1
|
UFR de Sciences Humaines, Sociales et Philosophie
Département de Sciences Sociales
|
L'artiste et la ville en Hauts-de-France
Le cas du Parcours d'Art Contemporain d'Amiens
Métropole
Julien Cossart
Sous la direction de :
M. Fabrice RAFFIN
Master 2 Culture, Patrimoine et Innovations Numériques
Année universitaire 2019-2020
2
Mes remerciements vont à mes camarades, les Robins
des Arts, à mon directeur de mémoire, Fabrice Raffin, à ma
directrice de stage, Lucie Orbie, ainsi qu'aux artistes
rencontrés.
3
SOMMAIRE
INTRODUCTION 4
I. Une entrée dans le monde de l'art contemporain 4
II. Une histoire de la sociologie de l'art 5
1. Une « pré-sociologie » de l'art 7
2. Une autonomisation de la sociologie 10
3. L'art contemporain, un nouveau « paradigme » ?
16
III. Problématisation 20
IV. Méthodologie 23
V. Contextualisation / Terrain d'enquête 26
VI. Annonce de plan 29
PROFILS D'ARTISTES 31
I. Définir l'artiste 33
II. Arts plastiques, arts visuels et art contemporain 34
III. L'atelier à domicile comme condition d'exercice de
la pratique artistique 37
IV. Être « artiste à temps plein » 40
V. Les revenus artistiques 42
VI. La galerie, un intermédiaire peu présent et
contesté 46
VII. La fin de l'artiste créateur ? 49
L'ART DANS LA VILLE ET LA VILLE DANS L'ART 56
I. L'« habiter » et les sciences sociales 57
II. Les artistes et la ville d'Amiens 58
III. Faire de l'art ensemble 60
1. Des interventions en lien avec le Parcours d'Art Contemporain
60
2. La ville pour questionner l'identité 63
3. La ville comme espace de mobilité 65
4. La ville comme matériau tactile au sein de l'oeuvre
67
IV. Représenter la ville 69
1. La ville à l'échelle de l'habitat 69
2. Dessiner la ville 72
3. La ville par opposition à la nature 74
4. La ville comme « cadre » de l'oeuvre 77
CONCLUSION 81
I. Une structuration de l'art contemporain à Amiens 82
II. Une instrumentalisation de l'artiste ? 84
III. L'art contemporain pour tous ? 85
BIBLIOGRAPHIE 89
SITOGRAPHIE 91
ANNEXES 92
4
INTRODUCTION
I. Une entrée dans le monde de l'art
contemporain
Ma relation avec l'art, « celui que l'on voit dans les
musées », est relativement récente. Elle s'est surtout
construite durant cette dernière année de cursus universitaire en
Master 2 Culture, Patrimoine et Innovations Numériques à
l'Université de Picardie Jules Verne.
Ainsi, j'ai pu visiter le Musée de Picardie, à
Amiens, durant sa (courte) réouverture en mars 2020; après trois
années de rénovation. Si certaines oeuvres, classiques, m'ont
impressionné, le manque ou peu d'intérêt du musée
pour l'art contemporain est tout autant remarquable; peu d'oeuvres
contemporaines étant exposées. Durant ma découverte du
monde de l'art, nous avons aussi visité, avec mes camarades de master,
le Louvre-Lens; à l'occasion du Culturathon qui a eu lieu le 12 et 13
décembre 2019 et durant lequel nous avons dû créer une
application mobile sur la thématique « Expérience
muséale et Parcours sensoriel » en trente-six heures. Durant ce
Culturathon, nous avons eu l'opportunité de nous promener dans la
Galerie du Temps pour découvrir l'histoire de l'art depuis
l'Antiquité; mais sans art contemporain. A ce moment de l'année
universitaire, ma « quête de culture » m'a mené au
Musée du Louvre, à Paris; premier musée de France, et
même du monde, par sa fréquentation. Si j'ai pu admirer La
Joconde de Léonard de Vinci, La Liberté guidant le
peuple de Eugène Delacroix, Le Radeau de la Méduse
de Théodore Géricault ou encore La Victoire de
Samothrace, l'art contemporain n'était pas présent au
Louvre; ou, au moins, pas dans sa collection permanente.
Non, ma rencontre avec l'art contemporain a eu lieu au
début de l'année 2020, à l'occasion de notre semaine
à Milan, en Italie; là aussi avec mes camarades de master. Entre
autres visites de la Pinacothèque de Brera ou encore du Musée
National de la Science et de la Technologie Léonard de Vinci, pour ne
citer qu'eux, nous nous sommes rendus au bord de Milan, dans une ancienne usine
Pirelli devenue un lieu d'art contemporain de quinze mille mètres
carrés en 2004, le HangarBicocca. Ma visite du HangarBicocca a
été marquée par l'oeuvre d'Anselm Kiefer, artiste allemand
né en 1945, The Seven Heavenly Palaces 2004-2015, une
installation de sept tours, en béton armé, mesurant de quatorze
à dix-huit mètres et pesant chacune quatre-vingt-dix tonnes; que
l'on peut interpréter comme des ruines, ces dernières posant la
question du rapport entre l'Homme et son habitat. En tant qu'acteur, certes,
modeste, dans le monde de l'art contemporain, avec la mise
5
en oeuvre de notre événement culturel Dans Le
Rétro à la Cité Carter d'Amiens au début du mois de
mars 2020, nous, Robins des Arts, avons été en position de
sélectionner des oeuvres que nous avons exposé par la suite;
découvrant le rôle d'un commissaire d'exposition.
Mon entrée dans le monde de l'art contemporain se
conclut avec une première expérience professionnelle dans ce
dernier; un stage de trois mois, à la fin de l'année
universitaire, au sein de l'association 50° Nord, à Lille, comme
assistant de coordination de l'état des lieux des arts plastiques en
Hauts-de-France. Créée en 1996, 50° Nord est un
réseau d'art contemporain qui réunit, de Beauvais à
Bruxelles, près de 50 structures professionnelles de formation
supérieure, de production et de diffusion de l'art contemporain. Sa
mission principale est de participer à la structuration du secteur des
arts visuels en Hauts-de-France ainsi qu'en Wallonie-Bruxelles. Depuis 2017,
avec cette même volonté de structurer ce secteur, les acteurs des
arts visuels en Hauts-de-France mettent en oeuvre une démarche
d'état des lieux des arts plastiques; démarche sur laquelle j'ai
été missionné. Le rapport produit suite à cet
état des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France me permettra de
contextualiser mon terrain d'enquête par la suite.
Maintenant que ma relation à l'art est claire pour le
lecteur, je peux en venir à la relation entre la sociologie et l'art;
une relation qui, elle, n'a pas un an d'existence mais un siècle. Ce
n'est qu'à partir de cette relation que je pourrai saisir une posture
sociologique sur l'art contemporain et la manière par laquelle une
installation telle que The Seven Heavenly Palaces 2004-2015 d'Anselm
Kiefer est devenue une oeuvre d'art.
II. Une histoire de la sociologie de l'art
Reconstituer l'histoire de la sociologie de l'art n'est pas
simple dans la mesure où cette sous-discipline a été
pendant des décennies en contact étroit avec d'autres disciplines
propres à l'art; ce qui a pour conséquence une opacité de
ses contours. Bien que cela entraînera une autonomisation relativement
tardive de la sociologie de l'art, nous ne pouvons nier les apports de ces
disciplines sur cette dernière. Pour reconstituer cette histoire, je
m'appuierai principalement sur le travail réalisé par Nathalie
Heinich avec La sociologie de l'art paru en 2001.
Si nous prenons comme point de départ la naissance de
la sociologie, nous constaterons que Emile Durkheim et Max Weber ont peu
écrit sur l'art. « Les fondateurs de la sociologie
n'accordèrent en effet qu'une place marginale à la question
esthétique. »1 Le premier sociologue à
s'intéresser à l'art est l'allemand Georg Simmel avec La
Tragédie de la culture et autres essais en
1 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La
Découverte, p. 10.
6
1925; oeuvre dans laquelle « il tentait de mettre en
évidence le conditionnement social de l'art, notamment dans ses rapports
avec le christianisme, et l'influence des visions du monde sur les oeuvres
»2. Alors nous comprenons la proximité de la
sociologie avec l'histoire de l'art; et, entre ces deux disciplines,
l'apparition d'un nouveau courant que Nathalie Heinich nomme l'histoire
culturelle de l'art. Ce courant sera développé notamment avec
l'historien autrichien Edgar Zilsel dans Le Génie. Histoire d'une
notion, de l'Antiquité à la Renaissance en 1926. L'historien
démontre, à partir du processus de valorisation de l'artiste, la
manière par laquelle la valeur d'une oeuvre devient celle de son
créateur. Parmi ceux qui ont contribué à l'histoire
culturelle de l'art, nous pouvons relever l'historien d'art allemand Erwin
Panofsky qui, avec L'Oeuvre d'art et ses significations en 1955, va
proposer trois niveaux d'analyse de l'oeuvre picturale; dont le niveau
iconologique, qui équivaut à la vision du monde sous-tendue par
l'oeuvre. « L'oeuvre abondante de Panofsky s'étend bien
au-delà d'une vision proprement « sociologique », laquelle
n'apparaît [...] que dans la mise en évidence des
relations d'interdépendance entre le niveau général d'une
« culture » et celui, particulier, d'une oeuvre. »3
Ce n'est donc pas dans la sociologie que la sociologie de
l'art est née; ni dans l'histoire culturelle de l'art qui, pourtant
précurseuse, ne réclame pas la sociologie de l'art. Pour raconter
cette sous-discipline, Nathalie Heinich va proposer un modèle en trois
générations; aussi distantes dans le temps que dans l'espace,
mais encore par leur discipline respective ainsi que les problématiques
et réflexions qu'elles ont apporté. La première
génération est celle de l'esthétique sociologique, avec la
philosophie allemande, durant la première moitié du
XXe siècle; la seconde celle de l'histoire sociale de l'art,
développée par des historiens de l'art en Angleterre et en Italie
pendant la Seconde Guerre Mondiale: la dernière celle de la sociologie
d'enquête apparue aux Etats-Unis et en France dans les années
1960.
J'utiliserai ce modèle de Nathalie Heinich en
présentant, dans un premier temps, les deux premières
générations; lesquelles, bien qu'elles aient eu une importante
influence sur la sociologie de l'art, ne peuvent être prises en compte
comme appartenant à la discipline sociologique. La seconde sous-partie
sera consacrée à la sociologie d'enquête et à ses
résultats. Je tenterai principalement, dans cette histoire de la
sociologie de l'art, de relever les travaux liés aux « arts
plastiques ». Pour terminer, et revenir à ce qui sera au coeur de
ce mémoire, nous évoquerons l'art contemporain à travers
la notion de « paradigme »; transposée des sciences naturelles
à l'art par Nathalie Heinich dans Le paradigme de l'art
contemporain. Structures d'une révolution artistique en 2014.
2 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La
Découverte, p. 10.
3 Ibid, p. 13.
7
1. Une « pré-sociologie » de l'art
La première génération, celle de
l'esthétique sociologique, a posé un premier pas remarquable dans
la mesure où elle a commencé à penser les relations entre
art et société; « Désautonomisation (l'art
n'appartient pas qu'à l'esthétique) et
désidéalisation (il n'est pas une valeur absolue) sont bien les
deux moments fondateurs de la sociologie de l'art »4. Si
l'idée que l'art ne dépend pas que de causes esthétiques
peut être datée au milieu du XIXe siècle, avec
Hippolyte Taine et Philosophie de l'art (1865), elle sera surtout
initiée non pas par Karl Marx lui-même mais par certains
héritiers de sa pensée; c'est-à-dire la tradition
marxiste. L'approche par la classe sociale sera ainsi utilisée par le
philosophe hongrois Georg Lukacs, dans Littérature, philosophie,
marxisme en 1922, pour constituer un lien entre conditions
économiques et production artistique. En ce qui concerne la peinture,
cette tradition marxiste est perpétuée par l'historien de l'art
hongrois Frederick Antal qui, dans Florence et ses peintres. La peinture
florentine et son environnement social en 1948, interprète la
diversité des oeuvres du XVe siècle comme «
le reflet de la diversité des conceptions du monde des
différentes classes sociales »5. Cette approche a
cependant été critiquée; le lien de causalité entre
oeuvre et classe sociale étant perçu par certains
spécialistes comme une démonstration de la pensée de Marx
et non comme une tentative de compréhension de l'art.
Au même moment que cette tradition marxiste, des
philosophes allemands se réunissent dans les années 1930; ces
derniers constitueront l'école de Francfort. L'école de Francfort
est constitutive de la sociologie de l'art dans la mesure où elle pense
la relation entre art et société, la désautonomisation de
l'art donc; cependant, considérant l'art comme outil
d'émancipation de l'individu vis-à-vis des «masses»,
l'école de Francfort ne permet pas sa désidéalisation.
Parmi les principaux travaux de l'école de Francfort, Walter Benjamin,
dans L'oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité
technique en 1936, « ouvre une réflexion novatrice sur les
effets des innovations techniques, en l'occurrence la photographie, sur la
perception de l'art. »6 Walter Benjamin explique que cette
reproductibilité technique a pour conséquence la perte de
l'« aura » de l'oeuvre ainsi que la désacralisation du rapport
à cette oeuvre.
En même temps que l'école de Francfort, un
dernier courant apparaît; provenant de l'histoire de l'art, il est
incarné par Pierre Francastel. Ce courant tente « de mettre en
évidence ce en quoi
4 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La
Découverte, p. 16.
5 Ibid, p. 19.
6 Ibid, p. 21.
8
l'art peut être le révélateur
[...] de réalités collectives, visions du monde
»7; ce que montre Pierre Francastel dans Peinture et
société. Naissance et destruction d'un espace plastique, de la
Renaissance au cubisme dès 1951. L'historien de l'art
établit un rapport entre les courants picturaux et leurs
sociétés respectives. Cependant, contrairement à la
tradition marxiste, l'oeuvre ne révèle pas là les
conditions de sa production mais devient plutôt créatrice de
vision du monde. « L'art apparaît alors moins comme
déterminé que comme déterminant, révélateur
de la culture qu'il contribue à construire autant qu'il en le produit.
»8
Avant d'en arriver à la seconde
génération, celle de l'histoire sociale de l'art, notons l'apport
de cette première génération qui, à partir de la
recherche de lien entre l'art et la société, a permis la
désautonomisation de l'art, c'est-à-dire que l'art ne
répond pas qu'à des déterminations artistiques; bien que
l'école de Francfort ou encore ce que Nathalie Heinich nomme la
sociologie de Pierre Francastel, à travers les « pouvoirs »
qu'ils accordent à l'art, ne permettent pas sa
désidéalisation.
A partir des années 1950, la seconde
génération, celle de l'histoire sociale de l'art, pose la
question du contexte de l'oeuvre; notamment, au départ, avec le
mécénat. Le mécénat permet une approche de l'oeuvre
à travers les contraintes de l'artiste. L'historien de l'art anglais
Francis Haskell, dans Mécènes et peintres. L'art et la
société au temps du baroque italien en 1963, analyse «
les différents types de contraintes propres à la production
picturale - localisation de l'oeuvre, taille, sujet, matériaux,
couleurs, échéance, prix. »9
L'historien de l'art allemand Nikolaus Pevsner initia
l'histoire institutionnelle de l'art en étudiant Les
Académies d'art dès 1940. Dans la continuité de ces
travaux, notons l'intérêt porté à la France avec,
entre autres, les américains Harrison et Cynthia White qui, dans La
Carrière des peintres au XIXe siècle en 1965,
montrent « le décalage entre, d'un côté, la
routinisation et l'élitisme académiques, qui mettaient les
institutions de la peinture (école, concours, jurys,
récompenses...) sous la coupe d'un petit nombre de peintres
âgés et conservateurs, et, de l'autre, l'augmentation du nombre de
peintres et les possibilités accrues du marché
»10 à partir de statistiques sur des archives.
Nous avons vu que ce qui constitue l'apport principal de cette
seconde génération est le travail de recontextualisation de
l'oeuvre. Cette recontextualisation permet, dans le cas de l'historien Georges
Duby avec Le Temps des cathédrales. L'art et la
société, 980-1420 en 1976,
7 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La
Découverte, p. 21.
8 Ibid, p. 23.
9 Ibid, p. 27.
10 Ibid, p. 28.
9
d'expliquer l'apparition de nouvelles formes artistiques, ou
encore, dans le cas de l'historien de l'art anglais Timothy Clark avec Le
Bourgeois absolu. Les artistes et la politique en France de 1848 à 1851
en 1973, d'expliquer les connotations idéologiques des oeuvres.
Mais, parmi cette histoire sociale de l'art, c'est un autre historien de l'art
anglais, Michael Baxandall, qui livrera ce qui est certainement l'oeuvre la
plus connue et reconnue; ou, du moins, celle que nous étudions durant
notre cursus universitaire. En effet, dans L'Oeil du Quattrocento. L'usage
de la peinture dans l'Italie de la Renaissance en 1972, Michael Baxandall
dévoile la « culture visuelle » de cette époque,
autrement dit, « comment on regardait un tableau [...] :
physiognomonie (ou signification des traits du visage), langage des gestes,
scénographie, danse, drames sacrés, symbolisme des couleurs,
techniques de mesure et étude des proportions »11,
etc.
Peu à peu, nous partons de la production de l'oeuvre
pour en arriver à sa réception. Francis Haskell, que nous avons
vu avec le mécénat précédemment, va aussi, dans
La Norme et le Caprice. Redécouvertes en art en 1976, retracer
les évolutions de la sensibilité esthétique en mettant en
évidence son interdépendance avec d'autres évolutions;
telles que les évolutions de la politique ou encore de la religion.
L'historien de l'art anglais Thomas Crow posera la question du public dans
La Peinture et son public à Paris au dix-huitième
siècle en 1985. Ce dernier revient sur la création par
l'Académie des salons de peinture et sur la manière par laquelle
le public de ces salons « a permis un certain affranchissement du
goût des amateurs par rapport aux normes académiques [...]
et notamment par rapport à la hiérarchie officielle des
genres, qui privilégiait la peinture d'histoire en dévalorisant
les genres « mineurs », en particulier les scènes de la vie
quotidienne et les natures mortes. »12 Pour terminer cet
« aparté » à propos de la perception esthétique
des amateurs d'art, l'historien de l'art suisse Philippe Junod montre, dans
Transparence et opacité. Essai sur les fondements théoriques
de l'art moderne en 1976, comment le fond de l'oeuvre est devenu
secondaire vis-à-vis de sa forme.
Revenons-en aux artistes, à ceux qui créent
l'art de leur main. Dès 1963, dans Les Enfants de Saturne.
Psychologie et comportement des artistes, de l'Antiquité à la
Révolution française, Rudolf et Margot Wittkower, historiens
de l'art, révèlent la récurrence de la
représentation de l'artiste « marginal » à partir de
l'analyse d'un corpus de biographies. L'ascension sociale de l'artiste est
développée par l'historien de l'art anglais Andrew Martindale
dans The Rise of the Artist in the Middle Ages and Early Renaissance
en 1972; pour ce qui concerne la période pré-Renaissance. En
ce qui concerne l'évolution du statut de l'artiste entre la Renaissance
et le XIXe siècle, c'est Nathalie Heinich, dans Du peintre à
l'artiste. Artisans et académiciens à l'âge
11 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La
Découverte, p. 31.
12 Ibid, p. 34.
10
classique en 1993, qui explique « trois
types de régimes d'activité qui se sont succédé et,
parfois, superposés : le régime artisanal du métier,
dominant jusqu'à la Renaissance; le régime académique de
la profession, qui régna de l'absolutisme à l'époque
impressionniste; et le régime artistique (au sens moderne) de la
vocation, apparu dans la première moitié du XIXe siècle
pour s'épanouir au XXe siècle. »13
Cette seconde génération qu'est l'histoire
sociale de l'art aura permis, avec la prise en compte des deux pôles qui
l'entourent, de mieux comprendre l'oeuvre dans son contexte; ces deux
pôles étant, d'un côté, la production de l'oeuvre,
et, de l'autre, sa réception. Mais, à ce stade, une question
reste encore en suspens : Comment la sociologie s'est-elle appropriée
l'art ? Ce sera tout l'intérêt de la sous-partie suivante.
2. Une autonomisation de la sociologie
Jusqu'à maintenant, nous avons étudié
l'art à travers l'oeil du philosophe et de l'historien de l'art. Si
leurs travaux peuvent être reconnus comme sociologiques par leur
capacité à établir des liens entre l'art et la
société, ils ne peuvent être reconnus comme sociologiques
par leurs méthodes. Que ce soit avec les essais des philosophes ou
encore avec les recherches documentées des historiens de l'art, nous
nous écartons là de la méthode sociologique,
c'est-à-dire de l'enquête; et « c'est ce recours à
l'enquête qui fait la spécificité et la force de la
sociologie de l'art actuelle : mesures statistiques, entretiens sociologiques,
observations ethnologiques vont non seulement apporter de nouveaux
résultats, mais, surtout, renouveler les problématiques
»14. Dès 1945, avec Art et
société, Roger Bastide, sociologue, réclame davantage
d'enquête de terrain pour que la sociologie de l'art puisse se constituer
comme sous-discipline. Par conséquent, je présenterai les
résultats de ces enquêtes. Contrairement à Nathalie Heinich
dans La sociologie de l'art, je présenterai ces
résultats en partant du créateur, c'est-à-dire de la
production, pour en arriver au spectateur, c'est-à-dire à la
réception; en passant par l'oeuvre même ainsi que par sa
médiation.
Qu'est-ce qu'un artiste ? Bien qu'apparemment simple, cette
question reste relativement complexe. Définir ce qu'est un artiste est
pourtant une condition sine qua non à leur recensement. Ces
critères sont variables : Autodéfinition, reconnaissance d'autres
artistes, reconnaissance d'institutions artistiques, adhésion à
la Maison des Artistes, déclaration de l'activité artistique
13 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La
Découverte, p. 38.
14 Ibid, p. 40.
11
comme activité principale à l'Institut National
de la Statistique et des Etudes Economiques, etc. Cependant, ces
critères ont tous des contraintes. « La définition des
artistes se heurte en effet à la délimitation d'une double
frontière, très marquée hiérarchiquement : d'une
part, la frontière entre arts majeurs et arts mineurs, ou métiers
d'art; d'autre part, la frontière entre professionnels et amateurs
»15. En 1985, avec Les Artistes. Essai de morphologie
sociale, la sociologue Raymonde Moulin va utiliser le critère de la
notoriété pour caractériser les artistes. Il en
résulte que ces derniers sont principalement des hommes provenant de
divers milieux sociaux et perpétuant le mythe de l'autodidaxie;
c'est-à-dire de l'apprentissage par eux-mêmes alors qu'ils ont
suivi des études supérieures.
Le sociologue Pierre Bourdieu va aussi s'intéresser
à l'art dans Les Règles de l'art. Genèse et structure
du champ littéraire en 1992. A partir d'une sociologie de la
domination, il démontre le statut d'une oeuvre par la position sociale
de son créateur; en l'occurrence, un livre par son écrivain.
« Toute personne dotée de notoriété ou de pouvoir
y devient, en tant que « dominant », le fauteur ou le complice d'un
exercice - illégitime aux yeux du sociologue - de légitimation.
»16 L'américain Howard Becker, avec Les Mondes
de l'art dès 1982, avait aussi posé la question de l'oeuvre
à partir de sa production; non pas, comme Pierre Bourdieu, en
étudiant la position sociale de l'artiste, mais en décrivant
« la nécessaire coordination des actions dans un univers
foncièrement multiple : multiplicité des moments de
l'activité (conception, exécution, réception), des types
de compétences [...] ou des catégories de producteurs
»17. Par sa sociologie interactionniste, Howard Becker
permet de déconstruire l'art comme activité individuelle mais
comme expérience collective.
Pour clore cette sociologie de la production, si nous pouvons
découper la sociologie de l'art ainsi, venons-en à la sociologie
de l'identité. Initiée par le sociologue allemand Norbert Elias
avec Mozart. Sociologie d'un génie en 1991, ce dernier
réalise un réel va-et-vient entre une psychanalyse du compositeur
autrichien et ses conditions d'exercice dans la Cour. Cette sociologie de
l'identité cherche à expliquer les représentations des
artistes; c'est-à-dire les représentations que nous, amateurs
d'art, portons sur les artistes autant que les représentations que ces
artistes portent sur eux-mêmes. L'analyse de discours, « qui
fournit la base méthodologique de telles analyses : soit les textes
écrits, avec les biographies, autobiographies ou correspondances
d'artistes; soit les propos recueillis par entretiens, typiques de la
sociologie dite « qualitative » »18, permet de
comprendre comment l'activité artistique comme vocation a
entraîné une « massification » des artistes à la
fin du XXe siècle. La valorisation de l'artiste a aussi
étendu ce qui relevait de ce statut; avec notamment
15 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La
Découverte, p. 75.
16 Ibid, p. 78.
17 Ibid, p. 80.
18 Ibid, p. 83.
12
l'art contemporain. « Ainsi s'explique le
succès, aujourd'hui, du terme « plasticien », plus neutre que
celui d'« artiste », et qui permet d'éviter ceux de «
peintre » ou « sculpteur », lesquels valaient encore pour l'art
classique et moderne, mais sont devenus largement inadéquats avec l'art
contemporain. »19
La sociologie de la production avait pour première
mission de permettre une meilleure compréhension des oeuvres d'art; nous
nous intéresserons maintenant à cette dimension.
« La sociologie des oeuvres d'art constitue la
dimension à la fois la plus attendue, la plus controversée et,
probablement, la plus décevante de la sociologie de l'art.
»20 Voici qui ne laisse que peu de place à
l'optimisme pour la suite. Il a souvent été demandé
à la sociologie de s'intéresser à l'oeuvre d'art en
elle-même; comme si, pour cette mission, le sociologue avait des
compétences que n'auraient pas l'historien de l'art ou encore le
critique d'art. Si la sociologie a pu s'approprier l'art par des
méthodes propres à elle-même, aucune de ces méthodes
ne concerne la description d'une oeuvre d'art.
Ne serait-ce qu'évaluer une oeuvre d'art est une
délicate opération pour le sociologue. Pour commencer, le
sociologue peut expliquer une oeuvre d'art par sa capacité d'expression,
par le contexte qu'elle exprime; mais ce ne serait qu'une reproduction de
classements établis par des historiens de l'art. Si le sociologue
déconstruit ces classements établis en accordant autant
d'importance aux « productions mineures » qu'aux « oeuvres d'art
», ce dernier passera à côté des processus
d'évaluation qui « expliquent » ces hiérarchies. Dans
le dernier cas, le sociologue s'intéresse donc à ces processus
d'évaluation des oeuvres d'art; « il s'agit de décrire
les opérations permettant aux acteurs de l'exclure ou de l'inclure dans
la catégorie « art », et les justifications qu'ils en donnent.
»21
De la même manière, l'interprétation d'une
oeuvre d'art n'est pas aisée. L'interprétation nécessite
une oeuvre d'art particulièrement « riche » pour permettre une
montée en généralité; et « les oeuvres
susceptibles de se prêter à ce point à la projection de
significations générales ne courent pas les musées
»22. Elle pose aussi un problème qui renvoie
à la mission principale de la sociologie de l'art; ou, au moins, de
l'esthétique sociologique. Interpréter une oeuvre comme
l'expression d'une «société» permet, certes, la
désautonomisation de l'art, mais ne permet surtout pas sa
désidéalisation.
19 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La
Découverte, p. 85.
20 Ibid, p. 87.
21 Ibid, p. 92.
22 Ibid, p. 95.
13
L'observation, elle, reste un propre de la méthode
sociologique. Ici, nous parlerons de l'observation d'une oeuvre exposée
et des réactions qu'elle peut provoquer à ses spectateurs. C'est
ce qu'a entrepris Nathalie Heinich avec Le Triple Jeu de l'art
contemporain. Sociologie des arts plastiques en 1998; cette
dernière décrit les réactions provoquées par l'art
contemporain, c'est-à-dire principalement de la répulsion, et la
manière par laquelle l'art contemporain, par sa transgression des
frontières de l'art, provoque un clivage entre les « profanes
» et les « initiés ».
« Le propre de l'art est qu'il fait beaucoup parler,
et écrire [...] : c'est la « mise en énigme »
des oeuvres »23; une énigme qui nécessite,
peut-être, pour être comprise, une médiation entre une
oeuvre et son spectateur.
Par définition, la médiation représente
l'ensemble des intermédiaires entre une oeuvre et son spectateur; et ces
derniers sont variés. Le commissaire d'exposition, le conservateur de
musée, le critique d'art, le commissaire-priseur, le collectionneur,
sont autant de « médiateurs » présents dans le monde de
l'art. Raymonde Moulin s'est intéressée à ces
intermédiaires avec L'Artiste, l'Institution et le Marché
en 1992; à partir de son immersion dans le monde de l'art
contemporain, elle décrit ses spécificités et la
manière par laquelle se superposent un art « marchand » et un
art « muséal ».
Les personnes « intermédiaires »
précédemment citées « exercent souvent leur
activité dans le cadre d'institutions qui [...] ont elles aussi
leur histoire et leurs logiques propres »24; mentionnons
Philippe Urfalino avec L'Invention de la politique culturelle en 1996,
où ce dernier revient sur « les trois grands axes des
politiques culturelles : constitution de collections, aide directe aux artistes
et, dans la seconde moitié du XXe siècle, effort de
diffusion à des publics élargis. »25
Précisons que les « médiateurs » ne
sont pas nécessairement des personnes ou encore des institutions;
d'autres éléments entrent en considération entre une
oeuvre et la manière de la percevoir. Ce que nous, amateur d'art, avons
pu lire d'un artiste et/ou de son oeuvre s'interpose pour notre perception de
cette oeuvre; autant que nos représentations préexistantes.
Cependant, l'idée même de la médiation
peut poser problème. Elle sous-entend que la production et la
réception d'une oeuvre soient strictement distinctes; ce que Nathalie
Heinich contredit avec le cas de l'art contemporain et des oeuvres pour
lesquelles la participation du
23 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La
Découverte, p. 99.
24 Ibid, p. 61.
25 Ibid, p. 63
14
spectateur est partie prenante. De même, « du
côté de la réception, faut-il compter les critiques parmi
les récepteurs ou parmi les médiateurs ? »26
Par l'idée de médiation, nous sous-entendons aussi que l'art et
la société seraient deux mondes distanciés l'un de
l'autre, une conception que nous avons déconstruit depuis
l'esthétique sociologique, et que l'art aurait besoin d'être
« traduit » pour être compris par la société. Par
conséquent, la sociologie de la médiation s'intéresse
à ces traductions.
Une autre approche est proposée par la sociologie de la
reconnaissance. La théorie de la reconnaissance est initiée par
le philosophe allemand Axel Honneth, avec La Lutte pour la reconnaissance
en 1992, et appliquée à l'art par l'historien de l'art
anglais Alan Bowness dans The Conditions of Success. How the Modern Artist
Rises to Fame en 1989. Le modèle d'Alan Bowness s'illustre par ses
quatre cercles de la reconnaissance. Représentons-nous quatre cercles
concentriques avec, de manière progressive, un premier cercle
composé d'autres artistes, un second cercle composé de marchands
et de collectionneurs, un troisième cercle composé de
conservateurs et de spécialistes, et un quatrième cercle
composé du grand public. « En dépit de son apparente
simplicité, ce modèle en cercles concentriques a
l'intérêt de conjuguer trois dimensions : d'une part, la
proximité spatiale par rapport à l'artiste (celui-ci peut
connaître personnellement ses pairs, probablement ses marchands et ses
collectionneurs, éventuellement ses spécialistes, guère
son public); d'autre part, le passage du temps par rapport à sa vie
présente (rapidité du jugement des pairs, court terme des
acheteurs, moyen terme des connaisseurs, long terme voire
postérité pour les simples spectateurs); enfin, l'importance pour
l'artiste de la reconnaissance en question, mesurée à la
compétence des juges (du quatrième au premier cercle, selon le
degré d'autonomisation de son rapport à l'art). »27
Poursuivons sur ce sans quoi nous ne pourrions
prétendre à une réelle sociologie de l'art;
c'est-à-dire ses spectateurs.
Si la sociologie des oeuvres d'art n'a pas permis d'en
apprendre sur une oeuvre même, la sociologie de la réception,
elle, permettra de comprendre le rapport entre une oeuvre et son «
récepteur », son spectateur. « L'un des actes fondateurs
de la sociologie de l'art, au début des années soixante, aura
consisté à appliquer à la fréquentation des
musées des beaux-arts les méthodes d'enquête statistique
élaborées aux Etats-Unis, dans l'entre-deux-guerres, par Paul
Lazarsfeld. »28 La première question à poser
est la suivante : Qui sont ces « récepteurs » de l'art ?
26 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La
Découverte, p. 66.
27 Ibid, p. 70.
28 Ibid, p. 46.
15
Une question à laquelle Pierre Bourdieu répond
dans L'Amour de l'art. Les musées européens et leur public
en 1966. Pour commencer, nous passerons de la question du public à
celle des publics; l'accès au musée variant
considérablement selon le milieu social. Cette variable que constitue la
provenance sociale va contredire l'idée d'un amour de l'art
indépendamment personnel. « Il apparaît ainsi que «
l'amour de l'art » concerne en priorité les « fractions
dominées de la classe dominante » (dont font partie les
intellectuels), plus dotées en capital culturel qu'en capital
économique. »29 Pierre Bourdieu critiquera
d'ailleurs l'incapacité des musées à démocratiser
l'art.
Pierre Bourdieu s'appuiera sur ses propres travaux pour
proposer, avec La Distinction. Critique sociale du jugement en 1979,
une véritable sociologie du goût. A partir d'enquêtes
statistiques, d'entretiens, d'observations et du concept d'« habitus
», un système de dispositions incorporées par l'individu,
Pierre Bourdieu va démontrer le lien entre « choix
esthétique » et milieu social; et notamment comment ce « choix
esthétique » est dicté par « la recherche de
conduites socialement distinctives. »30
La sociologie d'enquête a aussi permis la production
d'études sur les pratiques culturelles. Pensons à l'enquête
menée par le Ministère de la Culture et Olivier Donnat,
Pratiques culturelles des Français, depuis 1973; la
dernière édition datant de 2008. Cette enquête montre que
le musée s'est ouvert à d'autres publics durant ces
dernières décennies.
L'enquête exclusivement statistique ne peut
répondre à toutes les questions; cette dernière doit
être complétée par des entretiens ou encore des
observations. Par exemple, l'observation a été utilisée
par Jean-Claude Passeron pour étudier Le Temps donné aux
tableaux (1991) durant une exposition. Dans ce cas,
l'interprétation devient compliquée car, pour une même
durée élevée, nous pouvons l'interpréter comme une
analyse de l'« initié » ou comme une tentative de
compréhension du « profane ». L'admiration d'une oeuvre et/ou
d'un artiste a été une entrée pour Nathalie Heinich qui,
avec La Gloire de Van Gogh. Essai d'anthropologie de l'admiration en
1991, déconstruit cette idée du sens commun comme quoi le peintre
néerlandais aurait été inconnu de son vivant; une
représentation résultante de la valorisation, depuis l'art
moderne, du régime de singularité. De la même
manière, étudier la « répulsion »
provoquée par une oeuvre permet d'en savoir sur les valeurs qui lui sont
données. C'est le travail réalisé par Nathalie Heinich
avec L'Art contemporain exposé aux rejets. Etudes de cas en
1998. « Ainsi, la sociologie de la réception remonte en amont
de la sociologie du goût, en questionnant non pas les
préférences esthétiques, mais les conditions
mêmes
29 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La
Découverte, p. 49.
30 Ibid, p. 50.
16
permettant de voir émerger un jugement en termes de
« beauté » (ou de laideur), d'« art » (ou de
non-art). »31
Sociologie de la production, sociologie des oeuvres d'art,
sociologie de la médiation, sociologie de la réception
constituent, par leur méthode d'enquête, la sociologie de l'art.
Elles sont aussi autant de passerelles possibles vers, vous l'aurez
peut-être remarqué, l'art contemporain. L'art contemporain ne peut
se réduire, comme son nom pourrait le supposer, à un contexte
temporel. Ainsi, à une question que je me posais naivement au
début de notre réflexion, « Un artiste vivant qui peint un
tableau, c'est de l'art contemporain ? », Nathalie Heinich me
répond « Tout ce qui se produit aujourd'hui, en terme de
peinture notamment, n'est pas de l'art contemporain. »32 Pourquoi ?
C'est ce que nous allons découvrir dans la sous-partie suivante; dans
laquelle je m'intéresserai alors au modèle de l'art contemporain
proposé par Nathalie Heinich.
3. L'art contemporain, un nouveau « paradigme »
?
Dès 1999, avec son article « Pour en finir avec la
querelle de l'art contemporain », Nathalie Heinich proposait de penser
l'art contemporain, non par rapport à sa position temporelle dans
l'histoire de l'art, mais comme un « genre »; ce dernier se
démarquant du genre classique et du genre moderne. Là où
la mise en oeuvre des canons académiques ou encore la capacité
d'expression des artistes étaient les principaux critères
d'évaluation des oeuvres, l'art contemporain va, quant à lui,
questionner la notion même d'oeuvre d'art.
Force est de constater que, en ce début de
XXIe siècle, Nathalie Heinich a revu sa position sur l'art
contemporain; ou, au moins, en est arrivée à en parler en
d'autres termes. Elle situe une première reconnaissance de l'art
contemporain en 1964 avec la Biennale de Venise et la victoire du pop art sur
l'Ecole de Paris. « C'est un vrai choc pour pour le monde de l'art, et
la « consécration d'un nouveau paradigme artistique », que le
milieu parisien de l'art moderne, pourtant en pointe dans la promotion des
valeurs avant-gardistes contre le conservatisme des classiques, a bien du mal
à assimiler. »33 Peintres, classiques comme
modernes, ne pourront accepter, ne serait-ce que comprendre, cet art
contemporain qui opère une réelle « rupture avec l'art
moderne qui, à partir des années 1950, s'était
imposé comme le nouveau sens commun de l'art. »34
Loin de ne se résumer qu'au pop art américain, ce qui sera
dénommé comme l'art contemporain, qui n'a pas encore de
31 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La
Découverte, p. 56.
32 Agora Des Savoirs. (2015, 12 mai). Agora des Savoirs -
Nathalie Heinich - L'art contemporain : une révolution artistique ?
[Vidéo]. YouTube.
33 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain.
Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 17.
34 Ibid, p. 20.
17
définition unanime, apparaît approximativement au
même moment, c'est-à-dire au milieu du XXe
siècle, en France, avec le Nouveau Réalisme, en Autriche, avec
l'Actionnisme, et au Japon, avec le Gutai. Trois mondes de l'art coexisteront
donc au cours de la seconde moitié du XXe siècle :
« celui, traditionnel et en perte de vitesse, de l'art
académique, qui n'existe plus que dans quelques institutions ou dans des
segments reculés du marché; celui, advenu récemment
à une position dominante, de l'art moderne, qui a conquis le
marché et est en train de pénétrer les institutions; et
celui, émergent, de l'art contemporain qui n'existe encore qu'à
la marge mais est en passe de concurrencer sérieusement l'art moderne,
voire de le supplanter. »35 Preuve d'une reconnaissance
institutionnelle de l'art contemporain, mais aussi, et peut-être surtout,
des évolutions techniques de l'art, la notion de « Beaux-Arts
» est devenue celle d'« arts plastiques » pour le
Ministère de la Culture au début des années 1980.
Ci-dessus, vous aurez peut-être remarqué
l'utilisation du terme « paradigme ». C'est sous cette appellation
nouvelle que Nathalie Heinich va maintenant penser l'art contemporain. Elle
emprunte cette notion de « paradigme » à
l'épistémologue américain Thomas Kuhn et son oeuvre La
Structure des révolutions scientifiques parue, pour sa
première édition, en 1962.
Mais qu'est-ce qu'un « paradigme » ? Nathalie
Heinich le définit comme « une structuration
générale des conceptions admises à un moment donné
du temps à propos d'un domaine de l'activité humaine
»36, ou encore comme un modèle non conscient, une
conception du monde qui structure notre perception des choses, notre sens de la
normalité37. Dans notre domaine, nous pouvons résumer
le « paradigme » à une certaine conception de l'art.
Cependant, pour tout domaine, une « conception » nouvelle n'a que
deux possibilités : le manque de considération, voire le manque
de visibilité, ou le déclenchement d'un « changement de
paradigme ». « Car un paradigme n'a pu s'imposer qu'au prix d'une
rupture avec l'état antérieur du savoir, et il sera probablement
supplanté un jour par une autre conception : c'est ainsi que
procèdent les « révolutions » scientifiques, non pas
par une progression linéaire et continue de la connaissance, mais par
une série de ruptures ou, en d'autres termes, de «
révolutions ». »38
Pour qu'une « révolution » scientifique ait
lieu, certains pré-requis sont nécessaires : un ensemble
d'acteurs clairement défini formant un collectif qui pose un nouveau
« problème » et provoque de nouvelles représentations
collectives. Dans ce sens, Nathalie Heinich démontre que
35 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain.
Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 23.
36 Ibid, p. 29.
37 Agora Des Savoirs. (2015, 12 mai). Agora des Savoirs -
Nathalie Heinich - L'art contemporain : une révolution artistique ?
[Vidéo]. YouTube.
38 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain.
Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 29.
18
l'art moderne a été une vraie «
révolution » artistique au cours de laquelle le «
problème » a été de savoir si l'art « ne
consiste pas plutôt à permettre à l'artiste d'exprimer sa
propre vision du monde. »39 Pour les amateurs d'art
moderne, l'oeuvre doit procurer une expression, une sensation, un sentiment,
à travers son esthétique40. L'art contemporain aussi
répond à tout les pré-requis nécessaires au «
changement de paradigme ». Les acteurs sont les artistes appartenant aux
courants cités précédemment (Nouveau Réalisme,
Actionnisme, Pop Art, Gutai) et le « problème » est le suivant
: L'art contemporain s'amuse des frontières de l'art, questionnant ce
dernier sur sa définition même.
Alors, nous avons trois conceptions de l'art peu
(ré)conciliables car ces dernières s'opposent sur sa «
nature ». « Arrivé à ce degré
d'incompatibilité entre paradigmes - l'art contemporain étant
incompatible non seulement avec l'art classique, mais aussi et surtout avec
l'art moderne, auquel il succède et par rapport auquel il se construit
-, plus aucune discussion argumentée entre partisans des uns et des
autres ne peut suffire à emporter la conviction : la « querelle
» est quasiment irréductible du fait que, toute « preuve
» n'ayant de sens que par rapport au paradigme en lequel elle s'inscrit,
elle ne vaut plus dans celui en fonction duquel raisonne celui qu'elle est
censée convaincre. »41 Ainsi, les critiques
à l'encontre de l'art contemporain ont pu être «
sévères »; telle que celle du philosophe français
Jean Baudrillard42. La question n'est donc pas de savoir si telle
oeuvre est une oeuvre d'art ou non puisque, fondamentalement, classiques,
modernes et contemporains ne peuvent s'accorder dessus.
Encore faut-il démontrer comment l'art contemporain
s'affranchit des frontières « traditionnelles » de l'art, la
manière par laquelle il se démarque, avec des
caractéristiques propres, du paradigme classique et du paradigme
moderne. C'est tout l'intérêt du [Le] paradigme de
l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique. Ici, je
recenserai quelques unes des spécificités de l'art contemporain,
notamment celles qui m'intéresseront pour la suite de mon
mémoire; je renverrai donc à la complète lecture de ce
livre pour l'entière démonstration de Nathalie Heinich.
Commençons par ce que le visiteur peut voir en premier,
c'est-à-dire la dimension esthétique de l'oeuvre. Loin de la
peinture accrochée à son mur, de la sculpture posée sur
son socle, l'art contemporain se démarque, à première vue,
presque principalement, par la variété des matériaux
39 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain.
Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 31.
40 THE FARM. (2019, 3 mars). Du paradigme de l'art
contemporain avec Nathalie Heinich #CodexConversations 03 [Vidéo].
YouTube.
41 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain.
Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 33.
42 Baudrillard, J. (1996, 20 mai). Le complot de l'art.
Libération.
19
utilisés, des supports des oeuvres. D'ailleurs,
qu'est-ce qu'une oeuvre dans le paradigme de l'art contemporain ? Un urinoir
retourné (Fontaine, Marcel Duchamp, 1917) ? Peindre au rouleau
une unique couleur (IKB 3, Monochrome bleu, Yves Klein, 1960) ? Des
excréments (Merde d'artiste, Piero Manzoni, 1961) ? Un individu
qui se fait tirer une balle dans le bras (Shoot, Chris Burden, 1971) ?
Emballer le Pont-Neuf de Paris (The Pont Neuf Wrapped, Christo et
Jeanne-Claude, 1985) ? Pour saisir ces oeuvres en tant que telles, nous devons
nous situer dans un monde de l'art où prime le « régime de
singularité », « ce système non dit
d'évaluation qui privilégie par principe tout ce qui est
original, innovant, hors du commun, à l'inverse du « régime
de communauté » et de son privilège accordé au
respect des conventions, des traditions, des standards.
»43 Si le régime de singularité est apparu
durant la seconde moitié du XIXe siècle avec
l'impressionnisme, qui a initié l'individualisation, la personnalisation
du travail de l'artiste, dans l'art moderne, avec l'impératif
d'expression, la transgression ne porte que sur le contenu. Avec l'art
contemporain, ce régime de singularité va
s'accélérer. Pour reprendre les mots de Nathalie Heinich, «
Plus c'est atypique, moins ça rentre dans les schémas connus,
mieux ça vaut. »44 Notons que, comme elle, nous
avons volontairement pris des cas « extrêmes » pour illustrer
les limites, si ces dernières existent, de l'art contemporain.
Contrairement à l'art classique et à l'art
moderne où l'oeuvre est matérielle, le discours autour de l'objet
est partie prenante de l'oeuvre dans l'art contemporain; qui « est
devenu, essentiellement, un art du « faire-raconter »
»45. L'objet, en soi, n'est même pas
nécessaire à la réalisation d'une oeuvre; pensons aux
performances. Et, si il y a objet, il n'est pas nécessaire que ce
dernier soit réalisé par l'artiste même, le concept
prédomine sur l'objet en tant que tel; repensons à Fontaine
de Marcel Duchamp. « Le ready-made participe lui aussi de cette
prééminence de l'idée sur la forme même s'il se
présente, par définition, comme un objet bien concret.
»46
Cette importance du discours a permis d'abolir la
frontière qu'était le cadre de l'oeuvre, au sens propre mais pas
que, et qui délimitait l'oeuvre de son contexte. « Cette
porosité entre l'objet et son contexte s'exerce dans les deux sens :
depuis le monde ordinaire vers le monde de l'art, lorsque l'oeuvre inclut des
éléments triviaux, [...] et depuis le monde de l'art
vers le monde ordinaire, lorsqu'elle sort des murs du musée pour
s'installer dans l'environnement, naturel ou urbain. »47 Nous
constatons alors un lien entre le contexte de l'oeuvre et l'oeuvre
elle-même; « monde ordinaire » et « monde de l'art »
participent, ensemble, au processus créatif.
43 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain.
Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 51.
44 THE FARM. (2019, 3 mars). Du paradigme de l'art
contemporain avec Nathalie Heinich #CodexConversations 03 [Vidéo].
YouTube.
45 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain.
Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 70.
46 Ibid, p. 73.
47 Ibid, p. 89.
20
Le rapprochement entre ces deux mondes s'accentue quand le
visiteur est invité à participer à l'oeuvre, d'une
quelconque manière, « qui permet à celui-ci de
transgresser lui-même la limite sacralisée entre l'oeuvre et le
monde »48. Dans le monde de l'art contemporain, outre la
participation possible du public à l'oeuvre réalisée par
l'artiste, rien n'exclut le public de réaliser l'oeuvre lui-même.
A l'opposé d'un art contemporain souvent décrié comme
déconnecté, élitiste, incompréhensible, «
les artistes contemporains tentés par la politisation de leur
positionnement aspirent à renouer le lien avec ce « peuple »
dont l'art contemporain s'est de plus en plus coupé à mesure
qu'il radicalisait ses ruptures avec le sens commun. »49
L'art contemporain se démarque de ses
prédécesseurs sur d'autres points très divers, citons-les
brièvement : la diversité des matériaux utilisés
et, par conséquent, le déclin de la peinture, l'apparition de
nouvelles disciplines artistiques en son sein, de nouvelles manières
d'exposer les oeuvres, de les conserver et de les collectionner. D'ailleurs,
les collectionneurs de l'art contemporain ne sont pas les mêmes que ceux
de l'art classique ni de l'art moderne, « ils proviennent soit des
milieux financiers qui se sont développés grâce à la
financiarisation de l'économie, avec les grandes fortunes rapidement
acquises par des traders et des responsables de fonds d'investissement; soit
des pays émergents tels que la Chine, la Russie, l'Inde et les Emirats.
»50
Pour conclure cette sous-partie, l'art contemporain est bien
une conception à part par rapport à celles de l'art classique et
de l'art moderne. Parler de l'art contemporain en tant que « genre »
ne serait qu'une prise en considération, réductrice, de ses
écarts esthétiques; et une méconnaissance du monde dans
lequel vit l'oeuvre d'art contemporain. « Le nouveau paradigme est au
moins autant « périartistique » que proprement artistique
»51.
Vous l'aurez compris, dans ce mémoire, je partirai de
la posture de Nathalie Heinich sur l'art contemporain et la mettrai à
l'épreuve du terrain. Je m'intéresserai notamment à cette
relation entre l'oeuvre et son contexte; et, précisément, au
contexte social et spatial qu'est la ville.
III. Problématisation
48 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain.
Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 94.
49 Ibid, p. 96.
50 Ibid, p. 60.
51 Ibid, p. 37.
21
Suite à cette première approche de ma
thématique par l'intermédiaire de la sociologie de l'art, nous
pouvons peut-être réaliser une autre approche centrée sur
la ville.
Depuis les années 1970, en France, les politiques
culturelles ont connu d'importantes mutations. Dans un premier temps, nous
avons assisté à une déconcentration, c'est-à-dire
à l'intervention de l'Etat sur les territoires, via le Ministère
de la Culture, avec les Directions Régionales des Affaires Culturelles.
Suite à cette déconcentration de la culture en France, les
collectivités territoriales ont aussi pris du « pouvoir culturel
», une certaine autonomie dans leur prise de position culturelle au
détriment de l'Etat et du Ministère de la Culture; ce que nous
appelons la décentralisation, que nous pouvons illustrer avec la
création des Fonds Régionaux d'Art Contemporain dans les
années 1980. « Il s'agissait de proposer aux régions,
nouvelles venues en tant que collectivités territoriales, d'être
un niveau d'accompagnement des politiques de l'État, en abondant les
dotations ministérielles dans des domaines spécifiques.
»52 Les FRAC sont maintenant principalement
financés par les régions. La décentralisation de la
culture en France a pour intérêt de rapprocher le politique de la
population, de s'inscrire sur un territoire, de faciliter les relations entre
la collectivité, les acteurs culturels, les artistes et les habitants.
Les politiques culturelles sont ainsi davantage territorialisées; elles
ne se construisent pas selon un modèle de l'Etat mais selon un
territoire53. Avec ce processus de territorialisation, la ville me
paraît être une échelle pertinente pour étudier les
politiques culturelles.
Dans mon cas, c'est Amiens Métropole qui
m'intéresse. Amiens est la seconde ville des Hauts-de-France,
après Lille, et sa métropole, qui est précisément
une communauté d'agglomération, réunit 39 communes, soit
près de 180.000 habitants sur près de 350 km2. La
ville, comme entité, est souvent pensée, par opposition à
la campagne, au milieu rural, comme un lieu où il y a tout le temps de
l'activité, où il se passe des choses, des
événements. L'événement est marquant, c'est ce dont
nous nous souvenons. « Faire date, quel qu'en soit le moyen, c'est
bien de cela qu'il s'agit. »54 Les politiques culturelles
l'ont bien compris : Art & Jardins, le Festival International du Film
d'Amiens, le Rendez-vous de la bande dessinée d'Amiens, La Rue est
à Amiens, etc. Ce sont les événements qui animent la vie
culturelle de la ville. Cependant, le Parcours d'Art Contemporain, si il est
à mettre en lien avec certaines de ses directives, n'était pas
prévu dans le projet culturel d'Amiens Métropole55. Il
vient pourtant répondre à un manque, un manque d'art contemporain
dans la métropole d'Amiens; et « il est plus facile de se
projeter réellement dans l'avenir quand un territoire est marqué
par ses manques ou ses retards (au regard éventuellement
52 Barone, S. (2011). Les politiques régionales en
France. La Découverte, p. 140.
53 Berutti, J., Hénart, L., & Robert, S. (2008).
« Vers un nouveau contrat des politiques culturelles ? ».
L'Observatoire, 34(2), 3-6, p. 3.
54 Goetschel, P. (2017). « La fabrique
événementielle ». L'Observatoire, 50(2),
16-18, p. 17.
55 Amiens Métropole. (2014). Projet Culture et
Patrimoine 2014-2020.
22
de standards nationaux ou internationaux) que lorsqu'il
est saturé d'institutions et de propositions régulièrement
rénovées. »56 Ce « manque » reste
à définir. Des structures accueillent de l'art contemporain
à Amiens; nous pouvons citer le Safran, avec un espace
dédié à l'art, le Carré noir, le FRAC Picardie,
centré sur le dessin, le Musée de Picardie, sa collection restant
« timide », ou encore la Maison de la Culture. En ce qui concerne les
espaces marchands, aucune galerie à dimension contemporaine n'est
réellement présente sur le territoire amiénois; citons
l'Imprimerie qui expose quelques oeuvres picturales ou encore la mise à
disposition d'un espace d'exposition pour les artistes de la part de l'Amiens
Athletic Club. Face à ce constat, en 2018, une décision a
été prise par la Direction de l'Action Culturelle et du
Patrimoine d'Amiens Métropole, celle de développer la
structuration des acteurs des arts visuels; une décision qui a notamment
abouti à la création d'un nouveau poste, celui de chargé
de projets Patrimoine et Arts Visuels. C'est donc avec Fabiana De Moraes, la
chargée de projets Patrimoine et Arts Visuels, que nous avons pu revenir
sur la place de l'art contemporain à Amiens. « Il y a pas
beaucoup de place pour l'art contemporain à Amiens. Ce parcours d'art
contemporain va naître aussi pour combler ce trou, cette lacune dans ce
territoire. On a des lieux, bien sûr, qui exposent l'art contemporain,
mais de manière pas articulée, pas coordonnée.
»57 Ce parcours est aussi une manière de mettre en
réseau les structures pouvant exposer de l'art contemporain sur le
territoire. La création d'un tel événement va alors donner
de la visibilité à l'art contemporain à Amiens. Je vais
maintenant présenter ce Parcours d'Art Contemporain.
Après une première édition en 2018,
elle-même sur la thématique «Art, territoires et
mutations», la seconde édition du Parcours d'Art Contemporain,
« Art, territoires : créer et habiter »58, devait
se dérouler du 13 novembre au 16 décembre 2020 dans divers
espaces, 18 pour être précis, de la métropole d'Amiens;
citons-en quelques uns ici, de manière arbitraire : le Centre Social et
Culturel Etouvie, la Maison de l'Architecture, le FRAC Picardie, le
Musée de Picardie ou encore la Maison de la Culture. Durant ce mois, des
ateliers et rencontres étaient aussi prévus; telles que des
conférences-débats. La thématique de cette édition
propose de penser la relation entre l'Homme et son environnement;
l'appropriation, par la création, de l'espace; l'interaction entre l'art
et la « communauté ». « Il y a un impératif,
c'est que les artistes doivent se tourner vers les habitants et doivent
proposer des démarches participatives, inviter les habitants à
participer; soit à la réalisation, soit à un moment de
médiation de l'oeuvre. Il faut que les habitants soient là au
bout d'un moment. Il faut que les gens soient mobilisés autour d'un
projet artistique. »59 La question de
56 Teillet, P. (2008). « Les projets culturels urbains au
prisme de la métropolisation ». L'Observatoire,
34(2), 21-23, p. 22.
57 Entretien avec Fabiana De Moraes
58 Amiens Métropole. (2019). Appel à
candidature.
59 Entretien avec Fabiana De Moraes
23
la ville dans l'oeuvre d'art n'est pas nouvelle. «
Dans les années soixante-dix, des expositions ont signalé
l'ancrage des oeuvres exposées dans la culture locale urbaine, mettant
en vue des oeuvres dont le propos était la ville elle-même.
»60 De même, depuis le début des
années 2000, les artistes interviennent dans la vie sociale de la ville,
de ses habitants61. Dépassée est la conception de
l'artiste créateur, qui ne vit que pour l'art, dans son atelier, seul.
L'artiste doit maintenant prouver l'utilité de son travail; par exemple
en intervenant en milieu scolaire. Chaque intervention de l'artiste est ainsi
une manière de questionner son utilité sociale; « il ne
s'agit plus, pour le praticien d'art, de viser la pérennité de sa
personne artiste par la réalisation d'une potentielle oeuvre susceptible
de se révéler par des publics futurs, mais de se construire
socialement dans ce qu'il peut apporter aux autres par l'exercice de pratiques
artistiques. »62
De la même manière que la politique culturelle
d'Amiens Métropole, à travers le Parcours d'Art Contemporain,
demande à l'artiste de questionner la relation de l'Homme à
l'espace qui l'entoure, je questionnerai aussi l'artiste sur sa manière
d'habiter la ville, d'investir ses espaces. Les questions que je poserai seront
les suivantes : Quel propos l'artiste porte-t-il sur la ville ? Quelle
conception de la ville révèle sa démarche artistique ?
IV. Méthodologie
Mon enquête de terrain a commencé à partir
de mon stage au sein de l'association 50° Nord. Au départ, mon
immersion dans le monde de l'art contemporain, à travers 50° Nord,
a été délicate. Ne possédant que peu de
connaissances dans ce domaine, il y avait cette question, que je me posais,
d'être la bonne personne ou non pour avoir un rôle au sein d'une
telle association. J'ai alors rappelé mon cursus universitaire au cours
de l'entretien d'embauche; que je ne provenais non pas d'un cursus artistique,
ni de l'histoire de l'art, mais des sciences sociales. Ce sont pourtant mes
compétences acquises durant mes études en sciences sociales ainsi
que mon intérêt pour les questions culturelles qui ont retenu
l'attention de l'association. Malheureusement pour ma découverte du
monde de l'art contemporain, la COVID-19 ainsi que la crise sanitaire qui a eu
lieu à partir du 17 mars 2020 ne m'ont pas permis d'aller sur mon lieu
de travail, à Lille; le local de 50° Nord se situant à La
Malterie, une ancienne friche industrielle reconvertie, en 1995, en friche
culturelle. Mon stage s'étant déroulé du 7 avril au 21
juillet 2020, le télétravail a été
recommandé et je n'ai pu me rendre sur mon lieu de travail qu'à
l'occasion de certaines réunions, vers la fin de mon stage. Pour
préciser un peu mes missions, ces dernières, entre autres,
étaient d'assister Réjane
60 Couture, F. (2003). « L'exposition et la ville : entre le
local et l'international ». Sociologie de l'Art, 1-2(1),
115-130, p. 123.
61 Saez, J. (2008). « Les grandes villes et la culture : des
enjeux croisés ». L'Observatoire, 34(2), 16-20,
p. 19.
62 LeCoq, S. (2004). « Le travail artistique : effritement
du modèle de l'artiste créateur ? ». Sociologie de
l'Art, 5(3), 111-131, p. 123.
24
Sourisseau, du bureau d'études Contexts, dans la
rédaction de l'état des lieux des arts plastiques en
Hauts-de-France, avec notamment des recherches complémentaires, mais
aussi d'animer les réunions du groupe de travail qui supervisait la
rédaction. J'avais aussi pour missions la rédaction des
comptes-rendus des réunions du groupe de travail ainsi que la
rédaction du bilan des actions réalisées. D'autres
missions étaient prévues mais n'ont pu être menées
à terme suite à un report des délais.
C'est donc l'observation participante qui a été
ma première méthode d'enquête sur ce terrain particulier;
ce dernier ne se révélant qu'à travers mes interactions,
mails, appels téléphoniques, visioconférences, etc. Je
pourrai peut-être parler de participation observante tant j'ai pris au
sérieux mon rôle d'assistant de coordination de l'état des
lieux des arts plastiques en Hauts-de-France; délaissant, durant
quelques semaines, mon rôle d'étudiant. Ainsi, bien que le
télétravail ne permettait pas un réel terrain à
proprement parler, j'avais des contacts (très) fréquents avec des
professionnels de la culture, pour ne pas citer de noms. Hormis mes missions,
j'ai aussi demandé, avec l'accord de ma directrice de stage, Lucie
Orbie, secrétaire générale de 50° Nord, à
assister à d'autres réunions, celles qui relevaient du rôle
de 50° Nord comme espace de rencontres pour les acteurs des arts visuels.
Ainsi, j'ai pu participer à des réunions entre directeurs de
structures culturelles des Hauts-de-France ainsi que de Wallonie-Bruxelles. A
ce moment là, le principal problème était la
précarité croissante des artistes en lien avec le contexte
sanitaire et la fermeture des structures culturelles. Ces réunions m'ont
sensibilisé aux conditions précaires des artistes et m'ont
donné une première idée de mémoire. Cependant,
à ce moment de l'année, mes interlocuteurs étaient
principalement des professionnels de la culture et non des artistes. J'ai alors
décidé de commencer les premiers entretiens, exploratoires, pour
découvrir de nouveaux points à questionner à propos de
l'art contemporain. Ces entretiens ont été réalisés
au cours de mon stage, par Skype, avec ma directrice de stage ainsi que la
chargée de mission administration-communication de l'association, Fanny
Leroux.
J'avais aussi besoin de lectures sociologiques pour prendre du
recul, pour saisir les liens entre art et société, pour ne pas
écrire sur l'art contemporain en soi; qui n'est pas mon domaine de
compétences, je ne suis pas critique d'art. Après 3 mois et demi
de stage, il était temps de me séparer de ma posture de «
professionnel de la culture » et de redevenir un étudiant en
sciences sociales. Mes premières lectures ont été des
écrits de Nathalie Heinich. Dans un premier temps, La sociologie de
l'art m'a donné une perspective historique. Dans un second temps,
pour pouvoir avoir une posture sociologique sur l'art contemporain, sur
recommandation de mon directeur de mémoire,
25
Fabrice Raffin, j'ai lu Le paradigme de l'art
contemporain. Structures d'une révolution artistique. Ces lectures
ont été complétées par d'autres livres et articles
par la suite.
Etant en télétravail, je n'ai pas pu visiter de
structures culturelles ni rencontrer d'oeuvres d'art contemporain durant mon
stage. Quelques observations étaient pourtant nécessaires pour
parler réellement d'immersion dans le monde de l'art contemporain. J'ai
ainsi attendu, au début de l'été, la réouverture de
certaines structures culturelles pour préparer un week-end culturel et
touristique à Dunkerque, troisième ville des Hauts-de-France
après Amiens; en dehors de la Métropole Européenne de
Lille. C'est donc au FRAC Grand Large ainsi qu'au Lieu d'Art et Action
Contemporaine que j'ai commencé à me confronter à l'art
contemporain. A côté de ces visites, j'ai aussi visité
quelques galeries à Lille; ces espaces marchands de l'art, moins
institutionnels que des structures telles que les musées ou encore les
FRAC. Ces galeries, Carré d'artistes, Provost-Hacker et Jean-Luc Moreau,
pour les citer, restaient encore très picturales. J'aurais
préféré me confronter à l'art contemporain sur mon
terrain d'enquête, c'est-à-dire à Amiens, mais, au moment
de la rédaction de ce mémoire, le Musée de Picardie ne
comporte encore que quelques oeuvres contemporaines et le FRAC Picardie est en
rénovation suite à la nomination de Pascal Neveux comme nouveau
directeur; Pascal Neveux, président du CIPAC, la
Fédération des Professionnels de l'Art Contemporain.
Au fil de ma découverte du monde de l'art contemporain,
de mes lectures, alors que je ne savais pas encore comment écrire ce
mémoire, il m'a été proposé, par mon directeur de
mémoire, de travailler sur le Parcours d'Art Contemporain d'Amiens
Métropole; en lien avec une conférence du laboratoire de
recherche Habiter Le Monde prévue pour le vendredi 27 novembre 2020.
Cela me paraissait intéressant car Amiens a l'intérêt
d'être à proximité de mon lieu de vie, est la ville au sein
de laquelle j'ai suivi tout mon cursus; et, le terrain de l'art contemporain
étant nouveau pour moi, l'étudier à Amiens me permettait
de rester dans une certaine zone de confort géographique. D'autant que
la thématique de cette seconde édition du Parcours d'Art
Contemporain, « Art, territoires : Créer et habiter »
s'inscrit dans ma démarche, c'est-à-dire la déconstruction
de l'art comme indépendant de toute réalité sociale, et
dans une approche sociologique de l'art et de la ville, de
l'interdépendance de ces derniers; l'art apportant autant à la
ville que la ville est une source d'inspiration pour l'art.
Pour répondre à ces questions, « Quel
propos l'artiste porte-t-il sur la ville ? », « Quelle conception de
la ville révèle sa démarche artistique ? »,
j'utiliserai, vous l'aurez compris, un des propres de la sociologie,
l'enquête de terrain. « Le travail du sociologue doit être
fondé sur
26
l'enquête. Ce travail d'enquête est sa
spécificité et la condition de sa scientificité.
»63 Et ces questions ne pouvaient avoir meilleurs
interlocuteurs que les artistes en question; c'est-à-dire les 12
artistes participant au Parcours d'Art Contemporain. Les coordonnées de
ces artistes m'ont été transmises par Fabiana De Moraes, ancienne
étudiante du Master 2 Culture, Patrimoine et Innovations
Numériques; par l'intermédiaire de Fabrice Raffin. Toutes les
demandes d'entretien ont alors été transmises par mail au milieu
de l'été. La durée de ces entretiens a varié selon
mes interlocuteurs, allant de 50 minutes à 1h40, mais je m'en suis tenu
aux mêmes questions64; ces dernières étant
ouvertes aux aléas des entretiens et concernaient leur parcours, leur
activité et leur oeuvre pour le Parcours d'Art Contemporain. Certains de
ces entretiens se sont déroulés sur la Place Gambetta à
Amiens, d'autres aux domiciles des artistes, qui sont souvent leur atelier
aussi, à Amiens ou encore à Lille; un des entretiens a eu lieu
par Skype, l'artiste en question étant en Bretagne pour un autre projet
artistique. J'ai aussi réalisé un entretien avec Fabiana De
Moraes, chargée de projets Patrimoine et Arts Visuels d'Amiens
Métropole, pour saisir les conditions d'apparition du Parcours d'Art
Contemporain, son rôle et ses ambitions.
Pour revenir à mon stage au sein de 50° Nord et
à ma mission d'assistant de coordination de l'état des lieux des
arts plastiques en Hauts-de-France, cette dernière m'aura permis une
première connaissance du terrain et me permettra de répondre
à une question qui s'est posée au cours de mon enquête : En
2020, qu'est-ce qu'être un artiste en Hauts-de-France ?
V. Contextualisation / Terrain d'enquête
Ce premier état des lieux des arts plastiques en
Hauts-de-France a été commandé par la filière Arts
Visuels Hauts-de-France au bureau d'études Contexts et à l'agence
Stratecom. Il a bénéficié de financements de la part du
Ministère du Travail, du Ministère de la Culture, de la
Région Hauts-de-France et de la DRAC Hauts-de-France. L'état des
lieux s'est déroulé entre le mois d'avril 2019 et celui d'avril
2020 et croise diverses sources; quantitatives et qualitatives. Des lectures,
des recherches Internet, des données statistiques, des questionnaires
destinés aux artistes et aux structures culturelles, des rencontres
collectives avec ces artistes et structures ou encore des entretiens
individuels auprès d'acteurs culturels composent ainsi cet état
des lieux. Face au problème du recensement de la population d'artistes
en Hauts-de-France, une définition ouverte a été retenue;
basée sur l'autodéfinition de ces derniers. Cet état des
lieux a ainsi permis de construire 5 profils d'artistes que j'appliquerai par
la suite à mon terrain d'enquête.
63 Agora Des Savoirs. (2015, 12 mai). Agora des Savoirs -
Nathalie Heinich - L'art contemporain : une révolution artistique ?
[Vidéo]. YouTube.
64 Voir Grille d'entretien en Annexes
27
Commençons par le(s) territoire(s). 5
départements et près de 6 millions d'habitants constituent les
Hauts-de-France; cependant, 67,8% de cette population se concentre dans les
départements du Nord et du Pas-de-Calais. Après l'Ile-de-France,
la population des Hauts-de-France est la plus jeune et la plus
urbanisée; près de 89% vit dans une aire urbaine. « 41%
de la population de la région réside au sein de quatre aires
urbaines représentant moins de 10% du territoire : Lille, Douai-Lens,
Béthune et Valenciennes. »65 Ces espaces urbains
contrastent avec les territoires ruraux qui représentent 85% des
Hauts-de-France mais seulement 6% de sa population; nous pouvons citer le nord
de l'Aisne pour illustrer cette opposition. Pour en venir à la culture,
la dépense publique culturelle est principalement portée par les
communes et se concentre dans les villes. En 2013, en Hauts-de-France, le
secteur culturel comptait 30.200 emplois; 40% de ces emplois étant
situés dans la Métropole Européenne de Lille et 11%
représentant le sous-secteur des arts visuels66. Le code APE
(Activité Principale Exercée) 90.03A, « Création
artistique relevant des arts plastiques », utilisé par l'INSEE, a
été un indicateur pour recenser 4.555 artistes et 184 structures
en Hauts-de-France; même si, comme précisé
précédemment, un réel recensement des artistes est
compliqué dans la mesure où il n'y a aucune définition
officielle de l'« artiste ». Ces derniers n'échappent pas
à la concentration urbaine puisque 42% des artistes, ceux qui ont
répondu au questionnaire pour l'état des lieux, habitent dans la
Métropole Européenne de Lille; suivi d'Amiens avec seulement
5,5%. Les artistes évoquent une frontière encore présente
entre l'ex-Nord-Pas-de-Calais et l'ex-Picardie; marquée par un
écart important entre Lille et les territoires ruraux de Picardie. Au
sein de Lille même, l'« événementialisation »,
que nous avons vu, a aussi ses opposants; « Les gros
événements (comme lille3000) fabriquent des expositions qui
deviennent de l'événementiel. Il n'y a plus de lieux en mesure de
développer une programmation originale. »67
Relevons les principales conditions des artistes, dans leur
ensemble, en Hauts-de-France. Pour ceux disposant d'un atelier, ce dernier est
situé au domicile de l'artiste dans 70% des cas68; l'atelier
en question a d'ailleurs un impact sur la pratique artistique, pour des
questions de dimensions, d'espaces, etc. Si les ateliers sont souvent
individuels, la part d'ateliers collectifs est aussi importante, recouvrant des
colocations entre artistes comme des friches culturelles, des squats ou toutes
autres dénominations pour ces lieux communs; telles que La Malterie
à Lille, La Briqueterie à Amiens ou encore Fructôse
à Dunkerque. Ces espaces, ainsi que les outils de travail qu'ils
abritent, démontrent une mutualisation de la part des artistes qui les
investissent. Dans
65 Carton, A., Dubruel, V., & Sourisseau, R. (2020). Etat
des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France. Arts Visuels
Hauts-de-France, p. 9.
66 Ibid, p. 11. 67.Ibid, p. 17 68
Ibid, p. 36.
28
certaines de ces structures, la mise à disposition d'un
espace de travail est suivi d'un accompagnement voire d'une résidence
d'artiste.
En ce qui concerne le financement de la création
artistique, si le modèle de la commande est encore présent, la
plupart des oeuvres sont maintenant autoproduites par les
artistes69. La part des artistes bénéficiant d'aides
publiques est minoritaire (31,7%), ces dernières provenant surtout de la
Région et de la DRAC; davantage encore pour ceux
bénéficiant d'aides privées (13%). De même, la
commande publique artistique, le dispositif du « 1% artistique » ou
encore le programme « 1 immeuble, 1 oeuvre » sont très
minoritaires et concernent chacun moins de 5% des artistes répondant
à l'état des lieux. La résidence d'artiste est, elle,
moins inaccessible (30% des artistes); mais elle recouvre une diversité
de situations, de la mise à disposition d'un espace à un
accompagnement rémunéré de l'artiste, et résulte
d'une importante sélection pour celles fonctionnant sur appel à
projet. « Les appels à candidatures sont de plus en plus
exigeants (construire un projet, le budgétiser, trouver qui pourrait
écrire le texte, faire des repérages, etc.); il y a de plus en
plus de monde dans la course. Les réponses formatées de refus
n'aident pas à progresser et découragent. »70
Les lieux d'expositions sont très diverses pour les
artistes; que ce soit dans leur atelier, au sein de structures culturelles,
dans des galeries ou encore à l'occasion de manifestations artistiques.
Si ces lieux sont variés, les artistes des Hauts-de-France s'exportent
peu; « Les artistes montrent surtout leur travail dans le
département où ils résident. »71 Bien
qu'elles accueillent des expositions, la plupart des artistes ne fonctionnent
pas par l'intermédiaire de galeries privées
marchandes72. Plusieurs raisons sont évoquées : le
manque d'accessibilité de ces galeries, les mauvaises relations entre
ces dernières et les artistes ou encore le rejet du circuit marchand de
l'art.
J'utilise ici l'état des lieux des arts plastiques en
Hauts-de-France uniquement pour contextualiser les conditions des artistes;
ainsi, je n'évoquerai pas les partenariats et réseaux
utilisés par les structures culturelles. Cependant, les partenariats
concernent aussi les artistes. Ces derniers interviennent maintenant dans les
écoles, sur le terrain de l'éducation artistique. Avec le
Parcours d'Education Artistique et Culturelle, qui ambitionne l'accès de
tous les élèves à une pratique artistique, l'Education
Nationale est devenue le premier partenaire des artistes73; entre
autres coopérations. Les artistes sont aussi sollicités dans des
structures sociales pour sensibiliser à l'art de nouveaux publics, pour
« créer du lien social »74. La médiation des
arts plastiques auprès de certains
69 Carton, A., Dubruel, V., & Sourisseau, R. (2020). Etat
des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France. Arts Visuels
Hauts-de-France, p. 46.
70 Ibid, p. 51
71 Ibid, p. 54.
72 Ibid, p. 57.
73 Ibid, p. 74.
74 Raffin, F. (2020, 24 février). Débat : Trois
idées (fausses) à l'origine des politiques culturelles
françaises. The Conversation.
29
publics s'articule avec le champ social et ouvre la porte
à des financements; la justice et la santé sont aussi des champs
concernés75. Les interventions sur les territoires sont aussi
utilisées, par exemple, par l'intermédiaire de Contrat Local
d'Education Artistique; qui est une résidence menée avec des
partenaires locaux et durant laquelle la finalité n'est pas la
production d'une oeuvre mais les actions culturelles qui l'entourent, les
rencontres avec des publics. Au-delà de la présentation et de la
médiation de l'oeuvre, les publics participent maintenant à sa
création. « Si historiquement, la médiation est
connectée aux fonctions de diffusion, des formes nouvelles se sont
développées, visant moins à favoriser l'accès
à des oeuvres qu'à permettre l'expression et la participation du
plus grand nombre. »76 Les actions des Nouveaux
Commanditaires, par l'intermédiaire de la Fondation de France et
l'association artconnexion en Hauts-de-France, s'inscrivent dans cette
démarche dans laquelle les publics deviennent des acteurs du monde de
l'art. Avec les Nouveaux Commanditaires, chaque citoyen, avec un
médiateur culturel et un artiste, peut commander une oeuvre d'art et
l'installer sur un territoire. L'intervention des artistes sur les territoires
peut en conduire certains à se questionner sur leur rôle. «
Ils peuvent alors se sentir instrumentalisés,
considérés comme des animateurs. »77
L'état des lieux a permis de montrer que la
rémunération des artistes n'est pas encore acquise pour toutes
les structures. « En 2018, un peu plus des trois quarts (76%) des
structures ayant répondu au questionnaire ont
rémunéré les artistes-auteurs exposés ou accueillis
en résidence. »78; soit 24% qui ne les ont pas
rémunéré, par manque de ressources économiques
et/ou par méconnaissance de la Loi. Les rémunérations des
artistes, celles provenant des structures, se répartissent
principalement entre le remboursements de frais, le paiements des droits
d'auteurs, des droits de présentation publique, de notes d'honoraires et
autres achats; d'équipement par exemple. Pourtant, tout comme le cursus
académique, les revenus ne sont pas encore un critère pertinent
pour définir qui est artiste ou non, ces derniers se définissant
davantage par leur engagement, leur passion; l'art est une « vocation
».
VI. Annonce de plan
Comme je l'ai dit précédemment, mon stage au
sein de l'association 50° Nord s'est déroulé dans un
contexte de crise sanitaire liée à la COVID-19. Si je n'ai pu me
rendre qu'à de rares occasions sur mon lieu de stage, à Lille,
j'ai saisi l'opportunité que permettait la visioconférence en
75 Carton, A., Dubruel, V., & Sourisseau, R. (2020). Etat
des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France. Arts Visuels
Hauts-de-France, p. 76.
76 Ibid, p. 83.
77 Ibid, p. 85.
78 Ibid, p. 93.
30
assistant, volontairement, aux diverses réunions de
l'association avec des artistes, médiateurs culturels, directeurs de
structures culturelles et autres associations de professionnels de l'art
contemporain. La situation des artistes était alors au centre des
conversations; tous reconnaissant que, sans le travail des artistes,
médiateurs ou structures ne pouvaient avoir de sens, que l'artiste est
à la base de leur propre travail. Dans la continuité de ces
préoccupations, j'ai moi-même été sensibilisé
aux conditions du travail artistique. C'est pour cela que, au cours du premier
chapitre, je présenterai les artistes du Parcours d'Art Contemporain
à travers leur pratique artistique, leur condition d'exercice, leur
activité ou encore leur rapport au monde de l'art.
Ensuite, au cours du second chapitre, je tenterai de
répondre à ma problématique; pour rappel, cette
dernière concerne le rapport entre l'art et la ville. Durant mon
enquête de terrain, j'ai pu remarquer que ce rapport pouvait se
construire de deux manières différentes. Dans un premier temps,
artistes et habitants peuvent créer une oeuvre ensemble, que ce soit par
la participation de ces derniers dans le processus de création ou encore
dans leur interaction avec l'oeuvre. Dans un second temps, c'est le propos de
l'artiste sur la ville qui m'intéressera, un propos qui peut s'exprimer
dans son oeuvre. Nous verrons ainsi que la ville, telle qu'elle peut être
pensée par les artistes, peut se construire sur une opposition avec la
nature, qu'elle peut débuter par l'échelle individuelle qu'est
l'habitat ou encore qu'elle peut devenir le support d'une oeuvre.
En conclusion, je commencerai par remettre le Parcours d'Art
Contemporain dans son contexte de structuration de l'art contemporain au sein
d'Amiens Métropole avant de poser la question de l'instrumentalisation
de l'artiste.
31
PROFILS D'ARTISTES
Ce premier chapitre aura pour ambition de présenter les
artistes participant au Parcours d'Art Contemporain d'Amiens Métropole;
notamment en établissant des récurrences dans leur parcours, dans
leur profil.
Ma proposition pour saisir le vécu d'un artiste,
surtout dans un territoire tel que les Hauts-de-France, n'est pas la
première. Si le monde de l'art contemporain peut être
perçu, à raison, comme un monde centralisé en
Ile-de-France, pour ne pas citer Paris, cette représentation est une
manière de masquer l'ensemble des artistes et autres acteurs du monde de
l'art travaillant sur le reste du territoire en France. En 2011, une
enquête79 a alors été menée auprès
d'acteurs culturels et d'artistes dans 5 agglomérations de France et,
suite à cette enquête, 4 profils d'artistes ont été
établis. Construits sur 2 oppositions, tradition/innovation et
commande/oeuvre, ces profils d'artistes sont les suivants : l'artiste de
salons, rattaché au monde de l'art classique, avec un financement
privé; l'artiste artisan-entrepreneur, rattaché lui aussi au
monde de l'art classique mais avec un financement principalement
institutionnel; l'Art Fair Artist, qui s'inscrit dans le monde marchand de
l'art contemporain; l'artiste à 360°, qui s'inscrit, lui, dans le
monde institutionnel de l'art contemporain. Ce dernier tend à se
rapprocher de ce que j'ai pu voir au cours de mon enquête de terrain.
D'un côté, l'artiste à 360° se caractérise par
une formation artistique, une approche contemporaine de l'art, une importante
intermédiation institutionnelle et des réponses à des
appels à projets. D'un autre côté, il se caractérise
aussi par des éléments que je n'ai pas vu durant mon travail
d'enquête, des éléments que je ne peux pas approuver; ces
éléments sont l'inscription des artistes dans des collectifs et
la vente d'oeuvres comme constituant leur principale source de revenus, alors
que les artistes rencontrés dans le cadre du Parcours d'Art Contemporain
d'Amiens Métropole travaillent souvent seuls et la vente d'oeuvres n'est
qu'une part minoritaire de leurs revenus pour la plupart d'entre eux.
Commandé par la filière Arts Visuels
Hauts-de-France et mené par le bureau d'études Contexts,
l'état des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France a aussi permis,
suite à un questionnaire auquel 480 artistes des Hauts-de-France ont
répondu, de réaliser 5 profils d'artistes80. Pour
reprendre ces profils par ordre de représentation, 32% des
répondants exercent une autre activité principale,
rémunératrice; 25% se consacrent à la création
artistique mais ont des revenus modestes, environ 8.500 euros sur
l'année 2018; 19% se consacrent aussi à la création
artistique mais ont des revenus relativement élevés, environ
17.500 euros sur l'année 2018; 15% des
79 De Vrièse, M., Martin, B., Melin, C., Moureau, N.,
& Sagot-Duvauroux, D. (2011). « Diffusion et valorisation de l'art
actuel en région. Une étude des agglomérations du Havre,
de Lyon, de Montpellier, Nantes et Rouen ». Culture
études, 1(1), 1-16.
80 Carton, A., Dubruel, V., & Sourisseau, R. (2020). Etat
des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France. Arts Visuels
Hauts-de-France, p. 25.
32
répondants cumulent diverses activités
professionnelles et 9% s'inscrivent dans des réseaux variés.
Encore une fois, décrire les artistes du Parcours d'Art Contemporain
à partir de ces constructions, ces définitions, serait
délicat et précipité tant ces derniers représentent
une diversité de situations.
Je peux maintenant mentionner les 10 artistes que j'ai
rencontré au cours de mon enquête de terrain, sur les 12 qui
participeront au Parcours d'Art Contemporain d'Amiens Métropole; 2 des
artistes, Alexandra Epée ainsi que Marc Gerenton, ne pouvant
répondre positivement à ma demande d'entretien pour diverses
raisons :
- Aude Berton, née en 1970 (50 ans) à Amiens,
habite à Amiens.
- Louis Clais, né en 1987 (33 ans) à Amiens, habite
à Paris.
- Gabriel Folli, né en 1990 (30 ans) à Chauny
(Aisne), habite à Amiens.
- Rémi Fouquet, né en 1989 (31 ans) à
Maubeuge (Nord), habite près de Cambrai (Nord).
- Franck Kemkeng Noah, né en 1992 (28 ans) à
Yaoundé (Cameroun), habite à Roubaix
(Nord).
- Katerini Antonakaki, née en 1964 (56 ans) à
Athènes (Grèce), habite à Rivery.
- Daniela Lorini, née en 1981 (39 ans) à La Paz
(Bolivie), habite à Lille.
- Violette Mortier, née en 1997 (23 ans) à Amiens,
habite à Amiens.
- Marion Richomme, née en 1986 (34 ans) à Tarbes
(Hautes-Pyrénées), habite à Le Quesnel-
Aubry (Oise).
- Nicolas Tourte, né en 1977 (43 ans) à
Charleville-Mézières (Ardennes), habite à Lille.
Cette première « présentation » des
artistes, ne serait-ce que par des données sommaires,
permet 3 premières remarques. Pour commencer, une
certaine parité a été respectée dans la
sélection des artistes; volontairement ou non, 6 femmes et 6 hommes ont
été retenus dans le cadre du Parcours d'Art Contemporain.
Ensuite, si la carrière artistique commence à partir de 33 ans
pour les artistes des Hauts-de-France81, les artistes
rencontrés ont un âge moyen d'environ 37 ans; nous pouvons alors
constater que la moitié des artistes, peuvent être
considérés comme au début de leur carrière. «
On dit « Artiste émergent ». J'ai 30 ans passés,
ça fait 6, 7 ans que je suis sorti d'école. Comment on fait si on
doit tenir 6, 7 ans pour vivre ? » nous confiait Rémi Fouquet;
illustrant la temporalité particulière du travail artistique et
la lente insertion de l'artiste dans le monde du travail. Pour terminer sur ces
premières caractéristiques, tout les artistes résident
dans les Hauts-de-France; nous pouvons alors présupposer une certaine
connaissance du territoire, ce même territoire dont il est question dans
la thématique du Parcours d'Art Contemporain.
81 Carton, A., Dubruel, V., & Sourisseau, R. (2020). Etat
des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France. Arts Visuels
Hauts-de-France, p. 89.
33
Construire des profils d'artistes à partir d'une
approche quantitative serait réducteur vis-à-vis de la
diversité que je tenterai de restituer de manière exhaustive dans
ce premier chapitre; d'autant que, à mon échelle d'étude,
je préférerai une approche qualitative, c'est-à-dire
à partir d'entretiens, pour rétablir les diverses conditions et
pratiques des artistes rencontrés.
I. Définir l'artiste
Qu'est-ce qu'un artiste ? Actuellement, il n'en existe aucune
définition unanime. Cependant, certains critères, arbitraires,
existent et peuvent prouver un certain professionnalisme de la part des
artistes participant au Parcours d'Art Contemporain.
Face à la complexité de la définition de
l'artiste, un premier critère, utilisé notamment durant la
réalisation de l'état des lieux des arts plastiques en
Hauts-de-France, est l'autodéfinition; est artiste l'individu se
définissant artiste. Cela pourrait aller de soi mais avoir une pratique
artistique ne permet pas tout le temps de se définir artiste; c'est ce
que m'avait révélé mon précédent travail sur
la scène rock amiénoise, les personnes rencontrées avaient
une pratique musicale, pouvaient être rémunérées
à l'occasion de concerts, mais ne se considéraient pas comme
artistes. Cette année, je n'ai eu aucune réticence de la part des
personnes rencontrées pour utiliser le mot d'artiste; même si cela
a pu être le cas au début de carrière pour une artiste qui
avait initialement une formation d'architecte (« Je ne me sentais pas
comme un artiste pour exposer dans une galerie parce que j'avais pas fait des
études des Beaux-Arts. »82).
En effet, le cursus académique peut participer, lui
aussi, à la définition de l'artiste. Dans ce sens, tout les
artistes rencontrés ont eu une formation artistique, la formation
artistique étant une forme de reconnaissance de la part de
professionnels, des professionnels qui approuvent leur travail. Pour citer tout
les parcours rencontrés, 3 des 12 artistes ont réalisé un
cursus universitaire de 5 ans à l'UFR des Arts de l'Université de
Picardie Jules Verne. Les autres artistes ont réalisé leur cursus
scolaire, ou une partie de leur cursus scolaire, dans diverses écoles
d'art telles que l'Ecole des Beaux-Arts de Nantes, les Ecoles
Supérieures d'Art de Cambrai, Reims et Valenciennes, ou encore les
Ecoles Nationales Supérieures de Bruxelles,
Charleville-Mézières et Paris. Au sein de ces écoles,
précisons que 3 années d'études permettent l'obtention du
Diplôme National d'Arts Plastiques et que 5 années d'études
permettent l'obtention du Diplôme National Supérieur d'Expression
Plastique.
82 Entretien avec Daniela Lorini
34
Un autre critère de définition de l'artiste peut
être le critère de l'administration. A l'exception de Katerini
Antonakaki, qui est intermittente du spectacle, tout les artistes
rencontrés déclarent leur activité artistique
auprès de l'INSEE et ont un statut d'auto-entrepreneur. A ce titre,
comme toute entreprise, ces derniers ont un numéro SIRET
attribué. De même, si j'ai commencé mes entretiens en
évoquant la Maison des Artistes et l'Agessa comme sécurité
sociale des artistes-auteurs, j'ai appris que, depuis le début de
l'année 2020, les artistes déclarent leurs revenus et cotisent
auprès de l'URSSAF; avec l'URSSAF Limousin comme
interlocuteur83.
Je parlais précédemment du cas de Katerini
Antonakaki, co-responsable artistique, avec Sébastien Dault, et
intermittente du spectacle de l'association La Main d'Oeuvres. Basée
à Camon, dans la métropole d'Amiens, La Main d'Oeuvres est une
association de spectacle vivant qui réalise aussi « des
expositions, des installations, des installations sonores, des concerts, des
lectures, plein de choses »84. Au sein de cette seule
association, nous remarquons alors une certaine diversité de formes
artistiques. Si la diversité des formes artistiques peut être un
propre de l'art contemporain, certains médiums, certaines pratiques, ne
permettent pas de se sentir tout le temps artiste; cela dépend aussi de
l'utilisation du médium en question, de comment ce dernier est
utilisé, à des fins esthétiques ou non. C'est cet
entre-deux entre artiste et prestataire de services que m'expliquait Violette
Mortier (« Le problème, avec le statut de photographe, c'est
qu'on est un peu coincé. C'est difficile d'être
déclaré, enfin, d'être déclaré comme artiste
photographe, vu que c'est un moyen aussi de ... On fait des prestations de
services. Du coup j'ai une formation de photographe aussi. Et si, j'ai des
petits boulots, de l'ordre du commercial quoi, où je vais photographier
pour des revues pharmaceutiques, des choses comme ça.
»85). La partie suivante va me permettre de revenir sur
ces pratiques artistiques, comme la photographie, qui composent l'art
contemporain et qui seront utilisées par les artistes
rencontrés.
II. Arts plastiques, arts visuels et art
contemporain
Avant d'en venir au Parcours d'Art Contemporain, mon stage
m'aura permis de me questionner sur les 3 notions que sont les arts plastiques,
les arts visuels et l'art contemporain. En effet, pour rappeler ma situation,
j'étais assistant de coordination de l'état des lieux des arts
plastiques en Hauts-de-France, un état des lieux mené par la
filière Arts Visuels Hauts-de-France à travers la plateforme
qu'est 50° Nord - Réseau transfrontalier d'art contemporain; j'ai
donc pu me perdre dans ces notions peu définies auxquelles je ne pourrai
apporter que peu de lumière. Pour ma
83 Site Internet de la Sécurité sociale des
artistes-auteurs.
84 Entretien avec Katerini Antonakaki
85 Entretien avec Violette Mortier
35
part, je me représente les arts plastiques comme la
matière que j'ai appris au cours de ma scolarité, au
collège notamment, dans laquelle je pratiquais le dessin, la peinture,
moins souvent la sculpture. Cependant, d'autres acteurs peuvent en donner un
autre sens. Je peux relever une remarque qui a été faite par un
photographe aux représentants de la filière Arts Visuels
Hauts-de-France durant la restitution de l'état des lieux des arts
plastiques; ce dernier dénonçant le manque de
représentation de sa profession dans l'état des lieux. Par
ailleurs, la filière Arts Visuels Hauts-de-France tente de
représenter ce qu'elle-même définit comme étant les
arts visuels, c'est-à-dire les arts plastiques mais aussi les arts dits
appliqués tels que le design, la mode ou encore les métiers
d'art86; des arts dans lesquels la finalité n'est pas tant
esthétique que fonctionnelle. Par définition, si les arts visuels
peuvent aussi être considérés comme l'ensemble des formes
d'art perceptibles par l'oeil, qu'en est-il des installations sonores alors ?
Nous en arrivons à l'art contemporain. L'art contemporain, pour
reprendre Nathalie Heinich ainsi que mes précédents propos, n'est
pas construit sur sa temporalité mais par une certaine conception de
l'art où de nouvelles formes artistiques, autres que la peinture et la
sculpture, sont admises et même valorisées87. C'est
bien ces nouvelles formes artistiques que je tenterai de restituer, avec celles
pratiquées par les artistes du Parcours d'Art Contemporain, dans cette
partie.
Au cours de mon enquête de terrain, la question des
pratiques artistiques rencontrées et de leur dimension contemporaine a
pu se poser à quelques rares occasions. 4 des 12 artistes m'ont ainsi
confié avoir commencé leur pratique artistique avec la peinture.
Cependant, parmi les pratiques artistiques actuelles, seul Franck Kemkeng Noah
utilise la peinture pour une part de ses oeuvres; mais le support de ces
peintures n'en est pas moins surprenant car ces dernières ne sont pas
réalisées sur des toiles mais sur des tapis. Les autres artistes
qui utilisaient initialement la peinture pratiquent actuellement d'autres
médiums. Ainsi, si une des artistes utilise maintenant principalement la
terre (« A la base, je travaille la peinture. Je suis devenue
professeure de céramique, pour Amiens Métropole, dans un centre
culturel. Le médium de la terre, c'était un médium que
j'utilisais déjà mais pas en tant que céramique mais comme
moyen pour préparer les sculptures, mais je les cuisais pas. Je touche
à peu près à plein de médiums en fait; et
notamment, beaucoup, la terre, et puis le dessin, et puis, beaucoup, le
plâtre. »88), un autre a utilisé la
vidéo et le cinéma de manière à rentrer dans le
monde de l'art contemporain89. Daniela Lorini a aussi
commencé sa pratique artistique avec la peinture mais avait un certain
intérêt pour le côté tridimensionnel; pouvant penser
l'espace à partir de ses études d'architecture (« Le pas
suivant c'était faire des installations. Ce qui
86 Carton, A., Dubruel, V., & Sourisseau, R. (2020). Etat
des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France. Arts Visuels
Hauts-de-France, p. 5.
87 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain.
Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 22.
88 Entretien avec Aude Berton
89 Entretien avec Nicolas Tourte
36
me manquait c'était sortir du mur. Même si
les tableaux ils étaient un peu tridimensionnels, j'ai voulu faire des
choses beaucoup plus tridimensionnelles et utiliser tout l'espace d'exposition.
»90). Nous remarquons alors que les artistes ont des
pratiques artistiques qui ne restent pas inertes, ces dernières
évoluent avec le temps. Dans certains cas, elles démarrent d'un
médium classique, tel que la peinture, pour en arriver à un
médium contemporain, tel que la vidéo. Dans d'autres, cette
pratique artistique peut partir d'un médium contemporain pour en venir
à un médium classique; cela a notamment été le cas
avec Marion Richomme. Cette dernière a commencé sa pratique
artistique avec la photographie et a ensuite décidé de
créer des sculptures pour les photographier avant de n'utiliser que la
sculpture comme médium.
Au-delà des mutations des médiums artistiques,
nous pouvons aussi remarquer que les artistes n'en pratiquent que rarement
qu'un seul. Les oeuvres de Gabriel Folli montrent comment divers
matériaux peuvent être inclus au sein d'une même oeuvre;
avec des collages, des croquis, des Polaroids ou encore du texte. De
même, certains des artistes rencontrés n'ont pas une unique
pratique artistique mais un ensemble de pratiques (« Je peux
travailler en photographie, en film, en installation. C'est les trois
[médiums] dans lesquels je travaille, mais je n'exclus rien.
»91). La démarche artistique de Louis Clais me
permet même, en partie, d'approuver les propos de Nathalie Heinich sur un
art contemporain où le concept de l'oeuvre prévaut sur l'oeuvre
elle-même. En effet, l'artiste part d'une idée, d'une
réflexion, prend le médium qui, selon lui, transmettra le mieux
cette réflexion et invite le "spectateur", qui devient participant,
à terminer l'oeuvre (« Un truc que j'aime bien dans mon
travail, qui revient assez souvent, c'est que j'aime bien pas forcément
finir les choses mais que ça donne envie à des gens de faire
quelque chose avec; comme avec une recette de cuisine par exemple, c'est pas le
gâteau que je donne mais c'est la recette, la personne peut ensuite faire
le gâteau et le transmettre et faire évoluer la recette.
»92).
La question que j'ai alors posé à certains
artistes a été « Pourquoi ce médium artistique ?
». Dans mon cas, connaître leurs motivations m'a permis de saisir la
volonté des artistes à repousser certaines limites de l'art,
telles qu'elles étaient définies avant l'apparition de l'art
contemporain, et d'innover, utiliser de nouveaux sens, tels que l'ouie («
Pourquoi le son ? Je pense que, pareil, ça vient de la Bolivie.
Quand tu es dans la forêt, tu vois rien, il y a pas de lumière, tu
peux même pas voir la lumière de la Lune, c'est vraiment un
endroit très très très fermé. Il faut juste
écouter et, quand tu te rends compte de la diversité de choses
que tu peux entendre, plus que de voir, parce que, même quand il fait
jour, tu n'arrives pas à voir tout ce que tu entends. Je pense que le
son c'est
90 Entretien avec Daniela Lorini
91 Entretien avec Rémi Fouquet
92 Entretien avec Louis Clais
37
vraiment une façon de percevoir tout ce qui nous
entoure mais qu'on est en train de perdre de plus en plus.
»93), de nouvelles disciplines, telles que la vidéo
(« Il y a 2 vecteurs qui m'ont poussé à aller vers ces
médias « dématérialisés ». C'est le fait
que, dans l'école d'art où j'étais, on se faisait «
titiller » sur les pratiques qu'on avait, en disant « Ça,
ça a déjà été fait. », et puis il y
avait vraiment pas beaucoup de vidéo; du coup, par acquis de conscience
et par soucis de m'opposer un peu aux autres, j'ai choisi ces choses là.
J'avais aussi un appartement qui faisait même pas 25 m2
où j'avais des grandes toiles et quelques sculptures entassées;
et c'était pas possible de continuer comme ça.
»94).
Dans cette dernière citation, Nicolas Tourte
relève un lien entre sa condition d'exercice et le médium
artistique qu'il utilise. Si cela me permettra d'aborder, dans la partie
suivante, la question de l'atelier, concluons la présente partie en
précisant qu'elle avait pour ambition de démontrer
l'étendue des disciplines pratiquées par les artistes
rencontrés et de prouver la dimension contemporaine de ces derniers;
l'artiste devenant donc un plasticien.
III. L'atelier à domicile comme condition
d'exercice de la pratique artistique
Comme toute activité humaine, la pratique artistique
s'inscrit dans un espace et nécessite souvent un espace de travail
dédié; ce que nous nommerons, pour un artiste, un atelier. Si
l'art contemporain a la particularité d'être composé de
disciplines artistiques qui ne requièrent pas toutes les mêmes
espaces pour être travaillées, pensons à la photographie et
à Violette Mortier qui nous expliquait pouvoir travailler partout et
notamment dans le train durant ses déplacements, avoir un atelier a son
importance. L'atelier est une preuve de la pratique artistique et participe
à la construction d'une identité, l'identité de l'artiste.
A ce titre, investir un atelier peut marquer le début d'une
carrière pour un artiste95. Mes entretiens, notamment ceux
qui ont eu lieu aux domiciles des artistes, ainsi que nos observations m'auront
permis un constat; les ateliers des artistes sont souvent à leur
domicile, voire leur atelier est leur domicile par moment.
Au départ, remarquer que la moitié des artistes
rencontrés ont leur atelier ou une partie de leur atelier chez eux a pu
me surprendre; j'ai donc dû confronter ce fait et le mettre en
perspective avec la situation d'autres plasticiens des Hauts-de-France. «
Pour l'essentiel (70%), les ateliers sont situés au domicile des
artistes. »96 Cette donnée nous montre qu'avoir
leur atelier à domicile n'est pas un cas isolé pour les artistes
du Parcours d'Art Contemporain. Loin de moi l'idée de dresser un
93 Entretien avec Daniela Lorini
94 Entretien avec Nicolas Tourte
95 Carton, A., Dubruel, V., & Sourisseau, R. (2020). Etat
des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France. Arts Visuels
Hauts-de-France, p. 35.
96 Ibid, p. 36.
38
portrait misérabiliste de l'artiste, certains, comme
Gabriel Folli, voient dans leur atelier à domicile un espace dans lequel
ils peuvent travailler quand ils le souhaitent; d'autres, comme Nicolas Tourte,
utilisent des médiums qui peuvent se travailler sans se soucier de
l'espace. C'est ainsi que ce dernier m'a pointé son bureau quand je lui
ai demandé si il avait un atelier (« Un morceau de mon atelier
est là, tu vois, c'est un bureau avec un écran, quelques petits
ordis; et j'ai un atelier de volume à Roubaix, qui est un morceau d'une
ancienne usine de petite filature. [...] A partir du moment où
tu as un ordinateur, surtout maintenant, même un téléphone,
tu peux déployer comme ça une pratique.
»97). Cependant, avoir un atelier à domicile inclut
souvent l'investissement de cet atelier dans une pièce de vie existante,
telle un salon, une chambre ou encore une véranda, comme j'ai pu le voir
à l'occasion d'entretiens (« J'ai toujours travaillé que
chez moi mais sans avoir un espace approprié. Et, là,
actuellement, je travaille un peu dans ma chambre, au mur de ma chambre, je
travaille dans la véranda, je me suis installée un espace, et
puis, quand je travaille des sculptures, c'est en extérieur; mais j'ai
pas un atelier, une pièce particulière, enfin ... Si, la
véranda, c'était ça, c'était mon lieu de travail.
»98). Si Aude Berton m'a fait part de son envie de
construire un atelier dans sa future maison, peu d'artistes ont investi un
espace de manière à l'avoir pensé pour créer des
oeuvres. Cela a été le cas pour Marion Richomme qui a
acheté une grange à côté de son domicile pour la
rénover et installer son atelier.
Cependant, l'atelier à domicile peut être une
contrainte pour la pratique artistique; voire cette condition d'exercice
détermine la pratique artistique, comme nous l'avions vu au cours de la
partie précédente quand Nicolas Tourte s'est tourné vers
les médiums dématérialisés par souci d'espace dans
son appartement. Encore une fois, l'état des lieux des arts plastiques
en Hauts-de-France permet de relever ce lien entre condition d'exercice et
médium artistique utilisé (« Les artistes
rencontrés ont aussi rappelé que les caractéristiques
physiques de l'atelier (superficie, hauteur sous-plafond, surface des murs
disponibles, disposition des fenêtres, situation et
accessibilité...) ont des incidences directes sur leur travail (type
d'oeuvres, formats, conservation...). »99). Ainsi, avant
même la question de la pratique artistique, j'ai pu constater, durant un
entretien au domicile d'un artiste, que ce dernier vivait en colocation et
avait pour une unique espace de travail sa chambre (« Mon atelier
c'est ma chambre; c'est dans ma chambre que je peins. Pour moi, c'est vrai que
c'est pas très confortable, mais bon ... Pour le moment, on dit que je
suis seul, ça va. »100). Une autre plasticienne
présente sur le Parcours d'Art Contemporain possède une chambre
qu'elle utilise uniquement comme atelier pour créer des oeuvres; ces
dernières étant des installations, depuis
97 Entretien avec Nicolas Tourte
98 Entretien avec Aude Berton
99 Carton, A., Dubruel, V., & Sourisseau, R. (2020). Etat
des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France. Arts Visuels
Hauts-de-France, p. 37.
100 Entretien avec Franck Kemkeng Noah
39
quelques années, la question de la taille de la
pièce pose problème (« On peut dire c'est mon atelier
mais chez moi; donc c'est pas vraiment la meilleure condition parce que c'est
un petit espace. [...] Oui, ça c'est une contrainte pour moi
parce que, quand t'as des installations en plus, moi j'ai une paire
d'installations à grandes échelles, ça devient très
compliqué. Donc oui, mon atelier, c'est chez moi; mais c'est pas du tout
adapté pour ce que je dois faire. »101). A travers
ces exemples vus au cours de mon enquête de terrain, j'espère
avoir montré l'importance de l'atelier dans la pratique artistique et le
lien de causalité entre cet espace de travail et la création
artistique.
Notons tout de même qu'une aide de la DRAC, l'Allocation
d'Installation d'Atelier, existe pour les plasticiens qui souhaitent installer
un atelier ou acheter du matériel pour leur activité artistique.
Je ne m'arrêterai pas précisément sur le rôle et
l'importance de la Direction Régionale des Affaires Culturelles ici.
Cependant, les plasticiens rencontrés ont relevé le
nécessité des aides disponibles et quelques-uns ont pu en
bénéficier, tels que Rémi Fouquet ou encore Marion
Richomme (« Il y a aussi les subventions de la DRAG qui sont quand
même super importantes parce que ... Ou de la Région d'ailleurs,
pas que de la DRAG. T'as des aides à la création, des aides
à l'installation. Pour construire mon atelier, j'ai eu le droit à
des aides; et ça c'est bien, ça nous aide.
»102). Cependant, ces aides sont limitées et les
demandes sont sélectionnées sur l'année (« Une
douzaine d'artistes de la région bénéficient chaque
année de cette aide accordée par la DRAG Hauts-de-France
»103).
La question de l'atelier me permet aussi d'évoquer un
élément que j'ai peu remarqué sur mon terrain
d'enquête. En effet, l'atelier, à quelques occasions que je
développerai par la suite, peut être un espace de pratiques
collectives de l'art; ce dernier cristallise d'une certaine manière le
peu de pratiques communes, entre artistes, que j'ai pu relever. La «
diversité des formes de mutualisation d'espaces et d'outils de
travail pratiquées de longue date par les artistes dans le secteur des
arts plastiques »104 ne s'est pas manifestée durant
mes rencontres et c'est l'atelier qui se retrouve au coeur des pratiques
collaboratives des artistes. Les plasticiens rencontrés, à part
pour quelques exceptions notables telles que Katerini Antonakaki ou Marion
Richomme, ne travaillent pas sous la forme d'association ou de collectif avec
d'autres artistes. Les rares collaborations dont j'ai entendu parler sont des
collaborations réalisées au cours de la scolarité des
artistes. Ces derniers, quand ils étaient étudiants, ont dû
travailler avec des camarades sur la réalisation d'oeuvres ou encore
d'expositions. J'ai tout de même remarqué la mutualisation
d'espace de travail à certaines occasions durant mon enquête de
terrain. Cette mutualisation peut commencer avec l'achat d'un espace par 2
artistes, un
101 Entretien avec Daniela Lorini
102 Entretien avec Marion Richomme
103 Carton, A., Dubruel, V., & Sourisseau, R. (2020).
Etat des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France. Arts Visuels
Hauts-de-France, p. 38.
104 Ibid, p. 40.
40
espace que chacun utilise selon son besoin (« C'est
un morceau d'usine que j'ai acheté avec un ami, qu'on a retapé et
puis qu'on utilise pour faire du volume. »105); mais peut
être aussi dû à un travail en duo avec un autre plasticien,
où l'atelier est autant un espace pour se réunir et travailler
ensemble que pour travailler seul (« J'ai aussi un duo, avec Viager,
et là, vraiment, on construit des choses et il y a besoin d'atelier; et
là c'est mon binôme, qui a un grand atelier à Bruxelles.
Quand j'ai vraiment besoin d'atelier, je suis là-bas.
»106). L'atelier peut aussi servir d'espace pour
accueillir d'autres artistes. C'est ce que nous avons vu avec Marion Richomme,
cette dernière, à travers l'association La Menuiserie 2, met son
atelier à disposition pour accueillir des plasticiens en
résidence. L'association est aussi un espace de rencontres et, suite
à une première exposition commune à Saint-Denis, Marion
Richomme a rencontré un autre artiste, Apolline Grivelet, qui lui a
proposé une résidence permanente au sein de l'association; cette
association d'artistes réalise maintenant des ateliers, comme
séances de travail, des expositions et des oeuvres ensemble.
Mener des ateliers, comme des séances de travail avec
des publics, est un rôle que peut maintenant avoir l'artiste, comme nous
venons de le voir avec Marion Richomme. Car le plasticien n'est que rarement
qu'un créateur, il investit aussi d'autres dimensions de l'art, de la
culture, et la création serait presque secondaire parmi l'ensemble de
son activité.
IV. Etre « artiste à temps plein »
« J'essaie, globalement, d'être le plus
possible artiste à temps plein, [...]. »107 Ces
mots de Marion Richomme peuvent laisser penser la complexité de cette
tâche; encore faut-il préciser ce qu'inclut « être
artiste à temps plein » mais cela sera évoqué plus
tard dans ce chapitre. Si la moitié des plasticiens rencontrés ne
perçoivent que des revenus liés à leur activité
activité, l'autre moitié des plasticiens du Parcours d'Art
Contemporain ont une autre activité qui est souvent leur première
source de revenus.
J'ai ainsi rencontré 2 artistes qui sont aussi
professeurs; Aude Berton et Rémi Fouquet. Aude Berton, après une
formation d'un an auprès du professeur de céramique du Safran, un
complexe culturel situé à Amiens, a obtenu ce même poste en
2010. Cette dernière travaille ainsi 16 heures par semaine en tant que
professeure de céramique mais intervient aussi actuellement à la
maison d'arrêt d'Amiens, à l'occasion de 2 séances par
semaine et de 30 séances au total, pour proposer des cours de
céramique. Ces temps de travail lui permettent alors d'avoir une
rémunération stable et, à
105 Entretien avec Nicolas Tourte
106 Entretien avec Louis Clais
107 Entretien avec Marion Richomme
41
côté, de travailler sa pratique artistique
(« En fait, ça me permet pas d'en vivre, c'est ponctuel mes
revenus d'artiste. C'est mon statut de prof qui me permet de maintenir ...
C'est le revenu principal et fixe. »108). Quant à
Rémi Fouquet, ce dernier est devenu professeur d'arts plastiques suite
à une proposition à sa sortie d'école d'art. Encore une
fois, la recherche d'un équilibre entre une source de revenus et le
travail artistique est évoqué (« Quand je suis sorti de
l'école d'art on m'a proposé d'enseigner dans le privé et
puis ça m'a plu; et ça me permettait de dégager à
la fois du temps sur des projets et en même temps d'avoir une source de
revenus qu'on qualifie souvent d'« alimentaire ». [...] La
création c'est pas ma ... On va dire que là, si je prends les
revenus que je vais toucher cette année, ça va faire un
cinquième de mes revenus. Le reste c'est mon activité
d'enseignement. »109).
L'enseignement est une manière, pour le plasticien, de
rester dans le monde de l'art; mais cette manière n'est pas la seule,
Gabriel Folli me confiait ainsi avoir cherché à rester dans le
monde de la culture pour ne pas perdre sa créativité, rester dans
un milieu propice à la création (« Au début de
carrière, si tu veux, j'avais des jobs un peu plus alimentaires. Puis
après j'ai commencé à faire pas mal d'ateliers, ou accueil
des publics, avec plusieurs structures; ou aussi dans des lycées, tu
vois, j'ai donné des ateliers aussi dans des lycées, etc. J'ai
quand même vite commencé avec ça quoi, parce que je me suis
dit « Quitte à avoir un job, ou plusieurs jobs, autant que
ça soit dans la culture quand même. ». Parce qu'avec un
boulot alimentaire c'est quand même très compliqué, tu
vois, de garder l'énergie, tu vois, pour tes projets artistiques; alors
que, quand t'es dans la culture, ... »110). Si, au total,
ses revenus artistiques constituent tout de même la moitié de ses
revenus, Gabriel Folli est aussi, 6 mois par an depuis 3 ans, médiateur
culturel au sein de l'association Art & Jardins à l'occasion du
Festival International de Jardins qui a lieu tout les ans, depuis 2010, aux
Hortillonnages d'Amiens. Son activité artistique apporte alors un autre
sens à ses propos en tant que médiateur culturel (« En
tant qu'artiste, tu peux aborder les oeuvres, parler des oeuvres, avec
peut-être plus de facilité que d'autres parce que tu connais un
peu, même le parcours des artistes si tu les connais un peu
personnellement, ou tu connais les matériaux utilisés, comment
ça a été fait, etc. Donc le boulot comme ça, que je
peux avoir à côté, rejoint quand même et peut
m'apporter en tant qu'artiste. »111). De la même
manière, Franck Kemkeng Noah, au cours de sa dernière
année de master, a réalisé un stage de médiation
culturelle à la Maison de la Culture d'Amiens; avant de partir à
Lille pour trouver un emploi, en lien avec la culture ou pas, comme il me le
confiait en entretien.
108 Entretien avec Aude Berton
109 Entretien avec Rémi Fouquet
110 Entretien avec Gabriel Folli
111 Ibid.
42
Les artistes rencontrés représentent toute une
étendue de possibilités professionnelles; de l'artiste qui ne vit
que de son activité artistique, et non uniquement de la création
comme nous le verrons dans les parties suivantes, tel que Violette Mortier
(« C'est ma principale source de revenus oui, mais elle est vraiment
très très instable. Quand j'arrive à bosser un petit peu,
je suis pas très dépensière on va dire. Je pense que c'est
aussi des choix de vie. Je m'en plains absolument pas parce que j'ai
décidé que j'allais vraiment essayer de me concentrer que sur ma
pratique artistique et mon médium, en tout cas, et donc de vivre que
grâce à ça; et, du coup, c'est beaucoup de
débrouille on va dire, vraiment, principalement.
»112), à l'artiste qui est principalement
rémunéré pour son travail en dehors du monde de l'art, tel
que Louis Clais (« Disons que c'est pas mon activité artistique
qui me permet de vivre, c'est des activités que je fais en
parallèle; qui sont pas forcément très
intéressantes, autrement que financières. Mais, pour le moment,
ça me permet pas de gagner ma vie. »113). Si les
plasticiens du Parcours d'Art Contemporain ne sont pas tous des « artistes
à temps plein », cette notion peut nous permettre de nous
questionner sur leurs revenus artistiques.
V. Les revenus artistiques
Je tenterai, dans cette partie, de restituer ce qui peut
constituer l'ensemble des revenus artistiques, les revenus que peuvent
percevoir les artistes à travers leur activité artistique; avec
ce que j'ai appris des entretiens avec les plasticiens rencontrés.
Vivre de son activité artistique peut inclure un
rapport particulier à l'économie. Quelques artistes m'ont ainsi
confié avoir un mode de vie dans lequel ils tentent de réduire
leur consommation de biens; que ce soit par conviction ou par
nécessité économique. Si je n'ai pas précisé
les sommes perçues par les artistes, Daniela Lorini m'a avoué
vivre avec moins d'un SMIC par mois; soit 1.219€114. Sur le
modèle de l'art comme vocation, la démarche de l'artiste ne suit
pas, à première vue, l'intérêt économique
(« Non, moi je l'inclue dans mon chemin de recherche, d'artiste. Je
n'attends pas.. Ça, il ne faut pas trop le crier sur les toits, mais
tant que je peux faire comme ça.. »115, «
Et puis, parfois, certaines expos, comme pour à Vienne, je vais pas
lui demander du tout de me payer, c'est pas ... Ça se
réfléchit pas de manière financière.
»116) mais, comme nous l'avons vu
précédemment, davantage la recherche d'un équilibre entre
une source de revenus et du temps pour créer (« J'essaie de
gagner juste ce qu'il me faut pour vivre et pour ménager du temps pour
ma
112 Entretien avec Violette Mortier
113 Entretien avec Louis Clais
114 Site
Service-Public.fr.
115 Entretien avec Katerini Antonakaki
116 Entretien avec Louis Clais
43
création. C'est le rapport au temps qui est
important pour moi; c'est de me garder du temps en fait, du temps de vie, du
temps pour faire d'autres choses. »117). Cependant, il
existe bien une économie de l'art et l'activité artistique est
une manière d'être rémunéré; et si il peut
être compliqué de vivre de son art, ce que je pense avoir
prouvé à ce stade du mémoire, des manoeuvres existent
aussi de la part des artistes (« Après, pour le Parcours, il y
a une indemnisation je dirais, plutôt qu'une paie. Malheureusement, les
chiffres, je ne m'en rappelle pas du tout, parce que c'est l'administration de
l'association qui s'en occupe. [...] Après, par contre, ce
projet là, ces oeuvres là, moi je vais les proposer dans mon
milieu, dans le réseau; là ça serait comme des
installations à faire venir, donc à rémunérer.
»118).
En effet, des oeuvres exposées permettent à
l'artiste de percevoir des droits de présentation publique; aussi
appelé droit d'exposition ou droit de monstration. C'est d'ailleurs sous
ces droits, qui sont une forme de droits d'auteur, que les artistes seront
rémunérés pour le Parcours d'Art Contemporain; une partie
des frais de production étant aussi indemnisée. Les droits
d'auteur ont alors été cités comme une importante part de
leurs revenus pour une partie des artistes (« Il y a une grande partie
des revenus qui sont des droits d'auteurs en fait. Je touche sur des images qui
sortent dans des catalogues. Ou des droits de monstration; c'est-à-dire
que, par exemple, là, j'expose une série de parapluies qui
s'appelle Paraciels, au Puzzle, à Thionville, c'est une pièce qui
est « louée » si tu veux, je touche de l'argent sur la
monstration de cette production. »119). Dans le cas de
Nicolas Tourte, la rémunération de ses droits d'auteur est
permise par son adhésion à une société d'auteurs,
l'ADAGP; société des auteurs dans les arts graphiques et
plastiques.
Je dois encore mentionner le rôle important de la DRAC,
de la même manière que pour l'Allocation d'Installation d'Atelier,
concernant l'Aide Individuelle à la Création disponible pour les
artistes. Plus de la moitié des plasticiens rencontrés ont ainsi
bénéficié de cette aide; d'autres la demandent mais n'ont
pas encore pu en bénéficier. En obtenant cette aide durant 2 ans,
en 2018 et 2019, Gabriel Folli a pu mener un projet multimédia, entre
croquis et Polaroid, sur la désindustrialisation dans l'Aisne («
J'ai une bourse de la DRAC et du Conseil Régional aussi. Bon, des
bourses relativement basses, tu vois, parce que j'ai pas trop demandé;
mais bon, c'est le genre de dispositif aussi qui permet à l'artiste de
pouvoir travailler sur des oeuvres, enfin, sur des projets plutôt, et
puis d'être un peu serein également pendant ne serait-ce que
quelques mois. »120). Dans la citation de Gabriel Folli,
relevons la manière par laquelle une oeuvre devient un projet, cela sera
l'intérêt de la dernière partie de ce chapitre.
L'attribution de l'Aide Individuelle à la Création peut
117 Entretien avec Marion Richomme
118 Entretien avec Katerini Antonakaki
119 Entretien avec Nicolas Tourte
120 Entretien avec Gabriel Folli
44
aussi être importante comme étant une forme de
reconnaissance de la pratique artistique; le dossier à remplir
nécessitant de mettre des mots sur sa pratique, de porter un discours
autour de ses oeuvres. Cette reconnaissance a permis à Aude Berton de
relancer son travail artistique après une « pause »
consacrée à l'enseignement (« Ce qui a permis de faire
ce rebondissement dans mon travail c'est l'attribution de l'aide à la
création de la DRAC; ça m'a permis de ... Quand on fait un
dossier comme celui-ci, on doit présenter son travail, alors vous
imaginez que ça a été un peu compliqué puisque j'ai
eu une sacrée coupure dans mon parcours artistique. Ça a
été, pour moi, le moyen de faire le bilan de ce que je faisais et
de ce qui est aujourd'hui, et puis de me motiver à continuer.
»121). Jusqu'à maintenant, je ne parlais que de la
DRAC et des aides disponibles pour les artistes plasticiens; ces aides,
individuelles, ne sont pas les seules que l'activité artistique permet
d'avoir. C'est ce que j'ai vu avec le cas de Katerini Antonakaki. Antonakaki
est intermittente du spectacle et travaille principalement au sein de
l'association La Main d'Oeuvres dont elle est coresponsable artistique; notons
que seule l'administratrice de l'association est salariée («
Là, on est trois. Surtout, c'est elle qui est vraiment
salariée de l'association, nous on est intermittent. Je peux dire
à un cinéaste de venir, il va être au même titre que
moi. Responsable artistique, ça n'a pas de valeur juridique.
»122). Comme nous avons pu l'expérimenter cette
année avec l'association Robins des Arts, la forme associative permet de
prétendre à des subventions afin de financer les artistes ou
encore pour répondre à des frais de fonctionnement. Les
collectivités territoriales, la Région Hauts-de-France, le
Département de la Somme, mais aussi Amiens Métropole soutiennent
ainsi l'association La Main d'Oeuvres et l'activité artistique de
Katerini Antonakaki (« On a des aides ou des subventions pour
créer nos spectacles, nos projets plutôt. Et, de là, on
nous paie pour le projet; et après on vend ce spectacle et on est
rémunéré pour aller jouer. »123). Si
d'autres plasticiens postulent à des concours et des prix artistiques,
Katerini Antonakaki est la seule artiste du Parcours d'Art Contemporain
à avoir bénéficié d'une aide privée au cours
de sa carrière; à travers une bourse de la fondation Onassis qui
lui a permis de venir étudier en France. Cette fondation communique
encore l'activité de Katerini Antonakaki et l'a aussi invité pour
une production en Grèce.
Abordons une autre source de revenus pour les artistes. Bien
qu'ils aient tous répondu ne serait-ce qu'à celui d'Amiens
Métropole pour le Parcours d'Art Contemporain, ces derniers
répondent différemment aux appels à projets. Si certains,
avec une démarche artistique qui leur est propre, construisent leur
travail à partir des appels à projets auxquels ils
répondent, tels que Rémi Fouquet, d'autres ne répondent
que rarement à ces appels, tels que Gabriel Folli ou Nicolas Tourte
121 Entretien avec Aude Berton
122 Entretien avec Katerini Antonakaki
123 Ibid.
45
(« Globalement, je réponds pas
énormément aux appels à projets.
»124). Deux principales raisons ont été
évoquées par les plasticiens concernant leur peu de
réponses. La première de ces raisons est le temps
nécessaire à la réalisation du dossier artistique. En
effet, chaque appel nécessite, de fait, un projet artistique qui doit
répondre à des attentes précises. Ce projet doit
être pensé, construit, mais la sélection de l'artiste reste
tout de même incertaine, cela peut être vu comme une perte de temps
pour lui (« C'est un investissement temps qui est hyper lourd pour,
souvent, une réponse négative. »125). En
lien avec cette question de la sélection des artistes, le manque de
propositions entraîne une concurrence élevée entre les
plasticiens; au moment où j'écris ces lignes, 11 appels à
projets sont recensés sur le site du Centre National des Arts
Plastiques126 et 15 sur le site du CIPAC, la
Fédération des Professionnels de l'Art Contemporain127
(« J'essaie, globalement, d'être le plus possible artiste
à temps plein, ce qui est quand même assez difficile parce qu'il
faut répondre à des appels à projets, on est pas toujours
sélectionné, il y a beaucoup de monde qui fait les mêmes
appels, il y a peu d'offres. Peu d'offres avec, aussi, des offres
intéressantes, il y a souvent des projets où tu n'es pas
payé; donc, ça, j'ai arrêté de faire ça,
c'est pas rentable, clairement, tu peux pas vivre avec ça.
»128). Les rémunérations proposées
dans les appels à projets est la seconde raison pour laquelle les
artistes ne répondent que peu à ces derniers. En effet, un budget
est souvent attribué indépendamment du projet artistique et de
ses frais de production, la rémunération ne couvre alors pas tout
le temps les dépenses du plasticien comme me l'expliquait Rémi
Fouquet (« Il y a beaucoup d'appels à projets auxquels je ne
réponds pas, parce que c'est pas rémunéré
correctement, parce qu'ils donnent une enveloppe alors qu'on fait un projet,
derrière, qui demande à la fois énormément de
temps, qui demande aussi des frais de production importants, etc; et, si on
peut même pas se rémunérer dessus, c'est pas possible.
»129).
Les appels à candidatures permettent, à
certaines occasions, d'accéder à une résidence d'artiste.
Bien que les difficultés soient en partie les mêmes pour
être sélectionné (« Il m'est arrivé de
postuler pour des résidences. Mais je suis pas retenu, mais je repostule
et je repostule; même si c'est payant, je paie.
»130), les plasticiens du Parcours d'Art Contemporain y
répondent davantage et ces résidences sont même la
première source de revenus pour Nicolas Tourte, ce dernier me disant en
entretien qu'il habite la moitié de l'année à Lille et
l'autre moitié de l'année en résidence d'artiste. La
résidence d'artiste se définit comme telle. « Une
résidence est un lieu qui accueille un ou plusieurs artistes pour que
celui-ci ou ceux-ci effectuent un travail de recherche ou de
création,
124 Entretien avec Gabriel Folli
125 Entretien avec Nicolas Tourte
126 Site Internet du Centre National des Arts Plastiques.
127 Site Internet du CIPAC - Fédération des
Professionnels de l'Art Contemporain.
128 Entretien avec Marion Richomme
129 Entretien avec Rémi Fouquet
130 Entretien avec Franck Kemkeng Noah
46
sans qu'il n'y ait d'obligation de résultat. La
création sera facilitée grâce à la mise à
disposition d'un lieu de vie et de création, des moyens financiers,
techniques et humains. Sur le terrain, cet idéal est très souvent
bousculé et les conditions de résidences sont multiples,
différentes et inégales quant à l'aide et au soutien
apportés aux artistes dans ce cadre. »131 Pour
citer quelques exemples, 2 des artistes rencontrés, Daniela Lorini et
Nicolas Tourte, ont remporté le prix Wicar, une résidence de 3
mois dans un atelier de Rome appartenant à la ville de Lille, Daniela
Lorini a aussi été sélectionnée pour la
résidence AIRLab (Artiste en Immersion Recherche dans un Laboratoire)
où elle a pu travailler avec des scientifiques pour réaliser une
oeuvre.
Vous aurez peut-être remarqué, suite aux sources
de revenus artistiques qui viennent d'être mentionnées, le manque
de la vente d'oeuvres parmi celles-ci. Si les plasticiens rencontrés
peuvent vendre certaines de leurs oeuvres, cette pratique marchande reste
moindre sur mon terrain d'enquête (« La vente d'oeuvres c'est
quasiment 0% de mes revenus. »132); c'est ce que nous
allons voir dans la partie suivante.
VI. La galerie, un intermédiaire peu
présent et contesté
Mon enquête de terrain m'aura permis de franchir les
portes d'une galerie pour la première fois. La ville d'Amiens a bien, en
son sein, quelques espaces où des oeuvres peuvent se vendre, des espaces
comme l'Imprimerie, une « librairie-galerie » qui achète et
vend des tableaux et autre dessins, qui expose même des artistes
contemporains tels que Gabriel Folli durant le Parcours d'Art Contemporain.
J'ai aussi appris l'existence d'un espace mis à disposition par l'Amiens
Athletic Club, un club de tennis, pour les artistes et l'exposition de leurs
oeuvres. Si ces espaces sont utilisés par les plasticiens et, en tant
que lieu de monstration des oeuvres, peuvent leur permettre leurs
premières ventes, comme cela a été le cas avec la galerie
de l'Amiens Athletic Club pour Franck Kemkeng Noah (« Il y a un
monsieur qui est arrivé, il a dit « J'achète ça,
ça, ça. ». Il en a acheté 3, à raison de 1.500
euros l'oeuvre. Je ne m'attendais même pas à ...
»133), ils ne représentent pas les artistes
autrement qu'en leur accordant un espace d'exposition; c'est ce que
m'expliquait Gabriel Folli, avec le sens qu'il donne à la galerie
(« Un artiste est représenté par une galerie,
c'est-à-dire qu'il fait partie d'une liste de 15 artistes en moyenne.
L'intérêt pour la galerie c'est de défendre les artistes,
c'est-à-dire de faire une expo solo tout les 2 ans, une expo collective
tout les ans, mettre les artistes sur des stands dans des foires, mettre en
relation avec des collectionneurs, faire de la visibilité via
131 Site Internet du Ministère de la Culture.
132 Entretien avec Marion Richomme
133 Entretien avec Franck Kemkeng Noah
47
les réseaux sociaux. »134).
Pour découvrir ce que pouvait être une galerie, j'ai alors
dû me rendre à Lille; où se situent 24 des 51 galeries
recensées par l'état des lieux des arts plastiques en
Hauts-de-France135. J'ai d'ailleurs commencé par une des
galeries qui représentent Gabriel Folli (« J'en ai 2. J'en ai
une à Lille, la galerie Provost-Hacker, et la galerie Artitude à
Bruxelles. »136). Des toiles, uniquement des toiles, pas
de prix visibles. J'ai continué ma visite avec d'autres galeries; comme
la galerie Jean-Luc Moreau, avec des peintures et sculptures qui se comptaient
en milliers d'euros. Aucune installation, aucune oeuvre vidéo, l'art
contemporain et sa diversité de disciplines n'est pas ce qui est
ressorti de ma visite.
Pour en revenir aux artistes rencontrés, peu sont
représentés par une galerie. « Une part importante de
l'économie artistique locale s'effectue en dehors du «
système galerie », comme par exemple dans le département de
la Loire-Atlantique où les trois quarts des artistes recensés par
le conseil général ne sont représentés par aucune
galerie. »137 Sur notre échelle d'étude,
c'est-à-dire les 10 plasticiens du Parcours d'Art Contemporain, 2 sont
représentés par des galeries, mais la vente d'oeuvres ne
constitue pas leur principale source de revenus pour autant (« Au
niveau des revenus, il y a un très faible quotient qui est
affilié à la vente d'oeuvres. »138).
Plusieurs raisons ont été citées
concernant leur rapport à cette intermédiaire qu'est la galerie;
un intermédiaire dans la transaction marchande, entre un artiste et un
collectionneur, mais aussi dans la monstration d'une oeuvre. La
première, non par ordre d'importance, est la démarche à
réaliser pour cela. Rémi Fouquet et Daniela Lorini m'ont ainsi
confié, outre le peu d'intermédiaires en Hauts-de-France, n'avoir
aucun contact avec le « domaine privé
»139, ou encore, qu'il était compliqué
d'aller voir une galerie (« Non. Je sais pas comment faire ce pas. Je
me demande si ça serait intéressant de contacter ou avoir une
galerie, mais ... Peut-être ça fonctionnerait mieux mais ... Je
sais pas comment vraiment faire ce pas, ou contacter la galerie, ou contacter
un critique d'art, non. Peut-être ça fonctionne, peutêtre il
y a des artistes qui ont fait ce pas et ils réussissent à ...
Oui, je pense que tu peux réussir à mieux te montrer, te vendre.
Mais moi, je l'ai pas fait; et je sais pas si je vais le faire,
peut-être, un jour. »140). Pour prendre le cas de
Gabriel Folli, qui est représenté par 2 galeries, ce dernier
m'expliquait que, à sa sortie d'études, une exposition à
Amiens lui a permis d'avoir des contacts à Bruxelles et que c'est par
l'envoi de mails qu'il a pu être représenté par la galerie
Artitude par la suite; en allant lui-même vers les galeries.
134 Entretien avec Gabriel Folli
135 Carton, A., Dubruel, V., & Sourisseau, R. (2020).
Etat des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France. Arts Visuels
Hauts-de-France, p. 136.
136 Entretien avec Gabriel Folli
137 De Vrièse, M., Martin, B., Melin, C., Moureau, N.,
& Sagot-Duvauroux, D. (2011). « Diffusion et valorisation de l'art
actuel en région. Une étude des agglomérations du Havre,
de Lyon, de Montpellier, Nantes et Rouen ». Culture
études, 1(1), 1-16, p. 3.
138 Entretien avec Nicolas Tourte
139 Entretien avec Rémi Fouquet
140 Entretien avec Daniela Lorini
48
L'art contemporain, comme nous l'avons vu, est aussi
composé d'une diversité de démarches et de pratiques
artistiques. Certaines de ces démarches et pratiques se prêtent
ainsi moins à la vente que d'autres; à la vente d'une oeuvre dans
une galerie du moins. Par exemple, Katerini Antonakaki, avant d'être une
artiste plasticienne, est artiste scénographe, la création
plastique n'est qu'une partie de son activité artistique et ne prend
sens que sur scène, à l'occasion de ses spectacles. De
même, la démarche de Rémi Fouquet, qui sera
détaillée plus tard dans ce mémoire, s'inscrit sur des
territoires donnés; ce dernier me confiait alors que, si la question de
la vente venait à se poser, cela aurait davantage de sens de vendre ses
oeuvres à un FRAC, pour que les visiteurs puissent voir une oeuvre
réalisée à propos d'un territoire sur ce même
territoire. Un autre artiste, Nicolas Tourte, est représenté par
2 galeries; la galerie Laure Roynette, à Paris, et la galerie L'Oeil
Histrion, à Caen. Sa pratique artistique inclut la vidéo et,
selon lui, la dématérialisation de l'oeuvre, contrairement
à l'art classique dans lequel peintures et sculptures sont faites de
matière, la rend moins vendable (« J'ai une galerie à
Paris, j'ai une galerie à Caen et je travaille avec plusieurs galeries,
notamment à Bruxelles, ça dépend vraiment des projets.
Disons que la galerie parisienne ... Je me pose un peu la question de la
réelle nécessité d'avoir une galerie attitrée. J'ai
une pratique qui est pas très facilement vendable, parce que les
médias impalpables comme ça, c'est pas comme une peinture, c'est
pas comme un dessin. Quand c'est dématérialisé c'est pas
forcément très facile de vendre. »141).
Car, à travers la galerie, c'est bien la vente
d'oeuvres que j'aborde. Si quelques artistes ont vendu, de manière
occasionnelle, certaines de leurs oeuvres, la galerie n'est que rarement
utilisée comme intermédiaire. A l'opposé, des plasticiens
rencontrés, le seul à avoir la vente d'oeuvres comme principale
source de revenus artistiques n'utilise pas la galerie comme
intermédiaire; ou alors comme lieu de monstration durant des
expositions, mais la galerie ne le représente pas (« Oui, c'est
ma principale source de revenus; ça vient des ventes, en ligne ou suite
à des expositions, et, aussi, il y a beaucoup d'appels à
candidatures. »142). Cette réticence envers la
galerie s'explique en partie par le fait que, en tant qu'intermédiaire,
cette dernière perçoit, de manière générale,
la moitié des revenus provenant de la vente d'une oeuvre (« Les
oeuvres se vendent bien; même si la galerie prend 50%, c'est un peu
beaucoup. »143). Hormis cette répartition de la
vente entre l'artiste et la galerie, nous avons aussi pu ressentir une crainte
d'être enfermé dans des choix artistiques et/ou dans un espace
d'exposition où l'artiste n'aurait pas le droit de sortir, de montrer
son travail ailleurs (« Jusque là je voulais pas une galerie
parce que c'est assez contraignant et ça veut dire que tu fais pas de
projets ailleurs aussi. A la fois c'est bien parce qu'ils peuvent faire la
promotion de ton travail aussi, d'un autre côté ils prennent
énormément sur la vente des pièces. Trouver la
bonne
141 Entretien avec Nicolas Tourte
142 Entretien avec Franck Kemkeng Noah
143 Ibid.
49
galerie, avec qui ça se passe bien, qui ne dirige
pas ton travail non plus, où t'es libre d'aller faire tes projets aussi.
Moi j'aime bien cette liberté d'aller faire un truc, un autre, et de pas
être dépendante d'un truc. »144).
Pour terminer, l'idée de vendre une oeuvre est
difficilement acceptable pour quelques uns des plasticiens rencontrés.
La critique porte alors sur le fait qu'une oeuvre devient un produit et, comme
tout produit, elle vise à être vendue sur un marché, le
marché de l'art (« Idéalement, si il y avait pas ces
questions d'argent, j'aimerais que ça puisse marcher autrement et pas
avoir besoin d'une galerie. La galerie elle va être limitée
à montrer des travaux qui sont des choses qui doivent pouvoir se vendre
ou alors faire publicité. »145). Un certain
tiraillement est donc présent pour les artistes, comme Louis Clais, qui
aimeraient pouvoir se rémunérer avec leur activité
artistique sans avoir besoin de vendre leurs oeuvres. Cela est aussi le cas de
Daniela Lorini qui, elle, ne vit que de son activité artistique mais
avec des ressources limitées, ne dépendant que des aides à
la création et autres appels à candidatures («
Honnêtement, j'aime pas le marché de l'art; chose que j'ai
constaté et j'ai pu voir ici, en France. C'est un marché qui me
plaît pas. C'est produire, produire, produire; et comment l'art se vend,
je n'aime pas. Des fois, je me dis que ça peut être
intéressant mais, des fois, de l'autre côté, j'aime pas,
mais de l'autre côté, il faut vivre aussi. Donc, moi, en ce
moment, je vis des appels à candidatures, des bourses, des aides
à la création, mais ils sont pas infinis non plus; donc,
peut-être, justement, je devrais faire ces démarches, mais
j'hésite. »146).
Pourtant, au vu des plasticiens et des situations
rencontrées au cours de mon enquête de terrain, nous ne pouvons
que constater la prépondérance d'une économie de projets
sur une économie d'oeuvres. C'est ce que nous allons voir dans la partie
suivante.
VII. La fin de l'artiste créateur ?
Je parlais, en introduction, de l'article de Sophie Le Coq sur
« l'effritement du modèle de l'artiste créateur ». Il
est vrai que j'ai rencontré toutes sortes d'artistes au cours de mon
enquête de terrain; mais, ce qui revient souvent, ce sont les plasticiens
qui interviennent auprès de publics. « Tout se passe comme si
nous assistions là à une inscription socio-historique de la
participation sociale des artistes. Plus précisément, il ne
s'agit plus, pour le praticien d'art, de viser la pérennité de sa
personne artiste par la réalisation d'une potentielle oeuvre susceptible
de se révéler par des publics futurs, mais de se construire
socialement dans ce qu'il peut apporter aux autres par
144 Entretien avec Marion Richomme
145 Entretien avec Louis Clais
146 Entretien avec Daniela Lorini
50
l'exercice de pratiques artistiques.
»147; pour reprendre Sophie Le Coq. En effet, par moment,
la création d'une oeuvre n'est pas tant visée que la
volonté de pratiquer l'art avec des publics. L'artiste créateur
s'efface, en quelque sorte, au profit de l'artiste intervenant; qui doit, plus
que montrer une oeuvre, montrer sa propre présence aux publics et
prouver son utilité sociale. Cette participation sociale peut être
conscientisée par l'artiste comme j'ai pu le voir avec Violette Mortier.
Cet été, Amiens Métropole l'a contacté pour animer
un atelier d'initiation à la photographie. Sa rencontre avec des
habitants est, pour elle, une manière de connaître des histoires,
des visions, et de les porter dans ses oeuvres (« L'artiste se doit de
diffuser aussi des messages et, au-delà de l'introspection identitaire,
au-delà de créer un projet pour soi, on crée aussi pour
les autres, et de mettre en avant des personnes qui ont des choses à
dire, qui ont un passé, qui sont dans le militantisme ou pas; c'est
aussi mon devoir de les mettre en avant, de travailler avec eux.
»148). Aude Berton a, au cours de sa carrière,
arrêté sa propre création artistique pour donner des cours
de céramique. Pour elle, la culture, à travers la pratique
artistique, est une manière de s'exprimer, de se construire un esprit
critique; c'est le sens qu'elle donne à ses interventions, en milieu
scolaire ou en milieu carcéral (« Apporter la culture c'est
vachement extra quand c'est des petits, parce qu'on va les aider à
s'exprimer, à avoir un esprit critique, c'est vachement important. Et,
en milieu défavorisé comme ça peut l'être dans les
maisons d'arrêt, les prisons, souvent ce sont des gens qui n'ont pas eu
la chance de bénéficier de cette ouverture là.
»149).
Les interventions des artistes dans l'espace urbain me
permettent une transition, celle de l'oeuvre au projet. En effet, à
partir de ce que j'ai montré dans les précédentes parties,
de ces derniers exemples, et du fait que j'ai rencontré les artistes du
Parcours d'Art Contemporain, qui ont été
sélectionnés sur un appel à candidature, nous comprenons
que les plasticiens rencontrés s'inscrivent davantage dans une
économie de projets que dans une économie d'oeuvres.
L'économie de projets fonctionne par « la recherche de
financements susceptibles de permettre la réalisation de productions
personnelles onéreuses (logique de « guichets » dans les
collectivités territoriales auprès desquelles les artistes
viennent chercher des financements) »150, comme nous
l'avons vu avec la DRAC aussi, et par la réponse à des appels
à projets. Dans cet article de Muriel De Vrièse que je viens de
citer, cette dernière précise que cette économie est celle
qui concerne principalement, mais non exclusivement, les artistes liés
au monde institutionnel, et c'est bien ces artistes que nous avons
rencontré; le monde marchand, celui de la vente d'oeuvres, étant
très peu représenté. Mais l'économie de projets
peut prendre différentes formes.
147 LeCoq, S. (2004). « Le travail artistique : effritement
du modèle de l'artiste créateur ? ». Sociologie de
l'Art, 5(3), 111-131, p. 123.
148 Entretien avec Violette Mortier
149 Entretien avec Aude Berton
150 De Vrièse, M., Martin, B., Melin, C., Moureau, N.,
& Sagot-Duvauroux, D. (2011). « Diffusion et valorisation de l'art
actuel en région. Une étude des agglomérations du Havre,
de Lyon, de Montpellier, Nantes et Rouen ». Culture
études, 1(1), 1-16, p. 3.
51
Une de ces formes est l'action artistique. «
L'économie de projets d'action artistique n'a pas prioritairement
vocation à financer la production d'oeuvres mais davantage des
interventions artistiques dans l'espace urbain ou dans des centres d'art
(actions, performances, événements, résidences). Les
associations et les collectifs sont les acteurs principaux de ce modèle
dont les financeurs sont les collectivités publiques et les institutions
culturelles. À la différence de l'économie de commande,
les projets associent le plus souvent artistes, opérateurs et
médiateurs dans des actions qui ont une finalité artistique,
sociale et politique. »151 L'intervention de l'artiste
dans des espaces, urbains mais aussi ruraux comme j'ai pu le remarquer au cours
de mes entretiens, est alors devenu une pratique courante, et peut-être
même primordiale, pour les artistes rencontrés; du moins, pour
ceux qui s'inscrivent dans le tissu institutionnel de l'art. Cela est notamment
le cas de Aude Berton, qui travaille pour Amiens Métropole en tant que
professeure de céramique au Safran, pouvant être incitée
par la DRAC à intervenir dans les territoires des Hauts-de-France
(« Là, par exemple, j'ai été sollicitée
par la DRAC pour intervenir en tant qu'artiste dans la région de la
Thiérache. C'est la culture dans le milieu de la Thiérache; c'est
une partie de la région qui est plutôt pauvre, culturellement
parlant. La DRAC m'a proposé, si cela me convenait, d'intervenir dans
cette région. Je suis amenée à intervenir là-bas;
et notamment autour de ... C'est une région qui est très riche en
églises fortifiées. Ce sont des églises qui, au XIVe
siècle, ont été affublées d'architecture du monde
médiéval militaire; on y a collé des tours. C'est vraiment
assez étonnant comme complexe architectural. C'est autour de ça
qu'on travaille. »152). Cette idée d'apporter l'art
à des populations revient aussi dans le travail de Marion Richomme,
donnant elle aussi des cours à l'espace culturel Nymphéa de
Camon, qui m'a ainsi confié réaliser des oeuvres dans les
galeries d'établissements scolaires sur le territoire de l'ancienne
Picardie (« Je peux faire aussi un truc qui est très
spécifique à la région, c'est les galeries de
collèges, c'est les galeries dans les établissements; et
ça c'est vachement bien qu'ils fassent ça, ça n'existe pas
ailleurs, c'est vraiment typique de notre région, donc c'est cool,
ça permet aux élèves d'avoir directement accès
à l'art et puis à un artiste vivant, donc c'est très bien.
»153); bien qu'elle déplore qu'une telle oeuvre ne
soit pas ouverte à un public extérieur à
l'établissement. Je citerai un dernier exemple relevant des rôles
qui sont donnés à l'artiste. Suite à la crise sanitaire,
la DRAC Hauts-de-France a créé un dispositif, nommé
Plaines d'été, pour permettre des rencontres entre
artistes et habitants154. Dans ce cadre, Marion Richomme a
animé, avec une autre artiste de l'association La Menuiserie 2, un
atelier de
151 De Vrièse, M., Martin, B., Melin, C., Moureau, N.,
& Sagot-Duvauroux, D. (2011). « Diffusion et valorisation de l'art
actuel en région. Une étude des agglomérations du Havre,
de Lyon, de Montpellier, Nantes et Rouen ». Culture
études, 1(1), 1-16, p. 13.
152 Entretien avec Aude Berton
153 Entretien avec Marion Richomme
154 Site Internet du Ministère de la Culture
52
sculptures collectives en briques; ces dernières
étant en terre crue, le projet artistique consistait à prendre
des photographies de la destruction progressive des sculptures au fil du
temps.
Car il serait réducteur de ne donner à l'artiste
qu'un rôle d'animateur, ces ateliers et interventions peuvent aussi
s'inscrire dans un projet qui se « concrétiserait » par une
oeuvre. Seulement, cette dernière ne permet pas, en soi, de recevoir des
financements. Dans l'économie de projets, « l'évaluation
a trait au processus créatif et c'est la démarche qui est
jugée et qui donne droit à des aides à la production
»155. Cependant, pour recevoir ces aides à la
production, peu importe les formes par lesquelles elles sont fournies (aides
individuelles à la création, appels à candidatures,
subventions, etc.), l'artiste doit renouveler ses projets artistiques et rentre
donc dans « une organisation du travail artistique proche de
l'intermittence »156. C'est ce que Marion Richomme
m'expliquait en évoquant ses incertitudes sur les mois prochains («
C'est ça qui est un peu difficile, c'est que, là, tu vois, je
sais ce que je fais jusqu'à Noël, à partir de Noël, je
ne sais pas ce que je fais. Il faut que je réponde à des appels
à candidatures pour avoir des projets qui arrivent derrière.
Souvent t'as une marge de 6 mois, tout les 6 mois il faut renouveler les appels
pour avoir des projets qui tombent. »157).
Pour revenir aux projets en eux-mêmes, l'intervention
auprès de publics n'est pas une condition sine qua non de tout
les appels à candidatures, cela dépend aussi des démarches
des artistes. L'artiste, en dehors d'un appel à candidature qui
inciterait à la rencontre de publics, peut aussi utiliser les habitants
dans une démarche artistique qui lui est propre. C'est ce que j'ai vu
avec Rémi Fouquet (« De plus en plus, dans ma démarche,
80-90% de la création se fait avec des habitants, avec des participants.
»158). Ses travaux portant principalement sur les
questions « Comment investir un territoire ? Comment porter un regard sur
un territoire ? », c'est la rencontre avec des habitants, des
collégiens notamment, qui constitue une partie de son activité
artistique. Outre une rencontre avec des publics, un projet peut aussi
être une importante recherche pour construire ensuite une oeuvre. C'est
notamment le cas de Daniela Lorini. Pour réaliser l'oeuvre qu'elle
présentera au Parcours d'Art Contemporain, cette artiste a, durant 5
mois, travaillé avec un laboratoire de l'Université de Lille et
des étudiants en suivant un protocole de recherche scientifique; son
travail portant sur les insectes qui habitent sous terre. Mais les rencontres
sont une récurrence dans le travail des artistes, ce que me confiait
aussi Katerini Antonakaki; animant des rencontres à l'occasion de
projets spécifiques. Ces exemples servent à montrer ce que peut
être un
155 De Vrièse, M., Martin, B., Melin, C., Moureau, N.,
& Sagot-Duvauroux, D. (2011). « Diffusion et valorisation de l'art
actuel en région. Une étude des agglomérations du Havre,
de Lyon, de Montpellier, Nantes et Rouen ». Culture
études, 1(1), 1-16, p. 9.
156 Ibid, p. 12.
157 Entretien avec Marion Richomme
158 Entretien avec Rémi Fouquet
53
projet artistique, l'oeuvre, en tant que telle, n'étant
pas le critère d'évaluation utilisé, la démarche
est davantage importante dans cette économie de projets.
Vous aurez peut-être remarqué l'utilisation du
terme d'animation pour parler de l'activité de certains plasticiens;
cela car c'est le terme qui est apparu dans les entretiens, de la part des
plasticiens. Le titre de cette partie, « La fin de l'artiste
créateur ? », n'est en rien une tentative de réduction de la
création artistique mais bien un sentiment qui a pu s'exprimer durant
mon enquête de terrain. Gabriel Folli relevait ainsi le temps
consacré aux interventions durant les résidences d'artiste, la
création étant mise au second plan (« J'ai pas
forcément ce besoin de faire de résidences tu vois. J'aime bien
travailler ici, chez moi, tout seul. Et puis, après, les
résidences, c'est aussi beaucoup, maintenant, des résidences
où l'artiste il est un peu vu comme un animateur tu vois.
C'est-à-dire qu'on donne plus trop le temps à l'artiste de
créer 100% du temps sur son boulot, c'est plutôt 70% du temps
où tu vas dans des classes, tu vois, etc; ce qui peut être bien,
tu vois, mais bon, du coup, t'as très peu de temps pour ta pratique
artistique et donc ça doit être assez frustrant.
»159). Une anecdote, non représentative de
l'ensemble des artistes mais qui peut montrer une partie de l'activité
artistique et de ses « dérives », est la situation
vécue par Aude Berton, qui n'a pas été reconnue comme
artiste auprès de la Maison des Artistes mais comme une animatrice
(« Tout au début, quand je me suis inscrite en tant qu'artiste
et que j'ai eu un numéro de SIRET, je me suis inscrite à la
Maison des Artistes, et puis, au bout de quelques temps, je faisais pas mal de
workshops ou des ateliers, que j'animais en tant que plasticienne, et puis la
Maison des Artistes, il y a quelques années, a trouvé,
estimé, que mes prestations elles correspondaient pas à un statut
d'artiste et donc elle m'a demandé de me rapprocher des impôts
pour déclarer ces revenus. [...] A cette époque
là, elle considérait qu'il s'agissait d'animation auprès
d'un public. »160).
Pour conclure ce premier chapitre consacré à la
présentation des artistes et de leurs vécus, la diversité
des situations est ce que nous pouvons retenir de ces entretiens. En effet,
parmi ces artistes qui s'inscrivent tous dans une dimension contemporaine de
l'art, certains ne vivent que de l'art tandis que d'autres n'ont que
très peu de revenus liés à leur activité
artistique. Loin du monde de l'art contemporain tel qu'il a pu être
décrit par Nathalie Heinich161, mon terrain d'enquête
me renvoie à une autre réalité du travail artistique,
celle développée par le sociologue Pierre-Michel Menger dans
Le travail créateur. S'accomplir dans l'incertain en 2009. Ce
dernier montre que le début de carrière artistique est
marqué par l'étirement de cette période d'épreuve
et d'incertitude durant laquelle
159 Entretien avec Gabriel Folli
160 Entretien avec Aude Berton
161 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain.
Structures d'une révolution artistique. Gallimard.
54
« l'éventail du cumul de ressources est plus
large »162; entre les aides de l'État, de la
famille ou encore des amis. Pierre-Michel Menger me permet aussi de dire que
les artistes que j'ai rencontré sont des artistes « normaux »,
au sens statistique du terme. « Les enquêtes sur les diverses
populations de créateurs nous apprennent qu'en règle
générale, moins de 10% des artistes de chaque catégorie
sont, au moment de l'enquête, en situation de vivre exclusivement de leur
art. C'est suggérer que pour l'immense majorité de ceux qui
n'occupent pas d'emplois stables dans des organisations artistiques où
l'exercice de leur métier est rémunéré comme tel,
le recours à d'autres ressources et à un emploi ou à une
série d'autres emplois stables, intermittents ou temporaires, est une
obligation économique qui cohabite plus ou moins aisément avec la
pratique du travail artistique de vocation. »163
Une constante est cependant présente parmi les
plasticiens rencontrés, leur proximité avec le réseau
institutionnel de l'art; et, précisément, leur inscription au
sein du territoire des Hauts-de-France. Ainsi, Marion Richomme me confiait sa
relation avec la DRAC Hauts-de-France (« On va dire que, maintenant,
je commence à être bien implantée ici, je suis bien
repérée par les structures, par la DRAC.
»164). Si nombre d'artistes ont pu exposer hors des
Hauts-de-France, voire même hors de la France, le réseau
institutionnel local est prépondérant dans leur activité
artistique; une activité artistique s'inscrivant sur un territoire
« où la consécration parisienne n'a pas encore eu lieu
»165 et sur lequel le public prend le pas sur le
privé pour reprendre un titre de Nathalie Heinich. Leur proximité
avec ce réseau institutionnel et ce territoire peut aussi être
perçue comme une limite. Aude Berton m'expliquait d'ailleurs qu'elle
souhaitait sortir, ne serait-ce que d'Amiens Métropole, aller
au-delà des frontières des Hauts-de-France (« Par
contre, ce que je désire vraiment, c'est sortir du territoire. J'ai
vraiment envie d'aller ailleurs en fait, de montrer mon travail; c'est une
chose que j'avais pas nécessairement envie avant. J'ai envie de le
montrer, mais vraiment ailleurs et même vraiment loin, de me donner
l'occasion de rencontrer d'autres espaces et d'autres personnes.
»166).
A la croisée des parcours des artistes
rencontrés se dévoile notre terrain d'enquête en sa
caractéristique d'événement; le Parcours d'Art
Contemporain d'Amiens Métropole. Et si j'ai terminé ce premier
chapitre en évoquant les interventions et autres rencontres des
plasticiens avec des habitants, dans l'espace urbain ou sur les «
territoires », autrement dit, la manière par laquelle
162 Menger, P. (2009). Le travail créateur.
S'accomplir dans l'incertain. Gallimard, p. 320.
163 Ibid, p. 308.
164 Entretien avec Marion Richomme
165 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain.
Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 169.
166 Entretien avec Aude Berton
55
l'artiste peut devenir un acteur de la démocratisation
culturelle, c'est que la thématique de cet événement
permet aussi d'entrer dans le rapport entre l'artiste et la ville.
56
L'ART DANS LA VILLE ET LA VILLE DANS L'ART
Pour rappel, la thématique de cette seconde
édition du Parcours d'Art Contemporain est « Art, territoires :
Créer et habiter »; non sans suivre celle de la première
édition qui était « Art, territoires et mutations » en
2018. L'événement, en valorisant les interactions entre pratiques
artistiques contemporaines et espace urbain, tente d'inclure les habitants
d'Amiens à sa démarche de diffusion de l'art contemporain; de
proposer un parcours dans lequel « chacun est à la fois
spectateur et acteur »167. Le Parcours d'Art Contemporain,
initialement prévu du 13 novembre au 16 décembre 2020 mais
reporté en novembre 2021, se répartit sur l'ensemble d'Amiens
Métropole, incitant les visiteurs à « s'aventurer
à la découverte d'un quartier, d'une diversité de lieux et
de propositions »168. Citons les lieux qui participeront
au Parcours d'Art Contemporain : l'Artothèque et les
Bibliothèques d'Amiens Métropole, l'Auberge de Jeunesse d'Amiens,
le Centre Culturel Léo Lagrange, le Centre Culturel Nymphéa de
Camon, le Centre Social et Culturel d'Etouvie, l'Ecole Supérieure d'Art
et de Design d'Amiens, le Fonds Régional d'Art Contemporain Picardie,
l'Imprimerie, la Maison de l'Architecture des Hauts-de-France, la Maison de la
Culture d'Amiens, le Musée de Picardie, le Safran, le Trait d'Union de
Longueau et l'UFR des Arts de l'Université de Picardie Jules Verne.
Deux thèmes transversales composent ainsi cette
édition du Parcours d'Art Contemporain. Dans un premier temps, celui de
l'art en commun; l'art, à travers la démarche de l'artiste,
rentre alors en interaction avec ce qui l'entoure, son environnement. Dans un
second temps, mais dans la continuité du premier thème, le
Parcours d'Art Contemporain propose de penser « la question de la
relation de l'homme avec l'espace qu'il occupe »169; et la
manière par laquelle la création peut permettre à l'homme
de s'approprier un espace, de l'investir, en d'autres termes, d'habiter le
territoire. Car c'est le rapport entre l'artiste et l'habitant qui importe dans
cet événement, qui est le mot d'ordre de ce Parcours comme nous
le confiait Fabiana De Moraes, chargée de projets Patrimoine et Arts
visuels d'Amiens Métropole (« Il y a un impératif, c'est
que les artistes doivent se tourner vers les habitants et doivent proposer des
démarches participatives, inviter les habitants à participer;
soit à la réalisation, soit à un moment de
médiation de l'oeuvre. Il faut que les habitants soient là au
bout d'un moment. Il faut que les gens soient mobilisés autour d'un
projet artistique. »170)
167 Amiens Métropole. (2019). Appel à
candidature, p. 2.
168 Ibid, p. 3.
169 Ibid, p. 3.
170 Entretien avec Fabiana De Moraes
57
I. L'« habiter » et les sciences sociales
Ne nous méprenons pas, c'est bien la conception de la
ville par l'artiste qui m'intéresse dans ce mémoire; mon avis
d'étudiant avec une démarche de sciences sociales important peu.
Cependant, il peut être intéressant de relever comment l'espace
autour de nous peut être pensé par les sciences sociales.
J'introduirai cela par une anecdote personnelle. Il y a
quelques mois, alors que j'allais retrouver une amie rentrant d'un mois au
Japon, cette dernière m'a demandé de retirer mes chaussures
à l'entrée de son domicile; une pratique qu'elle ne me demandait
pas avant, mais la coutume est telle au Japon. Derrière ces pratiques
quotidiennes, ces banalités trompeuses, c'est tout un rapport à
l'habitat qui se dévoile; un rapport à l'habitat qui n'a rien
d'universel. « L'espace habité est évidemment une
construction sociale. »171 Cette construction sociale
varie dans l'espace et le temps mais la vie quotidienne, dans ce qu'elle peut
avoir d'intime, peut être un point de départ pour comprendre
l'« habiter »; le logement étant l'« espace de
l'enracinement, de la reproduction et de la conservation des modèles et
des valeurs. »172
Marion Ségaud, sociologue, s'est
intéressée à la rencontre entre l'architecture et les
sciences sociales. « Dans les années 1970, les sciences
sociales se sont proposées d'améliorer l'information des
architectes tant sur les problèmes de l'habitat que sur les modes
d'opérations sur l'espace »173; mais, si la
question de l'habitat est importante à comprendre, c'est parce qu'elle
retranscrit aussi un rapport social. « Aujourd'hui des formes de
stigmatisation sociale passent par la localisation : dans les cités ou
dans certains lieux. »174 Ainsi, l'habitat peut permettre
de montrer un statut social. Je pense, à un autre temps, au
Familistère de Guise, dans lequel résidaient les ouvriers de
l'entreprise Godin. Cet exemple permet de comprendre que, à partir de
l'habitat, c'est un rapport à l'Autre que nous pouvons saisir; le
logement n'étant que le premier maillon de la chaîne qui
mène à la ville. Maintenant que nous avons dépassé
la séparation entre l'espace privé, celui de l'habitat, et
l'espace public, celui de la ville, je mentionnerai, au début du
XXe siècle, l'Ecole de Chicago comme le moment où les
sciences sociales, l'anthropologie urbaine notamment, ont commencé
à penser la spatialisation des rapports sociaux; à partir de
l'étude de la déviance dans un premier temps. La ville devient
alors « l'inscription au sol des rapports sociaux
»175; et c'est bien ces rapports sociaux qui
171 Ségaud, M. (2010). Anthropologie de l'espace.
Habiter, fonder, distribuer, transformer. Armand Colin, p. 7.
172 Ibid, p. 53.
173 Ibid, p. 16.
174 Ibid, p. 85.
175 Ibid, p. 81.
58
intéressent les sciences sociales. Car comprendre
"comment le social se territorialise"176, c'est aussi
saisir la manière par laquelle les individus se répartissent dans
la ville, la division sociale de l'espace urbain.
Revenons aux artistes du Parcours d'Art Contemporain, car
c'est leur conception de la ville qui m'intéresse ici. Je rappelle ma
problématique : « Quel propos l'artiste porte-t-il sur la ville ?
Quelle conception de la ville révèle sa démarche
artistique ? ». La ville, comme nous allons le voir au cours de ce
chapitre, peut être vue de diverses manières, que ce soit comme
« une mosaïque d'espaces singuliers »177 ou
encore, avec une tendance dualiste, par son opposition à la nature.
« Cette recherche de l'harmonie de l'homme et de l'environnement
s'inscrit d'ailleurs dans les thématiques actuelles de
développement durable. »178 Quoi qu'il en soit,
l'espace est investi par l'Homme et n'est pas neutre, il est structuré
par ce dernier autant qu'il peut structurer l'identité des individus;
les sciences sociales étant une manière de « mettre en
évidence la relation réciproque entre le spatial et le social
»179.
II. Les artistes et la ville d'Amiens
Avant même d'évoquer le Parcours d'Art
Contemporain, il ma paru pertinent, avec une telle thématique, de
questionner les artistes sur leur propre rapport à la ville d'Amiens;
présupposant que tous connaissaient la ville.
En effet, beaucoup des plasticiens rencontrés sont
nés, habitent ou travaillent à Amiens; voire les trois dans le
cas de Aude Berton, travaillant même pour Amiens Métropole. Ainsi,
certains des artistes liés à la ville ont pu me montrer leur
attachement à cette dernière. D'une part, Amiens a
été une ville d'accueil pour Franck Kemkeng Noah, en arrivant du
Cameroun (« Amiens c'est la ville qui m'a accueilli lorsque je suis
arrivé en France. [...] C'est vraiment la ville que je connais
le mieux en France et où je me sens bien. »180).
D'autres plasticiens sont nés à Amiens mais ont continué
leurs études artistiques ailleurs avant de revenir, comme Violette
Mortier qui est partie à Bruxelles (« Ça a
été une nécessité de partir après mes
études, vraiment juste après le bac, parce que, à 17 ans,
j'ai passé le concours pour La Cambre, j'ai tout fait pour l'avoir. Je
voulais vraiment partir d'Amiens; et, au final, d'être partie, ça
m'a permis de redécouvrir la ville et d'avoir un nouveau regard,
vraiment, et de le percevoir de manière vraiment très
différente. »181), ou encore
176 Ségaud, M. (2010). Anthropologie de l'espace.
Habiter, fonder, distribuer, transformer. Armand Colin, p. 7.p. 142.
177 Ibid, p. 158.
178 Ibid, p. 125.
179 Ibid, p. 18.
180 Entretien avec Franck Kemkeng Noah
181 Entretien avec Violette Mortier
59
comme Louis Clais qui est parti en Ile-de-France mais qui a
pu, à sa sortie d'études, exposer à Amiens («
J'avais participé au Festi Nimp en 2011- 2012, c'était
à l'Accueil Froid, c'était Claire Gapenne qui avait
organisé ça. Festi Nimp c'est le concours du plus n'importe quoi.
J'avais pas gagné mais j'avais fait une expo à ce moment
là, dans ce cadre là. »182). Cependant, si
la proximité de l'artiste et de la ville peut être un atout dans
le cadre de ce Parcours d'Art Contemporain, Amiens a souvent été
valorisée par les artistes davantage pour sa position relative à
d'autres villes, comme Paris, Lille, Londres ou encore Bruxelles (« Je
ne sais pas trop. C'est une bonne base pour aller ailleurs. Ce n'est pas du
tout pour dire que ce n'est pas bien. Quand on est bien quelque part, on peut
partir et revenir, ça donne une confiance. »183),
que pour son activité artistique, ne permettant pas aux plasticiens de
travailler avec un monde de l'art autre que celui institutionnel («
Après, à Amiens, si tu veux, c'est aussi ... Il y a pas
vraiment de mouvement, tu vois, tu peux pas vraiment travailler avec des
galeries ou des critiques d'art ou des commissaires d'expo.
»184).
D'un autre côté, la proximité d'Amiens
avec Lille, où habite Nicolas Tourte, est une des raisons pour
lesquelles ce dernier a postulé à l'appel à candidature du
Parcours d'Art Contemporain. Pour les artistes moins liés à la
ville, Amiens peut avoir un sens dans leur démarche artistique quand ces
mêmes plasticiens utilisent la ville, une ville, pour créer une
oeuvre. C'est notamment le cas de Rémi Fouquet avec son projet
artistique et participatif D'ici on voit..., un travail
commencé en 2018 qui s'inscrit dans la thématique du Parcours
d'Art Contemporain. L'artiste découvre ainsi la ville à partir
des habitants d'Amiens (« Au départ, je l'ai en tant qu'artiste
qui postule à un projet; et puis, aujourd'hui, c'est des rencontres,
c'est énormément de rencontres avec les habitants, avec des
structures, avec des associations. Et, moi, je suis là en tant
qu'artiste. On me fait découvrir finalement Amiens au travers des
habitants et c'est ça qui m'intéresse.
»185). Un élément a cependant
été relevé au cours de quelques entretiens. La
thématique étant, en partie, le territoire, de quel territoire
était-il question ? Amiens ? La Somme ? L'ex-Picardie ? Les
Hauts-de-France ? Car c'est les Hauts-de-France dont il est question dans
l'oeuvre de Daniela Lorini, l'artiste partant, pour la construction de son
oeuvre, de son histoire industrielle (« Cette oeuvre s'inscrit
vraiment dans le territoire des Hauts-de-France parce que je me suis
intéressée à la biodiversité du sol, parce que j'ai
appris que c'est une région qui a beaucoup souffert pour la mine,
l'agro-industrie, l'industrie textile; donc c'est une région très
polluée, où le sol est très pollué. Je voulais
aussi faire une sorte de comparaison des endroits qui étaient
très pollués avec des autres endroits qui ont pas autant de
pollution, qui sont au moins boisés, où on peut voir qu'il y a
biodiversité. »186).
182 Entretien avec Louis Clais
183 Entretien avec Katerini Antonakaki
184 Entretien avec Gabriel Folli
185 Entretien avec Rémi Fouquet
186 Entretien avec Daniela Lorini
60
III. Faire de l'art ensemble
Je traiterai, dans cette partie, du Parcours d'Art
Contemporain et, principalement, des oeuvres qui relèvent de l'art en
commun, de l'idée de faire de l'art ensemble, artistes et habitants.
D'ailleurs, j'avais conclu mon précédent chapitre sur l'artiste
qui intervient dans l'espace public. Force est de constater que le Parcours
d'Art Contemporain s'inscrit lui aussi dans cette demande auprès des
artistes pour intervenir sur les « territoires », auprès des
habitants.
1. Des interventions en lien avec le Parcours d'Art
Contemporain
Les interventions des artistes au sein du milieu scolaire est
ce qui est revenu couramment dans les entretiens; des interventions de
l'école élémentaire à l'Université. Pour
commencer, Aude Berton, dans le cadre d'un Contrat Local d'Education
Artistique, va intervenir au sein d'une école élémentaire
pour travailler sur le thème des bidonvilles brésiliens, les
favelas; utilisant l'habitat comme un module architectural constituant un
ensemble (« Je vais les faire travailler autour des favelas; on va
faire une construction en terre, en grand format, et les enfants vont venir
agglutiner leurs petites structures, dans cet état d'esprit des
constructions anarchiques qu'on trouve dans ces lieux. C'est un travail qui
cuira pas et qui restera en terre crue; et puis ça va se constituer au
fur et à mesure. »187). Aude Berton
s'intéresse aux favelas car ce sont des territoires qui ont
été investis par des individus qui n'« avaient pas le
choix, ils avaient rien d'autre, il fallait bien se loger, et ce sont des
espaces anarchiques, des constructions anarchiques, ça répond pas
à un plan urbanistique très défini.
»188 Elle relève alors, avec le cas des favelas, la
capacité de l'homme à devenir le constructeur de son propre
habitat, avec divers matériaux et sans autorisation de construction,
mais aussi la promiscuité présente dans cet habitat où vit
toute une famille. Si la réalisation d'une oeuvre par les
élèves est une manière de faire de l'art ensemble, elle
peut aussi être précédée d'une visite au
musée, comme dans le cas de Louis Clais qui va proposer un atelier
d'écriture ou encore de dessin collectif (« Ce qu'on m'a
demandé de faire là, par contre, c'est d'intervenir en milieu
scolaire. Les enfants vont venir voir l'exposition au musée, voire le
musée aussi, le découvrir pour la première fois pour
certains. On va faire des activités ensemble et ça sera une
manière de leur donner mon point de vue sur l'art et puis, pour eux, de
découvrir des choses et d'expérimenter, et sous plein de formes.
»189).
187 Entretien avec Aude Berton
188 Ibid.
189 Entretien avec Louis Clais
61
Marion Richomme, quant à elle, m'expliquait que son
oeuvre n'avait pas de démarche participative mais qu'elle-même
interviendra, à l'occasion d'un atelier durant le Parcours d'Art
Contemporain, dans une classe de 5e au collège Rosa Parks
d'Etouvie. Au cours de la première semaine de l'événement,
l'artiste créera, avec cette classe, une sculpture collective
monumentale constituée d'une tonne de terre. Le « faire ensemble
» a été relevé par Marion Richomme comme une
manière de retrouver un lien, un lien qui n'existerait plus («
On a perdu le lien avec les gens, on se parle pas. A travers des
écrans, tout ce rapport là aux réseaux sociaux qui fait
que, finalement, le "faire ensemble" a un peu disparu.
»190). Il est ainsi question du rôle de l'artiste,
comme je l'expliquais au cours du premier chapitre, et j'ai donc demandé
à Marion Richomme si ce dernier, le rôle du plasticien, est la
reconstruction d'un lien social; d'autant que, cette année, la crise
sanitaire a été un moment particulier durant lequel, avec le
confinement, des personnes se sont retrouvées isolées («
Je pense qu'on a ce rôle. Je pense que c'est primordial, encore plus
actuellement, encore plus en période de crise sanitaire; où, les
gens, on leur demande d'être confinés, de se regrouper que sur
eux-mêmes et de pas avoir de contact avec l'extérieur. On l'a vu
dans les ateliers qu'on a fait; les gens ils redevenaient enfants, ils
s'éclataient. Pendant trois quarts d'heure, ils ont juste mis les mains,
comme des gosses, dans la terre, à jouer, à faire ... Et
voilà, et c'était un moment hyper fort en fait.
»191). Pour terminer sur une autre intervention au
collège, Aude Berton travaillera aussi sur des dessins architecturaux
avec une classe de 3e.
L'ouverture, au cours de cette rentrée scolaire 2020,
d'une Classe Préparatoire à l'Enseignement Supérieur -
Classe d'Approfondissement en Arts Plastiques au lycée Louis Thuillier
d'Amiens a aussi été une opportunité pour intervenir en
milieu scolaire. Ainsi, Nicolas Tourte va travailler avec cette classe pour
préparer une oeuvre qui sera exposée à la Maison de
l'Architecture durant le Parcours d'Art Contemporain; une oeuvre nommée
Provision en attendant sa réalisation (« A chaque fois
j'essaie que ça soit pas vraiment un atelier de pratique qui soit de
l'ordre de l'occupationnel, c'est-à-dire que j'ai pas envie de donner du
travail, de faire un dessin ou de faire quelque chose en rapport avec ma
pratique. Je préfère que les étudiants soient vraiment
investis dans la construction de la pièce et puis transformer un petit
peu ce qui aurait été un atelier en une unité de
production, que tout le monde ait sa tâche et puis que chacun puisse
participer à l'élaboration de la pièce; je trouve
ça beaucoup plus enrichissant que de faire des choses qui n'ont pas
beaucoup de sens, pour moi ni, quelque part, pour eux.
»192). Aude Berton interviendra aussi au sein de cette
classe; non pour construire une oeuvre mais pour apprendre aux
élèves à réaliser des expositions.
190 Entretien avec Marion Richomme
191 Ibid.
192 Entretien avec Nicolas Tourte
62
Mais l'intervention en milieu scolaire n'inclut pas
nécessairement une activité artistique au sein même d'un
établissement. « L'important c'est aussi de s'approprier la
ville par la création, c'est l'idée de base.
»193 Et, pour s'approprier la ville, il peut être
intéressant d'investir ses rues. Gabriel Folli établira alors
divers parcours dans divers quartiers d'Amiens, avec la classe du lycée
Louis Thuillier dont je parlais précédemment, mais aussi avec des
étudiants de l'UFR des Arts de l'Université de Picardie Jules
Verne. A travers ces parcours, il sera question de faire des croquis de la
ville, de la prendre en photo, de ramasser des choses; l'intérêt
étant, à partir de ces éléments, de travailler sur
des oeuvres en apportant chacun son rapport à la ville (« Ce
sera un travail qui sera plutôt sur l'architecture, sur le patrimoine,
sur l'histoire, sur ce qu'il se passe aussi à Amiens, sur le vécu
de chacun aussi, sur ses références personnelles, sur sa propre
culture. J'avais envie que ça mélange tout ça tu vois; que
ça soit un travail sur le territoire, l'architecture, mais aussi que
ça aille aussi plus loin quoi, tu vois. »194). Le
plasticien, Gabriel Folli, m'expliquait aussi qu'être artiste a ses
contraintes, comme nous l'avons vu au cours du premier chapitre, et que ces
rencontres, entre des étudiants en art et lui, peuvent permettre de
penser la suite des études, la transition, de se confronter au monde de
l'art.
De manière similaire, au cours de cet été
2020, donc en amont du Parcours d'Art Contemporain mais en lien avec celui-ci,
Violette Mortier a été sollicité par Amiens
Métropole pour un atelier d'initiation à la photographie. Ce qui
revient dans cet atelier, comme pour celui de Gabriel Folli, c'est de parcourir
des chemins qui peuvent paraître quotidiens (« L'idée
c'était vraiment de les pousser, de leur côté, si ils en
ont envie, à redécouvrir leur chemin quotidien avec l'appareil
photographique et de se dire « En fait, oui. Je le vois tout les jours
mais c'est la première fois que je le vois comme ça. ». En
fait, c'est des ressources inépuisables, parce que, même si tu
l'as déjà photographié, et c'est ça la question que
je posais aussi, c'est « Comment photographier quelque chose qu'on a
déjà vu cent fois, mille fois, qui a bercé vraiment notre
enfance ? », « Comment tu photographies quelque chose que tu connais
par coeur ? ». En fait, c'est hallucinant, et vraiment c'est un exercice
hyper intéressant, c'est que c'est inépuisable. Tu continues
forcément à redécouvrir des choses; pourtant c'est quelque
chose de très formel le territoire, les bâtiments, le paysage.
»195). L'interaction entre identité et territoire,
la manière par laquelle l'un peut transmettre l'autre, sont les 2
thèmes qu'abordent Violette Mortier dans ses oeuvres; et notamment dans
ce qu'elle présentera pour le Parcours d'Art Contemporain. Encore une
fois, la question du rôle du plasticien a été
mentionné au cours de l'entretien avec Violette Mortier, son atelier
comme son oeuvre reposant sur la participation des habitants. Elle me confiait
alors tendre vers une vision de
193 Entretien avec Gabriel Folli
194 Ibid.
195 Entretien avec Violette Mortier
63
l'art accessible, avec un caractère social; au
contraire d'une vision de l'art contemporain élitiste, inaccessible
(« J'aime bien le participatif, j'aime bien le partage. Je pars du
principe que mon statut d'artiste, à partir du moment où on me
donne l'opportunité de créer et d'investir un lieu, c'est un peu
mon devoir d'aussi faire participer d'autres personnes, qui soient dans le
milieu artistique ou pas, mais qu'il y ait ce sentiment de partage. Je trouve
que c'est hyper important parce que l'art c'est ça aussi, on crée
pour soi et pour les autres, pour dire des choses. On a un peu un devoir,
aussi, de diffusion. »196)
Avant d'en venir, précisément, au projet
artistique de Violette Mortier, je mentionnerai l'atelier de Franck Kemkeng
Noah. Dans la continuité des ateliers qu'il animait au Cameroun, le
plasticien participera à des ateliers, au sein de l'association
Emmaüs, pour réaliser des oeuvres à partir d'objets
récupérés.
2. La ville pour questionner l'identité
Si je parle des interventions des artistes au cours du
Parcours d'Art Contemporain, n'oublions pas que ce sont les oeuvres
présentées qui doivent avoir une démarche participative,
en incluant les habitants dans la réalisation d'un projet artistique, ou
porter un propos sur la ville, un rapport avec le territoire.
Le projet de Violette Mortier s'inscrit dans la
démarche participative dans la mesure où ce dernier commence avec
des rencontres entre la photographe et des habitants de la ville d'Amiens.
Avant même le moment de la rencontre, Violette Mortier laisse l'habitant
choisir le lieu de l'entretien, pour qu'il puisse se sentir à l'aise
mais aussi pour saisir un lieu qui peut être important pour la personne
(« La dernière fois c'était au parc Saint-Pierre, parce
qu'il vient ici lire tout les jours, ou alors il vient écrire. Et
ça devient hyper intéressant de s'investir et de s'inscrire dans
un lieu qui leur est cher, qui est pas forcément celui où ils se
sentent chez eux mais c'est un premier pas. »197). Elle
photographie alors ces lieux, là où se déroulent les
entretiens, pour, potentiellement, les utiliser comme support, comme trame pour
une oeuvre. A cette trame, se superposerait des éléments de la
vie de l'habitant; des éléments relevant de la vie quotidienne,
d'une habitude. Ces éléments de vie deviendront alors une partie
de l'oeuvre de Violette Mortier (« L'idée ce serait de
récolter aussi, dans leur discours, leur récit de vie, des formes
plus concrètes auxquelles on donnera le statut de reliques. Mais,
vraiment, moi j'ai un côté où ... J'ai un souvenir
où ma mère, à
196 Entretien avec Violette Mortier
197 Ibid.
64
chaque fois qu'elle est au téléphone, elle
gribouille la même chose; et, en fait, je me suis rendue compte que
ça traduit aussi d'une histoire, même si elle se rend pas compte,
ça traduit d'une mémoire qui est ancrée et qui ressort
dans des petits moments comme ça où l'esprit rentre pas
forcément en compte. Et, du coup, c'est de récupérer ces
bribes de vie un petit peu, même une liste de courses tu vois. Des fois
tu vas avoir un gribouillage, où t'écriras toujours la même
chose, et quand tu lui donnes le statut de ... Tu l'agrandis, ça change
d'état quoi; c'est hyper intéressant. »198).
L'oeuvre sera donc une composition de textes, de dessins, d'images, de
photographies; une composition réalisée à partir de ces
rencontres avec les habitants. Elle sera exposée au Centre Culturel
Léo Lagrange ainsi que dans la salle Picasso à Longueau;
anciennement Espace Culturel Picasso qui s'est uni avec l'Espace Culturel
Antoine de Saint-Exupéry de Glisy pour devenir Le Trait d'Union, une
scène culturelle.
Le questionnement, ici, porte sur l'identité et le
territoire dans la mesure où, à travers sa rencontre avec des
habitants, Violette Mortier les renvoie à leur manière de se
créer un chez-soi, leur manière de s'ancrer quelque part. «
C'est vraiment l'idée que ton identité dépend du
territoire où tu es et où tu t'ancres. Et la quête d'un
chez-soi c'est une question qui est hyper présente quand, par exemple,
t'as été déraciné ou quand t'es issu, que ça
soit de troisième génération, d'une colonisation plus ou
moins lointaine, sans forcément m'arrêter sur des questions de
personnes racisées ou pas, vraiment, ça peut être
très lointain ou, même, pas l'être.
»199 Cette quête d'un chez-soi s'inscrit donc dans
un espace, un « territoire » qui serait le socle de
l'identité; le chez-soi, définie par l'artiste, serait là
où on se sent bien. La mémoire est aussi un terme qui est revenu
de cet entretien; notamment la mémoire liée à l'histoire
de l'individu, l'histoire de sa famille. Le chez-soi est-il uniquement le
territoire sur lequel nous nous inscrivons ?
Cette recherche, cette thématique, est à
recontextualiser avec l'histoire personnelle de la photographe. Violette
Mortier me confiait que, à partir de la pratique de la photographie,
c'est son propre chez-elle qu'elle questionnait; l'endroit où elle se
sent bien. Cette quête passe aussi par la question de la provenance et
Violette Mortier me parlait de sa grand-mère qui est arrivée du
Vietnam, ou de l'Indochine française à ce moment là, quand
elle avait 10 ans. L'artiste a alors un sentiment d'apatride et ne se
définit pas par rapport à sa nationalité (« C'est
très difficile pour moi de me définir en fonction de mon
territoire; c'est pour ça aussi que je questionne ça. C'est parce
que, à travers leur récit de vie, c'est aussi une introspection
identitaire pour moi. »200). Si l'identité peut
reposer sur le territoire sur lequel nous nous inscrivons, ce dernier peut
aussi ne pas nous
198 Entretien avec Violette Mortier
199 Ibid.
200 Ibid.
65
définir en tant qu'individu; la quête d'un
chez-soi n'est pas tant notre inscription dans un espace donné qu'un
lien que nous créons avec ce territoire.
Partant d'éléments donnés par les
habitants d'Amiens pour réaliser une oeuvre et questionnant
l'articulation entre l'identité et le territoire, le projet artistique
de Violette Mortier s'inscrit bien dans la thématique du Parcours d'Art
Contemporain; mais il n'est pas le seul à se construire sur le
vécu des habitants.
3. La ville comme espace de mobilité
En effet, le projet artistique D'ici on voit... de
Rémi Fouquet commence aussi, en partie, avec les habitants d'une ville.
D'ici on voit... est un projet qui a été pensé
par le plasticien en 2018 et qui n'est pas exclusif à la ville d'Amiens;
ainsi, si l'oeuvre se nommera D'ici on voit Amiens dans le cadre du
Parcours d'Art Contemporain, le concept peut s'appliquer dans d'autres
villes.
La démarche de Rémi Fouquet est la suivante.
L'artiste s'intéresse à une ville, à son histoire,
à ses quartiers et à leurs particularités. Il rencontre
ensuite des habitants de la ville en question et, au cours d'entretiens, leur
demande de se présenter, de présenter leur lieu d'habitation, les
lieux qu'ils empruntent quotidiennement, les lieux qu'ils aiment et qu'ils
détestent ou encore les lieux importants pour eux. A partir de ces
données, Rémi Fouquet va établir un parcours qui prendra
en compte les espaces de la ville dans lesquels les habitants passent souvent,
un parcours dans lequel peuvent se reconnaître les personnes
rencontrées. L'oeuvre, une installation, sera alors constituée
d'une structure métallique, formant le parcours, sur laquelle des
écrans montreront des vidéos prises sur ce même parcours et
des empreintes reproduites en céramique.
D'ici on voit... raconté par Rémi
Fouquet
« L'idée c'est de rencontrer les habitants
d'un territoire et d'essayer de faire une cartographie, justement, de ce
territoire; d'essayer de s'intéresser aux habitants, leur manière
de vivre une ville. Est-ce qu'ils vivent uniquement dans leur quartier ?
Quelles sont leurs habitudes ? Leurs déplacements ? A partir de ces
récits, eux, ils vont me raconter leurs déplacements, ils vont me
raconter des lieux et ils vont me raconter aussi pourquoi ils y vont; donc il y
a une part d'intime, forcément, dans ces récits. Et moi, ce que
je vais faire, c'est compiler toutes les cartes que je vais avoir, tout les
déplacements, pour faire un seul parcours; un parcours, finalement, de
rassemblement, le parcours où on peut retrouver un maximum de personnes
interrogées. Donc, sur
66
ce parcours, ensuite, moi, je vais le parcourir et je vais
porter un regard à ce qu'il y a dans ce parcours. Alors, moi, je ne le
connais pas à l'avance, ça fait partie du projet; c'est que
là, aujourd'hui, j'ai pas de carte prédéfinie. Ensuite,
c'est eux qui me donnent le parcours et, ensuite, j'essaie de
réfléchir un petit peu et de penser à ce qui m'a
été dit en amont, les récits de vie, les récits
intimes, les éléments auxquels les personnes sont très
sensibles. Moi, en fait, je vais les prendre en compte et je vais essayer,
justement, de regarder ça aussi dans ce parcours et essayer d'y faire
référence. Alors, ça va être soit en vidéo,
parce que je vais faire des espèces de courtes vidéos, de petits
films, un peu comme des petits chapitres sur différents lieux du
parcours; et en même temps je vais faire aussi des empreintes. Alors, les
empreintes, ça peut être du mobilier urbain, ça peut
être l'écorce d'un arbre, ça peut être selon ce qui
m'aura été dit dans les récits avec les habitants; et
c'est aussi ce qui, moi aussi, m'intéresse et ce que je peux trouver
intéressant dans le parcours. Donc, au final, ça aura la forme
d'une installation où il y aura une structure métallique qui
reprendra la forme du parcours; et, cette structure métallique, elle va
être aussi le socle pour les empreintes de mobilier, etc, que j'aurai
reproduit en céramique, et il y aura aussi des écrans sur la
structure métallique. »201
C'est à travers l'intermédiaire de la presse, le
Courrier Picard et le JDA pour être précis, et
du Safran, qui a mis l'artiste en contact avec des associations, que le
plasticien avait rencontré une quarantaine d'habitants au moment de
notre entretien; des habitants de divers quartiers d'Amiens, car c'est bien la
diversité qui revient dans sa recherche (« C'est aussi
ça qui est intéressant. C'est de rencontrer des gens de quartiers
différents, de milieux différents, d'origines différentes.
J'ai vraiment essayé de trouver une diversité.
»202). Des entretiens à la volonté de
construire une cartographie de la ville à partir des déplacements
de ces habitants, Rémi Fouquet porte un projet artistique qui pourrait
relever des sciences sociales; cependant, l'artiste me confiait n'avoir aucune
prétention à généraliser et que son travail,
dépendant des personnes rencontrées, n'était en rien une
vérité absolue. Pourtant, en créant une installation
à partir de leurs déplacements, Rémi Fouquet questionne la
mobilité des habitants dans leur ville, la mobilité
géographique; d'autant que, en attribuant, comme il me l'avait
expliqué, des particularités à des quartiers, la ville est
conçue à travers un découpage, « une
mosaïque d'espaces singuliers »203 pour reprendre un
terme de Marion Ségaud.
201 Entretien avec Rémi Fouquet
202 Ibid.
203 Ségaud, M. (2010). Anthropologie de l'espace.
Habiter, fonder, distribuer, transformer. Armand Colin, p. 158.
67
Comme dans le cas de Violette Mortier, D'ici on voit...
relève de l'art en commun dans la mesure où les habitants
sont inclus dans le processus de création et, s'ils ne font pas l'oeuvre
eux-mêmes, ils participent à sa réalisation et sont
représentés de cette manière par l'oeuvre, l'oeuvre
dépend d'eux et pas que du plasticien (« La participation elle
vient à la fois sur la création du parcours et elle vient aussi,
en partie, sur ce que je vais montrer; pas totalement mais en partie. C'est
eux, c'est les habitants, qui sont la voix du projet et de ce que je vais
montrer. Sans les habitants, je peux rien faire. »204).
Dans la continuité de cette participation des habitants de la ville
d'Amiens, la structure métallique qui composera l'installation sera
réalisée par une classe de métallerie du lycée de
l'Acheuléen. L'installation D'ici on voit Amiens sera
exposée au Safran.
4. La ville comme matériau tactile au sein de
l'oeuvre
Si les précédents projets impliquaient la
participation des habitants dans la réalisation d'une oeuvre, là
n'est pas la démarche de Louis Clais. Une semaine avant le Parcours
d'Art Contemporain, le plasticien créera l'oeuvre in situ,
c'est-à-dire qu'elle sera construite à l'entrée du
Musée de Picardie et restera à l'entrée du Musée de
Picardie au cours de son exposition.
Dans sa dimension matérielle, l'oeuvre consistera en
une cabane en bois recouverte de peinture. L'intérieur de cette cabane
en bois verra des étagères sur lesquelles seront exposées
des dessins de l'artiste et certaines de ses oeuvres imprimées; «
des oeuvres imprimées », nous sommes bien là dans le monde
de l'art contemporain. Louis Clais m'a aussi expliqué qu'il disposera,
dans cette cabane, des choses qu'il aura récupéré mais
aussi de choses dont il veut se séparer dans son atelier. Mais l'oeuvre
ne s'arrête pas à sa dimension matérielle; l'interaction
avec le visiteur, qui devient participant, est toute aussi importante et
constitue elle aussi l'oeuvre. Le visiteur est ainsi incité à
prendre un élément, et même trois, de l'installation.
L'oeuvre racontée par Louis Clais
« C'est une cabane en bois qui doit faire 3
mètres sur 2 et qui est ouverte, il y a pas de toit, et elle fait 1
mètre 90; si bien que, si quelqu'un est dans la cabane et qu'il est
très grand, on voit un peu le sommet de son crâne qui
dépasse de l'extérieur. C'est en bois mais c'est tout un travail
de peinture, enfin ... Je peux dire que c'est une installation, je peux dire
que c'est une sculpture mais je peux aussi dire que c'est une peinture. C'est
une manière de peindre que j'aime beaucoup; qui
|
204 Entretien avec Rémi Fouquet
68
est de recouvrir ... Je prends plusieurs pigments, souvent
un peu irisés, et plusieurs qualités de vernis, et je mets des
couches et des couches, et puis après j'en remets encore. [...] Et puis,
à l'intérieur, des petites étagères et plein
d'objets; certaines de mes oeuvres, qui sont en format papier et qui sont
imprimées, des dessins que j'ai commencé, et puis des graines,
des cailloux, des trucs que j'ai récupéré, beaucoup de
choses qui sont dans mon atelier dont j'ai envie de me débarrasser. Il y
a tout ces objets, et une porte, ouverte, avec une affiche, qui explique
très bien que tu peux entrer dans la cabane, une personne à la
fois, et tu peux prendre tout ce que tu veux dedans, mais à une
condition, c'est que tu dois prendre 3 choses, tu dois choisir 3 choses, tu
dois pas en prendre 4, ni 2, ni 1, tu dois en prendre 3 si tu veux prendre
quelque chose. »205
La participation des visiteurs vient alors dans le fait
d'entrer dans la cabane en bois et d'emporter quelque chose de l'oeuvre avec
eux. L'oeuvre, comme une installation composée elle-même
d'éléments variés, se répartira donc dans le
domicile des visiteurs. Ces éléments, comme me l'expliquait le
plasticien, pourront, sans que ce ne le soit indiqué, être des
textes écrits sur la ville d'Amiens, des cailloux ramassés dans
la ville, des plantes ou autres références qui seront faites
à Amiens.
Si le lien avec la ville n'est pas explicite dans l'oeuvre de
Louis Clais, la participation requise du visiteur, si ce dernier répond
positivement à cette demande d'interaction, est aussi un propre de l'art
contemporain. L'installation de Louis Clais est une oeuvre qui sollicite «
la participation active du spectateur, par le toucher, qui permet à
celui-ci de transgresser lui-même la limite sacralisée entre
l'oeuvre et le monde »206. Loin d'un rapport sacré
à l'art, du musée comme un espace où le visiteur ne peut
qu'admirer, ou pas, une oeuvre par le seul sens de la vue, cette
dernière incite ce même visiteur à l'emporter avec lui.
Pour terminer sur cette partie, « Faire de l'art ensemble
», la frontière entre le monde ordinaire et le monde de l'art se
dissout sous les propositions artistiques dans lesquelles les habitants
participent à la réalisation de l'oeuvre et/ou rentrent en
interaction avec cette dernière, par le toucher; rendant l'oeuvre «
accessible ». Car c'est bien l'accessibilité de l'art contemporain
qui est voulue; de la part d'Amiens Métropole dans le cadre du Parcours
d'Art Contemporain mais aussi de la part des artistes qui défendent la
vision d'un art contemporain proche des populations. « Il est probable
aussi que, ce faisant, les artistes contemporains tentés par la
politisation de leur positionnement aspirent à renouer le lien avec ce
« peuple » dont l'art contemporain s'est de plus
205 Entretien avec Louis Clais
206 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain.
Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 94.
69
en plus coupé à mesure qu'il radicalisait
ses ruptures avec le sens commun. »207 écrivait
Nathalie Heinich. Dans la continuité des interventions des artistes dans
l'espace public, l'art en commun, ou le « faire ensemble », inclut
les participants dans le processus de création; l'artiste devenant alors
un acteur au service de la démocratisation culturelle.
IV. Représenter la ville
Si la totalité des artistes du Parcours d'Art
Contemporain, ou au moins les 10 artistes que j'ai rencontré sur les 12
au total, interviendront auprès des publics au cours de
l'événement, une importante partie des oeuvres qui seront
exposées n'inclut pas de démarche participative.
Néanmoins, elles portent un propos sur la ville; c'est ce que nous
allons voir dans cette partie.
1. La ville à l'échelle de l'habitat
Au début de ce chapitre, je parlais de l'habitat, qui
peut être une première échelle pour penser notre rapport
à l'espace. C'est aussi à cette échelle que Katerini
Antonakaki a pensé les oeuvres qu'elle exposera au cours du Parcours
d'Art Contemporain (« La ville .. C'est plutôt encore
l'unité de la maison. Donc, la maison, c'est dans la ville, mais tout
les projets sont plus ... Évidemment, ça renvoie à la
ville une maison; mais la préoccupation part de la maison.
»208). Avant même la ville, la maison est un premier
« contenant », un espace dans lequel nous vivons et que nous
investissons.
Katerini Antonakaki a des parents architectes et me confiait,
en conséquence, avoir une certaine vision du maniement de l'espace du
quotidien; ne serait-ce que penser au courant d'air dans la maison, à la
circulation pour que les personnes puissent se rencontrer. Par la suite, la
scénographe s'est rendue compte de l'omniprésence de l'espace, de
la maison principalement, dans ses travaux. Ses oeuvres s'intéressent
ainsi à l'interaction entre la maison et son habitant; comme son travail
en février 2020 sur la thématique « Habiter un corps, un
espace, un monde ». L'association La Main d'Oeuvres, par
l'intermédiaire de Katerini Antonakaki, traite alors de l'Homme de son
quotidien (« Et à La Main d'Oeuvres, c'était
affirmé dans tout mes projets, la question de l'habitat, de la maison,
du quotidien, une espèce de philosophie de la place de l'Homme dans son
environnement du quotidien. »209).
207 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain.
Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 96.
208 Entretien avec Katerini Antonakaki
209 Ibid.
70
Pour en venir à ses oeuvres du Parcours d'Art
Contemporain, Katerini Antonakaki en présentera 3; toutes étant
des oeuvres plastiques. La première, Instants Minuscules, sera
composée d'une maison, dessinée, ainsi que de 26 scènes de
vie suspendues et d'autant de textes en lien avec ces scènes de vie.
Instants Minuscules sera exposée à la
Bibliothèque d'Amiens. La seconde, Moving House, sera une
maquette de maison cinétique, mouvante, dans laquelle aucun individu ne
sera présent. Cependant, dans les pièces de la maison, des
éléments de la maquette seront en mouvement, attisant la
curiosité du spectateur qui est invité à se projeter dans
l'oeuvre. Moving House sera exposée à la Maison de
l'Architecture et sera, à travers la vitrine de la Maison de
l'Architecture, visible de l'extérieur. La dernière oeuvre,
Forêt de Murmures, sera une installation, une petite maison
à traverser, où images et sons renverront, d'une certaine
manière, à la vie quotidienne. Forêt de Murmures
sera exposée au Centre Culturel Léo Lagrange.
Les oeuvres racontées par Katerini Antonakaki
« Donc, à la Bibliothèque d'Amiens, il
y aura une partie qui s'appelle Instants Minuscules; ce sont des oeuvres
créées avec du papier, du fil de fer, des plaques d'alu, des
dessins, des collages. Donc ça se présente sur un motif qui est
une petite maison, comme un enfant qui dessinerait une maison, avec des
déclinaisons de situations suspendues, des choses qui peuvent inviter le
spectateur, celui qui regarde, à se mettre dedans, comme une oeuvre,
comme un tableau. Donc il y en a vingt-six, c'est comme les lettres de
l'alphabet, c'est un sous-titre, "L'abécédaire d'espaces", au
pluriel. Chaque petite maison, situation, scène, est accompagnée
par un petit texte en trois lignes qui est en rapport avec la scène.
Donc ça sera présenté, c'est 9 bandes de 70
centimètres sur 14 qui sont présentées et, dessus, il y a
toutes ces maisons. Donc, ça, c'est le premier volet. Le deuxième
c'est à la Maison de l'Architecture. C'est une maquette cinétique
où il y aura une maison, construite en maquette donc, je ne sais pas,
d'1 mètre 20 à peu près. Elle sera présentée
en vitrine de la Maison de l'Architecture, on pourra regarder de dehors. C'est
une maison où il se passe des choses un peu bizarres, parce qu'elle est
vide, il n'y a personne qui y habite, mais les choses bougent, c'est un hommage
à l'absence. Ça s'appelle Moving House. Du coup, dans chaque
pièce, il y a un petit événement, avec des
mécanismes, ça bouge en boucle. Donc, là-dedans, le
spectateur est invité à regarder un peu et mettre dedans des
émotions, des choses que, lui, il a éprouvé, surtout en ce
moment, avec l'appréhension et l'apprivoisement de la maison, on y est
resté beaucoup de temps. Puis, le troisième volet, c'est au
Centre Culturel Léo Lagrange et c'est une serre à images, ou
à sons; ça s'appelle Forêt de Murmures. C'est une
installation interactive où on traversera une
71
petite structure de maison et on pourra regarder, entendre
les sons du quotidien, mais qui sont un peu transgressés, un peu
poétiques. C'est requestionner le sens de l'habitat; habiter, habitat,
habit. »210
Dans le travail de Katerini Antonakaki, la démarche
artistique part de l'habitat. Au cours de notre entretien, la question a alors
été posée de savoir en quoi ces oeuvres pouvaient
être liées avec la ville d'Amiens; l'artiste m'expliquant, par
exemple, que les 26 scènes suspendues dans Instants Minuscules
seraient inspirées de sa propre vie. Cependant, l'installation
Forêt de Murmures sera une manière d'inclure des
éléments de la ville; mais, comme pour l'oeuvre de Louis Clais,
cela sera implicite. Ainsi, les sons qui seront émis par l'installation
proviendront donc d'Amiens (« Oui, ça, par contre, ça
sera des enregistrements de la ville; d'ici, de la nature, de la ville.
Maintenant, est-ce qu'on les reconnaîtra ? Je ne sais pas. J'essaie
plutôt de partir de quelque chose de précis et d'aller vers
quelque chose de plus universel que le contraire. Du coup, Amiens sera
très présente comme ville, mais on ne la reconnaîtra pas.
»211).
Des rencontres sont aussi prévues; au moment de notre
entretien, Katerini Antonakaki évoquait des ateliers avec une
association ainsi qu'avec des adhérents du Centre Culturel Léo
Lagrange. Par ailleurs, l'installation Forêt de Murmures sera
liée à un spectacle et, durant le Parcours d'Art Contemporain,
les visiteurs auront l'occasion d'assister aux répétitions de ce
spectacle, de voir un « work in progress » pour reprendre le terme
utilisé par Katerini Antonakaki en entretien.
C'est aussi sur la question de l'habitat que reposent les
oeuvres de Aude Berton; dont j'avais parlé à l'occasion de son
travail sur les favelas. Une partie des oeuvres qu'elle exposera au cours de
l'événement, à la Maison de l'Architecture, seront des
sculptures réalisées en plâtre; ou des séries de
sculptures, car c'est la reproduction de sculptures à partir d'un moule
qui intéresse la plasticienne. Les sculptures sont ainsi reproduites
à des tailles variées (« Moi, ce qui m'intéresse,
dans ma recherche, c'est l'idée du moule, le moule comme pièce
matrice, qui va permettre de reproduire à échelles multiples la
pièce. L'idée c'est, à partir de moules en carton, de
couler le plâtre dedans; alors ça prend des formes pas
forcément aléatoires puisque, quand je dispose mes cartons, je
fais des petits modules que j'assemble. Et puis, ensuite, l'idée c'est
de venir retirer une fois que le plâtre a pris. Et, ensuite, je viens
retirer le carton là où j'ai envie de le retirer. Donc on est
dans des petites constructions architecturales. »212).
210 Entretien avec Katerini Antonakaki
211 Ibid.
212 Entretien avec Aude Berton
72
La plasticienne revient alors à une conception de
l'architecture en modules; et, si les favelas étaient
considérées comme un ensemble de constructions, c'est
l'échelle de la pièce qui est compris par l'utilisation du terme
de module dans ce cas. Pour cela, Aude Berton a pris l'exemple des
Amiénoises. En effet, ces maisons standardisées sont souvent
revues et, me disait-elle, de nouvelles pièces peuvent être
installées. Que ce soit dans le cas des favelas ou des
Amiénoises, l'artiste s'intéresse à la construction,
à la capacité de l'Homme à se construire un chez-soi
(« Moi, ce que j'aime bien, c'est cette idée de la
construction. En fait on est tous capable de se construire un abri, de se
construire son chez-soi, sa maison. Si vous vous trouvez dans n'importe quel
endroit, dans la forêt ou ... voilà, et que vous savez que vous
allez y rester un certain temps, il vous faut un toit, quelque chose pour vous
protéger, vous trouverez toujours le moyen de trouver un espèce
d'abri en fait; et c'est cette idée là, de l'Homme ... On a tous
cette faculté de constructeur en fait. »213).
2. Dessiner la ville
Suite à l'habitat, je peux en venir à la ville
telle qu'elle peut être représentée par les artistes.
Ainsi, au cours du Parcours d'Art Contemporain, Aude Berton exposera une
série de 3 dessins muraux qu'elle a réalisé durant le
premier confinement; ces dessins portant sur des architectures. Gabriel Folli
part aussi de la ville pour réaliser certaines de ses oeuvres. A
l'occasion du Parcours d'Art Contemporain, il créera d'ailleurs des
oeuvres avec des étudiants à partir d'observations, de croquis;
laissant aussi entrevoir la possibilité d'une exposition en
extérieur (« L'intérêt ce sera de faire attention,
d'observer, de prendre le temps tu vois, d'observer l'architecture, même
de se poser dans un parc avec les gens par exemple, de faire du croquis, de la
végétation, l'architecture, et pourquoi pas même travailler
directement dans la rue tu vois, pas que en atelier en intérieur par
exemple. Donc on peut utiliser la ville pour vraiment créer dans la
ville, ça peut être aussi des oeuvres qui soient exposées
dans la rue tu vois. »214). Observer, se poser, prendre le
temps, réaliser des croquis. Gabriel Folli essaie, de cette
manière, de porter une nouvelle vision de la ville pour ses habitants;
n'étant pas dans le cadre habituel de la vie quotidienne mais dans un
temps de création artistique. Dans sa démarche artistique,
Gabriel Folli prend la ville en photo, la redessine, mêle d'anciennes
représentations de la ville à de nouvelles (« C'est
remettre à jour aussi des lieux auxquels on prête plus attention,
ou des gens, ou des événements. Et puis on est tellement dans un
flot d'images aussi donc le travail sur l'image il est intéressant parce
que la question c'est « Qu'est-ce qu'on fait de l'image ? ». C'est un
travail aussi qui mêle les temporalités parce que
213 Entretien avec Aude Berton
214 Entretien avec Gabriel Folli
73
c'est un travail sur un présent, le passé,
l'avenir; ça mêle tout ça quoi. »215).
La ville, souvent caractérisée par son activité, est
alors, en étant représentée de cette manière, mise
à l'arrêt. Pourtant, s'arrêter sur cette dernière
peut permettre de la comparer à elle-même dans ses
évolutions, ses mouvements, en-dehors de l'impression de n'être
qu'un espace dans lequel s'inscrit la vie quotidienne. Une partie des oeuvres
de Gabriel Folli seront exposées à la Maison de la Culture,
où sera aussi exposée une fresque réalisée avec des
étudiants, d'autres le seront à l'Imprimerie et l'artiste
participera aussi à une exposition collective à la Maison de
l'Architecture.
Quant à Franck Kemkeng Noah, sa manière de
représenter la ville provient de son parcours. En effet, au cours de
notre entretien, durant lequel il a pu me montrer quelques unes de ses oeuvres,
l'artiste m'expliquait avoir eu du mal à « construire » son
travail, à lui donner une orientation. Ce sont alors des rencontres qui
lui ont permis de donner un sens à ses oeuvres. Dans un premier temps,
à l'UFR des Arts de l'Université de Picardie Jules Verne, il a
rencontré sa directrice de mémoire. Cette dernière lui a
ainsi conseillé, au-delà de croiser les diverses pratiques qu'il
avait, c'est-à-dire la mode, la peinture et la sculpture, de fusionner
la culture traditionnelle africaine et la culture européenne. Dans la
continuité de cette recherche d'hybridité, Franck Kemkeng Noah,
au cours d'un stage à la Maison de la Culture d'Amiens, va rencontrer
Fabiana De Moraes, chargée de projets Patrimoine et Arts Visuels
d'Amiens Métropole donc, qui va l'amener à construire son travail
autour du Manifeste anthropophage, écrit par Oswald de Andrade
en 1928, et à se poser des questions sur son origine et sa
manière de la représenter; d'une part, en France, d'une autre,
dans ses oeuvres (« Elle va me dire « Toi, en tant qu'africain,
comment est-ce que tu te représentes aujourd'hui en France ? Comment
est-ce que, toi, tu mets ta culture en valeur dans cet environnement-ci ?
» »216). Dans les oeuvres que l'artiste m'a
montré, des peintures sur tapis, je remarquais alors des personnages
représentés dans des tenues de danses traditionnelles africaines,
avec des couleurs vives, et, autour d'eux, des éléments
architecturaux représentés en noir et blanc. C'est de cette
manière que Franck Kemkeng Noah représente la fusion entre
l'Afrique, à travers ses danses traditionnelles camerounaises, et
l'Europe, à travers son architecture. Les oeuvres qu'il exposera au
cours du Parcours d'Art Contemporain, à l'Auberge de Jeunesse ainsi
qu'à l'Espace Culturel Nymphéa de Camon, s'inscriront dans ce
travail.
Les oeuvres racontées par Franck Kemkeng Noah
« Pour le Parcours d'Art Contemporain, je vais
présenter 3 oeuvres. Il y en a d'abord 2, qui sont
|
215 Entretien avec Gabriel Folli
216 Entretien avec Franck Kemkeng Noah
74
sûres, mais j'ai envie de faire une
troisième. Les 2 c'est des peintures sur tapis, où une ça
serait la cathédrale, parce que c'est un truc qui est vraiment un peu
symbolique de la ville d'Amiens, et la tour Perret. Voilà les 2 que je
vais peindre, qui seront exposées à Camon pendant la
période du Parcours d'Art Contemporain. Et là, sur la
cathédrale, je vais peindre justement une danse qui est, un peu, chez
nous ... Chez nous, en fait, la culture est liée à la religion,
aux croyances; donc je vais essayer de créer cette fusion là
entre une croyance traditionnelle africaine et une croyance propre à
l'Occident. C'est ça que je vais créer, au niveau de la
cathédrale, et, au niveau de la tour Perret, je vais peindre une danse
festive, parce que c'est un monument à côté de la gare,
tout le monde y passe, c'est un peu comme un carrefour, un lieu de passage, les
routes ... »217
Dans les peintures sur tapis de l'artiste, la ville est donc
représentée par l'intermédiaire de ses monuments, des
monuments qui permettent de l'identifier. Mais la ville, et notamment Amiens
dans le parcours de Franck Kemkeng Noah, est encore en interaction avec
l'individu qui l'habite, elle est un espace où s'inscrit une personne
qui peut venir d'ailleurs avec sa propre culture, ses propres
références. De manière similaire à la
démarche de Violette Mortier, les oeuvres de l'artiste posent la
question de l'identité.
3. La ville par opposition à la nature
Au cours de mes entretiens, j'ai aussi été
témoin d'un propos sur la ville dans lequel cette dernière
s'opposerait, en quelque sorte, à la nature. C'est une vision que j'ai
entendu, dans un premier temps, au cours de mon entretien avec Nicolas Tourte.
Si les oeuvres qu'il présentera au cours du Parcours d'Art Contemporain
ne traitent pas directement de ce propos, la conception qu'il a de la ville
relève d'une recherche d'harmonie avec une nature qui serait peu
présente. L'artiste nous a ainsi présenté une conception
organique de la ville, dans laquelle les artères seraient les principaux
axes de la ville et les poumons seraient ses parcs (« Je trouve que,
les villes, c'est de plus en plus horrible. J'aurais tendance à donner
une vision très pessimiste de la ville, même si, à un
moment donné, on peut s'y amuser, etc. Par exemple, une rue sans arbres,
ça me déprime. Pour reprendre un terme de biologie, il y a pas
d'osmose en fait, ça manque de symbiose. Et, moi, la ville, je la
conçois comme ça. Je pense que, si il y a un avenir pour
l'humanité, c'est dans le développement d'une symbiose avec la
nature au sein de la ville; ce qui paraît pas encore compris.
»218).
217 Entretien avec Franck Kemkeng Noah
218 Entretien avec Nicolas Tourte
75
Le travail de Daniela Lorini s'inscrit aussi dans ce propos
sur la ville. La ville serait une construction de l'Homme sur un espace
naturel, un espace naturel que l'Homme détruirait en même temps
qu'il construit la ville (« Malheureusement, les êtres humains
... Quand on arrive à un endroit, on détruit tout. Quand tu
construis une ville, tu détruis presque tout ce qui était avant.
»219). Daniela Lorini a ainsi réalisé son
post-master sur l'environnement et les thématiques récurrentes de
son travail sont en lien avec cela; l'utilisation des ressources naturelles, la
perte de la biodiversité. Dans sa propre démarche artistique,
l'artiste m'expliquait utiliser des matériaux qui ont le moins d'impacts
sur la nature, des matériaux qu'elle peut réutiliser,
recycler.
L'oeuvre que Daniela Lorini exposera dans le cadre du Parcours
d'Art Contemporain, Le chant des vers, est une installation plastique
et sonore. L'intérêt de la plasticienne porte sur le monde
souterrain des Hauts-de-France, de sa biodiversité, des êtres qui
vivent dans ce sol. Durant 6 mois, avec l'aide de scientifiques et
d'étudiants de l'Université de Lille, Daniela Lorini a recueilli,
à partir de leur sol, les sons de 5 sites situés dans les
Hauts-de-France : une ancienne usine de métallurgie, un champ
d'agriculture biologique, un champ d'agriculture conventionnelle, une prairie
et une prairie située à côté d'une autoroute. Cette
recherche, par éco-acoustique, lui a permis de saisir les
conséquences des activités humaines sur la biodiversité du
sol; notamment de la pollution sonore liée à la circulation.
Certains des sons présents dans l'oeuvre ont ainsi dû être
produits en laboratoire.
Le chant des vers racontée par Daniela
Lorini
« L'oeuvre, c'est une sorte d'escargot, de 3
mètres de diamètre sur 3 mètres d'hauteur, où ils
ont posé 24 haut-parleurs et vibrateurs. Et, à l'intérieur
de l'oeuvre, il y a ... Ils ont accroché 5 troncs d'arbres, que j'ai
récupéré, j'ai pas tué un seul arbre, j'ai
récupéré les troncs et j'ai fait un trou dans chaque
tronc; et, le tronc, c'est le canal qui nous communique à
l'extérieur. Le cylindre de 3 mètres, c'est l'espace
intérieur, dans le sol, et, quand on rentre dans le cylindre, on voit
qu'ils sont accrochés, les troncs, que ça forme les canals que
font les vers de terre; donc ça sous-entend que le ver de terre fait le
canal et il nous communique avec l'extérieur. »220
L'installation de Daniela Lorini est alors le résultat
d'une recherche cherchant à démontrer l'impact de l'Homme sur son
environnement à partir de la comparaison de 5 sites et des sons qu'elle
a pu en entendre. Pour reprendre les mots de la plasticienne, à partir
d'une immersion dans le monde
219 Entretien avec Daniela Lorini
220 Ibid.
76
souterrain, l'oeuvre est une manière de montrer comment
l'être humain transforme son milieu naturel; en relevant notamment
l'impact de l'industrie et l'importance des espaces naturels pour
préserver la faune du sol. Nous pouvons remarquer que l'installation ne
permet pas, en soi, de saisir cette recherche, ce travail de sensibilisation.
C'est pour cela que, à l'occasion du Parcours d'Art Contemporain,
Daniela Lorini expliquera le processus de recherche durant des
conférences et visites qui auront lieu autour de l'installation; qui
sera elle-même exposée à l'Ecole Supérieure d'Art et
de Design d'Amiens.
Si Le chant des vers essaie de sensibiliser le
spectateur à l'impact de l'Homme sur son environnement, Marion Richomme,
de la même manière que Nicolas Tourte dont je parlais au
début de cette sous-partie, essaie, par la sculpture en
céramique, de représenter la ville en croisant ce qui
relèverait de l'activité naturelle et de l'activité
humaine. Elle me donnait pour source d'inspiration le cas d'Angkor, au
Cambodge; où architecture et éléments naturels sont
étroitement liés. Ainsi, durant l'événement, la
plasticienne exposera 2 colonnes au Centre Social et Culturel d'Etouvie. Ces
colonnes seront une fusion entre des colonnes antiques, telles que nous pouvons
nous les représenter, et des formes naturelles, telles que des
arbres.
L'oeuvre racontée par Marion Richomme
« Je vais présenter 2 colonnes au CSC Etouvie,
2 colonnes qui font 2 mètres 50 de haut et qui sont à mi-chemin
entre des formes naturelles, issues du vivant, parce qu'une grosse partie de
mon travail touche à ça, aux motifs issus de la nature que je
peux utiliser, me réapproprier et transformer; en jouant sur
l'ambiguïté entre motifs artificiels et motifs naturels. A la fois
ça peut ressembler à des arbres ou des motifs de stalagmites ou
des choses comme ça, qui rappellent le vivant, et, en même temps,
on est dans une forme très architecturale de la colonne antique avec des
fioritures, presque de l'ordre de la moulure quoi. Je joue sur cette
ambiguïté là parce que, en fait, tout mon travail c'est pas
de reproduire quelque chose qui existe déjà dans la nature, en
disant "C'est ça et c'est pas autre chose.", mais plutôt d'aller
vers des mélanges de plusieurs choses qui restent un peu non
identifiables au final; on dit "Ah ça me rappelle quelque chose mais je
sais pas exactement quoi; ça me fait penser à ça mais
c'est pas tout à fait ça.", tu vois. » 221
Outre cette recherche d'harmonie entre une architecture,
provenant de l'Homme, et une nature, la sculpture de Marion Richomme
établit un lien avec son propre espace d'exposition et, par
221 Entretien avec Marion Richomme
77
extension, avec la ville d'Amiens. En effet, les colonnes, qui
seront exposées au Centre Social et Culturel d'Etouvie, seront une
référence, un renvoi, à La porte bleue de Didier
Marcel. La porte bleue est une oeuvre, des colonnes aussi,
située sur le parterre devant le CSC Etouvie. Les colonnes de Marion
Richomme répondent donc, en quelque sorte, à la ville d'Amiens;
elles établissent un rapport à la ville, l'utilise comme
déclenchement d'une démarche artistique.
4. La ville comme « cadre » de l'oeuvre
Le terme de cadre peut recouvrir une variété
d'interprétations; d'autant que les 2 oeuvres que nous allons voir dans
cette sous-partie n'utilisent pas la ville de manière similaire.
Cependant, elles ont en commun d'en faire un support, « matériel
», sur lequel elles s'inscrivent; établissant aussi un lien entre
l'espace d'exposition et l'oeuvre.
L'espace d'exposition est d'ailleurs une « contrainte
» avec laquelle Nicolas Tourte pense ses oeuvres. Ainsi, le plasticien
m'expliquait apprécier créer des pièces en fonction de
l'architecture, de l'environnement ou encore de l'histoire de son espace
d'exposition. Ces oeuvres s'adaptent alors à l'espace,
établissent un lien intime avec lui (« Pour simplifier les
choses, dès que je vois un lieu, je pense à quelque chose. Ce
nouveau lieu va influencer ma production quoi qu'il arrive, les idées de
pièces viennent aussi comme ça, c'est la contrainte du lieu qui
va aussi faire penser à quelque chose. »222).
A l'occasion du Parcours d'Art Contemporain, les artistes ont
alors, en amont, pu visiter les divers espaces d'exposition de
l'événement; et Nicolas Tourte a pu penser sa pièce en
fonction de la bibliothèque Louis Aragon à Amiens. Cette
pièce, nommée Champ et détachement, sera une
projection vidéo de pixels blancs réalisée sur un
bas-relief situé au-dessus d'une cheminée de la
bibliothèque.
Champ et détachement racontée par
Nicolas Tourte
« Ces pixels blancs vont avoir une certaine
autonomie, une certaine gravité. Ils vont interagir avec les contours et
les moulures de cette cheminée, ils vont rebondir un petit peu comme si
tu versais des grains de sable dans un bocal en verre, tout va rebondir. En
fait c'est un générateur de pixels, qui est comme une petite
fontaine, et, si tu veux, ça va remplir petit à petit cet espace.
Donc, au début, il y a quelque chose de très léger, avec
2-3 stimuli qui rebondissent les uns contre
|
222 Entretien avec Nicolas Tourte
78
les autres, quelque chose de très
épuré, quelque chose qui fait plus penser au début des
jeux vidéo. Et puis, très vite, il va y avoir une surpopulation,
une surdensité de ces pixels qui va créer une matière. Et
cette matière elle va être plutôt affiliée
visuellement au manque de signal, comme des télés, comme une
neige. Dans ce cadre là, il va se passer des choses, plutôt du
domaine de l'abstraction, de l'incompréhension. »223
C'est par cette interaction avec l'espace d'exposition, le
bas-relief et la cheminée, que la ville, à travers la
bibliothèque Louis Aragon, devient le « cadre » de l'oeuvre,
comme une nouvelle délimitation pour cette dernière, une
délimitation autre que le cadre d'un tableau; nous pouvons d'ailleurs,
d'une certaine manière, comparer la projection vidéo de Nicolas
Tourte au spectacle Chroma à la cathédrale Notre-Dame d'Amiens.
Champ et détachement, pour reprendre Nathalie Heinich dans sa
tentative de décrire l'oeuvre d'art contemporain, intègre son
propre contexte. En effet, l'artiste utilise un espace et fait de cet espace
son oeuvre; si bien que l'oeuvre est repensée à chacune de ses
expositions (« Pour la première oeuvre, Champ et
détachement, c'est vraiment parce que c'est une pièce in situ
dont le principe a été éprouvé ailleurs, parce que
c'est la 10e version, mais elle est vraiment pensée pour la
bibliothèque, donc c'est vraiment un geste dédié.
»224).
Pour terminer sur cette oeuvre de Nicolas Tourte, le
plasticien m'expliquait que la projection vidéo serait une boucle de 2
minutes, le temps que le visiteur puisse accéder de manière
rapide à l'oeuvre dans cet espace qu'est la bibliothèque; dans
laquelle le visiteur ne vient pas particulièrement pour voir une oeuvre
(« Finalement, le but, c'est peut-être capter un petit peu le
regard et puis rendre un peu prisonnier le spectateur, qui n'est pas
forcément au début un spectateur, qui ne vient pas
forcément voir une oeuvre d'art. »225).
Une autre manière d'investir la ville, autrement qu'en
utilisant certains de ses éléments comme support matériel
d'une oeuvre, est de la traverser. Ainsi, c'est par une performance que Franck
Kemkeng Noah utilisera la ville comme un « cadre » dans lequel il
s'inscrira. La performance représentera le parcours d'un africain qui
arrive en France; selon le propos que donne l'artiste sur la ville, que nous
avons vu précédemment, comme un espace, une étape de son
parcours où se cristallisent son identité et celle de la
ville.
L'oeuvre racontée par Franck Kemkeng Noah
223 Entretien avec Nicolas Tourte
224 Ibid.
225 Ibid.
79
« Je vais traverser la ville. La ville va devenir
vraiment comme un support, pour moi, de réalisation de ma performance.
[...] Je vais interpréter le parcours d'un jeune qui quitte
l'Afrique et qui vient en ... Je veux prendre ces jeunes là qui vont
vraiment traverser la route pour arriver en Europe, pour arriver en France; le
bateau, le désert. C'est dans cet esprit là que je vais
réaliser la performance. Je vais traverser la ville pieds nus avec un
costume que j'aurai moi-même confectionné, avec la peinture sur le
corps qui va un peu rappeler l'énergie des parents, des ancêtres,
qui vont m'accompagner dans ce trajet là. Et, peut-être, ça
sera accompagné d'un jeu de djembé, instrument de musique
traditionnelle. »226
La performance se situe à la frontière entre
l'art en commun et la représentation de la ville dans la mesure
où les habitants d'Amiens vont aussi participer, d'une quelconque
manière, à la performance, à ce moment artistique. Ils
pourront intervenir à certains moments au cours de la réalisation
de la performance nous confiait Franck Kemkeng Noah; comme durant une
cérémonie traditionnelle dans laquelle il invitera des personnes
présentes à poser des actions. Les habitants d'Amiens
participeront à la performance ne serait-ce qu'en assistant à
l'oeuvre, en se posant des questions (« Ils participent par la
curiosité, c'est une forme de participation; « Qu'est-ce qu'il fait
? C'est quoi ça ? ». »227) Dans le cas d'une
performance, l'oeuvre a un caractère éphémère,
devient donc un spectacle. Le spectateur participe alors à l'oeuvre par
sa présence dans le moment durant lequel se déroule la
performance. « Là, l'oeuvre se situe d'autant plus
au-delà de l'objet qu'il n'y a, littéralement, plus d'objet autre
que le corps de l'artiste - mais aussi, ne l'oublions pas, l'indispensable
présence du public. Car tandis que l'oeuvre se déplace de l'objet
à l'expérience, elle s'ouvre en même temps aux spectateurs,
qui deviennent partie prenante du moment que constitue la performance, quel que
soit leur degré d'implication : même muette et immobile, leur
présence fait partie du « cadre » ainsi «
transformé » par rapport au « cadre primaire » de
l'expérience ordinaire. »228
Ce chapitre avait vocation à répondre à
ma problématique qui portait sur la démarche artistique et le
propos des artistes sur la ville. Si de tels propos existent, que l'art et la
ville peuvent entrer en interaction, n'oublions pas que cela repose aussi sur
diverses causes. D'une part, le Parcours d'Art Contemporain incitait les
artistes à prendre en compte les habitants; par des
226 Entretien avec Franck Kemkeng Noah
227 Ibid.
228 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain.
Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 76.
interventions et/ou par leur participation dans les projets
artistiques. Comme nous l'avons vu, le plasticien devient un acteur de la
démocratisation culturelle amené à intervenir
auprès de « publics » sur des « territoires »; si
cela n'a pas été dit de cette manière, à apporter
la culture, à partir de l'art contemporain, dans des espaces qui en
seraient dépourvus en quelque sorte. D'une autre part, nous remarquons
aussi que les représentations de la ville dans les oeuvres
rencontrées peuvent être tacites. Pensons à l'oeuvre de
Louis Clais dans laquelle la ville pourra être représentée
à travers des cailloux; ou encore à Champ et
détachement de Nicolas Tourte, dans laquelle l'artiste me donnait
un propos sur la surpopulation des villes comme interprétation possible
de l'oeuvre. La construction d'un discours autour des oeuvres, d'une
thématique autour de l'exposition qu'est cette seconde édition du
Parcours d'Art Contemporain, « Art, territoires : Créer et habiter
», des interprétations qui établissent des liens entre les
oeuvres et la ville, voici une manière de caractériser
l'exposition d'art contemporain. « Discours, thématique,
interprétation : telles sont les trois composantes, à la fois
indispensables et indissociables, qui organisent désormais la
conceptualisation de la forme exposition, et que tout un chacun doit savoir,
sinon pratiquer, du moins repérer, s'il veut déambuler sans se
perdre dans le monde de l'art contemporain. »229
Mais le Parcours d'Art Contemporain d'Amiens Métropole
s'inscrit aussi dans d'autres dimensions, d'autres utilisations de l'art, que
nous ne pourrons qu'aborder en conclusion.
80
229 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain.
Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 188.
81
CONCLUSION
Si je n'avais pas de prénotion précise sur l'art
contemporain, ma connaissance de ce monde se limitant au Balloon Dog
de Jeff Koons il y a encore quelques mois, force est de constater que j'ai pu
apercevoir les deux faces d'une même pièce depuis le début
de nos recherches. La première face est le monde de l'art contemporain
tel que Nathalie Heinich le décrit dans Le paradigme de l'art
contemporain. Structures d'une révolution artistique;
c'est-à-dire la partie de l'art contemporain dans laquelle, à
partir des années 1990, s'est développée « des
formes spectaculaires et sensationnalistes, donc attentatoires aux valeurs de
bon goût ainsi que d'intériorité, et dotées d'un
haut niveau de visibilité et de plus-value marchande, donc attentatoires
aux valeurs d'autonomie, de modestie et de désintéressement.
»230 L'autre face, loin de ce haut niveau de
visibilité et, dans une certaine mesure, du monde marchand, est celle
que j'ai rencontré sur mon terrain d'enquête, les Hauts-de-France
et les artistes du Parcours d'Art Contemporain. Si ces plasticiens s'inscrivent
davantage au sein d'un réseau institutionnel et local de l'art, ces
derniers peuvent aussi se caractériser par leur pluriactivité et
la diversité de leurs ressources économiques. Notons que
l'actuelle crise sanitaire a mis en lumière les conditions d'exercice
précaires du travail artistique; cette précarité
étant au coeur des préoccupations soulevées durant
diverses réunions auxquelles j'ai pu assister ces derniers mois,
à l'occasion de mon stage au sein du réseau 50° Nord ou
encore à l'occasion des rencontres professionnelles du Parcours d'Art
Contemporain qui ont été maintenues. Les plasticiens
rencontrés, comme d'autres artistes, interviennent aussi dans l'espace
public; que ce soit par leur propre démarche artistique ou par
l'intermédiaire de diverses politiques culturelles comme nous avons pu
le voir avec la thématique du Parcours d'Art Contemporain. «
Les artistes, par leur présence dans la ville, apportent eux aussi
leur contribution à la vie sociale et à l'attractivité
urbaine. Dans les années récentes on a vu émerger un art
d'intervention urbain qui n'hésite pas à bousculer les
repères des habitants, les incitant à porter un autre regard sur
leur environnement. »231 Cette articulation entre
l'artiste et la ville est le point de départ de mon mémoire et ce
à quoi j'ai tenté de répondre au cours de mon second
chapitre; entre la participation des habitants à la réalisation
d'une oeuvre et les propos que peuvent porter des oeuvres sur la ville.
Cependant, au sein de cette articulation entre l'art et la ville, nous pouvons
relever l'importance du discours autour de l'oeuvre, cette dernière ne
pouvant se comprendre en elle-même mais par ce qui l'entoure. L'oeuvre ne
réside pas tant dans l'objet proposé par l'artiste mais dans
l'ensemble des
230 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain.
Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 58.
231 Saez, J. (2008). « Les grandes villes et la culture :
des enjeux croisés ». L'Observatoire, 34(2),
16-20, p. 19.
82
discours, des actes, qu'elle entraîne232.
D'ailleurs, quand j'ai posé aux plasticiens la question du lien entre
leur oeuvre et le territoire, que ce soit le territoire d'Amiens ou celui des
Hauts-de-France, certains ne cachaient pas leur absence de discours; tels Aude
Berton (« Le lien avec la ville d'Amiens par rapport à mes
propres réalisations ? Il y a pas vraiment quoi; c'est pas
spécifique à la ville d'Amiens en fait. C'est un travail sur
l'architecture, en général, mais pas ...
»233) ou encore Marion Richomme qui, avant même le
début de notre entretien, m'expliquait que le lien entre son oeuvre et
la ville a surtout été créé pour le dossier de
candidature. Ainsi, le discours, s'il ne provient pas tout le temps des
artistes, se construit par la thématique de l'événement ou
de l'exposition qui le crée tout autant, si ce n'est plus, que les
artistes exposés.
Pour terminer le résumé de mon mémoire,
et avant d'en venir à l'instrumentalisation de l'artiste, resituons le
Parcours d'Art Contemporain dans son contexte, celui d'une structuration de
l'art contemporain à Amiens.
I. Une structuration de l'art contemporain à
Amiens
En introduction, j'évoquais le peu de structures
accueillant l'art contemporain à Amiens. Pour renommer ces
dernières, il était question de la Maison de la Culture, de la
collection timide du Musée de Picardie, du FRAC (« L'endroit
est situé dans un quartier résidentiel qui ne se voit pas.
»234) ou encore du Carré noir au Safran. Le
Parcours d'Art Contemporain d'Amiens Métropole est alors une
réponse à ce manque sur le territoire de la ville mais aussi une
volonté de visibiliser l'art contemporain. Si les espaces exposant des
oeuvres d'art contemporain existent bel et bien sur le territoire d'Amiens
Métropole, ces derniers ne sont pas articulés, coordonnés,
mis en réseau. Ainsi, l'événement marque le commencement
d'une structuration de ces lieux; c'est ce que m'expliquait Fabiana De Moraes,
chargée de projets Patrimoine et Arts Visuels au sein de la Direction de
l'action culturelle et du patrimoine d'Amiens Métropole («
L'idée officielle c'était de mettre en réseau toutes
les structures pouvant exposer l'art contemporain sur le territoire d'Amiens
Métropole. »235). Autour du Parcours d'Art
Contemporain, ce sont donc d'autres acteurs qui participeront à cette
structuration; dont 2 nouvelles personnes qui s'inscriront elles aussi dans le
développement de l'art contemporain à Amiens (« Il y a
de nouvelles personnes qui arrivent, des « étrangers »
qui
232 Agora Des Savoirs. (2015, 12 mai). Agora des Savoirs -
Nathalie Heinich - L'art contemporain : une révolution artistique ?
[Vidéo]. YouTube.
233 Entretien avec Aude Berton
234 Entretien avec Fabiana De Moraes
235 Ibid.
83
viennent occuper des postes importants, qui viennent avec
un regard nouveau, un désir, vraiment, d'investir et de
développer. »236).
Parmi ces acteurs, je peux relever le Musée de
Picardie; que j'ai pu visiter au cours de l'année et, pour rappel, qui
ne consacrait alors qu'une moitié de salle à l'art contemporain.
Il est important de préciser que, depuis les années 1960 en
Europe, les politiques culturelles publiques soutiennent les tendances «
les plus novatrices de l'art »237 et que, dès
les années 1970, l'art contemporain est entré dans les
musées avec une prétention à « desserrer quasi
expérimentalement l'étau de l'élitisme culturel
»238; nous avons, en France, le cas du Centre Pompidou.
Mais, pour en revenir au Musée de Picardie, ce n'est que
récemment que j'ai pu être « témoin » d'un
nouveau mouvement en faveur de l'art contemporain; la nomination de Maya
Derrien comme conservatrice responsable des collections Art moderne et
contemporain. Dans un entretien accordé à La
Bête239 dans le numéro de septembre 2020, cette
dernière faisait part de son envie de rencontrer les artistes et
structures du territoire, de travailler avec les acteurs culturels comme le
FRAC d'Amiens ou encore le FRAC de Dunkerque, mais aussi de sa «
volonté d'amener l'art au plus près des habitants.
»240
D'ailleurs, le Parcours d'Art Contemporain permet de remettre
le FRAC Picardie au centre de la structuration de l'art contemporain à
Amiens. En effet, étant fermé depuis le début du premier
confinement en mars, le FRAC Picardie devait initialement rouvrir ses portes
à l'occasion du lancement du Parcours d'Art Contemporain le 13 novembre
2020. Les plasticiens rencontrés au cours de mon enquête de
terrain m'ont ainsi expliqué que ce dernier accueillerait une exposition
sur le croquis, la note, la recherche, tout ce qui pourrait avoir trait au
processus de création d'une oeuvre. Dans ce sens, des inspirations ou
encore des oeuvres non terminées seront exposées au FRAC; telle
la pièce Origines de Nicolas Tourte, une forme oblongue
constituée de 378 pièces en bois, qui sera démontée
en ceintures pour être exposée (« Et ça me
plaisait de montrer ça parce que, en même temps, il y a un rapport
à l'architecture, c'est presque quelque chose qui est lié,
peut-être, à la tour de Babel, peut-être ... Il y a plein de
choses qui peuvent se répondre en tout cas. »241).
Comme je le disais précédemment, cette exposition est une
volonté, de la part du directeur du FRAC Picardie, de montrer ce qu'il
se passe dans l'atelier de l'artiste, le cheminement artistique de l'oeuvre.
Nommé au cours de l'été 2020 à la direction du FRAC
Picardie après avoir été à la tête du FRAC
Provence-Alpes-Côte d'Azur, Pascal Neveux est aussi le président
du CIPAC, la fédération des professionnels
236 Entretien avec Fabiana De Moraes
237 Menger, P. (2009). Le travail créateur.
S'accomplir dans l'incertain. Gallimard, p. 891.
238 Ibid, p. 895.
239 Teyssedou, L. (2020, septembre). « Portrait : Maya
Derrien, conservatrice au Musée de Picardie ». La
Bête, 6, 10-12, p. 10.
240 Ibid, p. 10.
241 Entretien avec Nicolas Tourte
84
de l'art contemporain. Dans un entretien accordé au
Courrier Picard242 durant le mois d'octobre, le nouveau directeur,
outre sa volonté de réunir les artistes du territoire et de
s'ouvrir au grand public d'Amiens et ses environs, se donnait une mission :
« Remettre le FRAC au coeur d'un écosystème artistique
et régional. »243
II. Une instrumentalisation de l'artiste ?
En dehors de l'inscription du Parcours d'Art Contemporain dans
un contexte qui est celui d'une dynamique municipale en faveur de l'art
contemporain, il peut être intéressant de relever la
manière par laquelle la ville peut instrumentaliser l'artiste, «
ils [les maires] se sont saisis de la culture comme d'un levier
à (presque) tout faire des politiques locales, en matière de
cohésion sociale, de communication, mais surtout de développement
territorial et économique »244; pour citer notre
directeur de mémoire, Fabrice Raffin. « La
transversalité de la compétence culturelle »245
constitue d'ailleurs une partie du Projet Culture et Patrimoine 2014-2020
d'Amiens Métropole. Précisons que la culture ne peut se
réduire à l'art et que, si je passe de la culture à
l'artiste, ce n'est que par extension et par rapport à mon point de
départ qui est le rapport entre l'artiste et la ville.
Le plasticien, en intervenant dans le Parcours d'Art
Contemporain, participe à l'attractivité urbaine, à la
communication externe de la ville. Pour Amiens Métropole,
l'événement s'inscrit dans l'envie de se montrer au niveau
national dans le domaine des arts visuels; c'est d'ailleurs une des
propositions présentées dans le Projet Culture et Patrimoine
2014-2020246. Nous pouvons peut-être supposer que,
à partir d'un événement centré sur l'art
contemporain, la ville tente d'attirer une certaine population susceptible de
s'intéresser à sa vie culturelle. Avec l'aide de Laurent
Babé, situons les publics de l'art contemporain247.
D'après une enquête menée sur des déclarations en
2008, parmi les personnes allant dans les musées d'art moderne ou
contemporain, 27% appartiennent à la catégorie
socioprofessionnelle « Cadres et professions intellectuelles
supérieures » alors que ces derniers ne représentent
que 9% de la population française en 2008248. De la
même manière, « on a davantage fréquenté
une galerie dans sa vie quand on relève des CSP cadres et professions
intellectuelles supérieures, professions intermédiaires,
artisans/chefs d'entreprise ou encore étudiants, et si l'on habite dans
des villes de plus de 100 000 habitants et en
242 Demilly, J. (2020, 26 octobre). « Pascal Neveux :
«Faire du Frac une pépinière d'artistes» ». Le
Courrier Picard, 42.
243 Ibid.
244 Raffin, F. (2020, 8 juin). Politiques culturelles :
comment les maires reprennent la main. The Conversation.
245 Amiens Métropole. (2014). Projet Culture et
Patrimoine 2014-2020, p. 35.
246 Ibid, p. 21.
247 Babé, L. (2012, octobre). Les publics de l'art
contemporain - Première approche : Exploitation de la base
d'enquête du DEPS « Les pratiques culturelles des Français
à l'ère du numérique - Année 2008 »
(No 6-02). Repères DGCA.
248 Ibid, p. 5.
85
région parisienne. »249
L'événement visant à l'attractivité de la ville,
nous avons là un aperçu des populations qui pourraient venir
investir la ville d'Amiens à l'occasion du Parcours d'Art Contemporain;
en considérant que tel est son intention, ce que je ne peux affirmer.
En revanche, ce que je peux affirmer, c'est que la culture
s'insère dans la politique de la Ville. Dans un premier temps, nous
pouvons le lire sur le Projet Culture et Patrimoine 2014-2020 d'Amiens
Métropole; « La culture, une composante importante de la
politique de la Ville »250. Ensuite, mon terrain
d'enquête m'a montré cette articulation. Dans le cadre du Parcours
d'Art Contemporain, les plasticiens sont liés à des structures
avec lesquelles ils travaillent et/ou dans lesquelles ils exposeront. Ces
structures culturelles, réparties sur le territoire d'Amiens
Métropole, permettent aux artistes d'intervenir dans diverses parties de
la ville (« C'est plutôt de cette manière là que
les artistes du Parcours vont intégrer cette politique de la Ville, des
questions plus sociales, c'est par le biais de ces structures
intermédiaires. »251). Ainsi, à travers ces
structures, si cela ne provient pas de la propre démarche des artistes,
ces derniers vont être inclus au sein de projets sociaux ou
socio-culturels; et, pour citer un exemple, rencontrer des associations
locales. De là à considérer l'artiste comme un travailleur
social ? Si les proximités sont réelles entre l'art et le travail
social252, il n'y a qu'un pas que je ne suis pas en capacité
de franchir à partir de ce que j'ai pu voir durant mon enquête de
terrain. Cependant, au cours de ce mémoire, j'ai pu parler de l'artiste
comme d'un acteur de la démocratisation culturelle; je
développerai ce point dans la partie suivante.
III. L'art contemporain pour tous ?
La culture et, par extension, l'artiste sont souvent
utilisés comme une manière de créer du lien social; nous
pouvons voir cela dans le Projet Culture et Patrimoine 2014-2020
d'Amiens Métropole, qui est composé d'une partie «
La politique culturelle comme un élément de la
cohésion sociale »253. Pour reprendre un article de
Fabrice Raffin, nous pouvons commencer à déconstruire
l'idée que la culture est la solution à tout les problèmes
sociaux. A partir d'une pratique culturelle, c'est une appartenance sociale ou
encore une identité qui s'expriment. La culture peut réunir
autant qu'elle peut être une source d'opposition. « Dire ce que
je suis, ce que je pense, à travers un objet esthétique quel
qu'il soit, c'est générer potentiellement l'adhésion
autant que le conflit, parfois la haine. Si lien social il y a, il peut
être positif comme conflictuel, selon différentes
intensités. »254
249 Babé, L. (2012, octobre). Les publics de l'art
contemporain - Première approche : Exploitation de la base
d'enquête du DEPS « Les pratiques culturelles des Français
à l'ère du numérique - Année 2008 »
(No 6-02). Repères DGCA, p. 2.
250 Amiens Métropole. (2014). Projet Culture et
Patrimoine 2014-2020, p. 35.
251 Entretien avec Fabiana De Moraes
252 Bayer, V., & Doumergue, D. (2014). « Le travail
social au risque de l'art ». Vie sociale, 5(1),
145-162.
253 Amiens Métropole. (2014). Projet Culture et
Patrimoine 2014-2020, p. 35.
254 Raffin, F. (2020, 24 février). Débat :
Trois idées (fausses) à l'origine des politiques culturelles
françaises. The Conversation.
86
Par ailleurs, dans ce même article, il est aussi
question de la demande culturelle à laquelle tente de répondre
les collectivités territoriales avec des événements dans
l'espace public tels que le Parcours d'Art Contemporain. Cette demande
culturelle provient-elle des habitants de la ville d'Amiens ? Mon entretien
avec Fabiana De Moraes me permet de répondre que non. Dans un premier
temps, la demande culturelle est celle des acteurs de l'art contemporain, dont
les artistes (« C'était une initiative qui vient combler ce
besoin, ce besoin qui est clair de la part des acteurs, pour essayer de dire
aux artistes, aux acteurs culturels de manière générale,
« On s'occupe de vous aussi. ». »255).
Mais ce qui m'intéresse ici, car cela me permettra
d'expliquer en quoi l'artiste devient un acteur de la démocratisation
culturelle, est de montrer les logiques qui définissent les politiques
culturelles. Si la culture peut être utilisée à des fins de
cohésion sociale, c'est que les politiques culturelles partent d'une
définition de la culture dans laquelle ce qui est reconnu comme une
oeuvre d'art devrait être universel. Partant de cette définition
de la culture, qui se réduit alors à l'art « institutionnel
», les politiques culturelles s'inscrivent dans une volonté de
démocratisation culturelle, c'est-à-dire qu'elles tendent
à étendre la culture à des populations qui n'auraient pas
accès à cette dernière; et les artistes sont parmi les
premiers intermédiaires de cette démocratisation
intermédiaire.
Au cours de ce mémoire, j'ai relevé les
interventions récurrentes des artistes dans l'espace public. Parmi ces
interventions, une part conséquente se déroule en milieu
scolaire. Pour donner un exemple illustrant assez bien la situation,
Rémi Fouquet, un des plasticiens du Parcours d'Art Contemporain mais
aussi professeur d'arts plastiques, m'expliquait la méconnaissance de
ses élèves par rapport à l'art contemporain et
l'importance de la médiation (« Il y a un rapport qui est
particulier avec l'art contemporain; parce qu'il y a aussi de la
méconnaissance. Je le vois par rapport à des élèves
que je peux avoir, c'est « Quelqu'un qui fait de l'art contemporain, on
comprend rien et puis ça vaut des millions ». On lutte comme on
peut mais il y a un travail de médiation qui est à refaire
derrière, ça c'est sûr. Pourtant, il y a quand même
aujourd'hui des dispositifs, les CLEA, les résidences, etc, où on
montre bien aux habitants, aux enfants, aux partenaires, que un artiste c'est
pas que quelqu'un qui est représenté par une galerie à
Paris ou à New York. »256). En effet, la
médiation de l'art contemporain auprès du jeune public peut
être considéré comme le premier vecteur d'une
démocratisation culturelle; cela a d'ailleurs été le
thème de la première rencontre professionnelle maintenue dans le
cadre du Parcours d'Art Contemporain. Pour reprendre les mots de Nathalie
Heinich, le jeune public peut apprécier l'art contemporain dans
255 Entretien avec Fabiana De Moraes
256 Entretien avec Rémi Fouquet
87
la mesure où il est « vide » de toute
acculturation257. Ainsi, c'est par l'intermédiaire des
artistes mais aussi en ciblant le milieu scolaire que les politiques
culturelles « instrumentalisent » l'artiste, qui devient donc un
acteur de la démocratisation culturelle visée. « Je
crois qu'un artiste en milieu scolaire, un artiste qui met des enfants face
à des pots de peinture, c'est la meilleure manière de
sensibiliser ces publics là. Et, un parcours d'art contemporain,
ça va forcément mobiliser et créer plein de situations de
contact de la population avec les arts. »258 me confiait
Fabiana De Moraes.
Durant cet entretien avec Fabiana De Moraes, cette
dernière m'expliquait aussi que, ce qu'il manque dans la ville d'Amiens,
ce sont des structures qui accordent une médiation entre les oeuvres
d'art et les publics, des structures qui confrontent ces publics à un
discours leur permettant « le déchiffrage de contenus
artistiques »259; autant d'éléments qui
montrent que l'art contemporain, et l'événement qu'est le
Parcours d'Art Contemporain, s'inscrit davantage dans une logique de
démocratisation culturelle que dans une logique de démocratie
culturelle. Bien que les habitants d'Amiens aient eu l'opportunité de
participer à la réalisation de certaines oeuvres, nous sommes
là encore dans « la conversion du grand nombre au culte et
à la fréquentation de l'art savant, et solidairement le soutien
au renouvellement de l'offre, [qui] consolide d'abord le pouvoir des
professionnels de la création »260 et non dans
« la déconstruction, l'abolition ou l'inversion des divisions
hiérarchisantes sur lesquelles est fondée la domination de la
culture savante »261 pour reprendre Pierre-Michel
Menger.
Pour tenter une ouverture, il aurait été
intéressant de recueillir l'avis des spectateurs sur les oeuvres d'art
contemporain exposées au cours de l'événement. Cela aurait
pu me permettre de compléter mon mémoire avec une autre
entrée; après celle des plasticiens et, dans une moindre mesure,
celle des politiques culturelles. Concernant cette proposition, j'avais
prévu de questionner quelques spectateurs durant le Parcours d'Art
Contemporain; de manière informelle car, de toute évidence, les
délais ne m'auraient pas permis de réaliser une véritable
enquête, même si les expositions du Parcours d'Art Contemporain
avaient été maintenues.
Un dernier point de ce Parcours d'Art Contemporain est
à relever, un point que je ne savais pas où positionner dans ce
mémoire mais qui a pu me provoquer une certaine réflexion. Dans
un premier temps, l'événement se présente comme un
parcours; cependant, aucun tracé ne définit ce parcours qui, par
ailleurs, n'est pas réalisable à pied en une après-midi au
vu de la répartition des
257 Agora Des Savoirs. (2015, 12 mai). Agora des Savoirs -
Nathalie Heinich - L'art contemporain : une révolution artistique ?
[Vidéo]. YouTube.
258 Entretien avec Fabiana De Moraes
259 Ibid.
260 Menger, P. (2009). Le travail créateur.
S'accomplir dans l'incertain. Gallimard, p. 896.
261 Ibid.
lieux d'exposition. La notion même de Parcours d'Art
Contemporain est donc à remettre en question. Mais, ce qui est aussi
à soulever, c'est que les oeuvres, pour une immense partie, seront
exposées à l'intérieur de structures culturelles. Nous
pouvons peut-être questionner l'accessibilité de ces oeuvres pour
les publics, ou, pour être précis, les non-publics, qui n'entrent
pas dans ces espaces. Il aurait été intéressant, ne
serait-ce qu'en se promenant dans la ville, que les oeuvres soient davantage
visibles par tous et non réservées, à quelques exceptions
près, à des espaces consacrés à l'art («
J'aime bien, au contraire, qu'une pièce puisse exister ailleurs que
dans un lieu d'art en fait. J'aurais peut-être tendance à dire que
l'art il est peut-être partout sauf dans les musées quoi; si
j'extrapolais un peu, ce qui n'est pas vrai. J'aime bien qu'une pièce
puisse être, par exemple, dans un lieu qui n'est pas fait pour ça.
»262).
88
262 Entretien avec Nicolas Tourte
89
BIBLIOGRAPHIE
Barone, S. (2011). Les politiques régionales en
France. La Découverte.
Carton, A., Dubruel, V., & Sourisseau, R. (2020). Etat
des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France. Arts Visuels
Hauts-de-France.
Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La
Découverte.
Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain.
Structures d'une révolution artistique. Gallimard.
Menger, P. (2009). Le travail créateur. S'accomplir
dans l'incertain. Gallimard.
Ségaud, M. (2010). Anthropologie de l'espace. Habiter,
fonder, distribuer, transformer. Armand Colin.
Babé, L. (2012, octobre). Les publics de l'art
contemporain - Première approche : Exploitation de la base
d'enquête du DEPS « Les pratiques culturelles des Français
à l'ère du numérique - Année
2008 » (No 6-02). Repères
DGCA.
https://www.culture.gouv.fr/Espace-documentation/Documentation-scientifique-et-technique/Les-publics-de-l-art-contemporain-Premiere-approche-exploitation-de-la-base-d-enquete-du-DEPS-Les-pratiques-culturelles-des-Francais-a-l-ere-d
Bayer, V., & Doumergue, D. (2014). « Le travail social
au risque de l'art ». Vie sociale, 5(1), 145-162.
https://doi.org/10.3917/vsoc.141.0143
Berutti, J., Hénart, L., & Robert, S. (2008). «
Vers un nouveau contrat des politiques culturelles ? ».
L'Observatoire, 34(2), 3-6.
https://doi.org/10.3917/lobs.034.0003
Couture, F. (2003). « L'exposition et la ville : entre le
local et l'international ». Sociologie de l'Art, 1-2(1),
115-130.
https://doi.org/10.3917/soart.001.0115
De Vrièse, M., Martin, B., Melin, C., Moureau, N., &
Sagot-Duvauroux, D. (2011). « Diffusion et valorisation de l'art actuel en
région. Une étude des agglomérations du Havre, de Lyon, de
Montpellier, Nantes et Rouen ». Culture études,
1(1), 1-16.
https://doi.org/10.3917/cule.111.0001
Goetschel, P. (2017). « La fabrique
événementielle ». L'Observatoire, 50(2),
16-18.
https://doi.org/10.3917/lobs.050.0016
90
LeCoq, S. (2004). « Le travail artistique : effritement du
modèle de l'artiste créateur ? ». Sociologie de
l'Art, 5(3), 111-131.
https://doi.org/10.3917/soart.005.0111
Saez, J. (2008). « Les grandes villes et la culture : des
enjeux croisés ». L'Observatoire, 34(2),
16-20.
https://doi.org/10.3917/lobs.034.0016
Teillet, P. (2008). « Les projets culturels urbains au
prisme de la métropolisation ». L'Observatoire,
34(2), 21-23.
https://doi.org/10.3917/lobs.034.0021
Baudrillard, J. (1996, 20 mai). Le complot de l'art.
Libération.
https://www.liberation.fr/tribune/1996/05/20/le-complot-de-l-art_170156
Raffin, F. (2020, 24 février). Débat : Trois
idées (fausses) à l'origine des politiques culturelles
françaises. The Conversation.
https://theconversation.com/debat-trois-idees-fausses-a-lorigine-des-politiques-culturelles-francaises-128415
Raffin, F. (2020, 8 juin). Politiques culturelles : comment
les maires reprennent la main. The Conversation.
https://theconversation.com/politiques-culturelles-comment-les-maires-reprennent-la-main-132639
Demilly, J. (2020, 26 octobre). « Pascal Neveux :
«Faire du Frac une pépinière d'artistes» ». Le
Courrier Picard, 42.
Teyssedou, L. (2020, septembre). « Portrait : Maya Derrien,
conservatrice au Musée de Picardie ». La Bête,
6, 10-12.
91
SITOGRAPHIE
Amiens Métropole. (2014). Projet Culture et Patrimoine
2014-2020.
https://www.amiens.fr/Grands-projets/Projet-culturel-2014-2020
Amiens Métropole. (2019). Appel à
candidature.
https://www.culture.gouv.fr/Aides-demarches/Appels-a-projets/Parcours-d-art-contemporain-d-Amiens-Metropole_-Art-territoires-creer-et-habiter
Agora Des Savoirs. (2015, 12 mai). Agora des Savoirs -
Nathalie Heinich - L'art contemporain : une révolution artistique ?
[Vidéo]. YouTube.
https://www.youtube.com/watch?v=xhclwyYYbtY
THE FARM. (2019, 3 mars). Du paradigme de l'art contemporain
avec Nathalie Heinich #CodexConversations 03 [Vidéo]. YouTube.
https://www.youtube.com/watch?v=EwmuLycvFFE
Centre National des Arts Plastiques.
https://www.cnap.fr/
CIPAC - Fédération des professionnels de l'art
contemporain. https://cipac.net/ Ministère de la Culture.
https://www.culture.gouv.fr/
Sécurité sociale des artistes-auteurs.
http://www.secu-artistes-auteurs.fr/
Service-Public.fr.
https://www.service-public.fr/
92
ANNEXES
I. Grille d'entretien
- Présentation : Prénom - Nom - Date/Lieu de
naissance - Ville d'habitation
- Discipline/Medium artistique
- Déclaration de l'activité artistique
auprès de l'INSEE
- Adhésion à l'Agessa ou à la Maison des
Artistes (Sécurité sociale des artistes-auteurs)
- Quelle est votre situation professionnelle ?
- Avez-vous un atelier/espace de travail ? Où se
situe-t-il ?
- Travaillez-vous avec d'autres artistes ? A quelles occasions
?
- Etes-vous membre d'une association artistique ? D'un collectif
d'artistes ? Où se situe-t-il/elle ?
- Etes-vous rattaché à une galerie ou à un
autre intermédiaire ? Où se situe-t-il/elle ?
- Dans quel(s) lieu(x) exposez-vous vos oeuvres ?
- Les expositions de vos oeuvres sont-elles principalement
individuelles ou collectives ?
- Votre activité artistique constitue-t-elle votre
principale source de revenus ? Comment se découpe-t-elle ?
- Votre activité artistique inclut-elle d'autres
dimensions en dehors de la création ? - Avez-vous
bénéficier d'aides publiques pour votre activité
artistique ?
- Avez-vous bénéficier d'aides privées pour
votre activité artistique ?
Parcours d'Art Contemporain d'Amiens Métropole :
- Quel(s) lien(s) avez-vous avec la ville d'Amiens ?
- Présentation de l'oeuvre de l'artiste pour cette
édition du Parcours d'Art Contemporain
- Avec quelle(s) structure(s) partenaire(s) travaillez-vous ?
Où se situera l'oeuvre ?
- Quel(s) lien(s) l'oeuvre opère-t-elle avec la ville
d'Amiens et/ou ses habitants ?
- Comment la ville d'Amiens, comme espace, est-elle
utilisée comme support pour l'oeuvre ?
- Comment les habitants d'Amiens participent-ils à
l'oeuvre ? Quelle est sa démarche participative ?
- Avez-vous eu d'autres projets artistiques avec cette même
démarche d'utilisation de la ville et/ou ses habitants dans le processus
de création ?
- Selon l'oeuvre, si cela est possible : Est-il possible
d'avoir une photo de l'oeuvre pour illustrer mon mémoire ?
- Avez-vous été rémunéré dans
le cadre de cette édition du Parcours d'Art Contemporain ? Sur quelle
base, quel(s) critère(s) ?
93
II. The Seven Heavenly Palaces 2004-2015, Anselm
Kiefer
(c) Agostino Osio
94
III. Acrylique sur tapis de Franck Kemkeng Noah (2020)
(c) Franck Kemkeng Noah
95
IV. Le chant des vers, Daniela Lorini (2019)
(c) Delphine Lermite
96
V. Origines, Nicolas Tourte (2020)
(c) Nicolas Tourte