UNIVERSITÉ DE LOMÉ
FACULTÉ DES LETTRES ET SCIENCES
HUMAINES
DÉPARTEMENT DE PHILOSOPHIE
LABORATOIRE D'ANALYSE DES MUTATIONS POLITICO-JURIDIQUES
ÉCONOMIQUES ET SOCIALES (LAMPES)
MULTIETHNICITÉ ET REFONDATION DES
NATIONS
DÉMOCRATIQUES EN AFRIQUE NOIRE : PERSPECTIVE
D'UN
HUMANISME DE LA DIVERSITÉ
Mémoire : /SHS en vue de l'obtention du
Grade de master recherche
Domaine : Sciences de l'homme et de la société
Mention : Philosophie
Spécialité : Philosophie politique et du droit
Présenté par :
BAMAZE N'GANI Essodina
Sous la direction de :
M. BROOHM Nicoué Octave, Maître de
Conférences
Décembre 2015
1
MULTIETHNICITÉ ET REFONDATION DES
NATIONS
DÉMOCRATIQUES EN AFRIQUE NOIRE : PERSPECTIVE
D'UN
HUMANISME DE LA DIVERSITÉ
2
DÉDICACE
À mon Père, BAMAZE N'GANI Maherkaya, et ma
Mère, MONA Lékéhéda, qui ont eu foi en cette
institution qu'est l'Université.
3
REMERCIEMENTS
Nous tenons à remercier toutes les personnes qui,
placées sur notre chemin, ont contribué de près ou de loin
à l'accomplissement de ce mémoire.
Nous tenons à remercier spécialement, Monsieur
Octave Nicoué BROOHM, qui a accepté d'être notre directeur
de mémoire et qui tout au long de la réalisation de ce travail a
été d'une aide inestimable par ses conseils
éclairés et avisés.
Notre profonde gratitude pour la réalisation de ce
mémoire va à Monsieur Bantchin NAPAKOU dont l'entière
disponibilité et les recommandations nous ont permis de réaliser
ce travail a priori très exigeant.
Nous adressons également des remerciements à
tous les responsables, de même que tous les enseignants-chercheurs du
Laboratoire d'Analyse des Mutations Politico-juridiques, Économiques et
Sociales (LAMPES).
Nos remerciements vont ensuite :
À notre Grand frère, Eyaba GNASSINGBE, qui s'est
investi pour notre inscription en Master ;
À notre Grand frère, Kassalo BAMAZI, pour son
soutien financier ;
À nos soeurs cadettes, Essozimina BAMAZE N'GANI et
Akla-Esso BAMAZE N'GANI, pour leur encouragement et leur soutien moral ;
À toutes les personnes que nous avons été
amené à rencontrer pour leur contribution directe à
l'accomplissement de ce mémoire. Nous remercions particulièrement
Monsieur Ekoué FOLIKOUE, Monsieur Essohanam BATCHANA pour leur apport
documentaire et Monsieur Kofi Adjété Da SILVEIRA pour ses
orientations et ses conseils durant tout ce parcours universitaire ;
À Monsieur Yawo AMEWU ;
À tous nos amis, nos camarades et nos proches qui nous
ont tous de manière indéfectible toujours soutenu et
encouragé durant ces deux années du parcours Master.
4
SOMMAIRE
Pages
Introduction générale 6
PREMIÈRE PARTIE : De la multiethnicité à la
crise de l'État-nation
démocratique en Afrique noire . 16
Chapitre I :
Problématique de l'ethnicité en Afrique
noire . 18
Chapitre II : De la crise de l'État-nation
africain à la politique des identités
ethniques 42 DEUXIÈME PARTIE : Refondation de
l'État-nation démocratique en Afrique
noire à la lumière d'un humanisme de la
diversité 62
Chapitre III : De la problématique de la
diversité à un humanisme de la
diversité 64
Chapitre IV : Humanisme de la
diversité et reconstruction des nations
démocratiques en Afrique noire 99
Conclusion générale .. 119
Bibliographie . 127
Index
Table des matières
|
137
139
|
5
« Profondément divisés qu'ils sont par des
désaccords qu'il serait exclu de prétendre résorber, ils
découvrent ou découvriront progressivement, en Afrique du Sud, au
Rwanda ou ailleurs, qu'il peut exister néanmoins entre eux un terrain
d'entente, précisément sur les principes d'une gestion de la
diversité qui soit suffisamment tolérante et respectueuse du
pluralisme ».
A. Renaut, Quelle éthique pour nos
démocraties ?, Paris, Buchet/Chastel, 2011, p. 51.
6
INTRODUCTION GÉNÉRALE
7
Tout État se veut une synthèse visant à
concilier unité et diversité. À titre d'illustration,
l'article 2 de la Constitution française dispose que « la
France est une République indivisible ». Dans ce sens,
l'article premier de la Constitution de la République du Congo stipule :
« La République du Congo est un État souverain,
indivisible (...) ». Même son de cloche au Togo où
l'article premier de la Constitution dispose que « La
République Togolaise (...) est une et indivisible ». À
partir de ces exemples, on peut conclure que la Constitution de chaque
État consacre la prépondérance du principe unitaire et le
sentiment d'unité nationale s'est toujours inscrit dans ce cadre «
indivisible ». Mais si constitutionnellement les États africains
apparaissent régis par ce principe unitaire, il n'en demeure pas moins
vrai que ce principe se trouve mis à rudes épreuves dans la
réalité. Le constat paraît moins réfutable puisque
la construction des États-nations africains se nourrit toujours du
syndrome de l'identitarisme lié à une multiplication des
mobilisations ethniques. Par exemple, le passage du monopartisme au pluralisme
politique sera marqué du sceau de l' « ethnocentrisme
partisan1 », socle des affrontements entre différents
groupes ethniques mettant de côté l'intérêt
général, le bien commun, gage de la démocratie. Sur ce
point, la composition des partis politiques au Congo nous en donne une
illustration convaincante : tandis que l'ancien Parti unique, le Parti
Congolais du Travail (PCT dont le fondateur était du Nord-Congo) se
constituait pour l'essentiel des populations issues des ethnies du Nord-Congo,
le Mouvement Congolais pour la Démocratie et le développement
Intégral (MCDDI) et l'Union Panafricaine pour la Démocratie
Sociale (UPADS), dont les fondateurs étaient du Sud-Congo, se
partageaient les populations issues des ethnies du Sud-Congo2.
Les implications directes de cette « imposture
ethnocentriste3 » en sont depuis toujours les processus de
« purification ethnique » qui essaiment le continent noir en donnant
du crédit aux thèses affirmant l'attachement de l'individu
à sa communauté « primordiale » comme une marque
distinctive de la tradition africaine. Une brève analyse des
débats suscités par cette expression politique des appartenances
ethniques laisse entrevoir la complexité de la cohésion
démocratique qui passe pour
1 Nous empruntons cette expression à cette
C. Z. Bowao, L'imposture ethnocentriste. Plaidoyer pour une argumentation
éthique du politique, Brazzaville, les Éditions Hemar, 2014,
p. 26.
2 C. Z. Bowao, Ibid., p. 48.
3 L'expression est de C. Z. Bowao, Ibid.
8
un problème crucial (au sein des États
africains) avec surtout en amont la persistance des identitarismes ethniques.
Cette complexité appelle des clarifications et de nouvelles
représentations théoriques. Et dans la foulée, il
faudrait, au regard de la politique des États africains jouant
essentiellement sur des appartenances ethniques dans l'exercice du pouvoir
politique, dire un mot sur ce qu'on entend par « ethnicité
».
Notion récurrente à travers l'analyse de la
réalité politique africaine, l'ethnicité est aujourd'hui
soumise à de multiples interprétations. Elle est abordée
dans une perspective double : une perspective psychologique et une perspective
anthropologique. La perspective psychologique est celle qui met la «
conscience » au fondement de l'expression du sentiment d'appartenir
à un groupe humain distinct des autres. Elle se comprend plus amplement
en se rapportant aux peuples « Hutu » et « Tutsi
» ; deux peuples parfaitement homogènes aux plans linguistique
et culturel et dont le conflit n'a cessé et ne cesse encore de faire
écho. Dans ce sens, l'ethnicité qui détermine lourdement
les choix politiques est compréhensible au niveau de l'imaginaire
collectif. La perspective anthropologique, est celle qui articule
l'ethnicité autour d'un référentiel commun fondé
sur des critères « naturels » réels (liens de sang,
appartenance à une même origine historique). L'analyse de ces deux
perspectives suggère que l'ethnicité est quelque chose de
fluctuant, c'est-à-dire mouvant. En considérant son impact aussi
bien sur l'organisation sociale et politique que sur les imaginaires et les
comportements en Afrique noire, l'ethnicité peut se rapporter à
« la conscience d'appartenir à un groupe humain
différent des autres et de le revendiquer4 ».
Considérée comme telle, l'ethnicité reste en liaison
étroite avec le concept d'ethnie. Puisque toutes les controverses
introduites par la place de l'ethnicité dans la construction des
États-nations démocratiques en Afrique noire ne se comprennent
que par rapport à une gestion « défectueuse » de la
diversité ethnique.
En ce sens, ce qui explique la peine éprouvée
aujourd'hui à édifier la démocratie en Afrique noire
réside dans la difficulté de concilier la diversité
ethnique des États-nations comme un « fait », avec la
promotion de la diversité comme une
4 R. Otayek, « L'Afrique au prisme de
l'ethnicité : perception française et actualité du
débat », Revue internationale et stratégique,
n° 43, Paris, 2001, p. 129.
9
« valeur », c'est-à-dire comme une
nouvelle clé de justification apportée au point de vue
cohésion démocratique par la nécessité d'une
politique managériale des différences ethniques. En
réalité, pendant longtemps, la construction des nations
africaines s'est opérée à travers un «
dépassement ethnique », ou encore une abstraction des appartenances
ethniques. Or, lorsqu'on tente de cerner la logique qui conduit à
l'expression politique des identités ethniques, un élément
de réponse non moins douteux réside dans la pérennisation
de cette conscience collective dans la mentalité africaine depuis
l'époque coloniale. Pérennisation et même
survalorisation5 dont l'impact sur la vie politique en Afrique noire
ne saurait faire économie de la réflexion. En
réalité, au lieu d'être un simple qualificatif des groupes,
l'ethnie sera l'occasion de divisions, de revendications antagonistes et, de
facto, l'occasion d'une expression des replis identitaires entravant de tout
bord l'émergence d'un sentiment d'appartenance nationale. N'en
serviraient ici pour preuves que les multiples conflits à vocation
ethnique6 dont la récurrence et l'existence à foison
dans les États africains font de l'Afrique noire aujourd'hui le lieu
idéal pour affronter les multiples difficultés issues de
l'ambiguïté qui s'attache fondamentalement aux notions d'ethnie (ou
d'ethnicité), de nation, d'État-nation et de démocratie.
Tout y concourt : le désajustement entre la forme d'État-nation
et le sentiment d'appartenance communautaire, la multiplication de ces
revendications à forte résonance ethnique se réclamant
d'une marginalisation par les pouvoirs en place, la désarticulation
entre valeurs africaines et valeurs occidentales. Tous ces facteurs ont remis
au goût du jour, la nécessité d'une refondation de
l'État-nation démocratique en Afrique noire.
Dans cet esprit, une position dominante est celle qui plaide
pour une politique revalorisant les différences ethniques. Sous sa forme
initiale, la politique des différences ethniques a pour ambition de
mettre fin aux logiques mobilisatrices et calculatrices des identités
ethniques en institutionnalisant les différences ethniques au plan
juridique. En témoigne sur ce point le concept de « justice
ethnique » à travers lequel Mbonda précise qu'
5 Par survalorisation nous ne nous
référons pas seulement aux populations et hommes politiques qui
trouvent un prétexte pour se conserver au pouvoir, un ressourcement aux
multiples revendications mais aussi aux intellectuels qui en font une
spécificité des États africains.
6 Nous pensons essentiellement aux violences ethniques
qui suivirent les élections du 27 décembre 2008 au Kenya et qui
ont fait d'après les estimations 3500 blessés, environ 350000
déplacés et plus de 1200 morts.
10
il s'agit de montrer que la forme de justice qui pourrait
rendre possible une coexistence pacifique des entités ethniques
composant les sociétés africaines doit pouvoir commencer par
« prendre l'ethnicité au sérieux » en prenant la bonne
mesure de sa signification politique (...)7.
Mbonda qui défendait cette position avait en vue
l'institutionnalisation de l'ethnicité comme facteur de paix dans les
sociétés multiethniques d'Afrique. La politique des
différences ethniques entend désormais parler au nom des
différents groupes ethniques marginalisés qu'elle présente
comme des nations à part entière au sein d'un même espace
sociopolitique. Cette tendance se trouve renforcée par un discours sur
la justice, qui suit la perspective d'une refondation des nations
démocratiques en revalorisant de plus en plus l'appartenance à
une communauté ethnique comme seul gage du lien social et politique en
Afrique noire. Cette nouvelle orientation de la justice est celle qui se fonde
sur les quotas ethniques. D'où le recours à la politique des
quotas ethniques. Satisfaisant de ce point de vue, ce modèle ne semble
néanmoins pas exempt de critiques.
En réalité, la politique des différences
ethniques pouvait passer autrefois pour un antidote aux dérives
unitaires de l'État-nation africain. Mais aujourd'hui l'évidence
qui se fait jour est que cette politique réintroduit de nouveaux
problèmes plutôt que de résoudre ceux déjà
existants. Par exemple, à travers l'idéal diffusé par la
justice ethnique, toutes les démarches politiques et intellectuelles
tendent vers le rejet de l'État-nation, présenté comme une
réalité exogène à l'Afrique, au profit d'une
distinction tranchée entre « nation ethnique » et «
nation civique ». Or, pareille distinction contient le risque d'une
fragmentation de la souveraineté étatique et celle de la
société en différents groupes ethnoculturels incapables de
réaliser une solidarité transcommunautaire. Du coup, une lecture
différentialiste du lien social et politique dans les États
africains comporte des limites. Ainsi donc, loin de prétendre à
l'exhaustivité dans l'analyse de la situation démocratique
actuelle en apportant une solution claire et distincte, les bouleversements
actuels dans les États africains multiethniques permettent d'envisager
la notion de « justice ethnique » de manière critique.
7 E.-M. Mbonda, «La « justice ethnique
» comme fondement de la paix dans les sociétés
pluriethniques. Le cas de l'Afrique.», in J. Boulad-Ayoub et L.
Bonneville (dir.), Souveraineté en crise, Québec,
L'Harmattan et Les Presses de l'Université Laval, 2003, p. 27.
11
Dans une certaine mesure, plaider pour une prise en compte
institutionnelle de l'ethnicité dans les États africains, fait
preuve de l'impossibilité d'une entente transcommunautaire. En ce sens,
se sentir toujours « Hutu » sans aucune possibilité
de transcender ce sentiment au plan politique ne permet pas d'envisager une
identité civique en tant que cette dernière repose sur le respect
des valeurs étatiques situées au-delà des valeurs
communautaires. D'ailleurs, un enracinement communautaire de ce genre
réintroduit sur le chantier de la réflexion la question
consistant à nous demander « si nous pouvons, d'une
façon générale, transcender le contexte de la langue et de
la culture ou si tous les critères de rationalité restent
attachés à des visions du monde et à des traditions
déterminées8 ».
Dans ce cas, si l'on convient qu'il faut institutionnaliser
l'ethnicité, avec pour souci qu'une telle institutionnalisation
éviterait des heurts, l'on nous saura gré de reconnaître
que pareille valorisation institutionnelle de l'ethnicité
n'éloigne pas de la déchirure du tissu social. Puisque, dans les
États qui ont fondé l'intégration politique sur le partage
des principaux postes gouvernementaux entre les différentes composantes
ethniques, on n'a pas véritablement abouti au résultat
escompté en raison de la persistance de conflits interculturels. Sur ce
point, le constat de Dahl se paye d'une attention particulière : «
Les compromis les plus ingénieux, qui avaient provisoirement
apporté la stabilité au Liban, au Nigéria et au Sri Lanka,
n'ont pas résisté à la violence des conflits ethniques ni
pu éviter que ces pays connaissent la guerre civile ou l'instauration
d'un régime autoritaire9 ».
En d'autres termes, la politique des quotas ethniques, parce
qu'elle ne garantit pas les conditions d'un véritable «
interchange » ethnique, compromet à la fois le lien social
et politique. Ceci nous invite à repenser les conditions d'un
véritable décloisonnement des identités ethniques en
Afrique noire. Par où l'on voit se spécifier
l'éventualité qu'il faut recourir à un « humanisme de
la diversité » compris comme l'exigence de synthèse entre
l'affirmation communautaire particularisante et la quête de l'universel.
En se fondant sur la nécessité d'une « décolonisation
des identités » et sur un « universalisme ouvert à la
diversité », Renaut s'investit tout particulièrement dans la
promotion de la diversité comme valeur à travers
8 J. Habermas, L'intégration
républicaine. Essais de théorie politique, Paris,
Fayard, 1998, p. 217.
9 R. Dahl, De la démocratie, Chicago,
Nouveaux Horizons, 1998, p. 189.
12
l'humanisme de la diversité : placé au carrefour
des revendications particularistes et la nécessité de sauvegarder
l'universel, il affirme l'urgence d'un dépassement de l'universalisme
dogmatique et celui du différentialisme radical au profit d' «
une pensée de l'universel ouvert à la
diversité10 » ; laquelle pensée de
l'universel s'articule, dans le cadre de ses analyses, autour d'une forme de
justice se fermant à la politique des quotas11. Et c'est en
cela, qu'il nous livre la clé de la problématique contemporaine
du « savoir-vivre au pluriel12 » des
différentes ethnies composant les États-nations africains. De
là procède au fond le choix du thème intitulé :
« Multiethnicité et refondation des nations
démocratiques en Afrique noire : perspective d'un humanisme de la
diversité ».
Le choix de ce thème a pour préoccupation
fondamentale de sortir l'État-nation africain des particularismes
ethniques, en tant que donnant lieu à des traitements
idéologiques, pour l'inscrire dans le registre d'une véritable
intégration politique. Mieux dit, il sera question de promouvoir la
perspective d'une conciliation de la diversité des intérêts
particularistes avec l'unité de la loi. Dans ce sens, une interrogation
majeure se dégage : comment promouvoir la diversité ethnique sans
compromettre l'idéal de cohésion démocratique en Afrique
noire ?
Le moins que l'on doive accorder à cette interrogation
est qu'elle nous invite, en tout état de cause, à questionner
à nouveau certaines représentations les plus solidement
établies de notre tradition politique. C'est plus
particulièrement évident en Afrique noire, où
l'interprétation dominante du principe politique de l'unité s'est
exprimée, par l'intermédiaire de l'héritage politique
colonial, sous la forme de l'idéal de l'unité nationale. Pierre
angulaire de notre univers politique, cet idéal, que personne ne
songerait à remettre en question comme tel, a engendré la
suppression du pluralisme politique. Mais avec le vent démocratique qui
souffle sur le continent noir au début des années mille neuf cent
quatre-vingt-dix, la question de l'unité nationale pose la formule de
l'irréductibilité et l'immuabilité des «
ethnicités
10 A. Renaut, Un humanisme de la
diversité. Essai sur la décolonisation des
identités, Paris, Flammarion, 2009, p. 372.
11 Il s'agit de la « justice compensatrice
» qu'il développe amplement dans son ouvrage
Égalité et discriminations, Paris, Seuil, 2007.
12 Nous reprenons l'expression de F. Constant,
Le multiculturalisme, Paris, Dominos-Flammarion, 2000, p. 89.
13
africaines » comme un défi à la
construction nationale. Or, à l'analyse, même dans les «
démocraties les mieux réussies13 », il
n'existe pas d'État-nation parfaitement homogène au plan ethnique
ou culturel. Au constat de cette analyse, il faudra alors s'interroger :
qu'est-ce qui justifie l'échec de l'État-nation en Afrique noire
? Quel modèle théorique pourrait éclairer ce débat
et le guider vers la réalisation d'une liberté civique en Afrique
noire ? Mieux encore : comment penser et pratiquer la cohabitation, au sein
d'un même État-nation africain, de plusieurs identités
ethniques ?
Ceci étant, l'hypothèse de notre recherche est
la suivante : pour promouvoir la diversité ethnique sans compromettre
l'idéal de cohésion démocratique, il faudrait promouvoir
la perspective d'une éthique postcommunautaire. Celle-ci consiste
à sortir l'identité ethnique de l'enclave d'une communauté
particulière en donnant à son « altérophobie »
la possibilité de « savoir-vivre au pluriel ». Il s'agit ici,
au-delà des positions plaidant pour une institutionnalisation de
l'ethnicité, d'assurer un traitement politique et un traitement
éthique de l'ethnicité. Telle est l'hypothèse qui anime ce
travail et à laquelle nous nous emploierons à donner corps
à la lumière du concept de l' « humanisme de la
diversité » qui
correspond à un universalisme ouvert à la
diversité, où la valorisation de l'arrachement n'exclut pas
toutes formes concevables d'attachements, mais ceux qui, en se neutralisant,
riveraient et livreraient sans possibilité de distance (y compris de
distance critique) l'individu et le groupe à leurs propres
racines14.
Pour soutenir notre hypothèse, nous avons adopté
une démarche descriptive qui fonde le prescriptif. Une démarche
du type de celle dont Mesure et Renaut nous ont invités à faire
un élément de méthode dans l'approche des connaissances.
Ces derniers nous invitaient justement à « faire nôtres
cette constatation (descriptive) et cette appréciation
(normative)15 ». Tel est au fait, ce dont témoigne
avec une grande clarté la formule du philosophe Walzer dans son
Traité sur la tolérance : « La philosophie doit
s'appuyer sur l'information historique et faire preuve de
13 Pour parler comme F. Fukuyama, La fin de
l'histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1989, p. 15.
14 A. Renaut, Un humanisme de la
diversité, op. cit., p. 280.
15 S. Mesure et A. Renaut, Alter ego. Les
paradoxes de l'identité démocratique, Paris, Flammarion,
1999, p. 23.
14
compétence sociologique si elle veut éviter
le « mauvais utopisme » et prendre la juste mesure des choix
difficiles qui sont souvent ceux de la vie-politique16 ».
L'intérêt de cette démarche pour la présente
recherche se situe à plusieurs degrés : d'abord, elle permet de
comprendre les enjeux des débats que soulève l'ouverture au
pluralisme à partir du détour par l'exploration de la
thématique identitaire dans les démocraties occidentales ;
ensuite, cette démarche nous rendra plus attentif à
l'égard des effets pervers que les solutions centrées sur la
valorisation institutionnelle des particularismes ethniques
entraîneraient en Afrique noire ; enfin, cette démarche orientera
l'imagination et la créativité intellectuelle vers des avenues
lucides et où le risque de tomber dans l'exacerbation de fortes
appartenances viscérales serait exclu.
Dans l'optique de cette démarche, nous envisagerons une
sorte d' « autopsie » de la réalité politique
en Afrique noire, pour pouvoir « repérer les labelisations, les
assignations et définitions tant pragmatiques que symboliques ou encore
notionnelles qui encombrent les soi-disant cultures
collectives17 ». À la suite, une mise au point
théorique devrait essayer de « caler » l'examen de tous les
facteurs évoqués par le biais de cette posture descriptive afin
de ne pas céder aux fantasmes qui, en se fondant sur la persistance des
revendications ethniques, ambitionnent de recroqueviller le continent noir sur
ses propres valeurs à une période de l'histoire où plus
rien ne doit s'inscrire hors du champ de l'universel. La tradition
philosophique de l'universalisme, s'impose alors comme le cadre normatif de
référence. Nous nous inscrirons donc, du point de vue normatif,
dans la tradition philosophique de l'universalisme. C'est ainsi tout un
ensemble de liens subtils entre universalisme, humanisme, diversité et
démocratie qu'il va falloir démêler. De ce fait, en raison
des fortes disparités au sein de l'universalisme en tant que courant de
pensée philosophique, et au-delà de la tension entre un «
universalisme niveleur18 » et un «
universalisme réitératif de la tribu universalisante
19 », nous prendrons appui sur
l' « universalisme ouvert à la diversité
» dont la teneur scientifique se résume en un
16 M. Walzer, Traité sur la
tolérance, Paris, Gallimard, 1998, p. 18.
17 J. Copans, La longue marche de la
modernité africaine, Paris, Karthala, 1990, p. 12.
18 J. Habermas, op. cit., p. 208.
19 M. Elbaz, « L'inestimable lien civique dans la
société-monde », in M. Elbaz et D. Helly (dir.),
Mondialisation, citoyenneté et multiculturalisme,
Québec, Les Presses de l'Université Laval, 2000, p. 25.
15
juste milieu entre « le mouvement vers
l'universalité (...) et l'affirmation de la
diversité20 ».
L'intérêt de cet universalisme pour la
présente recherche est à situer dans un sens double. Dans un
premier sens, il permet d'entrevoir l'éventualité par laquelle
les Africains pourraient accéder à la culture de l'universel sans
une perte de repères culturels : en élaguant par exemple
certaines pratiques anciennes au profit de nouvelles valeurs
héritées de la démocratie. Dans un second sens,
l'intérêt du nouvel universalisme, celui ouvert à la
diversité, réside en ceci que seul cet universalisme peut
permettre d'accéder « à une nouvelle
décolonisation des consciences individuelles et
collectives21 » africaines en conciliant la
multiethnicité des États africains avec l'exigence
d'universalité promue par la démocratie. Ceci, contre tous ceux
qui, à l'instar de Tshiyembe, Bayart, Badie, affirment une dichotomie
entre la multiethnicité des États africains et le projet de
construction de la démocratie sur le continent noir.
À la lumière de cette clarification
méthodologique, notre travail s'articulera autour de deux grandes
parties. La première partie, intitulée « De la
multiethnicité à la crise de l'État-nation
démocratique en Afrique noire», présente les
difficultés politiques qui émaillent l'Afrique noire relativement
à la mobilisation perverse des identités ethniques. Ceci, tout en
montrant comment les identités ethniques participent activement à
la création, de ce que Kipré qualifie à juste titre, de
« frontière de séparation22 ». La
seconde partie est consacrée à l'apport du concept de l' «
humanisme de la diversité » dans la refondation des
États-nations démocratiques en Afrique noire. D'où son
intitulé « Refondation de l'État-nation
démocratique en Afrique noire à la lumière d'un humanisme
de la diversité ». En partant de l'exigence moderne qui
consiste à penser les conditions d'un pluralisme démocratique,
nous y essayerons de clarifier la pensée de Renaut. Nous
dégagerons sa portée en Afrique noire en montrant comment cette
pensée pourra permettre aux Africains, par-delà leur
diversité ethnique, de tracer des « frontières de contact
» entre eux.
20 A. Renaut, Un humanisme de la
diversité, op. cit., p. 342.
21 Ibid., p. 265.
22 P. Kipré, « La crise de l'Etat-nation
en Afrique de l'Ouest », Outre-Terre, n°11, Paris, 2005, p.
22.
16
PREMIÈRE PARTIE :
DE LA MULTIETHNICITÉ À LA CRISE DE
L'ÉTAT-NATION DÉMOCRATIQUE EN AFRIQUE NOIRE
17
Introduction de la première partie
Si l'on envisage de considérer la problématique
de l'ethnicité à la lueur du contexte sociopolitique particulier
de l'Afrique noire, plusieurs traits du débat s'éclairent.
D'abord, l'État-nation ne coïncide pas véritablement avec
les réalités africaines, notamment parce que ses
référents idéologiques ont été
importés de l'Occident et qu'originairement il ne correspond pas
exactement aux réalités vécues de l'Afrique. Il est
d'ailleurs significatif de constater à quel point la constitution de
chaque État-nation s'y est opérée au forceps des
populations se trouvant dans les limites territoriales. Cet état de fait
conditionne une certaine attitude d'hostilité vis-à-vis des
valeurs occidentales. Ainsi que le montre Otayek, la multiplication des
mobilisations communautaires dans le contexte africain « a remis au
goût du jour la supposée incompatibilité entre
démocratie - idée et mode de régulation politique - et
sociétés africaines23 ». Plus significatif
ensuite est la place prépondérante accordée à
l'ethnicité dans l'univers africain. En effet, en s'inspirant du bilan
presque déplorable des revendications identitaires, on a
stigmatisé comme une greffe la démocratie libérale en
Afrique noire tout en y voyant le trait discriminant du politique.
À partir de ces considérations, deux
interrogations s'ouvrent dès lors que nous envisageons de saisir la
spécificité de la crise de l'État-nation
démocratique dans le contexte africain : comment la
multiethnicité sape-t-elle le comportement civique dans le champ
politique africain ? Comment s'est pensée jusqu'à présent
la cohabitation, sur un même sol, de plusieurs composantes ethniques ?
23 R. Otayek, « La démocratie entre
mobilisations identitaires et besoin d'État : y a-t-il une exception
africaine ? », in R. Otayek (dir), Afrique : les
identités contre la démocratie ?, Autrepart (10), 1999, p.
5.
18
CHAPITRE I : PROBLÉMATIQUE DE L'ETHNICITÉ
EN AFRIQUE NOIRE
Introduction
Prenant acte du regain du communautarisme qui affecte le
politique en Afrique noire, la construction des États-nations
démocratiques semble s'y confronter à un dilemme : d'un
côté, un modèle d'État-nation faisant fi de
l'ethnicité et de l'autre, un modèle d'État-nation
valorisant l'ethnicité avec son corollaire la multiethnicité
comme une réalité purement africaine. Pendant longtemps, la
construction des États africains s'est opérée à
travers la mise en quarantaine du second modèle (en raison de sa
propension à générer des conflits interethniques) au
profit d'un évanouissement de toutes les ethnies. Or, dès lors
qu'on accorde une attention particulière à cette gestion «
homogénéisante » de la diversité ethnique, celle-ci
paraît revêtir des pratiques sociales et une culture de la haine
ethnique passant, comme l'écrit Dussey, par l' « ethnisation du
pouvoir24 ». Une telle pratique, en tant qu'elle compromet
l'essence du politique, devient un phénomène saisissant et
déconcertant, qui n'appellerait pas une réflexion
spécialement attentive s'il ne s'accompagnait de réactions, de
commentaires et d'analyses témoignant que tout ce qui s'y joue ainsi de
façon récurrente engage davantage que de simples discours. En
effet, sous l'influence de ce que Premdas nomme volontiers « explosion
ethnique nucléaire25 », ce qui se donne à
lire à travers le réveil des ethnicités dans le contexte
particulier de l'Afrique noire est moins l'expression d'une prise de conscience
effective des valeurs ethniques à préserver qu'une
stratégie politique, c'est-à-dire une sorte d' « imposture
ethnocentriste ». Dans une telle optique, il faut assurément
insister sur la façon dont l'ethnicité (à partir de la
colonisation) participe au jeu politique dans les États postcoloniaux en
Afrique noire.
24 R. Dussey, Pour une paix durable en Afrique.
Plaidoyer pour une conscience africaine des conflits armés,
Abidjan, Les Editions Bognini, 2002, p. 148.
25 Repris par E.-M. Mbonda, « La « justice
ethnique » comme fondement de la paix dans les sociétés
pluriethniques. Le cas de l'Afrique.», op. cit., p. 7.
19
1.1 Ethnie, diversité ethnique, ethnicité
: la tâche d'élucidation
La question ethnique apparaît en Afrique sous une
quadruple dimension : elle apparaît comme la réalité
africaine fondamentale, comme la cause de l'échec de
l'État-nation, comme une fiction idéologique, ou encore comme la
base d'une solution des problèmes politiques africains. En fait, toute
la controverse induite par la question ethnique dans l'analyse du champ
politique africain trouve sa justification à partir de la
difficulté à dire ce que l'on désigne par «
ethnie ». Notion récente, parce que la science qui en fait
son objet d'étude (c'est-à-dire l'ethnologie) lui est
antérieure, l'ethnie dans le contexte intellectuel n'est pas moins
complexe. Encore faut-il préciser que cette complexité se laisse
appréhender à double titre. Dans la littérature, une telle
complexité se justifie par la diversité de définitions qui
foisonnent le lexique. Et dans la réalité, cette
complexité s'illustre à travers la diversité de groupes
ethniques rangés parfois dans un seul ensemble ethnique. Pour se faire
une vue panoramique de la seconde idée, on pourra se reporter à
la réalité congolaise au sein de laquelle le groupe ethnique
« M'bochi » compte à lui seul une quinzaine d'ethnies
dont les plus connues sont les « kouyou », les «
bakouélé », les « Moye » et bien
d'autres encore. Cette précision a souvent redonné vigueur aux
thèses rejetant l'existence réelle d'une ethnie. Ce qui actualise
l'interrogation d'Amselle et M'bokolo : « Si l'ethnie n'existe pas
(...) que nous reste-t-il à étudier ?26».
Cette inquiétude, nous pouvons la reformuler en des termes dont la
teneur ne trahit pas la pensée de ces deux auteurs : comment peut-il
manquer d'existence à un être si riche en attributs ?
À l'instar de cette inquiétude, et en se fondant
sur le raisonnement a contrario, nous commencerons par définir l'ethnie
en disant ce qu'elle n'est pas. Ainsi, il faudrait en premier signaler que la
réalité pour laquelle la notion d'ethnie est souvent
utilisée diffère de la « race » et de la
« tribu » qui correspondent à une identification
primaire de l'individu. Ensuite convient-il de souligner que malgré la
place que tient la question ethnique dans les opinions, les médias, les
réactions populaires, il est impérieux de l'isoler d'autres
discours tout aussi lancinants et efficaces, mais fondés sur d'autres
bases. En effet, le fait national en Afrique noire, loin de se réduire
au
26 J.-L. Amselle, E. M'bokolo (dir.), Au coeur
de l'ethnie. Ethnies, tribalisme et État en Afrique, Paris, La
Découverte, 1999 [1985], p. III.
20
face-à-face entre État et ethnie, met en jeu de
nombreuses composantes ; lesquelles constituent autant de foyers de
mobilisations éventuelles à côté du foyer ethnique.
Il convient d'évoquer, même brièvement, certaines de ces
composantes alternatives.
L'une de ces composantes au sujet de laquelle une confusion
est souvent faite avec le fait ethnique, en raison de son caractère
identitaire, est le régionalisme. Le champ sociopolitique à
caractère régional, correspondant dans la plupart des pays
d'Afrique noire au clivage nord-sud, repose sur une opposition d'ordre
géographique, économique et culturelle. Tout en ayant à
l'esprit la conviction qu'au sein de l'opposition nord-sud s'inscrivent
d'autres clivages, on pourra se référer à la
réalité du paysage congolais justifiant en partie
l'inégale répartition de la population entre le
Sud qui attire pratiquement l'essentiel de la population en raison des
conditions naturelles plus propices au développement des
activités humaines et le Nord faiblement peuplé parce que couvert
de forêts à l'exception de quelques zones telles que les plateaux
Batékés et les M'bochi27.
Cette opposition naturelle entre une région du Sud
attractive et une région du Nord répulsive permet de comprendre
aujourd'hui les fortes disparités de traitement politique et
administratif résultant de la fusion en un seul territoire de ces
différentes régions.
Une seconde composante que l'on pourrait apparenter au fait
ethnique est le fait socioreligieux. Il s'illustre à travers les
affrontements interreligieux surtout dans les États où
différentes religions sont appelées à coopérer.
Dans ce cas de figure, la difficulté émerge du fait qu'une
religion aspire à elle seule au monopole du politique en
reléguant au second plan, voire parfois à l'effacement, les
autres religions avec lesquelles elle doit partager le même espace
socioculturel. L'histoire de l'Islam sur le continent africain fourmille
d'exemples à ce sujet. Pour ne repérer que quelques-uns parmi ces
exemples, citons au passage les revendications des groupes «
jihadistes » au Mali et celles du groupe « Boko
Haram28 » au Nigéria. Les fortes tensions
introduites par cette seconde composante se dégagent clairement, au
Nigéria
27 X. Ktsimbou, La
démocratie et les réalités ethniques au Congo,
Thèse de Doctorat en Sciences Politiques, Université de Nancy II,
2001, p. 13.
28 Dont la version française se traduit
clairement à travers cette formule : « l'éducation
occidentale est un péché ».
21
précisément, à partir d'une opposition
devenue classique entre un « Nord musulman » et un « Sud
chrétien ou animiste ».
Une troisième composante que l'on pourrait apparenter
aussi au fait ethnique, et qui s'en démarque pourtant, est ici le fait
« historico-communautaire ». Il rassemble les anciens royaumes,
empires, émirats, confédérations et « chefferies
», dont la prégnance sur la politique actuelle reste tributaire de
l'héritage précolonial et colonial. D'après le
témoignage que fournit Nicolas de cette idée : « Ce
cadre a supporté diverses stratégies électorales ou de
contestation sous la seconde République et peut soutenir de vifs
affrontements intratribaux, intrarégionaux, intrareligieux, etc., dont
le pouvoir mobilisateur est parfois important29 ».
La quatrième composante, pour finir la liste de ces
faits auxquels l'on apparente souvent le fait ethnique, et qui pourtant s'en
démarque, est la composante socio-économique : elle oppose la
minorité de « nantis » qui contrôle le pouvoir
économique à la grande masse du peuple. En effet,
l'inégalité économique, dont le reflet social laisse
percevoir une minorité de « nantis » à l'actif du
pouvoir politique tout à côté de la grande masse
formée par les « démunis », facilite la manipulation
des consciences. Ce qui rend difficile l'enracinement de la démocratie
sur le continent africain. Cette précision s'explicite davantage si l'on
évoque l'évidence selon laquelle, la responsabilité
incombant à l'individu dans le jeu démocratique se trouve
obnubilée par sa position de « défavorisé » qui
l'amène souvent à « marchander » ses convictions
personnelles à la recherche de quoi vivre.
En clair : les faits évoqués montrent que le
champ ethnique, en tant que champ politique en Afrique noire, n'est pas le seul
à se situer en face de l'État. Pour bonne mesure, rappelons que
les champs socioreligieux, « historico-communautaire »,
socio-économique et le champ régionaliste constituent des
composantes concurrentielles du fait ethnique. Mais le constat qui s'impose est
que chaque africain pris isolément appartient simultanément
à toutes ces composantes. Ce constat engage notamment, la
nécessité d'un approfondissement du fait ethnique, une
définition de l'ethnicité et un examen du discours identitaire :
celui portant sur
29 G. Nicolas, « Stratégies ethniques et
construction nationale au Nigéria », in (J.-P.)
Chrétien et (G.) Prunier (dir), Les ethnies ont une histoire,
Paris, Karthala, 1989, p. 374.
22
l'identification de l'individu à son groupe
d'appartenance ethnique. Or la réflexion sur cette identification a fait
apparaître, que non seulement la manipulation du fait ethnique est un
instrument d'action politique, mais qu'en outre il y a une difficulté de
définition de ce qu'on range sous le vocable d' « ethnie ».
Dans ces conditions, une seule interrogation paraît encore
légitime : comment appréhender l' « ethnie » à
partir de la présente recherche ?
En écartant toute confusion entre ethnie et race ou
tribu, ethnie et région, ethnie et religion, il faut souligner que
l'ethnie peut être définie par rapport à un
référentiel commun fondant l'adhésion des membres de la
communauté se réclamant de cette appartenance. Cette logique
implacable actualise sans cesse les observations d'Ake lorsque, parlant de
l'ethnogenèse chez Nietzsche, il écrit :
Pour affirmer leur identité, pour assurer la
cohésion de leurs membres, surtout aux époques de crise, les
ethnies produisent des mythes. Le mythe de l'arya que Nietzsche emploie dans la
généalogie, mythe de la pureté et de la
supériorité naturelle se trouve dans le groupe iranien et le
groupe slave (...) L'appartenance à l'ethnie aryenne se
décèle à certaines nouveautés techniques : la
domestication du cheval, l'usage de chars de guerre, mais surtout à
l'emploi d'une langue de la famille indo-européenne30.
En prenant au pied de la lettre le contenu de cette
affirmation, on découvre que l'ethnie n'est pas une
réalité fondamentalement africaine. Et de surcroît, elle se
comprend hors de l'Afrique comme le socle d'une identité collective.
Raison pour laquelle, la distinction opérée par
Kymlicka31 entre « minorités nationales » et «
minorités ethniques », présente les secondes comme
étant des populations homogènes. En tant que socle de
l'identité collective, l'ethnie y relève plus exactement d'une
double projection : projection dans le passé et projection dans le
futur. La projection dans le passé s'articule autour du projet de
reconstruction d'une mémoire et d'une tradition commune. La projection
dans le futur, quant à elle, s'articule autour de la
nécessité pour chaque ethnie de se doter d'un projet politique
« national » au nom duquel elle exige une reconnaissance politique et
juridique au
30 J. P. Ake, « De l'ethnogenèse à
la généalogie chez Nietzsche : quels enseignements pour l'ethnie
? », Le cahier philosophique d'Afrique, N° 006, Ouagadougou,
2008, p. 120.
31 Pour lui, les « minorités
nationales » sont issues d'un processus de conquête ou
d'incorporation tandis que les « minorités ethniques
» sont issues d'un processus d'immigration. Confer H. Guéguen,
G. Malochet, Les théories de la reconnaissance, Paris, La
Découverte, 2012, p. 85
23
sein de l'État-nation. Aussi faudrait-il ajouter que
cette double projection ne se comprend que dans les États où
l'identité nationale assigne une perte de repères aux
minorités qui se sentent lésées. Cet ajout nous
éclaire davantage dans la quête de sens de la notion d'ethnie en
Afrique noire.
Dans les États africains où la question ethnique
n'est pas tant le reflet d'une perte de repères culturels à
l'avantage d'une « ethnie dominante », la réalité pour
laquelle la notion d'ethnie est utilisée est quelque chose de mouvant,
de fluctuant, de variant. En ce sens, ce qu'on entend par « ethnie »
au Rwanda n'a rien à voir avec l'ethnie au Congo ou encore en Côte
d'Ivoire. Pour attester de l'assise scientifique de cette idée,
esquissons-en quelques exemples. Il est d'abord important de signaler que ce
qu'on identifie comme « opposition ethnique » au Rwanda, est une
lutte armée entre « Hutu » et « Tutsi
», deux populations homogènes si l'on se réfère
à la langue et à la culture en usage dans ces deux milieux. Et
pour reprendre la surprenante affirmation de Chrétien : « Voici
des « ethnies » qui ne se distinguent ni par la langue, ni par la
culture, ni par l'histoire, ni par l'espace géographique
occupé32 ». D'où vient alors ce violent
affrontement qui occasionna ce qu'on désigne aujourd'hui, sous
l'expression avilissante de « génocide rwandais » ?
Sans vouloir tout de suite donner une réponse à
cette interrogation, repartons du côté congolais pour percevoir,
avec l'analyse de ce qu'on y entend par ethnie, toute l'ambiguïté
qui s'attache à la définition exacte de cette notion en Afrique
noire. L'analyse porte sur le néologisme apparu en 1992 lors de
l'élection présidentielle au Congo-Brazzaville. En effet,
à partir des initiales des groupes « Niari », «
Bouenza » et « Lékoumou », la notion
à « consonance ethnisante » de « Nibolek
» fut forgée pour désigner l'ensemble des
régions favorables au candidat Lissouba. Analysant minutieusement ce
néologisme, Dorier-Apprill33 souligne que « Nibolek
» ne correspond à aucune réalité culturelle ni
à aucune entité ethnique précise mais qu'il constitue
plutôt une stratégie politique efficace. En partant des deux
exemples analysés, on prend effectivement conscience de la
complexité du fait ethnique.
32J.-P. Chrétien, « Hutu et Tutsi au
Rwanda et au Burundi », in J.-L. Amselle, E. M'bokolo (dir.),
op. cit., p. 129.
33 E. Dorier-Apprill, « Géographie des
ethnies, géographie des conflits à Brazzaville », in
P. Yengo (éd.), Identités et démocratie,
Paris, L'Harmattan, 1997, p. 168.
24
Cette complexité sera relayée au plan
théorique par deux courants de pensée. L'un, d'inspiration «
primordialiste » ou « substantialiste », partage une conception
figée de l'ethnie qu'il considère comme « un
donné, un état que définit un ensemble de traits
invariants comme la culture, les liens de sang ou les affinités
naturelles34 ». En fondant ses arguments sur des
éléments objectifs identifiables dans la définition
même de l'ethnie, cette approche écarte l'idée de
manipulation ethnique comme prouvant à elle seule les crispations
identitaires. Dans la logique de ce premier courant de pensée, l'ethnie
peut être définie comme un code identitaire, un sentiment
d'appartenance fondé sur des critères réels (tels que les
liens du sang, l'origine historique et une langue communes), et surtout sur
l'auto-désignation. Le grief qu'on pourrait faire à cette
première approche est qu'elle appréhende l'ethnie comme
figée. Ce qui rend, de facto, les frontières entre les groupes
ethniques comme fixées une fois pour toutes. Or, dans la
réalité, il n'existe pas de communauté culturelle ou
ethnique close sur elle-même, c'est-à-dire placée dans un
tête-à-tête avec les autres. Bien au contraire, la
réalité du vécu communautaire est celle qui invite
à reconsidérer la relation d'échanges culturels dans une
perspective interactionniste. D'après la conclusion formulée par
Leach, à l'issue de ses travaux consacrés au peuple Kachin,
« l'ethnicité des Kachin des Hautes Terres de Birmanie ne
s'appréhende qu'au regard des échanges que cette population
entretient avec les sociétés qui l'entourent et entre les
différents groupes qui la composent, indépendamment de toute
unité culturelle ou linguistique « primordiale
»35 ».
L'autre courant de pensée, d'inspiration
constructiviste, procède par une « désubstantialisation
» de l'ethnie. Il nous paraît le mieux indiqué pour
comprendre le fait ethnique d'Afrique noire en tant que mise en ordre par le
colon. En effet, en suivant de près la logique de cette seconde
approche, on se rend compte que le fait ethnique n'a rien de juridique encore
moins de biologique. Ceci d'autant puisque, l'histoire du continent noir nous
apprend qu'en Afrique, la notion d'ethnie est sous-jacente à
l'arrivée du colon qui, pour des raisons d'intérêt
calculé a procédé au classement des groupes humains selon
des traits spécifiques que sont le physique
34 R. Otayek, « La démocratie entre
mobilisations identitaires et besoin d'État : y a-t-il une exception
africaine ? », op. cit., p. 9.
35 Précise R. Otayek, « L'Afrique au
prisme de l'ethnicité : perception française et actualité
du débat », op. cit., p. 133-134.
25
(distinction entre Hutu et Tutsi) et l'
« ethnie » reposant sur l'idée fondamentale de
culture traduite dans les faits par le genre de vie (paysans, pêcheurs),
le système de la parenté (matrilinéaire ou
patrilinéaire), l'organisation politique (segmentaire, chefferie), et
enfin la langue. De la sorte, cette seconde approche nie toute existence
réelle d'une ethnie.
Procédant par une « désubstantialisation
», cette seconde approche présente l'ethnie comme une pure «
création », ou pour le dire en d'autres termes, comme l'oeuvre du
colonisateur. À l'appui de ce propos, on pourra se référer
à l'exemple de
l' « ethnie » bété comme une «
production » et une « création » coloniales. Pour son
radicalisme à l'égard de la conception de l'ethnie comme «
substance », cette seconde approche n'est pas à l'abri de
critiques : en réalité, en ne voyant dans l'ethnie qu'une simple
invention coloniale, elle ignore d'abord l'évidence qu'une telle
création ne s'est pas faite ex nihilo. Puisque, comme l'a
souligné avec insistance Otayek : « pour « inventer »
une ethnie, il faut qu'il y ait le minimum de substrat historique
nécessaire à la cristallisation, d'un sentiment d'être
différent36 ». Ensuite, en concevant toujours
l'ethnie comme une création, les tenants de ladite approche oublient
aussi que le fait pour certaines personnes de se reconnaître dans des
entités ethniques devient un critère valide de l'existence d'une
ethnie. Comme le professe Bazin : « Si celui que j'interpelle se
tourne, c'est qu'il « répond » effectivement à ce
nom37 ». Du coup, si des gens se retrouvent pleinement
dans le tracé colonial des frontières bété, c'est
qu'ils acceptent une telle désignation. Comment saurions-nous de ce
fait, nier l'existence d'une « réalité coloniale » qui
se concrétise dans les consciences individuelles et collectives ? On
pourra d'ailleurs poursuivre cette réflexion en distinguant une
réalité du monde physique et une réalité du monde
psychologique, avec pour ambition d'affirmer l'existence de l'ethnie au plan
psychologique.
Ceci étant, l'articulation entre approche «
primordialiste » et approche « constructiviste » nous permet
d'afficher clairement notre définition de l'ethnie : l'ethnie renvoie
ici à un sentiment d'appartenir à un groupe humain distinct
des
36 R. Otayek, « L'Afrique au prisme de
l'ethnicité : perception française et actualité du
débat », op. cit., p. 135.
37 J. Bazin, « A chacun son Bambara »,
in J.-L. Amselle, E. M'bokolo (dir.), op. cit., p. 123.
26
autres par des critères réels ou
supposés. Cette définition emprunte, tout de même, des
grilles d'analyses aux travaux anthropologiques issues des réflexions
d'Amselle. Consacrant ses réflexions à la définition de
l'ethnie dans son texte datant de 1985, Amselle, après un passage en
revue des différentes définitions mettait en place, en guise de
dénominateur commun à toutes les différentes
définitions, un nombre de critères communs en liaison
étroite : « la langue, un espace, des coutumes, des valeurs, un
nom, une même descendance et la conscience qu'ont les acteurs sociaux
d'appartenir à un même groupe38 ».
Il serait intéressant de relever à travers cette
pensée d'Amselle, des éléments servant de repères
normatifs dans l'élucidation du concept d'ethnie. En ce sens, lorsqu'on
garde en mémoire ce propos de l'anthropologue, il devient aisé de
saisir l'ethnie à travers trois éléments : un contenu
anthropologique (mettant en exergue des traits culturels particuliers) ; un
contenu géographique (relatif à l'espace occupé par le
groupe de personnes concernés) et enfin un contenu psychologique
illustré par Chrétien à partir de son étude sur les
rapports entre « Hutu » et « Tutsi » :
« Qu'est-ce qu'être hutu ou tutsi ? Ce n'est ni d'être
bantu ou hamite, ni d'être serf ou seigneur ! C'est de se rappeler qui a
tué un de vos proches il y a quinze ans ou de se demander qui va tuer
votre enfant dans dix ans, chaque fois avec une réponse
différente39 ».
Ces trois éléments contenus dans la
définition de l'ethnie nous illuminent dans la recherche d'une
définition de l'ethnicité, ce « phénomène
à la fois omniprésent et insaisissable, profond et sujet à
de multiples jeux politiques et culturels40 », qui
représente un défi au monde intellectuel. L'évidence
paraît moins réfutable puisqu'elle s'inscrit depuis longtemps dans
le discours intellectuel. En partant des différentes réflexions
qui ont été consacrées à ce concept, il se
dégage un rapport de synonymie entre ethnie et ethnicité : on
emploie tantôt « ethnie » pour désigner «
ethnicité » tantôt « ethnicité » pour
désigner « ethnie ». Mieux dit, ethnie et
38 J.-L. Amselle, « Ethnies et espaces : pour une
anthropologie topologique », in J.-L. Amselle, E. M'bokolo
(dir.), op. cit., p. 18.
39 J.-P. Chrétien, « Pluralisme
démocratique, ethnismes et stratégies politiques. La situation du
Rwanda et du Burundi », in G. Conac (dir.), L'Afrique en
transition vers le pluralisme politique, Paris, éd. Economica,
1990, p. 142.
40 Comme le remarquait J.-P. Chrétien, «
Introduction. Dimension historique de l'ethnicité en Afrique »,
in J.-P. Chrétien et G. Prunier (dir.), op. cit., p.
8.
27
ethnicité sont utilisées dans une logique
interchangeable. Sans toutefois prendre le contre-pied total de ce rapport de
synonymie, nous envisageons l'ethnicité comme l'expression du sentiment
d'appartenir à un groupe ethnique. Dès lors que nous concevons
l'ethnicité de la sorte, il n'est nul besoin de rechercher au plus
profond une quelconque nuance terminologique entre ethnie et ethnicité :
l'une, c'est-à-dire l'ethnie, renvoyant à
l'auto-désignation collective et l'autre, l'ethnicité, comprise
comme expression concrète de cette auto-désignation. En
conservant ces deux définitions, il est question de retenir, d'ores et
déjà, que ces deux concepts seront utilisés dans une
logique interchangeable.
Il reste maintenant à déterminer si l'expression
concrète d'une appartenance à un groupe ethnique relève de
l'ordre naturel des choses ou plutôt de l'ordre d'un artifice humain.
Formulée autrement, cette préoccupation se ramène à
ceci : l'ethnicité est-elle naturelle ou artificielle ? La
précision de cette interrogation invite déjà à
distinguer deux niveaux de compréhension dans l'appréhension du
phénomène de l'ethnicité : d'une part, une «
ethnicité naturelle » (laquelle s'articule autour de la conviction
que l'expression concrète d'une appartenance ethnique découle de
la nature même de l'homme) et, d'autre part, une « ethnicité
artificielle » (qui considère cette expression collective comme le
résultat des dynamiques sociales). Cette dernière peut être
qualifiée de « scientifique », parce que résultant du
souci des pouvoirs en place de nommer, classer, pour régner. Pour cela,
il importe de noter, pour l'heure, que c'est l' « ethnicité
artificielle » qui dévie vers des formes de vie humaines
contestées à l'instar de l'ethnisme ou encore de toutes les
tendances à l'enfermement sur son groupe (ethnocentrisme,
tribalisme).
Cette précision prend toute son ampleur à partir
d'une lecture de l'article41 de Ménissier qui permet de
comprendre, en dernière analyse, que toute la controverse introduite par
la problématique de l'ethnicité ne se perçoit que sous le
prisme de l'ethnicité artificielle. Pour lui en effet, les
bouleversements actuels, entraînant une conception critique de la notion
d'ethnie, remettent en question le caractère naturel de
l'ethnicité : « Au lieu de signifier le niveau
élémentaire et spontané de
41 T. Ménissier, « Identités
ethniques et politiques dans la construction de l'Union européenne
», Cités, n° 29, Paris, 2007, p. 81-95.
28
l'identification individuelle ou collective, cette
dernière paraît en effet être ou pouvoir être
fabriquée par des forces économiques, sociales et
politiques42 ».
Ceci étant, lorsqu'on replace le débat autour de
l'ethnicité dans le cadre de l'État-nation d'Afrique noire, il
convient de distinguer aussi deux niveaux de compréhension de
l'ethnicité. D'abord, un niveau qui présente l'ethnicité
en Afrique comme effet de l'extérieur. En abordant l'ethnicité de
ce point de vue, on pourra établir un lien entre ce que nous avons
caractérisé comme « ethnicité artificielle » et
ce qu'on désigne par effet des dynamiques du « dehors ». Dans
cette perspective, on n'expliquerait pas autrement l'ensemble du projet
entrepris par le colon qui, pour asseoir son autorité en Afrique,
procédait par une fixation des différences entre les
identités ethniques. Dans ce sens, on peut dire que la colonisation a
consisté en une stratégie politique de fabrication de
l'ethnicité. Ensuite, l'ethnicité en tant que stratégie
politique conserve au sein de l'État d'Afrique noire une dynamique
interne. À l'inverse de cette tendance à voir en
l'ethnicité la seule responsabilité active du colon, il faut
aussi évoquer la question de la « réappropriation » par
les populations et les dirigeants politiques de cet héritage colonial.
Fidèles, en réalité, aux tracées des «
frontières de séparation » entre différentes
identités ethniques, les populations africaines reproduisent à
l'identique la mentalité ayant prévalu à l'ère
coloniale. On aura reconnu, en cela, la pertinence de l'idée
d'après laquelle l'État postcolonial est aussi le cadre
privilégié d'une fabrication de l'ethnicité. Cette logique
implacable donne du relief à Ménissier lorsqu'il écrit :
« Les États, notamment, peuvent ou ont pu fabriquer de
l'ethnicité en fonction de stratégies
précises43 ».
En suivant donc, les réflexions de Ménissier, on
découvre la teneur scientifique de l'hypothèse selon laquelle
l'ethnicité a une connotation artificielle. Puisque, bien que
l'expression d'une appartenance à un groupe distinct des autres soit de
toute évidence inscrite dans la conscience de tout un chacun,
l'ethnicité surgit en contexte de crispations identitaires rendues
possibles par le lourd héritage colonial dont se départissent
difficilement les acteurs politiques africains.
42 T. Ménissier, op. cit., p. 85.
43 Ibid., p. 85.
29
1.2 La colonisation, un ferment de la diversité
ethnique
Au compte des exigences qui imposent aux
sociétés contemporaines d'en venir à s'interroger sur les
règles ou les principes qu'elles doivent s'imposer à
elles-mêmes pour assurer un traitement différencié de
l'identité humaine (ou encore une prise en compte de la diversité
humaine), il se trouve en amont la colonisation. À la lecture de
l'Essai sur la décolonisation des identités, on est tout
de suite frappé par l'insistance avec laquelle Renaut souligne
l'hypothèse que « la problématique de la
diversité humaine entretient un lien étroit avec la question
coloniale et postcoloniale44 ». Tout le pari de Renaut est
de montrer que parmi ce qu'il a nommé volontiers, à la
lumière de Rawls, « circonstances de la
diversité45 », pointe la colonisation. Pour
clarifier cette idée, un argument fondamental est à
considérer : la colonisation est un profond réducteur de la
diversité humaine et donc de la diversité culturelle.
D'une façon globale, le projet de répandre une
civilisation aux autres contrées de la terre avait comme fondement
l'imposition d'une culture dominante (techniquement et scientifiquement) aux
autres cultures. L'Occident, en se plaçant dans la posture de culture
dominante, brisait ainsi les autres cultures qui devaient désormais se
conformer à l'unique modèle de civilisation que constituait la
civilisation occidentale. Du coup, en procédant à cette
réduction de la diversité des cultures à une culture
identique, mieux dit, en procédant à « la mise sous
tutelle culturelle des populations indigènes46 »,
la colonisation sacrifie de ce fait la richesse culturelle contenue dans la
diversité ambiante des cultures. C'est à ce prix que la
colonisation, puissant vecteur d'un arrachement au « monde vécu
», s'affirme comme l'expression d'un traitement violent de la
diversité culturelle. L' « esclavagisation » des Noirs ainsi
que la constellation des États-nations fournissent des exemples
édifiants. Dans chacun de ces deux cas, ce qui fait apparaître la
colonisation comme l'un des plus puissants négateurs modernes de la
diversité culturelle réside dans la volonté manifeste de
méconnaître l'autre dans sa différence culturelle comme un
semblable devant jouir des droits identiques aux siens. Ceci a eu pour
implication
44 A. Renaut, Un humanisme de la
diversité, op. cit., p. 287.
45 Renaut Précise lui-même que la notion
de « circonstances de la diversité » telle qu'il la
conceptualise trouve ses repères philosophiques chez Rawls qui, en
empruntant la notion à Hume, développe la notion de «
circonstances de la justice ». Voir A. Renaut, Ibid., p. 73.
46 Ibid., p. 101.
30
directe, au sein de l'État-nation, le principe de
l'assimilation culturelle comme valeur indispensable à l'affirmation de
l'humain en l'homme.
Soulignant le lien étroit entre colonisation et
diversité ethnique des États d'Afrique noire, il faut dire que
les effets déstructurant de la colonisation ont occasionné la
mise en commun de populations hétérogènes au sein d'un
même creuset national. Reprenant les propos de Debray, on
reconnaîtra ici que la colonisation a laissé l'État
d'Afrique noire « dans un monde réenchanté,
fragmenté en identités closes et où toutes sortes
d'intégrismes (...) donnent le ton47 ». À
titre illustratif, dans son article de 198948, Nicolas soulignait
que le Nigéria au lendemain des indépendances comptait environ
200 ethnies. De ce foisonnement de populations diverses, mises sous tutelle de
l'État-nation, une seule difficulté mérite d'être
évoquée : celle consistant à penser l'intérêt
général en ayant à l'esprit les intérêts de
ces populations diversifiées.
L'idée est que la colonisation a imposé
l'État-nation à des réalités politiques et
socioculturelles dont la difficile gestion postcoloniale est le reflet de la
balkanisation. En procédant à une mise en rapport forcé de
populations hétérogènes dans le creuset de
l'État-nation, la colonisation posait ainsi les jalons d'une opposition
entre les différents groupes ethniques ou entre les ressortissants
d'espaces géographiques différents. Cette opposition trouvait sa
source dans des politiques de gestion discriminatoire de ces populations. De
ces politiques de gestion discriminatoires, la conséquence en est
aujourd'hui l'existence à foison de conflits qui font de l'Afrique une
terre de conflits. Pour preuve : à entendre, Côte-d'Ivoire,
Soudan, Centrafrique, Libéria, Burundi, horreurs, cruautés et
atrocités traversent les esprits de plus d'une personne. L'analyse de
chacun de ces conflits témoigne de l'effectivité des politiques
internes de marginalisation de certains groupes de population, lesquels groupes
se sentent exclus de toute participation significative à la gestion des
affaires étatiques. Sur ce point, les exemples à mobiliser pour
s'en convaincre sont aussi multiples que connus. Simplement pour
mémoire, retenons l'opposition devenue classique entre « Hutu
» et « Tutsi » au Rwanda.
47 R. Debay, L'intellectuel face aux tribus,
Paris, CNRS Éditions, 2008, p. 10.
48 Intitulé « Stratégies
ethniques et construction nationale au Nigéria », in J.-P.
Chrétien et G. Prunier (dir.), op. cit., p. 368.
31
Au Rwanda en effet, l'idée de colonisation comme
ferment de la diversité ethnique trouve ses repères dans la
hiérarchisation raciale et sociale induite par la politique du colon
belge. « Hutu » et « Tutsi », ces deux
peuples parfaitement homogènes au plan linguistique et culturel, ont vu
leur conflit naître à partir du ferment idéologique qu'a
véhiculé la politique coloniale de répartition du pouvoir,
du savoir, des positions sociales et des richesses. Le qualificatif de «
Seigneurs » Tutsi que brandissait le colon contre celui d' «
esclaves » Hutus contribuait ainsi à asseoir une haine
entre ces deux peuples. Plus significatif encore est cette
inégalité forgée de toute pièce entre ces deux
peuples par le colon belge : « Les Batutsi étaient
destinés à régner, leur seule prestance leur assure
déjà, sur les races inférieures qui les entourent, un
prestige considérable...49 ». Ce sont de pareils
propos qui impliquent, en bonne logique, l'enracinement de la
problématique identitaire en Afrique et qui y réconfortent la vie
de ghetto ethnique vécue comme un traumatisme à partir de la
colonisation. C'est dans ce cadre d'analyse que se situe Renaut, lorsqu'il
écrit :
les États (...), notamment en Afrique subsaharienne,
font eux aussi avec douleur l'apprentissage de la manière dont le
retrait de la domination coloniale libère (...) des antagonismes pour
l'apaisement desquels la réconciliation passera par un apprentissage de
la démocratie50.
Faisant suite à ce qu'il désigne par «
apprentissage de la démocratie », la tendance à
l'édification de l'État-nation sera confrontée à
des discours identitaires dont le plus en vogue est le discours «
ethniciste ». Ce discours, perçu dans ce travail comme le
résultat d'une « stratégie politique », participe
depuis longtemps à la fermeture des identités ethniques surtout
en périodes électorales. Ce qui suggère l'idée de
la difficile émergence des nations démocratiques en Afrique
noire.
1.3 Le « ghetto » ethnique, obstacle à
l'émergence d'une conscience nationale
Il n'y a jamais d'État qui n'ait fait de l'unité
nationale, la valeur cardinale ou encore la valeur des valeurs. Ce constat
s'illustre à plus d'un niveau dans l'univers
49 J.-P. Chrétien, « Hutu et Tutsi au
Rwanda et au Burundi », in J.-L. Amselle, E. M'bokolo, op.
cit., p. 138
50 A. Renaut, Quelle éthique pour nos
démocraties ?, Paris, Buchet/Chastel, 2011, p. 50.
32
politique moderne. Le processus de création des
identités nationales en Europe51 est un exemple phare. Tout
comme l'Europe, l'Afrique ne déroge pas au constat. En Afrique en effet,
la valeur de l'unité nationale s'est affirmée contre toute
tendance à l'expression des particularismes ethno-régionaux.
Ainsi, aux lendemains de la colonisation, l'idée de construire la nation
au sein de chaque État africain sera fondée sur des mythes
entretenus autour des « pères de la nation ». Ces derniers, en
vertu des prérogatives qui leur étaient dévolues se
révélèrent hostiles à toute tendance visant
l'expression des particularismes ethniques ou régionaux : «
L'unité nationale veut dire qu'il n'y a sur le chantier de la
construction nationale ni Ewondo, ni Douala, ni Bamileké, ni Boulou, ni
Foulbé, ni Bassaã, etc., mais partout des
Camerounais52 », déclarait Ahidjo, premier
président du Cameroun.
Notons en sus que dans le sillage de cette
compréhension de l'unité nationale furent entreprises des
démarches historiques dont l'enjeu était de faire accéder
l'ensemble des populations hétérogènes, circonscrites dans
les frontières de l'État moderne en Afrique, à la
véritable histoire de leur passé. L'histoire étant
considérée comme source de la fraternité, les historiens
africains vont procéder à la définition d'une «
personnalité collective nationale » tout en réifiant la
population nationale dans les limites d'une identité unique et en
dépassant l'hétérogénéité et les
contradictions internes afférentes aux États postcoloniaux
d'Afrique noire. Ceci à partir d'un recul historique qui permet à
des peuples « différents à l'origine de finir par se
considérer comme membres indissociables d'une même
nation53 ». Avec pareilles démarches historiques,
on ne comprendrait pas pourquoi l'idée de « ghetto ethnique »
est encore évoquée ici comme un obstacle à
l'émergence d'une conscience nationale. Si l'on a le désir de
comprendre, il faudrait, à l'évidence, analyser de plus
près la notion même de « nation ».
En partant du vocable romain « Natio » qui
désignait la déesse de la naissance et de la provenance, la
nation a d'abord fait référence à des « peuples
(...) qui n'ont pas
51 Pour une documentation bien fournie, nous
renvoyons au très éclairant ouvrage d'A.-M. Thiesse, La
création des identités nationales. Europe
XVIIIe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2001.
52 Cité par E. Mbuyinga, Tribalisme et
problème national en Afrique. Le cas du Kamerun, Paris,
L'Harmattan, 1989, p. 29.
53 N. Gayibor, « Des défis de
l'écriture d'une histoire nationale en Afrique : l'exemple du Togo
», in N. A. Goeh-Akue & N. L. Gayibor (dir.), Histoires
nationales et/ ou identités ethniques. Un dilemme pour les historiens
africains ?, Paris, L'Harmattan, 2010, p. 28.
33
encore acquis la forme organisée de l'unité
politique54 ». En s'inscrivant dans cette tradition, le
mot « nation » correspondait à une situation
prépolitique des hommes unis pour autant par des liens de sang. Ce
premier sens incarné par la tradition romaine sera répandu
à travers l'histoire du Moyen Âge jusqu'au début des Temps
modernes. Mais avec les Temps modernes, cette unité sémantique
sera éclatée : nation sera alors comprise comme «
protagoniste de la souveraineté55 », la
souveraineté du peuple à l'égard du roi. À ce
point, le modèle de la nation française, advenue historiquement
à la suite de la Révolution, est un exemple fécond.
À partir de cette Révolution, lorsqu'on analyse le climat
politique ambiant dans la modernité, la simple évocation du mot
« nation » invite à le considérer soit comme une
communauté d'origine soit comme une communauté résultant
de l'artifice humain basé sur le schème contractualiste. Mieux
dit, la nation aura deux implications : l'une valorisant l'aspect culturel (la
théorie du « jus sanguinis ») et l'autre prenant en
compte l'aspect politique (la théorie du « jus soli
»). À ce titre, les travaux de Herder et Renan sur cette
question suggèrent clairement que le mot « nation » comporte
bel et bien une dimension objective, c'est-à-dire culturelle, et une
dimension subjective, c'est-à-dire politique.
Sous le couvert de cette distinction opérée par
ces deux auteurs, la « nation objective » défendue
par Herder donnera lieu au nationalisme culturel. Cette conception de la nation
privilégie les liens de sang, la langue, la coutume, bref la culture.
Cette conception, dont les racines remontent à Blyden dans le contexte
africain, est présentée par Jeffers, dans ses travaux
consacrés à Wiredu, comme « une idéologie et/ou
un mouvement social cherchant à établir et protéger
l'autonomie d'un peuple en l'encourageant à préserver et cultiver
sa culture dans ce qu'elle a de singulier56 ». Dans le
cadre de ce nationalisme se comprennent le mouvement de la «
négritude » prônée par Senghor, le «
communalisme » de Nyerere et l' « idéologie de
l'authenticité » mise en avant par Mobutu. Ces figures
historiques que l'on vient d'évoquer, préconisaient chacune
à son niveau le retour aux valeurs de la civilisation du monde noir en
tant que condition d'émergence de ce continent. Conçu comme
tel,
54 J. Habermas, op. cit., p. 70.
55 Id.
56 C. Jeffers, « Kwasi Wiredu et la question du
nationalisme culturel », Philosopher en Afrique, LXVII, n°
771-772, Brazzaville, août-septembre 2011, p. 640.
34
on ne peut certes nier que ce nationalisme correspond à
un sentiment d'appartenir à une communauté culturelle dont il
s'agit de préserver les valeurs ; on ne peut non plus nier qu'il est
l'expression d'un retour aux sources. Mais, dans une certaine mesure, ce
nationalisme tel que proclamé par ces trois figures participait d'une
hostilité à l'égard des valeurs occidentales. Or, quand on
prend du recul, tout nous indique clairement que l'histoire de l'Europe
occidentale ayant dominé largement celle du reste du monde, les valeurs
accompagnant cette domination doivent plutôt être perçues
comme un héritage dont on ne pourrait totalement s'en débarrasser
et avec lequel il faudrait composer.
En ce qui concerne la « nation subjective », elle
trouve son porte-parole le plus brillant chez Renan dont le propos suivant a
fini par avoir force de slogan : « L'existence d'une nation est
(pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours,
comme l'existence de l'individu est une affirmation perpétuelle de la
vie57 ». Par ce propos, Renan mettait en évidence
l'idéal de la nation comme un désir de vouloir vivre-ensemble,
comme une quête permanente et non achevée. Ce propos
témoigne en faveur de la transcendance des liens culturels (ethniques,
identitaires) comme fondement de la nation moderne. Au-delà du fait que
la position défendue ici par Renan se situait dans le cadre de la
controverse franco-allemande sur l'Alsace-Lorraine, dont la formule de Renan
permettait à la France de récupérer les Alsaciens-Lorrains
chez les Allemands, ce penseur offrait à la démocratie moderne
son assise théorique. Cette dernière est apparue historiquement
comme transcendance des liens sociaux primaires avec pour fondement, une forme
de citoyenneté axée sur le modèle contractuel de la
société. En tant que « source du lien
social58 », la citoyenneté, dans le monde moderne,
traduit ce vivre-ensemble au sein des mêmes institutions politiques et
sociales ; un vivre-ensemble fondé sur l'égale dignité de
tous. C'est cette citoyenneté qui caractérise la
démocratie moderne.
En effet, contre une forme antique de démocratie, la
démocratie moderne a révélé ses prouesses à
travers la place prépondérante accordée à
l'individu dans la sphère politique. Ce dernier, dans la jouissance de
ses droits et devoirs de citoyen,
57 E. Renan, Qu'est-ce qu'une nation ? Et autres
écrits politiques, Paris, Imprimerie nationale, 1996, p. 241.
58 D. Schnapper, Qu'est-ce que la
citoyenneté ?, Paris, Gallimard, 2000, p. 11.
35
prend part à la vie politique de son État, en
désignant lui-même ses propres gouvernants au moyen
d'élections libres. L'élection étant elle-même
définie comme « l'instrument de désignation des
gouvernants59 », elle permet la participation des citoyens
à la gestion de la chose publique. De ce fait, l'élection devient
un repérage saisissant lorsqu'on ambitionne de distinguer la
démocratie moderne de la démocratie antique où avait lieu
par exemple la pratique du tirage au sort, au hasard ou prédictions des
oracles, à l'hérédité ou à la cooptation.
Cet écart entre démocratie moderne et
démocratie antique se renforce avec l'apparition des partis politiques
rassemblant des hommes unis pour favoriser, par leurs efforts communs,
l'intérêt national. Pour reprendre l'Article 51 de la Constitution
congolaise en date du 20 janvier 2002, « Le parti politique est une
association dotée de personnalité morale, qui rassemble des
citoyens pour la conquête et la gestion pacifiques du pouvoir autour d'un
projet de société démocratique dicté par le souci
de réaliser l'intérêt général ». Le
parti politique est le lieu de débats contradictoires, le lieu de
discussions idéologiques, le lieu où s'offrent des instruments
d'analyse prospective des projets concurrentiels ou alternatifs. Il est
à rappeler également que, dans l'esprit démocratique,
l'adhésion à un parti politique quelconque se fait sur la base
des idées défendues ou sur la base du programme de
société promu par le parti politique en question.
Conformément à l'idéal démocratique moderne
considérant l'individu comme « un moi non
encombré60 », le parti politique ne saurait
s'identifier à une ethnie, encore moins à un département,
à une religion ou à une secte. Là réside la
difficulté d'un ancrage de la démocratie en Afrique noire depuis
les processus de démocratisation datant des années
quatre-vingt-dix.
Contrairement à cet idéal démocratique,
la réflexion sur la démocratie en Afrique noire se complexifie
parce qu'elle prend en compte des facteurs subjectifs que sont les sentiments
d'appartenance, les identités ethniques, ou plus encore, les
intérêts des élites dirigeantes. Ainsi, à l'inverse
de l'individualisme posé comme fondement de la démocratie
moderne, c'est l'appartenance ethnique qui devient
59 D. Kokoroko, « Les élections
disputées : réussites et échecs », Pouvoirs,
n° 129, Paris, 2009, p. 115.
60 Nous reprenons la formule de M. Sandel,
citée par S. Mesure et A. Renaut, Alter ego, op. cit.,
p. 84.
36
synonyme de compétition électorale dans la
plupart des pays en Afrique noire. Sans être excessif dans les propos,
soulignons que la compétition électorale devient non pas la
confrontation pacifique des projets de société concurrentiels
mais l'exhibition de la représentativité ethnique. Dans une
approche récente, Mazrui écrit :
Il importe de se rappeler qu'en Afrique, à l'ère
postcoloniale, la représentativité se mesure souvent selon des
critères ethniques et non pas électoraux. L'arithmétique
de la représentation ethnique contribue souvent à rassurer les
membres des différents groupes ethniques, qu'ils fassent ou non
réellement partie des agents et des bénéficiaires du
régime politique. Les gouvernements sont considérés comme
plus ou moins représentatifs, selon que leur composition ethnique
reflète plus ou moins celle de la population61.
Dans la logique de cette affirmation, il est aisé de
souligner qu'en Afrique la composition même des partis politiques est
aussi le lieu d'une expression du sentiment d'appartenance à une ethnie.
C'est ce qui fait que l' « imposture ethnocentriste », en prenant le
dessus sur l'intérêt supérieur de la nation, occasionne
toute sorte d'intrigues politiciennes. Ce qui, notons-le immédiatement,
met à mal la préservation du bien public, c'est-à-dire le
bien commun. Ceci met à rude épreuve la possibilité
d'envisager l'intérêt général dans la participation
de la vie collective de la nation, nation au sens bien entendu de Renan. Ainsi
par exemple, se trouvant seul face à l'urne dans un isoloir, ce n'est
point comme citoyen détenteur du destin politique de son État
qu'il élit tel ou tel autre candidat. Son choix reste motivé par
son appartenance à une communauté dont l'absence de
représentativité dans la gestion des affaires publiques est
perçue par lui comme une source d'enlisement de sa communauté
dans la misère. En retour, cette tendance illustre la difficulté
à intégrer les intérêts des membres appartenant
à d'autres communautés et à avoir, par le biais d'une
démarche critique, un profond respect pour la chose publique. Plus loin,
tout porte à considérer que ce que l'on désigne par «
bien public » n'est que la propriété de la
communauté ethnique hissée au devant de la scène
politique62.
61 Repris par B. A. Davakan, Citoyenneté et
identités comme enjeux d'une « démocratisation ancrée
» en Afrique noire : illustration par les trois villes autonomes du
Bénin, Thèse de Doctorat en Sociologie, Université du
Québec à Montréal, Mars 2009, p. 23.
62 En développant cette idée, nous nous
référons au travail réalisé par E.-M. Mbonda au
sujet de l'État camerounais, in « La « justice
ethnique » comme fondement de la paix dans les sociétés
pluriethniques. Le cas de l'Afrique.», op. cit., p. 24 sq.
37
De là résultent multiples crises,
entraînant une crise de la citoyenneté ; citoyenneté sans
laquelle on ne parvient pas à agir en fonction de l'intérêt
général. Ce manque de lucidité dans la poursuite de
l'intérêt national fait que dans beaucoup de pays d'Afrique noire,
la composition des différents partis politiques fait état d'une
imposture ethnocentriste. À ce premier élément, s'ajoute
la persistance de la tradition de l'enrichissement par le pouvoir
politique63. Ce dernier trait témoigne en faveur de
l'ethnicité comme production, comme stratégie politique diffusant
dans la mémoire collective des préjugés tenaces. Bowao l'a
bien démontré, en s'inspirant de la réalité
congolaise, lorsqu'il laissait entendre :
Le Congo a été dirigé successivement par
les Kongo, les Lari, les Kouyou, les Mbochi, les N'zébi noyés
dans le « NiBoLek ». Les ethnies qui ont accompagné les autres
ethnies au pouvoir jusque-là, attendent, à leur tour, qu'un
enfant téméraire du terroir réussisse à se frayer
le chemin d'un destin national pour honorer les siens64.
Ce visage politique au Congo nous donne déjà un
aperçu sur le terme « ghetto65 » et son
rapport à la conscience nationale. Il est souhaitable, en ce sens, de
commencer par définir la « conscience nationale ». Par
conscience nationale en effet, nous entendons ici la formation de la conscience
individuelle et collective qui présuppose une appropriation du
vivre-ensemble dans le sens d'une participation à la construction de
l'unité politique malgré nos différences ethniques. La
conscience nationale, telle que définie, est en liaison étroite
avec la nation politique qui s'articule autour d'un idéal de projet de
société. Mais que dire du « ghetto » ?
Employé étymologiquement pour désigner les quartiers juifs
des grandes villes, le terme « ghetto » par extension
désignait un milieu refermé sur lui-même. Ce qui est
frappant à travers l'usage de ce terme, c'est la difficulté
d'accès ou la marginalisation de certains milieux au sein d'un
même État. C'est ainsi que, lorsque ce terme apparaît dans
le rapport de l'Institut Montaigne, il désigne « Ces quartiers
que la
63 Confère à ce propos J.-F. Bayart,
L'État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 2006
[1989], p. 288-296.
64 C. Z. Bowao, L'imposture ethnocentriste.
Plaidoyer pour une argumentation éthique du politique, Brazzaville,
les Éditions Hemar, 2014, p. 38-39.
65 Le ghetto désigne au Moyen
Âge les quartiers dans lesquels les juifs étaient tenus de
résider en Italie. Par extension, il a ensuite désigné les
quartiers juifs des grandes villes. Puis le ghetto est devenu la configuration
classique de l'habitat des Noirs américains pendant plus de 80 ans. La
plupart des définitions insistent sur la tendance à
l'uniformité socio-ethnique de ces territoires et sur l'existence de
multiples barrières rendant la sortie du ghetto difficile. Confer le
rapport de l'Institut Montaigne, Les oubliés de
l'égalité des chances, 2004, p. 154.
38
France appelle pudiquement des Zones Urbaines Sensibles
(ZUS) (...) des quartiers à part66 ». Mais, lorsque
nous l'employons dans ce travail il ne caractérise pas la condition de
groupes ethniques refermés sur eux-mêmes au nom d'une
pureté ou homogénéité parfaite, puisqu'à
travers des pratiques courantes comme les mariages interethniques, il est
impossible de parler aujourd'hui d'une « pureté ethnique ».
Par « ghetto », nous voulons affirmer cette
incapacité des africains à transcender les liens ethniques dans
l'optique de faire porter le débat démocratique autour du
véritable projet de société.
Pour attester l'assise scientifique de cette idée,
tâchons de recourir à la réalité politique au Togo.
Au plan politique en effet, l'opposition entre Nord-Sud, que le commun des
hommes réduit à tort à une opposition entre l'ethnie
« Ewé » (que l'on identifie volontiers à tout
le Sud du Togo) et l'ethnie « Kabiyè » (à
laquelle on résume toute la diversité ethnique qui compose le
Nord), se reflète à travers la composition des partis politiques
et les résultats issus des urnes. Ainsi par exemple, lors des
législatives de 2007, l'obtention des sièges par les trois grands
partis politiques que sont le Rassemblement du peuple togolais (RPT), l'Union
des Forces du Changement (UFC) et le Comité d'action pour le renouveau
(CAR) faisait état d'un primat de l'appartenance ethnique sur le
sentiment national. En raison des provenances ethniques qui s'identifient au
régionalisme au Togo, le Sud vote majoritairement pour le parti dont les
membres étaient majoritairement du Sud tandis que le Nord manifeste sa
préférence au parti dont le fondateur est du Nord. À ce
titre, les résultats des législatives de 2007 au Togo nous en
donne une ébauche d'analyse :
En effet, sur 81 sièges à pourvoir, le
Rassemblement du peuple togolais (RPT) a obtenu 50 députés soit
la majorité absolue. Mais surtout, sur les 38 sièges disponibles
au Nord, il enleva 37, un seul siège, celui de Sokodé ville lui
ayant échappé. Les 13 autres sièges ont été
obtenus notamment dans les circonscriptions où les ethnies
Kabiyè, lamba et nawdba sont importantes. Les scores des autres partis
confirment ce vote ethnique. L'Union des forces du changement (UFC) dont les
cadres sont majoritairement éwé a obtenu 27 sièges dont un
seulement au Nord. Il remporta la totalité des sièges dans les
Lacs, le Zio, l'Avé, le Golfe et 4 sièges sur les 5 de
Lomé-commune. L'aire culturelle « éwé » est donc
dominée par l'UFC. Le Comité d'action pour le renouveau (CAR) a
gagné les 3 sièges de Yoto et 1 dans le Vo. Ces deux
préfectures
66 Institut Montaigne, Les oubliés de
l'égalité des chances, Paris, 2004, p. 153-154.
39
sont majoritairement peuplées par les Ouatchi, ethnie de
Maître Y. Agboyibo, alors premier ministre et président du
CAR67.
À partir de ces résultats, le constat qui
s'impose à toute analyse est celui d'après lequel les
électeurs se trouvent moins concernés par les programmes
politiques ou par les projets de sociétés que par l'appartenance
ethnique des candidats. Une telle prédisposition de l'imaginaire
collectif des populations africaines est de nature à favoriser la
logique mobilisatrice et calculatrice des identités ethniques. Plus
encore, elle illustre aussi la difficulté à se départir de
ses liens ethniques pour penser le bien commun dans un univers composé
d'une diversité ethnique. Dans cette logique, l'expression « ghetto
ethnique », qui tire ainsi sa pertinence, se laisse appréhender
comme une entrave à l'émergence d'une conscience nationale ;
cette dernière ayant été définie comme
l'articulation des différentes aspirations autour d'un projet de
société. Précisons en outre, que cette évocation ne
se comprendrait parfaitement que si deux arguments sont pris en
considération :
Le premier argument repose sur la conviction que, le repli sur
la sphère ethnique est une sorte de subconscience vécue
individuellement et/ou collectivement. C'est d'ailleurs ce qui rend possible
les manoeuvres politiciennes et la personnalisation du pouvoir malgré la
vague de dirigeants se succédant au pouvoir depuis les
indépendances. En réalité, si le repli sur la
sphère ethnique ne justifiait pas ce type de subconscience vécue
au plan individuel et collectif, comment saurions-nous prouver la logique
instrumentale de l'appareil d'État ? On découvre dans une
certaine mesure que, la conception la plus répandue, celle-là qui
attribue l'usage des leviers ethniques aux seuls gouvernants demande
néanmoins à être réexaminée et
peut-être nuancée. Puisque dans ce que l'on a identifié
comme génocide sur le continent noir, les différents facteurs
ayant engendré ces différents affrontements ont souvent mis en
exergue la part active des populations elles-mêmes dans le renforcement
des clivages ethniques à travers l'éducation
familiale68.
67 E. Batchana, « Le Togo face au défi
de la construction nationale : comment l'ethnie et la région
déterminent-elles le comportement des électeurs togolais
(1958-2007) », Journal de la Recherche scientifique de
l'Université de Lomé, Vol. 1, N° 3, 2013, p. 16.
68 Pour une remarquable analyse des différents
facteurs éducatifs engendrant les guerres au sein des États
africains, voir J.-P. Chrétien (dir), Rwanda : les médias du
génocide, Paris, Karthala, 1995.
40
Le second argument nous invite à considérer ce
que Renaut, en analysant le multiculturalisme américain,
désignait par l'absence d'un « interchange des
ethnies69 ». En effet, perçus comme « une
société multiethnique », les États-Unis dans la
perspective d'assurer un traitement convenable de leur diversité ont
débouché, d'après les termes propres à Renaut, sur
une pure et simple « juxtaposition » ethnique. Symétriquement,
une telle juxtaposition peut être mobilisée pour refouler
l'apparent brassage interethnique des africains ; lequel brassage porte
d'ordinaire à affirmer un parfait métissage desdites populations.
En ce point de la réflexion, refouler le brassage interethnique qui
pourrait être interprété comme l'indice de cohésion
des populations africaines revient à penser au véritable moteur
d'un dialogue interethnique. La recherche de cet élan vers l'autre,
centrée sur la nécessité d'un principe
fédérateur, serait un fondement incontournable du vivre-ensemble
à partir duquel les États africains pourraient se soustraire de
l'emprise des différentes guerres ethniques. Car :
Lorsque des identités peuvent tout au plus coexister
parce qu'il n'y a rien qui puisse les motiver à étendre, leur
partialité ou leurs préférences sympathiques à des
identités autres, cela les prédispose à une dangereuse
juxtaposition qui risque de déboucher sur la guerre, tant leurs
appétits ne sont pas régulés par un principe à la
fois transcendant et fédérateur (...)70.
Conclusion
En définitive, ce chapitre s'est proposé
d'aborder la question de l'ethnicité à partir de certains
repères. Nous en reconnaissons trois : la colonisation,
l'État-nation et la démocratie, tous servant de support à
un investissement identitaire. Ce chapitre s'est ensuite proposé de
cerner le sens des concepts d'« ethnie » et « ethnicité
» dans le champ précis de l'Afrique noire à partir des
débats entre la tendance primordialiste et la tendance constructiviste.
Ainsi, nous avons, le temps de l'analyse normative, considéré
« ethnie » et « ethnicité » dans une dimension
double. Une dimension anthropologique en référence à la
culture servant de référentiel commun au groupe
69 A. Renaut, Un humanisme de la
diversité, op. cit., p. 341.
70 L. Ayissi, « L'État postcolonial
d'Afrique et le problème du vivre-ensemble », in E.-M.
Mbonda (dir.), La refondation de l'État en Afrique, justice,
efficacité et convivialité, Annales du CERJUSP, n° 001,
Yaoundé, éditions terroirs, 2009, p. 143.
41
qui s'identifie à cette même appartenance ; et
une dimension psychologique, faisant en cela référence à
la conscience qu'ont les acteurs d'appartenir à ce groupe. Au vu de ces
deux dimensions, l'ethnie, qui apparaît aux yeux de Weber comme «
un fourre-tout71 », est présentée dans
ce travail comme la conscience d'appartenir à un groupe humain distinct
des autres par des critères réels ou supposés ; et
l'ethnicité, quant à elle, est présentée comme
l'expression de cette conscience d'appartenance à ce groupe.
Aussi avons-nous insisté, tout au long de ce chapitre,
sur la place prépondérante de la colonisation dans la production
de l'ethnicité africaine. Toutefois, loin que cette étude se
limite à la part importante occupée par la colonisation, elle a
mis en avant la question de la « réappropriation » par les
populations locales dont les élites dirigeantes en ont fait une
stratégie d'accès au pouvoir d'État. Fidèles
à cette entreprise coloniale, les dirigeants vont s'évertuer
à poursuivre et à amplifier, dans une certaine mesure, cette
entreprise dont les bases remontent à l'époque coloniale. Le
résultat le plus choquant de cette « rétroaction » est
que, la diversité ethnique des populations réunis au sein du
nouveau creuset national sera évoquée pour éluder le
projet moderne de démocratisation. Et c'est cette conception de la
diversité ethnique comme obstacle à la construction des nations
démocratiques qui nous suggère l'idée d'un alibi,
c'est-à-dire un faux prétexte. Pour comprendre plus en profondeur
le sens de cet alibi, la suite de ce travail sera consacrée à
l'État-nation et à la démocratie, le premier,
c'est-à-dire l'État-nation, constituant un repère, puisque
nous l'identifions comme le seul support dont la crise exige une reformulation
de la démocratie. Par ailleurs, il convient de préciser que notre
traitement de la question sera, infailliblement, informé par un
arrière-plan sensible à la diversité multiculturelle,
multiethnique et multinationale.
71 M. Weber, Economie et
société, t. 2, Paris, Plon, 2003, p. 139.
42
CHAPITRE II : DE LA CRISE DE L'ÉTAT-NATION
AFRICAIN À LA POLITIQUE DES IDENTITÉS ETHNIQUES
Introduction
Le souci de construire des « nations civiques »,
trait marquant de la modernité politique, s'est traduit par l'exigence
d'un référentiel commun devant fonder la cohésion sociale.
Dans cette logique, il faudrait prendre acte du fait que la démocratie
moderne, placée au défi de former un contrat politique entre les
citoyens, a recours à un arsenal légitimant la
nécessité d'une culture publique commune, d'une conscience
historique commune, des institutions publiques communes pour créer
l'unité politique et la solidarité entre les citoyens. À
la lumière de cet arsenal juridico-politique, fondant désormais
l'identité nationale, c'est donc l' « État-nation », en
tant que volonté manifeste de concilier une notion d'ordre juridique
avec celle d'ordre identitaire, qui va recevoir ses lettres de noblesse. Et
ceci pour plusieurs raisons qui tiennent toutes à la clarté de
cette formule : « L'État-nation demeure la forme limitée
et souveraine des droits et des devoirs des gouvernés en dépit
des fragmentations intra-nationales ou ethniques et des restructurations
supranationales à l'oeuvre dans les fédérations
territoriales et multinationales72 ». Cette formule
témoigne à suffisance que l'État-nation, pure invention de
la modernité politique, vise la conciliation de l'unité et de la
diversité, c'est-à-dire la conciliation de la diversité
des appartenances avec l'unité de la loi. En sorte que, à travers
cet objectif, on est en droit de dire que le concept d'État-nation a une
résonance éminemment régulatrice.
Cependant, dans le strict contexte de l'Afrique noire, au lieu
que l'État-nation soit le véritable creuset de la cohésion
sociale comme on pouvait le lire au tréfonds de son invention en
Occident, la cohabitation des peuples hétérogènes y est
plutôt vécue « comme la conséquence d'un mauvais
sort jeté à l'État par un Destin
72 M. Elbaz, « L'inestimable lien civique dans la
société-monde », op. cit., p. 16.
43
politiquement malveillant73 ». Ceci a
pour fondement le renforcement des forces centrifuges à l'oeuvre dans la
déstabilisation du lien social et politique. Se trouve ainsi
posée « l'hétérogénéité
ethnique des sociétés africaines comme un obstacle insurmontable
à leur démocratisation74 ». À la
lueur de cette formule, deux pistes de réflexion sont à explorer
dans ce chapitre : la crise de l'État-nation africain d'une part, et,
d'autre part, le projet de refondation de la nation démocratique
à la lumière de la politique des identités ethniques.
2.1 De la difficile conciliation du Même avec le
Divers à la crise de l'État-nation africain
Penser l'Un dans le Multiple, le Semblable dans le
Dissemblable, ou si l'on préfère, l'Unité dans la
Diversité, tel paraît plus que jamais la préoccupation de
la philosophie politique moderne. Et si l'on s'interroge sur le rapport du
Même avec le Divers dans l'État-nation africain, ce n'est pas
parce que ce type de rapport (dans le cadre d'un règne du Même
exclusif du Divers) nous conduit vers des tensions identitaires donnant lieu
à des horizons meurtriers. Mais c'est surtout parce qu'il y a
nécessité de construire un « Nous » politique
dans les États d'Afrique noire. Ainsi donc, le rapport entre le
Même et le Divers prend une envergure telle qu'il devient
impérieux de poser sur ces deux concepts un regard de précision.
De là vient que, antérieurement à ce rapport
controversé, il faudra avant toute analyse concentrer tout
particulièrement l'attention sur la signification du « Même
» et du « Divers » : qu'est-ce que le Même et qu'est-ce
que le Divers ?
En se fondant sur ses sources latines, le « Même
» se laisse appréhender comme ce qui marque la similitude, la
réduction à l'identique ou, de surcroît l'identité
totale d'une chose avec une autre. Dans cette perspective étymologique,
le « Divers » apparaît comme la marque du pluriel,
c'est-à-dire ce qui présente des aspects différents. Par
le biais de l'étymologie, nous nous assurons déjà de
façon réflexive d'un entrelacement difficile entre ce qui
s'affirme comme identique et ce qui pourrait
73 L. Ayissi, « L'État postcolonial
d'Afrique et le problème du vivre-ensemble », in E.-M.
Mbonda (dir), La refondation de l'État en Afrique, justice,
efficacité et convivialité, Annales du CERJUP N° 001,
Yaoundé, éditions terroirs, 2009, p. 142.
74 R. Otayek, « L'Afrique au prisme de
l'ethnicité : perception française et actualité du
débat », op. cit., p. 130.
44
s'affirmer dans une différence radicale. Nous insistons
sur l'approche étymologique de ces deux concepts en établissant
un lien étroit avec l'analyse philosophique qui nous suggère
l'idée de l'universel (induite par le Même) et celle de la
différence (induite par le Divers). Renaut s'investit tout
particulièrement dans l'analyse de ce que constituent le Même
d'une part, et, le Divers d'autre part. Sous sa plume, le Même
représente « ce par quoi, culturellement, les humains sont
semblables75 », « ce qui est humainement
même76 » ; tandis que le Divers est « ce
par quoi les humains sont dissemblables77 ». Toute la
controverse suscitée par le rapport du Même au Divers tient au
règne du Même exclusif du Divers. Par exemple, en concevant le
premier comme l'uniforme ou l'identique, la culture occidentale qui
étendait son emprise sur le reste du monde procédait à une
« néantisation des particularités », au nom
d'une hégémonie culturelle placée sous la férule de
l'Occident. Ce traitement de la diversité, en termes de «
différence sublimée » ou de l'universel se fermant
aux particularismes, apporte des éclaircissements au sujet de
l'émergence de l'État-nation et sa planétarisation.
Ainsi, lorsqu'on considère le Même comme ce qui
est homogène et le Divers comme ce qui est
hétérogène, il y a lieu de voir en l'État-nation ce
souci de concilier la diversité des intérêts avec
l'affirmation des particularismes communautaires. D'un point de vue analytique,
l'État représente l'universel juridique régi par des lois
et des institutions à caractère universel tandis que la nation,
elle, se laisse définir dans un sens comme « un effort
d'arrachement aux identités et aux appartenances vécues comme
naturelles78 ». En suivant les explications
proposées par Broohm, l'État-nation se laisse définir
comme le projet rationnel de la modernité politique visant à
concilier les différences ethno-identitaires avec les droits civiques et
universels. Par État-nation, nous entendons donc, la transcendance des
particularismes identitaires au profit d'une culture de l'universel ouverte aux
différences.
Ce qui est à révéler, à partir de
cette définition de l'État-nation, c'est l'échec du projet
de démocratisation dans le contexte africain. En Afrique noire où
l'État-nation
75 A. Renaut, Un humanisme de la
diversité, op. cit., p. 314.
76 Ibid., p. 315.
77 Ibid., p. 314.
78 N. O. Broohm, « Nationalité et
citoyenneté : défis et enjeux dans les Etats pluriethniques
africains aujourd'hui », Mosaïque, N° 001, Lomé,
décembre 2003, p. 51.
45
s'est imposé par le biais de la colonisation, et ce
d'abord indépendamment de la démocratie, il y a une réelle
tension entre la diversité ethnique et l'universel abstrait tel que
diffusé par l'État-nation démocratique. En
réalité, le principe qui régit la démocratie
libérale est celui de l'individu maintenu dans l'horizon de sujet
abstrait agissant en toute autonomie et indépendance. Ce qui ne
s'accorde pas avec l'esprit communautaire africain en fonction duquel, les
acteurs politiques tendent toujours à agir en faveur de leur
communauté d'origine. Dans son étude portant sur Les mirages
de la démocratie en Afrique subsaharienne francophone,
Akindès rendait compte assez objectivement de cette contradiction entre
esprit communautaire africain et esprit individualiste de la démocratie
libérale. Ainsi écrit-il :
Cette idéologie de l'individualisme et le «
contrat social » qu'il appelle semblent directement entrer en
contradiction avec l'esprit communautaire africain où le droit se
voudrait non pas le droit de l'homme- en tant qu'agrégat- mais le droit
des communautés. Selon ce droit communautaire, l'individu n'existe que
par rapport au groupe social auquel il appartient79.
Dans le sens des idées défendues par
Akindès, lorsque l'on considère le Même comme la culture
occidentale dont l'expansion à travers le monde est vue par certains
comme l'expression d'un nouvel impérialisme culturel, on pourrait
entrevoir l'idée d'un règne du Divers exclusif du Même.
Cette idée se lit clairement à travers le rejet de
l'État-nation en Afrique en partant de l'idée d'un
mimétisme systématique des structures du colonisateur. Partant du
constat de Médard selon lequel « L'État en Afrique ne
fonctionne pas parce qu'il est une copie de l'État occidental (ou de
l'État colonial)80 », nous pouvons comprendre, plus
en profondeur, ce rapport d'exclusion entre le Même et le Divers en
Afrique noire en parlant de L'Etat importé81 avec
Badie ou encore de La Greffe de l'État82 avec
Bayart. Tout au long de leurs ouvrages, le lecteur constatera une crise de
l'État-nation en Afrique noire, découlant d'un mimétisme
informel et d'une discrimination ethnique. Pour attester ce propos, on peut
essayer d'interroger la réalité politique de certains
États africains à travers un recul historique.
79 F. Akindès, Les mirages de la
démocratie en Afrique subsaharienne francophone, Paris, Karthala,
1996, p. 168.
80 J.-F Médard, « L'État en
Afrique ne fonctionne pas parce qu'il est une copie de l'État occidental
(ou de l'État colonial) », in G. Courade (dir.),
L'Afrique. Des idées reçues, Paris, Belin, 2006, p.
191-196.
81 B. Badie, L'Etat importé, Paris,
Fayard, 1992.
82 J.-F Bayart (dir.), La Greffe de
l'État, Paris, Karthala, 1996.
46
Ainsi, historiquement parlant, l'idée de la crise de
l'État-nation africain trouve sa traduction concrète dans la
réalité politique rwandaise où la politique d'exclusion
ethnique occasionnée par la « révolution sociale »
Hutu de 1959 engendre une guerre inter-ethnique. Au Rwanda en effet,
la crise de l'État-nation se présente comme la résultante
d'une longue histoire de discrimination ethnique qui débute avec la
colonisation. En un sens, la crise de l'État-nation s'y est posée
en termes de clivage Hutu-Tutsi. Depuis la colonisation qui a
participé au renforcement de préjugés tenaces entre ces
deux groupes ethniques, le repli ethnique a contribué à former
des bastions ethniques se transformant, au demeurant, en bastions
électoraux. Ainsi, le régime « Habyarymana »
une fois au pouvoir en 1973 aura comme objectif le renversement de
l'hégémonie des Tutsi, la condamnation de ces derniers
à l'exclusion, à l'exil ou même à la mort.
Toutefois, la contre-offensive des Tutsi à travers le Front
patriotique rwandais (FPR) visant la restauration de leur ancienne domination
sera au fondement de l'inoubliable affrontement connu sous le nom de
génocide rwandais. À titre indicatif, précisons que ces
affrontements inter-ethniques que l'on considère ici comme relevant de
la « crise de l'État-nation » reste tributaire de la difficile
cohabitation de ces différentes ethnies dont la gestion au plan
étatique passe par la politique d'exclusion ethnique.
Cette politique d'exclusion ethnique, expression d'une
difficile conciliation du Même avec le Divers, est la source de multiples
affrontements au sein des États-nations africains. N'en servirait aussi
pour preuve que le concept d' « ivoirité » ayant
alimenté le processus de crispation sur le référentiel de
l'identité nationale ivoirienne. Définie comme « la
marque d'une conception essentialiste et exclusive de l'identité
nationale ivoirienne83 », l' « ivoirité
» est une rationalisation du discours portant sur les origines et
dont la portée en terre ivoirienne consistait à opérer une
nette distinction entre « vrais » et « faux » ivoiriens en
insistant sur l'ascendance ivoirienne « pure ». Résultat d'une
rivalité politique entre Bédié et Ouattara, l' «
ivoirité » s'est imposée dans le contexte politique ivoirien
à la suite d'un référendum en mai 2000. Depuis lors, elle
y a occasionné des guerres civiles. Or, comme l'écrivait
déjà, il y a belle lurette, Hobbes : « les lois se
taisent là où parlent
83 J.-F. Havard, « Histoire (s), mémoire
(s) collective (s) et construction des identités nationales dans
l'Afrique subsaharienne postcoloniale », Cités, n°
29, Paris, 2007, p. 77.
47
les armes84 ». Du coup, la
démocratie, ou encore le gouvernement de la loi, se voit spoliée
par cette tension entre le « Même » et le « Divers »
compris respectivement comme la « nation civique » et la «
nation ethnique ».
L'heure étant à la crise de l'État-nation
dans notre contexte sociopolitique, il est en tout cas patent d'évoquer
le difficile entrelacement entre le Divers et le Même. En ce sens,
écoutons Ndebi Biya, ressaisir toute l'acuité du problème
:
le problème de la forme de l'État et de la
cohabitation ethnique en Afrique est celui de la dialectique de l'Un et du
Multiple. Comment réussir un État fort, pacifique et
prospère grâce à une forme de cohabitation des ethnies qui
ne doivent pas se supprimer, mais plutôt éclore avantageusement
dans leurs diversités et différences respectives. Si
l'État les phagocyte pour survivre seul, il disparaît
lui-même avant elles. Mais si au contraire, les ethnies rejettent
l'État, considéré concurrent par chacune d'elles, elles se
détruiront toutes par les guerres tribales, l'hégémonie
possible de l'une serait à jamais menacée par les autres et son
développement dans le temps serait le destin de Sisyphe85.
À partir du réveil des appartenances ethniques,
occasionné par le vent démocratique qui souffle sur le continent
noir dans les années mille neuf cent quatre-vingt-dix, il est
désormais question de déterminer les conditions d'un «
savoir-vivre au pluriel ». D'après cette nouvelle exigence, la
solution consistant autrefois à maintenir l'unité nationale au
détriment des identités ethniques semble inappropriée.
Reste alors à rappeler que le Même et le Divers correspondent pour
nous dans ce travail à deux sphères où nous pouvons
apercevoir le plus nettement, la distinction entre la « nation ethnique
» et la « nation civique » en tant que cette distinction permet
de comprendre à la fois, la crise de la citoyenneté
démocratique, le déficit de justice sociale et la
récurrence des violences. Sous cet angle, il y a d'abord
nécessité de cerner le sens exact de ces deux types de nations.
Utilisée au préalable par Coquerel86 pour
caractériser le sentiment d'appartenance des Zulu d'Afrique du
Sud à une même tradition et par Lamoureux87 qui s'en
est servi pour caractériser le projet d'autonomie revendiquée par
le Québec au sein de l'unité canadienne, la « nation
84 T. Hobbes, Le citoyen ou les fondements de la
politique, Trad. de S. Sorbière, 1649, p. 67.
En ligne sur le site
http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html
85 Cité par L. Ayissi, op. cit., p.
148.
86 P. Coquerel, « Les Zulu dans l'Afrique du Sud
contemporaine », in J.-P. Chrétien et G. Prunier (dir.),
Les ethnies ont une histoire, Paris, Karthala, 1989, p. 418-421.
87 D. Lamoureux, «Citoyenneté,
nationalité, culture», in M. Elbaz et D. Helly (dir.),
Mondialisation, citoyenneté et multiculturalisme,
Québec, Les Presses de l'Université Laval, 2000, p. 9.
48
ethnique » sous la plume de ces deux auteurs s'inscrit
dans le registre de la reconnaissance institutionnelle variée qu'exigent
certains groupes ethniques : indépendance, autonomie, participation
réglée à un État-nation. En d'autres termes, la
nation ethnique n'aura été que le résultat de la
résurgence au sein de l'État-nation d'un sentiment d'appartenance
ethnique exigeant une reconnaissance politique voire même juridique. Dans
une perspective assez comparable, nous utiliserons dans la suite de ce travail
cette notion d'un point de vue double : d'un point de vue conceptuel en
référence au « Divers » qui est le signe de la
diversité ethnique et, d'un point de vue politique pour désigner
la prise en compte institutionnelle par les acteurs politiques des quotas
ethniques dans la gestion des affaires de l'État. Aussi comme nous le
verrons ultérieurement, ce type de nation aboutit aujourd'hui, dans les
États qui s'emploient à en faire un mode particulier de
gouvernance, à des violences interethniques88. Puisqu'il a
pour effet direct, l'absence d'une conscience patriotique.
Quant à la « nation civique », elle n'est
rien d'autre que l'expression de l'unité nationale étatique
fondée sur le respect des valeurs communes qu'exige la poursuite d'un
destin commun. En cela, nous nous référons à l'oeuvre de
Manent89 ; une oeuvre dont le chapitre90 quatre en
retraçant l'histoire de la nation en Europe fournit, d'après
notre analyse, le fondement de la nation civique : celui d'une «
communauté de destin ». En résulte de ses travaux
notre appréhension de la nation civique comme la poursuite d'un destin
commun en dépit de la diversité ethnique composant les
États d'Afrique noire. Elle est essentiellement circonstancielle parce
que les nations modernes, fondées non plus sur les liens de sang mais
sur un contrat politique, ont besoin d'un consensus. On pourrait, à bon
droit, lui affecter le caractère de « patriotisme
rationnel91 » tel qu'il apparaît sous la plume de
Menissier comme une exigence de synthèse entre l'ethnique et le civique.
L'idée de « destin commun » inhérente à
la nation civique nous achemine tout naturellement vers une autre idée,
celle de « la communauté de citoyens92 »,
trait marquant de la citoyenneté moderne.
88 Voir le développement consacré au
vécu de l'ethnicité au Cameroun, in E.-M. Mbonda, «
La « Justice ethnique » comme fondement de la paix», op.
cit., p. 18-27.
89 P. Manent, Cours familier de philosophie
politique, Paris, Fayard, 2001.
90 « L'Europe et l'avenir de la nation », in
P. Manent, ibid., p. 101-116.
91 T. Menissier, op. cit., p. 91.
92 Confère D. Schnapper, La
communauté des citoyens, Paris, Gallimard, 1994.
49
Ainsi s'établit le lien entre nation civique et
citoyenneté. En effet, en tant que membre d'une communauté
nationale, le citoyen agit voire interagit avec d'autres membres de la
communauté. Son action est rendue possible grâce à une
armature juridico-institutionnelle qui consacre l'égalité de tous
devant la loi. C'est cette armature juridico-institutionnelle qui rend
possible, au sein des nations civiques, l'exercice de la citoyenneté
entendue comme ce qui lie un citoyen « aux autres membres de la
communauté politique, ce qui le place dans leur dépendance tout
en lui conférant une part de responsabilité dans leur
destin93 ». La nation civique se réfère ici
au « Même » qui fait appel à la construction d'une
identité collective malgré la diversité des appartenances
ethniques. Comprises respectivement comme le Divers et le Même, la nation
ethnique et la nation civique sont situées dans un dualisme
contradictoire rigide en Afrique noire. Ce qui génère aujourd'hui
la difficulté à construire une identité civique au sein
des États-nations africains.
Lorsqu'on tente d'appréhender cette difficulté
à partir du discours philosophique, la tension entre nation ethnique et
nation civique en Afrique noire trouve une justification dans l'absence du
« peuple » comme fondement de la nation civique. Mais alors,
qu'est-ce qu'un « peuple » ? Rousseau à qui revient le
mérite d'avoir élevé l'interrogation au rang d'un discours
philosophique formulait l'interrogation de la façon suivante : «
Avant donc d'examiner l'acte par lequel un peuple élit un roi, il
serait bon d'examiner l'acte par lequel un peuple est un peuple. Car cet acte
étant nécessairement antérieur à l'autre est le
vrai fondement de la société94 ». La
réponse à cette préoccupation consacre chez Rousseau
l'évidence bien connue de tous, celle du contrat social comme fondement
de la société et donc comme fondement du peuple. Dans les
dispositions prévues par le contrat de Rousseau, le peuple ainsi
constitué se compose désormais des individus qui se reconnaissent
réciproquement des droits et se les garantissent les uns les autres. En
ce sens, l'idée maîtresse, servant de fil d'Ariane au
modèle de contrat proposé par Rousseau, est celle du peuple comme
acteur historique de son propre destin. Ce qui
93 J. Habermas, op. cit., p. 111.
94 J.-J. Rousseau, Du contrat social, Paris,
Garnier-Flammarion, 1966, p. 50.
50
fera dire plus tard à Habermas que « Selon
Rousseau et Kant les destinataires du droit doivent en même temps
être à même de se concevoir comme ses
acteurs95 ».
Cette définition du peuple comme acteur historique de
son propre destin est celle qui nous éclaire dans l'analyse de la
réalité politique africaine. En effet, lorsqu'on soumet à
la sanction analytique les différentes manipulations du « peuple
» aussi bien par les pouvoirs en place que par les leaders de
l'Opposition, on s'aperçoit que l'ensemble des populations
réunies jusqu'à présent dans le creuset de
l'État-nation africain ne forment qu'un ensemble sociologique qui ne se
laisse pas appréhender comme acteur de son destin collectif. En ce sens,
ce qui manque en Afrique, c'est la conception du peuple comme « groupe
de gens en mesure d'agir collectivement et en particulier de conférer
une autorité aux institutions politiques96 ». Par
conséquent, ce dont les États africains ont plus besoin
aujourd'hui, c'est ce corps du peuple capable d'agir collectivement. En un
sens, l'état d'esprit des acteurs politiques tentant toujours de
vivifier les sentiments d'appartenance ethnique, tire prétexte de
l'absence d'un contrat social comme pacte fondateur de la
citoyenneté.
En réalité, l'absence d'un pacte instituant le
peuple au sens rousseauiste dans les États d'Afrique noire fait que, le
peuple qui se donne un chef pour favoriser l'organisation de la vie collective,
est plutôt mis au service de la survie des chefs d'États
africains. Ce qui suggère, en bonne logique, les difficultés
à construire un « Nous » politique auquel doivent s'articuler
les différentes composantes de l'État. Le résultat le plus
probant, pour emprunter des termes à Hallowell, en est que «
chaque politique ne s'applique plus à travailler pour l'Etat, mais
pour devenir l'Etat97 ». Dans ces conditions, comment
envisager la construction du peuple comme acteur de son destin collectif dans
les États-nations africains ? Comment parvenir à une
identité civique à partir de la diversité ethnique ? Ou
encore, pour emprunter cette inquiétude à Renaut:
95 Repris par N. O. Broohm, «
Nationalité et citoyenneté : défis et enjeux dans les
Etats pluriethniques africains aujourd'hui », op. cit., p. 51.
96 Affirmation de Miller, reprise par D. Ipperciel,
« Refonder la Nation : devrait-on réhabiliter la congolité ?
», in E.-M. Mbonda (dir.), La refondation de l'État en
Afrique, justice, efficacité et convivialité, op.
cit., p. 180.
97 J. Hallowell, Les fondements de la
démocratie, Chicago, Nouveaux Horizons, 1954, p. 60.
51
(...) semblables, mais divers, divers, mais semblables. De
quelle manière pouvons-nous parvenir à nous représenter
tous, donc universellement, comme des semblables, selon l'optique de ce qu'on
désigne comme un universalisme, sans que les principes de cet
universalisme entraînent l'exclusion ou la dévalorisation de la
diversité ?98
Conformément à cette exigence, comment la
construction de structures politiques impliquant la reconnaissance du
pluralisme comme un axe majeur de la démocratisation en Afrique noire,
saurait-elle trouver sa traduction la plus concrète ? Face à ce
défi, il importe de réexaminer les thèses plaidant en
faveur d'une « communauté politique plurinationale »
comme perspective d'une consolidation de la démocratie dans
l'État-nation africain.
2.2 Fonder l'État-nation africain sur la
politique des identités ethniques ?
Pendant longtemps, la démocratie en Afrique noire a
été décriée sous tous les cieux parce que ne
correspondant à aucune réalité africaine ; une Afrique
dont la posture traditionnelle témoignait de l'entière
subordination de l'individu à la communauté. Et de ce fait,
l'horizon nouveau qui pointe à l'avènement de la
démocratie (c'est-à-dire l'affirmation des droits individuels) a
été battu en brèche. Ainsi, pour les détracteurs de
la démocratie en Afrique, seul le retour aux sources purement africaines
est condition de l'unité politique nationale. À bon escient, ils
présentent la démocratie en Afrique comme une
réalité exogène, comme un « mal qui répand
la terreur » et dont la cause fondamentale, d'après Tshiyembe,
est inhérente à « l'inadaptabilité du
modèle étranger de l'Etat-nation aux logiques internes des
sociétés africaines plurinationales99 ».
Forts de leur grille d'analyse, ces détracteurs de la
démocratie en Afrique noire proposent à leur tour la valorisation
institutionnelle des ethnies comme condition unique de reconstruction du lien
politique dans les États africains. Dans ce registre, deux positions
dominantes sont actuellement aux prises dans le sens d'une reformulation de la
démocratie en contexte africain, et aucune d'elle n'échappe
à des objections de fond ou ne se trouve exempte de limites.
98 A. Renaut, Un humanisme de la
diversité, op. cit., p. 252.
99 M. Tshiyembe, Etat multinational et
démocratie Africaine. Sociologie de la renaissance politique,
Paris, L'Harmattan, 2001, p. 235.
52
2.2.1 L' « État multinational » comme
condition de renaissance politique de l'Afrique : une lecture critique
L'exigence d'un État multinational en Afrique que
développe Tshiyembe et que l'on présente comme la première
position théorique se déduit de l'histoire même du
continent africain. En Afrique noire, la question de l'identité
collective nationale en politique est toujours pensée, par
référence à l'idée de diversité, en fonction
des raisons intellectuelles de fond et des causes proprement historiques.
Raisons intellectuelles de fond : l'Afrique noire, comme l'ont clamé les
écrivains au lendemain des indépendances, est le lieu d'une
socialisation de l'individu. Ainsi donc, le recentrage de l'individu sur
lui-même, caractéristique de la démocratie moderne, semble
s'inscrire hors de la réalité africaine. Causes historiques,
parce que la réalité politique actuelle est tributaire de
l'histoire coloniale à l'issue de laquelle différentes «
nations précoloniales » se retrouvent au sein des mêmes
frontières étatiques. Le regroupement de ces nations
précoloniales, considérées comme des
réalités « purement » africaines, au sein des
mêmes entités politiques a été
interprété par certains auteurs comme source de l'échec de
la démocratisation des États africains.
Ainsi en est-il de Tshiyembe qui évoque le
caractère multinational des États africains pour y justifier
l'échec de la démocratie. En définissant la
nationalité et la citoyenneté respectivement comme « le
lien et le statut d'appartenance à une communauté de
caractères » et comme « lien et le statut
d'appartenance à un Etat100 », il propose
l'État multinational comme condition de renaissance politique de
l'Afrique. Pour lui, l'État multinational serait le plus
approprié à la réalité africaine parce qu' «
il est l'union sacrée des nations et des citoyens (Etat
fédéral) et des Etats (Etat confédéral),
ancrée dans le sol par les terroirs, à la fois lieux des
mémoires et d'activités unissant dans le même destin, les
morts et les vivants101 ».
Pour rendre sa thèse crédible, deux
considérations importantes sont à souligner à travers ses
analyses : contrairement à l'idéal démocratique hostile
à la filiation des individus à certaines appartenances
préétablies la première est celle qui insiste sur
100 M. Tshiyembe, op. cit., p. 249.
101 Ibid., p. 252.
53
l'attachement réel de l'individu à un lien
social préalable. Car, comme il a eu l'occasion de le rappeler, «
s'il est possible en théorie de postuler l'existence d'hommes
détachés de tout lien social préalable, dans la
réalité des choses ne se présentent pas de la
sorte102 ». La seconde met en exergue les avantages
liés à l'institution de ce type nouveau d'État en Afrique.
Ainsi soutient-il que l'État multinational est l'expression du pluriel
des sociétés africaines. La pertinence de son nouveau
modèle d'État réside dans la volonté de concilier
légitimité traditionnelle avec la légitimité
moderne en mettant ensemble la diversité des appartenances avec
l'unité de la loi. On peut lire la pertinence de son nouveau
modèle d'État à travers son désir de rapprocher la
gestion des affaires publiques des citoyens et des communautés ethniques
: « le bon sens oblige que les nations puissent participer à
l'activité politique, en élisant leurs propres
représentants, dans des collèges
spécifiques103 ».
Certes, il est vrai, Tshiyembe en bien de ces points d'analyse
suscite intérêt et attention de la part du chercheur en
quête de légitimité du politique en Afrique. Toutefois, en
affirmant la nécessité d'une traduction institutionnelle des
appartenances ethniques, considérées par lui comme des nations
sociologiques, l'État multinational comme condition d'une renaissance
politique de l'Afrique, ne met pas cette première position
théorique à l'abri de critiques.
Dire, en effet, que l'État africain est multinational
et tenir l'échec de la démocratie en Afrique pour un corollaire
porte à considérer les États occidentaux,
démocratiquement avancés, comme étant culturellement
homogènes. Conception erronée d'autant puisque l'histoire des
sociétés humaines, depuis l'Antiquité marquée par
l'apparition des Cités jusqu'à l'époque moderne
caractérisée par l'émergence des États-nations,
témoigne de la cohabitation de différentes ethnies ou cultures au
sein d'un même espace public. De surcroît, survaloriser l'ethnie en
Afrique comme expression parfaite d'entrave à l'émergence d'un
sentiment national, revient à présenter le fait ethnique en
lui-même comme étant culturellement homogène. Ce que ne
confirme pas la division des Bantous en neuf « ethnies »
territorialisées par les bantoustans ; division portant la marque d'une
diversité de
102 M. Tshiyembe, op. cit., p. 248.
103 Ibid., p. 254.
54
pratiques culturelles non identiques. Pour tout dire en une
seule formule, disons qu'« En Afrique comme ailleurs, le tableau
actuel des identités et des ethnies n'est que la conclusion provisoire
d'un long cheminement : leur architecture sans cesse recomposée cumule
legs ancestraux, découpes coloniales, et manipulation du temps
présent104 ».
Aussi pourrions-nous justifier le rejet de l'État
multinational à partir de la persistance des crises dans le contexte
européen où l'on a vu s'édifier l'État-nation. En
réalité, en s'appuyant sur les revendications du peuple «
Ogoni » dans le Delta du Niger et bien d'autres revendications du
genre, Tshiyembe considérait l'État-nation comme une
réalité exogène à l'Afrique et écartait, par
contrecoup, ce modèle d'État de la réalité
politique africaine. Il est vrai, l'État-nation a eu pour principal
mérite de penser l'unité dans la diversité. Mais, au
moment où l'on s'accorde à voir en cette invention moderne
l'expression d'une intégration des différences,
l'actualité en Occident ne plaide pas pour une adhésion
naïve à cette position. Preuves en sont les revendications des
Kurdes en Irak et en Turquie, des Basques en Espagne, des Tamouls en Inde. S'il
importe de le rappeler, c'est que par une sorte d'illusion
rétrospective, on aurait tendance à garder toujours à
l'esprit cet idéal d'intégration ayant conduit à
l'émergence de l'État-nation alors que, des pressions internes et
externes qui le secouent nous suggèrent l'idée d'une «
mondialisation » de la crise de l'État-nation. Crise à
partir de laquelle on pourra s'inscrire en porte-à-faux avec la position
défendue par Tshiyembe.
De ces différentes critiques, il s'ensuit que
l'exigence d'un État multinational en Afrique noire s'exclut du
débat. Car, le problème étant de déterminer ce qui
peut unir politiquement les Africains plutôt que d'insister sur ce qui
les divise « ethniquement », un tel État se présente en
opposition à la recherche de l'unité nécessaire pour une
identité civique. Cet appel à une revalorisation des
appartenances ethniques au sein de l'État en Afrique pourrait certes,
trouver sa justification dans la persistance des liens sociaux
mécaniques dans le psychisme collectif ou encore dans la forte
socialisation africaine laissant peu de place ou même pas du tout
à l'individualisme. À l'analyse cependant, cette «
réappropriation » de
104 J.-C. Bruneau, « Les ethnies ont une origine
précoloniale », in G. Courade (dir.), op. cit.,
p. 137.
55
l'État démocratique par les Africains
relève d'une impertinence. Et ceci pour au moins deux raisons : d'un
côté en effet, sauf à mobiliser une forte conscience de
l'individu, il est aisé de se convaincre qu'une telle
réappropriation donnerait lieu à des manoeuvres politiciennes
lesquelles seraient à la faveur de quelques-uns ; de l'autre
côté, absence des liens primaires dérogeant ici au constat,
il serait tentant pour une ethnie d'exclure les autres de l'espace public (si
cet espace en venait à exister). Exclusion qu'on pourrait prévoir
à travers les tentatives des dirigeants à renforcer les liens
ethniques. Ces deux raisons, éventuelle expression d'une
désaffection citoyenne et politique, nous invitent à une lecture
critique de l'État multinational qui présente les ethnies comme
des nations à part entière. Par conséquent, il s'agit de
montrer que l'ethnie ne saurait être « fétichisée
» dans le processus de refondation de la nation démocratique
africaine.
2.2.2 « Justice ethnique » et refondation des
nations africaines : enjeux et apories conceptuelles
Dans un lien significatif avec la première position
dominante, la deuxième position théorique est celle qui plaide
ouvertement en faveur d'une institutionnalisation de l'ethnicité en
Afrique. Cette position est l'aboutissement des réflexions de maints
auteurs dont Mbonda qui présente son modèle de « justice
ethnique » comme le fondement de la paix dans les sociétés
multiethniques d'Afrique. Son plaidoyer en faveur de la prise en compte
institutionnelle105 de l'ethnicité met l'accent sur la
politique des quotas, la décentralisation et la
représentativité. Et ce point mérite d'être
clarifié : il engage à la fois la justice sociale et la justice
politique.
Du point de vue de la répartition équitable des
ressources et avantages sociaux en vue d'épargner les hommes d'un
état de misère incompatible avec le sentiment de leur
dignité (justice sociale) il est question pour Mbonda de mettre en place
des mécanismes assurant la répartition égalitaire des
ressources entre les différents groupes ethniques. Sous cet angle, il
fait appel à la politique des quotas ethniques comme une solution
propice : « la pratique des quotas dans les représentations
des
105 Nous reviendrons dans la seconde partie, sur ce point, avec
Kymlicka qui, à travers cette idée d' «
institutionnalisation » distingue trois droits spécifiques
sur lesquels il n'est nul besoin de s'attarder pour l'heure.
56
groupes peuvent, à cet égard, si elles sont
appliquées en toute équité, constituer une solution
efficace106 ». Sans reprendre déjà dans une
tournure critique cette idée, reconnaissons aussi que la bonne
application des principes démocratiques modernes est aussi facteur de
stabilité. En ce qui concerne la justice politique, il s'agit de
promouvoir la participation des différents groupes à la vie
collective de l'État. Les partisans de cette approche
considèrent, au regard des revendications communautaires, qu'il importe
de créer un cadre politique favorable à la poursuite de
l'intérêt général et des intérêts
particuliers. Dans ce sens, si l'on tente de cerner la logique qui a pu
conduire Mbonda à épouser l'institutionnalisation de
l'ethnicité, il apparaît clairement que son plaidoyer tire
constat, en fait, de l'approche clientéliste de l'ethnicité qui a
occasionné des génocides :
Comme on le voit, les « circonstances (historiques) de la
justice » sont plutôt celles où l'on a vu se mettre en place
des structures d'iniquité qui à certains endroits, ont
occasionné des génocides et ailleurs, font effectivement planer
le spectre d'une « explosion ethnique nucléaire
»107.
Ainsi apparaît-il en toute clarté que Mbonda
avait pour objectif, en associant, dans la démocratie, la justice
ethnique et l'unité nationale, une prise en compte consciente de
l'ethnicité qui se traduirait dans la politique des quotas, la
décentralisation et la représentation. Respectivement, chacune de
ces trois sphères a pour avantage d'assurer un équilibre du
pouvoir en termes de pourcentage ethnique, de promouvoir la participation des
citoyens au niveau d'une administration locale de proximité puis de
donner la possibilité à chaque groupe ethnique d'avoir des
représentants dans les institutions étatiques. Ainsi
admettra-t-on volontiers, avec lui, que cette manière de concevoir
l'ethnicité dans la gestion des affaires publiques «
répond sans doute à un besoin vital de reconnaissance des
identités et de participation qui aujourd'hui s'affirme avec plus de
force en Afrique et ailleurs108 ».
106 E.-M. Mbonda, «Crises politiques et refondation du
lien social : quelques pistes philosophiques», Texte non publié
d'une conférence prononcée à l'Université
catholique de l'Afrique centrale, Centre d'études et de recherches sur
la justice sociale, 2003, p. 18.
107 E.-M. Mbonda, «La « justice ethnique » comme
fondement de la paix dans les sociétés pluriethniques. Le cas de
l'Afrique.», op. cit., p. 27.
108 Ibid., p. 41.
57
Ainsi faut-il inscrire à la gloire du philosophe
camerounais le fait d'avoir pensé la prise en compte des
différences ethniques comme gage d'une réponse aux multiples
demandes de reconnaissance. L'exigence de reconnaissance étant de nos
jours un besoin humain vital, la justice ethnique comprise comme gestion
rationnelle des différences ethniques participerait à
l'instauration de la paix et au renforcement de la cohésion sociale. En
réalité, ce qu'il y a de remarquable dans ce contexte
précis de revalorisation de la différence ethnique, c'est que les
analyses auxquelles se livrent les adjuvants de cette revalorisation sont
rapportées par eux, de manière insistante, aux
bénéfices qu'ils trouvent à concevoir la paix et la
cohésion nationale à partir de l'inclusion des
différences. Ainsi soutiennent-ils, par exemple, que la «
ré-ethnisation » de l'espace politique en Afrique pourrait aider
à dissiper les violences issues de l'exploitation clientéliste
des référents ethniques.
Mais plus important encore que cet apparent avantage est la
difficulté réelle qui s'attache à cette politique de la
différence fondée sur les quotas, la décentralisation et
la représentation ethnique. Force est donc, dans cette nouvelle
dimension, de considérer les choses de plus près. À
considérer la version politique des quotas telle qu'elle est
pratiquée actuellement dans certains États, on se rend compte
qu'elle porte préjudice à une politique de la différence
dans l'État démocratique. L'exemple qui s'impose le plus à
la réflexion est celui de l'État camerounais dont les
dispositions, en matière d'accès à la Fonction publique,
prévoyait une répartition des places par « province
d'origine » : « Au Cameroun, un décret (No 75/496) du 3
juillet 1975, modifié et complété par un autre en 1982 (No
82/407 du 7 septembre) fixe les quotas de places par « province d'origine
» des parents des candidats dans toutes les écoles de
l'administration civile et militaire109 ».
Dans le sillage de ce décret, nul ne saurait
méconnaître les limites de la gestion des quotas à partir
des difficultés qui ont fait écho. Dans ce contexte, la gestion
politique fondée sur les quotas s'est révélée
inefficace. Pour le comprendre, il suffit de ressasser la difficulté
dans la définition même de « province d'origine » et des
conditions d'appartenance à telle ou telle autre province. Elle a
occasionné une répartition arbitraire et absolue des postes. Pour
en percevoir davantage de limites,
109 E.-M. Mbonda, «La « justice ethnique » comme
fondement de la paix dans les sociétés pluriethniques. Le cas de
l'Afrique.», op. cit., p. 36.
58
tâchons d'opérer un rapprochement entre Mbonda et
Taylor. On pourrait établir ce rapprochement en se fondant sur la notion
de « justice ethnique » que le premier envisage comme « une
prise en compte des différences ethniques110 ».
Pour sa part, Taylor plaide pour une reconnaissance politique des
identités culturelles à partir de son ouvrage
Multiculturalisme, différence et démocratie. Conscient
au demeurant de la difficulté qui entourait sa nouvelle politique, il
écrit : « La variante hospitalière que je
préfère - tout comme les formes les plus rigides - doit savoir
où s'arrêter111 ».
De ce côté réside justement
l'ambiguïté qui s'attache aux solutions préconisant la
reconnaissance des identités culturelles et l'institutionnalisation de
l'ethnicité : jusqu'où l'exigence de s'arrêter comme
l'affirme bien Taylor peut-elle se situer ? En réalité, Taylor
tout en évoquant les préjugés racistes comme limitation
à tout projet de reconnaissance ne nous dévoile pas pour autant
toute l'ambiguïté du problème. Le constat de cette part
d'ombre inscrite dans l'ouvrage de ce penseur de la reconnaissance culturelle
soulève en vérité une impressionnante série
d'interrogations : jusqu'où la valorisation de la différence
fondée sur l'appartenance à une culture peut-elle se justifier
sans porter atteinte à l'intégrité de l'individu ?
Jusqu'où cette valorisation culturelle peut-elle se légitimer
sans porter atteinte à la cohésion entre les différentes
communautés culturelles réunies au sein d'un même espace
social ? On sera d'emblée conduit à douter, pour peu du moins que
l'on reconnaisse du crédit à ce modèle de reconnaissance,
de sa pertinence en matière de recomposition du lien social et
politique. Ceci donne du relief à la conclusion sans cesse
renouvelée de Cahen :
l'important est de trouver le biais permettant pleinement de
tenir compte politiquement de l'ethnicité ; sans lui donner
institutionnellement des pouvoirs qui eux, forcément, auraient tendance
à figer les groupes dont les élites voudraient ainsi
s'autoreproduire112.
110 E.-M. Mbonda, «La « justice ethnique » comme
fondement de la paix dans les sociétés pluriethniques. Le cas de
l'Afrique.», op. cit., p. 48.
111 C. Taylor, op. cit., p. 86.
112 Cité par O. N. Broohm, « L'intellectuel, la
modernité politique et l'alibi ethnique », Repères,
Vol. 2, n° 1, Abidjan, 2000, p. 136.
59
Conclusion
À l'évocation de tous les aspects de la crise
inhérente à l'État-nation en Afrique noire, il
apparaît que celle-ci relève à la fois de deux logiques
différentes : celle de l'homogénéisation du divers, qui
tend de plus en plus vers un sacrifice des différentes ethnies, et celle
de la prise en compte institutionnelle des différences ethniques (cette
seconde logique relève d'une visée à la fois participative
et protectrice des minorités ethniques). La seconde, c'est-à-dire
la prise en compte institutionnelle des différences ethniques, est
à l'évidence, la plus en vogue de nos jours. En effet,
fondé sur la conviction que l'ethnie est une réalité
purement africaine, l'idée d'une reformulation spécifiquement
africaine de la démocratie militait en faveur de la revalorisation de
l'ethnicité :
Peut-on faire l'impasse, en Afrique notamment, sur les
identités collectives les plus solidement attestées : les
solidarités régionales, c'est-à-dire, pour parler franc,
ethniques ? Rares sont les partis - et même ceux qui ont réussi
à devenir partis-État - qui n'ont pas été à
l'origine des partis régionalistes. (...) À trop vouloir chasser
le « naturel » des sociétés africaines - qui est sans
doute la meilleure part de leur culture -, on risque de réduire
singulièrement « l'ouverture »113.
À partir de cette affirmation, Savonnet-Guyot mettait
l'accent sur la place importante des allégeances communautaires dans
l'esprit africain. Par cette affirmation, elle faisait appel à une
« ré-ethnisation » de la vie politique comme horizon
incontournable au sein des États africains se trouvant dans
l'incapacité à effacer les solidarités ethniques.
Toutefois, les raisons évoquées pour montrer le risque d'un
effacement de la solidarité transcommunautaire nous poussent à
refonder la démocratie en nous basant sur une gestion plus «
avisée » de la diversité ethnique. D'ailleurs, à
considérer la version qu'en fournit Renaut, à la fin de son
élaboration, la reconnaissance de la diversité en termes de
richesse est complexe en ce que cette reconnaissance relève d'un
jugement de valeur qui ne peut se fonder empiriquement :
Nous penser comme divers, mais semblables, ou comme
semblables, mais divers : comment pouvons-nous désormais remplir ce
programme de réflexion et d'action, sans reconduire la
113 C. Savonnet-Guyot, « Réflexions sur quelques
objets politiques à identifier : crise de l'État, crise de la
« société civile », ouverture démocratique
», in G. Conac (dir.), op. cit., p. 128.
colonisation des identités par une dynamique mondiale
de réduplication à l'identique ? Et d'abord selon quelles
étapes tenter d'y parvenir ?114
Pour essayer de répondre à cette
préoccupation, il est urgent de se référer à un
modèle normatif susceptible de déverrouiller la relation
exclusiviste qui lie l'individu à sa communauté.
60
114 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 251.
61
Conclusion de la première partie
En faisant état de toutes les circonstances qui
conduisent les africains à s'enrôler dans les frontières
ethniques, nous nous trouvons face à deux difficultés.
Première difficulté : prenant acte des bouleversements de la
conscience nationale au sein des États d'Afrique noire, nous avons
relevé l'impossibilité dans laquelle se trouvent les africains de
constituer une identité civique au sein de leurs espaces
étatiques. Puis, nous avons établi que cette identité
civique ne s'actualiserait que lorsque l'ethnique et le civique iraient de
pair. Seconde difficulté : nous n'avons pas découvert
jusqu'à présent le modèle théorique susceptible de
préciser exactement les conditions de ce nouvel ajustement et, par
suite, de refonder les modalités de la communauté politique dans
les États-nations d'Afrique noire. Devrions-nous en conclure que les
États-nations du continent noir sont voués à l'errance
aussi bien à propos de leur diversité ethnique qu'à propos
de la conscience politique vers laquelle doivent converger toutes les
identités ethniques ? Les conditions de cohabitation, sur un même
sol, de plusieurs composantes ethniques ne pouvant se réduire à
la politique des identités ethniques, on en convient à l'issue de
l'analyse précédente, comment alors repenser la cohabitation de
cette diversité au sein de l'État-nation africain ?
Pour percevoir les enjeux et la portée de ces deux
interrogations, il serait important de recourir à un autre modèle
théorique, susceptible d'éclairer le champ de la
réflexion. Ainsi peut-être, nous le verrons in fine, est-ce sur le
terrain d'une nouvelle trajectoire libérale qu'il faut rabattre les
problèmes liés à l'enracinement de la problématique
de l'ethnicité en Afrique noire aujourd'hui : non plus celle de la
tradition libérale valorisant excessivement l'individu ou celle
valorisant péremptoirement l'appartenance à une communauté
particulière, mais celle de la troisième voie libérale qui
est en passe de se généraliser à l'échelle
planétaire. Et si tel devait être le cas, expliciter le concept
d'un « humanisme de la diversité » et dessiner les
modalités de sa mise en oeuvre seraient là un objectif à
ne pas négliger dans la seconde partie.
62
DEUXIÈME PARTIE :
REFONDATION DE L'ÉTAT-NATION DÉMOCRATIQUE
EN AFRIQUE
NOIRE À LA LUMIÈRE D'UN HUMANISME DE LA
DIVERSITÉ
63
Introduction de la deuxième partie
Partant du développement précédent, nous
nous sommes rendu à l'évidence de l'acuité des
revendications liées à des appartenances ethniques en Afrique
noire. Et, de ce point de vue, nul ne saurait négliger
l'hypothèque que ces revendications font peser sur le vivre-ensemble
dans les États africains postcoloniaux au sein desquels, non seulement
les dirigeants comme le souligne Tshiyembe mais les gouvernés eux aussi
« ont une fausse idée de l'intérêt
public115 ». États au sein desquels la
précarité du lien social finit par renvoyer chaque acteur
politique à son appartenance ethnique, tribale ou régionale. Mais
face à cela, il importe de ne pas céder trop rapidement aux
différentes solutions mobilisées jusque-là et qui tendent
toutes à proposer « un plaidoyer en faveur d'une certaine
institutionnalisation de l'ethnicité116 » ou
à rejeter la démocratie, interprétée comme une
valeur purement occidentale, au profit de la politique des identités
ethniques. Le refus des solutions déjà évoquées
tient compte du fait que le phénomène identitaire
imprégnant la démocratie n'est pas spécifique à
notre contexte d'analyse. Rappelons, pour bonne mesure, que si la
diversité ethnique apparaît comme un cran d'arrêt au bon
fonctionnement de la démocratie, la notion même de «
diversité » sous d'autres cieux ne pose pas moins de
problèmes. Il en résulte de nos jours toute une
problématique dont l'analyse conduit Renaut à théoriser un
« humanisme de la diversité » centré sur le projet de
construire un monde commun conscient des différentes identités
qui le composent, mais capable d'entrer en coalescence avec des valeurs
communes de référence. Cet humanisme, qui se formule
expressément comme une « éthique de la diversité
», nous aidera à reconstruire le lien social et politique au sein
des États postcoloniaux d'Afrique noire.
115 M. Tshiyembe, op. cit., p. 232.
116 Confère E.-M. Mbonda, « La « Justice
ethnique » comme fondement de la paix», op. cit., p. 7.
64
CHAPITRE III : DE LA PROBLÉMATIQUE DE LA
DIVERSITÉ À UN HUMANISME DE LA DIVERSITÉ
Introduction
La notion de « diversité », dont
différents textes117 internationaux font déjà
un usage enthousiaste, est revenue à la mode ces dernières
années d'une manière insistante, sinon
prépondérante, dans les pays démocratiques. Sous forme de
nom, on lui accole différents adjectifs. Ainsi parle-t-on d'une
diversité culturelle, d'une diversité sexuelle, d'une
diversité ethnique, d'une diversité linguistique. Dans cette
acception très large, la diversité renvoie à ce qui est
divers, c'est-à-dire ce qui présente des différences de
nature et qui par conséquent fait appel à « Ce qui est
varié » (c'est la diversité comme un « fait
»). Mais si l'on veut bien considérer le regain
d'intérêt que connaît cette notion depuis les années
deux mille, on est amené, au-delà de cette première
définition, à appréhender la diversité comme une
« valeur » dont le principe consiste à prendre en compte la
variété des profils humains dans les différents secteurs
tels que l'économie, le droit, l'emploi, l'entreprise et la politique.
Appréhendée comme une valeur à promouvoir, la
diversité répond à ce souci fondamental de respecter
« l'autre dans son altérité118
».
En tant que valeur à promouvoir, la diversité se
comprend donc comme une politique managériale des différences
identitaires. Lorsqu'on l'envisage ainsi, c'est à des
références historiques, géographiques et
démographiques que l'on a recours pour mieux comprendre sa
problématique contemporaine. Par exemple, historiquement parlant chaque
État en fonction de son histoire particulière adopte une attitude
vis-à-vis de la diversité comme valeur à promouvoir. Ce
pourquoi, elle a pu véhiculer un lot de «
stéréotypes et de préjugés119
» en France, et aux États-Unis, un « manque
d'auto-estime120 ». À prendre à la lettre ce
qu'enregistre ainsi la démocratie contemporaine au sujet de la promotion
de la diversité, une difficulté appelle
117 Déclaration sur la diversité culturelle
du 02 novembre 2001. Et Charte de la diversité, 2004.
118 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 72.
119 Ibid., p. 3.
120 A. Semprini, Le multiculturalisme, Que sais-je ?,
Paris, PUF, 1997, p. 76.
65
cependant, d'ores et déjà, l'attention : comment
penser et pratiquer la diversité, comprise désormais comme une
valeur, dans un État sans entrer en conflit avec l'idéal de
cohésion démocratique ?
3.1 La diversité entre humanisme abstrait et
différentialisme radical
En considérant toute différence comme une valeur
absolue qui ne doit comme telle être sacrifiée à une
quelconque norme collective dans l'optique de permettre la vie commune, la
diversité a connu un regain d'intérêt dans le monde
contemporain à travers la mise en place de politiques
managériales aussi bien dans les espaces publics que privés.
Mais, parler d'une politique managériale de la diversité
paraît redondant et tautologique. Tautologique en effet, parce que le
« « Il y a » du divers », expression
proclamée et consacrée par Bruyeron, apparaît comme
l'essence de toute société. Ceci étant, d'où vient
alors le fait que la diversité dans les démocraties
contemporaines soit problématique au point que le débat
philosophique en fasse son champ de réflexion le plus visible ? En
réalité, à tout prendre, le souci d'éradiquer les
différences, celui d'homogénéiser le divers et le
désir de réduire l'autre au même, ont pris une allure telle
que « la différence des cultures, en tant que fait »
finit par se heurter à cette « sensibilité
démocratique, ouverte par définition à la
pluralité121 ».
Dans cette logique, lorsqu'on s'engage à soumettre
à la sanction analytique, les fondements de la problématique de
la diversité, il sera impérieux d'insister d'abord sur le
débat entre une conception d'extrême individualisation justifiant
l'idée d'un humanisme abstrait et celle d'un attachement manifeste de
l'humain à un groupe quelconque comme conduisant, en raison de la
multiplicité des groupes auxquels peuvent s'attacher les individus,
« à la problématique de la pluralité des
systèmes de valeurs et aux implications de cette
pluralité122 ». Se pose du coup la question de
savoir : comment s'opère la gestion de la diversité dans la
perspective d'un humanisme allant d'une extrême valorisation de
l'individu à son ré-enracinement communautaire ?
121 S. Mesure et A. Renaut, La guerre des dieux. Essai sur la
querelle des valeurs, Paris, Grasset & Fasquelle, 1996, p. 37.
122 Ibid. p. 38.
66
Vaste mouvement intellectuel qui prit naissance au
XVIe siècle avec les travaux123 de
Pétrarque et Boccace, l'humanisme était focalisé sur
l'affirmation du pouvoir et l'autonomie de l'homme, et aussi sur le rejet d'une
quelconque transcendance divine pouvant obnubiler les capacités de
l'homme au sein d'une nature abordée en termes de mystère.
L'humanisme ainsi présenté repose l'interrogation portant sur
l'homme et sur la place que ce dernier est censé occuper dans l'univers.
Les quelques réflexions qui se sont développées autour de
cette question n'ont eu d'autre réponse que celle consistant à
affirmer l'entière responsabilité de l'homme dans son existence.
Compris de la sorte, l'humanisme retrouve ses traces depuis l'Antiquité
grecque à partir de l'affirmation de Protagoras d'après laquelle
« l'homme est la mesure de toutes choses ». Il trouve ses
prolongements au XVIIIe siècle, où il sera
récupéré par le mouvement des Lumières fondant la
connaissance sur la raison humaine débarrassée de toutes sortes
de croyances et de traditions. D'où ce retour à l' «
autonomie » et à l' « indépendance » du sujet de
la connaissance. Tout ceci indique clairement que l'humanisme est un vaste
mouvement, à la fois intellectuel et philosophique, que l'on retrouve
à travers l'histoire de l'humanité. Nonobstant cette large
diffusion, Renaut qui a eu le mérite de le porter au rang d'un concept
philosophique souligne trois grands moments caractérisant chacun une
conception particulière de l'identité humaine.
Ainsi, sous le prisme renautien, on distingue une
première idée d'humanisme allant de Grotius (ou Pufendorf)
à Wolff. De ce point de vue, l'humanisme sera caractérisé
par l'idée d' « une nature ou essence, dont peut être
déduit le contenu des droits de l'homme124 ». Elle
correspond donc à l'aspiration abstraite de la notion juridique des
droits de l'homme. Elle évoque également les prétentions
européennes à incarner l'humanité. Car, en
réalité, l'idée des droits de l'homme abstraits et
universels n'est que la résultante des visées
impérialistes de l'Occident dominateur. De ces visées au
fondement desquelles figure l' « universalisme abstrait », se
révèlent souvent des revendications du type de « Boko
Haram » au Nigéria. Pour certains, ce n'est là qu'une
attitude fanatique. Mais à nos yeux, c'est une
123 Caractérisés par un retour aux textes anciens
en vue de récupérer, de manière critique, les valeurs
culturelles que ces auteurs anciens avaient exaltées.
124 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 276.
67
revendication profondément révélatrice.
Révélatrice de ce que peut signifier la référence
à des valeurs communes dans un espace qui n'est pourtant pas
homogène ; révélatrice aussi de ce que peuvent être
les réactions des uns et des autres dans un contexte d'universalisme se
fermant aux différences. Que de gens, en effet, ne voient à
travers toutes ces revendications qu'un seul aspect : l'hostilité
à l'égard des valeurs occidentales.
Mais pour tout analyste attentif, il s'agit d'une «
tyrannie de l'universel » qui invite à repenser autrement les
rapports entre les cultures. En cause cette fois, non plus l'universalisme mais
l'universalisme par exclusion des particularismes. Une inquiétude des
plus répandues, et qui a été à l'origine de
nombreux conflits sanglants, notamment les génocides occasionnés
par la colonisation, ainsi que d'innombrables tensions. Cette inquiétude
peut se formuler comme suit : l'humanisme abstrait, que Semprini désigne
par l'expression d' « universalisme « borgne
»125 », se distingue-t-il d'une «
occidentalisation du monde » ? N'aura-t-il pas eu, pour principale
préoccupation, d'imposer au monde entier une même échelle
de valeurs ? À en croire les partisans de « la politique de la
différence », l'ensemble du projet entrepris par l'humanisme des
Lumières n'est qu'un déguisement sous lequel se dissimulerait une
entreprise de domination. Et, on peut même légitimement se
demander si l'universalisation des valeurs qui rime avec ce premier type
d'humanité ne va pas conforter l'hégémonie d'une culture.
Ce qui présenterait deux périls graves : le premier, celui de
voir peu à peu disparaître les valeurs des autres cultures ; le
second, celui de voir les porteurs de ces cultures menacées adopter des
attitudes de plus en plus radicales et suicidaires. En ce sens,
l'humanité, après avoir frôlé ce premier type
d'humanisme a procédé à sa relecture permettant ainsi le
passage à un second type d'humanisme.
Ce dernier se voulant soucieux à l'égard des
différences correspond à
l' « humanisme différencié », lequel
repose sur le postulat qu' « il y a bien une nature humaine, mais une
nature originellement différenciée126 ». Ce
second type d'humanisme procède au « ré-enracinement
» de l'individu dans une communauté particulière. Du
coup, il se situe à l'antipode de cette première idée
d'humanité qui
125 A. Semprini, op. cit., p. 9.
126 Confère A. Renaut, Un humanisme de la
diversité, op. cit., p. 277.
68
procédait à un « déracinement »
de l'individu de son contexte social. Du même coup, l'humanisme
différencié s'inscrit en faux contre cette première vision
de l'humanisme, parce que cet humanisme (essentiellement abstrait)
dépouille l'individu de ses liens naturels. Le second type d'humanisme
est incarné par le romantisme qui reproche à la modernité
dans sa globalité d'avoir arraché l'homme à ses liens
communautaires an ayant recours à une « abstraction
méthodique de son insertion originaire dans une humanité
particulière127 ». Bien évidemment, à
partir des réflexions du romantisme, la notion de «
différence » n'a cessé de gagner du terrain pour devenir une
valeur en soi. Ceci devient particulièrement évident dans
l'univers juridique. Désormais donc, les droits de l'homme placent la
« différence » au centre de leurs dispositions en
démontrant le rapport intrinsèque entre différence et
démocratie. L'idée alors d'une « identité
différenciée » gagne progressivement les esprits.
Pourtant, bien que critique de la première idée
d'humanité, cette seconde idée n'est pas épargnée
de critiques. Renaut lui reproche justement sa tendance au «
différentialisme dogmatique » ou encore au «
différentialisme radical ». C'est pourquoi : « elle ne
saurait, selon lui, nourrir la recomposition d'une
représentation de l'humanité capable de résister aux
séductions d'un différentialisme radical128
».
Partant des défaillances de ces deux types d'humanisme,
Renaut envisage la troisième idée d'humanité située
au-delà de l'alternative d'un humanisme naturaliste ou essentialiste et
d'un antihumanisme différentialiste de type radical. Cette prise de
distance radicale, Renaut la pose encore sur le terrain de l'universalisme. Il
établit par voie de conséquence une relation dialectique entre
humanisme et universalisme. Ceci à plus d'un niveau : « Cette
troisième idée d'humanité correspond à une autre
manière de prendre ses distances avec l'humanisme naturaliste ou
essentialiste : cette prise de distance, pour radicale qu'elle soit, reste
cette fois sur le terrain de l'universalisme129 » ou
encore : « La troisième idée d'humanité, que je
crois devoir
127 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 277.
128 Id.
129 Ibid., p. 278.
69
défendre, reste en effet visiblement dans le cadre
de l'humanisme, en ceci qu'elle préserve la perspective de
l'universalisme130 ».
Dans le contexte de la présente étude, il y a
lieu de distinguer un universalisme abstrait d'un universalisme ouvert.
L'universalisme abstrait désigne non seulement le modèle des
droits de l'homme abstraits mais aussi et surtout, il caractérise
l'idéal incarné par la République française,
laquelle République au nom de son histoire, sape tous les fondements
d'un « droit à la différence ». Mais, devrait-on en
réalité tirer une relation d'opposition entre ce droit et la
pensée française de l'universalisme qui se nourrit d'une
représentation homogène et rationnelle de l'humanité ? En
effet, en parfaite connivence avec l'histoire de la République qui
naît à la suite de la Révolution, la France accède
à l'universel par la notion de l' « individu ». Ce passage
à l'universel caractérise une nouvelle conception du droit.
Désormais donc, les « droits individuels » expriment
la transcendance de l'individu alors que les « droits collectifs
» sont censés l'obscurcir. Or, une telle conception des droits
de l'homme, par sa tendance à affirmer l'universel comme valeur en
excluant du champ de l'humain tout ce qui ne s'y réduit pas «
vient arracher l'humain à ses appartenances et détruire son
inscription dans une nature particulière131 ».
Dans la même logique, si nous percevons la
résurgence des différences au sein de l'espace public comme
exigence d'un universalisme ouvert, ce nouvel universalisme n'est pas sans
conséquence sur la vie sociale, politique et économique.
L'attachement manifeste des individus à des identités
collectives, résultat d'une perversité de l'universalisme
dogmatique, témoigne d'après Renaut de « l'exclusion
quotidienne et la discrimination économique, sociale ou
politique132 » de ces différentes identités.
C'est à la lumière de ce constat que le passage d'un
universalisme abstrait à un universalisme ouvert à la
diversité sera marqué par une nouvelle conception de la justice
et de l'injustice :
L'injustice n'est pas aujourd'hui perçue au premier
chef dans les différences de niveau de vie, du moins à
l'intérieur de certaines limites. Pour des consciences convaincues que
tous « naissent et demeurent libres et égaux en droits »,
l'injustice, voire la discrimination résident
130 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 279.
131 Ibid., p. 275.
132 Ibid., p. 286.
70
bien davantage dans le fait que certains sont moins
favorisés que d'autres du point de vue de la capacité qui leur
est ménagée de démontrer leurs qualités par
l'acquisition de compétences et par la mise en oeuvre
professionnelle133.
En effet, à partir de ce qui s'exprime de plus en plus
en termes de respect des différences ou encore de reconnaissance des
identités et des différences culturelles, on assiste à une
nouvelle demande de justice qui ne s'inscrit plus dans une dynamique de
l'égalité démocratique telle qu'elle a longtemps
contribué à l'exclusion de certains groupes au nom d'une
réduction de la différence à l'identique. Plus
précisément, la conception de l'égalité
démocratique comme abstraction des différences avait
favorisé une forme d'injustice comprise comme injustice collective,
c'est-à-dire celle commise à l'encontre de certains groupes
culturels. Dans cette optique, les revendications liées à
l'identité culturelle, en tant qu'elles témoignent d'un «
tournant culturel » des sociétés contemporaines,
introduisent une nouvelle conception de la justice : « les
revendications de justice ne s'exprimeraient plus uniquement en fonction de
principes de redistribution économique, mais emprunteraient
également et en priorité le vocabulaire de la reconnaissance
culturelle134 ».
En considérant ce que Fraser nomme « tournant
culturel » des sociétés contemporaines, on est porté
à s'interroger sur les conditions d'une véritable
répartition des ressources et des biens dans une société
démocratique qui se doit désormais d'avoir un droit de regard
envers les plus défavorisés. Dans ces conditions, comment
envisager de manière satisfaisante la poursuite pluraliste
d'intérêts divers, qui sont en conflit les uns avec les autres ?
À la lumière de ce défi, l'apport de Renaut ne
s'appréhende que par rapport à un héritage philosophique
qu'il convient d'analyser dans les lignes suivantes.
3.2 Aux fondements d'un humanisme de la
diversité
L'apport de Renaut peut et doit être compris à
partir d'une analyse de la pensée de Rawls, d'une analyse de la
réhabilitation des appartenances communautaires
133 A. Renaut, Égalité et discriminations,
op. cit., p. 8-9.
134 H. Guéguen, G. Malochet, Les théories de la
reconnaissance, op. cit., p. 92.
71
comme premier gage du lien social et d'une analyse du discours
portant sur le droit à la différence.
3.2.1 L'héritage rawlsien du libéralisme
politique
L'apport essentiel de Rawls dans la reconstruction du lien
social et politique réside dans la place prépondérante
accordée à la justice. Ainsi écrit-il tout au début
de son ouvrage phare135 : « La justice est la
première vertu des institutions sociales comme la vérité
est celle des systèmes de pensée ». En effet, à
l'opposé de l'utilitarisme136, Rawls envisage de mettre en
place une société juste fondée sur la conviction que
« chaque personne possède une inviolabilité
fondée sur la justice qui, même au nom du bien-être de
l'ensemble de la société, ne peut être
transgressée137 ». Ayant ce but présent
à l'esprit, Rawls envisage de construire une nouvelle vision de la
justice dans laquelle tous les hommes s'accordent sur les principes
censés définir les termes de base de leur association. Pour ce
faire, il part de la fiction méthodologique de la « position
originelle » dans laquelle les individus contractants agissent en
êtres rationnels et autonomes, « mutuellement
désintéressés ». Pour donner du crédit
à sa nouvelle théorie, il évoque la
nécessité d'un « voile d'ignorance » grâce auquel
un choix des principes de la justice pourrait s'opérer en toute
impartialité. Compris dans le sens ordinaire du voile, le « voile
d'ignorance » recouvre les différences auxquelles pourraient
s'attacher chaque individu contractant. C'est en ayant recours à ce
voile que le modèle rawlsien de la justice s'affirme comme «
équité » ou, si l'on préfère, comme
impartialité : le voile d'ignorance « garantit que personne
n'est avantagé ou désavantagé dans le choix des principes
par le hasard naturel ou par la contingence des circonstances
sociales138 ».
De cette démarche, Rawls en déduit deux
principes fondamentaux de la justice que sont : le principe d' «
égale liberté pour tous », le principe de la «
différence » qui voudrait que les inégalités soient
organisées de manière à avantager les plus
135 J. Rawls, Théorie de la justice, Paris,
Editions du Seuil, 1987 [1971], p. 29.
136 En tant que courant de pensée philosophique,
l'utilitarisme classique, à en croire Rawls, a pour postulat de base
l'idée qu' « une société est bien ordonnée
et, par là même, juste, quand ses institutions majeures sont
organisées de manière à réaliser la plus grande
somme totale de satisfaction pour l'ensemble des individus qui en font partie
», Ibid., p. 49.
137 Ibid., p. 30.
138 Ibid., p. 38.
72
démunis et le principe d'égalité des
chances dans l'accès à toutes les positions sociales. Ce n'est
qu'à ce prix que la justice, en tant que première vertu des
institutions sociales, devient garante de la stabilité sociale. Mais
pour mieux comprendre cela, il faut commencer par définir avec Rawls la
stabilité sociale. L'état de stabilité sociale, nous dit
Rawls, est un état qui « persiste indéfiniment dans le
temps, aussi longtemps que des forces extérieures ne le troublent pas
», au point que « si l'on s'en écarte, sous
l'influence, par exemple, de perturbations extérieures, il existe des
forces à l'intérieur du système qui tendent à le
reconstituer, sauf si les chocs extérieurs sont trop
grand139 ». Ainsi, l'idée que la justice rawlsienne
est gage de stabilité est soutenable d'un point de vue double : d'abord,
elle garantit et promeut le respect des droits de chacun ; ensuite, elle met en
place une procédure politique qui permet aux individus de participer
à la vie politique. Considérant la question de ce double point de
vue, les principes de la justice rawlsienne, en assurant un ensemble de droits
à l'individu et en proposant une répartition des biens sociaux et
économiques ouverte à tous (sans perdre de vue les plus
défavorisés), sont sources de stabilité. Puisque chacun
s'y déploierait à soutenir ce qui garantit son bien :
Quand les deux principes sont respectés, les
libertés de base de chaque personne sont garanties et, en raison du
principe de différence, chacun tire un avantage de la
coopération. Nous pouvons ainsi expliquer l'acceptation du
système social et des principes qu'il respecte par la loi psychologique
selon laquelle les personnes tendent à aimer, chérir et soutenir
tout ce qui favorise leur propre bien. Puisque le bien de chacun est
respecté, tout le monde acquiert le désir de soutenir le
système140.
Par ailleurs, les publications qui vont suivre la publication
de la Théorie de la justice annoncent une nouvelle orientation
de la pensée de Rawls. Plus exactement, il est question dans ces
publications de repenser la stabilité sociale et politique à
partir du pluralisme inhérent aux sociétés
libérales. Ainsi s'inscrit-il dans le débat qui engage
libéralisme politique et pluralisme ambiant des visions du monde. Au
fondement de ce débat qui engage nombreux d'auteurs contemporains,
figure la problématique de la diversité des visions du monde. En
effet, les sociétés démocratiques contemporaines se
voulant pluralistes sont mises à bord de conflits en raison de la
pluralité des conceptions se partageant l'espace public. Face à
cela,
139 J. Rawls, Théorie de la justice, op.
cit., p. 498.
140 Ibid., p. 207-2O8.
73
l'urgence de fournir à l'humanité des
perspectives susceptibles de rétablir le lien social et politique,
découle d'une nécessité qui n'est plus à
démontrer. Dans ce sillage, Rawls porte une attention
particulière à la stabilité en proposant sa nouvelle
théorie désormais bien connue de tous : le «
consensus par recoupement ».
Pour lui en effet, même si à première vue,
la pluralité des visions du monde semble prédisposer nos
sociétés à des conflits, il convient de préciser
que la possibilité des conflits ne doit pas être l'apanage des
sociétés pluralistes. Pour ce faire, il importe de concevoir une
structure politique susceptible de faire de nos différences une source
mutuelle d'entente, gage de stabilité et de paix sociale. C'est ainsi
que, partant de la pluralité des valeurs auxquelles se trouvent
confrontées les démocraties contemporaines, Rawls, soucieux de
restaurer la stabilité et le lien politique, met en avant le
problème suivant : « Comment est-il possible qu'existe et se
perpétue une société juste et stable, constituée de
citoyens libres et égaux, mais profondément divisés entre
eux en raison de leurs doctrines compréhensives, morales, philosophiques
et religieuses, incompatibles entre elles bien que raisonnables
?141 ».
À la suite de cette interrogation, il s'agit de mettre
en place un modèle réflexif capable d'élaborer des
règles communes de coexistence pacifique. Il est question d'une
réflexion consacrée à la recherche des principes communs
de justice dans l'optique de garantir la coexistence au sein d'un même
espace de plusieurs doctrines raisonnables mais incompatibles entre elles.
Rawls se situe ainsi dans la nécessité de concilier le pluralisme
comme un fait avec l'urgence d'une argumentation universaliste ; cette
dernière étant posée comme le socle d'une vie harmonieuse
entre les hommes. Résultat du « consensus par recoupement »,
Rawls souligne que ce consensus est un compromis commode entre les
différentes doctrines. C'est donc un consensus au-delà du
dissensus rendu possible grâce à la « position originelle
» et à sa composante essentielle le « voile d'ignorance
». Ces deux concepts, considérés comme le fondement de
l'éthique de la diversité chez Rawls, assurent la
réalisation d'un consensus parce qu'ils recouvrent les situations de
différences auxquelles peuvent se rattacher les partenaires de la
discussion. On en conviendra à l'idée que le
141 J. Rawls, Libéralisme politique, Paris, PUF,
1995, p. 6.
74
consensus en tant qu'une oeuvre de la raison humaine fonde et
garantie l'unité sociale. C'est pourquoi chez lui :
L'unité sociale se fait grâce à un
consensus sur la conception de la justice ; et la stabilité est possible
quand les doctrines qui forment le consensus sont, d'une part, soutenues par
les citoyens politiquement actifs de la société et que, d'autre
part, les exigences de la justice ne sont pas trop en conflit avec les
intérêts essentiels que possèdent les citoyens et qui ont
été engendrés ou encouragés par leur organisation
sociale142.
Il convient d'insister, à travers l'analyse de cette
affirmation précitée, que Rawls se place dans la posture
traditionnelle du libéralisme affirmant l'individu ainsi que
l'inviolabilité de sa personne comme unique sujet de droit. Dans ce
sens, il est capital de souligner que sa pensée perpétue un
universalisme abstrait « compris comme un grave facteur de
déshumanisation et d'aliénation143 ». En
réalité, la théorie libérale qui procède de
l'analyse rawlsienne nous a conduit à une harmonisation des formes
sociales afin de poser les fondements d'une société politique
stable et donc juste. Partant de cette version libérale, il s'agissait
en fait de trouver une base commune pour sauvegarder l'unité politique
au-delà de la pluralité des conceptions. Ce faisant, cette
perspective finit par renvoyer l'expression des différentes
identités à l'espace privé. Ainsi est-il question à
travers ce type de libéralisme de promouvoir les droits individuels en
consacrant l'inviolabilité de la personne de l'individu. Abstraction
faite des exigences communautaires, la valorisation de l'individu se fait
accompagner de la diffusion des valeurs universelles d'égalité,
de dignité et d'unité.
Cette tendance affirmant l'individu contre la
communauté couronne un débat dans le monde contemporain, dont
Mesure et Renaut vont circonscrire les enjeux en ces termes-ci : «
Dans ce débat, la question centrale est avant tout de
déterminer si les principes libéraux, en valorisant exclusivement
les libertés de l'individu considéré comme tel,
isolément, n'ont pas fait preuve jusqu'ici, dans leur reformulation
classique, d'une abstraction excessive144 ». Ce constat
invite d'autres auteurs comme Taylor et Kymlicka à une relecture de la
pensée rawlsienne au regard des luttes entreprises dans l'État de
droit démocratique pour « protéger
l'intégrité
142 J. Rawls, Libéralisme politique, op. cit., p.
172.
143 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 277.
144 S. Mesure et A. Renaut, Alter ego, op. cit,
p.15.
75
des formes de vie et des traditions dans lesquelles les
membres des groupes discriminés peuvent se
reconnaître145 ». On y voit poindre alors la
question des différences culturelles, ou, si l'on préfère,
la question des droits culturels collectifs.
3.2.2 La réhabilitation de l'appartenance
communautaire comme premier gage du lien social : apport de Taylor et
Kymlicka
À partir de l'analyse rawlsienne du libéralisme,
le droit moderne sous tous ses aspects (que ce soit à l'intérieur
d'un État ou entre les États) se voit confronté à
une exigence : celle de garantir l'intégrité toujours
vulnérable des individus singuliers, devenus désormais sujets de
droits. En réalité, Rawls se situait dans la perspective
libérale d'après laquelle, l'individu devenu l'unique sujet de
droit, il fallait militer en faveur d'un approfondissement de ses droits
individuels. Ce qui n'est pas sans rappeler l'interrogation d'Habermas : «
une théorie des droits dont la structure est à ce point
individualiste peut-elle rendre compte des luttes pour la reconnaissance dans
lesquelles il semble s'agir d'articuler et d'affirmer des identités
collectives ?146 ».
En réalité, la question des droits culturels
telle qu'elle apparaît avec acuité au sein du libéralisme
ne devait a priori poser de problème si l'on s'en tenait au propos de
Gutmann :
La reconnaissance publique pleine et entière comme
citoyens égaux peut requérir deux formes de respect : respect
pour l'identité unique de chaque individu, sans considération de
sexe, de race ou d'ethnie, et respect pour ces activités, pratiques et
conceptions du monde particulièrement appréciées par - ou
associées à - des groupes désavantagés : femmes,
américains d'origine asiatique, africaine ou indienne (et une multitude
d'autres groupes aux Etats-Unis)147.
Il y a à travers ce propos, deux horizons des droits
humains : les droits individuels abstraits et les droits culturels collectifs.
Mais, dans le débat engagé entre partisans des droits humains
individuels et droits humains collectifs, toute la difficulté surgit
quand on vient à s'interroger sur l'éventuel rapport entre le
libéralisme 1 (favorable aux droits individuels) et le
libéralisme 2 (préoccupé par le
145 J. Habermas, L'intégration
républicaine, op. cit., p. 208.
146 Ibid., p. 205.
147 A. Gutmann, « Introduction », in C.
Taylor, op. cit., p. 20.
76
respect des droits culturels). Pour reprendre Habermas, il
s'agit de savoir si le libéralisme 2 se déduit du
libéralisme 1 ou si, dans certaines circonstances, ces deux types de
libéralisme pouvaient entrer en conflit. Pour en déterminer le
sens avec plus d'exactitude, Taylor, convaincu d'un éventuel conflit
entre ces deux tendances des droits humains, plaide en faveur des droits
collectifs. Il part des mouvements de reconnaissance qui sont à l'oeuvre
dans les démocraties contemporaines pour articuler son raisonnement
autour du « besoin » et l' « exigence » de reconnaissance
:
Plusieurs courants politiques actuels tournent autour du
besoin - parfois de l'exigence - de reconnaissance. Le besoin, peut-on dire,
est l'une des forces à l'oeuvre derrière les mouvements
politiques nationalistes. Quant à l'exigence, elle vient au premier de
bien des façons, dans la politique actuelle des groupes minoritaires ou
subalternes, dans certaines formes de féminisme et dans ce qu'on appelle
aujourd'hui la politique du «multiculturalisme»148.
Cette formule ci-dessus mentionnée révèle
l'évidence que le discours de Taylor n'engage plus l'individu
isolé de tout ancrage culturel. Et c'est justement pourquoi, il reproche
aux modernes d'avoir considéré les valeurs universelles de «
liberté » et
d' « égalité » indépendamment
de la communauté culturelle qui procède à leur
reconnaissance : « [l'J individu libre qui s'affirme comme tel a
déjà une obligation de parfaire, de restaurer ou de soutenir la
société dans laquelle cette identité est
possible149 ». C'est dans ce sens, que son apport
s'inscrit dans ce qu'on appelle aujourd'hui la politique du multiculturalisme.
Il est à cet égard symptomatique que son raisonnement qui
préside à l'édification du multiculturalisme nous invite
à nous interroger sur les fondements du vivre-ensemble dans les
sociétés multiculturelles. En effet, le multiculturalisme, en
brandissant les « luttes pour la reconnaissance » des
différents groupes culturels comme le fondement de leurs inventions
théoriques, invite aussi à reconsidérer la question de
l'invention de nouvelles formes démocratiques. À ce point, tout
l'apport de Taylor peut se résumer en cette phrase : « La
reconnaissance n'est pas simplement une politesse que l'on fait aux gens :
c'est un besoin humain vital150 ». À cet
égard, deux points sont à souligner pour que la perspective
ouverte par Taylor soit clairement appréhendée :
148 C. Taylor, Multiculturalisme, différence et
démocratie, op. cit., p. 41.
149 C. Taylor, La liberté des modernes, Paris,
PUF, 1997 [1979], p. 253.
150 C. Taylor, Multiculturalisme, différence et
démocratie, op. cit., p. 42.
77
D'une part, « la politique de la reconnaissance »
dont une analyse approfondie déchaîne des critiques à
Rousseau, que Taylor considère comme l'un des initiateurs du discours
sur la reconnaissance. Pour Rousseau à travers sa théorie de la
volonté générale, l'honneur, qui était dans les
sociétés anciennes le privilège de certaines personnes par
rapport à leur position sociale, devient l'apanage de tous les humains
au nom de « la politique de l'égale dignité ».
Toutefois, Rousseau finit par tomber dans une défection : d'abord, pour
le fait qu'il se révèle hostile à tout processus de
différenciation (la condition d'une société libre
étant que tous les individus qui la composent soient tous traités
à l'identique, c'est-à-dire en faisant abstraction de leurs
différences) ; ensuite, parce qu'il apparaît chez lui une
conception monologique de l'identité en concevant la conscience
individuelle comme source de la morale. Or, contrairement à lui, Taylor
souligne avec insistance le dialogisme de l'identité : « Ma
propre identité, écrit Taylor, dépend vitalement
de mes relations avec les autres151 ». Dans la même
foulée, il adresse des critiques à la neutralité de
l'État ; laquelle neutralité trouvait ses repères
philosophiques dans le « libéralisme de la dignité
égale » s'affirmant « aveugle aux différences
». Cette neutralité libérale ne connaît pas
l'approbation de Taylor qui tente à partir de ses analyses de montrer
que le libéralisme étant un terrain de rencontre de toutes les
cultures ne saurait revendiquer une neutralité complète.
D'autre part, « la politique de la différence
» pour le développement de laquelle il prend appui sur le
modèle de société distincte revendiquée par le
Québec au nom de l'appartenance à une même origine
culturelle : la culture française. En effet, contre ce
libéralisme neutre, hostile à toute expression des
singularités culturelles, Taylor propose un nouveau modèle plus
attentif à l'égard de la protection des minorités
culturelles. Il envisage ainsi la possibilité d'un « pluralisme
libéral » tout en condamnant sans réserve la
neutralité de l'État. Dit autrement, il y a lieu pour le
libéralisme de reconnaître les différences culturelles :
« On pourrait avancer qu'il serait possible, après tout,
d'intégrer un objectif comme la survivance dans une
société libérale opératoire152
», précise Taylor. Sous le couvert de cette formule
précitée, on le voit bien, Taylor cherche à créer
un cadre servant de garantie à
151 C. Taylor, Multiculturalisme, différence et
démocratie, op. cit., p. 52.
152 Ibid., p. 80.
78
l'expression des cultures minoritaires au sein du
libéralisme. C'est dans un registre similaire, que la «
théorie libérale du droit des minorités » se
donne à comprendre chez Kymlicka.
Kymlicka, à travers son ouvrage153 dont le
sous-titre en porte d'ailleurs une mention significative, se propose de
dégager des éléments constitutifs d'une pensée
proprement libérale du droit des minorités. Si l'on se donne pour
tâche de rechercher les causes ayant conduit Kymlicka à plaider
pour une théorie libérale du droit des minorités, deux
raisons peuvent être mobilisées : d'abord, il y a une sorte
d'échanges inégalitaires entre culture majoritaire et culture
minoritaire ; débouchant dans la plupart des cas sur une domination
culturelle. La domination du peuple chinois Han (majoritaire) sur le
peuple indigène du Tibet (minoritaire), en fournit l'exemple le
plus pertinent. Faisant suite à ce constat désastreux, Kymlicka
vise « le rétablissement de l'équité entre les
minorités et la majorité154 ». Ensuite,
à ses yeux, la reconnaissance du droit des minorités ne constitue
pas une menace pour l'individu. En effet, contrairement au libéralisme,
il démontre que la culture sociétale promeut plutôt la
liberté individuelle. Il y a donc, chez lui, une interdépendance
entre la liberté individuelle et la culture sociétale.
Dans le sillage de la seconde raison développée
par le penseur du droit des minorités, ce dernier s'inscrit en faux
contre la tendance libérale qui procédait à une mise
à découvert du lien possible entre liberté individuelle et
appartenance culturelle. Le libéralisme pose le primat de l'individu et
l'indépendance de celui-ci en envisageant, par là-même,
l'exclusion de toute forme de reconnaissance des différences
culturelles. Le libéralisme prend en considération l' «
antériorité »,
l' « extériorité » et l' «
autonomie » de l'individu vis-à-vis de sa culture d'origine. Et
c'est ce que conteste Kymlicka en proposant une nouvelle trajectoire
libérale. Pour lui, la liberté individuelle conçue
essentiellement comme une « construction (...) n'est possible
qu'à l'intérieur d'une culture déterminée
» en tant que cette culture se traduit dans « un langage,
des institutions et des pratiques communs » et comme telle, elle
« représente un « contexte de choix » à partir
duquel
153 W. Kymlicka, La Citoyenneté multiculturelle.
Une théorie libérale du droit des minorités, trad. P.
Savidan, Paris, La Découverte, 2001 [1995].
154 H. Guéguen, G. Malochet, Les
théories de la reconnaissance, op. cit., p. 83.
79
seulement un individu est en mesure d'opérer des
choix et de réviser ses propres fins155 ».
Ce lien entre liberté individuelle et culture
sociétale, une fois admis, il serait aisé de se convaincre qu'en
« déracinant » l'individu de toute appartenance communautaire,
la tendance libérale empêche la réalisation de la
liberté individuelle. Pour comprendre plus en détails cette
idée de Kymlicka, il serait bienveillant de recourir à la
signification du multiculturalisme telle qu'il se présente sous la plume
de ce philosophe. Ainsi, d'entrée de jeu, convenons-en, le
multiculturalisme tel qu'il s'impose aux démocraties contemporaines
désigne moins le constat du pluralisme culturel que cette exigence de
penser à une véritable articulation entre les différentes
cultures. Par où l'on voit que le multiculturalisme est, chez Kymlicka,
une valeur découlant de l'exigence de la réflexion visant
à une élaboration théorique. De là son
caractère « prescriptif » porté au sommet de la
réflexion théorique par lui. Comme l'écrivent
conjointement Guéguen et Malochet :
Concernant d'abord la notion de multiculturalisme, notons que
la diversité à laquelle elle renvoie ne désigne pas chez
W. Kymlicka l'ensemble des cultures présentes dans une
société, mais le rapport et la recherche d'un équilibre
entre la culture majoritaire et les cultures minoritaires156.
Ce trait particulier du multiculturalisme amène
Kymlicka à opérer une distinction entre « minorités
nationales » et « minorités ethniques ». Les
premières minorités, à en croire ce philosophe du
multiculturalisme libéral, sont constituées par des groupes
géographiquement rassemblés et donc autonomes. Pour cette raison,
ces groupes donnent lieu à des États multinationaux : les Bretons
et les Basques en France, les Québécois et les Indiens au Canada
en fournissent l'exemple le plus révélateur. Quant aux
minorités dites « ethniques », celles-ci concernent les
populations homogènes à la base issues de l'immigration. Elles
débouchent sur des États multiethniques. Ces deux types de
minorités, nul ne saurait le nier, constituent aujourd'hui un
défi à l'exigence unitaire de l'État-nation
démocratique. Toute la pertinence de la pensée de Kymlicka, dans
le sens d'édifier l'État-nation démocratique,
réside dans sa mise en place de mécanismes juridiques
distincts
155 Précisent H. Guéguen, G. Malochet, op.
cit., p. 84.
156 Id.
80
susceptibles de rendre effectivement compte de la
présence de ces groupes. Au constat de son analyse, il distingue trois
sortes de droits spécifiques : « l'autonomie gouvernementale ,
les droits polyethniques , les droits spéciaux de représentation
politique157 ».
Du moins ne peut-on guère nier qu'il éclaire
d'un jour très révélateur le débat entre
libéraux et communautariens à partir d'une distinction entre les
mesures de « protection externe » et les mesures de «
protection interne », « distinction ignorée
autant, selon lui, par ceux qui défendent le multiculturalisme que par
ceux qui s'y opposent158 ». Cette distinction
résulte à la fois de deux logiques. Une logique de la politique
multiculturelle cherchant à protéger une culture minoritaire de
la domination d'une culture majoritaire (correspondant à la mesure de
protection externe) ; et une pensée libérale du multiculturalisme
refusant toute forme de contrainte exercée sur l'individu à
l'intérieur de la culture sociétale (correspondant à la
mesure de protection externe). Dans le cadre de sa théorie
libérale du droit des minorités, il prend parti pour les mesures
de « protection externe » des minorités culturelles. On peut,
dès lors, résumer toute sa pensée par la
redéfinition de la citoyenneté démocratique pensée
désormais comme une « citoyenneté multiculturelle ».
Eu égard à l'ampleur des revendications
identitaires, dont le mûrissement
intellectuel engendre la notion de « droits collectifs
», il s'agit désormais
d'introduire ces « droits collectifs
» dans le type de libéralisme rawlsien. Il s'ensuit alors que la
notion de « droits collectifs » éclate la compréhension
traditionnelle du libéralisme, ouvrant ainsi la voie à un autre
horizon libéral. Ce nouvel horizon du libéralisme a trouvé
son heure de gloire dans l'idéal incarné par Kymlicka à
travers sa notion de « justice ethnoculturelle » visant
essentiellement à introduire le « droit des minorités »
dans ce premier type de libéralisme. Son rapprochement à Taylor
caractérise cette seconde forme de libéralisme qui, en
s'attaquant au noyau constitutif du libéralisme traditionnel ne vise
qu'à corriger la compréhension du libéralisme
traditionnel. À l'analyse toutefois, ce nouveau modèle n'est pas
épargné de critiques. L'attachement manifeste de l'individu
à sa communauté culturelle, pour le moins,
157 Rappellent H. Guéguen, G. Malochet, op. cit.,
p. 85.
158 Ibid., p. 86.
81
pourrait conduire à un différentialisme
susceptible de fragiliser « la référence à des
principes ou à des valeurs comme les droits de
l'homme159 ». Nous n'en voulons pour preuve que le
rapprochement fait au Canada entre le droit et certains comportements
culturels. Ainsi, en novembre 2003, l'avocat Boutellier dont le client
d'origine haïtienne était accusé de
proxénétisme à l'égard des mineurs n'hésita
pas à déclarer, pour sauver son client, que « la
prostitution fait partie de la culture haïtienne tout comme fumer fait
partie de la culture jamaïcaine160 ». Pareille
démarche, oeuvre d'une transposition au plan juridique du
multiculturalisme canadien, contribue à enfermer de manière
irrémédiable chaque membre d'une communauté dans des
systèmes culturels singuliers sans possibilité d'une
référence à des valeurs universelles censées
régir la coexistence de différentes cultures.
Dans cette optique par exemple, un droit spécifique
comme l'autonomie gouvernementale peut porter préjudice au modèle
innovant de Kymlicka. Comprise en effet comme droit spécifique
accordé à une minorité essentiellement nationale,
l'autonomie gouvernementale renvoie à la gestion (par une
minorité nationale) des langues ou de l'éducation. À cet
égard, l'exemple le plus instructif est celui du modèle
d'autonomie gouvernementale du Québec à travers la loi 101 dont
les dispositions prévoyaient : l'exigence pour les entreprises de plus
de cinquante employés d'être administrées en
français, l'interdiction de toute signature commerciale dans une autre
langue que le français et enfin l'interdiction aux francophones
d'envoyer leurs enfants dans les écoles anglophones. En étant
dans la posture des dispositions de cette loi, il devient du coup aisé
d'entrevoir la difficulté que charrie avec elle, ce droit
spécifique relatif à l'autonomie gouvernementale. Ainsi, en
prétendant redonner plus d'autonomie à une langue par rapport
à une autre qui a longtemps assuré une domination, ce droit
à l'autonomie porte à nouveau des atteintes à l'endroit
d'autres langues perçues en retour comme minoritaires. Si bien que, la
même difficulté d'intégration que l'on rencontre à
l'échelle du Canada fédéral pourrait bien
réapparaître dans le contexte plus restreint du Québec.
Comme le rappelle d'ailleurs Habermas : « Le Québec devenu
culturellement autonome se
159 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 278.
160 Y. Assogba, « Les effets pervers de
l'hyperrelativisme culturel », Le Devoir, Montréal, le 7
janvier 2OO4, p. 1-2.
82
trouverait lui aussi dans la même situation et
n'aurait fait que remplacer une culture majoritaire anglaise par une culture
majoritaire française161 ».
Il s'ensuit alors que le multiculturalisme en tant qu'une
approche philosophique porte en son sein des déficits à combler.
Pour en vérifier l'exactitude de cette affirmation, il suffit de se
référer au débat autour du multiculturalisme dans le
contexte anglo-saxon. En effet dans le modèle nord-américain, on
l'a vu notamment au Canada, la défense très poussée des
« droits collectifs » a finalement contribué à asseoir
un « hyperrelativisme culturel » que le sociologue Assogba
considère à juste titre comme pouvant « induire à
des idées, des croyances ou des pratiques susceptibles de briser la
cohésion sociale et même constituer une menace à la
démocratie162 ». Ceci ne suffit pas encore pour
étayer les limites inhérentes à ce second type de
libéralisme inauguré par Kymlicka et Taylor : le cas bien connu
de l'intégration des différentes cultures dans les juridictions
canadiennes et le rapprochement entre le droit et des prétendus
comportements culturels de citoyens reconnus coupables d'actes de barbarie
illustre davantage ces critiques. Raison pour laquelle Mesure et Renaut, en
s'inscrivant contre le particularisme multiculturel, récusent aussi de
« Conclure pour autant de ces mutations de l'identité
démocratique que la meilleure façon de les prendre en compte
consisterait à différencier la citoyenneté elle-même
en attribuant aux citoyens des droits spécifiques en vertu de leurs
appartenances collectives163 ». Par conséquent,
quand bien même Taylor et Kymlicka souhaitent préserver
l'héritage culturel, ils ne pourraient plus éviter de
répondre aux interrogations légitimes découlant d'une
gestion politique fondée sur le « droit à la
différence ».
3.2.3 Le « droit à la différence »
et ses apories
Avec la politique de l'égalité qui a connu un
regain d'intérêt à la suite de l'effondrement des
sociétés anciennes, ce qui était important c'est
l'établissement de principes universellement reconnus et valables tels
que les droits de l'homme. Ce faisant, les partisans de cette politique
d'égalité en luttant contre toutes les formes de discriminations
sont restés aveugles aux façons dont les citoyens
diffèrent entre eux.
161 J. Habermas, op. cit., p. 224.
162 Y. Assogba, op. cit., p. 1.
163 S. Mesure et A. Renaut, Alter ego, op.
cit., p. 251.
83
Or, à partir des différentes revendications de
type identitaire, il est plus question de redéfinir la
non-discrimination en se référant à la diversité
des identités comme fondement d'un traitement différencié.
Ainsi : « L'affirmation de l'identité commune à tous les
êtres, marque distinctive de la modernité, a fini par ne plus
apparaître suffisante, si elle fait abstraction de toute reconnaissance
de leur différence et notamment de leurs appartenances à des
identités collectives qui les différencient164
».
Cette démarche d'inspiration multiculturaliste, en
redéfinissant la nondiscrimination, s'inscrit dans la logique de la
promotion de la diversité culturelle. Ainsi, le thème de la
« diversité culturelle » tire sa pertinence d'un constat. En
effet, encouragée par la mondialisation, l'universalisation des droits
de l'homme « abstraits » nous a fait assister à «
l'imposition de certaines cultures sur d'autres, et avec la
supériorité présumée qui détermine cette
imposition165 ». Or, avec la résurgence du discours
portant sur l'attachement manifeste aux appartenances culturelles
spécifiques, il est clair qu'il existe d'autres cultures avec lesquelles
il faudrait vivre de plus en plus ensemble, tant à l'échelle
mondiale qu'à l'échelle nationale. Ainsi importe-t-il de rappeler
que le « droit à la différence » n'est pas sans
influence sur la conception de la citoyenneté. En effet, à partir
de la valorisation des différences comme objet de droit, la
citoyenneté devient sous l'influence des droits culturels collectifs une
« citoyenneté multiculturelle ».
Toutefois, à partir de la valorisation des
différences ou mieux à partir du « droit à la
différence » une difficulté demeure. C'est qu'en
réalité, une stricte observation des revendications identitaires
(encouragées par le droit à la différence) nous
amène à distinguer entre « différences
légitimes » et « différences nuisibles ». Le
vocabulaire rawlsien ne disait pas autre chose lorsqu'il précisait qu'
« il se peut qu'une société comporte aussi des doctrines
déraisonnables et irrationnelles, voire folles166
». Dans ce cas, quelle attitude faut-il adopter vis-à-vis de la
résurgence des différences dans les espaces démocratiques
contemporains? Jusqu'à quel niveau devrait-on accepter l'affirmation des
différences dans les États actuels ? Bref, pour
164 S. Mesure et A. Renaut, Alter ego, op.
cit., p. 54.
165 C. Taylor, Multiculturalisme, différence et
démocratie, op. cit., p. 56.
166 J. Rawls, Libéralisme politique, op.
cit., p. 4.
84
emprunter cette inquiétude à Lochack : «
Jusqu'à quel point peut-on consentir des dérogations à
la loi commune ?167 ». À toutes ces questions,
l'héritage renautien d'un humanisme ouvert à la diversité
nous offre des perspectives éclairantes par elles-mêmes à
partir du moment où il distingue clairement entre le traitement
politique et le traitement éthique de la diversité.
3.3 L'horizon d'un humanisme de la diversité
L'observation de l'analyse qui précède
révèle que, malgré la pertinence des théories
élaborées jusqu'ici pour assurer un traitement de la
diversité, la promotion de celle-ci n'est pas encore au rendez-vous.
À partir de ce constat, il urge de penser encore la diversité
à travers une autre approche libérale. En effet, à partir
de l'existence réelle de différences culturelles, une nouvelle
vision de la société démocratique s'impose :
celle-là qui fait de la diversité un creuset du lien social au
point que la nouvelle société qui pourrait en résulter
soit fondée, d'après l'heureuse formule de Mesure et Renaut, sur
« la conviction qu'une telle diversité doit absolument
être érigée en valeur168 ».
C'est à la lumière de cette nouvelle exigence
démocratique que Renaut conçoit sa troisième voie
libérale dont il résume la préoccupation centrale en ces
termes-ci :
Jusqu'où le discours identitaire et celui de
l'appartenance à une culture ou à un groupe quelconque peut-il se
déployer au sein des démocraties modernes sans assigner aux
individus des identités semblables à celles qui
caractérisaient les sociétés traditionnelles et sans le
risque d'un « ré-enracinement » en des lieux et en des
histoires dont ils voudraient, en tant qu'individus, s'arracher ? À
quelles conditions pouvons-nous rendre compatibles les droits universels de
l'humanisme abstrait avec certaines revendications du droit à la
différence culturelle, religieuse ou sexuelle et à la
différence de l'âge, avec des références historiques
et politiques particulières, sans courir le risque d'un
impérialisme culturel ?169
3.3.1 D'un humanisme de la diversité à une
éthique de la diversité
Ce nouveau projet de l'humanisme oriente vers deux pistes
essentielles de réflexion. Notons d'abord que dans la logique d'un
approfondissement de la
167 D. Lochack, Les droits de l'homme, Paris, La
Découverte, 2009, p. 88.
168 S. Mesure et A. Renaut, La guerre des dieux, op.
cit., p. 38.
169 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p.54.
85
dynamique démocratique, le libéralisme dans une
perspective classique avait considéré l'individu comme un
être débarrassé de toute subordination extérieure.
Cet être est celui dont l'autonomie, l'indépendance et la
liberté de choix étaient affirmées. Mais la prise de
conscience d'une nouvelle forme d'injustice, relative aux communautés
culturelles, va générer dans le courant de la démocratie
libérale, une nouvelle vision. Celle-ci repose essentiellement sur
l'attachement manifeste de l'humain à un groupe quelconque. Dans la
logique de cette nouvelle vision défendue essentiellement par le
multiculturalisme, il s'agira pour la démocratie libérale de
procéder à une reconnaissance institutionnelle des
identités particulières sans toutefois courir le risque d'«
une résingularisation proprement différentialiste des
groupes, consistant à opposer à l'universalisme formel des droits
de l'homme le particularisme de valeurs spécifiques à certaines
cultures170 ». Ainsi, au-delà des débats
entre libéraux et communautariens, Renaut envisage un traitement
à la fois « politique » et « éthique » de la
diversité en distinguant entre responsabilité liée
à l'État et responsabilité liée à
l'individu.
Au plan politique, il s'agit de faire porter l'interrogation
sur la justice distributive fondée sur le principe : « à
chacun ce qui lui revient selon ses mérites ou ses
besoins171 ». Dans l'optique de cette justice en effet,
s'est affirmée une conception de l'égalité se fermant aux
différences réelles entre les hommes. Le pire, dans le cadre de
cette justice distributive, ayant consisté à discriminer certains
individus non point sur la base du « mérite » et du «
talent » mais sur la base de certains critères tels que
l'appartenance à une communauté (ethnique, raciale, culturelle)
distincte. Faisant suite à ce que de nombreuses personnes ont subi comme
injustice liée aux paramètres172 de la
diversité, il devient impérieux de repenser la justice de
façon à y inclure l'extension de l'égalité au
domaine de la société. Reste alors à penser l'articulation
de cette idée nouvelle d'égalité sans recourir à
une pure et simple revalorisation des droits communautaires : comment concevoir
l'égalité des
170 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 273.
171 A. Renaut, Égalité et discriminations,
op. cit., p. 121.
172 Les paramètres de la diversité regroupent
l'ensemble des dix-huit critères possibles de discrimination que sont :
« l'origine, le sexe, les moeurs, l'orientation sexuelle, l'âge,
la situation familiale, les caractéristiques génétiques,
l'appartenance ou la non-appartenance, vraie ou supposée, à une
ethnie, une nation ou race, les opinions politiques, les activités
syndicales ou mutualistes, les convictions religieuses, l'apparence physique,
le patronyme, le handicap, l'état de santé, l'état de
grossesse », A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 71.
86
chances, en y intégrant le sort des plus
défavorisés, sans se fonder sur la politique des
différences ethniques par exemple ?
C'est pour répondre à cette interrogation que
Renaut, dont les positions sur ce point restent en étroite relation avec
le tournant libéral de la pensée rawlsienne, publie son ouvrage
Égalité et discriminations. Il y apporte son innovation
à travers l'idée de « justice compensatrice », qui se
présente comme une « justice correctrice » (en suivant en ce
sens la terminologie aristotélicienne), ou encore une « justice
réparatrice ». À travers cette justice, qu'il conçoit
à côté de la justice distributive, il est question de
corriger les discriminations relatives aux appartenances communautaires. Il
pose comme principe fondamental de cette nouvelle justice : « à
chacun ce qui lui revient en fonction de ce dont il a été
privé ou spolié173 ».
On peut en outre se demander si cette nécessité
de réparer des injustices commises au nom de l'abstraction des
différences culturelles, par exemple, ne rend pas crédible aux
yeux Renaut la « politique de la différence ». Perspective
contraire, on en conviendra sans réticence, à l'esprit du nouveau
penseur libéral qui s'élève contre toute tentative
à l'instauration d'une « citoyenneté
différenciée » ou « citoyenneté multiculturelle
» laquelle compromet de toute évidence l'idéal de
cohésion démocratique. C'est dans cette logique qu'il rejette la
politique des quotas telle qu'elle s'est pratiquée dans le contexte
américain. En effet, en raison de leur histoire qui découle de
l'immigration, les États-Unis ont très tôt senti la
nécessité de mettre en place un mécanisme de gestion de la
diversité. Preuve en est, la théorie de l' « affirmative
action » dont l'expression la plus accomplie est sa transposition au
plan politique et juridique. Mise en place à partir de la fin des
années soixante-dix, l' « affirmative action » avait
pour soubassement la politique des quotas. Tournée essentiellement vers
les « minorités raciales », ladite théorie visait
à compenser les inégalités de fait résultant des
discriminations précédentes. La difficulté d'accès
des Noirs aux Universités américaines offre un repérage
illustratif des circonstances présidant à l'émergence de
l' « affirmative action ». Comme tel, dans le contexte
américain, elle repose sur deux principes fondamentaux que retrace
Semprini :
173 A. Renaut, Égalité et discriminations,
op. cit., p. 121.
87
Le premier est que les minorités - et notamment les
Noirs - qui ont été tenues à l'écart de
l'Université par une politique de discrimination méritent une
compensation à cette injustice. Le second est la conviction que
l'accès à l'instruction supérieure, en ouvrant la voie
à la mobilité sociale, représente le meilleur moyen pour
accélérer l'intégration des groupes
marginalisés174.
Toutefois, cette gestion de la diversité à
l'américaine ne voile pas les dommages causés au lien social. L'
« affirmative action » plutôt que d'être source
d'une intégration effective a contribué à maintenir chaque
identité culturelle dans son système de valeurs. Elle a ainsi
contribué à former des « assemblages de ghettos
culturels », repris par Renaut sous le label de «
juxtaposition de cultures ». Plus encore, cette politique, en
ayant recours aux quotas ethniques, engendrait des injustices à
l'égard des individus appartenant depuis longtemps à des groupes
ethniques favorisés dans l'accès aux universités, parce
qu'avec la politique des quotas certains parmi ces étudiants voient leur
dossier rejetés malgré leurs qualités parfois
supérieures aux dossiers retenus. Considérant sur ce point
l'ensemble des controverses suscitées par la gestion politique des
quotas, Renaut précise que la justice compensatrice consiste à
ouvrir les candidatures aux emplois, l'accès aux universités
à tous les étudiants sans aucune distinction que celle
fondée sur le mérite et le talent. En mettant à
l'écart la politique des quotas, il souscrit volontiers aux politiques
préférentielles ; lesquelles considèrent que «
pour un temps, la loi devait favoriser ou privilégier les
représentants de groupes qui, jusqu'alors, avaient vu leurs membres
souvent exclus de certaines carrières ou études pour d'autres
considérations que celle de leurs talents175 ».
Au plan éthique, il faut dire que l'orientation qu'il
donne à la gestion de la diversité résulte de ses lectures
critiques des penseurs libéraux et communautariens. Pour rendre sa
thèse plausible, deux arguments fondamentaux sont à
considérer. Le premier argument est celui procédant à une
rectification de la trajectoire libérale classique qui
considérait l'individu comme un « moi
désengagé176 », c'est-à-dire un moi
privé de toute filiation communautaire. Contre ce modèle
libéral classique, Renaut souligne le risque inhérent à
cette forme d'extrême individualisation en
174 A. Semprini, op. cit., p. 33.
175 A. Renaut, Égalité et discriminations,
op. cit., p. 15.
176 L'expression est de M. Sandel et est reprise par S. Mesure et
A. Renaut, Alter ego, op. cit., p. 84.
88
évoquant la dispersion plus forte des choix normatifs
effectués au nom de la liberté. Dans ce cadre, il rejette toute
« situation d'extrême individualisation des choix
effectués par les uns et par les autres, comme s'ils ne pouvaient
être libres qu'en s'affirmant comme irréductiblement
différents177 ». Le second argument de la position
défendue par Renaut, dans le même temps, insiste sur la place
prépondérante de l'individu dans l'adhésion aux valeurs
communes afin d'éviter de remettre en cause la cohabitation entre les
personnes et le respect de leurs inévitables divergences sur de
quelconques valeurs. La conscience individuelle devient ce cadre
privilégié où se joue l'essentiel de la promotion de la
diversité. De la sorte, il reproche au multiculturalisme d'avoir
assujetti l'individu à son groupe d'appartenance en réduisant
l'identité de ce dernier à l'ensemble des interactions entre les
membres de son groupe. Face aux critiques adressées à ces deux
tendances, Renaut précise l'orientation de sa nouvelle piste de
réflexion :
le type de fondation de l'éthique que je pratique et
que je mets ici en oeuvre sous la forme particularisée d'une
éthique appliquée à la diversité, ne consiste
certes pas à réarmer la postulation purement métaphysique
d'une pure autonomie du sujet moral, décidant souverainement des fins de
ses actions à partir de lui-même, sans autre source de ses valeurs
que sa volonté d'agir par devoir : simplement m'apparaît-il
indispensable de distinguer la genèse de l'éthique, où le
rôle de l'extériorité est indispensable, et sa fondation
proprement dite, qui engage un moment où je suis l'auteur de mes actes
et des choix qui y président178.
De cette affirmation découle l'urgence de mettre au
clair la part importante de la conscience individuelle comme lieu où
doit se jouer désormais la promotion de la diversité. Prise donc
au pied de la lettre, la perspective renautienne de l'éthique met au
centre de ses préoccupations, l'individu, dans sa relation avec les
autres comme celui devant manifester une propension à l'ouverture vers
la diversité des visions du monde. Même si une part de
responsabilité devrait revenir au politique, dont l'essence se
résume à l'organisation de la société dans le sens
du vivre-ensemble harmonieux, à travers le choix des contenus
d'enseignements par exemple, cela pour autant ne suffirait pas pour traiter de
la diversité sous l'angle purement politique. Encore faudrait-il
préciser que l'adoption par le politique d'un modèle
éducatif favorisant l'ouverture à la diversité ne vise in
fine que la responsabilisation de
177 A. Renaut, Quelle éthique pour nos
démocraties ?, op. cit., p. 26.
178 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 428.
89
l'individu dans les relations interpersonnelles. Conçue
comme responsabilisation de l'individu, la perspective éthique
incarnée par Renaut, une fois parvenue à son paroxysme chez
l'individu porteur d'une culture spécifique, favoriserait l'ouverture
entre les cultures. De là découle la compréhension de
l'éthique de la diversité comme une « éthique de
la relation179 » laquelle génère de
nouvelles valeurs en partant d'une construction dialectique entre les valeurs
composant les différentes communautés culturelles.
Dans ce sens, l'éthique de la diversité qui
s'appuie chez Renaut sur les « identités ouvertes »
consiste donc à mettre en dialogue les différents groupes
culturels pour asseoir un minimum de valeurs collégialement
partagées. Faisant en ce sens appel à une « quête
de compromis social », l'éthique de la diversité de
Renaut tire sa justification de la « querelle des
valeurs180 » qui mine les démocraties
contemporaines à partir du moment où l'irruption de l'individu
comme valeur des valeurs consacre l'impossibilité de recourir à
une quelconque tradition ou sagesse comme devant servir de
référence normative à la conscience collective. Dans ces
conditions, la nécessité de trouver l' « éthique
susceptible de faire surgir, dans un monde de pluralisme et de liberté,
la possibilité d'accords eux-mêmes libres, mais néanmoins
assez convergents et consistants pour fournir les conditions de
possibilité d'un véritable vivre-ensemble
(...)181 », amène Renaut à s'inspirer du
modèle de
l' « éthique publique
minimale182 » dont l'importance se révèle
dans un univers où le « polythéisme des valeurs
» dégénère en des conflits. Ce modèle
éthique que l'on rencontre au Québec engage les interrogations
relatives au vivre-ensemble ainsi qu'aux conditions devant favoriser un
vivre-ensemble harmonieux. Pour résumer tout en une seule formule :
L'éthique publique surgirait ainsi au point de
croisement de « valeurs différentes parfois conflictuelles :
intérêt public et bien commun ; respect des droits et des
libertés des individus ;
179 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 343.
180 Nous rejoignons en ce sens, Mesure et Renaut qui ont
approfondi cette idée à partir de la métaphore
wébérienne de la « guerre des dieux » induite
par le « polythéisme des valeurs ». Voir donc, S.
Mesure et A. Renaut, La guerre des dieux, op. cit., p. 41.
181 A. Renaut, Quelle éthique pour nos
démocraties ?, op. cit., p. 27.
182 Elle trouve sa traduction concrète au Québec
avec les travaux réalisés par la commission Bouchard-Taylor dont
la préoccupation, à travers les débats, était de
« déterminer jusqu'où une personne peut aller pour faire
accepter aux autres les expressions et conséquences publiques de ses
convictions culturelles ou religieuses », in Quelle
éthique pour nos démocraties ?, op. cit., p. 70.
90
respect de la pluralité sociale, de la diversité
culturelle et des particularismes moraux ; équité et justice
»183.
Pour assurer le passage de la diversité comme « un
fait » à cette nouvelle compréhension de la diversité
comme « une valeur » sans toutefois conduire à une
dégénérescence des droits en simple consécration
des désirs, Renaut évoque la nécessité d'une «
décolonisation des identités » comme une pierre angulaire de
son nouveau modèle d'humanisme.
3.3.2 Humanisme de la diversité et
décolonisation des identités
La décolonisation est une notion historique, politique
et juridique. Mais lorsque Renaut en fait un fondement de sa pensée, il
met aussi en évidence l'aspect humain de la décolonisation,
c'est-à-dire l'aspect lié à la conscience de l'individu.
Ainsi dit, la décolonisation sous sa bannière ne sera pas
simplement ce processus ayant conduit à la libération des
identités nationales avec pour effet immédiat la
résurgence du droit des minorités à disposer
d'elles-mêmes. Bien plus, il s'agira d'une activité de la
conscience consistant, au plan individuel et collectif, à se
départir de ce qui semble constituer un obstacle à l'ouverture au
nom du repli sur soi. Pour en percevoir la signification avec plus de
clarté, il importe de commencer par dire un mot à propos de
l'identité. En ce sens, rappelons d'abord que la notion de l' «
identité », qui se laisse appréhender d'un point de vue
étymologique comme ce qui est « le même », est un «
Concept polymorphe184 ». On parle en effet d'une
« identité individuelle », d'une « identité
collective », d'une « identité sociale », d'une «
identité nationale ». La liste reste ouverte quand on vient aux
« identités » dites « meurtrières ».
Au fond, qu'est-ce que l'identité ?
Considérant le sens étymologique et tous les
réseaux conceptuels auxquels elle peut être associée,
l'identité peut être considérée comme le trait
référentiel qui distingue un individu d'un autre (identité
individuelle) ou qui caractérise un groupe par rapport à un autre
(identité collective) ou encore comme le référentiel
commun à toute l'humanité (identité
générique). Définie comme telle, la notion de l' «
identité »
183 A. Renaut, Quelle éthique pour nos
démocraties ?, op. cit., p. 69.
184 G. Ferréol & G. Jucquois, Dictionnaire de
l'altérité et des relations interculturelles, Paris, Armand
Colin, 2003, p. 155.
91
draine toute une problématique dont une mise au clair
s'avère indispensable pour la compréhension de la
décolonisation chez Renaut.
En effet, avec l'avènement de la modernité
fondée sur une égale considération de tous les êtres
humains, on passe d'une société hiérarchisée
à une société égalitaire. Ainsi assiste-t-on, aux
premières heures de la modernité, à l'émergence
d'un nouveau concept, celui de la « dignité de l'être humain
». La dignité de l'être humain apparaît
désormais au coeur de la politique libérale ; laquelle en voulant
supprimer les classes sociales antérieures à son avènement
s'appuie sur le principe de l' « égale dignité » de
tous les individus en tant que jouissant des mêmes droits universellement
reconnus. De ce point de vue, la conception antique de l'identité,
assimilée à la position sociale occupée par l'individu,
sera repensée dans le nouveau contexte de la modernité en rapport
avec la dignité de l'être humain. Ainsi, en se fondant sur le
nouveau concept de la « dignité humaine », telle que
développée chez Rousseau et chez Kant, la tendance moderne a
tiré prétexte d'une égalité naturelle entre les
hommes pour affirmer l'identité de l'espèce humaine, une
identité « essentialisante ». On passe ainsi d'une
identité « tronquée » à une
identité « reconnue ». À en croire Mesure et
Renaut : « avec la naissance des sociétés modernes et
à travers leur devenir, nous sommes passés de la
méconnaissance de l'autre comme étant lui aussi un « moi
», au même titre et avec les mêmes droits que moi, à sa
reconnaissance comme tel sous le régime de
l'identité185 ».
Mais, à nouveau, cette reconnaissance de l'autre comme
un « moi » semble elle aussi s'être déplacée en
raison de l'obligation qu'elle implique en termes de valorisation de l' «
autre » dans sa différence, c'est-à-dire dans son
altérité. Le difficile « entrelacement du même et de
l'autre », qu'analysent avec lucidité Mesure et Renaut, attire
l'attention au sujet d'un éventuel « paradoxe de
l'identité démocratique ». Puisque, en
réalité, la démocratie moderne avait pris pour acquis un
paramètre d'égalité qui neutralisait toutes les
différences. Or, à l'analyse, on découvre, à partir
des revendications inhérentes à la catégorisation de
l'individu, que l'identification de l' « autre » ne saurait se passer
de la reconnaissance de sa différence. Toute la difficulté tient
à cette possibilité d'articuler la reconnaissance
185 S. Mesure et A. Renaut, Alter ego, op.
cit., p. 43.
92
des individus en tant qu'êtres humains situés
hors de toute appartenance avec leur reconnaissance comme des êtres
humains appartenant à des groupes spécifiques. Sous cet angle,
l'identité devient le spectre d'un large questionnement : comment un
individu ou un groupe parvient-il à la conscience de son identité
? L'identité résulte-t-elle d'une construction monologique ou
d'une construction dialogique ?
Ces questions indiquent déjà qu'une parfaite
appréhension de la problématique identitaire nécessite une
analyse systématique de diverses questions : l'une d'elles met en avant
la conscience individuelle comme source de construction de l'identité et
l'autre privilégie la culture comme cadre de construction des
identités personnelle et collective. Le traitement intellectuel de la
problématique de l'identité est donc assuré par deux
tendances que présente plus amplement Ballong :
La première tendance s'oriente vers la
subjectivité comme fondement de toute identité personnelle en
mettant l'accent sur le sujet. La seconde qui est plus globalisante que la
première, enrôle la culture en tant qu'elle détermine
à la fois l'identité collective aussi bien que l'identité
individuelle186.
De par les orientations induites par ces deux tendances, on
peut en déduire une tension entre identité individuelle et
identité collective ; une tension dont la meilleure compréhension
exige que soit analysée de façon explicite la question
posée par Mesure et Renaut dans l'élaboration de quelques
réflexions sur les représentations modernes de l'identité
: « Qui suis-je ?187 ». Signalons que cette
question, que l'on pourrait adresser à tout individu, mobilise à
elle seule trois types de réponses correspondant chacune à trois
types d'identité. Ainsi, à cette question que l'on pourrait
adresser à Taylor par exemple, trois styles de réponses
correspondant à trois types d'identités peuvent être
mobilisés. Ce dernier peut dans sa tentative de réponse mettre en
valeur son individualité, c'est-à-dire ce qui fait de lui un
être humain distinct de tous les autres êtres de la même
espèce. En apportant à cette question la réponse de type
« Je suis Charles Taylor », il mettrait ainsi en exergue ce
qu'il a d'authentiquement unique ; donc son « ipséité
». Cette première réponse correspond à ce que Mesure
et Renaut ont désigné par « l'identité
distinctive ».
186 I. B. Ballong, « Essai sur la crise de
l'identité culturelle », Échanges, Vol. 1, N°
001, Lomé, 2013, p. 97.
187 S. Mesure et A. Renaut, Alter ego, op.
cit., p. 9.
93
Aussi faut-il ajouter qu'une seconde réponse,
différente de la première, peut être apportée
à la même interrogation : « Je suis
québécois ». Cette seconde réponse paraît
revêtir l'identification de l'individu à un groupe, fût-il
ethnique, clanique, tribal ou encore culturel. À ce niveau, la
définition de l'identité prend en compte l'héritage
culturel en assurant une nette distinction entre les différents groupes
identitaires. Cette seconde réponse renvoie à «
l'identité commune » chez Mesure et Renaut. En raison de
la prégnance de la communauté sur l'individu, dans le contexte
africain, toute la difficulté tient à la distinction possible
entre ces deux niveaux de l'identité. Ceci au point que la
citoyenneté, entendue comme la transcendance de la communauté au
plan individuel, se trouve mise en branle. Une telle difficulté n'est
pas étrangère à Mesure et Renaut qui la rattachent
fondamentalement aux paradoxes de l'identité : « notre
identité s'affirme ainsi comme le produit énigmatique de deux
dynamiques potentiellement antagoniques, en vertu desquelles chacun ne peut
dire « je » qu'en pensant et en disant « nous
»188 ».
Enfin, cette même interrogation (« Qui suis-je
? ») peut générer une troisième réponse
différente des deux précédentes. Et sur ce point, il
s'agira de prendre en compte la dimension universelle de l'humanité dans
la définition du singulier que représente par exemple Taylor.
Ceci en identifiant les traits communs caractéristiques à tous
les êtres humains. On pourra alors évoquer la réponse du
personnage de Térence telle qu'elle nous a été
rapportée par Mesure et Renaut : « Je suis homme, et je ne
considère rien de ce qui est humain comme m'étant
étranger189 ».
Au point de vue philosophique, le traitement de
l'identité a souvent eu pour référence la théorie
de la reconnaissance et celle de la différence telle que
préconisée par Taylor. Toutefois, une difficulté subsiste
toujours à l'analyse esquissée par ce dernier : jusqu'où
peut-on consentir à l'affirmation des identités sans compromettre
l'idéal de cohésion incarné par la démocratie ?
Au-delà de Taylor et Kymlicka qui ont tous plaidé pour la
reconnaissance politique et juridique des différentes identités,
il revient à Renaut le mérite d'avoir insisté sur la
« décolonisation des identités ».
188 S. Mesure et A. Renaut, Alter ego, op.
cit., p. 12.
189 Ibid., p. 9.
94
Mais alors, une interrogation reste ouverte : comment la
décolonisation se laisse-t-elle appréhender pour ce philosophe
contemporain ?
D'entrée de jeu, soulignons que la
décolonisation est une notion historique, en parfaite relation avec la
colonisation qui se présente comme une période au cours de
laquelle plusieurs individus sont parvenus à la prise de conscience de
leur identité en raison de la mauvaise image de soi que
véhiculait le colon. Elle reste politique, puisqu'au lendemain de la
guerre froide qui avait mis face-à-face le bloc libéral et le
bloc communiste, la victoire du premier sur le second a consacré la
libération des identités nationales et des minorités qui y
étaient enfouies. Ces dernières trouvaient à partir de ces
moments la justification de leur lutte pour l'indépendance et
l'expression de ce qui en elles-mêmes marquaient leur singularité.
La décolonisation reste aussi une notion juridique puisqu'à
partir des années 1940, « le droit des peuples à
disposer d'eux-mêmes » consacre, « le droit des
minorités à disposer d'elles-mêmes ». De ce point
de vue, la décolonisation a favorisé la libération des
peuples autrefois soumis au joug du colon. En octroyant ainsi la liberté
à ces peuples, ceux-ci acquièrent « leur droit à
la présence au monde190 ». En se
référant à cette notion à la fois historique,
politique et juridique, Renaut va distinguer trois grands moments dans la
décolonisation :
la voie de l'indépendance totale acquise par les pays
anciennement colonisés, celle de l'autonomie par intégration au
sein d'une communauté rassemblant des États membres et l'ancienne
métropole, ou encore la démarche aboutissant à
l'assimilation d'anciennes colonies à la structure politique et l'ancien
État colonisateur191.
Tout en insistant sur la troisième phase de la
décolonisation, en raison de son rapport étroit avec la
diversité des nations devant à la suite intégrer des
ensembles régionaux à l'image de la politique
métropolitaine, Renaut assigne à cette notion une
originalité en ce qui concerne la diversité culturelle et la
diversité sexuelle où la différenciation des rôles
entre les sexes (masculin et féminin) avalise la thèse de
l'identité comme relevant du construit. Lorsqu'on parcourt Un
humanisme de la diversité, l'interprétation qui s'est
néanmoins imposée comme la plus globale est celle qui s'appuie
sur la conviction que « la relativité historique et sociale des
rôles
190 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 314.
191 Ibid., p. 145.
95
et des représentations génériques est
le signe que le genre relève plus du « construit » que du
« donné »192 ».
En faisant appel à la « décolonisation
» dans les deux domaines de la culture et du genre, l'originalité
de son apport réside dans sa tentative de lui accorder une
activité essentiellement mentale, c'est-à-dire qu'il ne s'agit
plus d'une perspective politique de la décolonisation en tant que cette
perspective met l'accent sur la responsabilité des États dans le
processus de libération des identités. Contrairement à
cette perception de la décolonisation devenue « classique »,
l'essentiel de son apport se jouera dans la conscience des individus ainsi que
dans les imaginaires collectifs auxquels se réfèrent toujours les
individus au nom de valeurs collégialement partagées. Sur cette
lancée, la décolonisation aura pour synonyme la «
déconstruction » impliquant en amont un processus de construction
des identités. Et c'est justement pourquoi sa référence
à la culture et au sexisme se révèle significative.
En réalité, accentuées par la
colonisation (qui procède, du point de vue genre, par une sorte de
« domestication193 » des rôles de la femme
en Afrique noire et, du point de vue culturel, par la diffusion de la
conviction d'après laquelle la culture occidentale était le
modèle parfait de progrès), les différences culturelles et
sexuelles ont conduit à la construction des imaginaires sociaux portant
sur une domination naturelle du sexe masculin vis-à-vis du sexe
féminin et sur la conviction largement répandue d'après
laquelle certaines cultures étaient supérieures aux autres.
À travers la décolonisation, qui n'est qu'une autre
désignation de la « déconstruction », il s'agit de se
défaire de tous ces préjugés hypothéquant le
vivre-ensemble des différentes identités construites par
l'intermédiaire de la colonisation.
De ce fait, il existe un lien indéniable entre
colonisation et décolonisation. En réalité, la
colonisation en réduisant tout le « divers » à l'unique
horizon de la culture occidentale a engendré le mépris des autres
ou encore leur méconnaissance. Or, cette méconnaissance qui
s'opère à travers l'abstraction des différences sera
revisitée au début des années quatre-vingt-dix avec la fin
de la guerre froide consacrant
192 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 259.
193 Ibid., p. 354.
96
l'émergence des identités, notamment les
identités nationales. À partir de cette période au cours
de laquelle commencent à émerger différentes
identités, c'est leur reconnaissance qui annonce l'avènement d'un
nouveau monde : celui-là qui envisage la reconnaissance des
identités comme un impératif pour la conscience
démocratique. Mais ce nouvel impératif s'accompagne toutefois
d'un risque, celui de voir les différentes identités se refermer
sur leurs propres valeurs.
C'est en prenant conscience de cet éventuel risque que
le penseur du concept de l' « humanisme de la diversité »
accorde une place importante à la décolonisation à partir
de laquelle pointe désormais une nouvelle compréhension de
l'identité : en tant qu'une caractéristique fondamentale propre
à un individu ou à un groupe, l'identité sera
désormais comprise comme « Relation », comme
ouverture et non plus comme fermeture sur soi, fermeture de soi aux autres. En
témoigne, le passage, dans l'argumentation de Renaut, de la «
créolité », concept « fixiste et immobile
», à la « créolisation » entendue
comme « processus vers », c'est-à-dire vers
l'altérité. D'où découle sa formule
profondément révélatrice de sa pensée : «
ce sont les plantes, non les hommes, qui tiennent à leurs racines
(...)194 ».
Il faut ajouter par ailleurs que la décolonisation des
identités va de pair avec l'ouverture à la diversité.
Développant, au nom de la promotion de la diversité, la
reconnaissance des identités, Renaut précise que le passage de la
notion d'« identité » à celle de la «
diversité » n'est qu'un changement de lexique. Mais plus important
qu'un simple changement de lexique, la notion contemporaine de la «
diversité » engage une véritable politique mettant en
exergue l'ouverture à la diversité comme valeur. Cette ouverture
à la diversité des identités, qui se veut essentiellement
critique chez Renaut, situe le différentialisme radical et
l'universalisme dogmatique en deçà de la décolonisation
étant donné que l'affirmation contemporaine de la
différence culturelle comme objet du droit a conduit, contrairement
à l'universalisme abstrait, à un différentialisme radical
avec pour corollaire la construction des identités fermées les
unes aux autres. L'histoire du multiculturalisme qui ne reconnaît des
cultures, aux États-Unis, que par leur juxtaposition confirme bien cette
idée.
194 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 439.
97
Dans cette disposition d'esprit, la première exigence
d'un universalisme ouvert consisterait selon Renaut en une «
décolonisation des identités ». À travers ce nouveau
modèle de l'universalisme, il est donc question de promouvoir un nouveau
monde censé composer avec les différentes identités qui le
composent. Aussi est-il question de penser aux conditions devant permettre d'
« apprivoiser la panthère identitaire ». C'est pourquoi son
« humanisme de la diversité » qui procède par une
« déconstruction des identités » passe aussi pour une
« éthique de la diversité » en raison de l'esprit
d'ouverture et celui de la relation qui y prévalent :
(...) il est vrai qu'un autre espace, celui de
l'éthique, demeure ouvert pour que chacun se saisisse de l'exigence de
procéder en la matière, celle de la diversité culturelle
comme d'autres figures de la diversité, à des choix de valeurs
induits par la déconstruction de l'universalisme assimilationniste et du
différentialisme se fermant à l'universel195.
Conclusion
En définitive, il appert que l'idée d'un
humanisme de la diversité qui fait ici l'objet d'analyse est le
résultat d'un ensemble d'interrogations autour de la pluralité
des valeurs ou encore de la diversité qui s'affiche de nos jours comme
le noyau constitutif de la démocratie. Cet humanisme est le prolongement
de la réflexion philosophique telle qu'elle s'est
développée entre libéraux et communautariens. Les
débats entre libéraux et communautariens, symboles de la
dynamique inhérente à la démocratie moderne, vont en effet
permettre à Renaut de concevoir sa troisième voie libérale
comme l'exigence de synthèse entre l'affirmation des particularismes et
la quête de l'universel posé comme un a priori à la
réglementation d'une matière dans l'intérêt
égal de tous. Aux yeux de Renaut, rien n'illustre au mieux cette
réalité complexe que la notion d' « humanisme » et
celle de « diversité », seuls actes intellectuels capables de
comprendre les paradoxes de l'identité démocratique.
Son ouvrage196, adressé aux
sociétés démocratiques, démontre avec l'aide des
arguments éthiques, qu'il est plus commode de recourir à
l'éthique comme médiatrice des tensions démocratiques
plutôt que de traiter de la diversité dans le
195 A. Renaut, Un humanism de la diversité,
op. cit., p. 344.
196 Jl s'agit bien sûr de Un humanisme de la
diversité. Essai sur la décolonisation des identités,
op. cit.
strict champ de la politique. Sous cet angle, son analyse va
au-delà de Taylor et Kymlicka qui, en plaidant pour une prise en compte
institutionnelle des différences culturelles sont restés dans un
contexte purement politique et juridique. À en croire Renaut, seule
l'éthique peut permettre un engagement véritable en faveur de la
promotion de la diversité. Il s'agit donc pour lui, de mettre la
conscience de l'homme au fondement de tout traitement de la diversité.
Comme il a eu l'occasion de le rappeler lui-même :
En tout état de cause et au point où nous en
sommes de cette construction, tenons seulement pour acquis que c'est ultimement
de l'entrecroisement de décisions individuelles de type éthique
que résulte, au-delà du politique et de ses initiatives, une
perception collective de cette diversité197.
En résumant son apport au plan politique, par le
modèle de « justice compensatrice » qui ne passe en rien par
l'établissement des quotas, et au plan éthique par la
nécessité de valeurs collégialement partagées aussi
bien par différents groupes culturels que par les individus, il devient
clair que le penseur du concept de l'« humanisme de la diversité
» défend bien, à nos yeux, non pas seulement un
modèle spécifique à un pays donné, mais un
modèle universalisable, où toutes les sociétés
pluralistes pourraient puiser des ressources nécessaires pour leur
édification. Même si son apport se limite à la
réalité de l'État-nation français, il revient
à chaque chercheur d'y puiser de la matière pour analyser la
réalité politique de son milieu car, comme l'écrivait
Rawls : « Les fins de la philosophie politique dépendent de la
société à laquelle elle s'adresse198
». De la sorte, il nous est loisible d'envisager la portée de cet
humanisme en Afrique noire.
98
197 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 429-430.
198 J. Rawls, Justice et démocratie, Paris,
Seuil, 1993, p. 245.
99
CHAPITRE IV : HUMANISME DE LA DIVERSITÉ ET
RECONSTRUCTION DES NATIONS DÉMOCRATIQUES EN AFRIQUE NOIRE
Introduction
Le constat de la problématique induite par le
vivre-ensemble à l'échelle nationale permet d'envisager la
nécessité d'une refondation des liens sociaux en faisant de la
diversité des appartenances ethniques une source favorable au
vivre-ensemble harmonieux. Mais, ce constat soulève une question
délicate qui est le ressort de toutes les polémiques qu'elles
déchaînent : pourquoi cette « mutation planétaire
» et quelles en sont les conséquences en Afrique noire ?
Akindès, Bayart, Tshiyembe et bien d'autres encore se sont
attachés à formuler, dans cette perspective, ce qu'ils ont
appelé la « crise du lien social ». Pour en clarifier les
enjeux, ils ont tout d'abord révélé la
spécificité de cette crise en Afrique noire en posant comme
hypothèse de base, dans le contexte africain soumis à cette
crise, « l'incapacité des puissances, structures et
institutions publiques, à redéfinir une philosophie des liens
sociaux qui se projetterait dans le fonctionnement des services
publics199 ». Ensuite, ont-ils souligné, à
l'instar de Mbonda, que « La recomposition du lien social dans un
contexte pluriethnique ne consiste donc pas à prêcher
l'unité nationale ad nauseam, mais à mettre en place des
mécanismes de péréquation entre les revendications
concurrentes exprimées par les différents groupes
ethniques200 ».
Animées par le projet d'explorer l'espace de leurs
pistes de réflexions, les réflexions proposées dans ce
chapitre auront pour point de départ et pour point d'ancrage principal,
l'humanisme de la diversité, qui a été
théorisé ces dernières années dans les travaux de
Renaut et qui a pris la forme d'une nouvelle discussion sur le pluralisme.
Derrière cette vision d'approfondir les idées de Renaut, se
nourrit l'ambition pour nous de refonder la démocratie dans le contexte
purement africain.
199 F. Akindès, «Le lien social en question dans une
Afrique en mutation», in J. Boulad-Ayoub et L. Bonneville (dir.),
Souverainetés en crise, Québec, L'Harmattan et Les
Presses de l'Université Laval, 2003, p. 5.
200 E.-M. Mbonda, «Crises politiques et refondation du
lien social : quelques pistes philosophiques», op. cit., p.
18.
100
Dans ce registre, il sera question, en partant de la
difficulté pour les États africains à créer de
nouveaux liens sociaux, de poser, sous la houlette du nouvel humanisme, les
conditions d'émergence de nouveaux liens sociaux au sein de ces
États. Et pour finir ce chapitre, nous n'esquiverons pas la relation
entre paix, démocratie et différences identitaires. Dans la
logique d'une telle relation, nous prendrons un tant soit peu du recul
vis-à-vis de la perspective renautienne en mettant en exergue la
nécessité d'une responsabilité communautaire dans la
gestion de la diversité.
4.1 Éthique et refondation de la
démocratie en Afrique noire
Si l'on considère, en suivant Renaut, l'espace dans
lequel se déploie la pensée éthique, on se rend compte
qu'il n'existe pas une différence entre éthique et morale. Disons
tout de suite, pour illustrer cette idée, que du point de vue
étymologique, « éthique » et « morale » se
réfèrent à un seul et même objet : la sphère
des moeurs et des façons de vivre. Ainsi, tout comme «
Éthique » (à partir de son origine grecque « ethos
») fait référence aux moeurs, « Morale »
renvoie à cette même sphère en partant de son origine
latine « mos ». Comme tel, il n'existe pas du point de vue
étymologique une distinction tranchée entre ces deux notions. En
se fondant sur cette clarification étymologique, l'auteur de Kant
aujourd'hui adopte un usage identique des termes « Éthique
» et « Morale ». C'est pourquoi, conclut-il, « Ils
désigneront ici, de manière globale, la sphère des valeurs
et du discours sur les valeurs201 ».
Considérant l'éthique de ce point de vue, sa
nécessité dans la reconstruction de la démocratie en
Afrique relève d'une inquiétude philosophique au sens renautien
du terme :
Pas une journée sans que désormais le
vécu démocratique ne suscite, à tous ses niveaux, des
interrogations sur le rapport entretenu par les acteurs de nos
sociétés aux valeurs que nous sommes supposés partager. Au
point que c'est aujourd'hui le plus souvent sur le mode de l'indignation morale
que la conscience du citoyen trouve, entre les périodes
électorales, à exprimer sa voix202.
Dans la logique de ce constat, lorsqu'on se place dans le
modèle analytique renautien et on observe la dynamique sociale au sein
des États africains, il apparaît
201 A. Renaut, Quelle éthique pour nos
démocraties ?, op. cit., p. 27.
202 Ibid., p. 7.
101
clairement que cette dynamique est de faible consistance en
matière d'adhésion commune à des valeurs
référentielles. Cette faiblesse se lit à travers les
difficultés rencontrées dans la gestion de l'ordre social
postcolonial. En effet, construits indépendamment des populations
hétérogènes, les État africains sont le lieu
où les difficultés du vivre-ensemble trouvent leur plus claire
expression. Dans le même esprit, et au nom de la démocratie, ces
États se trouvent dans l'obligation de se donner de nouvelles valeurs
sur la base d'une adhésion commune. Et ce, pour deux raisons permettant
d'entrevoir quels avantages charrie avec elle, la mise en place d'une
véritable politique de promotion des valeurs qui se réaliserait
au-delà des différences identitaires :
D'une part, placés au défi de la reliance autour
d'un projet national, les États africains doivent au préalable
chercher à résoudre les contradictions internes des appartenances
identitaires au plan national. Admettre cette nécessité revient
à se forger des modalités susceptibles de créer le lien
social qui se comprend « comme ce qui maintient, entretient une
solidarité entre les membres d'une communauté, comme ce qui lutte
en permanence contre les forces de dissolution toujours à l'oeuvre dans
une communauté humaine203 ».
D'autre part, la réflexion sur la
nécessité des valeurs préalables à toute
unité politique en Afrique noire a comme effet positif de mettre fin
à la « difficulté à s'auto-instituer »
; difficulté à laquelle se trouve confrontés les
États d'Afrique noire depuis la fin des indépendances. C'est donc
en termes de « capacité à s'auto-instituer »,
à se donner un sens à la fois dans le présent et dans
l'avenir, qu'un échiquier de valeurs préalables à tout
projet politique s'avère obligatoire. Ceci tout en demeurant convaincu
que « l'état des valeurs et des institutions fondatrices des
liens sociaux en un temps t renseigne sur la capacité d'une
société à agir sur elle-même, dans le sens d'une
organisation de sa survie dans l'histoire204 ».
Toutefois, la construction par le chercheur de ces valeurs
devant agir en interface entre l'individu et l'État dans le contexte
sociopolitique de l'Afrique noire exige que soit clairement
appréhendé le concept de « valeur ». Valeur
indiciaire,
203 Cette citation est de Farrugia, reprise par F.
Akindès, «Le lien social en question dans une Afrique en
mutation», op. cit., p. 8.
204 F. Akindès, Ibid., p. 9.
102
valeur sociale, valeur économique, sont quelques-uns de
ces domaines dans lesquels la notion de valeur se prête, d'ordinaire,
à l'analyse. Mais prise en elle-même, la valeur peut se comprendre
comme un idéal fondant l'adhésion des membres d'une même
communauté (nationale, étatique, culturelle, par exemple) ; un
idéal au nom duquel la réalité de ladite communauté
serait autre chose que la barbarie. À cet égard, il devient
aisé de souscrire à l'idée selon laquelle, la valeur
s'identifie à l'importance qui lui est dévolue par les membres
d'une communauté pour la survie205 de celle-ci. Inscrite dans
ce contexte, toute notre compréhension de la valeur peut se
résumer à quelque chose à quoi un individu ou une
société accorde de l'importance. Qui plus est, la valeur
relève aussi de l'imaginaire social et se trouve inscrite aussi bien
dans la conscience individuelle que collective. Ainsi se laisse-t-elle
appréhender comme fondatrice du lien social. En tant qu'elle
relève de l'imaginaire social, la nécessité de recourir
chaque fois à de nouvelles valeurs s'impose notamment dans les
États confrontés à une difficulté de gestion d'un
ordre social nouveau. Ainsi donc, comprise comme porteuse d'une bonne gestion
de l'ordre social nouveau, surtout dans un contexte africain qui signe
l'incapacité des valeurs anciennes et importées à
répondre à cet impératif postcolonial, c'est la
nécessité de recourir à l'éthique (en tant que
discours sur les valeurs) qui s'impose pour la relance de la démocratie
en Afrique noire.
De ce point de vue, la pertinence de l'apport renautien
consiste à mettre l'accent sur la conscience individuelle : «
il me semble que conscience soit prise par chacun206
». Ce propos de Renaut paraît revêtir de toute
nécessité, l'urgence d'un retour à l'humain dans le cadre
de la démocratisation des États africains. Par conséquent,
ce propos nous éclaire davantage sur ce que l'on doit entendre par le
retour à l'humain. Ce retour à l'humain ou encore le surgissement
éthique consiste à mettre la conscience humaine au centre
même de tout projet de démocratisation. En effet, une opinion
largement répandue est celle qui propose un modèle de
consolidation de la démocratie en Afrique noire en procédant au
renforcement des
205 Dans un registre qui n'est pas si différent, Taylor
évoque la préservation de la langue et de la culture
française comme une valeur pour le Québec. Notre point de vue en
ce qui concerne la définition de la valeur retrouve sa consistance
philosophique chez C. Taylor, «Le pluralisme et le dualisme», in
A. Gagnon (dir.), Québec : Etat et société,
T.1, Montréal, Les Editions Québec/Amérique, 1994, p.
8.
206 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 440.
103
mécanismes institutionnels. Ceci, sans toutefois
accorder une place à la conscience humaine. Or, à l'analyse,
l'évidence qui s'affiche est que dans beaucoup d'États du
continent noir, les textes relatifs à la sphère politique ne
souffrent d'aucune légitimité. Et pour autant, il est aisé
de remarquer que la démocratie peine à s'y enraciner. Prenant
conscience de ce constat, il y a plutôt nécessité
d'envisager un retour à l'éthique qui est synonyme d'un retour
à l'humain. C'est donc aux individus censés jouer la partition au
sein de la démocratie moderne qu'il faut s'adresser avant tout. Puisque,
les principes institutionnels de la démocratie seront d'un effet
très limité tant que les individus eux-mêmes ne sentiront
pas la nécessité d'intégrer, dans leur vécu
quotidien, les valeurs démocratiques. À bon droit, les analyses
de Pathé-Gueye méritent d'être évoquées.
Ce dernier souligne aussi le fait que les réflexions
sur l'amélioration de la démocratie ont mis l'accent
généralement sur la définition des mécanismes
institutionnels d'un État de droit et sur les principes politiques,
légaux et juridiques devant régir son fonctionnement normal et
efficace. Ceci en reléguant au second plan la dimension éthique
du problème. Or, de nos jours, l'évolution de la
démocratie exige que l'on mette les valeurs au centre de toute pratique
démocratique. En partant de ce qui s'exprime dans ses analyses, on peut
donc conclure qu'il n'y a pas de démocratie sans valeurs. Ainsi, une
fois cette conclusion admise, c'est l'éthique en tant que sphère
des valeurs qui refait surface. Seule elle, peut donner véritablement
sens à toute pratique démocratique parce que cette
dernière « présuppose des valeurs et des normes qui la
fondent, l'orientent et lui assignent un sens207 ».
Il devient dès à présent indispensable
pour les États africains de souscrire à une politique
éducative centrée sur l'éthique. C'est justement
l'éthique, dans son entrecroisement avec les mécanismes
institutionnels légaux et juridiques, qui peut se présenter comme
un véritable remède au problème des replis ethniques en
Afrique noire. Car, elle permettrait l'expression des différences
ethniques tout en les transcendant dans l'optique de préserver un destin
commun. L'éthique est donc à la fois ce qui permet à
l'individu de s'épanouir dans la communauté de valeurs
spécifiques à son groupe ainsi que dans celles fondant
l'existence d'un monde
207 S. Pathé-Gueye, Du bon usage de la
démocratie en Afrique. Contribution à une éthique
et à une pédagogie du pluralisme, Dakar, NEA, 2003, p.
11.
104
commun à plusieurs groupes. À partir de cette
clarification, il y a lieu d'orienter l'éducation vers une
éducation éthique, c'est-à-dire vers une éducation
aux valeurs se trouvant au fondement de la nation. À ce sujet, une
formule d'Abdallah-Pretceille nous illumine :
Toute éducation non reliée à une
visée éthique n'est qu'une pragmatique éducative qui, pour
réussir, demandera toujours plus de règlements, de contrats, de
contraintes, de savoirs, d'exigences [...]. Si la société civile
ne cherche pas à combler dans un projet de société le vide
éthique, il est à craindre que ce que l'on appelle le retour
(...) des replis identitaires, ne soit qu'un palliatif et donc un
prélude à des conflits208.
Pour rendre effectif la consolidation de la démocratie
dans les États africains, une mise au clair des responsabilités
dévolues à toutes les composantes sociales nationales
s'avère nécessaire.
4.2 Décolonisation et diversification des
responsabilités en Afrique noire
Pour comprendre la logique à laquelle répond la
décolonisation des consciences en Afrique noire, il s'avère
indispensable de situer notre analyse à partir de ce que fit la
colonisation dans le contexte africain. Dans le contexte africain en effet, la
récurrence des ethnicismes paraît se nourrir du syndrome de
fermentation de la diversité ethnique liée à la
colonisation des identités. De ce fait, le regain d'intérêt
pour la décolonisation des identités telle que défendue
par Renaut réside dans la promotion d'une « ouverture maintenue
à un universel se débarrassant à l'infini des
démons de la colonisation des identités209
». Dans le sillage de cette colonisation des identités, lorsqu'on
ambitionne d'appréhender les problèmes africains ou
d'évoquer le sort de l' « Afrique désemparée »,
l' « Afrique déboussolée » ou encore
l' « Afrique désenchantée », le salut
de cette Afrique a toujours été présenté comme
résidant dans la seule responsabilité de ses acteurs politiques.
Et une raison paraît justifier cette tendance : c'est celle
d'après laquelle, placés au-devant de la scène politique,
seuls les dirigeants ont une vision de la société idéale
à construire.
208 Cité par Institut national de recherche
pédagogique, Approches interculturelles en éducation,
septembre 2007, p. 23.
209 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 433.
105
Mais à partir du moment où toutes leurs actions
tendent à avaliser le propos de Lissouba, d'après lequel, «
On n'organise pas des élections pour les perdre210
», il y a lieu de réexaminer et même de nuancer cette prise
de position justifiant la seule responsabilisation des dirigeants africains. En
réalité, l'intérêt personnel prévalant dans
l'esprit des gouvernants africains, on ne saurait pour cette même raison
faire appel à leur unique responsabilité et de surcroît,
ayant observé aussi comment les cellules familiales ont contribué
à la crispation du sentiment identitaire notamment dans le cas du
génocide rwandais, il y a urgence de diversifier les
responsabilités. Par conséquent, le propos de Lissouba ainsi que
la crispation autour du sentiment d'appartenance Hutu et Tutsi
rendue possible par l'éducation familiale représentent
quelques-unes de ces perspectives qui engagent la responsabilité de
toutes les composantes sociales comme une condition essentielle à une
« démocratisation ancrée » en Afrique noire.
C'est précisément à partir de ce constat
que se justifie actuellement la nécessité d'une
décolonisation des consciences dans les États postcoloniaux
d'Afrique noire. Dans ce registre, ce qu'on ne perçoit pas encore, et
dont il faut dire quelques mots, c'est le lien entre décolonisation des
consciences et responsabilité. Pour établir ce lien, on se
référera à l'éthique (comprise comme la morale)
dans la pensée de Renaut : « il est extrêmement
difficile, même si certaines philosophies morales de grande ampleur l'ont
tenté, de concevoir la moralité sans recourir à
l'idée de responsabilité (...)211 ». En
partant de cette affirmation, qui établit un lien entre moralité
et responsabilité, le lien entre décolonisation et
responsabilité se laisse percevoir dans la conscience comme
dénominateur commun à la responsabilité et à la
décolonisation. En effet, la décolonisation comme pierre
angulaire d'un humanisme de la diversité est présentée
sous le prisme renautien comme une activité de déconstruction des
préjugés véhiculés dans la conscience (individuelle
et collective) par la colonisation. La responsabilité, consistant
à répondre de ses actes, met en exergue la place
prépondérante de la conscience que l'on définit ici comme
une connaissance claire que chacun peut avoir à l'égard du monde
environnant et à l'égard de soi-même. Dans le contexte de
l'Afrique noire où, les conditions d'un
210 Propos repris par D. Kokoroko, « Les élections
disputées : réussites et échec », op. cit.,
p. 115.
211 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 254.
106
véritable décollage politique sont
laissées à la charge des gouvernants, il est question de
déconstruire une telle mentalité en procédant en retour
à une sorte de détection des responsabilités à tous
les niveaux de l'appareil étatique.
Sur ce mode, lorsqu'on se place dans cette posture consistant
à situer les responsabilités, il faut s'apercevoir qu'il existe,
en premier lieu, des responsabilités liées à la cellule
familiale et à l'école. La famille, en tant qu'elle
révèle son impact sur l'insertion sociale de tout individu, est
le lieu réputé pour la formation et la maturation de ce dernier.
Elle facilite, à tort où à raison, l'intégration de
l'individu dans une communauté d'égaux. De ce fait, elle pose les
bases d'une véritable personnalité de l'individu ; laquelle
personnalité pourra se parfaire à l'école. Du coup, il
existe un lien étroit entre la cellule familiale et l'école. La
première après avoir posé les fondements d'une maturation
de l'individu, nous permet alors de tourner les regards vers l'école qui
se trouve investie d'une mission particulière : rendre libre et
responsable l'individu en lui permettant d'établir un pont entre ses
liens sociaux primaires et l'intégration dans une communauté
d'égaux. À travers l'instruction, l'école permet à
l'individu d'obéir à une règle impersonnelle tout en lui
donnant la possibilité de se forger le sentiment d'appartenir à
une entité commune qu'est la nation. Pour ces raisons, la cellule
familiale et l'école doivent être les lieux
privilégiés où l'éducation à la
démocratie, à la citoyenneté doivent s'enraciner en
Afrique noire. Elles doivent constituer ce contexte dans lequel les valeurs
cardinales de « cohésion sociale », de « respect de la
diversité » (culturelle, ethnique, sexuelle et religieuse) sont
largement diffusées. C'est à ce prix que l'individu qui serait
porté au sommet des instances de décisions politiques peut agir
en ayant en vue l'intérêt national. On conclut alors que la
famille et l'école doivent jouer les rôles d'avant-garde dans
l'édification des États-nations démocratiques en Afrique
noire : « L'école, aidée par la famille, mais aidant
aussi la famille à faire siennes certaines valeurs d'ouverture, peut
assurément jouer un rôle (...)212 ».
Aussi doit-on préciser que l'Université, en tant
qu'un ferment de la diversité humaine, se trouve concernée. En
tant que ce lieu de diffusion d'un plus haut savoir, l'espace universitaire est
celui au sein duquel on voit poindre des tendances à
212 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 426.
107
l'ethnocentrisme. Preuve en est : le regroupement de
différents groupes sur la base des référents ethniques ou
régionalistes servant de « lit de Procuste » lors des
processus électoraux. Face à cela, il y a lieu de «
désethniciser » le fait ethnique dans l'espace universitaire. Ce
qui ne peut s'opérer véritablement que par une recomposition
sociale procédant par l'exploration des thèmes touchant à
l'ouverture à la diversité dans la perspective du partage d'un
espace civique commun à préserver. Il s'agira d'y renforcer, par
exemple, les capacités en matière de « politique
managériale des différences ethno-identiatires », de «
pluralisme démocratique », de « relativisme culturel » et
la nécessité de son dépassement. Encore faudrait-il
rappeler que, pour obtenir le résultat escompté, les
universitaires doivent mobiliser leur bagage intellectuel pour deux motifs
essentiels : d'abord, pour offrir une perspective qui permet d'allier
conviction individuelle à la responsabilité collective ; ensuite,
pour offrir ce cadre propice à une véritable refondation
politique nationale. Ils ont donc une lourde mission en tant
qu'éclairés et éclaireurs :
C'est une tâche qui attend partout les hommes de culture
de concilier les indispensables résistances identitaires au rouleau
compresseur de la société du vide, pour maintenir ici et
là nos vitalités historiques (...) avec la non moins
indispensable exigence de recul et de refroidissement, le non à
l'inféodation, que l'on peut et doit exiger de ce nom, où qu'il
se trouve213.
Quant aux dirigeants politiques, ils n'ont d'autres
responsabilités que celle exigeant d'eux des dirigeants exemplaires dans
leurs relations avec le peuple. Il serait par exemple requis de tenir à
leur parole, de s'engager véritablement en faveur du bien commun dans un
esprit de vérité et de sincérité. Car, comme
l'écrivait si pertinemment Junior : « Même si la
politique est l'art du mensonge, il faut que les dirigeants démontrent
un minimum de vertus cardinales, d'honnêteté, de franchise et de
recherche de l'intérêt général au détriment
des ambitions par trop personnelles214 ». En aspirant
toujours au bien commun, les dirigeants africains favoriseraient ainsi une
répartition équitable des ressources de l'État. Une telle
exigence augure la responsabilité de l'État dans la
répartition des ressources.
213 R. Debray, L'intellectuel face aux tribus, op.
cit., p. 59.
214 D. F. Junior, Quand l'Afrique s'éveillera...,
Yaoundé, Nouvelles du Sud, 1998, p. 175.
108
En considérant tout ce qui a été dit au
sujet de la politique des quotas, on en conclut que les États africains
doivent fonder leur politique de répartition des ressources sur le
principe de l'égalité des chances qui ne fait aucunement appel
à une « politique de la différence ». Mais
faire abstraction des différences ne signifie pas qu'il faut «
attribuer à toutes les personnes, en mettant entre
parenthèses leurs différences, la même quantité
d'une charge ou d'une ressource quelconque215 ». Une
précision mérite alors d'être faite au sujet de la notion
de « différence ». La « différence » dont il
s'agit de faire abstraction concerne ici les distinctions fondées sur
des appartenances ethniques induites par la politique des quotas. En revanche,
la différence qu'il s'agit de ne pas mettre entre parenthèses,
à la lumière du propos de Renaut, sus indiqué, concerne le
« mérite ». En traitant chacun avec le même respect et
la même attention dans l'accès à l'emploi, par exemple, le
seul critère de différenciation serait le mérite et non
point la référence à une appartenance ethnique. Puisque,
avec ce retour vers la politique des quotas ethniques dans la
répartition des avantages sociaux et économiques dans les
États africains, on pourrait régresser vers l'édification
d'une nation ethnique (ce dernier entravant profondément l'enracinement
de la nation civique).
Toutefois, pour rendre plus effective cette
égalité des chances sans faire courir le bruit d'un
privilège accordé à une ethnie, il faut alors faire appel
à la justice compensatrice qui, comme nous l'avons déjà
signalé, ne passe en rien par l'établissement des quotas
ethniques. Plus grande, est ici encore, la proportion accordée à
l'humanisme de la diversité présentée comme
synthèse des deux exigences : celle de concilier la diversité
dans les consciences (individuelles et collectives) et celle de promouvoir la
répartition équitable des ressources de l'État à
partir de la politique préférentielle. La politique
préférentielle s'affiche comme une perspective idoine en Afrique
noire.
Il appert alors que le choix de l'humanisme de la
diversité comme perspective d'un enracinement de la démocratie en
Afrique noire se révèle fécond pour la raison suivante :
cet humanisme permet de distinguer clairement entre un traitement politique
(engageant la responsabilité de l'État) et un traitement
éthique (engageant
215 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 18.
109
la conscience de l'individu) ; démarche longtemps
ignorée par ses pairs qui n'ont vu que la responsabilité de
l'État. Certes, il est vrai, la véritable promotion de la
diversité se joue dans la conscience de l'individu porteur d'une
culture. Mais, en réduisant tout le processus de promotion de la
diversité à la responsabilité de l'État et à
celle de l'individu, une inquiétude surgit relativement aux
appartenances communautaires surtout quand on a à l'esprit
l'évidence d'après laquelle « L'identité de
l'individu est liée à des identités collectives et ne peut
être stabilisée que dans le cadre d'un réseau
culturel216 ». Formulée de façon
interrogative, cette inquiétude se ramène à ceci : comment
concilier les attentes communautaires de reconnaissance avec l'exigence
démocratique de cohésion sociale ? Ne pourrait-on pas,
au-delà de l'État et de l'individu, engager la
responsabilité communautaire des représentations culturelles ? Il
importe alors de dire qu'une exploration de cette inquiétude
déchaîne des critiques à l'endroit de Renaut.
4.3 De la critique de l'éthique de la
diversité à la nécessité d'une «
éthique postcommunautaire »
Cette notion d'un « humanisme de la diversité
» ou encore d'une « éthique de la diversité » peut
susciter des dénégations. Pour mener à bien cette analyse
et dégager par là-même ce qui manque encore à
l'éthique prônée par Renaut, il nous semble
nécessaire de prendre en compte les deux composantes de sa perspective
d'une promotion de la diversité. En effet, son engagement en faveur de
la promotion de la diversité se résume en deux points
fondamentaux : la gestion de la diversité dans l'État (engageant
la responsabilité de l'État) et la gestion de la diversité
dans la conscience individuelle (engageant la responsabilité de
l'individu). Mais entre l'État et l'individu, il y a la
communauté (par exemple, la communauté culturelle à
laquelle appartient chaque individu) qui a été exclue par Renaut.
Exclusion à partir de laquelle, on pourrait entrevoir une critique de sa
pensée. À l'insistance de Renaut, dans sa perspective d'une
promotion de la diversité qui met l'accent sur la responsabilité
de l'État et celle de l'individu, nous envisagerons à la suite la
nécessité qu'il faut accorder une place à la
communauté culturelle dans la gestion de la diversité comme
valeur. Disons d'abord que pour lui, c'est l'individu en tant que
216 J. Habermas, op. cit., p. 225.
110
sujet moral qui peut, en choisissant de s'approprier les
valeurs de la diversité, contribuer à une véritable
gestion du potentiel humain de la diversité. Tel est le sens de son
apport au point de vue éthique :
dans l'espace propre de l'éthique, c'est le sujet moral
qui, au-delà de tels apprentissages, ne peut ultimement que s'obliger
lui-même à souscrire aux principes éthiques de son
existence, ce sujet m'apparaît, dans le choix qu'il fait de sa vie,
l'acteur indépassable qui décide de la place tenue dans sa vie
par sa perception de la diversité humaine217.
En un sens, Renaut en s'adressant avant tout à
l'individu semble se tirer d'affaire pour la simple raison que c'est l'individu
qui se trouve porteur d'une culture. Cependant, l'acuité des
revendications collectives face à un « universalisme niveleur
» exige une nouvelle politique managériale de la
diversité : « La prochaine guerre mondiale, s'il y en a une,
sera une guerre entre civilisations218 », écrit sur
un ton prophétique, Huntington. Cette formule, à elle seule,
suffit à s'apercevoir que le défi de paix, posé en termes
de capacité à faire cohabiter différentes
communautés culturelles sans avoir recours à une
stérilisation de leurs différences, fait appel à une
responsabilité collective des différentes communautés.
Dans cette optique, l'analyse que nous envisageons de faire
ici prend le contre-pied de toute tendance visant à un simple appel
à la décolonisation des identités, en projetant de
proposer des perspectives plus concrètes susceptibles de réaliser
cette décolonisation. Mais, avant d'en repérer les fondements les
plus manifestes, il nous paraît plus utile de fournir quelques
précisions propres à l'éthique postcommunautaire. Et ce
à double titre. Il s'agira non seulement de préciser que cette
éthique signe la récupération de la diversité
culturelle par les communautés, mais de rappeler le sens exact de
l'éthique dans ce cas. À notre sens, l'éthique dans ce cas
désigne la sphère des valeurs quand il s'agit, pour une culture,
de rendre compte de ses valeurs à une autre culture. Mieux encore, il
s'agit de réfléchir avec d'autres cultures sur
l'établissement de valeurs référentielles communes et ce
que ces valeurs impliqueraient en termes de cohésion politique et
sociale. De ce point de vue, l'éthique ne serait que le résultat
d'une réflexion collective entreprise par les communautés sur
leurs propres représentations culturelles désormais soumises
à la
217 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 427.
218 Repris par E.-M. Mbonda, « La « Justice ethnique
» comme fondement de la paix», op. cit., p. 5.
111
nécessité de s'ouvrir les unes aux autres.
Engageant la conscience collective de différentes communautés,
l'éthique postcommunautaire fait d'abord appel à
l' « auto-réfléchissement de
l'humain219 » et c'est justement en cela qu'elle se
distingue de l'éthique publique réalisée par la commission
Bouchard-Taylor au Québec qui reposait sur un dialogue public portant
sur les accommodements reliés aux différences culturelles.
À ce niveau, sans reprendre à notre compte les éventuelles
différences entre l'éthique publique réalisée au
Québec et l'éthique postcommunautaire que nous proposons,
précisons que la seconde exige une reconnaissance mutuelle de la part
des différentes appartenances culturelles. C'est justement cette
exigence qui pourrait assurer l'intégration au sein des
États-nations placés sous le joug du multiculturalisme.
Cette « intégration », essentiellement «
éthique », bien entendu, se révèle indispensable pour
faciliter l' « intégration politique » qui ne prend en compte
que les citoyens maintenus dans l'horizon d'individu. De cette distinction
entre « intégration éthique » et «
intégration politique » peut résulter une parfaite
imbrication entre la culture nationale et les exigences communautaires
particularisantes occasionnant ainsi l'émergence d'une «
intercommunauté ». À travers l'émergence de cette
« intercommunauté », il est question de promouvoir la
perspective d'une « culture devenue réflexive » ;
cette dernière, pour utiliser les mots d'Habermas, est le lieu
privilégié où « peuvent se maintenir les
traditions et les formes de vie qui engagent ceux qui y adhèrent, bien
qu'elles se soumettent à leur examen critique, et qui accordent aux
générations nouvelles l'option de s'instruire auprès
d'autres traditions ou de se convertir à elles et de prendre un nouveau
départ220 ». Ainsi présentée,
l'éthique postcommunautaire tire sa pertinence du fait que la solution
jadis trouvée, qui consistait à placer certaines cultures sous la
protection des espèces menacées en leur conférant des
droits particuliers, finissait par présenter la culture majoritaire
comme menacée elle aussi. D'où par conséquent cette
nécessité d'envisager une intégration éthique
passant par le dialogue entre les cultures conçu en termes d' «
écart » et de « fécondité » et non plus en
termes
219 Tel que développé par F. Jullien, De
l'universel, de l'uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures,
Paris, Fayard, 2009, p. 259 sq.
220 J. Habermas, op. cit., p. 226.
112
d' « identité » et de «
différence ». De facto, le dialogue s'impose comme le premier
fondement de cette nouvelle éthique.
Évoquer, toutefois, le dialogue culturel comme
fondement de l'éthique postcommunautaire paraît nourrir une
ambiguïté puisqu'au quotidien on voit un dialogue permanent entre
les cultures. Ceci à travers les emprunts, les contaminations et les
quiproquos. Dans ces différents cas de figure, il s'agit bien sûr
d'un dialogue culturel mais un dialogue culturel dans lequel certaines
cultures, pour des raisons diverses, obnubilent les autres cultures qui voient
leurs valeurs s'effriter. Face à cela, l'attention de tout chercheur se
voit sollicitée pour penser, avec Jullien, les conditions d'un «
dialogue intelligent221 » entre les cultures. On
comprend déjà qu'à partir de ce dialogue taxé d'
« intelligent », il n'est nullement question d'une «
oblitération des différences222 » encore
moins une sorte de « voile d'ignorance » neutralisant les
différences fondamentales entre les cultures. Étant donné
que les valeurs longtemps admises n'ont été que celles de
l'Occident dominateur, penser à un dialogue culturel « intelligent
» requiert que l'on conçoive ce cadre formel au sein duquel, chaque
entité culturelle tout en s'accrochant à ce qui la distingue des
autres cultures se mette dans une posture d'auto-évaluation de ses
propres valeurs, dans une posture d'accessibilité à d'autres
cultures sans prétention aucune à un nouvel impérialisme
culturel. Ainsi par exemple, pour dialoguer, il revient à
chaque communauté culturelle de « déclôturer sa
position, la mettre en tension et l'instaurer en
vis-à-vis223 ».
Fort de cette référence, il est donc question
ici de revenir sur ses propres valeurs après un contact avec la culture
de l'autre dans sa diversité. On pourra, à la lumière de
cette exigence, reprendre l'analyse que fait Jullien à propos de
l'interrogation portant sur la langue dans laquelle doit avoir lieu le
dialogue. Avant de comprendre la teneur et l'usage de son analyse, soulignons
que cet auteur rejette d'emblée l'idée d'une langue unique dans
laquelle pourrait se dérouler le dialogue, puisqu'une fois cette langue
prédéfinie, celle-ci imposerait des normes au dialogue. À
l'opposé de cette idée, il plaide pour une traduction de l'autre
dans sa langue. Une attitude visant
221 F. Jullien, op. cit., p. 10.
222 M. Walzer, Traité sur la tolérance,
op. cit., p. 123.
223 F. Jullien, op. cit., p. 247.
113
à réaliser l'ouverture sans renonciation de soi.
À ce prix, la diversité des langues, en elle-même, devient
un facteur qui permet de penser au plan local de chaque langue, les conditions
non d'une uniformisation (cette dernière favorisant l' «
auto-reflet »), non plus d'un repli sur soi (comme l'atteste
l'attitude des chinois à l'égard des autres cultures), mais
plutôt les conditions d'un retour critique sur ses propres
représentations culturelles : « De là ce dispositif
d'auto-réfléchissement de l'humain dans lequel la pensée
contemporaine est engagée : l'humain se réfléchit -
à la fois se mire et se médite- dans ses vis-à-vis
divers224 ». Ceci permet alors de se rendre compte que le
« dialogue culturel « intelligent » » est le canon
indispensable et donc incontournable, si l'humanité voudrait que le
pluriel qui est consubstantiel aux cultures ne débouche pas sur la
réalisation d'une culture unique.
De plus, pour déroger au constat d'après lequel
le pluriel des cultures est une source nouvelle des conflits du monde à
venir, il est important de recourir à l'éducation. En tant que
maître mot de tous les temps, l'éducation a toujours
été envisagée comme le remède à beaucoup de
maux dans toutes les sociétés. Ainsi, de Platon jusqu'aux
philosophes modernes l'éducation a pour tâche de participer
à la construction de la cité idéale ou de pourvoir
à l'enfant des potentialités qui puissent lui permettre de
s'épanouir dans le corps social. Les différentes tâches
assignées à l'éducation permettent de comprendre que,
à chaque problème social clairement identifié correspond
un modèle particulier d'éducation : l'éducation au
développement, à la démocratie, à la paix, à
la citoyenneté, l'éducation anti-raciste, l'éducation dans
une perspective mondiale (« global education ») constituent
autant de modèles particuliers permettant d'élucider notre
propos. Dans ce contexte, nous ne pouvons mieux faire que de citer le parfait
commentaire que fournit Ouattara au sujet de l'éducation chez Walzer :
« Le philosophe américain Michael Walzer caractérisait
l'éducation comme une entreprise de survie sociale répondant
à des exigences concrètes, aux difficultés
rencontrées dans la mise en forme de la diversité sociale, aux
stratégies pour atteindre certains buts essentiels225
».
224 F. Jullien, op. cit., p. 262.
225 A. Outtara, « Apprendre la civilité pour vivre
ensemble », Le Cahier philosophique d'Afrique, N° 006,
Ouagadougou, 2008, p. 150
114
Ainsi est-on porté à s'interroger sur le
modèle éducatif approprié dans une société
en perte de repères culturels. Posée autrement : dans un univers
où toutes les attitudes tendent à l'éclosion d'un
marché des cultures différenciées, quelle éducation
convient-elle le mieux ? La précision de cette interrogation met en
avant l' « éducation interculturelle » qui devient ainsi le
second fondement de l'éthique postcommunautaire. Rappelons que
l'interculturalité, comme telle, se distingue du pluriculturalisme qui
ne saurait en aucun cas être facteur d'intégration en raison du
fait qu'il se limite à la simple existence de différentes
cultures. Tandis que le pluriculturel et le multiculturel renvoient à
cette situation de fait, à la réalité d'une
société composée de plusieurs groupes culturels (dont
chaque groupe se fonde sur un ensemble de valeurs et de normes distinctes des
autres groupes), l'interculturel signale la réalité d'un
dialogue, d'un échange ou d'une interdépendance culturelle. Cette
nuance terminologique revêt toute sa portée quand on s'attarde sur
le préfixe « inter ». Ce préfixe souligne justement la
relation vers l'autre, en mettant en évidence l'altérité.
Il s'ensuit que l'interculturel révèle les interactions entre des
individus ou des groupes culturels lesquels, a priori, devraient être
traversés d'oppositions en raison de la spécificité des
valeurs fondant l'adhésion de leurs membres.
C'est donc face à l'éventualité de
conflit qui mine les différentes communautés, dont la simple
juxtaposition se révèle hostile à la paix, que se
développe l'interculturel en éducation. Ce développement
s'appuie sur la conviction selon laquelle l'interculturel est l'expression d'un
dialogue, d'une ouverture vers l'autre, l'acceptation de l'autre malgré
sa différence. Toute la réflexion
d'Abdallah-Pretceille226 le démontre aisément.
À lire attentivement toutes les pistes explorées par cet auteur,
on pourrait conclure que l'éducation interculturelle est un
préalable à la paix entre les différentes cultures. Elle
se fonde également, c'est-à-dire l'interculturalité, sur
l'égalité et le respect entre les cultures ; idée qui
permettra à Triki de proposer une définition plus riche et plus
étoffée de l'interculturalité :
l'interculturalité est la philosophie qui permet à
la fois de respecter les différences structurelles des cultures, leur
égalité quant à leurs valeurs intrinsèques et de
considérer toute culture
226 M. Abdallah-Pretceille, L'éducation
interculturelle, Paris, PUF, 1999.
115
comme ayant une dimension universelle, celle qui la constitue
aussi comme bien commun offert à toute
l'humanité227.
Cette compréhension de l'interculturalité permet
d'entrevoir son importance sur le continent noir. L'idée que
l'interculturalité s'avère indispensable en Afrique noire se
justifie par le fait que l'éducation y est close soit sur la culture (ou
l'ethnie) ou soit sur la religion ou soit encore sur l'appartenance politique.
On pourra, pour donner du crédit à cette idée, se
référer à l'instrumentalisation des chaînes de
télévisions et de radios lors des processus électoraux,
à l'allure fratricide prise par les messages religieux qu'illustre
parfaitement « un islamisme infidèle à la paix
coranique228 ».
En proposant, en outre, l'éthique postcommunautaire
comme une alternative efficace à la difficulté de conciliation
des particularismes ethniques avec l'unité démocratique en
Afrique noire, cette alternative éthique aura pour troisième
fondement la « discussion pratique ». Ceci précisément
parce qu'il y a nécessité de sortir chaque identité
ethnique de l'enclave d'une communauté particulière pour l'ouvrir
à la différence des autres identités ethniques dans un
espace politique appelé à devenir un espace public. Dans ce
registre par exemple, les conditions d'une discussion pratique sont celles qui
exigent que soient mises en dialogue, à l'échelle des
différentes composantes ethniques, les questions d'intérêt
national. En ce sens, les participants à la discussion se trouveraient
non pas dans une « position originelle » qui
génère une désubstantialisation des différences
mais dans la posture de membres appartenant à la fois à des
communautés ethniques et à une même communauté
nationale à la survie desquelles ils ont le devoir et le droit de
participer.
Il s'agira donc, d'envisager de façon récurrente
des forums nationaux réunissant toutes les composantes ethniques de
l'État ; forums au cours desquels il sera question d'éclairer
tous les participants sur les réels enjeux de la poursuite d'un
intérêt national. Car, seul un peuple suffisamment informé
des enjeux de la vie nationale est gage d'une soustraction à toute
instrumentalisation clientéliste. La mise en abîme de toute
tentative d'instrumentalisation ethnique de la gouvernance nationale ne serait
possible que par le biais de discussions portant sur l'identité
227 Cité par B. Napakou, « Transculturalité
et universalité des droits de l'homme », Mosaïque,
N° 009, décembre 2009, p. 29.
228 A. Ouattara, op. cit., p. 151.
116
collective à construire. Ces discussions permettront
d'articuler le domaine des intérêts particuliers avec ceux de
l'État. En fondant l'éthique postcommunautaire sur une «
politique délibérative », c'est-à-dire sur
une pratique argumentative, nous pointons du doigt la nécessité
des espaces publics qui traduisent une exigence démocratique
fondamentale, celle consistant à ouvrir aux débats publics les
sujets d'intérêt général au-delà même
de l'instance parlementaire. À la suite de ces débats portant sur
les questions d'intérêt commun, il s'agira de préciser
l'orientation politique appropriée tout en indiquant les
responsabilités à tous les niveaux: d'abord en tant qu'individu,
ensuite en tant que membre d'une communauté et enfin en tant que citoyen
ayant une position publique. Car, comme le précise Taylor, « La
nature du bien exige qu'on cherche à l'obtenir en groupe, et c'est
pourquoi il constitue un objectif politique229 ».
C'est à partir de ces échanges que la conception
du peuple, inscrite depuis toujours dans le formalisme juridique abstrait,
coïnciderait avec le peuple réel des citoyens ayant une conscience
avertie des responsabilités qui leur reviennent dans la poursuite du
destin commun. Ce n'est qu'à cette condition également que
l'ethnique et le civique iraient de pair dans les États-nations
africains. Puisque, les résultats obtenus à l'issue des
discussions portant sur l'identité nationale collective, trouveraient
l'accord des membres de toutes les composantes ethniques. Et du coup, les
identités ethniques s'enrôleraient facilement dans la poursuite de
ce destin commun qui est le préalable à tout ancrage des nations
civiques dans les États postcoloniaux en Afrique noire. De cet arrimage
entre l'ethnique et le civique en Afrique noire résulteraient deux
implications : d'une part, à partir de cette cohésion
fonctionnelle entre l'ethnique et le civique pourrait s'ériger des
règles universelles devant désormais régir l'institution
d'une « société politique rationnelle » dans
les États-nations africains ; et cette cohésion fonctionnelle,
d'autre part, permettrait l'enracinement de la citoyenneté fondée
non par un ensemble de traits communs, ethniques et culturels, mais
par l'exercice des droits démocratiques de participation et de
communication. C'est à cette condition que les membres des
sociétés africaines pourront se représenter « (...)
comme des frères et des soeurs, de manière à
induire
229 C. Taylor, « Le pluralisme et le dualisme »,
op. cit., p. 29.
entre eux des façons de procéder
suffisamment solidaires pour que personne ne soit retranché et exclu du
souverain dont il est membre de droit230 ».
Conclusion
De par l'importance accordée aujourd'hui à la
question du vivre-ensemble en tant que résultat des dynamiques de
changements sociaux, on s'aperçoit que le vivre-ensemble n'est pas une
donnée naturelle, encore moins le résultat d'une simple
homogénéisation du potentiel humain de la diversité.
Dès lors, il ne pourrait résulter que d'un artéfact de
l'intelligence humaine se donnant pour tâche de décloisonner les
identités (collectives et individuelles) en faisant de l'expression des
différences une source mutuelle d'entente. Ainsi compris, à la
lecture de Un humanisme de la diversité, nous nous sommes
proposé d'établir les conditions d'une existence, non de type
monadique, mais d'une existence ouverte au pluralisme. Replacée dans le
contexte de l'Afrique noire, cette lecture nous a donc permis d'assurer les
conditions de passage d'une nation ethnique à une nation civique. Pour
en rappeler les mots clés à partir desquels pourrait
émerger le sentiment d'appartenir à une seule et même
nation : retour à l'éthique comme gage d'une consolidation de la
démocratie, responsabilité de tout un chacun à tous les
niveaux, éducation à la citoyenneté (partant de la cellule
familiale), discussions ouvertes aux identités ethniques dans des
espaces publics nationaux, forums d'échanges et sensibilisations
populaires consacrés aux défis et aux enjeux d'une construction
nationale dans les États d'Afrique noire.
117
230 A. Renaut, Quelle éthique pour nos
démocraties ?, op. cit., p. 77.
118
Conclusion de la deuxième partie
En définitive, il apparaît qu'il n'y a pas de
rupture nette entre les réalités africaines et l'idéal de
la démocratie, mais ce simple constat ne nous satisfait pas. On a toute
raison, nous semble-t-il, d'imputer l'échec de la démocratie en
Afrique noire au traitement idéologique de la diversité ethnique.
Sans toutefois que cela implique un changement fondamental de perspective. Cela
peut même nous amener à lire la modernité en Afrique noire
contre la modernité elle-même quand on reconnaît, à
l'unisson aujourd'hui, que la récurrence du phénomène
identitaire paraît se nourrir du syndrome de «
démodernisation231 » liée à une
mondialisation inquiétante. Ceci d'autant puisque, le vécu actuel
de la démocratie en Occident invite déjà, sous le regard
des revendications communautaires, à penser autrement la cohésion
démocratique. Mais penser autrement l'unité démocratique
ne saurait nous ramener à l'idéal du multiculturalisme qui, en
bien de ces points, notamment celui de la politique des identités,
constitue aussi une sorte d'alerte à une nouvelle déchirure
sociale. Ainsi donc, en se proposant de remettre aussi bien l'individualisme
démocratique que la perspective du multiculturalisme sur le chantier de
la réflexion, c'est donc l'humanisme de la diversité qui devient
un repère saisissant dans l'analyse de la réalité
politique africaine écartelée entre affirmation des
particularismes ethniques et exigence démocratique de
l'intérêt général. En effet, le lourd
héritage colonial, dont le poids sur l'organisation politique actuelle
s'avère inestimable, place le citoyen africain au milieu du
face-à-face entre exigence communautaire et besoin d'État.
L'intérêt de ce recours à l'humanisme de la
diversité tient au fait que ce nouvel espace conceptuel éclaire
la possibilité de médiation entre individu (appartenant à
une communauté spécifique) et individu-citoyen (en tant que celui
appartenant à un État se voulant homogène dans sa
quête d'unité).
231 R. Otayek, « L'Afrique au prisme de l'ethnicité :
perception française et actualité du débat », op.
cit., p. 129.
119
CONCLUSION GÉNÉRALE
120
Au terme de cette étude, il appert que les pages qui
précèdent ont eu pour ambition d'essayer de comprendre de quelle
manière l' « ethnicité » exacerbe les comportements
civiques dans le champ politique africain et de quelle manière un
traitement rationnel peut en être opéré. Il s'agissait,
à travers ces pages, de partir d'une notion récurrente pour
opérer une nouvelle conceptualisation apte à rendre compte d'une
« réalité » donnée. Dans ce sillage, nous avons
défini l'ethnicité comme l'expression du sentiment d'appartenance
à un groupe humain différent des autres. Nous l'avons vu
déjà, le référentiel commun fondant
l'adhésion à ce groupe peut être la langue, une même
tradition ou origine historique. Mais dans la présente étude,
nous avons mis plus l'accent sur la culture comme ce référentiel
commun. Bref, il était question d'une référence à
la culture définie par une même origine historique, et des
pratiques socio-économiques déterminées dans un espace
donné. La référence à la culture, comprise dans ce
sens, a eu pour principal avantage d'ouvrir le débat vers d'autres
tendances à l'identification individuelle en vogue dans la
démocratie moderne, notamment le multiculturalisme.
En établissant ainsi le lien entre ethnicité et
culture, ce qui débouche sur le lien entre multiethnicité et
multiculturalisme, il s'est avéré trop hâtif de
considérer la multiethnicité comme prouvant à elle seule
l'urgence d'un retour à l'idéal d'un État multinational ou
multiethnique. En un sens, la thèse défendue par Mbonda, a eu
pour principal mérite de mettre en avant la défaillance ou, pour
en parler avec plus de consistance, la « crise du lien social »
inhérente à l'avènement de la démocratie moderne en
Afrique noire. Sans reprendre, pour l'heure, les débats auxquels ont
donné lieu cette crise, rappelons que la spécificité de
cette crise en Afrique noire réside dans la difficulté de
définition d'un projet national en raison de la persistance des liens
sociaux mécaniques dans le psychisme collectif :
Au coeur donc de cette difficulté à
s'auto-instituer, se trouve la faillite de la puissance publique, en tant
qu'instance dont la vocation première est d'impulser cette dynamique et
d'entretenir une mystique de la reliance autour d'un projet national, et par
conséquent, de nationalisation des liens sociaux232.
232 Voir F. Akindès, «Le lien social en question dans
une Afrique en mutation», op. cit., p. 6.
121
On perçoit alors que la « faillite de la
puissance publique », comme le désigne Akindès, est le
résultat de la persistance des liens sociaux primaires fonctionnant
comme des contraintes sociales aussi bien dans le psychisme individuel que
collectif. D'où d'ailleurs la persistance des mouvements tribalistes,
ethnocentristes et ethnicistes ; lesquels conduisent à affirmer la
prévalence des modes d'identification tribale ou ethnique sur
l'individualisme démocratique en Afrique noire. Mais, à partir
d'une évidence de la pérennité de ces cadres de
références traditionnels infligeant des échecs à la
reliance autour d'un projet national, quelle perspective idoine pour un
véritable ancrage de la démocratie dans les États
d'Afrique noire ? À cette question, beaucoup de pistes explorées
par certains penseurs africains n'ont eu pour recours que le rejet de la
démocratie occidentale au nom de la persistance des liens sociaux
mécaniques. Ce qui, en bonne logique, suggère l'idée d'un
alibi ethnique parce que la résurgence du sentiment d'appartenir
à un groupe distinct des autres est identifiable au sein même des
sociétés contemporaines. En témoignent à ce sujet
les luttes pour la reconnaissance culturelle entreprises dans les «
démocraties développées ». Ainsi, bien que ces
penseurs africains aient pour principal mérite de souligner «
les déphasages entre les niveaux de conscience collective, les
mentalités, plutôt réfractaires au changement
(...)233 », ils finissent par réconforter
l'idée de stéréotypes africains incapables de s'ouvrir
à la diversité ambiante du monde. En considérant
l'ethnicité comme réalité purement africaine, celle-ci
(c'est-à-dire l'ethnicité) constituerait une sorte de pesanteur
que les processus modernes articuleraient difficilement.
Par conséquent, bien que les analyses auxquelles se
livrent Tshiyembe ne soient pas dépourvues d'intérêts,
elles présentent le défaut de concevoir la démocratie
institutionnelle, avec son corollaire l'État-nation, comme étant
en inadéquation avec les réalités africaines. Justement
parce que la démocratie elle-même est de nos jours le lieu d'une
résurgence des revendications communautaires. Par conséquent,
faisant en ce sens écho aux valeurs portées par les aspirations
au multiculturalisme, l'Afrique est loin d'avoir le monopole des exigences
communautaires affectant la démocratie. Plus exactement, cette
précision indique qu'il faut trouver une pensée
233 J.-P. Dozon, « Les Bété : une
création coloniale », op. cit., p. 51.
122
qui dans le même temps se doit de refuser le repli
identitaire et s'ouvrir à la diversité de l'autre.
Et, en ce point de notre réflexion, on se bornera en
tout état de cause à préciser que c'est la pensée
de Renaut, dont les fondements sont à repérer dans les
débats entre libéraux et communautariens, qui s'impose. Son essai
de 2009, portant sur la « décolonisation des identités
», offre un repérage saisissant : en effet, s'il y appelle à
« exorciser » la mentalité coloniale qui réduisait
toute la diversité culturelle à l'unique trajectoire culturelle
de l'Occident, Renaut résume la pertinence de son essai à un
traitement « aux plans politique et éthique où se joue
aujourd'hui le devenir de la diversité234 ». Au
plan politique, Renaut met l'accent sur la responsabilité de
l'État à travers des programmes d'action positive
couronnés par la justice compensatrice. Au plan éthique, il fait
appel à la conscience de l'individu comme lieu privilégié
d'une promotion des valeurs accompagnant l'idéal de la diversité.
Parce que, dans le sillage de son humanisme, seul l'individu est «
l'être capable d'autonomie, doué qu'il se trouve de la
faculté de penser, de juger et d'agir « par lui-même »,
donc de s'arracher à tout ce qui, en l'assujettissant à une
« situation », pétrifie ou chosifie son potentiel
d'arrachement, donc sa liberté235 ».
Dès lors que les débats autour de l'unité
démocratique ont été mis au clair, on voit que les
questions se différencient du point de vue politique et du point de vue
éthique : les questions politiques d'une vie en commun menée
selon des principes de recherche de l'intérêt
général se séparent d'un côté, des questions
éthiques relatives aux valeurs concurrentielles dans l'espace
socioculturel de l'autre côté. Du point de vue politique, la
justice compensatrice, telle que promue par l'auteur de
Égalité et discriminations, permet de mettre de
côté la politique des identités ethniques de laquelle
découle en priorité l'institutionnalisation de
l'ethnicité. Une telle mise en quarantaine tient au fait que la
politique des différences, en se fondant en Afrique noire sur les quotas
ethniques, revaloriserait la nation ethnique qui entrave l'émergence
d'une conscience d'appartenir à une même communauté
politique à la survie de laquelle devrait se vouer chaque citoyen. Il
est donc clair que, pour nous, il n'est pas question d'institutionnaliser
l'ethnicité au plan politique. En revanche, il
234 A. Renaut, Un humanisme de la diversité, op.
cit., p. 421.
235 Ibid., p. 278.
123
s'agit pour nous d'avoir recours à la justice
compensatrice dans des contextes où certaines appartenances ethniques
ont, pendant longtemps, été exclues de la sphère
politique. Ceci étant, et tout en nous inspirant de Renaut, quel serait
l'apport de la présente recherche ? Pour saisir la
spécificité de cette recherche, revenons-en au plan
éthique.
Certes, Renaut admet, d'une part, que
l'homogénéisation des différences fait entrave au
vivre-ensemble harmonieux dans le contexte d'identification culturelle et,
d'autre part, que l'ouverture vers la différence culturelle est
l'expression d'un rapport inégalitaire de domination entre
différentes valeurs culturelles concurrentes. Mais ces restrictions ne
sont pas prises en compte dans son dispositif éthique où il donne
du relief à l'individu en tant que seul être doué
d'autonomie. Or, s'il est possible en théorie de postuler l'existence
d'hommes détachés de tout lien communautaire, le fondamentalisme
et le « choc des cultures236 » sont autant de preuves que
dans la réalité ce détachement n'est pas si aisé
à concevoir. C'est pourquoi il est nécessaire de se tourner vers
un nouveau concept pour compléter l'apport de l'humanisme de la
diversité : l' « éthique postcommunautaire ».
La nécessité d'une telle éthique, dans le
courant des débats entre libéralisme et communautarisme, se situe
à plus d'un niveau. D'abord, l'éthique postcommunautaire, est
cette perspective éthique assurant désormais le passage d'un
« multiculturalisme éclaté » à un
« multiculturalisme bien pensé ». Ensuite, et surtout
dans le cas précis de l'Afrique noire où on observe une faible
consistance en matière d'adhésion commune à des valeurs
référentielles, cette éthique aura pour tâche de
permettre l'élaboration de nouvelles valeurs aptes à rendre
compte de la capacité des populations africaines à
« s'auto-instituer », à se donner un sens
à la fois dans le présent et dans l'avenir. Elle assure aussi le
passage d'une multiethnicité mal comprise à une
multiethnicité bien pensée. Ces deux horizons nous donnent des
éclaircissements par rapport à l'enjeu de cette éthique
s'adressant aux représentations collectives. Ainsi, à travers
cette éthique il est question d'affranchir chaque communauté
ethnique de son « « altérophobie » et en donnant
ensuite à son vouloir-vivre ensemble la possibilité de s'ouvrir
à la différence de manière à acquérir
le
236 En évoquant cette notion, nous pensons à S.
Huntington dont la célébrité remonte à la
publication de son ouvrage Le choc des civilisations, Paris, Odile
Jacob, 1997.
124
« savoir-vivre au pluriel » indispensable
à la réalisation d'un vivre-ensemble juste et
pacifique237 ».
De surcroît, nous proposons cette éthique parce
qu'elle se présente comme une réponse appropriée à
la gestion de l'hétérogénéité
ethno-identitaire et plus loin, parce qu'elle signe la diffusion de
l'idéal de la diversité dans les représentations
culturelles communautaires. Dans cette perspective, en penchant le concept d'
« éthique » vers celui de la « responsabilité
», on voit à l'oeuvre une exigence de la part de ces appartenances
ethniques en Afrique noire. Par conséquent, en raison du lien entre
éthique et responsabilité, l'éthique postcommunautaire
recommande que chaque identité ethnique se départisse, sans se
supprimer, de ce que Touraine désigne par « le garant
métapolitique238 » qui renferme les
catégories non politiques (telles que la race, dieu, la langue)
auxquelles on rattache souvent l'action politique et qui sape toujours la
construction de ce lien politique à la faveur duquel se déploie
cette recherche.
Il est donc clair que, à la problématique de
l'enracinement d'une conscience nationale dans les États-nations
africains, est liée la question de la gestion postcommunautaire de la
diversité. Celle-ci consiste à sortir l'identité ethnique
de l'enclave d'une communauté particulière en l'ouvrant à
la différence dans un espace politique appelé à former une
communauté nationale. C'est ici que se fait pressentir le
détachement opéré à l'égard de Renaut. Ce
dernier en effet, considérait que la véritable promotion de la
diversité comme valeur nécessitait la responsabilité de
l'État et une forte conscience de l'individu. En le concevant ainsi, il
a mis en quarantaine la possibilité d'assurer un traitement
éthique de la diversité culturelle au sein des
représentations culturelles collégialement partagées. Il
évoquait pour donner du crédit à sa nouvelle
théorie, la nécessité d'une « éthique
personnelle ». Sans prendre le contre-pied de cette éthique,
il a été question d'envisager une éthique
postcommunautaire engageant la responsabilité collective des
identités communautaires. Dans un registre qui n'est pas si
éloigné du sien, bien d'auteurs avaient inscrit à l'actif
des combats d'arrière-garde les revendications exigeant la
préservation des identités culturelles. Or, à l'analyse,
le constat est que de
237 Nous empruntons les mots de mots L. Ayissi, op.
cit., p. 151.
238 A. Touraine, Qu'est-ce que la démocratie ?,
Paris, Fayard, 1994, p. 101.
125
nombreuses violences en cours dans la société
globalisée tirent prétexte de la marginalisation faite à
certains groupes culturels au nom d'un « hypercapitalisme
culturel239 ». Par voie de conséquence, à
l'opposé d'une mondialisation culturelle unilatérale, il est
question pour nous d'attirer l'attention sur la nécessité d'une
gestion postcommunautaire de la diversité dont les circonstances se
trouvent aujourd'hui à plus d'un niveau : le recours à
l'éthique postcommunautaire se trouve justifié par
l'homogénéisation périlleuse du divers, et le défi
de paix posé en termes de capacité à faire cohabiter les
différences entre différentes communautés culturelles.
L'enjeu d'une telle éthique dans les États
africains consiste à amener le « Même » et le «
Divers », c'est-à-dire la « nation civique » et la «
nation ethnique », à sortir du dualisme contradictoire dans lequel
ils ont tendance à s'enfermer. Une fois ce dualisme
dépassé en Afrique noire, c'est la citoyenneté comprise
comme transcendance des liens sociaux qui se trouverait enraciné. En
dissipant le monisme de l'identité collective au sein de laquelle se
déploient les consciences individuelles, l'éthique
postcommunautaire consolide les bases d'une véritable citoyenneté
démocratique en Afrique noire. Dans ce sens, lorsqu'un membre d'une
ethnie est élu à la tête d'un État, cette
éthique voudrait bien que les représentants de ladite ethnie ne
se sentent pas a priori privilégiés pour la simple raison que le
Chef de l'État est de « chez eux ». L'éthique
postcommunautaire engage donc la responsabilité collective des
représentations culturelles en exigeant de se départir d'un
certain nombre de stéréotypes affectant l'esprit communautaire
africain en matière de gestion du pouvoir politique.
Encore faudrait-il rappeler que cette éthique a pour
fondements le dialogue culturel « intelligent »,
l'éducation interculturelle et la discussion pratique. Le dialogue
culturel « intelligent » et l'éducation
interculturelle assurent la médiation entre différents
pôles culturels. Une médiation à partir de laquelle
pourraient résulter des valeurs transcendant les valeurs
spécifiques à chaque communauté. La transcendance des
premières valeurs ne signifie pas qu'elles sont extérieures et
imposées à la société dans son ensemble comme cela
l'était sous la férule de
239 Confère J. Habermas, op. cit., p. 199.
126
l' « Autorité ». L'idée de
transcendance renvoie ici à une dimension essentielle de toute
organisation sociale : celle exigeant un minimum de valeurs permettant la
cohésion sociale au sein d'un espace démocratique. Ce pourquoi,
par exemple, malgré les efforts des romantiques pour revaloriser les
principes de la tradition et de la hiérarchie, les idéaux
d'égalité et de liberté se sont toujours affirmés
comme des valeurs indépassables des sociétés modernes.
Pour comprendre davantage cette notion de valeurs transcendant les autres
valeurs, on pourra faire également une distinction entre d'une part, les
valeurs se rapportant le plus souvent aux conditions de vie et aux
intérêts de la société qui les produit, et d'autre
part, les valeurs que pourraient se donner les différentes composantes
communautaires faisant partie intégrante d'un tout. L'idée de
valeurs transcendant d'autres valeurs s'inscrit tout logiquement dans la
première dimension. L'élaboration de ces valeurs transcendantes
ne serait qu'un aboutissement de la discussion pratique engagée entre
les différentes composantes identitaires. De ce fait, la discussion
pratique, comme troisième fondement de l'éthique
postcommunautaire, se révèle féconde en ceci que, à
partir d'elle résulteraient des exigences et responsabilités
trouvant l'accord de tous.
Ainsi donc, revenant à notre préoccupation
fondamentale, celle consistant à concilier dans l'État
postcolonial d'Afrique noire l'unité de la loi avec la diversité
des intérêts, nous dirons qu'il est impérieux de promouvoir
l'« éthique postcommunautaire » laquelle recommande
que l'État suscite et développe en chaque citoyen, au moyen de
plusieurs formes d'incitations politiques, le sentiment d'appartenir non
seulement à une communauté ethnique, mais aussi et surtout celui
d'être membre d'une communauté politique nationale au devenir de
laquelle il a le droit et le devoir de participer. Ce n'est qu'à ce prix
que, le citoyen, qui appartient simultanément à l'État et
à une communauté ethnique, exercerait en toute liberté ses
droits et devoirs. C'est à cela que se résume
l'intérêt de la présente recherche pour l'enracinement des
nations démocratiques en Afrique noire. Toutefois, dans le souci de
conformer la société, dans sa diversité au besoin
d'égalité, des recherches postérieures à celle qui
vient d'être entamée ici pourront porter sur l'extension du droit
à la famille des homosexuels dans les États-nations africains.
127
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INDEX
A
Abdallah-Pretceille, 104, 114
|
Discrimination ethnique, 45, 46 Diversité, 7, 14, 40, 42,
43, 44, 52, 53,
|
Afrique noire, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14,
|
54, 59, 61, 63, 64, 65, 72, 83, 84, 85,
|
15, 17,
|
|
18, 19, 20, 21, 23, 24, 30, 31,
|
87, 88, 90, 94, 96, 97, 98, 99,
|
100,
|
32, 35,
|
|
37, 40, 42, 43, 44, 45, 48, 49,
|
106, 108, 109, 110, 112, 113,
|
117,
|
50, 51,
|
|
52, 54, 59, 61, 63, 95, 98, 99,
|
121, 122, 124, 125, 126
|
|
101,
|
102, 103, 104, 105, 106, 108,
|
Diversité culturelle, 64, 83, 94,
|
110,
|
115,
|
116, 117, 118, 120, 121, 123,
|
124
|
124,
|
125
|
Diversité ethnique, 8, 12, 18, 30, 38,
|
Ake, 22
Akindès, 45, 99, 121 Amselle, 26
Amselle et Mbokolo, 19
B Badie, 15, 45 Ballong, 92 Bayart, 15, 45, 99
Bazin, 25
Bowao, 37 Broohm, 44
C
Cahen, 58
Chrétien, 23, 26
Citoyenneté, 34, 37, 47, 48, 49, 50, 52, 83, 93, 106,
116
Cohésion démocratique, 7, 12, 13, 65, 86, 118
Communauté, 7, 13, 22, 24, 33, 36, 45,
48, 51, 60, 61, 67, 74, 76, 80, 81, 85,
93, 102, 103, 106, 109, 110, 112, 115,
116, 118, 122, 123, 124, 125, 126 Coquerel, 47
Crise de l'État-nation, 45, 46, 47
D
Dahl, 11
Debray, 30
Décolonisation des identités, 11, 90,
93, 96, 97, 104, 110, 122
Démocratie, 7, 14, 15, 17, 21, 31, 34, 35, 40, 41, 42,
44, 45, 47, 51, 52, 53, 56, 59, 63, 64, 68, 85, 91, 93, 97, 99, 100, 101, 102,
103, 104, 106, 108,
117, 118, 120, 121
Différence, 43, 58, 65, 68, 70, 91, 93,
96, 108, 115, 123, 124 Différentialisme radical, 12, 68,
96
137
39, 41, 44, 48, 50, 59, 61, 63, 64, 104, 118
Dorier-Apprill, 23
Droit à la différence, 71, 82, 83 Dussey, 18
E
État multinational, 52, 53, 54, 55 État-nation, 7,
9, 10, 12, 13, 17, 19, 23, 28, 30, 31, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 48, 49, 50,
51, 54, 59, 61, 79, 98, 106, 111, 116, 121, 124, 126
Éthique de la diversité, 63, 73, 89, 97, 109
Éthique postcommunautaire, 13, 110, 111, 112, 114, 115,
116, 123, 125, 126 Ethnicité, 8, 11, 13, 17, 18, 22, 26, 27, 28, 37, 40,
41, 55, 56, 59, 61, 120, 121 Ethnie, 8, 9, 19, 20, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 35,
36, 41, 53, 55, 59, 108, 125
F
Fraser, 70
G
Génocide rwandais, 23, 46, 105 Gutmann, 75
Guéguen et Malochet, 79
H
Habermas, 49, 75, 81, 111
Hallowell, 5O
Herder, 33
Hobbes, 46
Humanisme abstrait, 67
Humanisme de la diversité, 11, 12, 13,
15, 61, 63, 96, 97, 98, 99, 105, 108,
109, 117, 118, 123
Humanisme différencié, 67, 68
Hutu, 8, 11, 23, 26, 30, 31, 46, 105
I
Imposture ethnocentriste, 7, 18, 36 Individu, 7, 21, 22, 34, 35,
45, 51, 52, 55, 58, 60, 61, 65, 67, 68, 69, 71, 74, 75, 76, 78, 79, 80, 85, 87,
88, 89, 90,
91, 92, 93, 96, 101, 102, 103, 106, 109, 110, 111, 116, 118,
122, 123, 124 Institutionnalisation de l'ethnicité, 10, 13, 55, 56, 58,
122
J
Jeffers, 33
Jullien, 112
Junior, 107
Justice compensatrice, 86, 87, 98, 108,
122, 123
Justice ethnique, 9, 10, 56, 58,
K
Kant, 91 Kipré, 15 Kymlicka, 22, 74, 78, 79, 80, 81, 82,
93, 98
L
Lamoureux, 47 Leach, 24
Libéralisme, 72, 77, 80, 82, 85, 123 Lochack, 84
M
Manent, 48
Mazrui, 36
Mbonda, 9, 10, 55, 56, 58, 99, 120
Médard, 45
Ménissier, 27, 28, 48
Mesure et Renaut, 13, 74, 82, 84, 91,
92, 93
Multiculturalisme, 76, 79, 80, 81, 82,
88, 96, 111, 118, 120, 121 Multiethnicité, 15, 18, 120
N
Nation ethnique, 10, 48, 49, 108, 117,
122, 125
Nation civique, 10, 42, 49, 108, 116,
117, 125
Ndebi Biya, 47
Nicolas, 21
O
Otayek, 17, 25 Ouattara, 113
138
P Pathé-Gueye, 103
Politique des quotas, 10, 11, 55, 56,
86, 108
Premdas, 18
Promotion de la diversité, 8, 11, 64,
88, 98, 109, 124
Q
Quotas ethniques, 10, 48, 55, 87, 108, 122
R
Rawls, 29, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 98 Reconnaissance, 47, 48, 51,
57, 58, 59, 70, 76, 77, 78, 85, 91, 93, 96, 109, 111 Renan, 33, 34, 36
Renaut, 11, 15, 29, 31, 40, 44, 50, 59,
63, 66, 68, 69, 70, 84, 85, 86, 87, 88,
89, 90, 91, 93, 94, 96, 97, 98, 99, 100,
102, 104, 105, 108, 109, 110, 122, 123, 24
Rousseau, 49, 77, 91
S
Savonnet-Guyot, 59
Savoir-vivre au pluriel, 12, 13 Semprini, 67, 86
T
Taylor, 58, 74, 76, 77, 80, 82, 92, 93,
98
Touraine, 124
Triki, 114
Tshiyembe, 15, 51, 52, 54, 63, 99, 121
Tutsi, 8, 23, 26, 30, 31, 46, 105
U
Unité nationale, 7, 12, 31, 32, 47, 48, 56
Universalisme, 14, 15, 67, 68, 69, 97 Universalisme dogmatique,
12, 69, 96 Universalisme ouvert, 11, 69, 97 Universel, 11, 12, 14, 15, 43, 44,
69, 97
V
Valeur, 14, 31, 34, 63, 64, 68, 69, 89, 101, 102, 109
Vivre-ensemble, 34, 37, 40, 63, 76, 88,
89, 95, 99, 101, 117, 123
W
Walzer, 13, 113
139
TABLE DES MATIÈRES
Pages
Dédicace .. 2
Remerciements 3
Sommaire 4
Introduction générale ..
6
PREMIÈRE PARTIE : De la multiethnicité à la
crise de l'État-nation
démocratique en Afrique noire 16
Introduction de la première partie ..
17
Chapitre I : problématique de l'ethnicité en
Afrique
noire 18
Introduction 18
1.1 Ethnie, diversité ethnique, ethnicité : la
tâche d'élucidation 19
1.2 La colonisation, un ferment de la diversité ethnique
29
1.3 Le « ghetto » ethnique, obstacle à
l'émergence d'une conscience
nationale .. 31
Conclusion .. 40
Chapitre II : De la crise de l'État-nation
africain à la politique des
identités ethniques . 42
Introduction . 42
2.1 De la difficile conciliation du Même avec le Divers
à la crise de l'État-
nation africain . 43
2.2 Fonder l'État-nation africain
sur la politique des identités
ethniques ? 51
2.2.1 L' « État
multinational » comme condition de renaissance politique de
l'Afrique : une lecture critique 52
2.2.2 « Justice
ethnique » et refondation des nations africaines : enjeux et
apories conceptuelles .. 55
Conclusion .. 59
Conclusion de la première partie 61
140
DEUXIÈME PARTIE : Refondation de
l'État-nation démocratique en
Afrique noire à la lumière d'un humanisme
de la diversité .. 62
Introduction de la deuxième partie .. 63
Chapitre III : De la problématique de la
diversité à un humanisme de la
diversité .. 64
Introduction . 64
3.1 La diversité entre humanisme abstrait et
différentialisme radical 65
3.2 Aux fondements d'un humanisme de la diversité . 70
3.2.1 L'héritage rawlsien du libéralisme politique
. 71
3.2.2 La réhabilitation de l'appartenance communautaire
comme premier gage
du lien social : apport de Taylor et Kymlicka . 75
3.2.3 Le « droit à la différence » et ses
apories 82
3.3 L'horizon d'un humanisme de la diversité 84
3.3.1 D'un humanisme de la diversité à une
éthique de la diversité 84
3.3.2 Humanisme de la diversité et décolonisation
des identités 90
Conclusion .. 97
Chapitre IV : Humanisme de la
diversité et reconstruction des nations
démocratiques en Afrique noire .. 99
Introduction . 99
4.1 Éthique et refondation de la démocratie en
Afrique noire 100 4.2 Décolonisation et diversification des
responsabilités en Afrique
noire 104
4.3 De la critique de l'éthique de la
diversité à la nécessité d'une «
éthique
postcommunautaire » .. 109
Conclusion .. 117
Conclusion de la deuxième partie 118
Conclusion générale 119
Bibliographie 127
Index . 137