Conclusion
Internet seul n`a pas révolutionné les services
de renseignement. Comme le signale l`Amiral
Lacoste, ancien directeur de la DGSE, c`est un faisceau de
facteurs, qui a entraîné depuis ces vingt dernières
années, de profondes restructurations des services : « les
bouleversements d`ordre politique, stratégique et militaire liés
à la dissolution de l`Empire soviétique et à la
réunification allemande d`une part, mais aussi d`autre part, ceux qui
concernent les technologies, en particulier les NTIC et tout ce qu`on peut
qualifier de « nouvelle révolution Gutenberg »207.
Pierre Lacoste n`avait pas prévu le 11 septembre, qui a également
modifié le rapport des services de renseignement à Internet.
La nouvelle donne instaurée par ces changements
géopolitiques et techniques a conduit les services à tenter de
s`approprier Internet, tout d`abord en développant de puissants outils
d`interceptions, de déchiffrement, mais également en instaurant
une surveillance très poussée du réseau, grâce
à des instruments type « logiciels renifleurs ». Les lois les
plus récentes votées à la fois aux Etats-Unis et en France
(Patriot Act, Loi sur la Sécurité Intérieure) tendent
à autoriser une surveillance toujours plus aisée dans la vie
privée des internautes. L`association Internet/ Services de
renseignement semble dès lors un véritable outil de pouvoir pour
les gouvernants.
Cependant, cette association a ses limites...Les Etats-Unis
qui ont depuis plusieurs décennies presque tout misé sur le
renseignement technique se voient obligés de repenser leur
stratégie. Le renseignement humain peu à peu regagne ses lettres
de noblesse, bien que chacun soit conscient de ses faiblesses : « A
retired senior CIA officer opined that HUMINT can never be free from the biases
and perceptions of its sources, that the information is oftentimes deemed
tainted because it came from traitors motivated by greed or personal
grievances, or that it was obtained by corrupting or seducing vulnerable human
beings«208. Pour rentrer dans les secrets
207Quel renseignement pour le XXIe siècle ?
Actes du Colloque au Carré des Sciences, 3 avril 2001, Art. de l`amiral
Lacoste, La révolution des services secrets, Lavauzelle, 2001, p.133
208 --Un officier de la CIA à la retraite était d`avis
que le renseignement humain ne peut jamais être libéré des
biais et des perceptions personnelles de ses sources : l`information est
souvent suspicieuse, car elle vient de traîtres motivés par la
cupidité ou par des griefs personnels, ou elle est obtenue en corrompant
ou en séduisant des personnes
des organisations criminelles ou terroristes, ou dans ceux des
Etats-voyoux, les gouvernants autant que les services réalisent que rien
ne vaut un agent infiltré.
Les services de renseignement sont aujourd`hui dans la
tempête. Concurrencés par des services de renseignement
privés, toujours plus nombreux et toujours plus performants ;
contestés pour leur mauvaise gestion de l`information par des
commissions officielles, ils doivent en outre faire face à l`une des
périodes les plus troubles de leur histoire, notamment aux Etats-Unis,
où les agences ont très longtemps représenté un
levier de pouvoir sans équivalent. La définition, donnée
en introduction, « Intelligence is information gathered for policymakers
which illuminates the range of choices available to them and enables them to
exercise judgement », ne semble plus guère d`actualité. Les
politiciens, au travers des « affaires » tournant autour de la guerre
contre l`Irak, n`ont-ils finalement pas trahi les services. Ces derniers n`ont
en effet pas tenu compte des éclairages apportés par les services
; ils ont au contraire fabriqué leur choix sur des motifs qui paraissent
purement politiques. Oubliée l`intelligence qui permet de se construire
un jugement et d`effectuer un choix ! Dans la tempête, les services de
renseignement vont-ils résister longtemps ? L`amiral Lacoste constate
avec amertume : « la tendance à la sous-traitance des fonctions
régaliennes et à leur privatisation témoigne de graves
dérives »209. La suppression des services de
renseignement est cependant loin d`être à l`ordre du jour, et ce
pour une raison assez évidente. Malgré leurs défaillances,
ils restent un élément incontournable de l`Etat. Les services
extérieurs sont souvent les mieux à même de fournir des
analyses détaillées sur la situation géopolitique d`un
pays, sur le développement de groupes terroristes et criminels... Selon
Claude Silberzahn, « Personne, demain, ne supprimera les services, et il
faut donc réfléchir à en faire le meilleur usage. D`une
part en les intégrant le mieux possible dans l`appareil d`Etat, ce qui
implique de favoriser leur dialogue avec les institutions, et d`autre part en
les associant au processus décisionnel du pouvoir exécutif
»210. Cette suggestion, faite il y a près de 10 ans, ne
semble guère avoir eu
vulnérables », Intelligence and National Security,
printemps 2001, Art. de Matthew M. Aid, The National Security Agency and the
Cold war, p. 5
209 Quel renseignement pour le XXIe siècle ?
Actes du Colloque au Carré des Sciences, 3 avril 2001, Art. de l`amiral
Lacoste, La révolution des services secrets, Lavauzelle, 2001, p.135
210 Claude Silberzahn, Au cOEur du secret, Fayard,
Paris, 1995, p.313
d`échos, surtout en ce qui concerne l`association au
processus décisionnel. Les choix politiques ne s`appuient pas toujours
sur les jugements émis par les services de renseignement... loin de
là.
En ce qui concerne le dilemme opposant sécurité
et libertés, il semble avoir tourné à l`avantage de la
sécurité. Deux ans après les attentats du 11 septembre, la
France et les Etats-Unis continuent à mettre l`accent sur la
sécurité, renforçant par là-même le pouvoir
étatique. Outre-Atlantique, le Patriot Act est toujours appliqué,
bien que les résistances ne cessent de se développer : «
Plus de 150 communautés, y compris quelques grandes villes et trois
Etats, ont voté des résolutions pour dénoncer le Patriot
Act »211. Certaines voix s`élèvent pour proposer
des solutions alternatives. Ainsi le Dr. Ian Kearns, chercheur à
l`Institute for Public Policy Research (Londres) propose la thèse
suivante : « An holistic security policy would consider how we can
preserve not just our national infrastucture and ourselves against terrorism,
but how we can protect economy, in terms of wealth creation and innovation, and
how we can protect our social equality, our sense of social justice and our
commiment to citizenship«212. Autrement dit, il faudrait
parvenir à concilier les tenants de --la liberté à tout
prix« avec ceux de --la sécurité à tout prix«.
Une autre menace pèse sur les Internautes, soucieux de
protéger leurs données ; cette menace émane, non de
services gouvernementaux, mais d`entreprises privées. En effet,
grâce à Internet de nombreuses sociétés parviennent
à constituer des fichiers clients, qui peuvent constituer une atteinte
à la vie privée, autant que la lecture de certains mails par des
services de renseignement. Pire encore, les Géants de l`industrie
informatique, et à leur tête, Microsoft, pourraient bien
être en mesure de connaître l`intégralité des
activités de tout internaute connecté sur le web. Fin 2002,
début 2003, la présentation du Projet Palladium par la firme de
Bill Gates en a fait frémir plus d`un. Cette nouvelle technologie, dont
l`objectif avoué est une sécurisation plus grande des ordinateurs
et des réseaux se fondent en effet sur des modifications techniques
très controversées. « Ces modifications résideront
dans l'ajout, sur chaque ordinateur, d'une puce contenant des clés de
chiffrement numériques et des données permettant d'identifier la
211 Libération, art. de Pascal Riche, Les
Etats-Unis dans l`ère de la paranoïa, 11 septembre 2003.
212 « Une politique de sécurité totale prendrait
en charge non seulement la protection de notre infrastructure nationale et
celle de nos citoyens contre le terrorisme, mais également la protection
de notre économie, en terme de création de richesse,
d`innovation, et enfin elle prendrait en charge la protection de
l`équité sociale, du sens de la justice et de la
responsabilité envers les citoyens » RUSI (Royal United Services
Institute for Defence Studies) Journal, août 2002, Protecting the digital
society, p.54
machine ».213 Si effectivement Palladium
semble efficace pour lutter contre les virus, cette technologie pourrait
également permettre de contrôler tout fichier ou site web
visionné par l`internaute. Grâce à la puce du
système Palladium, tout logiciel ou matériel informatique
pourrait être reconnu et identifié. Ce serait ainsi, selon
Microsoft, la fin du piratage. Le projet de Microsoft n`a cependant pas encore
abouti ; nombreux sont les défenseurs de la vie privée à
s`être insurgé contre ce projet que d`aucuns considèrent
comme liberticide. Dans ce contexte, existe-t-il encore pour les internautes un
moyen de se protéger contre la surveillance du web, qu`elle provienne
des services de sécurité ou de grands groupes informatiques ?
Bernard Lang, directeur de recherche à l`INRIA nous donne à ce
sujet une piste de réponse : « Le patron [de la DCSSI] a
exprimé publiquement que les logiciels libres sont la seule façon
d`assurer la sécurité informatique »214 . Mais
Linux a-t-il le pouvoir de lutter contre le mastodonte Microsoft ? Dans ce
combat-là, il n`est pas certain que David puisse battre Goliath.
213 Le Monde, art. de Stéphane Foucart, Avec
Palladium, Microsoft lance une informatique sécuritaire, 16 janvier
214 Information donnée dans une interview par mail.
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