition de Psychopathia Sexualis », 1891.
La Psychopathia sexualis n'est pas un texte auquel on
s'intéresse par hasard : sa réputation la
précède1(*).
Depuis ses premières éditions, cette oeuvre monumentale alimente
les fantasmes2(*).
Mais que sait-on réellement de son contenu ?
Nous avons choisi dans ce travail de l'aborder sous un autre
angle, et de nous adresser à la Psychopathia sexualis comme
à une oeuvre de raison. Ignorer qu'elle est
avant tout une forme de rationalisation du disparate sexuel serait se couper
d'une dimension centrale du savoir sur la sexualité, et, partant, du
savoir sur le sujet sexuel, ce que nous sommes devenus : lorsque la
volonté de savoir3(*) cible la sexualité, les moyens qu'elle se
donne pour savoir pénètrent le corps et le doublent d'une
psychè, dans le miroir de laquelle nous nous vivons comme sujet sexuel.
Contrairement à nombre d'auteurs français, qui
se contentent d'une seule publication4(*), Krafft-Ebing se distingue par ses écrits
prolifiques sur la psychopathologie de la vie sexuelle, au rang desquels on
trouve les multiples éditions de la Ps. Amine Azar, dans la
thèse qu'il a consacré à l'émergence du sadisme et
du masochisme, a effectué une étude statistique de l'augmentation
en volume de la Ps, au fil de ses éditions5(*). Le principal fait marquant des
conclusions de cette étude est précisément l'augmentation
extraordinaire qu'a subit la sous-section des paresthésies
sexuelles : de quelques 38 pages à la première
édition, elle passe à 261 pages à la dernière
édition, le point culminant étant de 395 pages pour
l'édition que nous utilisons6(*). La sous-section des paresthésies en est donc
arrivée à quasiment occuper les deux tiers du livre. Elle est
devenue un livre dans le livre ; ce qui ne nous laisse pas douter du fait
que la création de Krafft-Ebing s'est exercée dans ce domaine.
L'on pourrait objecter qu'une augmentation en volume n'est pas
forcément le signe d'une élaboration théorique. Cette
augmentation peut par exemple se comprendre par l'ajout constant de nouvelles
observations, quelquefois fort longues, ainsi que l'illustrent certaines
autobiographies de patients. Une certaine épistémologie ferait de
cette expansion le corrélat de la diversité sémiologique
intrinsèque des perversions7(*). Or, un argument simple vient réfuter cette
possible interprétation : les espèces cliniques de la
Ps sont au nombre de quatre (sadisme, masochisme,
fétichisme et inversion). Ce n'est qu'à l'intérieur de ces
quatre formes fondamentales de perversion que se décline l'ensemble des
comportements que Krafft-Ebing reconnaît comme pervers. L'argument serait
valable si la Ps n'était qu'une suite de descriptions de cas,
non ordonnés à une taxinomie rigoureuse, et si l'on pouvait
estimer, ainsi que le faisait Moreau, que les faits parlent
d'eux-mêmes8(*).
La caractérisation neurologique physiologique de la
sexualité l'empêche-t-elle d'avoir un raisonnement
psychologique ? La thèse de l'hérédité de la
folie l'empêche-t-elle d'avoir un raisonnement psychologique ? Chez
Krafft-Ebing, le raisonnement psychologique s'établit au contraire non
pas contre un certain autre raisonnement, mais il émerge depuis la
solidification d'un ensemble de paradigmes, à partir desquels il est
possible de penser la sexualité dans ses rapports avec la norme.
Dans sa dynamique, la Ps est en fait un immense
travail d'organisation : à partir du matériau que
constituent les observations, et plus généralement les figures
historiques, la littérature, certains éléments de la vie
sociale, dont une certaine conception du rapport entre les sexes, Krafft-Ebing
va construire une théorie du sadisme et du masochisme qui va devenir un
outil précieux pour l'interprétation d'une foule de
phénomènes. Assassinat, viol, nécrophilie, anthropophagie,
souillures, flagellation, maltraitances diverses, mais aussi comédies
érotiques, actes « symboliques », certains
fétichismes : tout un pandémonium que Krafft-Ebing va peu
à peu ordonner, autour du couple sadisme/masochisme. Ce travail est bien
un travail de rationalisation, de structuration du disparate, à l'image
de ce que Foucault appelle une logique du sexe. Nous tenterons, tout
au long de ce travail, de montrer que la Ps ne constitue pas, comme le
suggérait Georges Lantéri-Laura, de manière d'ailleurs
fort peu nuancée, un « magma sans
structure »9(*).
Chapitre I - Emergence de la sexualité
1- Physiologie pathologique de la sexualité-
La classification des troubles de
l'instinct sexuel selon la temporalité, la quantité et la
qualité apparaît dès sa première publication
concernant les psychopathies sexuelles, soit en 187710(*) ; c'est dans la
première édition de la Ps (1886) que ces troubles sont
pour la première fois nommés paradoxie, hyperesthésie,
anesthésie et paresthésie, termes dont Krafft-Ebing conservera
l'emploi tout au long de sa carrière.
Dans leur grande majorité, les psychiatres et
médecins de la seconde moitié du XIXème siècle
n'emprunteront à la terminologie fonctionnelle que le terme de
« perversion ». A notre connaissance, il existe seulement
deux exceptions : Albert von Schrenck-Notzing en Allemagne, et Alexandre
Lacassagne en France. Schrenck-Notzing reproduit le triptyque anesthésie
/ hyperesthésie / paresthésie dans son ouvrage de 1892 sur
l'hypnose11(*). Nous
croyons, nous appuyant notamment sur les recherches de Amine Azar, que
Schrenck-Notzing ne fait que valider cette tripartition, avec cet argument que
Krafft-Ebing la proposait dès 188612(*). En outre, la classification que propose
Schrenck-Notzing ne bénéficie dans le texte d'aucune
justification : il n'aborde la question des différentes
psychopathies sexuelles que sous l'angle de leur traitement, sans
préciser ce qu'il faut entendre par anesthésie,
hyperesthésie et paresthésie.
La classification de Lacassagne est par contre plus
intéressante. Julien Chevalier, son élève à la
faculté de médecine légale de Lyon, rapporte dans son
étude sur l'inversion sexuelle que Lacassagne distinguait les
pathologies sexuelles selon qu'elles pèchent par la quantité ou
la qualité. Lacassagne s'appuie sur l'argument selon lequel
« toute fonction peut être altérée suivant ces
deux modes principaux », sans toutefois désigner les dites
modifications par des termes précis13(*). L'argument central qu'il faudra retenir est
évidemment le suivant : que la sexualité est explicitement
définie comme une fonction.
Le naturalisme apparaît comme le premier des paradigmes
qui sous-tendent la conception de la sexualité en cette fin de
siècle. La naturalité de la sexualité humaine repose d'une
part sur sa dépendance à l'égard de tout l'appareillage
sexuel du corps (organes sexuels externes, mais aussi glandes génitales,
et dans une certaine mesure, centres d'érection et d'éjaculation,
situés dans la moelle), et d'autre part - les deux problématiques
étant évidemment liées - sur ce qui est identifié
comme sa fin dernière, à savoir la procréation, qui lie le
destin de l'individu à celui de l'espèce. Ces deux
éléments, enchâssés l'un dans l'autre, permettent
une naturalisation de la sexualité : elle est prise, pour reprendre les
termes de Foucault, dans une histoire naturelle que l'on peut faire remonter
jusqu'aux plantes14(*),
par ce double ancrage dans le corps et dans l'espèce. Le premier niveau
de la sexualité est celle du corps qui fonctionne, et qui produit le
sperme et les ovules en vue de la reproduction de l'espèce : ce
sont des fonctions végétatives du corps. Parmi les fonctions de
cet ordre, il en existe deux qui sont dites de
« conservation » : la fonction de nutrition,
chargée de la conservation de l'individu, et la fonction de
reproduction, chargée de la conservation de l'espèce.
« Chaque animal, nous dit le Littré, naît avec des
organes qui, à mesure qu'ils se développent, lui font sentir tout
ce dont il a besoin pour sa conservation. »15(*). Si chez les
végétaux, l'exercice des fonctions de conservation suffit
quasiment à perpétuer l'espèce (puisque la
motricité leur fait défaut), chez les animaux, doit s'y ajouter
une fonction d'ordre supérieur, qui y correspond, et qui fait sentir
à l'individu le besoin que son organisme à d'exercer certaines
fonctions vitales. Ainsi, de la même manière qu'il existe un
sentiment de la faim qui prévient de la nécessité de se
nourrir, il existe un sentiment sexuel qui invite à se reproduire.
C'est aussi à ce constat, semble-t-il, qu'arrive
Krafft-Ebing lorsqu'il annonce : « Dans la vie physiologique, il
y a un instinct de la conservation [i.e. de nutrition] et un instinct
génital.»16(*)
L'instinct sexuel est donc en premier lieu compris comme une
fonction et un besoin naturels, sur le modèle de l'appétit. Les
études proposant une histoire de l'émergence de la
catégorie des perversions sexuelles ne manquent pas de souligner cette
filiation, qui signe l'émergence d'une conception qualitative de
l'instinct sexuel17(*).
L'appétit constitue en effet depuis longtemps un type de
phénomène susceptible d'être altérée de
façon fonctionnelle, notamment dans le sens de la perversion.
Déjà, à la fin du XVIIIème siècle,
l'appétit « dépravé » comprenait trois
formes de pathologie : l'anorexie ; la pica ou la malacie, qui
consiste en un désir d'avaler « les substances les plus
bizarres » ; et ce qui est alors appelé la
« faim canine », c'est-à-dire l'exagération
de l'appétit18(*).
De la même manière, chez Krafft-Ebing, au nombre des troubles de
l'instinct de nutrition, on trouve l' hyperorexie (plus connue sous le
terme de boulimie), l'anorexie, et la perversion de l'instinct
nutritif19(*).
Si l'on en croit les descriptions cliniques données des
uns et des autres, les troubles de l'appétit présentent
même des affinités plus qu'intéressantes avec les troubles
de l'instinct sexuel. Ainsi, de la même manière que chez les
individus atteints d'hyperorexie, la faim subsiste après un
repas20(*), chez les
hyperesthésiques, le désir sexuel n'est pas assouvi après
le coït21(*) ;
et si la perversion de l'instinct nutritif « présente comme
désirables des choses qui physiologiquement provoquent le
dégoût » et sont même « abhorrées
en pensée »22(*), dans la paresthésie, « les
représentations normalement caractérisées par des
sentiments de déplaisir, sont accompagnées de sensations de
plaisir »23(*).
Certains éléments du tableau clinique sont, on le voit, quasiment
symétriques. La faim et le désir sont compris sur un même
modèle : comme une sensation interne qui se fait sentir
tantôt comme un désir, tantôt comme un besoin24(*), dont la satisfaction est
accompagnée de plaisir, et suivie d'un contentement agréable. Si
l'une ou l'autre de ces caractéristiques est absente, on est en
présence de cas pathologiques.
Les altérations fonctionnelles sont aussi un type de
maladie touchant les sens. Et c'est semble-t-il plutôt de cette filiation
que procède le sens sexuel de Krafft-Ebing. Le sens sexuel, tout comme
la vue ou l'ouïe, est susceptible d'être modifié
quantitativement (hyperesthésie et anesthésie) ou qualitativement
(paresthésie). De la même manière que l'on peut être
ou devenir aveugle, on peut totalement manquer d'intérêt pour la
sexualité, c'est-à-dire être pourvu d'un instinct sexuel
indifférent aux diverses excitations possibles ; et de même
que l'on peut être excessivement sensible aux odeurs, on peut être
extrêmement excitable ; quant à la perversion, elle peut
s'apparenter à l'hallucination, auditive ou visuelle, en ce que dans ce
cas le sens en question fonctionne, mais de manière corrompue25(*). L'une des pathologies
sensitives retenues comme un exemple privilégié de la perversion
par les dictionnaires de l'époque est la diplopie, qui consiste à
ce que le sujet voie deux images au lieu d'une. Ainsi le Nysten
donne-t-il, à l'article « perversion » :
« Changement du bien au mal : il y a, par exemple, perversion de
l'appétit dans la pica, de la vue dans la diplopie,
etc. »26(*) ; le sujet voit en effet, mais voit
mal. Chez Krafft-Ebing, l'analogie avec la sensation a en fait pour
fonction d'insister sur le fait que c'est la sensibilité
sexuelle qui semble être en jeu dans toutes les formes de psychopathies
sexuelles. L'instinct sexuel malade a trois manières d'être
sensible, c'est-à-dire d'être excité : trop, pas
assez, et mal - quatre si l'on ajoute la paradoxie, qui consiste à ce
que l'instinct sexuel soit excité en dehors des processus de
maturité biologique, ce qui revient à dire qu'il est
excité « au mauvais moment ».
2 -Neuro-psychopathologie de la sexualité-
La caractéristique de la nosographie de Krafft-Ebing
tient au fait que ces quatre anomalies sont des anomalies non pas du tout de la
sexualité en général, mais d'un mode particulier de
fonctionnement cérébral : la paradoxie,
l'hyperesthésie, l'anesthésie et la paresthésie sont des
pathologies cérébrales, c'est-à-dire des anomalies de la
sensibilité du centre sexuel cérébral27(*).
La périphérie du cerveau ayant été
désignée comme le siège des fonctions psychiques,
écrit Krafft-Ebing,
« ...il est tout naturel de supposer qu'une
région de cette périphérie (centre cérébral)
soit le siège des manifestations et des sensations sexuelles, des images
et des désirs, le lieu d'origine de tous les phénomènes
psychosomatiques qu'on désigne ordinairement sous les noms de sens
sexuel, sens génésique et instinct sexuel. »28(*)
S'il est tout naturel à Krafft-Ebing de formuler cette
supposition, c'est principalement parce que, pour lui, « la
cause importante et centrale du mécanisme sexuel réside
dans la périphérie du cerveau »29(*). Le centre
cérébral qu'il suppose à la périphérie du
cerveau est en effet le lieu d'origine de « tous les
phénomènes psychosomatiques qu'on désigne
ordinairement sous le nom de sens sexuel, sens génésique ou
instinct sexuel »30(*). Ces phénomènes psychosomatiques
recouvrent donc plusieurs types de manifestations : il est question
d'images, de sentiments, de sensations, de désir, d'idées, et
d'instinct. Rappelons que dans le Traité clinique de
psychiatrie, si Krafft-Ebing affirme l'unité de la sphère
psychique, il n'en distingue pas moins trois ordres de processus, selon les
« trois tendances par lesquelles s'extériorise la vie de
l'âme » :
« 1° Des processus dans la sphère affective
de la vie psychique, états d'esprit et émotions ;
2° Des processus dans la sphère représentative, qui comprend
toute activité attribuée à la raison, à la
mémoire et à l'imagination ; 3° Des processus dans la
sphère psychomotrice, dans la sphère des instincts et des actes
volontaires. » 31(*)
Les phénomènes psychosomatiques auxquels on
donne le nom de « sens sexuel » traversent en fait
entièrement la vie psychique. Krafft-Ebing dira par exemple que le sens
sexuel se manifeste « comme sentiment, idée et
instinct » 32(*). Si le sens sexuel peut se manifester comme
instinct, mais aussi comme idée et sentiment, alors ce que l'on
appelle l'instinct sexuel semble déborder la problématique de
l'instinct et recouvre d'autres formes du travail psychique. La
définition du sens sexuel ne fait même pas appel à la
naturalité de la sexualité. Le sens sexuel est surtout la
manière dont l'esprit et le corps sexuel sont liés par le
phénomène de la volupté : il existe en effet une
« dépendance mutuelle » entre les sensations,
les représentations et les désirs, et les organes sexuels qui ont
expérimenté le plaisir33(*). Krafft-Ebing donne une définition des plus
concises de ce qu'il faut comprendre par « sens
sexuel » :
« Le processus psychophysiologique qui forme le sens
sexuel est ainsi composé : 1° Représentations
évoquées par le centre ou par la périphérie ;
2° Sensations de plaisir qui se rattachent à cette
évocation. Il en résulte le désir de la satisfaction
sexuelle. »34(*)
Les termes dans lesquels vont être décrits les
troubles psychosexuels feront donc référence à la vie
psychique en tant qu'elle est synonyme d'émotions et de
représentations sexuelles. Les quatre anomalies de l'instinct sexuel
sont labellisées, certes, comme des maladies fonctionnelles d'un
instinct sexuel naturel, conçu sur le modèle de l'appétit
ou de la sensibilité ; mais on ne saurait s'arrêter à cette
définition, puisque ces quatre anomalies sont
caractérisées par un processus psychologique, qui lie des
représentations à une excitation sexuelle. Aux quatre types de
maladies fonctionnelles correspondent en fait quatre modes
cérébraux de sensibilité sexuelle, qui se traduisent,
à un niveau psychologique, par quatre types de rapports pathologiques
entre les représentations et le désir : le rapport ne se fait
pas, et l'évocation ou la perception d'images de nature sexuelle laisse
l'individu dans l'indifférence (anesthésie) ; ce rapport est
au contraire excessivement facile, et l'évocation ou la perception
d'images, qui en soi n'offrent aucun intérêt, éveillent le
désir (hyperesthésie) ; le rapport se fait de manière
trop précoce (paradoxie) ; le rapport s'effectue de manière
corrompue, et le désir s'éveille à l'évocation ou
la perception d'images impropres à l'excitation (paresthésie).
C'est sur le sens sexuel ainsi décrit que les discours
- du médecin et du malade - vont avoir prise.
Krafft-Ebing avoue que la particularité des troubles
psychiques rend nécessaire un niveau particulier de description, et que
le travail du médecin consistera à prendre acte de cette
particularité. « Ici, écrit-il, nous nous trouvons
pour la plupart du temps en présence de phénomènes d'un
nouvel ordre, de phénomènes psychologiques. »35(*). Et à un nouvel ordre
de phénomènes doit correspondre un nouvel ordre de discours. Le
médecin devra donc devenir, dans le cas du diagnostic des psychopathies,
un authentique psychologue clinicien :
« Des hésitations de la conscience, des
troubles de la mémoire, des sentiments anormaux, au point de vue
quantitatif et qualitatif, des conceptions, des désirs, etc.,
voilà les faits dont nous devons tirer nos conclusions sur la nature et
la gravité de la maladie cérébrale. »36(*)
Il est certes toujours question de diagnostiquer une maladie
cérébrale à l'aide de ses symptômes psychologiques,
et la pratique clinique de Krafft-Ebing reste fortement ancrée dans un
paradigme anatomopathologique, et neurologique. Fortement influencée par
la psychiatrie de Griesinger37(*), celle de Krafft-Ebing reste gouvernée par le
mot de celui-ci : « Geisteskrankheiten sind
Nervenkrankheiten », « les maladies mentales sont des
maladies cérébrales ». C'est donc un
matérialisme, tant idéologique que méthodologique, qui
préside premièrement aux recherches de Krafft-Ebing. Mais le
glissement qu'autorise le mode d'expression tout particulier des psychopathies
va le conduire à reporter son attention plutôt vers l'étude
pleine et entière des dits symptômes.
Le fait d'accorder une pertinence centrale aux manifestations
psychologiques de la maladie mentale est même la définition de la
pratique clinique lorsqu'il s'agit de symptômes de
dégénérescence. L'état de
dégénérescence, s'il peut se manifester sous les formes
les plus variées38(*), a néanmoins cette caractéristique de
se traduire au dehors par un ensemble de troubles dans les fonctions psychiques
les plus élevées, mais aussi dans le monde des
sentiments, des désirs, et des instincts. Si
l'on se souvient de nos conclusions quant à la manière dont
Krafft-Ebing envisage réellement le sens sexuel, la sexualité est
donc presque naturellement amenée à subir la
dégénérescence. C'est donc à la fois parce que les
psychopathies sexuelles sont des symptômes de
dégénérescence et parce que la sexualité est une
expérience liée aux représentations sexuelles que la
clinique des anomalies sexuelles cérébrales dépend de la
reconnaissance et de l'analyse des sentiments, des conceptions et des
désirs anormaux39(*). Mais il y a plus : si dans l'état
d'aliénation mentale, « ce n'est pas d'après la
qualité des faits psychiques, mais d'après leur mode d'origine
qu'il faut juger »40(*), dans l'état de
dégénérescence, c'est au contraire la qualité des
faits psychiques qui est la première affectée41(*). Or, la qualité des
représentations sexuelles est précisément ce qui est en
jeu dans la perversion sexuelle. La perversion sexuelle va en effet être
définie par Krafft-Ebing comme un état psychique dans lequel
l'excitation sexuelle est produite par certaines représentations
sexuelles considérées - du point de vue de la norme sexuelle
naissante - comme impropres aux sentiments sexuels, regroupés sous le
terme d' « objets inadéquats »42(*). La définition majeure
que Krafft-Ebing fournit de la perversion sexuelle est ainsi
formulée :
« Paresthésie du sens sexuel (perversion
sexuelle). Il se produit dans ce cas un état morbide des sphères
de représentation sexuelle avec manifestation de sentiments faisant que
les représentations, qui d'habitude doivent provoquer physico
psychologiquement des sensations désagréables, sont au contraire
accompagnées de sensations de plaisir. » 43(*)
C'est cette dimension psychologique qui va permettre, à
l'intérieur de la psychiatrie et de ses réquisits de savoir, le
recodage du discours pornographique du pervers dans un discours scientifique.
Le pervers parle un langage de sensations et de représentations, qui est
justement le type de discours qui lui est demandé de fournir. C'est
même ce discours qui va permettre l'accès à sa structure
perverse particulière : dans la mesure où la perversion est
définie comme une articulation morbide des représentations
sexuelles et du plaisir, tout l'intérêt clinique du discours du
pervers résidera dans sa capacité à donner les
détails de cette articulation. La clinique des perversions sexuelles
consiste donc essentiellement dans l'étude des symptômes de la
perversion sexuelle, plutôt que dans l'étude de ses signes. Alors
que les signes d'une maladie fonctionnelle sont un ensemble de
phénomènes objectifs, tels que des signes physiques, que le
médecin peut déceler par l'observation directe du malade, le
symptôme, en son sens strict, est un phénomène
ressenti de manière subjective que le malade communique au
médecin sous la forme du discours ; c'est ce discours que le
médecin interprète, et qu'il fait coïncider avec les
descriptions cliniques que lui fournit la sémiologie
générale d'une maladie. Si l'on applique cette grille de lecture
à la clinique des perversions sexuelles, il apparaît que la
psychopathologie de la vie sexuelle, et avec elle, la sexologie, se dessinent
comme une pratique médicale liée à un certain usage de la
parole dans le diagnostic.
3 -Psychopathologie de la sexualité-
Dans la Ps, on trouve trois concepts majeurs
permettant de quadriller la sexualité : le libido ou libido
sexualis44(*), le
Neigung, et la Potentia. Ces trois axes vont constituer soit
des principes classificatoires soit des principes d'intelligibilité, au
fil des réorganisations conceptuelles de la Ps. Ces trois
concepts traversent chacun la sexualité de manière
différente, accompagnés de leurs problématiques propres.
Le libido désigne la force ou la puissance du désir, ou
encore le désir de la satisfaction sexuelle ; le Neigung
est la force de l'inclinaison vers le sexe opposé (c'est-à-dire
à l'hétérosexualité du désir), et
quelquefois la force de l'inclinaison perverse ; et la Potentia
désigne la puissance sexuelle, c'est-à-dire le bon fonctionnement
du corps sexuel. Distinction, donc, entre le désir, l'inclinaison du
désir et la puissance sexuelle.
Cette distinction tripartite suppose une certaine
indépendance entre le désir sexuel, l'orientation sexuelle et la
puissance sexuelle, et permet par conséquent un jeu entre ces trois
éléments, dont dépend en grande partie la
fécondité des analyses cliniques de Krafft-Ebing. L'un des
aspects central de ce triptyque conceptuel réside en effet dans la
distinction opérée premièrement entre le libido
et le Neigung, puisque cette distinction revient à poser en
principe l'irréductibilité du désir sexuel à
l'objet de ce désir, puis entre le libido et la
Potentia, qui marque l'indépendance du désir sexuel par
rapport à la possibilité physique d'une érection, et enfin
(distinction moins centrale mais cependant notable), entre le Neigung
et de la Potentia, qui implique que l'excitation sexuelle puisse
naître de représentations perverses.
La puissance de ce système conceptuel, ainsi que son
caractère opérationnel, provient du fait que les trois
éléments ainsi distingués viennent qualifier un instinct
sexuel conçu sur un mode dynamique : la puissance du désir,
la puissance de l'inclinaison vers le sexe opposé et enfin la puissance
sexuelle s'échelonnent sur un axe d'intensité allant du plus
intense ou moins intense, et en certains cas du défaut ou de l'absence
à l'excès. De ce triptyque découle donc un ensemble de
possibilités, selon les diverses associations de ces trois
éléments et selon leur intensité. Ces possibilités
vont notamment donner lieu à un ensemble de types cliniques.
Nous retrouvons par exemple dans cette taxinomie l'un des
principaux principes classificatoires des pathologies sexuelles, puisque aux
deux extrémités de l'échelle d'intensité du
libido l'on rencontre deux des quatre psychopathies sexuelles
identifiées par Krafft-Ebing : au défaut correspond
l'anesthésie sexuelle et à l'excès correspondent la
nymphomanie et le satyriasis. Le Neigung en tant que penchant
hétérosexuel normal peut aussi souffrir des modifications
quantitatives : ce principe classificatoire permet à Krafft-Ebing,
dès ses premiers écrits sur le sujet, de traiter
séparément les perversions hétérosexuelles, dans
lesquelles l'inclinaison pour le sexe opposé est plus ou moins
conservée, et l'inversion sexuelle, qui marque la faiblesse ou l'absence
du Neigung. L'inversion sexuelle est en effet définie comme une
situation pathologique dans laquelle le sens sexuel est « faible
ou nul pour l'autre sexe et remplacé par un penchant
sexuel pour le même sexe »45(*) : dans l'inversion sexuelle, le sens sexuel qui
est normalement orienté de façon pleine et entière vers le
sexe opposé, est comme atrophié, privé d'énergie,
tandis qu'à sa place se développe un penchant pour le même
sexe. Lorsque, enfin, c'est la Potentia qui souffre d'atrophie, on est
en présence d'un cas d'impuissance sexuelle ; et lorsqu'elle
atteint un degré pathologique, on est en présence d'un cas de
priapisme.
Concernant la perversion, les questions que pose
inlassablement Krafft-Ebing sont donc au nombre de trois.
La première question concerne le degré de
Neigung pervers, c'est-à-dire l'empire de la perversion sur la
sphère psychique de l'individu : la perversion existe-t-elle
simultanément avec une vie sexuelle normale, ou domine-t-elle
exclusivement l'individu ? La gravité de la maladie dépend
de la puissance de l'emprise des représentations perverses,
c'est-à-dire, notamment, du nombre de ces représentations, mais
aussi du pouvoir d'excitation dont elles sont subjectivement pourvues46(*). La possibilité de la
thérapeutique réside donc dans la survivance de penchants
normaux, qu'il va s'agir de stimuler, afin de renverser l'équilibre vers
une situation où les charmes normaux du sexe opposé constituent
les seules représentations excitantes. Plus l'imagination
s'éloigne des représentations normales de la vie sexuelle, moins
l'individu est porté au coït : c'est ce que Krafft-Ebing
appelle « l'impuissance psychique », qu'il définit
comme l'absence de sensibilité de l'individu aux représentations
sexuelles normales, c'est-à-dire aux charmes normaux de l'autre sexe.
La problématique des actes sexuels pervers fait l'objet
de la deuxième question : le malade atteint de perversion
cherche-il, et dans quelle mesure, à réaliser ses fantaisies ?
Tout dépend, comme nous le disions, de la puissance de son
libido : c'est la structure dynamique de l'instinct sexuel qui
pousse les pervers à rechercher le plaisir. Un libido
particulièrement vif pousse bien entendu surtout à la
masturbation, puisque, remarque Krafft-Ebing, il est souvent plus facile pour
les pervers de recourir à leurs fantasmes que d'arriver à leur
réalisation. Et la pratique de la masturbation, comme on le sait,
affaiblit la puissance sexuelle.
Ce qui nous conduit à la troisième et
dernière question que pose Krafft-Ebing : l'individu a-t-il par cette
perversion plus ou moins perdu sa puissance sexuelle ? Dans les
premières éditions de la Ps, Krafft-Ebing a fait de la
Potentia un principe classificatoire, qui lui permettait de distinguer
les perversions dans lesquelles les individus conservent leur puissance
sexuelle des perversions caractérisées par l'impuissance
sexuelle47(*). Plus tard,
ce principe classificatoire disparaît, mais reste un
élément fondamental du tableau clinique puisque, aux yeux de
Krafft-Ebing, le degré de la puissance sexuelle des pervers
détermine dans une large mesure le type d'actes qu'ils vont être
amenés à commettre.
La clinique de Krafft-Ebing va donc d'abord consister à
repérer les comportements typiques des pervers dans leur rapport avec le
coït. Ainsi, les pratiques sadiques, masochistes et
fétichistes se divisent en plusieurs sous-groupes, selon
« leur genre », c'est-à-dire selon leur rapport avec
le coït, qui dépend en grande partie de la puissance sexuelle des
pervers. Par exemple, il faut savoir si les individus le pratiquent encore, ce
qui arrive parfois lorsqu'ils sont puissants ; si les actes qui leurs sont
caractéristiques le préparent, l'accompagnent, le stimulent,
etc., ce qui dépend encore ici de leur puissance sexuelle ; il faut
enfin savoir si les actes pervers ont remplacé le coït, ce qui,
selon Krafft-Ebing, finit toujours plus ou moins par arriver, dans le cas
où il y a impuissance sexuelle totale48(*). Dans le cas des fétichistes, que le coït
soit dédaigné au profit d'un autre type d'acte sexuel (comme la
manipulation de la partie du corps fétichisée), apparaît
même comme le seul critère de l'état pathologique ; et
ceci, ajoute Krafft-Ebing, « que l'individu soit capable ou non de
faire le coït »49(*).
La typologie interne des perversions suit donc cet axe du
rapport que les pervers entretiennent avec le coït. Mais si les pratiques
sexuelles des pervers constitue un aspect privilégié de la
clinique, elles n'en constituent pas pour autant l'aspect principal. En effet,
plus que leur rapport effectif avec les pratiques sexuelles normales,
c'est la possibilité psychique de l'accomplir qui va faire
l'objet d'une investigation plus intense.
Après la distinction entre l'intensité du
désir, l'inclinaison du désir et la puissance sexuelle, la
distinction centrale qui permet à Krafft-Ebing de formuler la question
des pratiques sexuelles dans une perspective normative est la distinction entre
la puissance sexuelle et la puissance psychique. Il existe en effet une
certaine indépendance de l'une et de l'autre, qui implique que l'on peut
détacher l'idée de jouissance physique de celle de jouissance
morale. Et la santé psychosexuelle sera justement liée à
la coïncidence de ces deux jouissances dans la pratique du coït.
En effet, la condition sine qua non d'un coït
normal au point de vue psychique est que le coït « procure une
satisfaction morale. »50(*). Pour remplir cette condition, il ne suffit pas
à l'homme d'être puissant, puisque « le pouvoir pour
l'homme de faire l'acte d'amour n'est pas une garantie que l'acte lui procure
réellement la plus grande jouissance amoureuse »51(*). Ainsi, écrit
Krafft-Ebing, « il y a des uranistes qui ne sont pas impuissants avec
une femme, des époux qui n'aiment pas leurs épouses, et qui
pourtant sont capables de remplir leurs devoirs conjugaux ». Mais
dans ces cas, comme dans le cas de la perversion en général,
« le sentiment de volupté fait pour la plupart du temps
défaut » :
« ...puisque, en réalité, il n'y a
alors qu'une sorte d'onanisme qui souvent ne peut se pratiquer qu'avec le
concours de l'imagination qui évoque l'image de l'autre être
aimé. Cette illusion peut même produire une sensation de
volupté, mais cette rudimentaire satisfaction physique n'est due
qu'à un artifice psychique, tout comme chez l'onaniste solitaire qui
souvent a besoin du concours de l'imagination pour obtenir une satisfaction
voluptueuse. En général, l'orgasme ne peut être obtenu que
là où il y a une intervention psychique. »52(*)
Ainsi, il ne suffit pas que le coït soit pratiqué
et qu'il aboutisse à l'orgasme, puisque dans certains cas le plaisir ne
provient pas du coït lui-même, mais de l'imagination : un
vrai coït satisfaisant doit pouvoir procurer le plaisir sans
être doublé d'arrières pensées. Ce
n'est pas simplement la pratique du coït qui importe, mais le mode sur
lequel il est pratiqué et la valeur que l'on accorde à cette
pratique. Les individus normaux au point de vue psycho-sexuel ne se contentent
pas d'avoir des rapports sexuels, mais ils les désirent, en retirent une
satisfaction physique et morale : il est pour eux une pratique
épanouissante.
L'éloge du coït n'est, certes, pas un fait
nouveau : il fait l'objet de la « médecine du
couple » à partir de la seconde moitié du XIXème
siècle, qui en vante les effets positifs et même
thérapeutiques53(*). Mais la différence entre ces discours et ceux
d'auteurs comme Krafft-Ebing réside dans les outils conceptuels qui
permettent d'analyser le manque de satisfaction sexuelle, ainsi que le genre de
troubles auquel ce manque de plaisir va être référé.
Désormais, le fait de ne ressentir aucun plaisir au coït, ou de
n'en ressentir que par l'intervention de l'imagination, correspondent parfois
à une structure morbide de la sphère psychique (parfois, parce
qu'il est aussi possible que cette absence de plaisir soit causée par un
trouble physique). Par exemple, nous avons vu que chez Krafft-Ebing, ne pas
être sensible aux charmes normaux de l'autre sexe porte un nom, c'est
l'impuissance psychique. Si l'impuissance psychique est totale, il
s'agit d'anesthésie : dans ce cas l'individu n'est sensible
à aucun charme, fut-il pervers. Mais lorsque Krafft-Ebing parle
d'impuissance psychique, il est pour la plupart du temps question pour lui de
qualifier la manière spéciale qu'ont les pervers d'être
sensibles aux représentations sexuelles. Ainsi, l'impuissance psychique
des pervers est une sorte de puissance psychique relative, puisque l'individu
ne réagit psychiquement qu'à certains stimuli. Elle est
définie comme « la concentration de la pensée vers
l'acte pervers, à côté duquel alors l'image de la
satisfaction normale s'efface »54(*). « Cette impuissance psychique,
précise Krafft-Ebing, n'a nullement pour base l'horror
sexus alterius ; elle est fondée sur ce fait que
la satisfaction du penchant sexuel peut [...] venir de la femme, mais non du
coït. »55(*). La notion de puissance psychique n'est donc qu'en
apparence un concept permettant de parler d'un phénomène sur un
mode quantitatif : elle permet au contraire de faire un premier pas vers
la structure perverse de l'imagination, conçue sur un mode qualitatif,
et d'ouvrir un nouveau champ d'investigation.
Chapitre II - Emergence de la structure perverse
Dans les recherches qui proposent soit une
épistémologie soit un simple panorama des conceptions
psychiatriques de la sexualité à la fin du XIXème
siècle, on oppose souvent la théorie associationniste, dans
laquelle on décèle les premiers pas vers une psychologie de la
sexualité, et la théorie de la
dégénérescence, laquelle témoignerait plutôt
de la prédominance de la neuropsychiatrie et de la politique
hygiéniste encombrant encore la compréhension des perversions.
L'associationnisme, dans la mesure où il intervient dans
l'étiologie supposée des perversions, trouve l'un de ses plus
fameux représentants en la personne du français Alfred Binet qui,
dans Le fétichisme dans l'amour56(*), fournissait une tentative audacieuse parce
qu'encore isolée d'une psychogenèse des perversions, tendant par
là à s'éloigner considérablement de la thèse
de l'hérédité de la folie comme cadre de
référence étiologique absolu ; et c'est Krafft-Ebing
qui est présenté comme le défenseur le plus farouche de
cette vieille théorie de la dégénérescence, dont la
psychanalyse devait bientôt se débarrasser, avec Freud57(*). Ces études
présentent donc Krafft-Ebing comme plongé dans une
étiologie qui reste sourde au raisonnement psychologique naissant des
français, et, par conséquent, sourde aux évolutions
théoriques que ce nouveau raisonnement annonce58(*). Ces considérations
sont-elles fondées ? Nous avons vu jusqu'ici que la
« sexualité » dont il est question chez Krafft-Ebing
est loin de se réduire à sa dimension physiologique ou
neurologique ; il n'en est même plus du tout question dès les
premiers mots du chapitre de la Ps concernant les perversions. Mais
nous n'avons encore rien dit quant à la manière dont Krafft-Ebing
envisage les perversions sexuelles. Sur quels fondements repose sa clinique des
perversions ? La théorie de la dégénérescence
l'empêche-t-elle, ou au contraire lui permet-elle de fonder cette
clinique, qu'on a tenté de faire émerger plus haut comme une
authentique clinique psychologique ?
Opposer Krafft-Ebing et Binet sur la base de leur
adhésion à la théorie de la
dégénérescence serait stérile, dans la mesure
où elle fonctionne comme un cadre étiologique puissant
jusqu'à la fin du siècle, et que, bien qu'elle souffre un certain
nombre de critiques, c'est plus ou moins l'ensemble de la psychiatrie qui y
adhère. Si l'associationnisme se présente comme une tentative de
dépassement du cadre étiologique fourni par
l'hérédité, il n'en constitue pas pour autant une rupture
franche, puisque les auteurs prônant ce nouveau type de causes continuent
de se référer à l'hérédité comme
cause première des perversions et autres psychopathies sexuelles :
les mécanismes psychologiques responsables de l'élection
sexuelle, et parmi eux l'association mentale, sont universels, mais ne donnent
naissance à des fixations perverses que dans la mesure où ils
trouvent un terrain psychopathique favorable, terrain fourni par
l'hérédité. Le raisonnement psychologique constitue donc
un supplément d'explication plutôt qu'une tentative de
supplantation d'un cadre étiologique par un autre.
De la même manière, on ne peut se
résoudre à résumer la pensée de Krafft-Ebing au
rôle qu'il accorde à l'hérédité dans la
genèse des perversions sexuelles. Certes, selon lui, la plupart des
perversions sont congénitales ; mais d'une part, tel n'est pas le
cas du fétichisme, et d'autre part il ressort des faits que nous avons
précédemment mis en lumière que son adhésion
à la thèse de l'hérédité de la perversion ne
l'empêche pas de raisonner en psychologue.
Pour comparer les conceptions de deux auteurs, il
paraît naturel de chercher à comparer leurs thèses
respectives portant sur un même sujet. Dans la mesure où Binet
développe la théorie associationniste à l'occasion de son
article sur le fétichisme, nous prendrons le fétichisme comme un
premier point de comparaison des opinions des deux auteurs. Si Krafft-Ebing
accepte la théorie associationniste dans l'explication du
fétichisme, il semble déjà que la manière dont il
l'envisage nous fournisse matière à interprétation.
1 -Le fétichisme de Binet-
Il faut tout d'abord préciser que Binet ne
reconnaît qu'une seule forme de perversion, qui est le fétichisme.
En effet, selon Binet toutes les perversions sont nées d'une association
pathologique : fétichisme d'un bonnet de nuit, inversion,
volupté dans la douleur, constituent autant de perversions
procédant de la « même formule
pathologique »59(*). Pour Binet, c'est le mécanisme qui est
à l'origine de l'association perverse qui est le fait important :
l'intérêt du psychologue doit porter sur le mode d'origine de la
perversion, qui est le même quel que soit l'objet érotisé.
Dans son article de 1887, Binet insiste à plusieurs reprises sur sa
méfiance vis-à-vis d'une classification des perversions trop
soucieuse de respecter les particularités de chacune, entreprise qui
conduirait au mépris du fait important pour le médecin : le
fait nosologique. Citant un mot d'Emile Gley, autre pionnier de la
théorie associationniste, Binet souligne que procéder ainsi
serait aussi stérile qu'absurde :
« S'il fallait classer les impulsions morbides
d'après la nature de leur objet, il faudrait, comme M. Gley le
remarque avec esprit, faire de la tendance au vol, de la kleptomanie, un
délire partiel et spécial. "Ce serait tomber dans le ridicule,
puisque, dans cette monomanie même, il faudrait créer des
sous-espèces, comme le montre une observation de M. Lunier,
où il s'agit d'une hystérique qui volait exclusivement des
cuillers ; on pourrait donc ironiquement distinguer la
cochléaromanie" »60(*)
De même que les monomanies, les perversions sexuelles
semblent presque inviter à l'éparpillement sémiologique.
Compte tenu de l'extrême variété des objets du
fétichisme, faut-il en distinguer toutes les formes ? Non,
répond Binet : fétichistes de la bouche, de la douleur ou
des clous de bottine, certes, mais fétichistes tous :
« Nous croyons, soutient-il au contraire, qu'on ne
doit pas attacher ici une importance trop grande à la forme de
la perversion ; c'est la perversion elle-même qui est le fait
caractéristique, et non l'objet vers lequel elle entraîne le
malade. »61(*).
Binet propose donc de se concentrer sur le fait nosologique
lui-même : le fétichisme. Pourtant, la question de la
« forme » de la perversion semble intriguer Binet ;
c'est même ce qui va le conduire à critiquer la pertinence de la
thèse de l'hérédité de la folie. En effet, bien
qu'il reconnaisse l'hérédité comme « la cause
des causes », celle-ci ne se révèle pas capable selon
lui de « donner à cette maladie [la perversion] sa forme
caractéristique » :
« ...quand un individu adore les clous de bottine,
et un autre les yeux de femme, ce n'est pas l'hérédité qui
est chargée d'expliquer pourquoi leur obsession porte sur tel objet
plutôt que sur tel autre. On peut supposer à la rigueur que les
malades naissent avec une prédisposition toute formée, les uns
pour les tabliers blancs, les autres pour les bonnets de nuit. Mais quand
même on admettrait cette hypothèse, elle ne dispenserait pas
d'expliquer comment la perversion transmise par l'hérédité
a été acquise chez les
générateurs. »62(*)
En effet, pour Binet,
« l'hérédité n'invente rien, elle ne crée
rien de nouveau ; elle n'a pas d'imagination, elle n'a que de la
mémoire »63(*). Cette affirmation de Binet constitue en fait une
remise en cause de l'un des piliers de la théorie de la
dégénérescence, ce que Foucault a appelé son
« laxisme causal » et son « fonctionnement
ultralibéral »64(*) : le fait que cette théorie implique une
sorte de transformisme nosologique, qui ne suppose pas que les causes
produisent toujours les mêmes effets - et l'on doit ajouter à cela
la croyance en l'hérédité des caractères acquis.
Ainsi, une même maladie peut agir comme cause
prédisposante65(*)
à des maladies variées. Il n'est pas même nécessaire
qu'il soit question de maladies : n'importe quel facteur moral ou physique
fait l'affaire. Que la perversion soit un signe fonctionnel de
dégénérescence, cela est acquis66(*). Mais Binet ne semble pas
reconnaître ce pouvoir fantastique à
l'hérédité, puisqu'il commence par affirmer que
« ce n'est pas l'hérédité qui est
chargée d'expliquer pourquoi leur obsession porte sur tel objet
plutôt que sur tel autre », soutenant par là que le
constat d'une hérédité chargée ne permet
d'expliquer que la présence de la maladie, c'est-à-dire le fait
qu'elle se développe, et non le type de maladie qui s'est
développé. Et si l'on suppose, poursuit-il, que l'obsession
fétichiste a été transmise telle quelle aux descendants,
il reste toujours la question des causes déterminantes qui ont
présidé en amont à la formation de l'obsession.
L'hérédité ne fait que « préparer le
terrain » de la perversion, et en aucun cas elle ne dispense de la
recherche des causes de la perversion elle-même. Si pour
l'aliéniste, affirme Binet, « le fait capital, c'est la
relation du symptôme à l'entité morbide », pour
le psychologue, « le fait important est ailleurs » :
« il se trouve dans l'étude directe du symptôme, dans
l'analyse de sa formation et de son mécanisme. »67(*). Dans la mesure où
l'hérédité n'a qu'une fécondité
étiologique limitée, Binet en vient donc à formuler sa
thèse principale : « Il y a de fortes raisons de
supposer, conclut-il, que la forme de ces perversions est jusqu'à un
certain point acquise et fortuite »68(*).
Dans la théorie associationniste, la perversion est le
fruit d'une association de hasard entre un évènement fortuit -
disons, la vue d'un tablier blanc - et une excitation génitale encore
sans objet ; sur un terrain psychopathique, cette association demeure
ancrée dans l'esprit de l'individu, et toutes les fois que surviendra
une excitation génitale, l'idée d'un tablier blanc surgira avec
elle, de même que toutes les fois qu'un tablier blanc sera soit vu, soit
évoqué par la mémoire ou par l'imagination (c'est ce que
Binet nomme la « rumination érotique des
fétichistes »69(*)), il se produira une excitation
génitale :
« [il y a] une coïncidence entre l'excitation
génitale et un fait extérieur ; la coïncidence se
change en association d'idées, et l'association, établie sur un
terrain de choix, chez un dégénéré, devient
tyrannique, obsédante : elle déterminera tout l'histoire
sexuelle subséquente du malade. »70(*)
Le sentiment sexuel, en se développant, va suivre cette
association d'idées « comme un canal qui [sert] à son
écoulement »71(*). L'évènement qui a coïncidé
avec l'excitation génitale étant la plupart du temps presque un
non-évènement (ainsi la vue d'un tablier blanc), les
circonstances de l'association perverse ne restent que très peu souvent
présentes à la conscience de l'individu ; il ne lui reste
donc que le résultat de cette association, c'est-à-dire ce que
l'on nomme la perversion sexuelle.
Ce qui est central dans ce texte de Binet, et qui
méritera de la part de nos contemporains le qualificatif de raisonnement
psychologique, est la manière dont il envisage la formation de la
perversion, et, au-delà, la perversion elle-même. Lorsque Binet
parle de fétichisme, il n'y fait pas seulement référence
comme à une perversion sexuelle, c'est-à-dire comme à une
maladie : non seulement le fétichisme est une perversion sexuelle
née d'une association mentale ; mais aussi, et c'est là ce
qui nous paraît central, le fétichisme est un
mécanisme psychologique. C'est notamment pour cette raison que l'on peut
retrouver du fétichisme dans l'amour normal, et, par exemple, dans la
religion. C'est ainsi que l'on peut fétichiser un objet
quelconque, lui rendre un culte fétichiste. Le fétichisme
caractérise une certaine relation avec un objet, un certain rapport
psychologique avec lui ; mais ce rapport psychologique est
éminemment mécaniste : l'association responsable de la
fixation perverse est conçue sur le modèle de l'associationnisme
français, celui de Condillac, et de Descartes. Dans une perspective
mécaniste, Condillac et Descartes ont notamment écrit sur le
phénomène des goûts et des dégoûts, des
affinités et des préférences diverses que l'âme peut
manifester à l'égard de certains objets. Nul besoin d'insister
ici sur l'intérêt de telles considérations, et sur leur
importance quant à la manière dont les perversions sexuelles vont
être conçues, quelques siècles plus tard. Ainsi Condillac
écrit-il, dans L'art de penser :
« Les liaisons d'idées influent intimement
sur toute notre conduite. Elles entretiennent notre amour ou notre haine,
fomentent notre estime ou notre mépris, excite notre reconnaissance ou
notre ressentiment, et produisent ces sympathies, ces antipathies et tous
ces penchants bizarres dont on a quelquefois tant de peine à rendre
raison. »72(*)
Inspirée de la philosophie de Locke, la notion de
« liaison d'idées » est développée
dans ses rapports avec l'imagination : l'imagination autorise en effet la
libre liaison des perceptions, et produit volontairement ou accidentellement de
nouvelles idées qui ne viennent pas de la nature. C'est par la faute de
ces dernières que, selon Condillac, des préjudices durables sont
constitués, par exemple ceux qui associent certains traits de
caractère avec une certaine physionomie73(*). A titre d'exemple, Condillac mentionne la
prédilection bien connue de Descartes pour les femmes bigleuses, et
explique cette prédilection par le fait que le premier amour de
Descartes louchait. C'est aussi cet exemple que prend Binet au tout
début de son article. Non seulement, donc, Descartes lui fournit un
précieux outil théorique pour l'explication du fétichisme,
mais son « cas » représente lui-même une
preuve de la pertinence de cet outil. Au paragraphe 107 des Passions de
l'âme, Descartes cherche la cause des « mouvements en
amour ». Cette cause doit être cherchée dans la liaison
intime qui existe entre l'âme et le corps, qui implique que
« lorsque nous avons une fois joint quelque action corporelle avec
quelque pensée, l'une des deux ne se présente point à nous
par après que l'autre ne s'y présente aussi »74(*). De même, au paragraphe
136, il s'enquiert des raisons des « effets des passions qui sont
particuliers à certains hommes »75(*). Descartes observe en effet
qu'il existe en chaque individu des aversions étranges, et propose de
les expliquer par une authentique association perverse :
« Les étranges aversions de quelques uns, qui
les empêchent de souffrir l'odeur des roses ou la présence d'un
chat, ou choses semblables, ne viennent que de ce qu'au commencement de leur
vie ils ont été offensés par quelques pareils objets
[...]. L'odeur des roses peut avoir causé un grand mal de tête
à un enfant lorsqu'il était encore au berceau, ou bien un chat le
peut avoir fort épouvanté, sans que personne y ait pris garde, ni
qu'il en ait eu après aucune mémoire, bien que l'idée de
l'aversion qu'il avait alors pour ces roses et pour ce chat demeure
imprimée en son cerveau jusqu'à la fin de sa
vie. »76(*).
On retrouve bien le mécanisme que Binet suppose
être à l'origine de la perversion : l'association d'un sentiment
et d'une impression fournie par les sens, qui s'est produite très
tôt dans la vie de l'individu, et dont les circonstances ont
été oubliées77(*). Le fait important pour Descartes, c'est que les
impressions extérieures produisent de vifs sentiments de plaisir ou de
déplaisir, et que ces sentiments vont rester attachés à ce
qui les a causés pour la première fois. Pour Binet, l'association
semble se faire sans que le fait extérieur influe en quoi que ce soit
sur le corps : il suffit qu'il y ait une coïncidence de temps entre
une excitation génitale déjà présente (comme c'est
souvent le cas dans l'enfance), et un fait extérieur.
Aux yeux de Krafft-Ebing, le fétichisme va de
même relever de cas d'associations. Toutefois, s'il accepte la
thèse du caractère acquis du fétichisme, ainsi que
l'explication associationniste, il va néanmoins insister sur un autre
mécanisme d'association, central pour lui, qui est l'association
signifiante des idées entre elles.
2 -Le fétichisme de Krafft-Ebing-
Ce n'est qu'à la quatrième édition de
la Ps (1889) que le fétichisme fait son apparition dans la
nosographie des perversions, accompagné d'une référence
à Lombroso que Krafft-Ebing cite comme l'une de ses sources
directes78(*). Les
observations alors reconnues comme relevant du fétichisme étaient
auparavant classées dans une sorte de catégorie
générale où se côtoyaient futurs cas de
fétichisme et autres comportements insolites, certainement pervers mais
désespérément inclassables, nommée
« autres actes paradoxaux »79(*). Les cas de fétichisme recensés dans la
quatrième édition étant pour la plupart empruntés
à Lombroso (une seule observation provient d'un patient de
Krafft-Ebing), nous pouvons facilement conclure que Krafft-Ebing n'a
rencontré le fétichisme que grâce à son
confrère italien. Plus généralement, il ressort des
recherches de Harry Oosterhuis que la plupart des cas de fétichisme
auxquels Krafft-Ebing fera référence, tout au long de ses
publications, seront de même empruntés : sur une
totalité de 35 malades diagnostiqués comme fétichistes, 31
ne sont pas ses patients80(*).
A cette première référence en
matière de fétichisme va s'ajouter tout naturellement une
référence à Binet, qui, en 1887, parle pour la
première fois de fétichisme érotique. Dans la Ps
8 (l'édition que nous utilisons), si Krafft-Ebing reconnaît
à Binet « le grand mérite d'avoir approfondi
l'étude et l'analyse de ce fétichisme en
amour »81(*), il
ne délègue cependant pas le processus de labellisation à
ses prédécesseurs, et souligne par une formule subtile son
autonomie vis-à-vis de l'opinion de Binet et Lombroso :
« Cette prédilection pour certains traits
distincts du caractère physique de certaines personnes de l'autre sexe,
prédilection à côté de laquelle il y a aussi
quelquefois une préférence manifeste pour certains
caractères psychiques, je l'ai désignée par le
mot « fétichisme », en m'appuyant sur Binet
(...) et sur Lombroso (...). »82(*)
N'est-ce pas là le signe d'une certaine mauvaise foi,
lorsqu'on sait que les cas manifestes de fétichisme étaient
relégués par Krafft-Ebing dans la catégorie des
« inclassables » ? Peut-être que les faits
fétichistes reconnus par Krafft-Ebing ne relèvent pas exactement
du même domaine que ceux que présente Binet, et que ceci explique
cela : le « fétichisme » de Krafft-Ebing ne
serait pas celui de Binet. Mettons cette hypothèse à
l'épreuve.
Le fétichisme apparaît tout d'abord, et de
manière fort longue, dans le premier chapitre, intitulé
« Fragments d'une psychologie de la vie sexuelle ». Si le
fétichisme y trouve sa place, c'est en tant qu'il existe un
« fétichisme physiologique », qui est notamment
responsable de l'élection sexuelle. « Quand on analyse
scientifiquement la flamme amoureuse, elle ne se présente pas comme un
«mystère des âmes» » écrit notre
poète : il s'agit tout bonnement de fétichisme. Dans l'amour
normal, tout se passe en fait comme dans l'amour des tabliers blancs et autres
clous de bottine. Krafft-Ebing reconnaît donc bien une valeur certaine
à l'associationnisme, et va même au-delà de ce qu'affirme
Binet : si pour ce dernier, la loi de l'association ne produit du
fétichisme que sur un terrain psychopathique, il semble que, aux yeux de
Krafft-Ebing, elle soit ce qui rapproche les deux sexes83(*).
Pour Krafft-Ebing, semble-t-il, les premiers émois de
la vie sexuelle sont susceptibles de créer des associations multiples,
qui vont de « l'amour physiologique » au fétichisme
pathologique. Le fétichisme est tout d'abord le « vrai
principe d'individuation en amour », ce qui rapproche deux individus.
Ensuite, vient le fétichisme érotique qui, bien qu'il reste
normal, entretient des rapports plus directs avec le fétichisme
pathologique :
« Celui-ci est psychologiquement motivé par
le fait que des qualités physiques ou psychiques d'une personne, ou
même des qualités d'objet [sic] dont cette personne se
sert, deviennent un fétiche, en éveillant par association
d'idée une image d'ensemble et en produisant une vive sensation de
volupté »84(*)
Pour conserver un caractère physiologique, le
fétichisme érotique doit donc tendre à la
généralisation, et le fétiche doit nécessairement
continuer d'évoquer le charme de la personne entière, seul objet
de l'amour normal85(*). Ce
phénomène s'explique par une loi d'association empirique :
« le rapport qui existe entre une représentation fractionnelle
et une représentation d'ensemble »86(*). Or, dans la troisième
forme de fétichisme, qui est le fétichisme proprement
pathologique, l'individu « ne saisit pas les rapports de ce
genre » : pour lui, « le fétiche est la
totalité de la représentation »87(*). Mais le fait capital n'est
pas tant que le fétichiste attache une importance sexuelle
exagérée à un détail secondaire et insignifiant
(c'est ce que soutient Binet88(*)), mais ce qui en découle, c'est-à-dire
son désintérêt pour le corps féminin ; et ceci,
précise Krafft-Ebing, « que l'individu atteint soit capable ou
non de faire le coït »89(*). Le fétichiste est donc défini comme un
« monstrum per defectum » :
« Ce n'est pas la chose qui agit sur lui comme
charme qui est anormale, c'est plutôt le fait que les autres parties
n'ont plus de charme pour lui ; c'est, en un mot, la restriction du
domaine de son intérêt sexuel qui constitue
l'anomalie »90(*)
Que certains individus manifestent une
préférence, même morbide, pour certaines des parties du
corps de leur compagne, cela passe encore ; mais il ne faut pas que cet
attachement les conduise à mépriser les charmes normaux de la
femme. La relation au fétiche, ainsi que la relation au corps de la
femme, sont les deux aspects de l'axe principal qui doit guider la clinique.
Notons dès à présent que lorsque Krafft-Ebing
reconnaît qu'un ou plusieurs éléments d'une perversion
(inversion exceptée) se retrouvent « dans le domaine des faits
physiologiques », c'est-à-dire dans le domaine de la
santé sexuelle, c'est parce que ces éléments ne sont pas
en eux-mêmes pervers ; ce qui est pervers, c'est la manière
de les agencer, de les accommoder à la sexualité, voir de les
envisager91(*).
Si l'on prend au mot la définition du
fétichisme, on peut faire la remarque que le premier et le plus
universel des fétichismes semble justement être celui qui
préside au coït. En effet, lorsque la concentration de
l'intérêt sexuel d'un individu s'applique aux deux seuls attributs
sexuels féminins reconnus comme étant normaux (les seins et le
sexe), le fétichisme semble même fonctionner comme une norme, une
norme à partir de laquelle les autres types de
fétichisme vont s'organiser. En effet, c'est seulement lorsque le
fétichisme prend pour objet d'autres parties du corps de la femme que
celui-ci va être qualifié de pathologique :
« La concentration de l'intérêt sexuel
sur une partie déterminée du corps, sur une partie - ce sur quoi
il faut insister - qui n'a aucun rapport avec le sexus (comme les
mamelles ou les parties génitales externes), amène souvent les
fétichistes corporels à ne plus considérer le coït
comme le vrai but de leur satisfaction, mais à le remplacer par une
manipulation quelconque faite sur la partie du corps qu'ils considèrent
comme fétiche. »92(*)
Cette définition va bien au-delà de la
considération selon laquelle « il y a une dose constante de
fétichisme dans l'amour »93(*), et aura bien d'autres conséquences sur la
définition de la norme sexuelle. En effet, d'après cette
définition, le coït est implicitement considéré comme
un certain type de manipulation sexuelle sur une partie
déterminée de la femme : c'est ce que semble sous-entendre
Krafft-Ebing, lorsqu'il croit nécessaire d'insister sur le fait que les
parties du corps ne doivent avoir aucun rapport avec les seins ou le sexe. Si
l'on supprime cette précision, ainsi que la référence au
coït, on se trouve face à une définition plus
générale, qui englobe du même coup le coït94(*). C'est ainsi que le coït
fonctionne comme la bonne manière de fétichiser le corps de la
femme, comme une sorte de fétichisme normatif.
Compte tenu de cette norme-coït, la classification de
Krafft-Ebing va donc consister à égrener les diverses formes de
fétichisme sur un axe allant du normal au pathologique, suivant que le
fétiche est plus ou moins éloigné du corps de la femme. Il
existe donc trois formes de fétichisme : le fétichisme d'une
partie du corps (main, pied, bouche, oreille, cheveux), d'un vêtement
(multiples) et enfin d'une étoffe (soie, fourrure et velours). A
l'intérieur de ces diverses formes de fétichisme, il distingue de
même plusieurs types d'objets fétiches, suivant le même axe.
Dans le fétichisme du vêtement, par exemple, on a trois types de
relations au corps de la femme : le premier degré concerne les
individus qui préfèrent la femme habillée à la
femme nue ; le second, plus grave, concerne ceux qui ne sont sensibles
qu'à un costume déterminé ; et le dernier,
tératologique, regroupe les individus qui entretiennent des relations
sexuelles avec un vêtement, sans qu'il soit nécessaire qu'il soit
porté95(*). Ce
dernier degré, affirme Krafft-Ebing, est « le vrai terrain du
fétichisme du vêtement » :
« ... ce n'est plus la femme, habillée ou
même habillée d'une certaine façon, qui agit en
première ligne comme excitant sexuel ; mais l'intérêt
sexuel se concentre tellement sur une certaine partie de la toilette de la
femme, que la représentation de cette toilette, accentuée par un
sentiment de volupté, se détache complètement de
l'idée d'ensemble de la femme, et acquiert par là une valeur
indépendante. »96(*)
Connaître les détails de l'articulation de la
sexualité de l'individu et du fétiche est le seul moyen
permettant d'apprécier la gravité de la perversion, et même
de distinguer clairement le fétichisme érotique de l'authentique
perversion ; car autrement, insiste Krafft-Ebing :
« La sphère totale du fétichisme ne
se trouve pas en dehors de la sphère des choses qui, dans les conditions
normales, agissent comme stimulant de l'instinct génital ; au
contraire, elle y trouve sa place. »97(*)
C'est semble-t-il pour cette raison que Krafft-Ebing ne se
satisfait pas de l'explication que Binet propose : parce qu'elle lui
semble accorder une trop grande importance au hasard, négligeant la
signification de l'objet fétiche.
Certes, pour l'essentiel, Krafft-Ebing donne raison à
Binet concernant le mécanisme psychologique qui conduit au
fétichisme, et accepte le caractère acquis de la
perversion98(*). Mais dans
une note, Krafft-Ebing précise sa pensée :
« Cependant, les associations d'idée sur
lesquelles repose le fétichisme érotique ne sont pas tout
à fait dues au hasard. [...] La possibilité des associations
fétichistes est préparée par les attributs de l'objet et
s'explique aussi par cette préparation. Ce sont toujours les impressions
d'une partie de la femme (y compris le vêtement) dont il s'agit dans ces
cas. Les associations fétichistes dues au pur hasard n'ont pu être
constatées que dans très peu de cas. »99(*)
Ces fétichistes représentent, pour
Krafft-Ebing, des cas « tout à fait
particuliers »100(*) : il affirme qu'il n'existe que ces trois cas
dans lesquels « l'association décisive n'a nullement
été amenée par un rapport entre la nature de l'objet et
les choses qui normalement peuvent provoquer une
excitation »101(*). Les cas en question sont justement ceux que
décrit Binet dans son article de 1887 : fétichiste du
tablier blanc, du bonnet de nuit, et un énigmatique fétichiste
« des meubles de la chambre à coucher »102(*). Et c'est semble-t-il parce
qu'il existe des cas où le fétiche est extrêmement
étrange (ou à propos desquels il est vraiment impossible
d'établir un lien signifiant avec la sexualité dite normale) que
Krafft-Ebing va être conduit, bien malgré lui, à accepter
l'explication de Binet. Mais on peut trouver certaines traces de
résistance.
Krafft-Ebing va plutôt tenter, presque
obstinément, de trouver un lien entre les fétiches dont il est
question dans les observations et la féminité, que ce rapport
soit direct (si le fétiche est une partie du corps) ou indirect (par
exemple une pièce de linge), quitte même à purement et
simplement omettre certains cas dans lesquels ce lien n'est pas possible
à établir. Il ne sera bien entendu question que du corps de la
femme, des parties du corps de la femme, et des divers éléments
de sa toilette : les mains, les cheveux, le pied, l'expression du regard,
l'odeur et la voix, mais aussi, de manière plus directe, les
« traits de caractère sexuels secondaires », tels
que les seins, la taille, et les hanches, et enfin le sexe ; et puis il y
a le mouchoir, le foulard, la chaussure, le gant, et plus
généralement l'habit féminin103(*). Mais il faut souligner, dit
Krafft-Ebing, que la femme a de tous temps « manifesté la
tendance à se parer et à mettre en évidence ses
charmes », tendance qui coïncide d'ailleurs plus ou moins avec
la sensualité des hommes104(*). C'est donc tout l'univers de la
féminité qui conditionne l'existence et le développement
du fétichisme chez les hommes : le corps, l'odeur, les
vêtements, le linge de corps, mais aussi la pudeur féminine, tous
ces éléments concourent à émouvoir les hommes, et
en conduisent certains, plus excitables, à développer diverses
sortes de fétichisme. Alors que, selon Binet, les associations
responsables de la fixation fétichiste relèvent du plus pur
hasard, selon Krafft-Ebing, soit c'est une certaine partie du corps de la femme
qui impressionne le fétichiste, soit c'est un objet qui se trouve
« en étroite connexité avec son
corps »105(*).
C'est parce que le corps et les vêtements féminins exercent
déjà dans la vie normale un charme fétichiste que l'on
voit se développer des cas de fétichisme érotique. Ou,
pour le dire autrement : c'est la signification érotique de
certaines parties du corps de la femme et de sa toilette qui forme le terrain
sur lequel se développe le fétichisme.
Le lien entre certains fétiches et leur signification
érotique objective est plus ou moins aisé à
établir. Quelquefois, il s'agit d'une question de bon sens ;
d'autres cas demandent plus de finesse clinique. C'est ainsi que pour
Krafft-Ebing, le fétichisme du pied et le fétichisme de la
chaussure sont des cas de « masochisme larvé », dans
la mesure où le pied et la chaussure évoquent l'idée de la
soumission. Le fétichisme du pied et de la chaussure, écrit
Krafft-Ebing, a « pris naissance dans une sphère
d'idées masochistes »106(*), et ont « peut-être tous pour base
un instinct d'humiliation masochiste plus ou moins
conscient »107(*). C'est donc dans la mesure où ces deux types
de fétichisme possèdent une signification masochiste
qu'ils vont être classés dans le masochisme108(*). Dans d'autres cas encore,
il faut en appeler à un raisonnement plus tortueux. Ainsi, dans le cas
du fétichisme du tablier, si le lien avec la sexualité n'est pas
manifeste, il est selon Krafft-Ebing possible à établir :
« Le tablier est une pièce du vêtement
qui n'a aucun caractère intime proprement dit, mais qui, par
l'étoffe et la couleur, rappelle le linge du corps, et par l'endroit
où il est porté, évoque l'idée de rapports sexuels.
(Comparez l'emploi métonymique en allemand des mots tablier et jupon
dans la locution Ieder Schürze nachlaufen,
etc.). »109(*)
Cette explication, dont on peut presque percevoir les accents
freudiens (il est question de « signification
symbolique »), diverge en tous points de celle que privilégie
Binet, lorsqu'il analyse le même phénomène. En effet, dans
la mesure où pour expliquer l'association perverse, Binet suppose
toujours des circonstances fortuites, le récit des conditions dans
lesquelles le malade a semble-t-il expérimenté une émotion
sexuelle à la vue de son futur fétiche suffit à
établir l'origine de l'association. Dans le cas du fétichiste du
tablier blanc, et d'après les dires de celui-ci, voici ce qui selon
Binet a causé l'association perverse :
« À quinze ans, il aperçoit, flottant
au soleil, un tablier qui séchait, éblouissant de
blancheur ; il approche, s'en empare, serre les cordons autour de sa
taille, et s'éloigne pour aller se masturber derrière une
haie »110(*)
Comment être sûr, avec un tel récit, que
cet épisode est bien celui qui a causé l'association perverse, et
non une expérience fétichiste parmi d'autres ? Les causes
que Binet suppose à l'origine des perversions semblent en fait reposer
sur une pétition de principe : puisqu'il est établi que le
fétichiste est ému par son fétiche, et qu'il faut, pour
trouver la cause de cette excitation sexuelle, retrouver une situation
très ancienne dans laquelle cette excitation a rencontré le futur
fétiche, n'importe laquelle des expériences sexuelles
précoces de l'individu en question servira de cause première. Les
circonstances retenues par Binet sont éminemment contingentes, et sont
propres au vécu individuel ; tandis que Krafft-Ebing, lorsqu'il ne
tente pas de retrouver l'érotisme caché des fétiches,
tente de généraliser les circonstances qui ont pu influer sur
l'association perverse. Dans les cas de fétichisme du vêtement, il
propose par exemple cette explication :
« Chez la plupart des individus, l'instinct
génital s'éveille souvent avant de pouvoir trouver l'occasion
d'avoir des rapports intimes avec l'autre sexe, et les appétits de la
première jeunesse se préoccupent habituellement d'images du corps
de la femme vêtue. De là vient que souvent, au début de la
vita sexualis, la représentation de l'excitant sexuel et celle
du corps féminin vêtu s'associent. »111(*)
De plus, remarque Krafft-Ebing, le corps à demi
revêtu ne possède-t-il quelquefois pas plus de charme qu'un corps
nu112(*) ? Cette
manière de donner du sens aux éléments pervers va
même conduire Krafft-Ebing à expliquer pourquoi il n'existe que
très peu de cas de fétichisme du gant, alors qu'il existe
beaucoup de cas de fétichisme de la chaussure :
« Dans la plupart des cas le garçon voit la
main de la femme dégantée, et le pied revêtu d'une
chaussure. Ainsi les associations d'idée de la première heure qui
déterminent chez les fétichistes la direction de la vita
sexualis se rattachent naturellement à la main nue ; mais
quand il s'agit du pied, elles se rattachent au pied couvert d'une
chaussure »113(*)
Pour tenir un propos plus général, on peut faire
la remarque que la démarche de Krafft-Ebing va consister à
systématiquement tenter de fournir un supplément d'explication
aux causes occasionnelles. Car ce qui semble le préoccuper, c'est la
question du pourquoi de la fixation, plutôt que celle du
comment. Ainsi que nous le remarquions à propos de la filiation
mécaniste revendiquée par Binet, la théorie
associationniste permet de comprendre le mécanisme psychologique qui est
à l'origine de la fixation perverse (l'association entre un fait
extérieur et une excitation), mais délègue au hasard la
raison de l'association. Il suffit qu'une excitation sexuelle ait
coïncidé avec n'importe quelle impression sensorielle. Comme nous
l'avons vu au début de notre étude, Binet soutient que, en
psychologue, il faut se concentrer sur ce mécanisme, et non sur l'objet
de la perversion. Binet se soucie si peu de la forme de la perversion qu'il
fait de l'inversion une perversion établie sur la base d'une association
perverse :
« Si l'inversion sexuelle résulte, comme nous
le pensons, d'un accident agissant sur un sujet prédisposé, il
n'y a pas plus de raison d'attacher une grande importance au fait même de
l'inversion qu'à l'objet quelconque d'une autre perversion
sexuelle. [...] C'est une circonstance extérieure, un
événement fortuit, oublié sans doute, qui a
déterminé le malade à poursuivre des personnes de son
sexe ; une autre circonstance, un autre événement auraient
changé le sens du délire, et tel homme qui aujourd'hui n'aime que
les hommes, aurait pu, dans un milieu différent, n'aimer que les bonnets
de nuit ou les clous de bottine. »114(*)
Comme nous l'avons déjà souligné, c'est
cette contingence extrême, ainsi que la trop grande importance que Binet
donne au hasard des circonstances qui va conduire Krafft-Ebing à
s'opposer plus frontalement à l'associationnisme.
Après avoir exposé sa propre théorie du
sadisme et du masochisme (à laquelle nous consacrons le
développement suivant), et affirmé le caractère
congénital des deux perversions, Krafft-Ebing discute l'opinion de
Schrenck-Notzing. Schrenck-Notzing, comme Binet, soutient que les
« faits » sadistes et masochistes sont dus à une
association fortuite, et sont par conséquent des perversions
acquises115(*). A
l'appui de certaines observations de Krafft-Ebing, Schrenck-Notzing soutient
qu'une coïncidence occasionnelle entre « l'aspect d'une fille
saignante ou d'un enfant fouetté » et une excitation sexuelle
peut fournir la raison suffisante d'une association pathologique. Or,
écrit Krafft-Ebing,
« ...chez tout individu hyperesthésique, les
excitations et les mouvements précoces de la vie sexuelle ont
coïncidé au point de vue du temps, avec bien des
éléments hétérogènes, tandis que les
associations pathologiques, ne se relient qu'à certains faits peu
nombreux et bien déterminés (faits sadistes et masochistes).
Nombre d'élèves se sont livrés aux excitations et aux
satisfactions sexuelles pendant les leçons de grammaire, de
mathématiques, dans la salle de classe et dans des lieux secrets, sans
que des associations perverses en soient
résultées »116(*)
En effet, si l'on accepte la thèse associationniste,
il paraît bien inexplicable que parmi la multitude des excitations
sensorielles que reçoit un individu, ce soit un certain type de faits
qui font l'objet d'une association perverse. Si les associations étaient
aussi contingentes que le suppose la théorie associationniste, il
existerait bel et bien une infinité de fétichismes. Or,
soutient Krafft-Ebing, hormis quelques rares exceptions, les
représentations et les situations qui produisent une excitation sexuelle
chez les pervers sont relativement homogènes, puisqu'il est même
possible d'en fournir une typologie. C'est parce que la flagellation et le sang
sont porteurs de significations subjectives que certains individus s'en
émeuvent.
Dans l'explication que fournit Krafft-Ebing du
fétichisme, on a vu que pour lui les associations perverses
s'effectuaient vis-à-vis d'un nombre déterminé
d'objets : soit ces objets portent déjà en eux une
signification érotique, soit il est possible d'en établir une par
associations d'idées. De même, dans le fétichisme du pied
et de la chaussure, il paraît évident à Krafft-Ebing que
les éléments érotisés possède une puissance
symbolique : ils sont un instrument d'humiliation. Il s'y rattache
naturellement l'idée d'être piétiné, foulé
aux pieds, etc. mais aussi l'idée de servir aux pieds d'une personne
socialement supérieure, de cirer ses chaussures, soit autant de marques
d'humiliation et de soumission. Or, pour en arriver à ce degré
d'interprétation, il faut supposer le caractère signifiant de
l'objet érotique. Aussi est-ce la sphère des idées qui lui
sont associées qui conduisent à augmenter le plaisir qu'on peut
prendre à se le représenter en imagination. Parce que la
perversion n'est pas un mode particulier de fonctionnement mental, mais une
anomalie dans laquelle c'est la qualité des faits psychiques qui est
importante, c'est donc à la qualité des faits psychiques qu'il
faut s'intéresser, et à partir d'eux qu'il faut raisonner. Et
c'est bien sur ce point que Binet et Krafft-Ebing divergent, bien plus que sur
leur adhésion à la théorie de la
dégénérescence.
Que pouvons-nous conclure de cette étude ? Nous
nous proposions en début de parcours d`interroger la pertinence de
l`opposition, proposée par certains chercheurs contemporains, entre la
théorie de la dégénérescence et celle de
l`associationnisme, et, de fait, entre les opinions de Krafft-Ebing et de
Binet. Si l'on présente les choses de manière schématique
(comme c'est souvent le cas dans les études générales), on
peut effectivement distinguer deux grandes tendances, qui en l'occurrence se
présentent comme les deux seules alternatives étiologiques
possibles : en effet, la thèse de l'hérédité
affronte l'associationnisme de la même manière que l'inné
affronte l'acquis, et privilégier l'une conduit logiquement à
s'opposer à l'autre. Mais nous avons tenté de montrer que la
résistance de Krafft-Ebing à la théorie associationniste
ne repose pas uniquement sur sa détermination à soutenir son
contraire, la thèse de l'hérédité de la folie. En
examinant les opinions de Binet et de Krafft-Ebing à propos du
fétichisme, que les deux auteurs acceptent comme une perversion acquise,
nous voulions montrer que les critiques de Krafft-Ebing à la
théorie associationniste ne reposaient pas sur son opposition à
l'idée qu'une perversion puisse être acquise, mais sur la
manière dont l'associationnisme envisageait la signification des
associations et des représentations perverses. Le raisonnement qui
cherche à faire de l'opposition entre l'associationnisme et la
thèse de l'hérédité de la folie une opposition
entre un raisonnement psychologique et un raisonnement anti-psychologique
repose en effet sur un présupposé : que seule la
théorie associationniste est un raisonnement psychologique.
Après une lecture attentive des textes, nous avons
tenté de dégager deux acceptions de l'expression
« raisonnement psychologique » : le premier type
relève de l'associationnisme de Binet, qui, parce qu'il remonte
jusqu'à l'associationnisme cartésien, a partie liée avec
la psychologie mécaniste ; le second est le raisonnement de
Krafft-Ebing, que l'on pourrait appeler un raisonnement psychologique
compréhensif. La différence entre les deux réside dans
l'importance accordée aux contenus des représentations mentales,
et à la signification subjective qui leur est attachée.
Ce n'est pas donc à un raisonnement psychologique que
résiste Krafft-Ebing lorsqu'il s'oppose à l'associationnisme de
Binet : c'est plutôt, au contraire, à ce qui lui semble
être un certain manque de psychologie. Bien entendu, le but de notre
propos n'est pas de décider de la pertinence des thèses de l'un
ou de l'autre auteur, mais plutôt de dégager, par une étude
comparative, les principaux modes de raisonnement qu'ils utilisent. Pour la
défense de Binet, il faut souligner que l'article dans lequel il
soutient l'associationnisme date de 1887. Si l'on retient aujourd'hui les
travaux de Binet sur la perversion sexuelle, c'est aussi parce qu'il se pose en
précurseur. Comme nous le verrons lorsque nous retracerons la
construction progressive de la Ps, les premières tentatives de
théorisation des perversions de Krafft-Ebing ne se bornent guère
qu'à l'affirmation qu'elles sont un signe fonctionnel de
dégénérescence. Mais la constitution de sa clinique et de
sa théorie ne s'est pas faite sur la base d'une maximalisation de la
théorie de la dégénérescence. Certes, la
classification des anomalies sexuelles que propose Krafft-Ebing est
fondée sur un principe neurologique, et celle des psychopathies
sexuelles sur un modèle fonctionnel ; mais la classification
interne des perversions, elle, suit de toutes autres règles.
Chapitre III - Emergence du sadisme et du masochisme
Le sadisme et le masochisme apparaissent comme le couple
pervers de la Ps, et, semble-t-il, comme une sorte
d'excentricité de Krafft-Ebing, puisque l'interprétation qu'il
fournit des « faits » sadistes et masochistes a
suscité de nombreuses critiques. Pourtant, l'élaboration de la
théorie du sadisme et du masochisme ne s'est pas faite d'un seul
tenant : les éditions de la Ps précédant
l'apparition du couple sadisme/masochisme (la 6ème
édition, 1891) portent la marque de cette construction progressive,
construction qui suit principalement, comme nous le verrons, le fil de la
clinique.
La principale modification profonde qu'a subit la Ps
est contemporaine de la découverte du sadisme et du masochisme.
D'après l'étude statistique d'Amine Azar, entre les
cinquième et septième éditions, le chapitre sur les
paresthésies augmente de 150 %117(*). Ce qui explique cette soudaine explosion est le
fait qu'un livre entier y a été versé, en 1891 : il
s'agit du Neue Forschungen auf dem Gebiet der Psychopathia Sexualis,
soit les « Nouvelles recherches sur les psychopathies
sexuelles » 118(*). Le sous-titre est, du point de vue de la valeur que
l'on doit accorder à ces nouvelles recherches, très
intéressant : Eine medicinisch-psychologische Studie,
c'est-à-dire « Etude médico-psychologique »,
et non, comme pour la Ps, Eine klinisch-forensische Studie,
« Etude médico-légale »119(*). Et effectivement, la
théorie du sadisme et du masochisme qui y apparaît n'a rien d'une
étude médico-légale, et se présente comme une
authentique étude proto-sexologique. C'est à ce moment
précis que, semble-t-il, la Psychopathia sexualis de
Krafft-Ebing est née.
Faire une étude de l'émergence d'un concept
suppose de répondre à une première question
fondamentale : quelles sont les conditions de possibilité
discursives ayant présidé à l'émergence de ce
concept ? Cette question concerne l'indispensable approche
épistémologique qui, étant données toutes les
caractéristiques d'un certain objet discursif, va tenter de restituer
les conditions de possibilités de sa production comme objet du discours
scientifique. Mais si la prise en compte d'un phénomène
dépend en grande partie des conditions de possibilité de sa
perception en tant que phénomène, elle dépend aussi pour
une part des conditions matérielles qui ont amené l'observateur
à rencontrer ce type de phénomènes. Ainsi, dans le cas de
l'émergence du sadisme et du masochisme, il semble que les deux
approches, épistémologique et matérielle, soient des plus
fécondes. En effet, la découverte théorique du masochisme,
c'est-à-dire sa prise en compte dans la taxinomie des perversions
sexuelles, est contemporaine de la privatisation de la clinique de
Krafft-Ebing120(*). Nous
pensons, en nous basant sur les recherches de Amine Azar121(*), que c'est l'écoute
clinique qui a permis à Krafft-Ebing de découvrir le
masochisme ; et que c'est l'émergence d'une théorie du
masochisme qui l'a conduit à prendre en compte les
« faits » sadistes en tant que tels.
Avant les Nouvelles recherches, ce sont d'abord
certains types de comportements qui retiennent l'attention de Krafft-Ebing, et
tous sont plus ou moins des actes violents, meurtriers, agressifs : on
trouve l'assassinat par volupté (le Mordlust ou
Lustmord, quelquefois traduit par « meurtre avec
viol »), l'anthropophagie, la nécrophilie, la flagellation
active, et toute la série des piqueurs, coupeurs, étrangleurs,
écorcheurs (respectivement de fesses, de cheveux, de femmes et
d'animaux). Mais ils ne semblent pas retenir son attention parce qu'ils
relèvent tous de la même manière de concevoir l'acte
sexuel, comme ce sera le cas dans la théorie du sadisme. Dans la
Ps 4, par exemple, ces comportements font chacun l'objet d'une classe
spéciale, et semblent simplement constituer un certain comportement
pervers. Ils n'entretiennent aucun rapport entre eux, si ce n'est le fait
qu'elles constituent toutes une forme de perversion122(*). Les comportements énumérés
plus haut résument d'ailleurs quasiment l'ensemble des perversions
hétérosexuelles reconnues à ce moment par
Krafft-Ebing ; ne s'y ajoutent que le fétichisme, l'exhibitionnisme
(décrit par Lasègue en 1877), et l' « amour des
statues » (qui disparaîtra bien vite). Dans la Ps 4,
il n'y a pas eu, semble-t-il, de réelle volonté d'unifier et de
théoriser les perversions sexuelles : on est face à une
taxinomie somme toute classique, qui se présente plutôt comme une
énumération de comportements manifestement sexuels reconnus comme
étranges et déroutants.
Le fait le plus capital, c'est que s'il a été
possible d'avoir connaissance de ces comportements, ce n'est qu'à
travers l'expertise psychiatrique, dans la pratique pénale ou
asilaire : en témoigne l'abondance des observations d'individus
ayant fréquenté l'hôpital ou la prison. Or, mise à
part la flagellation passive (dont la présence dans la Ps est
plutôt due à une certaine érudition historique de
Krafft-Ebing qu'à des observations cliniques), on ne trouve avant les
Nouvelles recherches aucun élément, aucune observation,
aucun récit susceptible de présumer de l'existence de quelque
chose comme le masochisme. Dans la mesure où les pratiques
rapportées par les masochistes n'ont que très rarement
croisé les pratiques asilaires et légales de la psychiatrie, il
faut remonter aux conditions de possibilité matérielles
du discours sur le masochisme pour comprendre comment, à un moment
donné, un certain type de pratique sexuelle apparemment privée a
pu apparaître dans la taxinomie d'un traité de psychiatrie.
La rencontre de Krafft-Ebing avec le masochisme remonte
précisément à sa rencontre avec des masochistes. Par cette
affirmation, nous n'entendons pas le fait que les masochistes
préexistent au masochisme (ce qui sous-entendrait notamment que
Krafft-Ebing n'a fait que découvrir et nommer un objet
extra-médical). Ce que nous voulons dire, c'est que le masochisme n'est
pas qu'une perversion, uniquement compréhensible dans une
discursivité médicale ; mais que le masochisme est aussi une
manière dont certains individus ont conçu l'érotisme, ce
phénomène étant largement relayé par la
littérature123(*). Ainsi, le masochisme en tant que perversion et le
masochisme en tant qu'érotisme se recoupent, mais ne se recouvrent pas.
Notre thèse est précisément que la description du second a
fortement influencé la conception du premier ; un premier indice de
cette influence est que le terme même de masochisme a été
suggéré à Krafft-Ebing par un correspondant
anonyme124(*).
Probablement durant l'année 1889, Krafft-Ebing
reçoit un certain nombre de lettres, écrites dans la plus pure
tradition de l'anonyme de la Vie secrète dont parlait
Foucault125(*), dans
lesquelles sont racontés tous les détails de l'odyssée du
plaisir : la découverte des émotions sexuelles, les lectures
voluptueuses, l'exploration des limites de l'imaginaire érotique, la
rencontre avec la sexualité, la recherche du plaisir, les tentatives,
les réussites, les déceptions etc.
L'originalité du recueil du propos des masochistes
consiste en ce que, vraisemblablement pour la première fois de sa
carrière, Krafft-Ebing va se brancher directement sur le discours du
malade : ce que Krafft-Ebing va retenir de ses lectures est le fait que
les masochistes ont un certain univers érotique,
caractérisé par la signification que revêtent pour eux
certaines idées, certaines représentations, et certains actes.
Les questions de l'état névropathique des ascendants, des
anomalies du caractère, et des stigmates physiques font toujours, bien
entendu, partie des propos échangés entre médecin et
malade (puisque c'est ainsi que se conçoit, en ce temps, la pratique
clinique) ; mais le statut de ce qu'il y a à savoir va totalement
changer.
En effet, de quoi est-il question dans les confessions
masochistes ? Prenons l'exemple de l'observation 44 de la huitième
édition, qui se présente justement sous la forme d'une
autobiographie. Il s'agit de la première observation de masochisme,
tirée d'une lettre anonyme envoyée à Krafft-Ebing durant
l'année 1889, et publiée dans les Nouvelles recherches.
« L'autobiographie qui va suivre, écrit Krafft-Ebing, nous
fournit une description détaillée d'un cas typique de cette
étrange perversion »126(*). Le fait que la lettre du masochiste soit
présentée par Krafft-Ebing comme une description, et non
un exemple, une illustration, est extrêmement étrange : en
effet, les malades ne sont pas censés connaître leur maladie mieux
que les médecins. Le fait peut paraître anecdotique ;
pourtant, il semble que les idées développées dans cette
lettre aient influencé pour une large part la clinique de Krafft-Ebing.
Krafft-Ebing continuera de correspondre avec « Monsieur
N. », et dit de lui qu'il est son « informateur
berlinois » au sujet du masochisme127(*). Que le patient fournisse des informations au
médecin est une chose ; mais qu'il soit son informateur en
est une autre. Face à de tels récits, l'attitude de Krafft-Ebing
a semble-t-il consisté à prendre pour acquise la
vérité du discours des masochistes sur eux-mêmes, et
à valider cette vérité dans son propre discours. C'est en
quelque sorte la méthode de l'interprétation qui est ici
déplacée128(*). Si le rapport discursif qui existe entre
Krafft-Ebing et ces masochistes est bien toujours un rapport de
vérité, il semble que l'anatomie de la volupté
que la science du sexuel tente de construire dans des normes discursives
scientifiques est déjà le produit de la délectation
perverse. En effet, si l'on suit Foucault, la nécessité de se
dire dans un rapport à la vérité n'est pas seulement le
mode sur lequel se codifie l'aveu dans les procédures ritualisées
de la confession, ou encore de l'entretien, mais est devenu en quelque sorte le
mode sur lequel on expérimente le rapport au sexe ; et il semble
(mais cette hypothèse mériterait qu'on y consacre un travail
ultérieur), que cette délectation dans les rapports du plaisir et
du savoir dont on se fait une vérité soit née dans une
expérience, celle des pervers129(*).
L'importance du fantasme, de l'imagination, des
représentations et des images mentales dans la théorie des
perversions de Krafft-Ebing dérive sans doute de la lecture attentive
qu'il a su avoir de ces récits. Du fait que les masochistes accordent
une importance considérable au fantasme (puisque, selon leurs dires et
ceux de Krafft-Ebing, il leur est impossible de trouver une femme assez cruelle
pour les satisfaire totalement), la théorie du masochisme de
Krafft-Ebing a fait au fantasme masochiste une large place - et, partant, au
fantasme en général.
Dans les multiples récits de masochistes, Krafft-Ebing
remarque qu'il est fait mention assez souvent de la pratique de la
flagellation. D'après certains masochistes, la pratique de la
flagellation ne constitue qu'une tentative pour actualiser le fantasme de
soumission.
« A ce propos, les coups et les flagellations
jouaient un grand rôle dans mon imagination, ainsi que d'autres actes et
d'autres situations, qui, toutes, marquaient une condition de servitude et de
soumission » écrit Monsieur N.130(*)
La dépendance, remarque Krafft-Ebing, n'est pas qu'une
situation perverse ; elle est aussi une situation dans laquelle peuvent
tomber les amoureux. Par ailleurs, remarque-t-il, les termes dans lesquels la
relation amoureuse est décrite ne laissent pas douter de l'intime
liaison de ce phénomène avec le masochisme :
« ...on emploie généralement, soit par
plaisanterie, soit au figuré, des expressions comme celles-ci :
"esclavage, être enchaîné, porter des fers, agiter le fouet
sur quelqu'un, atteler quelqu'un à son char de triomphe, être aux
pieds de quelqu'un, sous le règne de la culotte ; etc.", toutes
choses qui, prisent au pied de la lettre, sont pour le masochiste l'objet de
ses désirs pervers. [...] Le poète, en choisissant des
termes comme ceux que nous venons de citer, pour représenter avec des
images frappantes la dépendance de l'amoureux, suit absolument le
même chemin que le masochiste qui, pour se représenter d'une
manière frappante sa dépendance [...], cherche à
réaliser des situations correspondants à son
désir. »131(*)
Les actes commis par les masochistes vont finalement
s'organiser autour de la logique de la recherche du plaisir, et le plaisir va
être défini comme le corrélat de l'expérience de
l'érotisme. Ainsi que nous l'avons vu plus haut (section
« Psychopathologie sexuelle »), la pratique sexuelle ne
fait pas l'objet de l'investigation en tant qu'elle constitue en
elle-même un syndrome anormal, mais parce qu'elle est un signe qui
permet d'accéder à la question des représentations qui
l'accompagnent. Et la nécessité d'accéder à ces
représentations et à l'érotisme pervers n'est pas
uniquement, comme nous avons tenté de le faire émerger, une
problématique liée à la question de la
responsabilité, et donc à la question
médico-légale132(*).
Si c'est d'abord la
représentation de la soumission et de la sujétion qui
caractérise les représentations des sadistes et des masochistes,
c'est aussi le mode sur lequel elles parviennent à la conscience qui
intéresse Krafft-Ebing. En effet, le masochisme est défini comme
une « perversion particulière de la vita sexualis
psychique qui consiste dans le fait que l'individu est, dans ses
sentiments et dans ses pensées sexuels, obsédé
par l'idée d'être soumis absolument »133(*). De même, les actes
sadistes comportent une part non négligeable d'impulsivité :
« Naturellement, il n'est pas du tout
nécessaire, et ce n'est pas la règle, que le sadiste ait
conscience de ces éléments de son penchant. Ce qu'il
éprouve, c'est uniquement le désir de commettre des actes
violents et cruels sur les personnes de l'autre sexe [...]. Il en
résulte une impulsion puissante à exécuter les actes
désirés. Comme les vrais motifs de ce penchant restent inconnus
à celui qui les agit, les actes sadistes sont empreints des
caractères des actes impulsifs. »134(*)
Mais contrairement à ce que l'on pourrait en
déduire, il ne s'agit pas pour Krafft-Ebing d'affirmer que
l'impulsivité est le mode sur lequel agissent les pervers parce qu'ils
sont des êtres morbides. L'état du pervers n'a par exemple rien de
commun avec l'état maniaque, décrit comme une
« véritable hyperbolie de la
volonté »135(*), et caractérisé par « de
l'instabilité, de l'impulsion incessante au mouvement » :
« Le système des muscles volontaires
présente également des modifications remarquables. Le tonus
musculaire est augmenté sous l'influence de l'excitation
cérébrale. L'allure est plus raide. La précision et la
rapidité des mouvements sont plus grandes qu'à l'état
normal. L'appareil musculaire obéit plus facilement et plus vite
à l'impulsion psychique. [...] Les actes de ces malades
présentent aussi une allure pathologique. Ils ne sont pas
motivés, mais hâtifs et accomplis avec une suractivité
frappante. Ils paraissent irréfléchis,
impulsifs. »136(*)
Les actes sadistes (au contraire des actes masochistes) sont
bien rapprochés de l'état maniaque, mais dans la mesure où
ils offrent une analogie avec les actes passionnels, amoureux, qui
« mettent la sphère psychomotrice dans la plus grande
agitation et arrivent par cette agitation même à leur
manifestation normale »137(*). La colère et l'amour, écrit
Krafft-Ebing, « non seulement les deux plus fortes passions, mais
encore les deux seules formes possibles de la passion forte
(sthénique) »138(*).
L'élément impulsif est tellement peu
accentué dans la description que Krafft-Ebing fournit du sadisme que
Paul Garnier lui fait le reproche que cette description ne permet pas de
distinguer la perversité de la perversion. Selon lui, les moyens que
Krafft-Ebing estime être employés par les sadistes dans la
recherche de l'excitation sexuelle, « peuvent être
employés par des individus pervers » :
« Il importe de bien spécifier, pour rester
sur le terrain de la pathologie, qu'il n'y a lieu de décrire comme
impulsion sadique morbide que celle qui s'établit, sous la forme
obsédante et irrésistible, un rapport nécessaire
entre le besoin de la cruauté et l'orgasme
génital. »139(*)
En effet, pour Garnier le sadisme est un « syndrome
de la dégénérescence mentale »,
« ...une perversion sexuelle obsédante et
impulsive caractérisée par la dépendance
étroite entre la souffrance infligée et mentalement
représentée et l'orgasme génital, la frigidité
[c'est-à-dire l'impuissance] restant d'ordinaire absolue sans cette
condition nécessaire et suffisante »140(*)
Au contraire de Krafft-Ebing, Garnier soutient que le sadique
« est l'esclave d'une obsession spéciale liée à
son émotivité morbide »141(*), et parle aisément de
« fureur sadique »142(*). L'insistance avec laquelle Garnier développe
les distinctions entre perversion et perversité tient certainement au
fait que son point de vue est fortement médico-légal,
orienté vers une analyse clairement criminologique des comportements
sadiques :
« Le crime sadique porte, d'ordinaire, sa marque
d'origine : produit d'une impulsion se renouvelant avec une sorte de
fatalité, il y a comme la signature dans la
répétition d'un attentat, toujours le même [...]. C'est la
main du sadique qui se dénonce dans telle mutilation étrange
où l'on reconnaît le même procédé,
chaque impulsif psycho-sexuel se spécialisant, en quelque
sorte, dans ce modus operandi. »143(*)
Pour en revenir à Krafft-Ebing, il semble donc que
l'élément impulsif des actes pervers tienne simplement au fait
que la véritable signification des actes que les pervers commettent
reste à la limite de la conscience. En effet, le caractère
impulsif de l'acte dépend seulement de cette condition :
« L'acte suppose toujours des représentations
(conceptions) comme mobiles ; ces dernières peuvent être plus
ou moins nettes dans la conscience de l'individu. Une action dont les mobiles
ne sont pas nettement arrivés à la conscience, est un acte
impulsif. »144(*)
Or, nous avons déjà dit que le premier mobile du
comportement pervers était précisément la recherche du
plaisir145(*) ; et
c'est la recherche du plaisir, conçue sur le mode du libido, de
l'instinct sexuel, qui donne aux actes sexuels pervers aussi bien que
normaux une apparence impulsive. En effet, écrit Krafft-Ebing,
« Dans l'amour sexuel, on n'a pas conscience du vrai
but de l'instinct, la propagation de la race, et la force de l'impulsion est si
puissante qu'on ne saurait l'expliquer par une connaissance nette de la
satisfaction »146(*)
Le meilleur argument pour invalider la thèse selon
laquelle le sadisme et le masochisme sont des anomalies
cérébrales est proposé par Krafft-Ebing lui-même.
« Ce qui est intéressant, écrit-il, mais ce qui est
bien difficile à expliquer, ce sont les cas où le masochisme et
le sadisme se manifestent simultanément chez le même
individu. »147(*). En effet, si l'on part du principe, comme
Krafft-Ebing, que ces deux perversions sont congénitales, et qu'elles
sont « l'opposé complet » l'une de l'autre148(*), il paraît difficile
et même impossible d'expliquer qu'elles se présentent dans le
même temps. Le fait même qu'il existe des individus qui
prétendent expérimenter les fantasmes caractéristiques de
l'une et de l'autre sphère de représentation, ce que
reconnaît Krafft-Ebing, semble même invalider la théorie.
Mais comme tel n'est pas le souhait de Krafft-Ebing, il formule une
hypothèse qui permettrait d'expliquer l'inexplicable :
« Les idées de soumission et de mauvais
traitements actifs ou passifs, accompagnées de sensations de plaisir, se
sont profondément enracinées dans l'individu. A l'occasion,
l'imagination essaie de se placer dans la même sphère de
représentation, mais avec un rôle inverse. Elle peut même
arriver à une réalisation de cette
inversion. »149(*)
Comment concevoir que la volonté de se
représenter dans une situation particulière puisse faire basculer
l'esprit d'une forme de maladie psychique à une autre ? A moins de
prêter un curieux pouvoir à l'imagination, une telle
interprétation est une absurdité.
De même, le fétichisme, le sadisme et le
masochisme peuvent se rencontrer chez les invertis ; mais les trois
perversions peuvent aussi se combiner entre elles. On peut donc construire et
observer des types particuliers de pervers : un fétichiste des
uniformes militaires à tendance masochiste, un inverti sadique à
tendance pédophile, etc.
CONCLUSION
« Le chaînon manquant,
l'élément clé, c'est l'analyse détaillée de
l'imagination érotique, des rêveries diurnes conscientes
inventées ou vécues dans le monde réel, ainsi que
l'imagination inconsciente, les significations privées,
spécifiques, inconscientes que l'individu attache à son
comportement et aux objets sur lesquels s'exerce son comportement.
Peut-être ces études viendront-elles en dernier parce qu'elles
sont les plus difficiles à mener ; il n'est pas facile de
recueillir des données là-dessus. Nous savons que les fantasmes,
conscients ou non, fonctionnent particulièrement bien lorsqu'ils sont
protégés par le secret, le camouflage et le refoulement, parce
qu'ils sont stimulés plus par la culpabilité, la honte ou la
haine que par un plaisir simple et enjoué. »
Robert J. STOLLER, L'excitation sexuelle,
1979.
Un siècle après la naissance de la
Psychopathia sexualis, nous en sommes donc toujours au même
point, et certainement sur le chemin d'un accroissement et d'une
démocratisation du discours sur le sexe.
Peut-être Stoller ne fait-il que relayer la
volonté de savoir d'auteurs comme Krafft-Ebing, pour qui l'excitation
sexuelle ne pouvait se comprendre que dans un rapport à
l'intériorité érotique. Ainsi qu'il ressort de notre
étude, la volonté de savoir de Krafft-Ebing l'amène
à articuler un ensemble de concepts, qui traversent le corps et les
pratiques pour pénétrer la sphère psychique. La pratique
sexuelle n'est pas ce qui va faire l'objet privilégié de la
clinique de Krafft-Ebing. Au contraire, à ses yeux la pratique sexuelle
n'apparaît que comme un épisode dans la vie sexuelle du pervers,
qui est dominée par les fantasmes et l'imagination. Ainsi, dans la
mesure où il ressort des confessions que la vie sexuelle perverse est
une expérience plutôt mentale que physique, Krafft-Ebing
décide-t-il d'orienter sa clinique vers la psychè.
De la même manière que le « doublet
psychologico-éthique du délit » permettait
à la psychiatrie de fonctionner sur les conduites sans être
forcée de s'en tenir à la caractérisation d'une
infraction150(*), la
volonté de savoir l'excitation sexuelle a fait émerger un
doublet psychologico-érotique de la sexualité qui a
permis d'avoir prise sur autre chose que les actes sexuels, et d'y
accéder autrement que dans un rapport juridico-discursif de
répression et d'interdits. Le pivot autour duquel va s'organiser la
clinique des perversions sexuelles n'est pas le comportement sexuel, mais
l'érotisme. Par conséquent, la norme sexuelle ne va pas
principalement porter sur la pratique sexuelle - même si c'est l'aspect
qui marque le plus les esprits dans un premier temps.
Le champ ouvert par la volonté de savoir peut bien
continuer d'être inondé de plaisirs ; nous y trouvons,
quelque part, nous aussi notre compte.
- Bibliographie -
Ouvrages et articles anciens
Article « perversion », in P.-H.
NYSTEN, Dictionnaire de médecine, de chirurgie, de pharmacie, des
sciences accessoires et de l'art vétérinaire,
10ème édition refondue par É. Littré et
Ch. Robin, Paris, J.-B. Baillière, 1855.
Article « Appétit
dépravé », Encyclopédie
méthodique, série Médecine, 210 vol., Paris,
Panckoucke, t. II, 1790.
Article « Appétit », par le Dr
MOUTON, in Dictionnaire des sciences médicales, par une
société de médecins et de chirurgiens, t. II, Paris,
Panckoucke, 1812.
Article « Instinct », in
Dictionnaire de médecine, de chirurgie, de pharmacie, de
l'art vétérinaire et des sciences qui s'y rapportent... dit
le Littré, 13e édition, entièrement refondue par
E. Littré et Ch. Robin, Paris, J.-B. Baillière, 1873.
BINET Alfred, « Le fétichisme dans
l'amour », in Revue philosophique, vol. XXIV, pp. 143-167,
pp. 252-274, (réédition in Etudes de psychologie
expérimentale, Paris, O. Doin, 1888, pp. 1-85.)
CHARCOT Jean-Martin et MAGNAN Valentin, « Inversion
du sens génital », in Archives de neurologie, Revue des
maladies nerveuses et mentales, t. III, n°7, 1882, pp. 53-60, et
« Inversion du sens génital et autres perversions sexuelles
(suite) », ibid., t. IV, n°12, 1882, pp. 296-322.
CHEVALIER Julien, Une maladie de la
personnalité. L'inversion sexuelle, préf. du Dr. Lacassagne,
Lyon et Paris, Stock et Masson, 1893.
CONDILLAC Etienne Bonnot de, Essai sur l'origine de
l'Entendement humain, in OEuvres philosophiques, vol.I, Paris,
Dufart, 1746.
CONDILLAC Etienne Bonnot de, L'art de penser, in
Cours d'Étude, 16 vol., 1776.
DESCARTES René, Les passions de l'âme,
1649, Paris, GF Flammarion, 1996
GARNIER Paul, « Le
sadi-fétichisme », in Annales d'hygiène publique et
de médecine légale, vol. XLIII, n°3, 1900,
pp.97-121 ; pp. 210-247.
KRAFFT-EBING Richard von,
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Geschlechtstriebs und die klinisch-forensische Verwertung derselben als eines
wahrscheinlich funktionellen Degenerationszeichens des centralen
Nervensystems », Archiv für Psychiatrie und
Nervenkrankheiten, t. VII, 1877, pp. 291-312.
- Eine klinisch-forensische Studie. Psychopathia sexualis.
Mit besonderer Berücksichtigung der conträren Sexualempfindungen,
(3ème édition), Stuttgart, F. Enke, 1888
- Eine klinisch-forensische Studie Psychopathia
Sexualis, Mit besonderer Berücksichtigung der conträren
Sexualempfindungen, (4ème édition), Stuttgart, F. Enke,
1889
- Neue Forschungen auf dem Gebiet der Psychopathia
Sexualis. Eine medicinisch-psychologische Studie, Stuttgart, F. Enke, 1890
(réédition : 1891).
- « Ueber das Zustandekommen der Wollustempfindung
und deren Mangel (Anaphrodisie) beim sexuellen Akt »,
Internationales Centralblatt für die Physiologie und Pathologie der Harn
und Sexualorgane, 1891, pp. 94-106.
- « Bemerkungen über geschlechtliche
Hörigkeit« und Masochismus », Jahrbücher für
Psychiatrie und forensische Psychologie, t. X, 1892, pp. 199-211.
- Étude médico-légale,
Psychopathia sexualis, avec recherches spéciales sur
l'inversion sexuelle (1886), trad.
8ème édition allemande (1893),
É. Laurent et S. Csapo, G. Carré, Paris, 1895.
- Traité clinique de psychiatrie, trad.
5ème édition allemande (1893), É. Laurent, A.
Maloine (éd.), Paris, 1897.
- Psychopathia sexualis..., 10ème
édition, Stuttgart, F. Enke, 1898,
- Médecine légale des
aliénés, trad. 3ème édition
allemande, A. Rémond, O. Doin (ed.), Paris, 1900.
MAGNAN Valentin et LEGRAIN Maurice-Paul, Les
dégénérés, état mental et syndromes
épisodiques, Paris, Ruef, 1895.
MOREAU L, Les aberrations du sens
génésique, Paris, Asselin et Houzeau, 1887.
MOREL Benedict-Augustin, Traité des
dégénérescences physiques et morales de l'espèce
humaine Paris, J.-B. Baillière, 1857
SCHRENCK-NOTZING A. von, Die Suggestions-Therapie bei
krankhaften Erscheinungen des Geschlechtssinnes, Stuttgart, F. Enke,
1892.
STEFANOWSKI Dimitry, « Le passivisme », in
Archives de l'anthropologie criminelle, vol VII, 1892, pp.294-298
Ouvrages et articles récents
AZAR Amine A., « Emergence et accueil fin de
siècle du sadisme et du masochisme », in Psychanalyse
à l'Université, 18, 69, 1993, pp. 37-65.
CHAPERON Sylvie, Les origines de la sexologie,
1850-1900, Paris, Louis Audibert, 2007.
DAVIDSON Arnold, « Refermer les
cadavres », in L'émergence de la sexualité,
Epistémologie historique et formation des concepts, trad. P.-E.
Dauzat, Paris, Albin Michel, 2005
FOUCAULT Michel, Histoire de la sexualité,
vol. I, Paris, Gallimard, 1976.
FOUCAULT Michel, Les anormaux : cours au
Collège de France, 1974-1975, Paris, Le Seuil, Coll. Hautes
Études, 1999.
HAUSER Renate, « Krafft-Ebing's psychological
understanding of sexual behavior », in Sexual Knowledge, sexual
science. A history of attitudes to sexuality, R. Porter et M. Teich (ed.),
Cambridge, Cambridge University Press, 1994, pp. 210-227.
LANTERI-LAURA, Georges, Lecture des perversions. Histoire
de leur appropriation médicale, Paris, Masson, 1979.
OOSTERHUIS Harry, Stepchildren of Nature, Krafft-Ebing,
Psychiatry, and the Making of Sexual Identity, Chicago, University of
Chicago Press, 2000.
ROSARIO Vernon A., L'irrésistible ascension du
pervers, entre littérature et psychiatrie, Paris, EPEL, 2000.
STOLLER Robert J., L'excitation sexuelle, 1979, trad. H.
Couturier, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2000
Travaux non publiés
AZAR Amine A., « Le sadisme et le masochisme
innominés, étude historique et épistémologique de
la brèche de 1890 », Thèse de troisième cycle
pour le doctorat de Psychologie et Psychopathologie, Université de Paris
VII, 1975
Conférences, Colloques
MAZALEIGUE Julie, « Pour une histoire du concept de
perversion sexuelle au 19ème siècle : problèmes,
pistes, perspectives », Séminaire doctoral à l'IHPST,
Philosophie et histoire de la médecine mentale,
8ème séance, 7 mars 2008.)
Annexe 1
(Extrait de la taxinomie des anomalies sexuelles)
Tableau schématique des névroses
sexuelles
Névroses
périphériques
Sensitives
-Anesthésie
-Hyperesthésie
-Névralgie
Sécrétoires
-Aspermie
-Polyspermie
Motrices
-Pollutions (spasmes)
-Spermatorrhées (paralysie)
Névroses spinales
Affections du centre d'érection
-Priapisme
-Paralysie
-Entraves
-Débilité sensitive
Affections du centre d'éjaculation
-Ejaculation anormalement facile
-Difficulté anormale de l'éjaculation
Névroses
cérébrales
Paradoxie - Instinct sexuel en dehors
de la période des processus anatomico-physiologiques
-Instinct sexuel dans l'enfance
-Réveil du penchant sexuel à l'âge de
sénilité
Anesthésie - Manque de penchant
sexuel
-Comme anomalie congénitale
-Anesthésie acquise
Hyperesthésie - Exaltation morbide de
l'instinct sexuel
Paresthésie - Excitation de
l'instinct sexuel par des objets inadéquats
Voir page suivante.
Paresthésie du sens sexuel (perversion
sexuelle)
- Affection sexuelle pour des personnes de l'autre
sexe avec manifestation perverse de l'instinct
Sadisme - Rapports entre la cruauté active, la
violence et la volupté
- Assassinat par volupté (volupté et
cruauté, amour du meurtre poussé jusqu'à
l'anthropophagie)
- Nécrophiles
- Mauvais traitements infligés à des femmes
(piqûres, flagellation, etc.)
- Penchant à souiller les femmes
- Autres actes de violence sur des femmes. Sadisme symbolique.
- Sadisme portant sur des objets quelconques. Fouetteurs de
garçons.
- Actes sadiques sur des animaux
- Sadisme chez la femme
Masochisme - Emploi de la cruauté et de la
violence envers soi-même pour provoquer la volupté
- Recherche des mauvais traitements et des humiliations dans un
but de satisfaction
sexuelle - masochisme symbolique
- Fétichisme du pied et des chaussures - masochisme
larvé
- Actes malpropres commis dans le but de s'humilier et de se
procurer une satisfaction sexuelle - masochisme larvé
- Masochisme chez la femme
Fétichisme - Association de l'image de certaines
parties du corps ou du vêtement féminin avec la
volupté
- Le fétiche est une partie du corps de la femme
- Le fétiche est une partie du corps féminin
- Le fétiche est une étoffe
- Sens sexuel faible ou nul pour l'autre sexe et
remplacé par un penchant sexuel pour le même sexe (sens homosexuel
ou inverti)
Le sens homosexuel comme perversion acquise
- 1er degré : inversion simple du sens
sexuel
- 2ème degré : eviratio et
effeminatio
- 3ème degré : transition vers
metamorphosis sexualis paranoïca
- 4ème degré : métamorphose
sexuelle paranoïque
Le sens homosexuel comme phénomène morbide
et congénital
- Hermaphrodisme psychique
- Homosexuels ou uranistes
- Effémination et viraginité
- Androgynie et gynandrie
SOMMAIRE
Introduction 2
Chapitre I - Emergence de la sexualité 5
A - Physiologie pathologique de la sexualité 5
B - Neuro-psychopathologie de la sexualité 8
C - Psychopathologie de la sexualité 13
Chapitre II - Emergence de la structure perverse 18
Le fétichisme de Binet 19
Le fétichisme de Krafft-Ebing 24
Chapitre III - Emergence de la théorie du
sadisme
et du masochisme 35
Conclusion 44
Bibliographie 46
Annexe 1 50
* 1 R. von KRAFFT-EBING,
Étude médico-légale, Psychopathia
sexualis, avec recherches spéciales sur l'inversion
sexuelle (1886), trad. 8ème édition
allemande (1893), É. Laurent et S. Csapo,
G. Carré, Paris, 1895. Nous abrégerons désormais la
référence à cette édition en : Ps.
* 2 Très
récemment, la Psychopathia sexualis a même fait l'objet
d'un film. Réalisé par Bret Wood, en 2006, le film se
présente comme une mise en abîme esthétique du discours sur
le sexe : ce sont les pervers qui y parlent, tout en images, tandis que la voix
du collectionneur (Krafft-Ebing) se fait entendre, sombre et cinglante face au
drame humain qui est mis en scène. Le décor est
hypersensuel : tentures de velours rouge, effet boudoir, jusque dans le
bureau où Krafft-Ebing reçoit ses patients.
(Des extraits du film sont disponibles sur
http://www.kino.com/psychopathia/.)
* 3 D'après le titre
du premier tome de l'Histoire de la sexualité (Michel FOUCAULT,
Histoire de la sexualité, vol I, Paris, Gallimard, 1976 (cf.
chap. II, « L'hypothèse répressive », pp.
23-67, et chap. III, « Scientia sexualis », pp. 71-98.)
* 4 Sylvie CHAPERON Les
origines de la sexologie, 1850-1900, Paris, Louis Audibert, 2007, p. 65.
* 5 Amine A. AZAR,
« Le sadisme et le masochisme innominés, étude
historique et épistémologique de la brèche de
1890 », Thèse de troisième cycle pour le doctorat de
Psychologie et Psychopathologie, Université de Paris VII, 1975. Les
conclusions de cette étude sont reprises in Amine A. AZAR,
« Emergence et accueil fin de siècle du sadisme et du
masochisme », in Psychanalyse à l'Université,
18, 69, 1993, pp. 37-65, ici pp. 50-52.
* 6 Amine A. AZAR,
« Le sadisme et le masochisme innominés... », art.
cité, p. 51. Ce que nous appelons la dernière édition est
en fait la douzième édition, parue de manière posthume
mais entièrement rédigée avant la mort de Krafft-Ebing.
Amine Azar a, avec raison, décidé de ne pas tenir compte des
remaniements posthumes de la Ps.
* 7 « Les
perversions sont diverses, la rigueur clinique amène à les
multiplier, et le médecin, homme de science, doit en connaître
toutes les variétés, de même qu'il doit distinguer les
quatorze branches de l'artère maxillaire interne et les trente-cinq
formes cliniques du cancer du sein. Dans cette perspective, la
connaissance devient d'autant plus scientifique qu'elle propose davantage de
variétés et qu'elle les distingue plus subtilement. »
Georges LANTERI-LAURA, Lecture des perversions, Histoire de leur
appropriation médicale, Paris, Masson, 1979, p. 41.
* 8 Moreau considère
en effet que les faits, c'est-à-dire les observations,
« suffiront à faire connaître ces perversions
génésiques », et affirme qu'il laisse au lecteur
« le soin d'en tirer les déductions psychologiques qu'il
jugera convenables. » (L. MOREAU, Des aberrations du sens
génésique, Paris, Asselin et Houzeau, 1887, p. 245.)
* 9 Georges LANTERI-LAURA,
Lecture des perversions..., op. cit., p. 42. Face à ce
qu'il estime être les « limbes » de la pensée
et du livre de Krafft-Ebing, Georges Lantéri-Laura propose plusieurs
principes d'unification, au rang desquels les dichotomies
« grotesque vs monstrueux » (p. 43),
« anodin vs périlleux », et
« ridicule vs touchant » (p. 45), soit un
ensemble de jugements importé dans le texte, sans considération
aucune pour sa propre rationalité interne.
* 10 R. von KRAFFT-EBING,
« Über gewisse Anomalien des Geschlechtstriebs und die
klinisch-forensische Verwertung derselben als eines wahrscheinlich
funktionellen Degenerationszeichens des centralen Nervensystems »,
Archiv für Psychiatrie und Nervenkrankheiten, t. VII, 1877, pp.
291-312.
* 11 A. von
SCHRENCK-NOTZING, Die Suggestions-Therapie bei krankhaften Erscheinungen
des Geschlechtssinnes, Stuttgart, F. Enke, 1892.
* 12 cf. Amine A. AZAR,
« Le sadisme et le masochisme innominés... »,
op. cit., pp. 246-247.
* 13 Julien CHEVALIER,
Une maladie de la personnalité. L'inversion sexuelle,
préf. du Dr Lacassagne, Lyon et Paris, Stock et Masson, 1893, pp. 49-51.
Selon Chevalier, Lacassagne propose cette classification dans son Cours de
médecine légale de la faculté de Lyon, 1884-1885.
* 14 Michel FOUCAULT,
Les anormaux : cours au Collège de France, 1974-1975,
Paris, Le Seuil, Coll. Hautes Études, 1999, p. 262.
* 15 Article
« Instinct », in Dictionnaire de
médecine, de chirurgie, de pharmacie, de l'art vétérinaire
et des sciences qui s'y rapportent... dit le Littré, 13e
édition, entièrement refondue par E. Littré et Ch. Robin,
Paris, J.-B. Baillière, 1873, p. 806.
* 16 R. von
KRAFFT-EBING, Traité clinique de psychiatrie, trad.
5e édition allemande (1893), E. Laurent, Paris, Maloine,
1897, p. 97. Nous abrégerons désormais la référence
en : Traité.
* 17 Ainsi que le remarque
Julie Mazaleigue, le parallèle effectué entre l'appétit et
l'instinct sexuel n'est cependant pas systématiquement le signe d'une
telle conception. Ainsi, en 1812, on trouve déjà un tel
parallèle, sans qu'il soit question de perversion sexuelle,
c'est-à-dire de troubles qualitatifs : « Comme
l'appétit, précurseur de la faim, il [l'appétit
vénérien] a ses dépravations ; et les hommes qui ont
tari les sources naturelles du plaisir, ne l'excitent plus que par des calculs
que j'appellerais criminels, si les écarts de ces êtres
usés ne touchaient de plus près à la maladie qu'à
l'erreur. Ce désir, porté à l'excès, constitue chez
les hommes le satyriasis, et chez les femmes la nymphomanie. » (Dr
MOUTON, article « Appétit », in Dictionnaire des
sciences médicales, par une société de médecins et
de chirurgiens, t. II, Paris, Panckoucke, 1812, pp. 259-260). Selon Julie
Mazaleigue, dans la première moitié du siècle,
« même la pédérastie et les pratiques des
libertins sont en dernière analyse rattachées à
l'excès, soit du penchant vénérien chez l'individu, soit
des actes antérieurs qui mènent une sensibilité
émoussée à des plaisirs débauchés, soit
à la masturbation. » (Julie MAZALEIGUE, « Pour une
histoire du concept de perversion sexuelle au 19ème siècle :
problèmes, pistes, perspectives », Séminaire doctoral
à l'IHPST, Philosophie et histoire de la médecine
mentale, 8ème séance, 7 mars 2008.)
* 18 Article
« Appétit dépravé »,
Encyclopédie méthodique, série Médecine,
210 vol., Paris, Panckoucke, t. II, 1790, p. 198.
* 19 R. von KRAFFT-EBING,
Traité, op. cit., pp. 97-99.
* 20 Ibid., p.
97.
* 21 Ibid., p.
100.
* 22 Ibid., p.
99.
* 23 Ibid., p.
102.
* 24 Certains dictionnaires
du XIXème siècle distinguent entre l'appétit et la
faim : d'une part, l'appétit se manifesterait d'abord comme un
désir, et ne deviendrait de la faim que s'il est l'expression
d'un besoin réel, celui d'accomplir la fonction de
nutrition ; d'autre part, la faim est réputée
aveugle, alors que l'appétit se prononce pour tel aliment
de préférence à un autre. Ces quelques
précisions peuvent nous amener à remarquer que, si l'on
poursuivait l'analogie, le désir sexuel serait l'équivalent de
l'appétit plutôt que de la faim, qui serait l'équivalent de
l'instinct de reproduction. Ainsi, la perversion de l'instinct sexuel serait
plutôt une perversion du désir sexuel, puisque, à
l'image de l'appétit, seul le désir manifeste certaines
préférences. La perversion du désir sexuel serait alors
une sorte d'appétence pour des objets sexuels répugnants ou
réputés tels.
* 25 J'emprunte cette
analyse à Arnold Davidson (Arnold DAVIDSON, « Refermer les
cadavres », in L'émergence de la sexualité,
Epistémologie historique et formation des concepts, trad. P.-E.
Dauzat, Paris, Albin Michel, 2005, p. 47.
* 26 Article
« perversion », in P.-H. NYSTEN, Dictionnaire de
médecine, de chirurgie, de pharmacie, des sciences accessoires et de
l'art vétérinaire, 10ème édition
refondue par É. Littré et Ch. Robin, Paris, J.-B.
Baillière, 1855, p. 947.
* 27 La classification de
Lacassagne (cf. plus haut, p. 5) mêle des dimensions qui font l'objet
d'une distinction très nette chez Krafft-Ebing. Ainsi, parmi les
états d'exaltation de la fonction sexuelle, on trouve
pêle-mêle l'onanisme machinal, le satyriasis et la nymphomanie, les
crises génitales dues à la folie puerpérale et à la
ménopause, ainsi qu'à certaines affections telles que l'ataxie,
la rage et la phtisie. Les états de torpeur génitale regroupent
la frigidité, l'impuissance, l'absence congénitale
d'appétit sexuel, et l'érotomanie. (Julien CHEVALIER,
Une maladie de la personnalité..., op. cit.,
p. 57). Si chez Lacassagne, la sexualité est bien définie comme
une fonction, sur le modèle des fonctions de la vie animale, chez
Krafft-Ebing elle est en plus définie comme une fonction psychique,
ainsi que le montre la référence au « sens
sexuel ». C'est aussi l'opinion de Moreau, lorsqu'il suppose que le
« sens génital » est « un
sixième sens », pourvu d'une « existence
psychique ». (L. MOREAU, Les aberrations du sens
génésique, op. cit., p. 3)
* 28 R. von
KRAFFT-EBING, Ps, op. cit., pp. 33-34.
* 29 Ibid., p. 33.
* 30 (nous soulignons)
Ibid., p. 34. L'expression « qu'on désigne
ordinairement » semble faire référence à la
doxa des psychiatres.
* 31 R. von KRAFFT-EBING,
Traité, op. cit., p. 62.
* 32 R. von
KRAFFT-EBING, Ps, op. cit., p. 31.
* 33 Ibid.
* 34 Ibid p. 44.
* 35 R. von
KRAFFT-EBING, Traité, op. cit., p. 35.
* 36 Ibid.
* 37 D'après Harry
Oosterhuis, Krafft-Ebing fait ses premiers pas en tant que médecin
à la grande époque de Wilhelm Griesinger, et c'est
vraisemblablement à la lecture de celui-ci qu'il décide de se
spécialiser en psychiatrie. (Harry OOSTERHUIS, Stepchildren of
Nature, Krafft-Ebing, Psychiatry, and the Making of Sexual Identity,
Chicago, University of Chicago Press, 2000, p. 77). Dans son architecture, le
Traité se présente d'ailleurs fort étrangement
comme une réplique du Traité des maladies mentales de
Griesinger.
* 38Le chapitre XII de la
Médecine légale des aliénés, qui porte sur
les dégénérescences psychiques, comporte une tentative de
résumé clinique, et offre un aperçu de la
variété de ces manifestations. Après avoir
énuméré les caractéristiques des
dégénérés, Krafft-Ebing conclut qu'il est
« à peine possible d'en donner un résumé
clinique précis » : « les classifications des
auteurs varieront donc à l'infini, chaque fois qu'ils essaieront de
mettre un peu d'ordre dans tous ce chaos. » (R. von KRAFFT-EBING,
Médecine légale des aliénés, trad.
3ème édition allemande, A. Rémond, O. Doin
(éd.), Paris, 1900, p. 395.)
* 39 Nous restreignons
bien entendu la portée de cette affirmation, et l'appliquons
exclusivement à la sexualité. Les sentiments, conceptions et
désirs anormaux dont il est question ne sont pas exclusivement sexuels,
puisque le Traité dresse un panorama général des
troubles psychiques.
* 40 R. von KRAFFT-EBING,
Traité, op. cit., p. 35.
* 41 « Les
fonctions psychiques sont en partie atrophiées, en partie
dégénérées dans le sens de la perversion : ces
individus [les dégénérés] se séparent donc
de la normale au point de vue du développement et de la qualité
des éléments psychiques », Ibid., p. 379.
* 42
« Paresthésie : (perversion de l'instinct
sexuel), c'est-à-dire excitation du sens sexuel par des objets
inadéquats. ». R. von KRAFFT-EBING, Ps, op.
cit., p. 53.
* 43 Ibid., pp.
77-78. Curieusement, les travaux que nous avons consultés
s'intéressant à Krafft-Ebing ne font jamais mention de cette
définition, pourtant centrale. C'est, à notre connaissance, la
définition la plus claire qui ait été donnée de la
perversion sexuelle, parce qu'elle énonce explicitement ce dont il va
être question lors de la clinique : contrairement à nombre de
ses contemporains, Krafft-Ebing semble prendre acte de la nature psychologique
de sa clinique.
* 44 Nous suivons la
traduction de Laurent et Csapo, qui choisissent le masculin. C'est en partie
par souci de fidélité au texte français et en partie aussi
pour distinguer le libido de Krafft-Ebing de la libido
freudienne que nous conservons cette traduction.
* 45 (nous soulignons)
Ibid., p. 243.
* 46 Dans l'inversion, la
gravité de la maladie suit de plus un axe de quasi somatisation,
c'est-à-dire selon « le degré d'influence du penchant
sexuel sur la personnalité psychique » : le désir et
l'imagination communiquent avec le genre sexuel. Krafft-Ebing distingue donc
quatre types cliniques : dans le premier degré, l'hermaphrodisme
psychique, il existe seulement un déséquilibre (le sentiment
homosexuel domine, et le sentiment hétérosexuel ne jouit que
d'une existence mineure) ; au second degré, l'uranisme, le penchant
homosexuel domine totalement, mais « se borne à la
vita sexualis », c'est-à-dire que l'individu
conserve une individualité sexuelle conforme à son sexe ; au
troisième degré, on quitte le degré de Neigung
pour pénétrer dans l'individualité psychosexuelle, avec la
viraginité et l'effémination de l'hexis corporelle et
des activités ; le dernier degré regroupe les individus dont
la conformation physique se rapproche du sexe opposé.
* 47 Cf. section
« Elaboration du sadisme et du masochisme »
* 48 Cf. par exemple ce
passage, à propos des sadistes : « On peut encore classer
les actes sadistes selon leur genre. Il faut alors distinguer s'ils ont lieu
après la consommation du coït dans lequel le libido n'a
pas été satisfait, ou si, dans le cas d'affaiblissement de la
puissance génésique, ils servent de préparatifs pour la
stimuler, ou si enfin, dans le cas d'une absence totale de la puissance
génésique, les actes sadiques doivent remplacer le coït
devenu impossible et provoquer l'éjaculation. Dans les deux derniers
cas, il y a, malgré l'impuissance, un libido
violent. » (R. von KRAFFT-EBING, Ps, op. cit., p.
83)
* 49 Ibid., p. 201.
* 50 R. von KRAFFT-EBING,
Ps, op. cit., p. 25.
* 51 Ibid., p. 25.
* 52 Ibid, p. 26.
* 53 Pour une revue
transversale des problématiques abordées par la
« médecine du couple », cf. Sylvie CHAPERON, chap.
II, « Les plaisirs réguliers du mariage », Les
origines de la sexologie, op. cit., pp. 33-53.
* 54 R. von KRAFFT-EBING,
Ps, op. cit., p. 85.
* 55 Ibid., p. 122.
* 56 Alfred BINET,
« Le fétichisme dans l'amour », in Revue
philosophique, vol. XXIV, pp. 143-167, pp. 252-274, (nous utilisons la
réédition de ce texte, in Etudes de psychologie
expérimentale, Paris, Doin, 1888, pp. 1-85.)
* 57 A la fin de la
Volonté de savoir, Foucault reconnaît
l'« honneur politique » de la psychanalyse d'avoir
évacué la question de la dégénérescence, et
avec elle, la question de l'eugénisme et du racisme. (Cf. Michel
FOUCAULT, La volonté de savoir, op. cit., pp.
197-198.)
* 58 Parmi ces recherches,
celle que propose Sylvie Chaperon est assez représentative (Sylvie
CHAPERON, Les origines de la sexologie, op.cit.). L'auteure
consacre en effet une partie de son chapitre justement intitulé
« Vers une psychologie de la vie sexuelle » à Gley,
Ribot et Binet, soutenant (certainement à juste titre) que ce dernier
est l'un des pionniers de la psychologie sexuelle, dans la mesure où il
prône l'associationnisme, reléguant Krafft-Ebing à la
section dans laquelle sont résumées les diverses tentatives de
classification des perversions (pp. 115-119). L'auteure rend par ailleurs
hommage à l' (unique ?) intuition psychologique de
Krafft-Ebing : la distinction entre perversion de but et perversion
d'objet (p. 118). Or cette distinction n'apparaît qu'à la
16e édition, refondue par Moll, et qui date de 1924. Il
suffit ici de rappeler que Krafft-Ebing est mort en 1902... soit 22 ans avant
d'avoir eu cette intuition.
* 59 Alfred BINET, Le
fétichisme dans l'amour..., op. cit., p. 42.
* 60 Ibid., p. 41.
Et si l'on songe aux nombreuses déclinaisons de paraphilies (perversion
sexuelle moderne) dont la fin du XIXème siècle a vu se former les
désignations scientifiques, par l'accolage, presque mécanique, du
suffixe -philie à toute sorte de noms d'objet (les « beaux
noms d'hérésie » dont parle Foucault), on peut penser
que tous les psychiatres de cette époque n'ont pas, en effet,
échappé au ridicule contre lequel Binet les mettait en
garde. Sur la volonté de savoir de la psychiatrie comme
entomologie, cf. Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité,
op. cit., p. 60, et p. 85.
* 61 (Souligné par
l'auteur) Alfred BINET, Le fétichisme dans l'amour...,
op. cit., p 43.
* 62 Ibid., p.
41-42.
* 63 Ibid., p. 42.
* 64 Michel FOUCAULT,
Les anormaux, op. cit., p. 296.
* 65 La théorie de la
dégénérescence ne reconnaît que deux sortes de
causes : les causes prédisposantes, et les causes
déterminantes. Comme leur nom l'indique, les causes
prédisposantes aboutissent par accumulation héréditaire
à une prédisposition morbide chez un individu, terrain
particulièrement fragile sur lequel va survenir la folie dès
qu'apparaît une cause déterminante. Cette distinction
apparaît dès le Traité des
dégénérescences de l'espèce humaine de Morel
(Benedict-Augustin MOREL, Traité des
dégénérescences physiques et morales de l'espèce
humaine Paris, J.-B. Baillière, 1857) ; une
théorisation plus poussée a été tentée par
Magnan et Legrain en 1895, dans Les dégénérés,
état mental et syndromes épisodiques (Paris, Ruef)
* 66 « Ce qui
prouve que toutes ces perversions appartiennent à la même famille,
c'est qu'elles constituent des symptômes d'un même état
pathologique : il s'agit dans tous les cas de
dégénérés, présentant comme les observations
prises l'attestent, des stigmates physiques et mentaux très nets et une
hérédité morbide très chargée. ».
Alfred BINET, Le fétichisme dans l'amour..., op. cit.,
p. 44.
* 67 Ibid., p
35
* 68 Ibid., p. 42.
* 69 Ibid., p. 52.
* 70 Ibid., p. 47.
* 71 Ibid., p. 17.
* 72 (souligné dans
le texte) Etienne Bonnot de CONDILLAC, L'art de penser, in Cours
d'Étude, 16 vol., 1776, cité par Alfred Binet,
Ibid., p. 9
* 73 Etienne Bonnot de
CONDILLAC, Essai sur l'origine de l'Entendement humain, in OEuvres
philosophiques, vol.I, Paris, Dufart, 1746, p. 111.
* 74 René DESCARTES,
Les passions de l'âme, 1649, Paris, GF Flammarion, 1996, p. 164.
* 75 Ibid., p. 181.
* 76 Ibid.
* 77 Binet ne manque pas de
souligner la finesse d'esprit de Descartes : « Voilà le point
important, et Descartes n'a pas manqué de le reconnaître.
L'aversion acquise pour certains objets devient indépendante du souvenir
du fait qui a donné naissance à cette aversion »,
Alfred BINET, Le fétichisme dans l'amour..., op. cit.,
p. 10.
* 78 Cf. R. von
KRAFFT-EBING, Psychopathia Sexualis..., 4ème édition,
Stuttgart, F. Enke, 1889, p. 62.
* 79 Il est
intéressant de noter que lorsqu'à la quatrième
édition, les observations inexplicables sont transférées
dans la catégorie du fétichisme, leur contenu n'ait pas
changé. Les faits étaient là, mais restaient
inintelligibles, faute d'une grille de lecture.
* 80 Harry OOSTERHUIS,
Stepchildren of Nature..., op. cit., p. 153.
* 81 R. von KRAFFT-EBING,
Ps, op. cit., p. 24.
* 82 (nous soulignons)
Ibid., p. 199.
* 83 Ibid., p. 21.
Krafft-Ebing propose d'expliquer le phénomène de
l'élection amoureuse par « le charme fétichiste et
individuel qu'une personne d'un sexe exerce sur l'individu de l'autre
sexe » : « Le cas le plus simple est celui où
une émotion sensuelle coïncide avec le moment où l'on
aperçoit une personne de l'autre sexe et quand cette vue augmente
l'excitation sexuelle. L'impression optique et l'impression du sentiment
s'associent, et cette liaison devient plus forte à la mesure que la
réapparition du sentiment évoque le souvenir de l'image optique
ou que la réapparition de l'image éveille de nouveau une
émotion sensuelle qui peut aller jusqu'à l'orgasme ou à la
pollution, comme dans les songes. » (pp. 22-23)
* 84 Ibid., p. 22.
* 85 Ibid, p. 24.
* 86 « Les
représentations peuvent se provoquer l'une l'autre par un moyen purement
mécanique par le rapport qui existe entre le tout et ses parties (une
partie du corps, un fragment de statue éveillent l'idée
complétive de l'ensemble du corps, de la statue toute
entière). ». R. von KRAFFT-EBING, Traité...,
op. cit., p. 22-23.
* 87 R. von KRAFFT-EBING,
Ps, op. cit., p. 201.
* 88 Alfred BINET, Le
fétichisme dans l'amour..., op. cit., p. 67. C'est
semble-t-il dans la mesure où Binet rapproche le fétichisme
érotique du fétichisme religieux qu'il en vient à formuler
cette définition. Binet écrit en effet que
l' « adoration » des fétichistes
« ressemble de tous points à l'adoration du sauvage ou du
nègre pour des arêtes de poissons ou pour des cailloux brillants
[soit autant d'objets insignifiants], sauf cette différence fondamentale
que, dans le culte de nos malades, l'adoration religieuse est remplacée
par un appétit sexuel. » (p. 1). Sur les rapports de la
conception du fétichisme religieux et du fétichisme
érotique, voir Vernon A. ROSARIO, chap. IV, « Les
fétichistes : cultes, phtisies et drames
érotiques », in L'irrésistible ascension du
pervers, entre littérature et psychiatrie, Paris, EPEL, 2000, pp.
135-151, particulièrement pp. 139-145.
* 89 R. von KRAFFT-EBING,
Ps, op. cit.,, p. 201. Nous développons plus
longuement cet aspect dans la première partie.
* 90 Ibid., p. 200.
* 91 La
postérité de ce type d'analyse se retrouve jusque dans le DSM
(IV). En effet, parmi les critères nécessaires (mais non
suffisants) permettant le diagnostic de « paraphilie », on
trouve le fait que l'objet de la déviance doit être la seule
source de gratification sexuelle depuis au moins six mois. C'est-à-dire
que l'objet de l'excitation n'est pas en soi un critère de perversion,
(sauf s'il implique ou constitue en lui-même le non consentement du
partenaire.) ; c'est le rapport de l'individu à cet objet qui est
pathologisé.
* 92R. von KRAFFT-EBING,
Ps, op. cit., p. 201.
* 93 L'expression est de
Binet. (Alfred BINET, Le fétichisme dans l'amour..., op.
cit., p. 4)
* 94 Le parallèle est
d'autant plus frappant si l'on songe au fait suivant : plus les
psychiatres ont été amenés à côtoyer les
récits érotiques des pervers, plus souvent ils ont
été amenés à parler de
« coït » à propos de pratiques sexuelles qui en
sont plus qu'éloignées, ou qui ne bénéficiait pas
au début de la même compréhension. Pour ne prendre qu'un
exemple, la pédérastie était tenue pour
incompréhensible au début du siècle ; puis les
médecins en sont venus à parler à propos de la sodomie
d' « équivalent du coït », pour finalement
parler de « coït homosexuel ».
* 95 R. von KRAFFT-EBING,
Ps, op. cit., pp. 220-222.
* 96 Ibid., p. 221.
* 97Ibid., p. 200.
* 98 « On peut donc se
rallier à l'opinion de Binet que, dans la vie de tout fétichiste,
il faut supposer un incident, qui a déterminé par des sensations
de volupté l'accentuation de cette impression isolée. Cet
incident doit être placé à l'époque de la plus
tendre jeunesse, et coïncide ordinairement avec le premier éveil de
la vita sexualis. [...] Ordinairement, l'individu ne se
rappelle pas l'occasion qui a fait naître l'association d'idée. Il
ne lui reste que le résultat de cette
association. ».Ibid., p. 203.
* 99 Ibid.
* 100 Ibid, p.
237.
* 101 Ibid, p.
235.
* 102 Ibid, p.
237. Il nous faut préciser que les cas décrits par Binet ont
été observés par Charcot et Magnan. (Jean-Martin CHARCOT
et Valentin MAGNAN, « Inversion du sens génital »,
in Archives de neurologie, Revue des maladies nerveuses et mentales,
t. III, n°7, 1882, pp. 53-60, et « Inversion du sens
génital et autres perversions sexuelles (suite) »,
ibid., t. IV, n°12, 1882, pp. 296-322.
* 103 Néanmoins,
Krafft-Ebing évoluera sur ce point, puisqu'à la dixième
édition de la Ps (1898) il étendra la liste des
attributs exerçant un charme certain aux « vertus
masculines » qui « en imposent aux femmes », qui
incluent, en plus de quelques (rares) qualités physiques, des attributs
tels que des traits de caractère et divers talents : barbe, voix,
force physique, courage, noblesse de coeur, galanterie, assurance,
auto-affirmation, insolence, uniforme militaire, et enfin
supériorité intellectuelle. Le fétichisme féminin
n'y fera pas pour autant son apparition : le fétichisme sexuel est
exclusivement diagnostiqué chez les hommes. (R. von KRAFFT-EBING,
Psychopathia sexualis..., 10ème édition, Stuttgart, F.
Enke, 1898, pp. 23-24, cité dans Renate HAUSER,
« Krafft-Ebing's psychological understanding of sexual
behavior », op. cit., ici p. 223.)
* 104 R. von KRAFFT-EBING,
Ps, op. cit., p. 50.
* 105 Ibid., p.
200.
* 106 Ibid., p.
230.
* 107 Ibid., p.
161.
* 108 Nous reviendrons plus
longuement dans la partie suivante sur l'idée d'une
« sphère de représentations masochistes ».
* 109 Ibid., p.
223-224. D'après nos recherches, cette locution est un équivalent
de « courir après tout ce qui porte jupon. »
* 110 Alfred BINET, Le
fétichisme dans l'amour..., op. cit., p. 46-47.
* 111 R. von KRAFFT-EBING,
Ps, op. cit., p. 219.
* 112 Ibid., p.
220.
* 113 Ibid., p.
212.
* 114 Alfred BINET, Le
fétichisme dans l'amour..., op. cit., pp. 44-45.
Remarquons que Binet parle de « délire », ce qui
témoigne de la survivance du paradigme du délire même dans
le nouveau cadre étiologique de la dégénérescence,
qui, elle, exclut toutes les formes de délire.
* 115 Nous employons le
terme de « faits » entre guillemets, dans la mesure
où les faits dont il est question ne sont pas compris de la même
manière par Krafft-Ebing, Schrenck-Notzing et Binet. Schrenck-Notzing
parle par exemple d'algolagnie active et passive, mettant ainsi l'accent sur le
rapport du pervers à la douleur, alors que c'est justement la dimension
qui manque au sadiste et au masochiste de Krafft-Ebing. Quant à Binet,
il parle de même de la « volupté dans la
douleur », et ne mentionne pas de « faits »
sadistes ; qui plus est, il considère que ce type de perversion est
aussi une sorte de fétichisme d'une qualité psychique, la
tyrannie.
* 116 R. von KRAFFT-EBING,
Ps, op. cit., p. 197.
* 117 Amine A. AZAR,
« Emergence et accueil fin de siècle du sadisme et du
masochisme », art. cité, p. 50.
* 118 R. von
KRAFFT-EBING, Neue Forschungen auf dem Gebiet der Psychopathia Sexualis.
Eine medicinisch-psychologische Studie, Stuttgart, F. Enke, 1890.
« Cette première édition comporte deux parties, la
première consacrée au sadisme et au masochisme, la seconde
à l'inversion sexuelle. L'année suivante (1891), parut une
seconde édition augmentée d'une troisième partie,
consacrée au fétichisme. Le contenu de l'ouvrage a
été entièrement versé à la sixième
édition de la Ps. » (Amine A. AZAR,
« Emergence... », art. cité.
* 119 Le sous-titre, ainsi que
la préface et les deux premiers chapitres de la Ps, sont présents
dès la première édition, ce qui peut expliquer le sensible
décalage que l'on peut noter entre ce que semble être l'ouvrage et
ce qu'il s'avère réellement être.
* 120 Les
éléments biographiques relatifs à Krafft-Ebing sont
tirés de l'étude historico-épistémologique que
Harry Oosterhuis consacre à Krafft-Ebing. (Harry OOSTERHUIS,
Stepchildren of Nature..., op. cit.)
* 121 Amine A. AZAR,
« Emergence et accueil fin de siècle du sadisme et du
masochisme », art. cité, p. 47.
* 122 La quatrième
édition de la Ps ne propose que deux principes
classificatoires, suivant que le penchant (le Neigung) est
conservé ou absent, et suivant que la puissance sexuelle est
conservée ou non. Ce dernier principe, dont nous parlions plus haut (cf.
p. ) permet donc déjà de classer les comportements pervers dans
leur rapport avec le coït. Ainsi, on apprend que les piqueurs de fesses
ont conservé leur puissance sexuelle, mais que les coupeurs de nattes
sont impuissants (R. von KRAFFT-EBING, Eine klinisch-forensische
Studie. Psychopathia sexualis. Mit besonderer Berücksichtigung der
conträren Sexualempfindungen, (3ème
édition), Stuttgart, F. Enke, 1888, p. 49 et p. 57). La présence
de ce principe classificatoire dans les premières éditions
renforce l'idée que ce sont d'abord des pratiques et des comportements
qui ont fait l'objet d'une psychiatrisation.
* 123 Ainsi la
Vénus à la fourrure de Sacher-Masoch, abondamment
citée par les masochistes comme l'un de leurs ouvrages favoris.
* 124 Harry OOSTERHUIS,
Stepchildren of Nature..., op. cit., p. 174.
* 125 Anonyme, My
secret Life, réédité par Grove Press, 1964,
cité in Michel FOUCAULT, La volonté de savoir, op.
cit., p. 31. L'analyse de cette volumineuse confession érotique est
le point de départ de la critique de l'hypothèse
répressive, et Foucault en fait une « figure
centrale » de l'histoire de la sexualité moderne.
* 126 R. von KRAFFT-EBING,
Ps, op. cit., p. 123.
* 127 R. von KRAFFT-EBING,
« Bemerkungen uber geschlechtliche Hörigkeit« und
Masochismus », art. cité, p. 210. La fin de l'article est
consacrée à une discussion de l'opinion de Dimitry Stefanowski,
un juriste russe, qui revendique la paternité du masochisme. Dans un
article de 1892 des Archives de l'anthropologie criminelle,
Stefanowski affirme en effet que ce que Krafft-Ebing appelle masochisme avait
déjà fait l'objet d'une conférence que lui-même
avait tenu en 1888, soit deux ans avant les Nouvelles recherches, et
qu'il l'avait appelé le « passivisme ». (cf. Dimitry
STEFANOWSKI, « Le passivisme », in Archives de
l'anthropologie criminelle, vol VII, 1892, pp.294-298, ici p. 296). Un
échange de lettres suit ; selon les dires de Krafft-Ebing, les
« grandes lignes de sa position »sont inspirées de
l'opinion de Monsieur N., qu'il consulte à cet effet (p. 210).
* 128 Dans La
volonté de savoir, Foucault identifie la méthode de
l'interprétation comme étant l'un des cinq
procédés par lesquels la volonté de savoir occidentale a
recodé les rituels de l'aveu au sein d'une discursivité
scientifique. (Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité, vol
I, op. cit., pp. 87-90.)
* 129 C'est ce
phénomène que Foucault appelle l'implantation perverse
(Ibid., pp. 49-67). A l'origine, l'Histoire de la
sexualité devait comporter un tome intitulé
Pervers.
* 130 Ibid., p.
124
* 131 (nous soulignons)
Ibid., p. 189. Parce qu'elle entretient des rapports étroits avec les
représentations, la langue fait l'objet d'une attention toute
particulière dans la Ps ; que l'on se souvienne de la
réflexion à propos de la connexité qui existe entre les
termes « tablier » et « jupon », comme
supplément d'explication au fétichisme du tablier (cf. section
« Le fétichisme de Krafft-Ebing »)
* 132 C'est pour cette
raison que nous avons choisi de ne pas en parler ; pour une critique de la
confiscation de l'histoire de l'émergence de la catégorie des
perversions sexuelles par la problématique médico-légale,
cf. Julie MAZALEIGUE, séminaire doctoral à l'IHPST, op. cit.
* 133 (nous soulignons)
Ibid., p. 122.
* 134 Ibid., p. 84.
* 135 Ibid., p.
82.
* 136 R. von KRAFFT-EBING,
Médecine légale des aliénés, op. cit., p.
173-174.
* 137 R. von KRAFFT-EBING,
Ps, op. cit., p. 81. De même que l'exaltation maniaque
« peut facilement passer à la manie de destruction
furieuse », l'exaltation de la passion sexuelle « produit
quelquefois le violent désir de détendre l'excitation
générale par des actes insensés qui ont une apparence
d'hostilité » (comme mordre, griffer, etc.).
* 138 Ibid., p.
81.
* 139 Ibid., p.
102.
* 140 (nous soulignons)
Ibid., pp. 442-443.
* 141 Paul GARNIER,
« Le sadi-fétichisme », in Annales
d'hygiène publique et de médecine légale, vol. XLIII,
n°3, 1900, pp. 97-247, p. 101.
* 142 Ibid., p.
104.
* 143 (souligné dans le
texte) Ibid.
* 144 R. von KRAFFT-EBING,
Traité, op. cit., p. 23.
* 145 Section
« Psychopathologie de la sexualité »
* 146 R. von KRAFFT-EBING,
Ps, op. cit., p. 11.
* 147 Ibid., p. 197.
* 148 Ibid,. 193.
* 149 Ibid., p. 198.
* 150 C'est ainsi que
Foucault désigne l'opération par laquelle la psychiatrie
« transfère le point d'application du châtiment, de
l'infraction définie par la loi, à la criminalité
appréciée au point de vue psychologico-moral » (Michel
FOUCAULT, Les anormaux, op. cit., p. 17)