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Le malaise identitaire et sa quete dans l'enfant des deux mondes de Karima Berger : vers une représentation romanesque de l'hybride


par Amar MAHMOUDI
UMMTO - Master 2 2021
  

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2. L'hybridation linguistique :

À travers ce petit exposé, nous avons pu voir, dans L'enfant des deux mondes, la nécessité d'une telle démarche que celle d'un parallélisme établi à travers le prisme de la comparaison. L'auteure, en tant que sujet hybride, manifeste des signes de dédoublement qui lui sont inhérents jusque dans son ouvre. Or, de manière générale, l'hybride fait partie intégrante de la culture, sitôt que l'art, pareillement à la conception du monde, emprunte en bien des endroits à la complicité de la nature humaine. Mais dans un contexte bien précis qui est celui de la postcolonialité, les auteurs en question favorisent une logique de dualité pour leurs oeuvres qui fait que, naturellement, à l'hybridation générique s'ensuit celle linguistique. Car il est à présent bien connu que « l'identité d'une oeuvre littéraire, c'est d'abord sa langue »230(*), c'est-à-dire le matériau par lequel elle assoit véritablement son empreinte idéologique. Parmi ces auteurs-là, Karima Berger a su évoluer dans un espace linguistique culturellement très diversifié, et son écriture aujourd'hui porte aussi la marque de cette hybridité. En ce sens, elle rejoint le parti-pris hybride des oeuvres communément admises par Bonn dans le champ de la francophonie (bien que le terme soit toujours ambigu).

L'amour de deux patries, de deux langues (voire de langages pour Bakhtine) est expressément celui de l'oeuvre qui officie à la rencontre des codes discursifs divers (mots vernaculaires, expressions idiosyncratiques, emprunts linguistiques, tournures phrastiques et sémantiques...). Il ya dans L'enfant des deux mondes, contrairement aux écrits de la première génération où l'oralité revêt un rôle important dans la revalorisation du patrimoine traditionnel (renversement des codes hétéronomes d'énonciation231(*) et élaboration syntaxique), une image très caractéristique de l'ambivalence, et qui donne alors cette particularité d'être le fruit d'une reconfiguration linguistique de l'entre-deux. En effet, L'auteure insiste davantage sur la dimension intertextuelle et interdiscursive, qui doit permettre l'intégration de signes disparates par une pluralité hétérogène de voix narratives.

Compte tenu donc du contexte diglossique qui définit les rapports des écrivains postcoloniaux à leurs écrits, L'enfant des deux mondes se voit également reproduire cette domination langagière imposée de part et d'autres des deux communautés (française d'abord, arabe ensuite). Cette phase est pourtant nécessaire à l'épanouissement du sujet hybride, car contrairement à ce que peut penser Bonn232(*), la réhabilitation d'une langue maternelle (l'arabe) par celle paternelle (le français) ne se fait pas toujours en termes d'une quelconque affirmation prétextant le rejet de l'une par l'autre, mais en les intégrant toutes deux au sein d'une dynamique de dédoublement. L'enfant, étant elle-même métisse, sa relation à la langue est en effet problématique quant aux restrictions appuyées au devant de l'indépendance, étant donné qu'elle dépend maintenant de deux espaces monolinguistiques (ou en tout cas supposés comme tels). Cependant, la fatalité nationale échoue et l'hybridation, elle, ne tarde pas à se révéler dans les pratiques langagières de l'enfant :

Mais le léger vertige que provoquait en elle l'apparente maîtrise d'une langue étrangère, la sienne, était plus fort et semblait l'abuser elle-même. (K. Berger, 1998, p. 34.)

Ou encore : « Impuissante, elle éprouvait dans sa chair le brutal inachèvement de la culture française... » (K. Berger, 1998, p. 40.) qui la portait jusque-là. Ainsi, elle aboutit donc non pas à une langue-outil (Bonn) mais à une langue-choix. L'appréhender par ce compromis (c'est-à-dire comme simple outil) serait contradictoire aux principes flottants d'une littérature de l'entre-deux, mouvante et inflexible.

Le parcours existentiel de l'enfant (prise à part entre deux mondes) tout comme de celui de l'auteure se reflètent dans l'univers du roman au niveau de la structuration verbale de la langue. De part sa position médiane, l'enfant a désormais conscience de son malaise, qui est en quelque sorte la somme de tous ces écarts (langagiers) constatés. Mais en voulant les réduire, elle est également en proie à une chimère, croyant « pour le temps d'un mot [pouvoir] s'unir au choeur effréné. » (idem, p. 28.) et réaliser l'unité commune. Cette dernière, pour qu'elle subsista, doit maintenir malgré elle cette logique fragmentaire qui fait, à défaut de les absoudre ex arquo dans un même assortiment verbal, se superposer les éclats de langue dont parle indistinctement l'enfant :

Jamais pourtant l'enfant n'oublia ce cadeau, ce morceau de langue qu'elle portait en elle comme le signe le plus précieux de son origine... (K. Berger, 1998, p. 52.)233(*)

Todorov, tout en combinant « rêve » et « folie », place le sujet hybride dans un état de schizophrénie délirant, dans lequel toute une passiveté s'exprime sous les signes d'une diffraction langagière. Pour l'enfant aussi :

La langue ne comptait plus, ni la française, ni l'arabe [...] seule comptait cette lecture qui dessinait un espace clos dans lequel elle faisait se correspondre [les sons des deux univers réels]. (K. Berger, 1998, p. 58.)

Entre deux textes réputés êtres contradictoires, et dont le besoin est de les assimiler, l'enfant semble toucher du doigt la problématique de l'hybride qui est celle de sa raison d'être. Tel qu'elle le définit, il est une nécessité pleinement revendiquée et non une validité par moments assouvie. Ce n'est donc pas la capacité pour le sujet hybride de tout faire correspondre par la voie du raisonnement qui est mise ne avant, mais celle de maintenir face à soi la présence des deux extrêmes langagiers. L'enfant se voit donc obligée, parce que cela lui procure un sentiment de complétude et de bonheur ineffables, de se réciter soi-même pour la seule raison d'entendre des voix différentes, de se laisser imprégner par la profondeur et la résonnance des mots. « C'est une question d'oreille, affirme André Belleau. Il s'agit moins de comprendre le texte que de l'entendre... »234(*). En effet, la seule présence mêlée des mots semble suffire à créer ce que S. Pétillon appelle « un médium créatif de premier ordre. »235(*). L'enfant, « Voulant s'émanciper de la contrainte du sens, elle décidait alors de prier comme cela lui venait, avec ses mots à elle... » (K. Berger, 1998, p. 56.). Ou encore, « Elle récitait en aveugle, guidée par la seule mémoire des sons. » (idem, p. 53.).

Du reste, l'hybridation peut se manifester en termes de tension ou de rupture (jonctions de contraires dans un texte), comme elle peut se manifester également dans une atmosphère féconde, à travers une gamme de combinaisons textuelles riches236(*). C'est le cas de L'enfant des deux mondes qui réinvente à lui seul cette dynamique de dédoublement : en effet, la jonction des deux langues doit faciliter la régularisation des emprunts et l'organisation sémantique du texte. Tous les passages qui s'inscrivent dans ce registre de l'entre-deux peuvent attester de leur incapacité à manoeuvrer d'un monde à l'autre, d'un signe à l'autre sans l'aide de la traduction, qui elle, établit définitivement la fréquence du geste. Nous relevons respectivement cinq (05) occurrences (pp. 15, 70, 72, 82, 125.) pour le passage ci-dessous, qui attestent toutes de la prééminence d'un cheminement comparatiste au sein de l'oeuvre :  

... comptines à manger, à chanter, à traduire toujours, intense travail de tous les instants, d'une langue à une autre, d'un signe à un autre, dans un sens, dans l'autre, sans cesse. (K. Berger, 1998, p. 15.)

La présence symétrique des deux langues (« pour elle une même langue »237(*) idem, p. 12.) dans le texte est perçue par l'auteure comme une règle intangible. À partir de la page douze, cet accompagnement direct - manifestation en italique et presque sans guillemets - de mots arabes par une correspondance française est formulé clairement et ponctue ainsi tout le texte. On note à titre d'exemple : « firdaws/jenâa » (p. 12.) ; « le maître, El Ousted » (p. 33.) ; « Alger, El Djezaïr » (p. 35.) ; « les Chaouia - les paysannes » (p. 40.) ; « chouhadas, martyrs » (p. 47.) ; « Iqrâ ! Lis ! Récite ! » (p. 53.) ; « Gabriel-Jibraïl » (p. 54.) ; « Qalâme-l'Ecriture » (p. 54.) ; « Marie-Maryam » (p. 54.) ; « le Hadj, le lecteur du Coran » (p. 55.) ; « Farida, Fanny » (p. 71.) ; « Leila, Léa » (p. 71.) et même implicitement « Caroline » (p. 71.) pour les besoins du texte et « Karima » en surface de couverture. Pour l'enfant (et l'auteure), ce besoin de traduire, de passer d'une langue propre à une autre tout aussi propre (qui est la sienne), se révèle par la juxtaposition immédiate de mots ayant le même sens (en guise d'annotation) ou d'expressions qui peuvent rétablir une équivalence entre les deux systèmes :

La poésie arabe, le Coran, elle ne pouvait les lire qu'en miroir d'une traduction française, présence familière et rassurante à laquelle elle ne pouvait s'arracher. (K. Berger, 1998, p. 60.)

La traduction revêt un rôle important sinon obligatoire dans le processus de médiation : ainsi, au lieu d'excéder tout à fait les limites du genre (hybride) et procéder à sur une simple métamorphose238(*)... car dès lors que l'on veut assimiler entre deux langues, on doit pencher d'un côté de la balance plutôt que de l'autre (la langue majeure l'emporte sur la langue mineure), elle assure une neutralité et une continuité des dichotomies linguistiques et spatiales. Ainsi, contrairement au roman classique, dans le roman moderne (et postmoderne) « le sujet demeure sur la frontière entre les deux. »239(*) univers langagiers. C'est que, pour le sujet double, l'identité (linguistique) et l'appartenance culturelle n'est pas envisagée par rapport à l'instance d'énonciation suscitant le « Moi » et l'« Autre », l'« Ici » et l'« Ailleurs », mais par le truchement de catégories concrètement interchangeables à défaut de n'être simultanément admises. Ce sont alors deux voix et deux façons de se dire communément différentes, qui s'érigent en condition pour que l'hybride s'épanouisse de nouveau dans la multitude et la diversité des pratiques.

    Mais cela ne suffit pas encore : l'enfant étant bilingue, sa recherche effrénée de toute correspondance trahit en contrepartie le désir de distance qui partage le texte en deux blocs hémisphères, et ce par une attribution équivalente de signes (figures de la dualité et non de la conversion, juxtaposition synonymique...) qui est maintenu tout en passant d'un contexte à un autre et d'une langue à une autre. Par conséquent, « Les formes artistiques hybrides expriment le paradoxe manifeste né de la friction entre le besoin de libération vis-à-vis des déterminations identitaires traditionnelles et la recherche de rapports cohérents durables. »240(*). En effet, à mesure que le temps s'élève et que l'enfant grandit, ce n'est plus la même recherche du sens qui structure le besoin d'équilibre, n'étant plus dans le besoin (puisqu'elle parle et comprend l'arabe), mais une autre manière de concevoir le monde (l'oeuvre y compris) comme le renouvellement de toutes les formes poétiques et idéologiques constantes. C'est ainsi qu'elle peut formuler sans contraintes le voeu de transposer au texte arabe sacré (le Coran) une interprétation autre que celle qui a eu lieu jadis dans la langue d'origine, c'est-à-dire, désormais, par le biais d'une langue « impure », le français241(*), car enfin l'enjeu étant de briguer, au nom de ce qui lui revient de droit (le mélange, l'impur...) l'idéal de pureté qui sera acheminé d'une langue vers une autre :

... elle collectionnait les versions françaises du Livre dans l'attente du traducteur qui serait le plus proche de la vérité, celui qui lui offrirait la lecture d'un texte qui aurait - en français - la musique, le vocabulaire, la sonorité, le rythme, les ellipses, la beauté, la pureté, la profusion, l'âpreté, la puissance, la sévérité, la cruauté, la clémence du texte saint, qui accomplirait en fait le miracle de lui offrir la sensation de lire en arabe un texte écrit en français... (K. Berger, 1998, p. 60.)

L'hybride peut donc se manifester de toutes les manières possibles, hormis de celles qui s'appliquent à une intégration totale (pour ne pas dire aliénée). En ce sens, nous distinguons deux grands niveaux d'hybridation qui interviennent simultanément au sein de notre corpus, à savoir l'hybridation inter et intra-textuelle. Le premier consiste à établir un rapport d'interférence au sein d'énoncés qui interviennent entre une langue donnée, l'arabe, « ce fragment de chair qui venait se substituer au corps maternel. » (K. Berger, 1998, p. 53.242(*)) et une autre, « sa langue française, presque maternelle, spontanée et familière. » (idem, p. 46.). Outre les passages à suivre, les exemples énumérés ci-dessus peuvent attester de la complémentarité distante de ces deux langues. C'est le cas également des passages livresques précités, où il est question de faire correspondre deux versets des Écritures (l'un biblique et l'autre coranique), transcrits chacun dans une langue à part et reliés ensuite par l'intermédiaire de la langue française243(*), autrement dit par celui de la traduction qui ouvre un espace au croisement et à la rencontre des codes sémantiques :

Notre Père / Au nom d'Allah, Notre Père qui êtes aux cieux / Seigneur des Mondes Que to nom soit sanctifié / Le Tout miséricorde Que vienne ton règne / c'est Toi que nous adorons, Donne-nous notre pain quotidien / Toi dont nous implorons l'aide ... Amen / Amîîîîîne. (K. Berger, 1998, p. 56.)

Il convient de citer aussi dans ce registre de la mixité des langues le texte fractal éclaté qui, comme le nôtre, est composé d'incessants va-et-vient, de renvois, de raccords et d'adjonctions amalgamiques entre des unités langagières appartenant à divers horizons de langues (c'est l'exemple de l'arabe qui s'immisce dans le français [oralité] et du français dans l'arabe [connotation des mots empruntés et traduction des corpus coraniques]), et qui donnent à voir un récit régi par des compromis sémantiques et des emprunts langagiers : la succession de ces codes, également appelée « code-switching », désigne dans le langage moderne l'alternance au sein d'un même énoncé (texte) de deux ou plusieurs codes linguistiques, soit donc à ce que Lewis appelle « l'interpénétration horizontale des langues »244(*) sur le mode interlingual, pour aboutir à un multilinguisme littéraire qui se caractérise par la pénétration d'une langue (d'accueil) par une autre (d'arrivée).

Ce phénomène d'interférence langagière recouvre une bonne partie de l'oeuvre de Karima Berger, et notamment avec L'enfant des deux mondes qui la donne à voir comme étant une oeuvre hybride. Parmi ces interférences, nous avons pu relever : « hommes-moudjahidines » (p. 6.) ; « qachabya » (p. 7.) ; « haïk » (p. 8.) ; « medersa » (pp. 26, 40, 43, 45, 65.) ; « sourate » (pp. 27, 52, 57.) ; « Fatiha » (pp. 27, 33, 45, 52, 53, 55, 56, 57.) ; « Bismillah » (pp. 28, 57.) ; « Allah » (pp. 28, 56, 58, 65, 96.) ; « Amîîîîîne » (pp. 28, 51, 52.) ; « burnous » (p. 32.) ; « fez » (p. 33.) ; « Istiqlal » (p. 33.) ; « Qassaman » (p. 33.) ; « Chahada » (p. 33.) ; « moudjahiddines » (p. 39.) ; « djihad » (p. 39.) ; « speakers » (p. 44.) ; « l'establishment » (p. 45.) ; « Iqrâ ! » (pp. 53, 54, 55.) ; « Niyâ » (p. 57.) ; « Yâ Sin » (p. 57.) ; « Maghreb » (p. 61.) ; « drogman » (p. 62.) ; « tordjman » (p. 62.) ; « ben » (p. 63.) ; « chnougha » (p. 65.) ; « l'Aïd El Kebir » (p. 77.) ; « Baba Achour » (pp. 77, 78.) ; « henné » (p. 77.) ; « qalams » (p. 90.) ; « youyous » (p. 91.) ; « harem » (pp. 91, 100.) ; « chéchia » (p. 94.) ; « tolbas » (p. 109.) ; « Azraël » (p. 113.) ; « flene ou flene » (p. 114.) ; « Cheikh » (p. 115.) ; « Kaâba » (p. 116.) ; « l'Emir » (p. 116.) ; « gandourah » (p. 121.) ; « l'oued » (p. 121.) ; « couscous » (p. 121.) ; « L'Agua viva » (pp. 123, 124, 125.) ; « Soura » (p. 124.), qui sont des particules étrangères minoritaires au sein du texte français (langue majoritaire245(*)).

Tous ces emprunts ne dérogent pas aux besoins de la syntaxe, bien au contraire, ils enrichissent par leur mouvement cadencé la structure interne du récit (ce qui nous suggère alors de l'inscrire davantage dans le prolongement du courant moderniste plutôt que dans celui postmoderniste246(*)). Nous nous acheminons dès lors vers une poétique du divers qui instaure une sorte de « Chaos-Monde »247(*) fructueux, dans la mesure où la diversité devient la norme et la complexité l'usage. En ce sens, et pour davantage se positionner dans le contexte postcolonial, Christiane Chaulet-Achour affirme que « les oeuvres issues d'aires géographiques différentes ayant pour point commun la langue française ont [toutes ?] introduit l'étranger dans la littérature, par la grande porte, celle de la langue littéraire. »248(*). Tels sont donc les effets du multilinguisme sur l'écriture pour le sujet-double en quête de son identité hybride. Cette dernière, bien qu'elle soit souvent l'oeuvre d'un être en particulier, nous renseigne (selon les conjonctures historiques) sur la double généalogie de ses auteurs. W. Mackey constate que « certains écrivains multilingues sont incapables de s'exprimer, voire [de] penser, en une seule langue. »249(*). L'hybridation atteint donc un seuil conscient et agit conséquemment sur le texte. Parce qu'ils sont les dépositaires légitimés de deux systèmes culturels conquérants, leur oeuvre éparse est la consécration établie du multiple et du divers.

À travers la confrontation de ces deux langues, le lecteur, s'il peut apercevoir en filigrane les signes d'un quelconque « désordre » (postmoderne), ce n'est qu'en termes d'une certaine remise à l'ordre voulue, avant tout, comme un rapprochement insaisissable. En effet, le caractère instable de ces langues, conforté dans son positionnement double, est le plus à même de restituer au texte sa relation de stabilité et d'équilibre : car s'il assure « la permanence des deux langues chez l'écrivain bilingue, [ce n'est qu'au prix d'] une infinité de jeux de miroir et de déplacements culturels... »250(*). Ce qui confirme encore une fois la non-inscription de ce texte dans le courant postmoderniste, c'est sa vocation obstinée de faire coïncider ces deux espaces langagiers pour les confronter ensuite dans un lieu commun, c'est-à-dire dans un « Tiers-espace » (H. K. Bhabha), qui est l'aboutissement d'une querelle irréconciliable. Mais c'est alors un hybride inachevé et conscient de ses manques qui plus est considéré comme un parangon de la littérature hybride, que celui d'un texte en perpétuel devenir :

Les discussions [...] véritables joutes mettant en scène les qualités de leurs langues [...] la supériorité esthétique, sensuelle ou imaginative pouvaient s'éterniser ou parfois dégénérer en algarades de sens, autour de noms à traduire, traduire toujours, intense travail de tous les instants, d'une langue à une autre, d'un signe à un autre, dans un sens, dans l'autre, sans cesse. » (K. Berger, 1998, p. 72.)

On le voit, notamment à travers l'insistance redoublée de l'auteure, que cet espace nourrissant le « rêve de la rencontre, de l'assimilation » (K. Berger, 1998, p. 65.) est loin d'être en soi le fait d'une intégration accomplie, puisqu'il n'advient qu'en contrepartie d'un incessant affrontement... et la détermination qu'il y a à maintenir cet espace ouvert est catégorique. En ce sens, A. Khatibi parle de la « bilangue » comme d'un « nouvel espace langagier. »251(*), seul capable de réunir ces deux extrêmes antithétiques (ces « deux pôles de

tension conduits à coexister selon des modalités perpétuellement renégociées. »252(*)) que sont les langues de l'Occident (français) et de l'Orient253(*) (arabe, berbère...) :

Langue maternelle. Laquelle en vérité était la sienne ? (K. Berger, 1998, p. 51.)

Poétiquement parlant, le texte, en plus d'être un support idéologique de qualité, sert à illustrer cette dernière (« l'idéologie forgée »254(*)) par le truchement d'une pluralité de voix narratives255(*). Le texte hybride est en effet ce tissu d'interférences langagières dont parle Lewis (axe horizontal) mais aussi ce lieu extrême où se réalise le principe dialogique de Bakhtine (axe vertical). Le phénomène hétéroglossique, qui est tout à la fois présent dans les champs moderne et postmoderne, apparaît en second ordre dans notre corpus. Nous comptons de ce fait un autre niveau d'interférence codique qui relève de l'hybridation intratextuelle, c'est-à-dire qui procède de l'alternance de plusieurs registres de langue à l'intérieur d'un seul et même code linguistique. Nous avons pu voir, plus en haut, comment se faisait l'incorporation de la langue arabe classique [Coran : « Lam yaled oua lam yaouled » (K. Berger, 1998, p. 27.)] dans un français standard ; nous verrons maintenant comment a lieu l'emboitement des deux variantes (langue vernaculaire, expressions idiosyncratiques/langue classique ou standard) d'une même langue.

L'introduction d'une autre subjectivité langagière a un effet conséquent sur le texte de départ et sur celui d'arrivé (problème que peut poser la traduction). C'est le cas des passages portant les marques d'oralité (poésies, contes, proverbes...) et qui attestent de l'existence d'une littérature traditionnelle (orale) au sein d'une littérature moderne (écrite : en arabe et en française). On parle bien d'ailleurs, suivant les mots de Paulette Galand-Pernet, d'une « ethnolittérature-source » (française) et d'une « ethnolittérature-cible » (arabe, berbère). Ce passage de L'enfant des deux mondes admet donc la présence d'une poésie orale féminine (transcrite en arabe classique avant d'être traduite en français, mais qui continue de faire dans la vraie vie l'objet d'une déclamation orale256(*)) qui, contrairement à la récitation des textes Saints, se joue uniquement dans des rites païens (hétérodoxes) et solennels257(*) :

« Nous sommes filles de l'étoile du matin,  Nos cous sont armés de perles, nos cheveux parfumés de musc, Si vous combattez, nous vous prendrons dans nos bras, Si vous reculez, nous vous délaisserons, Adieu l'amour ». (K. Berger, 1998, p. 93.)

Dans les littératures hybrides (littératures de « l'intranquilité » selon F. Pessoa), le roman qui met en scène deux univers parallèles au sein d'une même « communauté [...] organique »258(*), se caractérise par une « diversité sociale de langages, parfois de langues et de voix individuelles, diversité littérairement organisée. »259(*), qui selon Bakhtine procède de l'ordre intentionnel des choses260(*). En effet, le langage littéraire serait à voir, selon lui, comme « un hybride linguistique » (effet), dans la mesure où il fait suite à un « hybride historique inconscient » (cause). Ce cas-ci d'interférence se caractérise par une parole externe au discours véhiculé par le texte, c'est-à-dire qu'il intervient indirectement par la plume de l'auteure261(*). En clair, il y a à peu près deux registres et deux discours différents qui circulent dans une même langue, l'arabe (dialectal/maghribi et classique262(*)). Nous comptons respectivement cinq interventions de ce genre : « Qum Tara » (p. 5.) ; « Aya belâredj » (p. 5.) ; « Netlâa ilal djebel » (p. 39.) ; « Morrammed-fissa-belek » (p. 70.) ; « macache-kaoua-bled » (p. 70.) qui sont à l'ordre de ces manifestations polyphoniques.

C'est, en somme, une étape nécessaire et cruciale dans la voie de l'affirmation continue d'une modernité romanesque. Tous ces éléments auxquels il est fait référence dans notre corpus, viennent renforcer en quelque sorte la stratégie de l'auteure, qui vise à inscrire ses personnages dans la tourmente et l'éclatement des espaces phonique, sémantique, symbolique, etc. À terme, nous pouvons dire que L'enfant des deux mondes est un roman hybride ; d'abord par son aspect doublement idéologique, puis par la mobilité de ses structures langagières.

* 230 Jean DERIVE, La question de l'identité culturelle en littérature, Paris, 2007, p. 3. HAL, archives-ouvertes.fr : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00344040. Consulté le dimanche 29 août 2021.

* 231 Cette pratique est une riposte énergique à l'égard du colonisateur, dans le but de mettre un terme à la tutelle française. P. BOURDIEU affecte à la situation diglossique l'appellatif VS, celui d'une « violence symbolique ». Pierre BOURDIEU & Jean-Claude PASSERON, La reproduction : Éléments pour une théorie du système d'enseignement. (Livre I) : Fondements d'une théorie de la violence symbolique, Paris, Minuit, p. 22 et sq.

* 232 « La ponte naturelle serait alors à l'introspection, à l'intimisation d'une écriture obsédée par son rapport à une langue maternelle ou paternelle mais, d'une façon ou d'une autre, prise dans une problématique oedipienne. », Charles BONN, Xavier GARNIER, Jacques LECARME (Dir.), op. cit., p. 14 et sq.

* 233 Cf. au moment où la famille se rejoint en choeur : « elles passaient indistinctement d'une mélodie à une autre, d'une langue à l'autre... » LDM, p. 5. 

* 234 André BELLEAU, « La dimension carnavalesque du roman québécois », in Notre Rabelais, Montréal, Boréal, 1990, p. 150.

* 235 Sabine PÉTILON, « Multilinguisme et créativité littéraire, » (Dir.), Olga Anokhina, Louvain-la-Neuve, Academia/L'Harmattan, coll. « Au coeur des textes », n° 20 », 2012, p. 204. Source : https://doi.org/10.4000/genesis.1009. Consulté le vendredi 3 septembre 2021.  

* 236 Ce transfert des langues, quand il s'établit dans le respect des règles (grammaticales, syntaxiques, etc.) est dit «positif». Dans le cas contraire, il relève de la confusion et est donc «négatif». Füsun avl?, « Interférences lexicales entre deux langues étrangères : anglais et français », in Synergies Turquie, (n° 2), 2009, pp. 181-182.

* 237 On aurait tord cependant de considérer qu'une telle démarche pourrait avoir un rôle à jouer dans la promotion d'un quelconque unilinguisme (d'État) au nom de l'auteure, cette dernière ayant alors fait de son oeuvre l'affirmation pure et simple d'un nouvel espace langagier (multilingue). 

* 238 Il arrive parfois que la syntaxe soit rudement malmenée, pour ainsi dire altérée. Il ne s'agit plus dès lors ni d'emprunts ni d'interférences, mais d'OSM (organisme sémantiquement modifié). V. Samia KASSAB-CHARFI (Dir.), Altérité et mutations dans la langue. Pour une stylistique des littératures francophones, Bruxelles, Academia bruylant, 2010, p. 78.

* 239 Manfred SCHMELING, « Le moi dissocié. Modernité et hybridité culturelle dans la littérature du XX éme siècle », in Fridrun RINNER (Dir.), Identité en métamorphose dans l'écriture contemporaine. Publications de l'université de Provence (PUP), 2006, p. 19.

* 240 Fridrun RINNER, « introduction », in Fridrun RINNER (Dir.), Identité en métamorphose dans l'écriture contemporaine, op. cit., p. 6.

* 241 Excepté peut-être pour ce seul passage de l'oeuvre : « Lam yaled oua lam yaouled », LDM, p. 27.

* 242 Aussi : « Jamais pourtant l'enfant n'oublia ce cadeau, ce morceau de langue qu'elle portait en elle comme le signe le plus précieux de son origine. », LDM, p. 52 et sq

* 243 Comme le donne à lire ce passage de L'enfant des deux mondes : « Ô âme pacifiée, retourne à ton Seigneur agréant et agrée », LDM, p. 114.  

* 244 R. A. LEWIS, « Langue métissée et traduction : quelques enjeux théoriques », in Meta, (vol. 48/n° 3), septembre 2003, p. 411.

* 245 Christiane CHAULET-ACHOUR, L'écrivain francophone et la langue, p. 2. Source : http://christianeachour.net. Consulté le vendredi 3 septembre 2021.

* 246 L'un et l'autre ne s'excluent pas cependant. Cf. Yann GIRAUD, Modernisme et postmodernisme, Cours de Culture Générale - Paris, Université de Cergy-Pontoise, 2015, p. 5.

* 247 Concept d'Édouard GLISSANT, in Traité du Tout-Monde, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1997, 268 p. et Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, coll. « Littérature générale », 1996, 144 p. - cf. aussi : « ce que j'appelle le ?Chaos-Monde' [est] un bouleversement total, non seulement des rencontres de cultures, mais de chaque culture prise en soi changée par les autres. », ou encore comme « espace où les cultures occidentales peuvent rencontrer les cultures qui ne le sont pas... ».Yan CIRET, « Vers le Chaos-monde - Entretient avec Édouard Glissant », in Chroniques de la scène monde, Lyon, La passe du vent, 2000, 460 p.

* 248 Christiane CHAULET-ACHOUR, op. cit., p. 2.

* 249 Harriet. K. HAGGERTY, « Le texte hybride : Les défis que pose la traduction », in Expressions - revue internationale de lettres -, (n° 8.), avril 2019, p. 220.

* 250 Émmanuel FRAISSE, Littérature et mondialisation, op. cit., p. 162.

* 251 Abdelkébir KHATIBI, Amour bilingue, Montpellier, Fata Morgana, 1983, 130 p.

* 252 Émmanuel FRAISSE, Littérature et mondialisation, op. cit., p. 177.

* 253 Ou en tout cas d'un Occident («Maghreb»/«Couchant») orientalisé : « Oh ! Après tout, elle n'était pas orientale, mais occidentale, n'était-ce pas le sens littéral de «Maghreb», en arabe... » LDM, p. 61. - cf. aussi : Édward. W. SAÏD, L'Orientalisme : L'Orient créé par l'Occident, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2005, 430 p.

* 254 Pierre BARBÉRIS, op. cit., p. 41.

* 255 En effet, « l'idéologie n'existe pas dans le texte sous une forme idéologique mais textuelle. ». André BELLEAU, Le romancier fictif : essai sur la représentation de l'écrivain dans le roman québécois, Presses de l'Université du Québec, 1980, p. 147. Ce qui résume d'ailleurs l'essentiel de la théorie bakhtinienne.

* 256 Malha BENBRAHIM parle d'une « poésie publique d'appel... », in Mouloud Mammeri (Dir.), Littérature orale : Actes de la table ronde, op. cit., pp. 34-37

* 257 Nous tenons pour exemple de ces manifestations verbales un bon nombre de pratiques ésotériques récurrentes dans la littérature écrite algérienne. Certaines sont à mettre du côté de l'occultisme (la Bouqala, Timsensit, le Gourara, etc.) comme relevant de la praxis. De fait, lorsqu'elles apparaissent au sein d'un texte, elles favorisent aussitôt son insertion dans les deux registres de langue précités...

* 258 Georg LUKÁCS, La théorie du roman, op. cit., p. 61.

* 259 Mikhaïl BAKHTINE, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1978, p. 88.

* 260 Ibid., p. 160.

* 261 Pour davantage de détails, voir Tassadit YACINE (Dir.), Les usages sociaux de la littérature en Afrique du nord, in Awal - Cahiers d'études berbères, (n° 45-46), 2014-2016, Paris- Boumerdès, Frantz Fanon, 2021, 238 p.

* 262 Pour une approche politique de ces langues, voir Mohamed BENRABAH, « La question linguistique », in Christiane CHAULET-ACHOUR & Yahia BELASKRI (Dir.), L'épreuve d'une décennie. Algérie, art et culture 1992-2002, Paris, Paris-Méditerranée, 2OO4, pp. 83 à 108.

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"Je ne pense pas qu'un écrivain puisse avoir de profondes assises s'il n'a pas ressenti avec amertume les injustices de la société ou il vit"   Thomas Lanier dit Tennessie Williams