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Le malaise identitaire et sa quete dans l'enfant des deux mondes de Karima Berger : vers une représentation romanesque de l'hybride


par Amar MAHMOUDI
UMMTO - Master 2 2021
  

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2. L'après-guerre :

L'enfant des deux mondes est la représentation d'un avant et d'un après identiques. Ainsi, au sortir de la guerre de libération, l'Algérie est un pays qui demeure foncièrement ancré dans la tradition populaire et ancestrale. Les fondements, de fait, correspondent aux principes d'une structure ordinaire patriarcale (l'unité morale et sentimentale ; l'attachement au passé et à tout ce qu'il représentait ; le recours passionné aux us de la tradition ; bref, la résistance aux influences de dissolution81(*)). À la fois comme chant intarissable et « Éternel retour82(*) » du temps cyclique, l'extrait ci-dessous est particulièrement significatif de cette réalité qui s'y organise à la veille de l'indépendance :

La fièvre s'était emparée de la ville, des femmes mobilisées pour coudre en hâte drapeaux et fanions à arborer le grand jour, des mères à l'approche du retour de leurs fils, des enfants découvrant fièrement et au grand jour leur appartenance nationale, [...] On sortait les armes de leurs caches, [...] Du fond de leurs maquis, les hommes avaient mandaté leurs mères pour qu'à leur retour les attendent de fraîches jeunes filles, claires de peau et de noble souche. (K. Berger, 1998, pp. 29-30.)

Mais, faisant fi de cet héritage colonial persistant, les « nouveaux maîtres » ne tardent pas à percevoir la nécessité de nouvelles formes concrètes de représentation. Ainsi, face à l'émergence d'une conscience nationale fondamentalement radicale, l'élément fondateur du syncrétisme culturel demeure son attachement ambigu à l'expérience du colonisateur et sa pratique, à la fois comme une tentative de dépassement et une volonté politique inouïe de modernisation. À travers le récit que dresse l'enfant, on y décèle, davantage encore en termes de complémentarité, le refoulement que subissent les deux catégories ainsi proscrites, à savoir les Algériens francisées et les Français d'Algérie :

Ne vivaient-ils [les professeurs Pieds-noirs] pas le même retournement, ces jeunes Français nés dans une France coloniale et qui soudain devaient aller travailler dans cet ancien département français, non plus en maîtres mais en « coopérants techniques », belle formule qui ne parvenait pas à épuiser le souvenir de la gloire passée ni à ensevelir les traces de cette liaison que beaucoup de leurs compatriotes trouvaient coupable ? (K. Berger, 1998, p. 41.)

En l'occurrence aussi, le parcours de l'enfant, jusque là fait de rencontres et d'acquis, tend à s'accomplir sur les bases d'une nouvelle orientation précaire, faite de « filiations dangereuses83(*) » et de lignages surdéterminés, résultat du travestissement d'une situation présente, au profit de déterminations à venir rivées sur un long passé de mélancolie.

La revanche aurait été plus terrible, sans doute plus sauvage même que ce cauchemar de cette première année à Alger, cet an I de l'indépendance empreint de frayeurs, initiant l'enfant à sa nouvelle filiation. (K. Berger, 1998, p. 47.)

Or, fait marquant, devant l'exclusion de l'un de ces deux mondes, l'enfant qui jadis se considérait dans sa particule algérienne (bien que faisant partie de la minorité des francisés) se rend compte qu'elle vient d'être amputée subitement d'une part d'elle-même, avant d'être accréditée ensuite, dans son univers pétri d'étrangeté, de formes nouvelles - car surgies dans le tard - et exclusives... Signe, peut-être, d'une culture en plein désaccord : d'abord avec elle-même, sinon principalement avec autrui84(*). Dans la séquence à suive, on retrouve le thème de l'errance dans l'Alger (ville fantôme) fait de « frayeurs » et de dérélictions. De la même façon, l'enfant assiste impuissante à la métamorphose d'une ville « Fermée, où la ligne de démarcation entre les deux mondes avait été élevée tel un rempart infranchissable contre toute intrusion de l'étranger. » (K. Berger, 1998, p. 47.). À ce retournement brusque (le recouvrement d'une mythologie nationale ancestrale dès « l'an I de l'indépendance »), nous pouvons établir un parallèle avec les déclarations de Fanon (L'An V de la révolution algérienne85(*)) qui résonnent, par conséquent, comme une véritable mise en garde à l'endroit de cette mémoire meurtrie et toujours en proie à des régénérations sises au bord de l'effondrement. En effet, pour lui, assurément :

Le nationalisme n'était qu'une condition de la lutte de libération qu'il fallait dépasser86(*), et qu'un parti national avait toute chance de se transformer, comme il l'écrivait, en « dictature tribale ».87(*)

Dès lors, l'écrivain ne se sent plus impliqué dans un « nous » collectif ; il exprime son propre « je » et porte au monde ses idées, sa vocation et son être particuliers... Signe d'une modernité intellectuelle engagée : « écrire dans la modernité c'est rejeter un modèle autoritaire et un discours d'allégeance au pouvoir politique en place. »88(*). Ce « je » attentif, à la pronominalisation complexe (parfois anonyme, souvent indéterminé), est appréhendé au sein de notre corpus à la troisième personne du singulier, soit par l'entremise d'un narrateur omniscient (traditionnel) que, par un pacte de lecture et eu égard à quelques formules narratives (analepses et prolepses des pages 8, 32, 102 ...) nous tenons disposé dans la figure féminine de l'enfant. Dans ce cas, c'est également « se donner une prise sur sa propre identité. »89(*) qui n'est pas celle du discours officiel de l'après-indépendance.

Compte tenu de ces fragments précités, on perçoit d'emblée le positionnement hétéroclite de l'auteure, sujet existant à part entière, munie d'une écriture complexe face à des orientations alambiquées (frôlant le registre de l'interculturalité). Partant de cette logique d'ambivalence, nous nous trouvons devant une situation ambigüe - car prise dans la dualité du discours - qui transmet la réalité d'un univers symbolique et indique la présence d'un genre parcellaire, de même qu'elle fonde la non-pertinence de la notion d'identité en littérature : « N'y a-t-il pas un certain nombre d'auteurs qui souhaitent précisément prendre des distances avec ces prétendues identifications, ethniques ou autres, et qui cherchent à tendre vers l'universel... ? »90(*).

* 81 Benjamin STORA, Histoire de l'Algérie coloniale (1830-1954), Alger, Hibr, coll. « Repères Histoire », 2012, p. 37 et sq.

* 82 Ce concept initialement présent chez les présocratiques (héraclitéens et stoïciens) figure parmi les aphorismes de Nietzsche comme instrument de culture se dérobant à l'ordre civilisationnel.

* 83 Titre d'un roman de Karima BERGER, Filiations dangereuses, Montpellier, Chèvre feuille étoilée, 2007, 238 p.

* 84 Tout ce qui fait allusion à l'étrange(r), loin de le constituer, est désormais proscrit. Voir, Hamza BENAÏSSA, Tradition et identité. Alger, El Maarifa, 2016, p. 164.

* 85 Frantz Fanon, Sociologie d'une révolution (L'An V de la révolution algérienne), Paris, Maspero, 1972, 175 p. Voir aussi, La question anticoloniale : Chroniques de révolte (1952-1959), Béjaïa, Tafat, 2012, 156 p.

* 86 Frantz Fanon adopte le même positionnement quant au mouvement (de régénération identitaire) de la Négritude, lui-même constitué de tendances divergentes ... Il est jugé par ailleurs avec Sartre, dans Orphée noir, qu'« un pays colonial est un pays raciste » mais qu'un pays anticolonial est, à fortiori, également raciste.

* 87 Sonia DAYAN-HERZBRUN, « présentation », in Sonia DAYAN-HERZBRUN (Dir.), Vers une pensée politique postcoloniale : à partir de Frantz Fanon, op. cit., p. 8.

* 88 Faouzia BENDJELID, Le roman algérien de langue française, op. cit., p. 11.

* 89 Beïda CHIKHI, Maghreb en textes : écriture, histoire, savoirs et symboliques : essai sur l'épreuve de modernité dans la littérature de langue française, Paris, L'Harmattan, 1996, p. 41.

* 90 Jean DERIVE, La question de l'identité culturelle en littérature, Paris, 2007, p. 2. HAL, archives-ouvertes.fr : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00344040. Consulté le jeudi 15 juillet 2021.

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"Entre deux mots il faut choisir le moindre"   Paul Valery