2.2. Les signes et les comportements linguistiques se
renouvellent
La pratique des langues en situation de plurilinguisme
implique la construction d'une ou d'identités linguistiques, en
l'occurrence des personnalités qui se façonnent au gré des
dynamiques interculturelles environnantes. La composante ontologique faite
d'idiomes et de morceaux de soi, favorise l'intégration sociale du
locuteur non confirmé. Dans le champ de la
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linguistique-didactique, on parle d'assimilation linguistique
comportementale (Bajriæ, 2013 : 63). Nous tenterons donc
de l'identifier dans les fragments issus des entretiens individuels.
Revenons à l'informatrice J qui n'apparaissait pas
capable de nommer les choses dans leur temporalité et qui par
conséquent, ne parvenait pas à s'établir dans la langue
in fieri.
279. J : Non, sinon je commence à pleurer je parle
pas (rires).
L'énoncé correspond à un thème
cher à J, celui des échanges qu'elle entretient avec un migrant
de même origine. Sur le plan syntaxique la construction reste simple et
correcte si l'on prend en compte la dominante orale dont est dotée la
production. Ainsi, l'absence de la particule négative « ne »
finalisant le refus pourrait être recevable, autant de la part d'un
locuteur francophone que de J. Ce qui nous interpelle ici c'est plutôt la
polysémie du verbe « parler », qui signifie prononcer des
sons, des paroles, exprimer sa pensée, communiquer. Comment
l'interpréter dans son cas ? A notre sens et au vu des exemples
développés auparavant, nous pensons que l'informatrice n'exprime
pas sa pensée face à son interlocuteur de même langue
in esse. Certes, J a ses raisons qu'elle expose, cependant
d'après son entretien individuel, nous estimons que la locutrice
présente une inertie identitaire qui s'introduit dans ses idiomes. On
l'a observé dans le précédent paragraphe 2.1.,
l'énonceur réitère les mêmes constructions
phrastiques aux tournures neutres : « c'est », « ça
». Son actuelle maladresse linguistique nous pousse à opiner que J
est un « moi » élément de l'écologie humaine
(cf. Annexe 15). En cela, nous entendons que l'énonciateur ne
réussit pas à entrer dans une dynamique linguistique in
fieri.
A contrario AL met en exergue un comportement de
locuteur accompli, allant même jusqu'à différencier les
langues françaises de son pays :
204. AL : Non non non je parle euh... tu sais en Côte
d'Ivoire y a le français de la rue et y a le
français de l'école... et le français de la rue
voilà ils parlent entre eux, toi t'y es là [...]
Dans cette phrase AL distingue les deux types de
français qu'il connait à l'aide du morphème de
présentation « y a ». Une fois encore, c'est un clin d'oeil
à l'usage oral de l'idiome et nous ne pouvons le reprocher à un
énonciateur non confirmé. Ici l'énonceur opère un
choix
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linguistique entre la variété des langues
possibles en Côte d'Ivoire c'est-à-dire qu'il établit une
sélection au niveau de son répertoire langagier. C'est ainsi que
s'explique tout locuteur affirmé qui opte, qui fait des choix en
connaissance des choses, de son « être » et du vouloir-dire de
la langue. À notre sens, AL relève d'un « moi »
conscientiel bien dans ses langues (cf. Annexe 16).
Confronté à une dichotomie langue in
esse/ langue in fieri au sein même de l'association, M
expose un comportement d'un tout autre registre.
2. M : Bien (silence)... Je suis parti du Maroc pour la
Belgique car j'a ::: j'avais besoin de l'argent. L'économie était
difficile là-bas à xx xxx je pensais beaucoup et après
beaucoup de solutions, je je trouvais : traverser la
Méditerranée !
3. S : Traverser la Méditerranée ?
4. M : Je ..... je vois pas autre solution, tu vois.... Je
suis ma- je pars par la Méditerranée 1968. Et là j'arrive
gare du Midi (sourire)... la gare de l'espoir on appelle
(silence) avant. Je sais pas qui qui.... dit ça... mmm ça.
5. S : Ah c'est joli la gare de l'espoir
6. M : euh ::: je sais pas. On croit du bonheur, pour
la famille, les enfants. On était beaucoup beaucoup beaucoup
pas savoir quoi faire ou ou quelqu'un mmm mais bon.... Mon père a fait
avant et je sais là là on savait trouver du travail vite.
Nous assistons ici à une interférence
comportementale sachant que le discours émis par M procède d'une
attitude linguistique à la française : la figure
rhétorique. De manière générale, on trouve ce genre
de constructions métaphoriques dans les propos d'un locuteur
confirmé. Pourtant, M est le second après AL, à faire
usage de ce genre de processus. Que peut-on objecter ? Selon nous la
présence de substantifs au contexte métaphysique tels que «
la gare de l'espoir » s'inscrit dans une certaine idéologie
corrélée aux origines. En effet, il semblerait que l'informateur
adhère au canon historique de la migration et en conséquence, au
canon linguistique de la langue française. Soyons prudents
néanmoins, supra nous avons pu constater que M n'est pas au
bout de son appropriation de l'idiome in fieri. En d'autres termes,
son comportement linguistique s'avère nettement modifié hors de
toute interférence comportementale maîtrisée. En
définitive, il nous a paru judicieux de dénommer M comme un
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« moi » perpétué (cf. Annexe 17). Son
parcours linguistique est intrinsèquement corroboré à
celui du voyage migratoire. Les représentations sociales sont largement
véhiculées par l'usage qu'il fait de la langue.
46. I : Oui non bilingue. Non non je suis pas bilingue
en français. Français je parle
seulement ici en cours ou bien dans la rue ou non ben
quand c'est pas Saint-Josse ou que je connais pas les gens....
(silence). Tu vois c'est... c'est un peu un peu... [...]
D'un point de vue sémantique, on saisit parfaitement
l'idée générale de I qui consiste à s'affirmer en
tant qu'individu appartenant à une communauté linguistique. En
réalité, le pronom personnel non prédicatif « je
» se rattache à des situations qui ne lui sont pas
familières, dans le sens où elles concernent le domaine public :
« en cours », « dans la rue », « quand c'est pas
Saint-Josse ». Ces détails comportementaux au-delà de
l'aspect interculturel, renseignent sur l'état langagier de
l'énonceur et transforme le discours en une communication porteuse de
message identitaire. « Être dans une langue » c'est aussi
contrôler nos attitudes mentales, voilà pourquoi nous choisissons
de définir I comme un « moi » adapté fidèle
(Annexe 18).
Pour ce qui de E, il convient d'orienter l'analyse vers la
théorie de l'expansibilité du temps. Imprégnés par
les moeurs actuelles qui nous poussent dans la course folle contre la
satisfaction, on utilise sans modération les termes « je n'ai pas
le temps », « oui mais très rapidement alors», « oui
mais je pourrai pas rester tard ». Ces vocables renvoient à un
paradoxe humain où l'on croit à la maîtrise des
durées, bien que nous soyons inaptes psycholinguistiquement à
exister parmi la succession des évènements. On retrouve dans ce
phénomène la problématique contemporaine de l'anomie. Cela
dit, des sujets parlant telle que E, nous rappelle que le temps est cyclique et
que, pour sûr, nous ne le dominons pas.
297. E : Je te dis : je peux écrire un livre.
T'auras jamais fini avec moi, je te jure t'auras
jamais fini. Parce que si je dois raconter, oh
yayaille. [...]
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En ce qui concerne la syntaxe, la positon de l'adverbe «
jamais » entre l'auxiliaire et le participe passé, donne un
sentiment confirmé de l'usage de la langue. La maîtrise de ces
entités favorise grandement l'appropriation in fieri et, de
fait, participe à la construction identitaire de son énonciateur.
E se retrouve en langue nouvelle puisqu'elle va même jusqu'à
caractériser notre travail d'enquêtrice comme une tâche
stérile, voire interminable : « « t'auras jamais fini avec moi
». Sa réflexion n'est pas sans nous évoquer le mythe de
Sisyphe (cf. introduction, Partie 3) et l'absurdité de son
activité. En cela, l'énonceur extériorise ici l'ensemble
des contenus cognitifs caractérisant sa vision du monde, tout comme elle
le ferait sans nul doute dans son idiome originel. Pour nous, après la
prise en compte des fragments examinés dans cette partie, E s'assimile
à un « moi » hypertrophié qui se pense dans le temps
(cf. Annexe 19).
Si les échanges en communication possèdent une
portée symbolique, il nous faut veiller en tant que professeure FLE
à nos attitudes linguistiques et comportementales comme à celles
des locuteurs non confirmés. Dans le contexte plurilingue de
l'association Avenir de Saint-Josse, il est nécessaire de prendre
conscience de la diversité linguistique et comportementale environnante.
Ainsi, nous avons pu dresser le portrait, somme toute inachevé, de cinq
énonciateurs bien distincts, indépendamment de la
comparabilité de leurs langues in esse. « Mois »
élément de l'écologie humaine, perpétué,
adapté fidèle ou hypertrophié dans le temps, nous
constatons que leur identité linguistique repose, en premier lieu, sur
la connaissance et l'acceptation de leur propre culture humaine. Par-là,
nous nous référons à l'expérience ontologique de
l'énonceur en tant que sujet parlant in esse. Nous en revenons
au concept d'anomie qui, à défaut de temps, entrave
l'élaboration de toute histoire identitaire. Par la suite, une dynamique
langagière doit se mettre en place, passant par les aléas des
erreurs, du contrôle(le « monitor ») et de la
subjectivité ou du vouloir-dire de l'idiome. L'objectif réside,
en évitant le « ne plus en pouvoir »91, dans la
reconnaissance sociale d'une communauté de langue et de culture
différente : l'altérité.
91 Nous faisons allusion à la
chronogénèse de Guillaume et plus spécialement, à
l'image-temps in posse telle une étape potentiellement
harassante.
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