1.2. Cadre épistémologique
Notre étude ayant de l'intérêt
pour les rapports mentaux que maintiennent les énonciateurs migrants
avec la langue française, nous nous proposons de répondre aux
questions suivantes :
- (a) Quels signes linguistico-cognitifs marquent les
périodes temporelles de la construction identitaire du locuteur non
confirmé en langue française ?
- (b) Quel est le modus operandi qui
crée l'installation du sujet parlant en idiome in posse
?
- (c) Quelles techniques didactiques
privilégier dans le domaine des sciences du langage ?
Pour ce faire, nous avons mené notre
étude sur un terrain précis avec l'objectif d'observer et de
s'enquérir sur un groupement de personnes : les membres de l'association
dans laquelle nous sommes bénévoles. En cela, nous nous
prévalons d'une démarche ethnographique puisque notre tâche
consistait à écouter attentivement des récits de vie qui
dans leurs «dimensions référentielles » (Jeanneret,
Pahud, 2013 : 16) transforment le récit en un positif identitaire «
lui donnant de nouveaux contours » (Blanchet, Chardenet, 2011 : 460).
Parce que nous voulons comprendre le mouvement langagier du sujet parlant
« dans une perception du temps humain, et en construisant une
identité » (de Robillard, 2011 : 21), nous avons opté pour
l'étude et l'enregistrement des entretiens réalisés
auprès des informateurs. De même, les comportements étant
consubstantiels à l'instantanéité discursive, le groupe de
discussion-poste d'étude dialogique entre la langue et les attitudes
psychiques- nous a semblé une technique pertinente pour leurs
observations (Chardenet, 2011 : 77). La façon dont nous avons rendu
compte de cet « instant de conscience vive » 55 induit la
transcription des narrations selon des items précis (cf. Annexes 15-19)
qui relèvent de l'analyse linguistique et comportementale (a). Par
ailleurs, nous aspirons à une vision croisée des actes de langue
et des actes d'appropriation au travers des pratiques. En effet, afin de ne pas
dériver vers un portrait uniformisant de la réflexivité en
langue in fieri et conscient que la construction
55 Expression de Guillaume reprise par Soutet dans sa
préface à l'ouvrage de Bajriæ (2013 : 9).
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identitaire reste indissociable de l'acte
d'écrire (Molinié, 2011 : 144), nous avons choisi de recourir
à l'assemblage des données provenant des groupes de discussion
ainsi que celles collectées auprès des sources écrites
produites par les informateurs eux-mêmes (b). D'un point de vue
didactique, afin de prendre en compte le versant culturel de la situation,
l'usage du journal de terrain ainsi que les échanges « naturels
» avec les formateurs de l'ASBL nous ont paru pleinement
complémentaires (c).
Certains ouvrages consultés nous ont
confortée dans l'approche ethnologique que nous avons choisie. De fait,
loin d'assouvir un simple appétit de notions en sciences du langage,
notre travail s'ancre dans un examen à visée humaine
(Société d'ethnographie, 1860 : 23) qui grâce aux apports
de la linguistique théorique tend à donner pour certains les
schèmes relationnels entre « le mental et le
vécu » (Monod Becquelin, Vapnarsky 2001 :155), dans la
compréhension d'un idiome in posse. Une telle position
épistémologique nous amène vers une reconnaissance de la
manière dont les discours et les interactions des nouveaux arrivants
sont parlés en rapport avec leur profil langagier. Ce que Dabène
nomme « la conscience ethnolinguistique » (1994 : 103).
Au-delà de l'aspect sémantique de la narration, Huver et Springer
(2011 : 244) présentent « la dimension ethnolinguistique »
comme un élément constitutif des habiletés culturelles qui
servent à s'approprier l'alternance intellective ainsi que la conduite
verbale des langues. C'est pourquoi, nous sommes convaincue que les entretiens
ainsi que les écrits biographiques d'adultes migrants, au
répertoire multilingue, sont à même de nous dévoiler
les transpositions cognitives qui déterminent les énoncés
des locuteurs non confirmés.
Jusqu'ici nous n'avons pas franchement défini
le concept de « transposition mentale », de « rapports mentaux
» ou encore de « processus cognitifs ». Or, il est une
idée-force sollicitée dans la compréhension des processus
identitaires en langue in posse. Parmi la grande diversité des
expériences auxquelles un sujet est exposé au fil de sa vie
sociale, notamment, au fil des migrations, se trouvent les variables des
langues. L'appropriation d'un idiome est un vécu unique qui se
matérialise dans une contextualisation spécifique : une
institution. Cette conjoncture implique des déterminants culturels,
temporels et cognitifs qui façonnent les identités au coeur des
discours. Digne héritière de la dichotomie structure
acquise/structure
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apprise de Krashen (1981), la linguistique-didactique
distingue l'immanent du transcendant des langues, le locuteur confirmé
de l'énonciateur non confirmé. La langue in esse est le
résultat de procédés intériorisés en
situations naturelles. L'appropriation, quant à elle, relève d'un
mécanisme réfléchi sur l'idiome potentiel et qui se
contextualise géographiquement et temporellement. En cela, l'aporie
réside plus dans la cognition que dans le cadre contextuel. Selon le
linguiste américain, la principale action correspondant à la
compréhension d'une langue est le « monitor », en
d'autres termes la maîtrise, la régulation du discours.
L'intention arrêtée d'effectuer des modifications sur les
énoncés réalisés, en l'occurrence dans un
échange en langue in fieri, nous renvoie vers des processus
cognitifs conscients. C'est lorsqu'on utilise la régulation des
variations dans les output- compris comme le résultat d'une
production langagière- que l'on peut argumenter que tout individu
revêt le statut de locuteur non confirmé. Cela dit, si l'on
considère le mot « monitor » dans sa
définition stricto sensu, il est évident que la
théorie de Krashen ne peut s'apparenter à un mécanisme,
cela concerne plutôt une approche psycho-sociologique. Il nous semble
donc que les interfaces mentales sont des modérateurs qui permettent aux
locuteurs adultes de conscientiser leurs erreurs à l'intérieur de
leur production. En effet, qu'il soit acte ou état d'esprit, le fait de
se tromper occupe une place prépondérante dans
l'acceptabilité d'une langue. Qualifiée d'émancipation
linguistique dans le cas du locuteur confirmé, l'erreur devient le
symbole de l'insuffisance langagière du nouvel énonciateur
(Bajriæ, 2013 : 144-152). Pourtant il est une voix parmi les linguistes
qui se veut plus élémentaire (Frei, 1929 : 291-292) lorsqu'il
s'agit de caractériser la langue française, le concept
étant que cette dernière n'a aucune réalité. Frei
déclare que ce qui fait véritablement sens, ce sont les idiomes
français et leurs utilisations : la norme autant que la pratique
habituelle d'un groupe. La considération de l'erreur restera donc
à l'appréciation de chacun, en se rappelant néanmoins que,
par la présente étude, nous l'inscrivons dans la dynamique de
l'intellection. D'autre part, nous envisageons les relations cognitives comme
des indicateurs de l'interculturalité des comportements linguistiques,
notamment au travers des originalités du « vouloir-dire » des
langues, c'est-à-dire des idées psychiques qui
représentent les communautés langagières (Bajriæ,
2013 : 110-116). Enfin, comme nous l'avons noté
précédemment, le dire d'un idiome catalyse la
réciprocité entre des sujets parlant éventuels ainsi que
l'intériorisation respective de leur subjectivité. À notre
sens, cet angle définitoire a
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permis de dessiner notre première
hypothèse concernant les éléments verbaux in fieri
comme facteurs de processus de reconfiguration identitaire.
La deuxième hypothèse postulée se
rapporte au concept pléomorphe et mouvant d'identité (Mucchielli,
2003 : 4). En la définissant tel un processus de sélection
à la fois intime et socio-collectif, Vinsonneau (2012 : 26) expose le
versant idiosyncrasique de cette notion. En effet, chaque individu
possède une lecture du « sentiment d'être », la
capacité que l'autre a à se détacher de soi pour
reconnaître socialement quelqu'un d'autre (Mucchielli, 2003 : 71-72). La
relation de contigüité constitue donc une entité
intégrée dans le système identitaire qui se distingue en
premier lieu par sa contextualisation, puis par les niveaux de valeurs
accordés à la personne. Elle se caractérise par ailleurs
dans son rapport à l'espace à travers le phénomène
de la migration où l'assimilation positive s'avère
encouragée par la légitimation de l'autre (Gohier, 2006 : 153).
Il n'est donc pas question d'évoquer le concept sans en mettre en avant
la nature « dynamique » (Vinsonneau, 2012 : 81). C'est ce que Baroni
et Jeanneret (2009 : 78) signalent vis-à-vis de l'incomplétude et
du renouvellement perpétuel de l'ego que les biographies
trahissent. Selon les didacticiens, les récits de vie revendiquent
d'abord la narration qui ensuite crée à nouveau le récit,
impliquant la distance métaphorique comme une structure
récurrente dans la démarche d'énonciation. En cela, le
mécanisme identitaire ne peut se comprendre en l'absence de
temporalité. Reste à considérer une troisième
remarque relative à un versant dissolutif de l'identité :
l'anomie. L'identité est ce qui permet à l'individu de se
reconnaître, d'accéder à son soi intime et donc à sa
liberté telle une médiation signifiante entre l'univers et
l'homme. C'est l'espace- entendu comme la distance entre deux objets ou deux
points- où toute personne se recompose et développe des
stratégies conformément aux situations vécues.
Compénétré par l'Histoire et la conjoncture sociale
actuelle, le concept d'identité, dans sa définition moderne,
serait dès lors, plus avant la référence ontologique qui
nous détermine, un mérite et une vertu essentiels56.
De ce fait, la « désertion » (Le Crest, 2013 : 60) de soi ne
saurait être sans danger car elle confronte l'individu à des
circonstances expérimentales anomiques. Comment atteindre, dans son
unité, l'être en situation de migration prolongée, lorsque
l'ordre environnant relève d'une
56 À ce sujet, Orsenna (2003 : 22-23) dans son
roman Madame Bâ, évoque l'identité comme
étant catégorisée et non prise dans sa
globalité.
compréhension non confirmée ? Là
réside toute la problématique qui convertit, par exemple, des
exilés espagnol et portugais tels Alvaro, en anonyme ouvrier ou Piedade,
en anonyme ibérique (Camilleri, 1990 : 155-160). L'individu est
ré-inventé au gré des désignations sociales- «
socionyme »- et ethniques- «ethnonyme »- (Bres, 1993 : 17)
conduisant à une dépersonnalisation où tout un chacun est
contraint de puiser dans sa « boîte à outil »57
(Camilleri, 1990 : 46) identitaire.
In fine et à la lumière de ces
deux postulats, nous envisageons des propositions didactiques adaptées
à condition donc, qu'elles valorisent et encouragent la création
linguistique du locuteur non confirmé. Il s'agit de penser, grâce
à notre « métaposition » (Blanchet, 2011 : 19) de
chercheure néophyte, à la façon de concrétiser cet
objectif sur le terrain afin d'obtenir une valeur ajoutée en termes
d'appropriation du français.
Ces remarques justifient l'importance
particulière que nous accordons aux signes et aux comportements
linguistiques dans l'examen du corpus. La caractérisation
antérieure des opérations mentales (le « monitor
», l'erreur et le « vouloir-dire ») ainsi que
l'articulation de trois des composantes de l'identité (l'ontologie, la
dynamique et l'anomie), nous servira pour l'analyse des entretiens
autobiographies des adultes migrants que nous dirigeons. Chaque
élément s'avère être en mesure d'offrir un poste
d'observation hautement intéressant. Notamment en ce qui concerne la
compréhension de la langue française grâce aux
témoignages des acteurs de l'ASBL.
Voyons à présent l'ensemble
circonstanciel qui nous a semblé particulièrement fécond
en vue de cette étude scientifique.
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57 Expression de Devereux (1972) reprise par
Camilleri.
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