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Pragmatique, narrativité, illocutoire et délocutivité généralisées.

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par Jean Robert RAKOTOMALALA
Université de Toliara - Doctorat 2004
  

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14. À PROPOS DE MORPHÈME «MBA »

RÉSUMÉ :

Le morphème « mba » est d'une haute fréquence dans le rapport interlocutif car il sert à atténuer une requête ou une affirmation. Il est donc perçu comme un adverbial mais en réalité, son fonctionnement vise la préservation de la face dans la mesure où se locuteur se trouve en position de faiblesse par rapport à son interlocuteur. Il y donc lieu de comprendre que c'est un adoucisseur au sens pragmatique de ce terme et du coup, il est en position de surdélocutivité.

Mots clés : « mba », prière, adoucisseur, préservation de la face, rapport interlocutif.

Abstract :

«Mba» morpheme is a high frequency in the interaction report because it is used to reduce a query or statement. It is therefore seen as an adverbial, but in reality, its operation is the preservation of the face where is speaker is in a weak position compared to his interlocutor. It is therefore understand that it is a softener to the pragmatic meaning of this term and in this way, it is in a position to surdelocutivite.

Key words: «mba», prayer, softener, preservation of the face, report interaction.

À l'instar des analyses pragmatiques de détail de DUCROT (Analyses pragmatiques, 1980), nous allons essayer de démontrer que certains morphèmes ne sont pas compréhensibles que par référence à l'énonciation et que certains de leurs emplois les rangent dans ce que BENVENISTE appelle « délocutif »

Nous allons commencer par le morphème « mba ». Il y a lieu de comprendre ce morphème comme un adverbe. Il a donc pour fonction de modaliser le verbe afin de montrer une attitude du locuteur dans le rapport interlocutif. Quand on parle de modalisation, très souvent on pense seulement aux verbes modaux, mais depuis la notion de modalisation autonymique développée par Jacqueline AUTHIER-REVUZ, on peut dire que la modalisation fait que la séquence linguistique montre une attitude du locuteur tout en continuant à signifier comme les autres éléments du discours (AUTHIER-REVUZ, 2001), autrement dit, les modaux ne sont pas uniquement des verbes.

On peut dire que d'une manière globale, le morphème « mba » est au service de la préservation de la face. La question de la face a pris naissance dans les textes de GOFFMAN qui est un sociologue et fut depuis appropriée par la pragmatique. Cette appropriation est normale parce que justement la communication tient compte du rapport interlocutif et que de la sorte il est important de modaliser ce qui est dit de manière à préserver une forme d'équilibre entre les interlocuteurs, sinon la question de la hiérarchie se posera de manière cruelle. Voici comment GOFFMAN présente cette notion de face de ses textes :

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« Un individu "garde la face" lorsque la ligne d'action qu'il suit manifeste une image de lui-même consistante, appuyée par les jugements et les indicateurs venus des autres participants, et confirmée par ce que révèlent les éléments impersonnels de la situation. Il est alors évident que la face n'est pas logée à l'intérieur ni à la surface de son possesseur, mais qu'elle est diffuse dans le flux des événements de la rencontre, et ne se manifeste que lorsque les participants cherchent à déchiffrer dans ces événements les appréciations qui s'y expriment. La ligne d'action d'une personne pour d'autres personnes est généralement de nature légitime et institutionnalisée. ». (GOFFMAN, 1984 (éd. or. 1974), p. 10)

De la sorte, en fonction de la modalisation des énoncés, on peut garder ou perdre la face. C'est pour cette raison que nous définissons ces deux possibilités dans l'hypéronyme "préservation de la face". Dans la littérature anglaise de la pragmatique cette préservation de la face reçoit le concept de "face work". Parmi les auteurs qui ont contribué à la mise en place de la notion de "face work" au sein de la pragmatique, nous pouvons citer Robin LAKOFF (1974) qui s'inspire des travaux de H. Paul GRICE (1975). Autrement dit, la préservation de la face est au coeur de la question de la politesse dans la communication, notamment dans le parcours conversationnel. Le modèle le plus opératoire semble être celui de Pénélope BROWN et Stephen LEVINSON ([1978] 2000). Cependant, la radicalisation de l'opposition entre communication irénique (harmonieuse) et communication agonale (conflictuelle) fut tempérée par (KERBRAT-ORRIOCHIONI, 1996) qui soutient que ces deux faces de la communication ont tendance à coexister dans l'échange verbal, mais cela n'implique pas que la préservation de la face ne soit pas une quête permanente dans toute énonciation.

De ce préliminaire, nous pouvons inférer que le morphème "mba", qui nous intéresse, sert à la préservation de la face en tenant compte de ses divers emplois dans le discours. Il ne serait pas faux de traduire "mba" par « prière » mais dans le cadre d'évolution de ce travail il est l'équivalent pragmatique exact de "je vous en prie" ce qui nous permet de comprendre sur la base de la grammaire générative, cf. (CHOMSKY, 1975) que ce morphème doit toujours être un élément de la phrase matrice et a pour mission de donner un effet adoucisseur à l'énonciation.

Plus précisément, la fonction pragmatique de ce morphème est de modaliser un autre acte de langage: la demande ou la requête ou quelque chose d'équivalent comme la sollicitation. Cette dernière remarque va nous permettre de mieux caractériser la demande et ses équivalents.

On peut inscrire la demande dans le cadre de la catégorie désir dont la propriété est caractérisée par un manque. C'est ce que nous apprend la logique narrative qui fait naître le texte à partir d'un manque comme le souligne l'algorithme narratif (GREIMAS, [1966b]1981, pp. 29-30); ce qui veut dire que l'on ne peut désirer que ce que l'on ne possède pas. Il en résulte que la condition d'existence d'une demande est que le sujet demandant n'a pas les moyens de satisfaire ses propres désirs, ou en termes sémiotiques, qu'il n'a pas les moyens de réaliser la conjonction avec son objet de désir. C'est pour cette raison que la demande

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s'adresse toujours à quelqu'un d'autre que le demandeur considère comme disposant des moyens nécessaires à la conjonction d'objet.

Dès lors, il s'avère que la satisfaction du désir dépend entièrement de l'autre, il est donc nécessaire de le mettre dans de bonnes dispositions pour qu'il s'exécute dans le sens du demandeur. Dans la langue malgache, l'un des moyens de cette mise à bonnes dispositions est justement le morphème "mba". D'un premier abord, "mba" est un morphème qui sert à adoucir une demande. Ce qui veut dire très exactement que "mba" est non seulement un adverbe mais en outre il rendre dans la catégorie de ce que BENVENISTE appelle "individu linguistique" selon la définition suivante:

« Les formes appelées traditionnellement «pronoms personnels», «démonstratifs» nous apparaissent maintenant comme une classe d'«individus linguistiques», de formes qui renvoient toujours et seulement à des «individus», qu'il s'agisse de personnes, de moments, de lieux, par opposition aux termes nominaux qui renvoient toujours et seulement à des concepts. Or le statut de ces «individus linguistiques» tient au fait qu'ils naissent d'une énonciation, qu'ils sont produits par cet événement individuel et, si l'on peut dire, «semel-natif». Ils sont engendrés à nouveau chaque fois qu'une énonciation est proférée, et chaque fois ils désignent à neuf. » (BENVENISTE E. , [1974] 1981, p. 83)

"Mba" en tant qu'individu linguistique possède encore un caractère singulier: il ne peut avoir de référence extralinguistique mais seulement sui-référentiel dans la mesure où il ne désigne pas mais sert seulement à accomplir un acte linguistique à propos d'un autre. C'est ce que permet de mettre en évidence le contraste des exemples suivants:

1. Omeo rano aho [donne-moi de l'eau]

2. Mba omeo rano aho [Je vous prie de me donner de l'eau]20

On peut considérer que dans (1) le locuteur accomplit une injonction tandis que dans (2), la demande telle qu'elle se présente dans (1) est convertie par le morphème mba en une sollicitation de faveur. Cette interprétation du morphème est semble-t-il son premier emploi. Du point de vue du rapport interlocutif, voici le mécanisme mis en jeu dans le contraste de ces deux exemples.

On peut admettre sans discussion que dans la plupart des cas celui qui donne de l'ordre est habilité à le faire. Une habilitation qui lui vient d'une position hiérarchique supérieure. Nous pouvons constater cela facilement dans la hiérarchie militaire. C'est pareil cas dans toute forme d'administration. Nous n'en voulons pour preuve que la formule d'exorde dans les demandes écrites qui est reproduite suivant à titre d'exemple:

20 On peut aussi accepter par référence aux buts pragmatiques la traduction suivante "donne-moi de l'eau s'il vous plaît". Mais il faut noter que l'expression s'il vous plaît n'existe pas en malgache que sous forme d'emprunt [raha sitrakao]

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3. J'ai l'honneur de solliciter votre haute bienveillance de ...

L'intérêt de cette formule est qu'elle affecte de signes symétriquement inverses les acteurs de la communication. Commençons paradoxalement par le destinataire de la parole. Tout d'abord, faisons remarquer que le terme d'adresse est un "vous" qui est une marque de respect dans son refus d'une familiarité ou, ce qui revient au même, dans l'instauration d'une distance dans le rapport interlocutif.

Ce qui veut dire dans le cadre de la préservation de la face que l'introduction du morphème "mba" dans la demande a pour effet de rehausser le destinataire de la parole à un rang supérieur, et symétriquement, le destinateur se retrouve dans une position inférieure parce que dépendant du bon vouloir du destinataire.

Contrairement à cela, dans (1), nous avons une inversion des signes des valeurs aux actants de la communication. Dans (1), c'est le destinateur de la parole qui se trouve dans une position hiérarchiquement supérieure. On peut admettre en effet que la possibilité de donner un ordre implique une hiérarchie dans le rapport interlocutif selon lequel on ne peut pas donner un ordre à son supérieur. C'est qu'attestent les répliques du genre: "vous n'avez pas à me donner des ordres" ou "je n'ai pas à recevoir vos ordres" dont le but pragmatique est de remettre chacun à sa place.

La question de place au sens de rapport interlocutif est discutée par François FLAHAULT. Cette question est cruciale si d'un rapport d'amitié, l'un des acteurs de la communication veut passer à un rapport amoureux, sur la base de la remarque suivante: « L'illocutoire - qui n'est absent d'aucune parole, fût-ce la plus anodine - prend appui sur le « QUI TU ES POUR MOI, QUI JE SUIS POUR TOI », y revient, le modifie, en repart ; rien ici n'étant réglé une fois pour toutes. » (FLAHAULT, 1978, p. 70)

En effet, un individu peut avoir plusieurs rapports sociaux avec un autre. Or, il faut admettre que ce qui atteste de ces rapports est l'interlocution. Ainsi, en essayant de reprendre à notre compte l'exemple de FLAHAULT, au bureau le rapport entre le directeur et sa secrétaire est en faveur du premier. Qu'il vient à être prononcé entre eux le mot amour, ce rapport peut être bouleversé. C'est ce qui a permis à FLAHAULT de faire le commentaire ci-après :

« Mais enfin, imaginons qu'un garçon et une fille soient bons amis: ils se trouvent apparemment dans ce cas favorable. Pourtant, que l'un vient à « tomber » amoureux de l'autre, et la question du « je t'aime » va se poser douloureusement à lui (ou elle), à cause de l'augmentation considérable des enjeux qui accompagnent ce changement [...].

C'est la peur de cet ébranlement de sa propre identité qui conduit chacun à éviter la situation qui se noue dans l'illocutoire explicite (performatif) pour lui préférer l'implicite. » (FLAHAULT, 1978, p. 51)

À la lumière de ces remarques, nous pouvons mieux comprendre la différence entre (1) et (2). Dans le premier exemple, l'illocutoire accomplit un ordre bien que formellement c'est

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le mode impératif qui focalise cette injonction. Nous pouvons, ici, reprendre un argument de DUCROT qui lui sert à caractériser l'ordre: devant un ordre, il n'y a que deux possibilités; y obéir ou refuser d'obtempérer.

Dans le cas où l'on y obéit, malgré soi, on atteste alors de la position hiérarchiquement supérieure de son auteur. Sinon, on ne lui accorde pas cette position. Autrement dit, comme le fait remarquer FLAHAULT, la question de place dans le rapport interlocutif n'est pas réglée une fois pour toutes. Ce qui veut dire que "mba", à la différence de ses équivalents pragmatiques dans d'autres langues permet d'éviter de poser frontalement la question de la place parce qu'il met toujours le destinataire en position supérieure.

Cette dernière remarque nous amène à identifier, dans le rapport interlocutif, l'individu linguistique destinataire de la parole à qui l'on doit obéissance. Une obéissance qui assure l'assomption de ce destinataire à un rang supérieur. Nous verrons dès lors que le morphème qui nous intéresse porte la trace mythico-religieuse du langage.

Notons qu'à l'origine, une prière a toujours pour destinataire une divinité. À bien observer les récits cosmogoniques, il y a toujours un être suprême à qui nous devons tout. Cette divinité accorde ou refuse sa bienveillance selon un principe que HEIDEGGER appelle "ouverture du monde":

« L'ouverture d'un monde donne aux choses leur mouvement et leur repos, leur éloignement et leur proximité, leur ampleur et leur étroitesse. Dans l'ordonnance du monde est rassemblée l'ampleur, à partir de laquelle la bienveillance sauvegardante des dieux s'accorde ou se refuse. » (HEIDEGGER, [1949]1987 , p. 48)

Nous pouvons comprendre alors que l'individu linguistique destinataire d'une prière est celui auquel l'énonciation garantit l'assomption à un rang supérieur, d'une manière ou d'une autre. Atteste de cette assomption la prière de Jésus dans le jardin de Gethsémani: « Père, tout est possible pour toi, éloigne de moi cette coupe. Cependant, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux! » (De l'Évangile selon saint Marc. 14,32-36)

La raison de cette prière est que Jésus ne se sent pas prêt à subir la mort, il est très angoissé par cette mort imminente et tente de le faire différer par cette intervention. Pourtant, cette intervention qui est l'expression de sa propre volonté doit céder le pas si elle n'est pas conforme à la volonté de son Père. Ce qui veut dire qu'en cas de non-conformité, Jésus doit accepter la mort au même titre qu'il a accepté la vie qui lui vient de son Père.

Il n'est pas question d'accepter que la prière contenue dans l'utilisation du préfixe performatif "mba" soit une assomption du destinataire au rang d'une divinité. Mais on peut admettre dans le parcours conversationnel entre être humain que "mba" est une dérivation délocutive d'une prière adressée à une divinité ou à la transcendance verticale. En effet, quand on fait une prière rituelle au cours d'une offrande à une transcendance verticale, la prière est préfixée d'un "mba" par lequel l'"ouverture d'un monde" fait que l'on ne commande pas à cette transcendance, mais on spécifie qu'il sera fait selon sa volonté en dépit du désir humain.

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En ce qui concerne le "mba" du parcours conversationnel qui est caractérisé par la transcendance horizontale, c'est-à-dire que le parcours conversationnel s'établit entre les humains - il est patent que la prière dans le cadre de la transcendance verticale ne reçoit jamais de réponse linguistique - nous avons une attestation du caractère éminemment social du langage. Ce caractère social découle du fait qu'il est extrêmement difficile, voire impossible, pour un individu de vivre en autarcie. C'est cette difficulté, ou cette impossibilité, que contourne l'emploi de "mba" comme nous allons le constater un peu plus loin. L'échange commercial est aussi un commerce linguistique.

En résumé, on peut dire que "mba" joue le rôle de préfixe performatif à tout énoncé qui accomplit une demande à autrui afin d'oblitérer l'aspect injonctif de l'énonciation. Bien entendu dans le commerce monétarisé, on peut accepter que le produit obtenu par une somme d'argent est exactement la valeur d'échange de ce produit, mais il y a la valeur d'usage qui peut être cruciale pour l'acheteur. Ce qui implique, en fonction de cette valeur d'usage, que l'acheteur a intérêt à inscrire sa quête dans le registre irénique afin d'être servi au mieux.

Le registre irénique de la communication est d'autant plus nécessaire quand la demande n'implique aucune valeur d'échange mais seulement une valeur d'usage. C'est ce qui se passe par exemple quand quelqu'un doit demander du feu à son voisin:

4. Saika mba hangataka afo aho [je voudrais vous demander du feu]

La traduction est ici des plus malaisées parce que la valeur du conditionnel relève de la combinaison du passé et du futur. Le passé, plus exactement l'imparfait rendu par la désinence ais suppose que la demande n'est plus dans le cas où elle risque d'importuner le destinataire. Le futur, marqué par le morphème r, signale que la demande est d'actualité si le destinataire veut bien y souscrire.

On retrouve dans la source de la traduction cette combinaison du passé et du futur. Le passé se trouve dans saika qui signifie "avoir failli" et le futur se trouve dans le morphème h de hangataka dont le l'infinitif mangataka signifie "demander". Ce qui implique que le morphème "mba" a pour mission de convertir la demande en une prière.

Nous pouvons donc dire qu'en préfixant la demande par "mba" le destinateur affiche une distance maximale entre lui et le destinataire, une distance dans laquelle il est au bas de l'échelle. Tout se passe comme si cette distance était incommensurable et quand elle venait à être réduite - et non supprimée par la demande - l'énonciation donne au destinataire toute latitude d'accepter ou de refuser le contenu de la prière.

Nous avons exactement la même chose dans la formule "avoir l'honneur" qui est devenue un exorde des lettres personnelles. En disant "j'ai l'honneur" le locuteur stipule qu'il n'a même pas le mérite de s'adresser au destinataire mais que devant solliciter malgré lui la bienveillance de son interlocuteur, il confère à la communication une réduction de la distance incommensurable comme un honneur. Ainsi, la demande est une modification du rapport interlocutif dans lequel le destinataire est rehaussé. Le destinateur n'en est pas moins

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rehaussé mais il se préserve d'être au même pied d'égalité que le destinataire, car la distance est définie comme incommensurable et que, de toute manière, le destinateur est caractérisé par un manque qu'il n'est pas en mesure de liquider. C'est à cette modification du rapport interlocutif que se destine le morphème mba par assomption du destinataire.

Benveniste a peut être défini de manière quelque peu laconique - c'est son style propre - les individus linguistiques dans une section où, pour la première fois, le terme d'énonciation est caractérisé par son occurrence dans un acte individuel d'appropriation du langage. Ce qui a pour effet de convertir l'entité virtuelle qu'est le langage en de discours. Ce qui veut dire que la référence à l'énonciation convertit le discours en token sur lequel se base la sémiotique triadique de PEIRCE.

Dans la mesure où l'individu linguistique par excellence est le "je" défini comme désignant celui qui parle; il s'ensuit, suivant en cela RECANATI qui traite l'énonciation dans le cadre de la "token réflexivité" (RECANATI, 1979, p. 91 & passim), nous pouvons donc admettre que "mba" est un individu linguistique qui prend seulement naissance dans une énonciation qui ne peut se faire sans le "je". Cet acte linguistique promeut littéralement à l'existence un rapport interlocutif dans lequel le destinataire de la parole est élevé pratiquement au rang du divin. C'est cette assomption qui - par l'énonciation de "mba" - jette de l'ombre au destinateur; mais il faut tenir compte que pouvoir commercer avec le divin est un honneur qui élève également le destinateur de quelque manière. Nous voulons prévenir par cette remarque la tentation de comprendre que le fonctionnement de "mba" consiste à rabaisser le locuteur, car l'objectif général de toute prise de parole n'est pas seulement d'éviter faire perdre la face son interlocuteur mais aussi de garder sa propre face.

Il ressort de cette première analyse que le morphème se combine avec une injonction et a pour mission de convertir cette injonction en demande de faveur de telle manière que le requérant se trouve en attente du bon vouloir de celui à qui il demande quelque chose. Autrement dit, la présence de « mba » dans un énoncé interdit que l'énonciation soit comprise comme une imposition ou comme un ordre. C'est donc une forme de politesse qui permet d'éviter d'agresser la face de son interlocuteur. Rappelons pour mémoire qu'être poli dans le cadre conversationnel, c'est éviter de blesser l'autre par ses propres paroles; c'est ce qu'il faut entendre ici par "préservation de la face".

En définitive, le morphème « mba » entre dans un schème argumentatif ; c'est-à-dire en indexant l'énonciation sur le registre de la politesse, son emploi se révèle aussi être une stratégie argumentative qui vise l'obtention de ce qui est demandé. La politesse impliquée par le morphème « mba » ne vise pas seulement à préserver la face de l'interlocuteur mais aussi celle du locuteur. En effet, en employant « mba » dans sa demande, le locuteur tout en affichant son désir marque aussi sa disposition à se soumettre à la volonté de l'interlocuteur qui peut éventuellement refuser. Mais il faut reconnaître, conformément à la maxime selon laquelle "noblesse oblige", on ne peut pas décemment accepter l'assomption à un rang élevé et refuser de daigner prendre en considération la demande de quelqu'un qui s'affiche comme infiniment plus faible que soi.

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La société malgache est fortement ancrée dans la transcendance et il a fort à parier que "mba" est un délocutif d'un rituel sacré. En effet, c'est une double transcendance qui caractérise l'individu.

La première transcendance est celle qui relie l'individu avec les divinités comprises comme des êtres qui accordent ou refusent leur bienveillance. Voilà pourquoi des rituels sont prévus pour que les hommes puissent s'acquitter des obligations qui leur sont dues. Ces obligations qui se présentent sous forme d'offrandes sont une manière d'honorer les divinités, mais ont surtout pour finalité de mettre ces êtres supérieurs dans de bonnes dispositions afin qu'ils accèdent à la demande de faveur des hommes. Ces demandes de faveur s'accomplissent dans une forme linguistique spécifique que l'on appelle "prière" et c'est au cours de ces prières qu'intervient le morphème "mba", puisqu'on ne peut pas commander les divinités de qui l'existence de l'homme dépend. C'est la transcendance verticale.

La deuxième transcendance unit l'individu avec les autres membres de la société. Elle est appelée transcendance horizontale, est d'une grande importance pour notre propos. Elle signifie que l'existence individuelle implique l'existence d'autrui, et il nous semble que la première actualisation de cette transcendance horizontale est justement une pragmatique communicationnelle. On peut l'illustrer de diverses manières.

Quand le boulanger veut former son fils, il l'envoie chez l'instituteur et quand l'instituteur veut avoir du pain, il envoie son fils chez le boulanger et ainsi de suite indéfiniment, entre le médecin et l'instituteur, entre le couturier et lui, entre le maçon et lui, entre le transporteur et lui, entre le cultivateur et lui, etc.

La transcendance horizontale est donc l'expression de l'interdépendance entre les membres d'une communauté. Même celle qui est prétendument classée d'individualiste, comme en Europe, ne peut pas échapper à cette transcendance horizontale comme en témoignent les formules de politesse dans les bureaux de tabac ou autres lieux d'échanges commerciaux. C'est ainsi que toute demande est formulée de manière à s'engager dans une direction irénique.

5. Le monde s'il vous plaît !

(5) est un exemple typique que l'on peut entendre couramment dans les échanges commerciaux. On sait que l'auteur de (5) veut avoir le journal Le monde dont il sait le lieu fournisseur. Toutefois, il faut faire remarquer qu'il n'entend pas se procurer gratuitement l'article car le rapport est avant tout commercial. Dès lors la formule de politesse « s'il vous plaît » peut paraître paradoxale. En effet, a priori il n'y a pas de raison d'employer la formule de politesse puisque l'échange est équitable dans sa symétrie: le vendeur a besoin d'argent et l'acheteur a besoin de journal.

Cette équité semble impliqué chaque partenaire de l'échange trouve son compte, il y a donc lieu de se demander pourquoi l'acheteur subordonne au plaisir de la vendeuse l'acquisition du journal qu'il veut.

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La réponse est que le rapport commercial est celui de l'offre et de la demande. La sémiotisation de ce rapport montre que le demandeur est du côté du manque et ce dont il a besoin du produit marchand est la valeur d'usage et non la valeur d'échange. Par contre, du point de vue du commerçant, ce dont il a besoin du produit est justement la valeur marchande qui est une plus-value inscrite dans la valeur d'échange. C'est cette différence qualitative de valeur recherchée par chaque partenaire de l'échange qui fait que le manque est du côté de la demande.

Autrement dit, en repensant cette différence qualitative des valeurs dans le cadre de la transcendance verticale, on s'aperçoit que la valeur à laquelle les divinités sont sensibles n'est pas une valeur d'usage mais une valeur d'échange dont la plus-value est l'honneur. En revanche, pour les demandeurs que sont les hommes, la quête concerne la valeur d'usage. C'est ce qui explique les fastes et les luxes des rituels de communication avec le divin.

En adoptant une seconde translation qui nous permet de faire passer ces valeurs de la transcendance verticale vers la transcendance horizontale, on retrouve la même asymétrie entre la valeur d'échange et la valeur d'usage au profit de la première. Il existe un fait incontestable qui confirme cette asymétrie. Dans les crises inflationnistes: la raréfaction de marchandises ne modifie pas la valeur d'usage comme le souligne la sentence qui stipule que la plus belle femme du monde ne peut donner que ce qu'elle a. Au contraire, quand le produit se raréfie, la valeur d'échange tend à l'augmentation, un phénomène bien connu dans l'économie de marché.

Nous en concluons que si l'argent venait à manquer, il en résulte de pauvres individuellement, mais si c'est la marchandise qui venait à faire défaut, c'est toute l'organisation sociale qui est modifiée par cette absence. Ce qui veut dire précisément que l'on peut avoir de l'argent, mais sans les journalistes qui produits les journaux, cet argent ne sert à rien par rapport à la question du désir qui anime l'acheteur. Autrement dit, le véritable manque est du côté de la valeur d'usage et non du côté de la valeur d'échange; et c'est pour cette raison que l'acheteur oriente le parcours conversationnel dans une direction irénique.

On peut résumer de la sorte la logique qui entraîne dans la direction irénique la demande :

Un manque crée une tension. Il en résulte que l'on peut disposer d'argent et être en manque parce que le produit fait défaut. Dès lors, la transcendance horizontale de l'existence se comprend mieux. Puisque l'autarcie individuelle n'est qu'une ascèse utopique, le travail des autres est nécessaire à la satisfaction de notre propre désir selon la logique de la valeur d'usage. Nous devons ajouter à cela une autre logique à titre de renforcement: on ne peut pas désirer ce que l'on possède déjà mais seulement le mettre en usage.

Ainsi, un boulanger use de son pain, fruit de son travail, mais désire le fromage fruit du travail du fermier. Ce qui veut dire que le pain ne peut provenir que du boulanger qui de la sorte est élevé à un rang supérieur pour tout demandeur de pain, et; symétriquement, le fromage ne peut provenir que du fromager qui sera sollicité par tout demandeur de fromage,

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c'est ce rapport de dépendance ou, plus précisément d'interdépendance qui justifie la direction irénique du parcours conversationnel. C'est cela qui explique la performativité de « mba » et des expressions analogues. Mais il faut remarquer que dans la transcendance horizontale, la prière impliquée par l'emploi du morphème a perdu tout caractère sacré. C'est en cela que le "mba" profane est un délocutif du "mba" sacré.

Ce qui signifie exactement qu'aux fastes et luxes dans la communication avec le divin correspondent fastes et luxes linguistiques dans la communication profane. Précisons cette remarque. L'évidence première est de constater que temple, église et mosquée font l'objet d'un faste et d'un luxe particuliers parce ce sont des lieux de célébration d'un culte, c'est-à-dire, lieu de communication avec le divin au cours de laquelle l'homme est caractérisé par un manque.

Parallèlement, dans la communication profane, faute de pouvoir verser dans le faste et luxe matériels, le demandeur enrichit les valeurs illocutoires de son énonciation. C'est ce que prévoit l'intuition d'ANSCOMBRE quand il dit que: « D'une façon générale, tout énoncé est la réalisation d'au moins d'un acte illocutoire. » (ANSCOMBRE, 1980, p. 66)

On peut même soutenir que mettre son interlocuteur dans de bonnes dispositions est un universel linguistique en ce qui concerne la prise de parole dont le but pragmatique est de liquider un manque. C'est à cet effet qu'est convoqué cet exemple (5) qui, visiblement est dans une langue qui n'a pas de parenté linguistique avec la langue malgache.

L'analyse de la transcendance verticale milite en faveur de cette universalité. Que l'on accepte ou non une hiérarchie au sein des divinités, tous les récits cosmogoniques soutiennent l'existence d'un créateur initial. Tout dépend de ce créateur initial. Si cela est admis, on constate que notre environnement et même nous dépendent de ce créateur initial.

Dans la religion chrétienne, ce créateur initial est Dieu. Dès lors, ce qui est évident est la distance incommensurable qui sépare les humains de Dieu au point que la communication dans la transcendance verticale se fait toujours dans un rituel strict qui a pour but de manifester l'incommensurabilité de cette distance. L'épisode de l'"exode" où Dieu allait communiquer le décalogue à Moïse permet d'en rendre compte: « Va avertir le peuple de ne pas se précipiter pour me voir. Sinon beaucoup d'entre eux mourraient. Même les prêtres, qui peuvent pourtant s'approcher de moi, doivent se purifier, de peur que je n'intervienne contre eux » (EXODE, pp. 19, 21-22)

La raison de cet avertissement vient du fait que l'omnipotence divine ne laisse rien présager de ce qu'il va faire, ainsi il vaut mieux éviter de s'approcher de lui de crainte que par un manquement involontaire aux honneurs et respects qu'on lui doit, il nous fasse disparaître. C'est l'interprétation de la première partie du passage ci-dessus. La deuxième partie renforce la première. En effet, quand il est dit que les prêtres doivent de se purifier c'est parce que la pureté - est un des critères rituels de la communication avec le divin - réduit la distance qui sépare les humains de Dieu sans jamais l'abolir. On comprend alors que tout manquement au protocole rituel soit un sacrilège parce c'est une tentative d'abolition de la distance.

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Une situation pratiquement identique dans la transcendance horizontale non pas seulement dans les chancelleries mais également dans diverses institutions que l'on peut résumer en ces termes: il ne faut pas témoigner d'une familiarité avec son supérieur sous peine d'être compris voulant traiter d'égal à égal, mais cependant il faut cultiver une relation amicale avec lui de manière à bénéficier de sa mansuétude. Une attitude que FREUD croyait être le propre seulement des peuples primitifs:

« L'attitude des peuples primitifs à l'égard de leurs chefs, rois et prêtres, est régie par deux principes qui se complètent, plutôt qu'ils ne se contredisent : on doit se préserver d'eux et on doit les préserver. Ces deux buts sont obtenus à l'aide d'une foule de prescriptions tabou. » (FREUD, [1912]1993, p. 36).

Bref, la sacralité du divin (ou des puissants du monde) entraîne une ambiguïté des attitudes envers lui: on a besoin de le vénérer pour qu'il continue à nous accorder sa bienveillance, et en même, il ne faut pas trop s'approcher de lui pour ne pas se donner une occasion de lui manquer de respect. Voici un exemple de l'emploi de "mba" qui illustre cette ambiguïté:

6. Mba ho vitan'izay koa ny ratsy [Que ceci close le mal]

Il s'agit là d'une formule que l'on utilise vers la fin d'une visite de condoléances. Cette formule marque effectivement la fin de la visite parce qu'elle annonce que les visiteurs se sont acquittés de leur devoir et que désormais ils peuvent partir vers d'autres obligations, ou selon le cas rester pour la veillée.

D'après cette présentation nous pouvons identifier facilement les acteurs de la communication, le destinateur est un membre de la famille du défunt qui reçoit les visiteurs et le destinataire sont ces derniers. Mais cette identification n'épuise pas les acteurs de la communication. Si on en reste à ces deux acteurs, la présence de "mba" devient très problématique.

Il est évident que celui qui parle a pour interlocuteur les visiteurs, donc il demeure dans le cadre de la transcendance horizontale, mais en même temps, à cause du préfixe "mba", il s'adresse également à la transcendance verticale parce que si c'était en son pouvoir, il ne voudrait plus de la mort. Mais comme d'après sa croyance à la transcendance verticale, la vie et la mort ne peuvent que provenir de Dieu. C'est cette démultiplication du destinataire qu'assume le préfixe performatif "mba".

Cependant, on ne peut pas conclure qu'il s'agit là d'une prière, car parmi les interlocuteurs se trouvent les visiteurs. Le dédoublement de destinataire a pour conséquence de modifier l'acte accompli par le préfixe performatif. Il s'agit d'un souhait. Le désir de l'homme est que la mort qu'il désigne synecdochiquement par le terme ny ratsy [le mal] s'arrête à cette occasion. Mais en même temps il sait qu'il ne peut pas commander à Dieu, il ajoute le préfixe "mba". L'explication de ce changement tient dans la délocutivité.

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BENVENISTE définit la délocutivité par rapport au dire et non par rapport au faire: « On voit ainsi que, malgré l'apparence, SALUTARE n'est pas dérivé d'un nom doté de la valeur virtuelle d'un signe linguistique, mais d'un syntagme où la forme nominale se trouve actualisée comme "terme à prononcer". Un tel verbe se définit donc par rapport à la locution formulaire dont il dérive et sera dit DÉLOCUTIF. » (BENVENISTE É. , 1966, p. 278)

Pourtant, DUCROT qui est proche de BENVENISTE ne le suit pas dans cette définition tout en acceptant l'idée de dérivation. DUCROT situe la délocutivité dans un rapport de faire: « On sait que le substantif latin SALUS possède, au moins, les deux acceptions suivantes:

-- S1 = santé (d'où l'on tire: maintien en bonne santé, conservation).

-- S2 = salutation.

Je prendrai pour E1 le signifiant salus muni de la signification S1 et pour E2, ce même signifiant, mais compris comme S2. Si l'on admet en outre que E2 est dérivé de E1, il est assez facile de tenir cette dérivation pour délocutive. On admettra qu'à un premier stade, seul existe le mot E1. À un second, ce mot serait utilisé (en vertu de sa valeur sémantique S1!) comme formule pour saluer. Par politesse on souhaite bonne santé aux gens qu'on rencontre, en leur disant « Salus! » (= «E1!»). Le troisième stade est celui de la dérivation délocutive, où se crée un nouveau mot E2, dont le signifiant, salus, est identique à celui de El et dont la signification est : acte qu'on accomplit, notamment, en employant E1, c'est-à-dire en disant « Salus!» (= «E1!»). À un quatrième stade enfin, important pour ce que je vais dire, par la suite, à propos du performatif, la formule «Salus!» peut être réinterprétée à partir de la nouvelle valeur S2, ce qui amène à la comprendre comme «E2!». D'où l'idée que pour accomplir une salutation, on énonce ce que l'on fait, à seule fin de le faire. Et cela n'est certainement pas faux ; mais cela représente, il faut le voir, l'aboutissement très indirect d'un long processus. » (DUCROT, 1980, pp. 48-49)

À la lumière de cette mise au point, nous pouvons admettre que "mba", à l'initiale est un segment linguistique à l'intérieur d'un discours spécifique dont le but pragmatique est de demander une faveur à Dieu sans pourtant lui commander. Ensuite, par une première délocutivité, en passant dans la transcendance horizontale, le même morphème sert à demander une faveur à autrui sans commander ni pour autant le prendre pour Dieu. (Mba omeo rano).

Enfin, à l'instant, dans (6), toujours par délocutivité, mba sert à accomplir un souhait par dédoublement du destinataire. Cette dernière délocutivité se présente une synthèse de "mba" dans la transcendance verticale (valeur de prière) et de "mba" dans la transcendance horizontale (valeur de demande).

Le souhait comme acte de langage a ceci de commun avec la demande de prendre naissance à partir d'un manque. Ce qui est souhaitable s'épelle toujours comme une différence avec le réel, une différence à partir de laquelle DERRIDA a forgé le concept de

« différance » (avec un « a ») dans lequel s'introduit la temporalisation du différer. L'exposé

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de ce concept prendra trop d'espace dans ce travail qu'il est préférable de renvoyer à DERRIDA lui-même :

« Il s'agit de produire un nouveau concept d'écriture. On peut l'appeler gramme ou différance. Le jeu des différences suppose en effet des synthèses et des renvois qui interdisent qu'à aucun moment, en aucun cas, un élément simple soit présent en lui-même et ne renvoie qu'à lui-même. Que ce soit dans l'ordre du discours parlé ou du discours écrit, aucun élément ne peut fonctionner comme signe sans renvoyer à un autre élément qui lui-même n'est pas présent. Cet enchaînement fait que chaque "élément " - phonème ou graphème - se constitue à partir de la trace en lui des autres éléments de la chaîne ou du système. Cet enchaînement, ce tissu, est le texte qui ne se produit que dans la transformation d'un autre texte. » (DERRIDA, [1972]1987 , p. 37)

Ce qui nous permet de comprendre que le souhaitable n'est pas ce qui s'oppose au réel mais ce qui lui diffère éternellement. Il n'est peut-être pas inutile de rendre compte de la différence entre le réel et le souhaitable. Le réel se caractérise par le fait qu'il est un amenuisement du souhaitable. Le souhaitable tant qu'il n'advient pas se présente comme un enrichissement du réel parce qu'il appartient au monde de l'idéel. Ainsi, le souhaitable est délivré du poids néfaste du réel caractérisé par le manque. C'est de cette manière que le concept de "différance" autorise à comprendre (6) comme une transformation de ce qui aurait pu être une simple prière en un souhait.

S'il est admis selon la thèse de SEARLE que l'illocutoire est une matrice de proposition comme il le dit dans la notation du passage suivant :

« Nous pouvons représenter les distinctions que nous avons faites au moyen du symbolisme suivant : les actes illocutionnaires (un très grand nombre d'entre eux au moins) sont de forme générale :

F(p)

où la variable « F » prend ses valeurs parmi les procédés marqueurs de force illocutionnaire, « p » représentant des expressions qui expriment des propositions. » (SEARLE, [1972] 1996, pp. 69-70) ;

Alors, les expressions de souhait qui abondent dans le rapport interlocutif possèdent un préfixe performatif garanti par le morphème « mba ». Suite à ces différents éclairages, nous pouvons reprendre l'exemple (4), converti ici en (7) pour illustrer l'enrichissement de l'illocutoire dans la question du désir:

7. Saika mba hangataka afo aho [Je voudrais demander du feu]

Le saika en tant que marque du passé définit le contenu propositionnel de (7) en un désir déjà refoulé. Le morphème h du futur assigne au contenu propositionnel d'être un projet qui n'est pas encore. Ce qui veut dire que le contenu propositionnel appartient d'une part à un passé qui n'est plus et à un futur qui n'est pas encore, pour reprendre ici la mensuration du temps chez Saint AUGUSTIN:

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« Mais comment diminue le futur ? Comment en est-ce de lui ? Il n'est pas encore. Comment d'autre part, croît la passé ? Il n'est déjà plus. La seule explication c'est que dans l'âme même qui opère ainsi, il y a trois actes, attente, vue, souvenir, le passage se fait par la vue de l'attente au souvenir. Que le futur ne soit pat pas encore, qui le nie ? Dans l'âme il y a toutefois attente du futur. Que le passé ne soit déjà plus, qui le nie ? Dans l'âme toutefois il y a souvenir du passé. Que le moment présent, passage réduit à un point, n'ait aucune étendue, qui le nie ? » (AUGUSTIN, 1982, p. 386)

Le morphème "mba" s'applique en même temps à ce passé et à ce futur. Il en ressort que nous avons dans (7) une démultiplication du "je" d'énonciation. D'abord, il y a le "je" qui ne veut pas importuner le destinataire et qui affiche son désir comme appartenant déjà au passé; ensuite le "je" qui maintient son désir mais le projetant dans un futur indéterminé. Puis, le "je" qui traite toutes ces diverses attitudes comme une prière par l'emploi du morphème "mba". Enfin, le "je" d'énonciation matérialisé dans l'énoncé et qui prend en charge ces trois premiers. Puisque ces multiples "je" sont différés, c'est-à-dire qu'ils n'adviennent pas au réel, nous pouvons alors conclure que (7) se décline sous le registre du souhaitable. C'est ainsi que l'utilisation de "mba" sert à accomplir un souhait au même titre que ce qui se passe dans (6).

Tout se passe comme si le temps pouvait être granulé. Il s'agit en fait d'étaler sur le même niveau le passé qui n'est plus et le futur qui n'est pas encore de manière à avoir la logique temporelle de la narrativité que GREIMAS (GREIMAS, [1966b]1981) dichotomise en un « avant » et un « après ». Cet algorithme narratif permet de mieux comprendre la portée de la préservation de la face inscrite dans la formule mba qui nous occupe.

Le paradoxe de la temporalité peut être résolu par l'intervention de deux mensurations distinctes. Appelons la première "temporalité ouverte" qui constitue notre vécu au premier degré. C'est un temps qui avance inexorablement en convertissant le futur en passé. Comme pour racheter cette entropie désespérante du temps physique, le langage s'est doté d"une autre temporalité qui traverse cette première, c'est la "temporalité close" ou le "temps du récit".

Le propre de la temporalité close est de prendre naissance à partir d'une énonciation. C'est donc encore un individu linguistique dont la particularité est d'enrichir le vécu au premier degré. En effet, la temporalité close se caractérise par un commencement absolu et une fin absolue entre lesquels s'opère une transformation. Ce qui veut dire que l'on ne peut réciter qu'une histoire qui a déjà fini. Ce qui veut dire encore que l'intelligibilité du vécu au premier degré s'enrichit de sa ponctuation par des récits comme si le temps pouvait être granulé: la logique narrative se greffe sur le vécu au premier degré pour lui donner une consistance. C'est ainsi que dans (7), nous avons deux temporalités closes, celle qui envisage la demande dans le passé révolu et celle qui le projette dans un futur non encore advenu. C'est de cette manière que le locuteur évite d'importuner le vécu au premier degré de son destinataire: il refuse de greffer ses temporalités closes à la temporalité ouvert de son interlocuteur. Il s'agit là d'une réalisation de l'implicite de DUCROT

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Mais il existe un autre emploi fascinant de "mba" qui ne peut que donner du fil à retordre à la linguistique classique, c'est le cas de (8):

8. Mba nahavita asa aho [J'ai pu (quand même) terminer le travail]

La contradiction de cet énoncé réside dans l'incompatibilité entre le morphème "mba" et le morphème du passé du verbe. En effet, les emplois de "mba" attestent d'une manière générale l'accomplissement d'une prière dans la transcendance verticale d'abord, puis ensuite dans la transcendance horizontale. Le propre de la prière, avons-nous dit, est dans le fait qu'elle est le dernier recours à autrui quand notre ressource propre ne permet pas d'obtenir l'objet de notre quête. Autrement dit, "mba" engage toujours, d'une manière ou d'une autre le futur. C'est en cela que se situe l'incompatibilité dont nous venons de parler.

Si l'on se cantonne dans une sémantique traditionnelle qui exclut pareille contradiction, cette phrase sera qualifiée d'incorrecte, pourtant cette structure qui allie "mba" et le passé est produite naturellement par le locuteur malgache. Il faut faire remarquer que le langage n'est pas à une contradiction près et que cela semble faire partie des universaux du langage. En effet, en français, nous avons exactement la même structure qui combine le passé et le futur. Il ne s'agit pas du temps grammatical du conditionnel présent comme nous l'avons vu dans la traduction de (4) et (7) [Je voudrais demander du feu]; mais d'une forme qui permet de faire une préservation de la face quand on veut effectuer un acte de langage précis: la proposition. Il est possible effectivement en français de faire une proposition par référence intertextuelle à la sentence qui stipule que "L'homme propose et Dieu dispose".

De prime abord, la possibilité de cette sentence implique aussi la dimension transcendantale verticale du langage; et de la même manière que nous avons pu constater dans l'analyse de "mba" il y aussi ici un passage du sacré vers le profane par intertextualité ou par délocutivité: "L'homme propose et la femme dispose". Cette deuxième sentence ne s'éclaire que par référence à la première, et l'on peut la tenir pour délocutive dans la mesure où l'on peut comprendre que ce qui est mise en jeu dans les deux cas concerne la soumission de celui qui demande à son destinataire. C'est ce qui apparaît exactement dans la proposition du type de (9):

9. Si on allait danser

Sans entrer dans les détails, nous pouvons admettre que le "si" hypothétique engage l'énonciation sous la modalisation d'un projet alors que l'imparfait la rejette dans un passé indéterminé qui n'est plus.

L'énonciation de la demande ou de la proposition est présentée à la fois comme appartenant au passé et au futur puisque le sujet de l'énonciation envisage, à la fois, la renonciation à son objet de désir et, en même temps, il le maintient dans un projet de quête. C'est-à-dire, il envisage un état de disjonction d'objet qui se trouve dans le passé et un état de conjonction d'objet qui appartient au futur. Il s'agit pour lui d'avoir la possibilité de nier la

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demande en cas de refus en opposant que c'est déjà du passé, ainsi son honneur est sauf puisqu'il est déjà disposé à la renonciation d'objet.

C'est cette ambiguïté qui permet de préserver la face qui a fait dire ceci à DUCROT : « Le problème général de l'implicite, (...) est de savoir comment on peut dire quelque chose sans accepter pour autant la responsabilité de l'avoir dit, ce qui revient à bénéficier à la fois de l'efficacité de la parole et de l'innocence du silence. » (1972, p. 12)

Cependant, l'explication de (8) ne suit pas cette combinaison temporelle qui a pour but la réservation de la face. La préservation de la face est obtenue ici par délocutivité de "mba"

"Mba" passe, ici, de l'effectuation d'une prière à son résultat à la manière d'une métalepse. Autrement dit, la préservation de la face consiste à se refuser le mérite du travail accompli mais à l'attacher à la générosité du destinataire de la prière avant le commencement des travaux. Pour mieux comprendre ce mécanisme de la métalepse, il faut tenir compte que dans la tradition ou dans le vernaculaire malgache, il n'est pas question de commencer un travail important comme le labourage des rizières sans demander la bénédiction des divinités. Ce qui signifie que si les travaux étaient accomplis, c'est parce que Dieu et les ancêtres ont accordé leur bienveillance. C'est ainsi que le mérite leur revient et "mba" sert à leur rattacher ce mérite.

Travaux cités

ANSCOMBRE, J.-C. (1980). "Voulez-vous dériver avec moi?". Dans Rhétoriques, Communications (Vol. 16, pp. 61-123). Paris: Seuil.

AUGUSTIN, S. (1982). confessions. Paris: Seuil.

AUTHIER-REVUZ, J. (2001, Novembre). "Les non coïncidences du dire et leur représentation métaénonciative. étude de linguistique et discursive de la modalisation autonymique". Marges linguistiques, pp. 149-154. Consulté le Septembre 09, 2010, sur www.marges-linguistiques. com: http// www.marges-linguistiques.com

BENVENISTE, E. ([1974] 1981). Problèmes de linguistique générale, II. Paris: Gallimard. BENVENISTE, É. (1966). Problèmes de linguistique générale,1. Paris: Gallimard.

BROWN, P., & LEVINSON, S. C. ([1978] 2000). Politeness, some universals in language usage. Cambridge: Cambridge University Press.

CHOMSKY, N. (1975). "Remarques sur la nominalisation". Dans C. noam, Questions de sémantique (pp. 73-132). Paris: Seuil.

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GOFFMAN, E. (1984 (éd. or. 1974)). Les rites d'interaction. Paris: Editions du minuit.

GREIMAS, A. J. ([1966b]1981). "Eléments pour l'interprétation des récits mythiques". Dans R. BARTHES, & alii, Introduction à l'analysestructurale du récit (pp. 28-59). Paris: Seuil.

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"Il faut répondre au mal par la rectitude, au bien par le bien."   Confucius