ARFAOUI, Myriam. N° d'étudiant :
9146881
Myrm.arfaoui@gmail.com
Le conflit de 2012 et la détonation
malienne : les ressorts de la crise.
Permanence et perméabilité de l'espace
sahélo-saharien
Sous la direction de :
M. Olivier ZAJEC
Master 2 Mention Science Politique - Relations Internationales,
Parcours Diplomatie.
Université Jean Moulin Lyon 3.
Année
universitaire 2014-2015.
Nous tenons à présenter notre reconnaissance, nos
remerciements, et notre gratitude la plus sincère à,
Monsieur Olivier Zajec, pour ses conseils, sa
disponibilité, et son accompagnement tout au long de ce travail de
recherche,
Madame Martine Cuttier, pour son aide précieuse, ses
conseils avisés sur les problématiques africaines, sa
présence et son accompagnement dans l'élaboration de notre projet
de recherche, Monsieur Gregor Mathias, pour sa disponibilité, ses
conseils bibliographiques, et son aide dans la définition de notre cadre
d'analyse,
Monsieur Mathieu Guidère, pour sa disponibilité,
ses conseils bibliographiques, et ses informations de recherche sur le monde
arabe, et la conflictualité sahélo-saharienne,
Toutes les personnes qui ont participé de prés ou
de loin à ce travail, par les informations, les conseils, et les
discussions partagées,
Nos amis, notre famille, pour leur soutien personnel.
Sommaire
Première Partie - Le conflit malien dans son
milieu : Les inerties physiques de l'espace sahélo-saharien.
I. Géographie de l'espace sahélo-saharien : des
hommes en bleu dans une tâche blanche quadrillée.
II. Les ressources de l'espace sahélo-saharien :
mutations d'une terre d'échange dans la mondialisation.
Deuxième Partie - Le conflit malien dans son
contexte : les inerties humaines de l'espace
sahélo-saharien.
I. Les structures sociales ante-étatiques : le poids
historique des ethnies au Mali.
II. Les islams en Afrique : de la conquête arabe aux
djihads précoloniaux.
III. Islam et modernité : des temporalités en
concurrence
Troisième Partie - Le conflit malien en action
: La déflagration des tensions sahélo-sahariennes.
I. Al-Qaïda et AQMI : des menaces glocalisées.
II. 2012, le détonateur malien.
Sigles et Acronymes
ADC Alliance Démocratique pour le Changement
AIS Armée Islamique du Salut
ANP Armée Nationale Populaire
AQMI Al-Qaïda au Maghreb Islamique
ARLA Armée Révolutionnaire pour la
Libération
de l'Azawad
ATNMC Alliance Touareg du Nord Mali pour le
Changement
AUREP Autorité pour la Promotion de la Recherche
Pétrolière
CEDEAO Communauté Economique des Etats
d'Afrique de l'Ouest
CNPC China National Petroleum Corporation
CSAO Club du Sahel et de l'Afrique de l'Ouest
FIS Front Islamique du Salut
GIA Groupe Islamique Armé
GRIP Groupe de Recherche et d'Information sur
la Paix et la Sécurité
GSPC Groupe Salafiste pour la Prédication et le
Combat
HCUA Haut Conseil pour l'Unité de l'Azawad
MAA Mouvement Arabe de l'Azawad
MIA Mouvement Islamique de l'Azawad
MISMA Mission Internationale de Soutien au Mali
MNA Mouvement National de l'Azawad
MNLA Mouvement National de Libération de
l'Azawad
MPA Mouvement Populaire de l'Azawad
MUJAO Mouvement pour l'Unicité et le Jihad en
Afrique de l'Ouest
OCRS Organisation Commune des Régions
Sahariennes
ONU Organisation des Nations Unies
OPEP Organisation des Pays Exportateur de
Pétrole
OUA Organisation de l'Unité Africaine
SONATRACH Société Nationale de Transport et de
Commercialisation des Hydrocarbures
UA Union Africaine
UE Union Européenne
UNESCO Organisation des Nations Unies pour
l'Education, la Science, et la Culture
Le conflit de 2012 et la détonation malienne : les
ressorts de la
crise.
Permanence et perméabilité de l'espace
sahélo-saharien
1
INTRODUCTION GENERALE
« Le Mali est le concentré explosif des maux d'une
zone aussi immense que grise, qui va de l'Atlantique à l'océan
Indien et où les trafics alimentent aussi bien les extrémistes
islamistes d'al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), que les mouvements de
guérilla touareg et l'état-major d'une armée
gangrenée par la corruption.» 1
Conflit unique, mais pas unitaire, le Mali est la
résultante de plusieurs variables d'insécurité
réactives du temps long, momentanément combinées et
proactives. Diffus dans la mondialisation, les acteurs criminels et
belligènes trouvent dans la rupture politique malienne,
l'opportunité de se concentrer, a fortiori de se
territorialiser. Ainsi, ils s'extrapolent de la conflictualité, latente,
médiate, fluide, pour se matérialiser dans un conflit concret,
direct, présent. Evoluant comme des éléments parasites
dépendant du contexte d'instabilité, ils répondent en
amont d'intérêts particuliers à échelles variables :
contrôle des routes du trafic et de la criminalité, islamismes,
irrédentismes, défaillance étatique. Imbriquées,
ces tendances détonnent en un conflit structuré par son temps,
les flux et mouvements de la mondialisation ; mais profondément acquis
aux impératifs géopolitiques classiques : les enjeux de pouvoir
sur les territoires.
La rébellion qui éclate au nord-Mali en 2012 est
dans la continuité des mouvements autonomistes et
indépendantistes touareg qui agitent épisodiquement le pays
depuis son indépendance2. La crise libyenne de 2011 modifie
les rapports de force et crée une opportunité d'action : les
Touareg, engagés dans les légions de Mouammar Kadhafi, retournent
dans leur pays d'origine, après avoir pioché dans son arsenal
militaire3. Le
1AYAD, Christophe, « Au coeur du Sahel sous
tension, la poudrière malienne », Le Monde Afrique, [En
Ligne], mars 2012
URL :
http://www.lemonde.fr/afrique/article/2012/03/28/au-coeur-du-sahel-sous-tension-la-poudriere-
malienne_1676354_3212.html#Zs1E9FFBOATkAb7H.9
2CHÂTELOT, Christophe, « Les trois
plaies du Mali », Le Monde Bilan Géostratégique,
Edition 2013, p.15 3« De plus, ces derniers mois, le retour de Libye de
milliers de combattants - en majorité touaregs-, la prolifération
d'armes et l'explosion des trafics de cocaïne ou de cigarettes ont
achevé de propager une guerre larvée dans le sud de
l'Algérie, dans le nord du Mali, dans le nord du Niger ainsi que dans
une partie de la Mauritanie. », LEYMARIE, Philippe, « Comment le
Sahel est devenu une poudrière », Le Monde Diplomatique,
[En Ligne], avril 2012
URL :
http://www.monde-diplomatique.fr/2012/04/LEYMARIE/47605
2
Mouvement National de Libération de l'Azawad (MNLA),
composé de ces mercenaires, revendique l'indépendance de
l'Azawad, une vaste région saharienne composée notamment des
villes de Gao, de Kidal, et de Tombouctou. Le 17 janvier 2012, une attaque sur
Ménaka acte le départ de la rébellion ; elle est suivie
par « plusieurs semaines d'actions victorieuses contre des garnisons de
l'armée malienne, dont la prise de la base de Tessalit, le 11 mars
»4. Le manque de pro activité des autorités
politiques, et les faiblesses institutionnelles de l'Etat font le lit,
parallèlement, d'une nouvelle insurrection armée menée par
Amadou Haya Sanogo5. Le président Amadou Toumani Touré
est destitué - ce temps mort sécuritaire rouvre une plaie
gangrénée, dans laquelle les fluides de la conflictualité
métastasée s'écoulent. La profusion de groupes
armés non étatiques criminels ou salafistes délogent le
MNLA qui avait déclaré unilatéralement
l'indépendance de l'Azawad6.
L'instabilité politique poussée à son
paroxysme laisse alors se concentrer dans le nord du pays une boule
belligène confuse construite par l'interaction des mouvements profonds
du temps long, et des dynamiques contextuelles du court terme. Cette
dialectique entre le médiat et l'immédiat permet l'hybridation
d'un conflit qui nécessite d'être disséqué et
analysé à toutes ses échelles d'expression - à tous
ses temps d'explication. Dès lors, la question centrale interroge les
variables de long termes, moyens termes, et conjoncturelles qui conduisent
à cette déflagration. Le conflit de l'Azawad est l'expression de
motivations géopolitiques antagonistes, momentanément et
opportunément croisées en un même espace-temps. Quelles
sont alors les ressorts, les sources, les mouvements à l'origine de ce
conflit ?
Le concept de Sahel-Sahara marque une rupture avec le temps
où le Maghreb était considéré comme
séparé du Sahel7. Il est devenu « le nom
générique de l'ensemble constitué du Sahel et du Sahara,
de l'Atlantique à l'océan Indien »8. En
l'espèce, le conflit de l'Azawad s'inscrit dans les dynamiques
régionales du Sahara central - principalement, dans leurs
activités entre le sud saharien de l'Algérie et le nord
sahélien du Mali.
4CHÂTELOT, Christophe, « Les trois plaies
du Mali », op. cit.
5Ibid.
6« Déclaration d'indépendance de l'Azawad
», Mouvement National de Libération de l'Azawad, [En Ligne], 6
avril 2012
URL :
http://www.mnlamov.net/component/content/article.html?id=169:declaration-dindependance-de-lazawad
7OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité, Cahiers de
l'Afrique de
l'Ouest, Editions OCDE, p.218
URL :
http://dx.doi.org/10.1787/9789264222335-fr
8Ibid.
3
Le Sahel-Sahara est composé du plus grand désert
de sable et de son rivage, zone de transition entre le monde
arabo-berbère et le monde soudanien. L'aridité est sa composante
essentielle - ainsi, il se différencie de l'oekoumène, et se
déploie comme espace de transition, de circulation, et non de fixation.
Ses dispositions physiques conditionnent les modes de vie, mais
également les modes de perception des populations qui le traversent.
Fondé sur une représentation nomade, l'espace est vaste, ouvert,
jalonné d'oasis dispersées comme les hubs d'un immense
réseau d'interactions humaines. La colonisation, et les
indépendances des années 1960, modifient cette culture en
imposant un modèle sédentaire de représentation de
l'espace : des frontières marginales quadrillent le désert, qui
est intégré par morceau à des Etats nouveaux.
Au-delà, c'est l'essence même du déplacement nomade qui est
transformé : la motorisation condense l'espace temps, et les mouvements
sont en principe soumis aux législations politiques.
Dès lors, deux cartes complémentaires, ou
concurrentes, se superposent. L'une découpe le désert en Etats
acquis à une perception réaliste de leurs intérêts ;
l'espace est a priori fixe, les frontières limitent et
séparent différentes aires géographiques9.
L'autre dresse le portrait d'un désert traditionnellement ouvert,
structuré par le mouvement, les routes, et les liens sociaux qui le
dynamisent. L'espace est mobile - le désert est une mer de sable
intérieur qui relie, plus qu'elle ne sépare, les
différents points d'ancrage humain. Les oasis, villes du désert,
sont construites non pas sur les points d'eaux, mais au croisement des routes
commerciales sahariennes. Ainsi, les lieux se déplacent, suivent les
flux et les rencontres instantanées10.
L'importation d'un système encore mal adapté aux
réalités locales, perturbe le développement politique,
économique, et social des Etats sahéliens. Si bien qu'ils
peinent, majoritairement, à assurer une intégration
homogène sur l'ensemble de leur territoire. Les indépendances ont
poussé les gouvernements à désenclaver leurs zones
sahariennes par des politiques d'aménagement du territoire - or
l'instabilité malienne n'a pas permis l'aboutissement complet de cet
effort. Dès lors, si le désert est quadrillé, il l'est en
pointillé : les frontières sont poreuses, permettant aux
populations de réinvestir l'espace mobile. Au-delà, la
mondialisation et les effets de ce paradigme replacent le Sahel-Sahara dans son
contexte traditionnel : les flux et les liens personnels comme infrastructure
essentielle du désert.
9OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité, op.
cit.
10RETAILLE, Denis, « Conflit au Sahel :
l'explication par la géographie », Thinkovery,
enregistrement vidéo, [En Ligne], 5'37
URL :
http://www.thinkovery.com/conflits-au-sahel-lexplication-par-la-geographie
4
Les groupes armés non étatiques
réinvestissent cet espace mobil - dans la logique des Empire de la
route, ils s'appuient sur les réseaux sociaux11 pour
contrôler les axes de circulation et de trafic. Ils se déplacent
et déplacent avec eux la conflictualité - comme pour les oasis,
c'est dans la rencontre des dynamiques belligènes que se construisent
les territoires de conflit. Ainsi, il est nécessaire de rompre avec une
représentation strictement figée de l'espace, et de l'analyser
dans un rapport contradictoire à la mobilité ; «
appréhender le Sahara-Sahel par ses mobilités sociales,
économiques et spatiales contribue à en rapprocher les deux bords
et à réactiver un espace de circulation aujourd'hui
segmenté »12.
L'identité des populations qui composent cet espace est
une variable essentielle de son étude. Elle constitue un
élément de différenciation entre les groupes humains, et
entraîne, de par ses allégeances, des logiques de pouvoir sub
étatiques. Le Sahel-Sahara est un espace de jonction, entre un nord
arabo-berbère et un sud soudanien. Pour autant, la ligne de fracture
à moins attrait aux considérations anthropologiques qu'à
l'histoire, encore prégnante, de ces populations. Ainsi,
l'identité est à mettre en relation avec
l'historicité13 : les nouvelles institutions déplacent
la conflictualité sur l'arène politique, entre les descendants
« noirs » d'une histoire apophatique construite sur le rejet de
l'esclavage et de la domination, et les héritiers nostalgiques d'Empires
musulmans conquérants. La concurrence de temporalité est au creux
des oppositions et conflits identitaires que l'Etat ne résorbe pas.
Ab extra, cette confrontation forme une brèche dans laquelle
les mondes rebelles se logent et profitent d'un espace perturbé pour
proliférer.
L'identification, qui renvoie à un mode
d'appréhension contextuelle de son appartenance, ne doit pas être
confondue avec la notion d'identité. Ainsi, lorsque l'idéologie
d'Al-Qaïda s'implante au Sahel-Sahara, elle n'effectue pas la
transposition mimétique d'un islam uni. Les particularités
religieuses locales ne sont pas supprimées - Al-Qaïda sert de
vecteur d'identification contextuelle, sans pour autant éradiquer les
tendances locales profondes de l'islam sahélo-saharien14, qui
continuent d'influencer l'action et les motivations des groupes armés
non étatiques actuels.
11OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité, op.
cit., p.22 12Ibid.
13« La thèse de l'extranéité prend
peut-être l'exception pour la règle. L'Etat en Afrique et surtout
en Asie ne doit pas être tenu a priori pour le simple produit de
synthèse de l'épisode colonial. Maintes formations politiques de
ces deux continents préexistaient à leur mise en
dépendance par l'Occident [...] », BAYART, Jean-François,
« L'historicité de l'Etat importé », Les Cahiers du
CERI, n°15, [En Ligne], 1996, p.9
URL :
http://www.sciencespo.fr/ceri/sites/sciencespo.fr.ceri/files/cahier15.pdf
14MBAYE, Ravane, « L'islam noir en Afrique
», Tiers-Monde, Vol.23, N°92, 1982, p.835
5
Cet islam sahélo-saharien est, depuis les
conquêtes arabes du VIIème siècle, dans une dynamique
constante d'expansion et d'adaptation. Les traditions locales n'ont pas
seulement été islamisées ; l'islam a été
particularisé par ces traditions locales. Ainsi, le mélange des
coutumes crée une sorte d'islam hybride, marqué par les
traditions animistes et communautaristes africaines. L'islam africain est une
composante de l'identité de cet espace, à l'inverse de l'islam
importé du Moyen-Orient - en ce sens, il nécessite d'être
analysé selon sa propre grille de lecture.
L'islamisme est un mot-valise utilisé pour exprimer
l'idée d'une confusion entre religion et politique. Or, si pour un
occident acquis aux idées des lumières la rationalité fait
office de norme, dans les mondes musulmans, l'islam est une totalité,
impliquant la soumission dans la vie spirituelle, et dans la vie
terrestre15. Dès lors, il est nécessaire
d'établir un dialogue entre les paradigmes occidentalo-centrés du
politique, et la perception du pouvoir dans l'islam lui-même.
Les mondes musulmans sont multiples et ne doivent pas
être confondus avec les civilisations qui l'ont traversé. Il est
donc essentiel de rompre avec l'arabo-centrisme de l'islam, pour
appréhender son expression particulière, notamment dans l'espace
berbère et africain. Ainsi, de la même manière qu'il existe
des islams, il existe des islamismes, qui nécessitent d'être
analysés à travers leurs similarités au dogme dominant,
importé notamment par Al-Qaïda, et leurs ruptures par rapport
à celui-ci, qui fondent leur distanciation et leurs
particularités.
Au-delà, les islamismes semblent être
l'expression d'une concurrence de temporalité, et de
référant de perception du phénomène. Le terme
« islam radical » sous-entend la césure. En ce sens, dans une
conception occidentalo-centrée, les islamismes sortent de la
normalité, du monde normé, et prônent un retour aux
origines du dogme religieux. Il s'agit d'une rupture, et d'une
rétroaction. Or, dans une conception musulmane, c'est une
continuité qui est exaltée, de Yathrib à aujourd'hui,
construite sur le rejet de tout élément exogène
importé à l'histoire arabo-musulmane. Pour l'exprimer, les
islamismes s'incèrent dans les ruptures du temps modernes, et agissent
comme temporalité subsidiaire : là où le calendrier
judéo-chrétien est supprimé, le calendrier musulman
s'intègre ; là où le monde occidentalo-centré est
en 2015, le monde musulman est en 1436. Les islamismes s'inscrivent dans une
dialectique de la rupture face à l'histoire du monde
occidentalo-centrée, et de la continuité d'une histoire
arabo-musulmane subsidiaire et rattrapée. Dès lors, ils peuvent
être appréhendés à travers trois
15Le principe d'unicité de l'islam se
traduit dans le premier des cinq piliers par la shahada ; «
J'atteste qu'il n'y a pas de divinité en dehors de Dieu et que Muhammad
est son prophète ».
6
variables, qui forment une sorte de crescendo de la rupture.
Les islamismes sont radicaux - ils rompent avec le statu quo, l'ordre
dominant établit, et formulent ainsi un rejet à l'égard
des formes actuelles du monde. Les islamismes sont salafistes - ils rompent
avec les modes de vie occidentaux en adoptant ceux des salafs, les
premiers compagnons du prophète. Les islamismes sont djihadistes - ils
rompent avec le sens du monde en faisant du conflit un absolu.
Bien qu'ils fassent front commun sous l'hologramme djihadiste,
les acteurs non étatiques du conflit malien répondent de
velléités géopolitiques classiques. Cette
réalité s'exprime notamment à travers la
répartition spatiale des différents groupes armés dans
l'Azawad : AQMI à Tombouctou, Ansar Dine à Kidal, Mujao à
Gao16. Il semble alors nécessaire de dissiper le nuage de
confusion terminologique pour aborder le conflit de manière pragmatique,
dans le cadre d'une analyse géopolitique. Cette méthode s'accorde
à soulever les mouvements du temps long à l'origine de la
conflictualité, et de son excroissance malienne. Dans cet aspect,
chacune des variables du conflit est mise en perspective dans le prisme des
inerties physiques et humaines : la géographie, et
l'identité17. Le Sahel-Sahara est un milieu spécifique
qui anime des représentations particulières du monde. Ces
conceptions sont intégrées à la matrice réflective
des groupes armés non étatiques traditionnellement adaptés
au désert, qui le transforment en espace stratégique, notamment
pour les trafics de drogues, d'armes, ou de migrations. La revendication
Touareg s'exprime dans le leit motiv d'une identité propre et forte,
inconciliable avec l'Etat malien défaillant. Cette marque profonde de
séparation s'inscrit dans l'histoire d'un Kel Tamasheq
étendu, plus proche d'une Afrique berbère que d'une Afrique
noire. Les islamismes du Sahel-Sahara sont abordés de
l'intérieur, dans leur construction, leur hybridation, et leurs
mouvements propres. La mise en valeur de leur histoire sahélo-saharienne
permet de rompre avec le mythe d'un mouvement islamiste unifié, et de
replacer le conflit dans ses aspects immédiats et concrets.
Le conflit malien semble être la résultante d'un
processus crisogène d'ubiquité temporelle, où des
identités humaines fortes s'opposent à la modernité mal
acquise d'un Etat sahélien fragile. Dans les fissures de cette
confrontation s'installent des éléments
16CHATELOT, Christophe, « Les trois plaies du
Mali », op. cit., p.17 17Ibid., p.60-61
7
contestataires et violents exogènes adaptés, ou
endogènes amalgamés, qui profitent d'un espace perturbé
pour proliférer. La métastase interminable des « istes
»18 nécessite de rompre avec toute prénotion
susceptible de brouiller la perception réelle du conflit. Al-Qaïda
se greffe à la conflictualité régionale et transforme les
groupes armés non étatiques. Mais les résistances locales
sont telles que les dissidences se multiplient - il existe au Sahel-Sahara une
kyrielle de groupes armés non étatiques aux allégeances
confuses et souvent conjoncturelles, répondant en réalité
d'intérêts et de stratégies personnelles.
A l'instar des oasis du désert, en quoi le
conflit malien est-il un conflit mobile, produit contextuellement par la
rupture de la stabilité politique, et la concentration de dynamiques
conflictuelles combinées en un même espace-temps ?
Le conflit malien semble être le produit d'une onde de
choc inversée qui va des périphéries vers un centre de
gravité mobile. Une fois l'enveloppe du djihad global percée, il
se révèle être la concentration opportune de plusieurs
dynamiques belligènes, qui s'analysent essentiellement en termes
géopolitiques. Il ne doit, donc pas être appréhendé
de manière unitaire, mais disséqué, afin de mettre en
exergue ses ressources profondes et comprendre les inerties qui conditionnent
ses trajectoires aujourd'hui.
Le désert qui compose le Sahel-Sahara conditionne des
modes de vies nomades qui, à travers leurs propres schémas de
représentation, structurent un espace mobile19. Les routes
millénaires sont réinvesties par les trafics illicites
transnationaux intégrant l'Afrique à la
mondialisation20 (Première Partie). Les identités du
Sahel-Sahara au passé glorieux, ne sont pas fondamentalement
perturbées par l'Etat. A l'inverse, leur espace de friction se
déplace et s'installe dans la défaillance des institutions de
l'Etat (Deuxième Partie). Conformément à sa
18« D'où aujourd'hui la métastase
interminable des « istes » : l'islamiste n'est pas
l'intégriste, lequel n'est pas le fondamentaliste, qui n'est pas
salafiste, qui n'est pas forcément le djihadiste, lequel n'est pas
toujours un terroriste ... Même si elle traduit une vague
réalité, cette division cellulaire entraîne la confusion
totale dans l'esprit de l'observé comme dans celui de l'observateur, ce
qui rend la restitution des sens premiers une tâche urgente et salutaire.
», AMIR-ASLANI , Ardavan, « Islam-Islamisme, quelle différence
? », Huffington Post, [En Ligne], avril 2013
URL :
http://www.huffingtonpost.fr/ardavan-amiraslani/difference-islam-islamisme_b_3108641.html
19RETAILLE, Denis, « L'espace nomade »,
in Revue de Géographie de Lyon, Vol. 73, N°73-1, 1998,
pp.71-82 20SIMON, Julien, « Le Sahel comme espace de transit
des stupéfiants. Acteurs et conséquences politiques. »,
Hérodote, n°142, 2011/3, p.126
8
stratégie de territorialisation21, le
djihadisme global d'Al-Qaïda s'est imposé au Sahel-Sahara. Il
transforme les groupes armés non étatiques locaux, mais ne les
assimile pas intégralement. Et, ce paradigme agit en l'espèce,
comme un fluide catalyseur de la conflictualité locale. Il modifie la
perception et la polarité du conflit qu'il englobe, sans pour autant
supprimer les enjeux prégnants de pouvoir sur les territoires
(Troisième Partie).
21COURMONT, Barthélémy,
L'après Ben Laden, l'ennemi sans visage, Paris, François
Bourrin Editeur, 2001, p.90
Première Partie - Le conflit malien dans son
milieu : les inerties physiques de l'espace sahélo-saharien.
La description de l'espace, de ses caractéristiques
physiques et humaines, met en exergue le socle d'une conflictualité en
gestation, réactivée par le rapport entre inertie et
immédiateté; « Ces inerties - conditionnantes, mais pas
déterministes [...] sont la géographie et l'identité,
moteurs incontournables de l'Histoire »22. Les hommes et le
milieu sont la charpente d'un système d'interaction dans lequel ils se
construisent mutuellement, en fonction de leur temps. Dès lors, le
caractère conditionnant des inerties physiques contribue-t-il à
adapter l'espace sahélo-saharien au temps contextuel ?
L'étude du territoire de l'Azawad ne peut être
isolée de celle de l'ensemble sahélo-saharien. Ce vaste espace
est appréhendé à différentes échelles
d'analyse imbriquées : une représentation continentale (de
l'océan Atlantique à la mer Rouge) ; une représentation
régionale (Sahara central et Afrique de l'ouest) ; une
représentation locale jouxtant les frontières maliennes. Le
désert, aride et hostile, génère des modes de vie
spécifiques, adaptés à sa physionomie. La mobilité
qui le caractérise, est concurrencée depuis le
XIXème siècle par un mode différent de gestion
de l'espace, le découpage territorial, alors même que le lien
social, infrastructure première, se maintien et s'adapte à la
modernité (I). Pour autant, le désert n'est pas fondamentalement
répulsif ; trafiquants (terrain opaque, peu contrôlé,
proche de l'Europe) et investisseurs étrangers profitent de ses
ressources physiques et minérales pour l'intégrer à la
mondialisation (II).
9
22ZAJEC, Olivier, Introduction à la
Géopolitique, Histoire, Outils, Méthodes, Paris, Argos,
2013, p.13
10
I - Géographie de l'espace sahélo-saharien
: des hommes en bleu dans une tâche blanche quadrillée.
Le Sahara, désormais confondu avec le
Sahel23, est une région désertique
différenciée de l'oekoumène. Espace de transition et de
séparation, de lien et d'opposition, de mobilité et de fixation,
il se construit autour d'une dialectique contradictoire entre la
réalité de sa composition physique et les mutations perceptuelles
et historiques de son appréhension, de la tâche blanche
grecque24 au quadrillage des explorateurs européens du
XIXème siècle25. Qu'est ce qui dans la
géographie physique de cet espace, dans sa permanence, conditionne les
trajectoires, les perceptions, et les mutations humaines qui le dynamisent
aujourd'hui ?
Le nomade adapté à la spécificité
physique du désert, est son « habitant » itinérant (I).
Les frontières figées26 du XXème
siècle perturbent son mode de vie en imposant un modèle
sédentaire de représentation de l'espace. Fragmenté, le
Sahara est intégré par morceau à de nouveaux Etats - ses
populations à de nouvelles sociétés dont elles ne
partagent pas l'identité. Ainsi les Touareg sont depuis les
années 1960 dans une opposition constante et renouvelée face
à l'Etat malien. Contraints d'abandonner leur mode de vie, ils poussent
les portes de la modernité en utilisant ses propres outils : la
revendication territoriale (2).
23 OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité, op.
cit., p.28
24« Longtemps, dans les atlas, le Sahara figure comme une
tâche blanche. », Ibid.
25« Malgré la fluidité de cet espace
caractérisé par la circulation et le mouvement, les
géographes tracent des limites entre des étendues qu'ils
décrivent et auxquelles ils donnent des noms. Paradoxalement, c'est en
sillonnant l'espace, en suivant les routes, en étant mobiles, que les
géographes ont enfermé le Sahara-Sahel dans une description
négligeant la mobilité. », Ibid.
26Le désert a connu des structures
politiques, des « Empire de la route » - c'est-à-dire qu'des
structures mobiles construites sur la circulation induite par le désert.
A l'inverse, les frontières coloniales et postcoloniales sont
figées, ce qui est une nouveauté.
11
1. Milieu naturel et structures sociales : Portrait physique
du Sahel-Sahara. Composition, disposition, et conditionnement.
Le Sahel-Sahara ne peut être étudié sans
recourir à l'analyse pragmatique de données physiques
objectivement observables qui existent en elles-mêmes, au-delà et
indépendamment des interprétations humaines conscientes ou
inconscientes. En tant que « science de l'activité physique
à la surface du globe terrestre »27, la
géographie physique étudie « la composition, la
répartition spatiale et l'évolution du milieu naturel
»28. L'esquisse d'une approche géomorphologique,
hydrologique et climatologique met en évidence les ressorts strictement
physiques qui conditionnent a posteriori les relations entre les
populations du désert africain. Le milieu sahélo-saharien est
alors étudié comme un système fondé sur les
interactions entre l'énergie et la matière29, leur
transformation mutuelle et réciproque.
? Le désert sahélo-saharien :
définition par la limitation climatique, étatique, et
conceptuelle d'une étendue ouverte.
Géographiquement délimité par ses
marges30, le désert se définit par opposition à
ce qu'il n'est pas, c'est-à-dire, un lieu de fixation. Circonscrit par
les limites imposées des territoires qui l'entourent, il est un «
espace vide d'hommes, au paysage minéral, où la vie se
résume à un petit nombre d'espèces végétales
et animales spécialisées, adaptées à la
rareté des ressources en eau. »31. Forme de «
séparation par le vide »32, espace de césure et
de continuité, il aborde un rôle géopolitique paradoxal du
fait de l'interprétation subjective des caractéristiques
environnementales qui le composent. Les contraintes physiques et climatiques en
font une étendue difficilement contrôlable et souvent
incontrôlée33.
27MARTONNE, Emmanuel de, Traité de
géographie physique ; climat - hydrographie - relief du sol -
biogéographie, Paris, Armand Colin, 1913, p.73
28MAYER, Raoul Etongué, Notions de
Géographie Physique, Paris, Broché, 2014, p.5
29VIGNEAU, Jean-Pierre, VEYRET, Yvette (dir.),
Géographie physique - Milieux et environnement dans le
système terre, Paris, Broché, 2002,
pp.368
30BOURGEOT, André, « Sahara : espace
géostratégique et enjeux politiques (Niger) », dans :
Grégoire
Emmanuel (ed.), Schmitz Jean (ed.). « Afrique noire et monde
arabe : continuités et ruptures ». Autrepart, 2000,
(16), p.21
31POURTIER, Roland (dir.), Géopolitique de
l'Afrique et du Moyen-Orient, Paris, Nathan, 2009, p.31
32ZAJEC, Olivier, Introduction à la
Géopolitique, Histoire, Outils, Méthodes, op. cit.,
p.73
33BRACHET, Julien, « Sahel et Sahara : ni
incontrôlables, ni incontrôlés », Les Dossiers du
CERI [en ligne],
2013
URL :
http://www.sciencespo.fr/ceri/fr/content/dossiersduceri/sahel-et-sahara-ni-incontrolables-ni-incontroles
12
L'organisation de cet espace est « comparée
à celle des espaces maritimes : même rôle des «
côtes » ou « rivages » dans la fixation des hommes et
activités (Sahel), même importance des « îles » et
de leurs « ports » (oasis), mêmes moyens de contrôle
(base militaire de Tamanrasset aujourd'hui convoitée par les
Américains pour contrôler le Sahara). »34.
Physiquement, le désert se compose d'ergs (déserts de sable), de
regs (déserts de pierre), d'hamadas (plateaux rocailleux), et d'oasis
(zones d'eau et de végétation), tandis que l'aridité en
constitue le paramètre fondamental35. Le Sahara « couvre
plus de 8,5 millions de km2, de l'océan Atlantique à
la mer Rouge »36 et « situé de part et d'autre du
tropique du Cancer, il sépare sur une profondeur de plus de 3000 km,
l'Afrique méditerranéenne de l'Afrique dite « subsaharienne
»37. ». Au sud, le Sahel38 est « une bande
de 6000 km de long sur 500 km de large se trouvant à mi-chemin entre les
sables stériles du nord et les zones humides du sud.
»39. Il est un « domaine de transition vers les savanes
tropicales, entre le pays des Blancs (civilisation
méditerranéenne arabo-berbère) et le pays des « Noirs
» (civilisations soudaniennes). »40. La
territorialisation, l'anthropomorphisme, et la sécheresse, ont
progressivement favorisé l'avancée d'un désert
désormais confondu avec ses marges, alors même que l'importation
du modèle occidental de l'Etat l'a morcelé. Sa singularité
ne l'a pas pour autant isolé, puisqu'il « a toujours
constitué un obstacle aux déplacements, sans pour autant
empêcher les relations culturelles et commerciales, ni les unions
politiques ou religieuses. » 41.
L'aridité, hostile à la vie, fait du
Sahel-Sahara une étendue partiellement sauvage. Pour autant, elle
n'exclut pas la progression d'une vie adaptée à son milieu. Les
sociétés sahélo-sahariennes ne sont pas fondamentalement
déterminées par le climat désertique.
Indépendamment des réalités géomorphologiques, les
interprétations de l'espace le définissent en partie, et
conditionnent a fortiori son appréhension. Le Sahel-Sahara
n'est pas strictement
34GAUCHON, Pascal (dir.), Dictionnaire de
géopolitique et de géoéconomie, Paris, PUF, 2011
35« Le paramètre fondamental des déserts
réside dans l'absence ou la grande rareté, tant spatiale que
temporelle, d'une eau indispensable à la vie », POURTIER Roland
(dir.), Géopolitique de l'Afrique et du Moyen-Orient, op.
cit., p.33
36Ibid. p.31
37Ibid.
38De l'arabe áÍÇÓ
(Sahel) : côte, frontière, rivage. « Le Sahel
désigne, dans la littérature médiévale arabe, la
zone entre le Maghreb [ÈÑÛ ã áÇ,
el maghrib, le couchant] et le bilad as sudan
[äÇÏæÓ áÇ ÏáÇ
È áÇ, el bled el soudân], pays des «
noirs ». », GAUCHON, Pascal (dir.), Dictionnaire de
géopolitique et de géoéconomie, op. cit.
39CHAUTARD, Sophie, L'indispensable de la
géopolitique, Paris, Studyrama, 2009, p.52
40LEROUX, Marcel, « Charles Toupet, Le Sahel
», dans Revue de géographie de Lyon. Vol.68 n°2-3,
1993. Risques naturels dans le couloir rhodanien : les excès
pluviométriques, p.110
41POURTIER, Roland (dir.), Géopolitique de
l'Afrique et du Moyen-Orient, op. cit., p.33
13
répulsif ou attractif. L'adaptation psychologique
semble en l'espèce, aussi importante que la transformation physique de
l'espace. Qu'elle soit donc perçue comme une séparation par le
vide, ou comme une connexion par le grand, la mer de sable est une interface
active, à travers laquelle des structures sociales historiques
s'opposent ou s'imposent à la modernité en
réinterprétant, remodifiant, réinvestissant, un espace
particulier, conditionnant et non déterministe.
? Hydrologie et topologie : les conditions physiques de
la mobilité.
Les aspects hydrologiques, climatologiques, et topographiques
du Sahel-Sahara ne servent pas, en l'espèce, à soulever des
problématiques écologiques, économiques, ou purement
géographiques. Au-delà, la variable aquifère, de par son
agencement et sa disposition, motive les sociétés mobiles. Et
c'est la corrélation entre rareté des ressources en eau, et
nécessité du mouvement, que le présent propos interroge.
Néanmoins, il est nécessaire de souligner que, pour des Etats
affaiblis composés en grande partie d'espaces désertiques (le
désert constitue 50% du territoire malien42), l'eau devient
un enjeu de développement et de sécurité important.
Du fait de sa rareté « tant spatiale que
temporelle »43, l'eau « indispensable à la vie
»44joue au Sahel-Sahara un rôle capital. La rareté
spatiale s'exprime par une carte fluviale essentiellement composée de
deux grands fleuves, et d'un réseau de zones d'eau
éphémères et variables, tels que les oasis, « ilots
de vie au coeur du désert »45, ou les
oueds46. La rareté temporelle caractérise les climats
désertiques, et est évaluée via la
pluviométrie47, « faible en moyenne »48,
et la pluviosité49, « extrêmement
contrastée »50. Le manque de précipitation
corrélé à de fortes températures pouvant
dépasser les 50° Celsius en journée, favorise
l'évaporation d'une eau faiblement représentée, et
nécessite une connaissance des routes et points d'eau mobiles du
désert afin d'y évoluer.
42POURTIER, Roland (dir.), Géopolitique de
l'Afrique et du Moyen-Orient, op. cit., p.33
43« Le paramètre fondamental des déserts
réside dans l'absence ou la grande rareté, tant spatiale que
temporelle,
d'une eau indispensable à la vie. »,
Ibid.
44Ibid.
45Ibid.
46Dictionnaire Larousse, «Cours d'eau le plus
souvent intermittent des régions sèches, où
l'alimentation
s'effectue presque uniquement par ruissellement, et s'achevant
généralement dans une dépression fermée ou
disparaissent par épuisement. »
47Volume des précipitations.
48OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité, op.
cit., p.31
49Fréquence et durée des
précipitations.
50Ibid.
14
« Le Sahel est traversé par quatre fleuves
extra-sahéliens : le Sénégal, le Niger, le Logone-Chari et
le Nil. S'y ajoute le lac Tchad, lequel a perdu 80% de sa superficie en un
siècle. Le réseau hydrographique se compose de cours d'eau
éphémères alimentant des mares temporaires dont certaines
retiennent l'eau jusqu'au printemps, ce qui est favorable aux troupeaux. Des
programmes visant à constituer des bassins de rétention et des
lacs artificiels basés sur des techniques d'aménagement simples
permettent la récupération d'importantes quantités d'eau
de ruissellement. Le réseau se complète de grands systèmes
aquifères. Ce sont celui des grès de Nuble, les bassins du lac du
Tchad, de l'Iullemeden, de Taoudednni, et le système du bassin
sénégalo-mauritanien. Leurs potentialités hydrauliques
sont susceptibles de valoriser certaines régions du Sahel, mais ces
ressources sont faiblement exploitées du fait de la profondeur des
nappes et de la salinité des eaux. »51
Le Niger est « long d'environ 4200 km »52
et draine « un bassin estimé à 1 100 000 km2
(deux fois la France) »53. Il prend sa source dans le Fouta
Djalon, coule vers le nord-est jusqu'à Tombouctou, avant de prendre la
direction sud-est jusqu'au golfe de Guinée. Au Mali, il forme le delta
intérieur du Niger où il se subdivise en un grand réseau
de canaux, de marécages, et de lacs54, avant de reprendre un
cours normal. Le fleuve Sénégal est formé par la
confluence des rivières Bafing et Bayoke descendant du Fouta Djalon. Il
est long d'environ 1750 km et arrose la Guinée, le
Sénégal, la Mauritanie et le Mali.
La particularité du Sahel-Sahara ne réside pas
tant dans ce réseau fluviale, mais dans les « cours d'eau
éphémères alimentant des mares temporaires [...]
»55. Ce sont ces cours et points d'eau, oueds, gueltas, oasis,
qui ont un réel impact historique sur les populations. Rareté et
éphémérité induisent une circulation
nécessaire, facilitée par la mise en place d'une carte psychique
puis physique des routes du désert56.
51CUTTIER, Martine, « Les ressorts structurels
de la crise au Sahel », Res Militaris , Vol. 3, n°3, [En
Ligne], été 2013
URL :
http://resmilitaris.net/ressources/10180/21/res_militaris_article_cuttier_les_donn_es_structurelles_de_la_c
rise_au_sahel.pdf
52Dictionnaire Larousse,
http://www.larousse.fr/encyclopedie/riviere-lac/Niger/135281
53Ibid.
54 Lac Korientzé, lac Débo, lac
Niangay, lac Do, lac Garou, lac Haribongo, lac Kabara, lac Tanda, lac Fati, lac
Horo, lac Télé, lac Kamango, lac Figuibine.
55CUTTIER, Martine, « Les ressorts structurels de
la crise au Sahel », op.cit.
56« Le Sahara n'a jamais été une
barrière. Reste que la traversée des déserts implique une
connaissance précise des lieux, des itinéraires, et surtout des
points d'eau. », POURTIER, Roland (dir.), Géopolitique de
l'Afrique et du Moyen-Orient, op. cit., p.33
15
Ces points d'eau dépendent en partie des pluies. Or, le
Sahara-Sahel est une région climatiquement instable. Les périodes
de pluie et de sécheresse57 se succèdent, « des
espaces pouvant tour à tour devenir une terre aride qu'il faut fuir, ou
une zone de pâturage qui attire pasteurs et troupeaux.
»58.
« Au Sahel, la période 1940, 1950 et 1960 est
anormalement pluvieuse. Cette série est interrompue en 1968 par l'amorce
d'un épisode de sécheresse jusqu'à 1984-1987. La moyenne
normale 1968-2000 se traduit par un décalage des isohyètes vers
le sud d'une centaine de kilomètres. L'aridité progresse, le
désert gagne. Selon le même processus, les dernières
années enregistrées pourraient insinuer que l'humidité
revient. L'isohyète de l'aridité (150 ou 200 mm en moyenne
annuelle) ne constitue pas une limite franche, d'autant moins que d'une
année à l'autre les écarts peuvent être très
importants. Si la pluviométrie est faible en moyenne, la
pluviosité y est extrêmement contrastée. Cette
irrégularité qui résiste aux prévisions
statistiques fragilise l'interprétation des conditions bioclimatiques.
Ce fait est fondamental pour la gestion des populations mobiles et
l'aménagement pour le développement. »59
A la rareté des ressources en eau s'ajoute le
caractère aléatoire des saisons de pluie. La mobilité est
suggérée, et au-delà, c'est la connaissance de l'espace
qui devient la condition sine qua non d'évolution dans le
désert.
Le relief entretient la sécheresse. Les hautes
montagnes ont un rôle de barrière, empêchant
dépressions, vents, et anticyclones, de traverser le désert. Le
Hoggar60, terrain volcanique, se trouve au sud de l'Algérie,
et l'Adrar des Ifoghas61 se dresse au nord-est du Mali, dans la
région de l'Azawad. Le Tassili des Ajjer se situe en Algérie, au
nord-est de l'Hoggar, tandis que l'Aïr62 se trouve
essentiellement au Niger. Ces massifs ont un rôle historique pour les
populations touareg, puisqu'il est leur espace de sédentarité,
là où résident les personnes âgées et les
enfants63.
57La sécheresse équivaut à moins
de 100mm/an de précipitation.
58TOUPET, Charles, « La crise sahélienne
», dans Revue de Géographie de Lyon, Vol.70, n°70-3,
1995, p.181 59OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité, op.
cit., p.31
60En arabe ÑÇÞ å
JÇÈ Î (jbel hougar), du tamasheq Ahaggar, ou
Ihaggaren, la classe noble des touaregs du Hoggar. 61En tamasheq,
«montagne des Ifoghas». Les Kel Ifoghas sont un clan touareg
aristocratique de la région. 62En tamasheq « Ayâr
». Le massif de l'Aïr est historiquement un territoire touareg.
63 « Les Kel Ahaggar, comme d'autres tribus
guerrières, « résident » dans les centres de culture du
grand massif saharien. Ils résident en effet, puisque tout nomade qu'ils
soient, là sont les maisons, l'attache où restent les vieillards,
une partie des femmes, et les enfants. », RETAILLE, Denis, « L'espace
nomade », op. cit., p.74
16
L'aridité du Sahel-Sahara confère à
l'organisation aquifère une fonction impulsive et motivante,
réaffirmant l'idée selon laquelle la disposition physique d'un
espace conditionne les sociétés qui y évoluent. Pour
autant, la réalité physique ne peut être
considérée comme seul facteur explicatif des choix de vie des
Hommes. L'aridité ne produit pas dans une linéarité
parfaite la société mobile. Considérer le nomade comme la
résultante automatique d'une situation géographique
extra-ordinaire64, c'est conférer au milieu naturel un
caractère déterministe et ériger le sédentaire en
principe. Or, la réalité physique conditionne, mais ne
détermine pas, les dynamiques humaines. En ce sens, elle ne se
résume pas à la seule description littérale de la terre et
des eaux, mais intègre dans son analyse l'interprétation que les
Hommes se font de l'espace. L'Homme et l'espace se construisent
réciproquement65. Et la compréhension que l'Homme a de
son espace relève également de son aménagement. Certes, le
désert est aride. Pour autant, il ne semble pas hostile par essence
puisqu'à travers sa vision du monde propre, le nomade s'y est
adapté. La mobilité ne peut être réduite aux seules
données physiques, comme l'aridité66. Il faut ab
extra considérer ces sociétés en elles-mêmes,
à travers leur mode d'agir, leur mode d'être, et leur mode de
percevoir.
? La représentation nomade de l'espace : une
géographie de la mobilité.
Aridité, relief, disposition et disponibilité de
l'eau, conditionnent, sans pour autant déterminer, le caractère
mobile des populations du Sahel-Sahara, qui doivent aller à la rencontre
des ressources nécessaires à la vie. Dès lors, « le
découpage des lieux et des limites n'est pas, ou ne constitue pas, la
bonne description de la réalité. »67. Il faut
changer de modèle, et adopter une représentation de l'espace
fondée sur la mobilité, en ce qu'elle « repose sur
l'idée que le mouvement détermine la structuration de l'espace.
»68. Le mouvement est premier, et le Sahel-Sahara est un
système ouvert, construit autour de connexions, de réseaux, de
liens, contextuellement établis sur un territoire donné.
L'envisager
64Extra-ordinaire par rapport à notre regard
occidental, c'est-à-dire, une situation géographique à
laquelle nous ne sommes pas habituellement confrontés, que nous
percevons comme strictement étrangère et a-normale. 65«
Entre l'homme et l'espace existent des dialectiques toujours en mouvement : si
l'espace contribue à façonner l'homme, ce dernier, par son
regard, ses gestes, son travail, ne cesse de transformer l'espace. »,
MOREAU DEFARGES, Philippe Moreau, Introduction à la
Géopolitique, Paris, Points, 2009 (3ème ed.),
p.11
66RETAILLE, Denis, « L'espace nomade »,
op. cit., pp.71-82
67RETAILLE, Denis, « Conflit au Sahel :
l'explication par la géographie », Thinkovery,
enregistrement vidéo, [En Ligne], 5'37
URL :
http://www.thinkovery.com/conflits-au-sahel-lexplication-par-la-geographie
68OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité, op.
cit., p.17
17
en tant que tel permet de mettre en évidence le
paradoxe lié à un espace de circulation segmenté, et les
problématiques sécuritaires qui résultent de cet
oxymoron.
Parmi les couples d'opposition classiques existe celui du
nomade et du sédentaire, conditionné par l'environnement, «
la géographie « commune » a ainsi définit
l'aridité comme limite de l'oekoumène »69, et les
modes de vie qu'il génère. Or « elle [la géographie
« commune »] ne reconnaît que secondairement ce qui fait
l'originalité de la géographie saharienne, qui est aussi
l'originalité de la géographie du monde : la mobilité et
les routes qui la portent. »70
Le mouvement est rattaché à la figure du nomade,
mobile avec son habitat, tandis que le sédentaire est
arrêté dans son habitat71. La représentation de
l'espace diffère puisque « pour le nomade, identifié
à son cheval, l'espace est infini. Il est là pour être
parcouru, conquis, dévasté. Si le paysan est enraciné dans
la terre (tout en tentant souvent de s'en échapper), le nomade est le
mouvement, la course. »72. Et, cette conscience de l'espace
participe à son aménagement, notamment parce qu'elle conditionne
l'action de l'Homme : si l'espace est fixe, il s'y établit, le cultive,
l'améliore. Si l'espace est mobile, il constitue des points de
transition, des liens, et des routes, pour l'apprivoiser. Les
sociétés sédentaires ont alors une conception concentrique
de l'espace, « centrée sur le village comme lieu d'habitat humain
»73. L'espace est organisé en « cercles
concentriques qui distinguent les zones les plus proches, où sont
pratiquées des agricultures intensives »74 et « les
espaces périphériques exploités par les troupeaux ou pour
la chasse et la collecte »75. Les sociétés
nomades ont une conception rayonnante de l'espace, fondée sur des
réseaux, des flux, et des connexions qui dynamisent les lieux de
jonction et de rencontre.
« Il [l'espace nomade] est fait de parcours le long
desquels se croisent les hommes, les
animaux et les autres ressources
naturelles ou domestiques qu'ils exploitent. Il s'agit d'un
69OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité, op.
cit., p.29
70Ibid.
71RETAILLE, Denis, « Conflit au Sahel :
l'explication par la géographie », Thinkovery,
enregistrement vidéo,
[En Ligne], 5'37
URL :
http://www.thinkovery.com/conflits-au-sahel-lexplication-par-la-geographie
72MOREAU DEFARGES, Philippe, Introduction à
la Géopolitique, op. cit., p.13
73LEROI-GOURHAN, André, Le geste et la
parole, tome 1 : Technique et langage, Paris, Albin Michel, 1964,
cité dans BONTE, Pierre, Anthropologie des
sociétés nomades, fondements matériels et
symboliques, Université
Paris 8, [En Ligne], p.29
URL :
http://www2.univ-paris8.fr/sociologie/fichiers/bonte-cours.pdf
74Ibid.
75Ibid.
18
réseau de parcours et de lieux de rencontre,
matériellement (campements, puits, etc.) et symboliquement, des
groupements humains. Ces lieux de rencontre sont des noeuds autour desquels
s'organisent socialement et symboliquement, mais aussi à travers leurs
traces matérielles, les intérêts communs des membres des
communautés nomades, leur identité et celle du territoire
qu'elles exploitent. »76
L'opposition nomade/sédentaire est d'ordre cognitif et
symbolique. Elle « va alimenter les représentations qu'elles [ces
deux visions du monde] se font de leur inscription dans l'espace » 77.
Les sociétés ne sont cependant pas
composées intégralement d'un bloc sédentaire, ou d'un bloc
nomade78. L'opposition stricte peut être
dépassée par la valorisation d'un continuum79
entre ces deux concepts : deux visions du monde, deux perceptions d'une
même réalité géographique, complémentaires
plus qu'exclusives. La représentation sédentaire ne suffit pas
à mettre en exergue la complexité d'un espace traversé par
des sociétés nomades et des identités singulières.
Réciproquement, une représentation de l'espace basée sur
la mobilité réduirait l'importance que revêtent aujourd'hui
les Etats, la territorialisation, et les enjeux de pouvoir dans les
problématiques sahélo-sahariennes. Le leit motiv de la
conflictualité nomade/sédentaire réduit, voire contredit,
la réalité de menaces multidimensionnelles et évolutives.
Le mode de vie ne détermine pas l'action des unités humaines, qui
interagissent ou se recomposent souvent en fonction d'intérêts
stratégiques et politiques. C'est donc dans la
complémentarité des deux concepts nomade/sédentaire qu'il
est possible de saisir les mécanismes, l'importance, et les mutations
des liens sociaux, politiques, et religieux qui animent l'action des Hommes sur
cet espace sahélo-saharien. Au sein des sociétés
sédentaires existent des personnes, souvent haut placé,
extrêmement mobiles, et tous les nomades ne sont pas constamment dans le
mouvement80. Les interactions internes, au sein des groupes à
dominance nomade, et externe, entre les différents groupes nomades et
sédentaires, forment des points de liaison qui contribuent à
dynamiser l'espace. Les lieux sont en mouvement, leur importance est
contextuelle et conjoncturelle - elle dépend des connexions qui se font
au sein des réseaux de solidarité. Ce n'est donc pas seulement
dans la relation directe entre l'Homme
76BONTE, Pierre, Anthropologie des
sociétés nomades, fondements matériels et
symboliques, op. cit., p.29
77Ibid.
78RETAILLE, Denis, « Le continuum nomade
sédentaire et l'espace mobile », dans ALEXANDRE,
Frédéric, GENIN, Alain (dir.), Continu et discontinu dans
l'espace géographique, Tours, Université François
Rabelais, 2008, pp. 417 - 429
79Ibid. 80Ibid.
19
et l'espace que les deux se façonnent, mais
également dans la relation entre les Hommes sur l'espace. Or, les
réseaux de solidarité ne s'arrêtent ni aux limites
bioclimatiques, ni aux frontières étatiques. Et, les
allégeances et affiliations historiques, entre nomades, ou
clientélistes, entre nomades et sédentaires, mettent en
évidence les canaux par lesquels transitent les biens matériels
et immatériels.
Comme la mer, le désert est un vaste espace
difficilement délimité par des barrières physiques. Le
contrôle des routes, et donc du mouvement, se fait par
l'établissement de bases en constante mutation - les Empires du
Sahel-Sahara étaient des Empires de la route. Mais la comparaison prend
fin avec la reconnaissance internationale de frontières, et
l'importation du modèle étatique. De la nécessité
de contrôler le mouvement, les sociétés nomades, notamment
touaregs, passent à la nécessité de contrôler le
territoire. Ce n'est donc pas seulement la part de mobilité dans
l'espace fixe qu'il faut analyser, c'est-à-dire la manière dont
les relations entre les Hommes se pérennisent indépendamment des
frontières étatiques, mais également, la part de
fixité dans l'espace mobile, et l'adaptation des sociétés
nomades aux standards territoriaux et identitaires internationaux.
20
2. Du Sahel-Sahara à l'Azawad : l'identité
touareg et les revendications territoriales au Mali.
Au centre du Sahel-Sahara, du Maghreb à l'Afrique
subsaharienne, sur des relais de massifs montagneux (Aïr, Tassili des
Ajjer, Hoggar, Adrar des Ifoghas), le « pays Touareg » compte
aujourd'hui un peu moins de deux millions d'individus, éclatés
depuis les années 1960 entre cinq Etats : l'Algérie, la Libye, le
Niger, le Mali et le Burkina-Faso81.
L'intangibilité82 des nouvelles frontières modernise
la conflictualité en la liant à l'affirmation d'une
identité particulière sur un espace territorialisé. Les
populations sont intégrées à des Etats souvent fragiles
dont elles doivent partager le principe national crée ad hoc.
Et, « les hommes des espaces infinis »83 voient «
leurs axes de transhumance barrés par des frontières dont le
tracé avait été décidé sans eux, et le plus
souvent contre eux »84 (A). L'espace traditionnel est
concurrencé par l'espace urbain qui « se complexifie et enregistre
des transformations notables : multiplication des conurbations, apparition des
cités résidentielles et des bidonvilles, disparition du ksar
et de la médina au profit des centres villes modernes et
fonctionnels »85. Le mode de vie nomade est mis en
difficulté par les grandes sécheresses86 et la
nécessité ou l'obligation de se sédentariser ; «
entre une demande croissante de ressources et les capacités du milieu,
il y a toute une palette de fragiles équilibres »87 qui
« engendrent des mouvements migratoires vers les villes [...]
»88. La croissance démographique et l'urbanisation
« ont une influence directe sur les populations locales, de plus en plus
marginalisées numériquement. Les Touareg par exemple, sont
passés dans les régions de Gao et de Tombouctou d'un tiers de la
population lors du dernier recensement colonial de 1950 à 20% un
demi-siècle plus tard [...] »89. L'Etat malien, du fait
de ses fragilités internes, ou liées à des facteurs
externes, peine à assurer un développement et une
intégration homogène sur
81Indépendances : Libye (1947), Mali (1960),
Niger (1960), Burkina-Faso (1960), Algérie (1962).
82L'Organisation de l'Unité Africaine
(remplacée en 2002 par l'Union Africaine) décide en 1964 que
l'uti possidetis doit être appliqué à toute
l'Afrique.
83LUGAN, Bernard, Histoire de l'Afrique des
origines à nos jours, Paris, Ellipses Marketing, 2009, p.922
84Ibid.
85BEN MAMI, Skander, « Des populations nomades
face à un espace saharien en mutation », IRIS - Observatoire
des mutations politiques dans le monde arabe, [En Ligne], septembre 2013,
p.7
URL :
http://www.iris-france.org/docs/kfm_docs/docs/obs-monde-arabe/des-populations-nomades-septembre-
2013.pdf
86L'Institut de Recherche pour le
développement souligne le déficit pluviométrique du Sahel
depuis 1970, et en
particulier des années 1973 et 1983.
87UNESCO, « Le Sahara des cultures et des peuples
», Paris, [En Ligne], 2003, p.14
URL :
http://portal.unesco.org/culture/fr/files/16660/10698574653strategie.pdf/strategie.pdf
88Ibid.
89BEN MAMI, Skander, « Des populations nomades
face à un espace saharien en mutation », op. cit., p.7
21
l'ensemble de son territoire. Les populations
marginalisées qui ne se reconnaissent pas dans l'Etat constitué,
favorisent le repli identitaire90, qui prend la forme d'une
revendication territoriale (B). C'est donc une problématique
géopolitique classique91 que prétend interroger le
présent propos, à savoir, comment les Touareg s'adaptent-ils
à l'Etat malien ? Ab extra, comment une identité
traditionnelle forte s'oppose et s'impose à l'Etat moderne ?
A. Organisation et structure des sociétés
touaregs : l'identité d'un peuple du désert.
Les populations nomades sahariennes sont composées de
plusieurs groupes aux origines ethniques variées et aux territoires plus
ou moins identifiés92. Les Touareg, berbérophones,
évoluent sur une zone traditionnelle d'environ 2,5 millions de
km2 au coeur du Sahara central, « dans le sud de
l'Algérie, autour du Tassili n'Ajjer et des villes d'In Salah, Djanet et
Tamanrasset, au nord du Mali et à l'est du Niger, autour de Bilma et
Agadez »93. Le terme « Touareg », vulgarisé
par le français, a des origines incertaines, énigmatiques, qui
diffèrent d'un groupe social à l'autre94, bien qu'il
soit généralement associé à son étymologie
arabe, « les abandonnés de Dieu »95. Au Mali, les
Imageren96, se désignant eux-mêmes comme
Kel
90« Avec le processus de mondialisation, les Touaregs
assistèrent à la ruine de leur système économique,
social et politique traditionnel. Plusieurs bouleversements se
conjuguèrent pour provoquer ce déclin. Avec l'affirmation de la
domination européenne et l'essor du transport maritime, la place du
commerce caravanier transsaharien diminua considérablement. La
restriction continue de la liberté de déplacement, la rupture des
liens de dépendance et la dégradation du milieu naturel
compromirent irrémédiablement les ressources et le mode de vie
touaregs. L'éloignement des centres de décision, l'insuffisance
des infrastructures, l'absence dans les circuits économiques
réorganisés, l'exclusion de l'exercice du pouvoir et le
désintérêt de l'Etat malien entretinrent la
marginalisation. », GOURDIN, Patrice, « Touaregs du Mali. Des hommes
en bleus dans une zone grise », Diploweb, [En Ligne], mai 2013
URL :
http://www.diploweb.com/Touaregs-du-Mali-Des-hommes-bleus.html
91« [L'actuelle situation malienne] est la rencontre
entre un différend géopolitique des plus « classiques »
- fruit des tracés hasardeux des frontières postcoloniales - avec
une forme hybride de « gangstéro-djihadisme », dans
Jean-François Fiorina, « Le Mali au bord du gouffre, retour sur la
menace islamiste au Sahel », CLES - Comprendre les enjeux
stratégiques, Note hebdomadaire n°94, [En Ligne], 31 janvier
2013
URL :
http://notes-geopolitiques.com/wp-content/uploads/2013/01/CLES94.pdf
92Les Chaamba du Timimoun sont d'origine arabe, les
Reguibat du Sahara occidental sont arabophones d'origine berbère, et les
Toubou, du Tchad à la Libye, sont des nomades « noirs ».
93BEN MAMI, Skander, « Des populations nomades
face à un espace saharien en mutation op. cit., p.4
URL :
http://www.iris-france.org/docs/kfm_docs/docs/obs-monde-arabe/des-populations-nomades-septembre-2013.pdf
94HUREIKI, Jacques, Essai sur les origines des
Touaregs : Herméneutique culturelle des Touaregs de la région de
Tombouctou, Paris, Karthala, 2003, pp. 57 - 70
95RIBADEAU DUMAS, Laurent, « André
Bourgeot sur la longue histoire des Touaregs », Geopolis, [En
Ligne], janvier 2013
URL :
http://geopolis.francetvinfo.fr/andre-bourgeot-sur-la-longue-histoire-des-touaregs-12099
96Autre nom donné aux Touareg du Mali,
signifiant « hommes libres ».
22
Tamasheq97, appartiennent à des
sociétés tribales hiérarchisées et matriarcales qui
reconnaissent comme base commune de leur identité la langue
berbère. Ces sociétés portent un nom différent en
fonction des régions où elles vivent (le nom de la région
précédé du vocable Kel). Les différentes
tribus sont regroupées en huit principales confédérations
dont trois se situent au Mali : les Kel Adrar dans la région de Kidal,
les Kel Ataram dans la région de Gao, et les Kel Ansar dans la
région de Tombouctou ; « les relations forgées au fil des
siècles au sein de ces tribus, entre ces tribus et entre leurs
confédérations, influencent encore aujourd'hui la population
touareg »98. Egalement nommés Kel
Tagelmoust99, les Touareg ont pour autre référant
identitaire le voile que portent les hommes, et qu'ils ne quittent quasiment
jamais puisque, « le voile de front et de bouche et le pantalon sont les
vêtements distinctifs de l'homme [...] ; ôter son voile de
tête et de bouche, jeter son voile [...], ôter son pantalon sont
des expressions qui signifient être déshonoré
»100. L'origine tribale est traditionnellement liée
à une référence féminine101. La femme a
un rôle singulier et important puisqu'elle transmet le statut social aux
enfants. Le mariage se fait entre membre de la même tribu : la famille du
futur marié demande la main de la future mariée. Celle-ci
ramène la taggalt (une sorte de dot composée de
bétail, ustensiles, aujourd'hui pécuniaire), et la
cérémonie se clôture par le dressage symbolique et effectif
d'une tente. Les Touareg sont très attachés à leur
bétail dont ils vivent (pour le transport, la nourriture, la peau), et
chaque animal est associé au statut de son détenteur - le chameau
pour les nobles par exemple. Les aléas géographiques et
climatiques dont ils dépendent en ont fait des commerçants
(« esclaves, dattes, sel, minerai de cuivre, bétail, peaux,
artisanat (bois, cuir, métal) aux échelons local et
intra-saharien ; esclaves, céréales, plumes d'autruche, or,
étoffes indigos, produits manufacturés - notamment armes -,
thé, sucre, soie, épices, parfums, encens, dans le cadre
transsaharien »102), participant également au commerce
triangulaire jusqu'au XIXème siècle. Les
sociétés touaregs sont composées de plusieurs castes,
rangs, se rapprochant du modèle de la classe sociale : « une
aristocratie guerrière, des vassaux, des religieux à titre
collectif, des artisans et un groupe
97Littéralement, « les gens du Tamasheq
», soit, ceux qui parlent tamasheq.
98GOURDIN, Patrice, « Touaregs du Mali. Des
hommes en bleus dans une zone grise », op. cit.
99Littéralement, les gens du voile.
Le tagelmoust est le voile que portent traditionnellement les hommes Touareg.
Il peut être de différente couleur ; l'indigo est fait de lin,
tend à déteindre sur la peau, et est identifié aux «
hommes bleus » - autre manière de désigner les Touareg.
100FOUCAULD, Charles de, Dictionnaire
touareg-français, dialecte de l'Ahaggar (4vol), dans BERNUS,
Edmond, « Les Touaregs, traditions nomades et réalités du
désert », Clio, [En Ligne], juillet 2002
URL :
https://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/les_touaregs_traditions_nomades_et_realites_du_desert.asp
101Dans la tradition Touareg, Tin Hinan, une femme berbère
arrivée dans l'Ahaggar, donna naissance à la tribu suzeraine des
Kel Ghela. Sa servante, Takana, est à l'origine de la tribu vassale Dag
Ghali.
102GOURDIN, Patrice, « Touaregs du Mali. Des
hommes en bleus dans une zone grise », op. cit.
23
servile qui comprend plusieurs niveaux selon son statut -
esclaves, affranchis, ... »103). Chaque
confédération a un amenokal à sa tête, toujours issu
de la même tribu, dont le pouvoir est symbolisé par
l'ettebel, un tambour de guerre.
Avant la colonisation, les seigneurs du
désert104 ont une main mise sur le Sahel-Sahara dont ils
contrôlent flux et mouvements. Le système économique
transsaharien est déstabilisé dès le
XIXème siècle par une succession
d'évènements qui annihilent la prépondérance des
Touareg sur cet espace105. L'abolition de la traite
négrière sectionne une des principales sources de revenue de
l'économie traditionnelle. Les biens d'échange classiques sont
suppléés par les nouveaux modes de production et de
transaction106. L'hostilité du Sahara central ne permet pas
l'installation de cultures et de plantations. Il est exclut des investissements
coloniaux en développement et infrastructures, tandis les voies
ferrées Kayes-Bamako en 1904 et Lagos-Kano en 1912 transforment le
circuit transsaharien107. Les Touareg n'ont pas les capacités
et les moyens de s'adapter à la modernité ; ils en sont exclus.
Et la conférence de Berlin108achève cette
régression en mettant le continent sous tutelle. Le Sahel-Sahara est
soumis par les armes entre 1894 et 1904109.
« Dans le nord du Tchad, de 1900 à 1902, les
forces françaises furent confrontées à la confrérie
sénoussite dont la résistance fut réduite par le
lieutenant-colonel Destenave. Au mois de juillet 1901, le capitaine Laperrine
qui venait d'être nommé commandant supérieur des oasis,
entreprit la pacification des immensités sahariennes, mais il eut
à faire à de sérieuses résistances opposées
par plusieurs tribus touaregs dont les Oulliminden, les Kel Air et les Kel
Gress. Pour tenir la région, il lui fut nécessaire de
créer plusieurs postes, dont ceux d'Agadès en 1904 et d'In Gall
en 1905. En 1906, ce fut celui de Bilma en plein désert du
Ténéré. Mais le Sahara n'était
103 BERNUS, Edmond, « Les Touaregs, traditions nomades et
réalités du désert », op. cit.
104 EDEL, Chantal (dir.), Les seigneurs du désert :
de Tombouctou à la Mecque, Témoignages, 19ème
siècle - 20ème siècle, Paris, Omnibus,
2014
105« Maîtres du Sahara central et bien
intégrés dans les courants commerciaux intra et transsahariens
précoloniaux, les Touaregs virent leur pouvoir
détruit, leur système économique ruiné et leur
société disloquée par la colonisation, lors de la
première phase de la mondialisation, puis par l'indépendance du
Mali. », GOURDIN, Patrice, « Touaregs du Mali. Des hommes bleus dans
une zone grise », op. cit.
106« Le développement par les Européens du
commerce maritime au long cours dès le XVIème siècle sapa
lentement une base essentielle de la prospérité, donc de la
puissance des Touaregs. », ibid.
107Ibid.
108La conférence de Berlin qui commence en
novembre 1884 et s'achève en février 1885 organise le partage de
l'Afrique entre les Etats européens, et marque le début de la
colonisation.
109Ibid.
24
toujours pas totalement pacifié car les Touaregs
refusaient de se soumettre. L'Adrar des Iforas le fut cependant en 1909 et le
Tibesti en 1913. »110
L'administration coloniale française définit la
politique concernant les Touareg essentiellement en terme de contrôle des
populations, « soumission des tribus, recensement, quadrillage militaire,
contrôle des armes, imposition de l'arrêt des rezzous, suppression
de la traite esclavagiste, abolition du système tributaire, obligation
de fourniture de guides et d'animaux, contrôle des déplacements,
fixation des prix du bétail, ingérence dans l'organisation
politique traditionnelle [...] »111. L'introduction du suffrage
universel en 1945 a déstabilisé les chefs tribaux qui, pour
préserver l'identité de leur communauté, refusent presque
systématiquement la scolarisation de leurs enfants112 - les
mesures prises par la Constitution de la IIème République de 1974
(représentation politiques des fractions) et par la loi sur la
décentralisation de 1993, pour apaiser les tensions entre les Touareg et
l'Etat, n'ont pu être pleinement efficace du fait notamment de
l'analphabétisme et du manque de connaissances techniques et politiques.
La décolonisation n'a pas répondu aux attentes de ces populations
qui se trouvent coincées dans un modèle archaïque, «
l'affirmation identitaire est alors devenue un des modes de revendication
d'accès à l'égalité, mais aussi le moyen
d'accéder à une modernité nécessaire, par le biais
d'une structuration politique nouvelle. »113
110LUGAN, Bernard, Histoire de l'Afrique des
origines à nos jours, op. cit., p.591
111GOURDIN, Patrice, « Touaregs du Mali. Des
hommes bleus dans une zone grise », op. cit.
112INSAR, Mohammed Ali Ag Ataher, « La
scolarisation modern comme stratégie de résistance »,
Revue du monde musulman et de la Méditerranée, Vol.57,
n°57, 1990, pp.91 - 98
113FREMEAUX, Jacques, « Pierre Boilley, Les
Touaregs Kel Adagh. Dépendances et révoltes : du Soudan
français au Mali contemporain », Outres-Mers, Vol.88,
n°330-331, 2001, p. 348
25
B. Politisation et militarisation de la revendication
touareg dans l'Azawad : le filigrane de la conflictualité malienne.
Le 22 septembre 1960 Modibo Keita de l'ethnie Bambara,
proclame l'indépendance. Le Mali hérite d'un territoire
majoritairement désertique, à la jonction de deux
traditions114. Le pays possède schématiquement trois
zones climatiques qui correspondent grosso modo aux différentes
civilisations qui le traversent : un nord saharien désertique, un centre
sahélien sec progressivement gagné par la savane, et un sud
soudanien qui forme un passage vers les forêts tropicales115.
Les Touareg, qui historiquement razziaient et puisaient leurs esclaves dans les
populations « noires » sédentaires, doivent accepter leur
domination politique, la majorité des administrateurs coloniaux
français étant remplacés par des Bambara. Les nouvelles
politiques de développement donnent priorité à
l'agriculture au détriment de l'élevage116, tandis que
les grandes sécheresses de la fin du XXème
siècle déstabilisent définitivement les
sociétés nomades (pertes de troupeaux, exils)117. Le
nord du pays marginalisé entre dans un cycle d'opposition politique et
militaire face au gouvernement central.
Depuis 1958 l'Azawad fait l'objet de revendications
autonomistes ou indépendantistes. Géographiquement, et dans sa
définition la plus réduite, l'Azawad correspond à un erg
d'environ 380 km2 situé entre Tombouctou et Araouane.
Géopolitiquement, le territoire est constitué des trois
régions administratives de Tombouctou, Gao et Kidal, et concerne
l'ensemble du nord malien (avec quelques variantes suivant les mouvements
touaregs relatives à la limite sud du territoire). Les rébellions
touaregs, qui de 1916 à aujourd'hui remuent le Sahara central, sont
principalement motivées par l'affirmation identitaire et la
volonté de représentation politique. Au fil de leur progression,
elles sont catalysées par plusieurs phénomènes qui les
rendent quasiment inévitables. La grande sécheresse qui
débute dans les années 1970 modifie profondément la
physionomie de l'espace ; « les pasteurs maliens avaient perdu plus de la
moitié de leurs troupeaux »118, et la
114BALANCIE, Jean-Marc, LA GRANGE, Arnaud de
(dir.), Les Nouveaux mondes rebelles, conflits,
terrorismes, et contestations, Paris, Michalon, 2005,
p.177
115FAO, Le Mali, 2003, [En Ligne], consulté le
16 février 2015
URL :
http://www.fao.org/ag/agp/AGPC/doc/Counprof/Mali/malifr.htm#3
116 AMSELLE, Jean-Loup, « Le Mali socialiste (1960 - 1968),
Cahiers d'études africaines, Vol.18, N°72, 1978,
pp. 631 - 634
117LEROUX, Marcel, « La dynamique de la Grande
Sécheresse sahélienne », Revue de Géographie de
Lyon,
Vol.70, N°70-3, 1995, pp.223 - 232
118GRIPCI, « Le conflit touareg au Mali et au
Niger », Groupe de Recherche sur les interventions de Paix
dans
les conflits intra étatiques, [En Ligne], 2002,
p.2
URL :
http://www.gitpa.org/Peuple%20GITPA%20500/GITPA%20500-4_plusTEXTEREFconflittouareg.pdf
26
famine qui en résulte produit un exode massif vers les
zones moins arides du Sahel-Sahara. Ces transferts de population profitent
notamment à la Libye qui voit ses contingents militaires gonfler - un
grand nombre de Touareg rejoint les légions islamiques et l'armée
nationale119. A la mort de Mouammar Kadhafi en 2011, ils retournent
au Mali pour la plupart, après s'être servis dans l'important
arsenal militaire disponible120. Enfin, l'Algérie
décide en 1990 de renvoyer au Mali et au Niger les
réfugiés touaregs qui peuplent son territoire - le camp d'In
Guezzan par exemple121. Le mouvement touareg, au départ uni,
alterne revendications politiques et rébellions militaires contre le
gouvernement de Bamako (les jeunes exilés ayant appris à se
battre à l'étranger). Il finit par se diviser au gré de
luttes tribales pour le leadership.
Dans les années 1910, Firhoun, amenokal des Oulliminden
Kel Ataram, lance la première rébellion touareg122. En
1916, Kaocen Ag Kedda, un sénoussis de l'Aïr, mène des
attaques contre les positions françaises. La rébellion est
violemment réprimée, notamment lors d'une dernière
bataille décisive à Aderambukan123. En 1957 Mohamed
Ali Ag Attaher, ancien amenokal des Kel Ansar, demande à l'ensemble des
chefs tribaux de refuser la fusion de leur peuple avec les « Noirs »
au sein d'un même Etat124. Parallèlement, la France
émet officiellement sa volonté de créer l'Organisation
Commune des Régions Sahariennes (OCRS), un projet ayant pour ambition de
détacher des territoires riches en ressources de l'Algérie, du
Mali, du Niger et du Tchad, qui correspondent au Kel Tamasheq. Modibo
Keita s'y oppose soulignant l'atteinte à l'intégrité
territoriale du Mali, et le projet n'aboutit pas. En 1963 une rébellion
éclate contre le président Modibo Keita, menée par des Kel
Adagh et des Kel Ansar.
119FAVERIE, Alain, « Rebelles touaregs :
orphelins de Kadhafi », Jeune Afrique, [En Ligne], octobre 2011
URL :
http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAJA2646p040.xml0/
120« D'autant plus que les armes dérobées
dans les arsenaux libyens (missiles Sam, etc.) vont irriguer de vieux conflits
(Nord-Tchad, touareg, Darfour, etc.) et que les combattants sahariens de la
Légion verte, créée par le colonel Kadhafi dans les
années 1980, sont prêts pour bien des aventures. », PLANTADE,
Ydir, « La Nouvelle géopolitique post-Kadhafi explique les
problèmes actuels au Mali », Le Monde Afrique, [En Ligne], mars
2012
URL :
http://www.lemonde.fr/afrique/article/2012/03/12/la-nouvelle-geopolitique-post-kadhafi-explique-les-
problemes-actuels-au-mali_1652756_3212.html
121GRIPCI, « Le conflit touareg au Mali et au
Niger », Groupe de Recherche sur les interventions de Paix dans les
conflits intra étatiques, op. cit.
122« Souvent en conflit avec les autorités
françaises, il [Firhoun] avait déjà essayé de se
révolter à la fin de l'année 1914 », FUGLESTAD, Finn,
« Les révoltes des Touareg du Niger (1916 - 17) », Cahiers
d'études africaines, Vol.13, N°49, 1973, p.89
123LUGAN, Bernard, Histoire de l'Afrique des
origines à nos jours, op.cit., pp.925-926
124« Il faut que la France qui a tailladé notre
nation et notre pays sache que ni l'argent ni le feu ne nous feront jamais
accepter d'être dirigés par ses nouveaux serviteurs. »,
ABROUS, Dahbia, « Temoust : regards croisés », dans
CLAUDOT-HAWAD, Hélène (dir.), Touaregs et autres sahariens
entre plusieurs mondes, Aix Marseille, Institut de recherche et
d'études sur le monde arabe et musulman, 1996, pp.137 - 154
27
Elle se solde par une violente répression et la mise
sous surveillance militaire de la région de l'Azawad. En 1988, Iyad Ag
Ghali crée depuis la Libye le Mouvement Populaire de l'Azawad (MPA). En
1990 il conduit une attaque contre un poste de police à Ménaka
actant le départ d'une nouvelle rébellion. L'accord de
Tamanrasset signé le 6 janvier 1991 entre les représentants de
l'Etat malien et Iyad Ag Ghali tente de restaurer la paix en préconisant
la démilitarisation des régions de Kidal, Gao, et Tombouctou. Le
Pacte National signé le 11 avril 1992 prévoit, en plus d'un
statut administratif particulier pour l'Azawad, de réintégrer les
Touareg dans l'armée nationale et l'administration. Malgré les
initiatives de paix, les tensions ne s'estompent pas dans le nord du pays. Les
Songhaï de la région créent le Mouvement Patriotique Ganda
Koy, et lancent une contre-insurrection, faisant prendre au conflit initial des
allures de lutte raciale entre « Blancs » nomades et « Noirs
» sédentaires125. Les accords de Bourem signés en
1995 mettent fin aux exactions, et la cérémonie de la flamme de
la paix de 1996 fait place à un semblant d'apaisement
social126. Le MPA, qui veut représenter l'ensemble des
Touareg, indépendamment de leur région d'origine ou de leur
statut social, est dominé par la classe noble des Ifoghas. En 1994 il se
confronte à l'Armée Révolutionnaire pour la
Libération de l'Azawad (ARLA) constituée depuis 1991 par la
classe vassalique de Kidal, ajoutant au conflit une dimension sociale. La
rébellion, qui ne comptait que deux mouvements touaregs, l'un au Mali,
l'autre au Niger, se transforme en une constellation de mouvements politiques
et militaires. Iyad Ag Ghali, Hassan Fagaga, Amada Ag Bibi et Ibrahim Ag
Bahanga créent en 2006 l'Alliance Démocratique pour le Changement
(ADC), censée représenter la branche politique du mouvement
touareg. En 2007, Ibrahim Ag Bahanga forme un groupe dissident, l'Alliance
Touareg du Nord-Mali pour le Changement (ATNMC), mettant en exergue la
difficile, voire impossible, cohésion du mouvement touareg. La
rébellion au Mali et au Niger s'arrête en 2009, avant de reprendre
en 2012 au Mali avec des nouveaux acteurs.
Le mouvement touareg s'est divisé au gré des
affiliations tribales et idéologiques. Il se multiplie en une kyrielle
de mouvements hétérogènes complexifiés par
l'émergence de groupuscules islamistes et djihadistes au Sahel-Sahara.
Le Mouvement National de Libération
125SALLIOT, Emmanuel, « Revue des
évènements sécuritaires au Sahel 1967-2007 »,
OCDE, [En Ligne], 2010, p.36
URL :
http://www.oecd.org/fr/csao/publications/47093863.pdf
126FIDH, « Mali : les négociations
d'Alger ne doivent pas consacrer l'impunité »,
Fédération internationale des ligues de droits de
l'homme, [En Ligne] 2014, p.2-3
URL :
https://www.fidh.org/IMG/pdf/note_de_position_mali_fidh_amdh_lutte-impunite_antiterro_novembre2014_fr.pdf
28
de l'Azawad (MNLA), est un groupe politique et militaire
laïc indépendantiste, crée en octobre 2011 par la fusion du
Mouvement National de l'Azawad (MNA) et de l'Alliance Touareg Niger-Mali
(ATNM). Il revendique l'autodétermination de l'Azawad :
« Les populations du nord et du sud du Mali sont trop
différentes pour composer un Etat ensemble, comme le Mali et le
Sénégal n'étaient pas faits pour être un seul pays.
C'est pour ça que nous en appelons à la communauté
internationale, afin qu'ils convainquent le Mali de nous donner notre
indépendance. »127
Ansar Dine, crée au début des années 2012
par Iyad Ag Ghali, est un groupe touareg islamiste qui entend imposer la
charia à l'ensemble du Mali :
« A compter de ce jour, nous nous engageons à la
lutte armée sans merci pour l'application de la charia, dans un
premier temps dans l'Adrar des Ifoghas. Quiconque est d'accord avec cette
position est avec nous. Nous sommes des musulmans du Mali (...) et notre
objectif est de convaincre de gré ou de force les autres à
appliquer la charia. Nous ne voulons pas une république
indépendante à part, mais une république islamique.
»128
Après l'opération Serval, une nouvelle vague de
mouvements touaregs et islamistes maliens émergent : le Haut Conseil de
l'Azawad (HCA), le Mouvement Islamique de l'Azawad (MIA), le Mouvement Arabe de
l'Azawad (MAA), entre autre. La problématique touareg initiale,
liée à l'affirmation d'une identité particulière
sur le territoire d'un Etat, est confondue par l'apparition d'une multitude de
discours imbriqués (raciaux, tribaux, sociaux, radicaux). Les luttes
fratricides font apparaitre de nouveaux enjeux, de nouvelles stratégies,
des alliances contextuelles et conjoncturelles qui s'établissent en
fonction d'intérêts particuliers affirmés ou
déguisés. L'islamisme et le djihadisme catalysent l'amalgame,
faisant place à une hydre de conflictualité et de revendications
qui obscurcissent la distinction entre mouvement de libération nationale
lié à l'expression d'une identité touareg, et
velléités religieuses ou idéologiques.
« Si la pauvreté, l'islamisme radical et la
criminalité sont pointées du doigt comme les causes principales
de l'implosion de l'Etat malien, ils ne doivent pas occulter une
réalité
127GROGA-BADA, Malika, « Mahmoud Ag Aghaly :
« Donnez-nous l'indépendance et ce sera la fin d'Aqmi » au
Mali », Jeune Afrique, [En Ligne], février 2012
URL :
http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAWEB20120221091159/
128 AFP, « Mali : un mouvement islamiste appelle à
appliquer la charia par les armes », Atlas info, [En Ligne], mars 2012
URL :
http://www.atlasinfo.fr/Mali-un-mouvement-islamiste-appelle-a-appliquer-la-charia-par-les-armes_a26787.html
29
géopolitique : la revendication de l'identité
touareg, et derrière elle, la question berbère. »129
129FIORINA, Jean-François, « Le Mali au
bord du gouffre, retour sur la menace islamiste au Sahel », CLES -
Comprendre les enjeux stratégiques, Note hebdomadaire n°94,
[En Ligne], 31 janvier 2013
URL :
http://notes-geopolitiques.com/wp-content/uploads/2013/01/CLES94.pdf
30
II - Les ressources de l'espace sahélo-saharien :
mutations d'une terre d'échange dans la mondialisation.
Le Sahel-Sahara est structuré par des routes qui
préexistent largement aux frontières étatiques. La
stérilité du sol a motivé les échanges - le
commerce est devenu le centre nerveux de ce système. Les caravanes
traversent le désert d'une rive à l'autre, établissant au
croisement de leur sillage des oasis et des villes. La diffusion des
marchandises et des idées suit les couloirs de sable et leurs noeuds de
jonction qui mélangent en un même lieu des populations
différentes130. Supplantées par la colonisation et
l'essor du commerce maritime, les routes du Sahel-Sahara sont
réactivées aujourd'hui par la criminalité ; « Les
nouvelles routes de l'antimonde reprennent aujourd'hui les anciennes routes
précoloniales »131. Opaques, hostiles, et peu
contrôlées, elles contribuent à la discrétion
d'échanges mafieux (drogues, armes, migrations) en direction de l'Europe
voisine insérant l'Afrique dans la criminalité internationale, et
la mondialisation132 (1).
La découverte d'un sous-sol minier opulent a, dans ce
contexte, motivé l'intérêt des Etats étrangers pour
la région, d'autant que les Etats sahéliens n'ont pas les moyens
d'installer les infrastructures nécessaires à l'exploitation de
leurs ressources (2). Les enjeux sécuritaires deviennent prioritaires :
par exemple, le Nigeria, « oil-rich nation »133,
doit faire face à Boko Haram ; et, la région de Kidal, riche en
uranium, est le fief d'Ansar Dine134, le mouvement
130« A l'origine du développement
économique et de l'émergence des villes, les échanges
transsahariens ont aussi contribué à la migration et au brassage
des peuples [...] », GAGNOL, Laurent, Les circulations
transsahariennes : enjeux et perspectives, Colloque, « La
contribution de l'élevage pastoral à la sécurité et
au développement des espaces saharo-sahéliens », N'Djamena,
[En Ligne], mai 2013, p.2
URL :
http://www.pasto-secu-ndjamena.org/classified/J2-3-15-L-Gagnol-axestranssahariens-reluok.pdf
131Cyberhistoiregeo, « Dynamiques géographiques du
continent africain. Le Sahara : ressources et conflits. »,
Cyberhistoiregeo : mutualisation en Histoire Géographie, cours
[En Ligne], p.8
URL :
http://lewebpedagogique.com/histoiregeotruffaut/files/2013/05/coursnatsahara.pdf
132SIMON, Julien, « Le Sahel comme espace de
transit des stupéfiants. Acteurs et conséquences politiques.
», op. cit., pp. 125-142
URL :
http://www.cairn.info/zen.php?ID_ARTICLE=HER_142_0125
133Au-delà des BRICs, l'économiste
Jim O'Neill fait référence aux MINTs (Mexique, Indonésie,
Nigéria, Turquie), O'NEILL, Jim, « MINT : The Next
Economic Giants », BBC Radio, Enregistrement Audio, 43', [En
Ligne], janvier 2014
URL :
http://www.bbc.co.uk/programmes/b03p824m
134« L'autre site [d'uranium] est situé dans la
région de Kidal, au nord-est, qui a la particularité d'être
le fief du groupe islamiste Ansar Dine », JEANCLOS, Yves, « Les
richesses du sous-sol malien », Arte Journal, Interview par Fred
Méon, [En Ligne], janvier 2013
URL :
http://www.arte.tv/fr/les-richesses-du-sous-sol-malien/7273746,CmC=7287886.html
31
touareg islamiste d'Iyad Ag Ghali. L'exportation outre-mer
d'intérêts nationaux ajoute au contexte conflictuel initial un
autre degré de lecture géopolitique : les enjeux de pouvoir sous
les territoires.
1. Les routes du désert sahélo-saharien : de
la caravane à la caravelle.
32
Deux cartes complémentaires, ou concurrentes, se
superposent au Sahel-Sahara. L'une découpe le désert en Etats
objectivement identifiables ; l'espace est a priori fixe, les
frontières limitent et séparent différentes aires
géographiques135. L'autre dresse le portrait d'un
désert traditionnellement ouvert, structuré par la circulation
des populations qui y vivent ou le traversent. A contrario, les
différentes aires géographiques sont connectées,
reliées, par des routes qui matérialisent le mouvement
fondamental ; l'espace est mobile, dispersé, et opaque pour ceux qui ne
le connaissent pas136, (les lieux se déplacent en fonction
des rencontres137, les routes sont nombreuses, les populations
adaptent leur itinéraire aux conjonctures). A la fois fragmenté
en territoires figés, et rythmé « par des routes
millénaires dont la trame est restée inchangée depuis des
siècles » 138, le désert, qui comme la mer «
sépare et unit »139, s'est transformé en
plateforme commerciale multicouche. Il actualise les formes traditionnelles
d'échanges sahariens entre populations locales (A), et intègre
à sa structure historique les nouveaux produits mafieux
transcontinentaux (B).
135OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité, op.
cit., p.108 136GOURDIN, Patrice, « Al-Qaïda au Sahara
et au Sahel. Contribution à la compréhension d'une menace
complexe.», Diploweb, [En Ligne], mars 2012
http://www.diploweb.com/Al-Qaida-au-Sahara-et-au-Sahel.html
137RETAILLE, Denis, « L'espace nomade »,
op. cit., pp.71-82
138OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité, op.
cit., p.36 139GOURDIN, Patrice, « Al-Qaïda au Sahara
et au Sahel. Contribution à la compréhension d'une menace
complexe.», op. cit.
33
A. Le réseau et les échanges : une
structure initiale inchangée.
La grande diversité de routes qui parcourent le
désert multiplie les itinéraires possibles. Les populations
choisissent en fonction du contexte climatique, économique, ou
sécuritaire, les voies à parcourir ; « Parmi un grand nombre
de possibilités, seuls sont utilisés les tracés
jugés, à un moment donné et en fonction du contexte local
ou régional, les plus pratiques et les plus sûrs
»140. Dans le désert, la relation Homme-espace est en
constante évolution. Elle nécessite des efforts d'adaptation
multiples et différents selon les conjonctures; le mouvement, tant
physique, que psychologique, est premier, si bien qu' « au Sahara, on ne
décide pas, on obtempère »141.
Les principaux axes de circulation sont connus,
pratiqués, certains cartographiés depuis la colonisation. Mais,
pour l'essentiel, ils demeurent tributaires de la connaissance qu'ont les
peuples de cet espace142. En ce sens, la seconde carte du
Sahel-Sahara livre une définition du pouvoir qui ne s'exprime pas
seulement en termes de contrôle de territoire, mais par la maîtrise
des routes et des étapes de croisement qui la prolongent143 .
Le terme arabe mamlaka signifie dans son sens général
« autorité ». Mais, il est également utilisé
pour désigner les Empires de la route, cette configuration en axes de
circulation contrôlés, faisant écho au pouvoir
imposé par la mobilité. Les routes sont segmentées, «
chaque groupe ne connait, ne contrôle, et n'exploite qu'un segment du
trajet, ce qui entretient la fragmentation territoriale et complique encore
l'éventuel relevé des parcours »144. Le
Sahel-Sahara est découpé schématiquement en croix, par
deux axes principaux, de l'océan Atlantique à la mer Rouge, et du
Maghreb au Sahel. Théodore Monod distingue, quatre axes, quatre fuseaux
méridiens qui divisent géographiquement le Sahara, et qui sont
repris dans l'étude du commerce et des relations sahariennes et
transsahariennes actuelles145.
140GOURDIN, Patrice, « Al-Qaïda au Sahara
et au Sahel. Contribution à la compréhension d'une menace
complexe.», op. cit.
141LECOQUIERRE, Bruno, « Le Sahara,
désert habité et terre de passage », Conférence
présentée au Festival International de
Géographie, Saint-Dié des Vosges, [En Ligne], 9 octobre
2011, URL :
http://www.reseau-canope.fr/fig-stdie/fileadmin/contenus/2011/itineraires/01/ITI1_08_Sahara_LECOQUIERRE.pdf
142GOURDIN, Patrice, « Al-Qaïda au Sahara
et au Sahel. Contribution à la compréhension d'une menace
complexe.», op. cit.
143OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité, op.
cit., p.36 144GOURDIN, Patrice, « Al-Qaïda au Sahara
et au Sahel. Contribution à la compréhension d'une menace
complexe.», Diploweb, op. cit.
145CHOPLIN, Armelle, « Un Sahara, des
Sahara-s. Lumières sur espace déclaré « zone grise
» », Géoconfluence, [En Ligne], juillet 2013
URL :
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/actualites/eclairage/un-sahara-des-sahara-s
34
« Le « fuseau » transsaharien occidental, qui
mettait en relation les régions du bassin du Sénégal et du
haut-Niger jusqu'à Tombouctou (les Empires du Ghana, du Mali, du Macina,
etc.) aux cités commerçantes de l'actuel Maroc, était
animé essentiellement par les tribus maures. Le fuseau central,
activé et contrôlé dans une certaine mesure par les
Touareg, reliait quant à lui les ports et oasis des actuels
Algérie et Libye aux Empires de la boucle du Niger, aux
cités-États haoussas ou aux Empires du Kanem-Bornou aux abords du
lac Tchad. Le dernier axe, plus oriental et qui est devenu
prépondérant à la fin du XIXème siècle,
traversait le pays Toubou, en mettant en relation les royaumes du Darfour et du
Ouaddaï à l'actuel Libye. »146
Le désert n'est pas vide d'Hommes147 ; il
est parcouru, a contrario, par « un peuplement continu [qui]
apparait le long de ces routes [...] »148.
Sociétés et marchandises structurent un réseau
articulé par des hubs où s'élèvent oasis
et villes. La variable aquifère n'explique pas à elle seule la
présence d'oasis, qui ab extra se sont constituées au
croisement des routes (Agadez, Gao, Tombouctou, Djenné, entre
autre)149. L'établissement de ces étapes est
nécessaire à la vie, et entretient ce réseau qui repose
avant tout sur les relations humaines et commerciales. La distinction entre
nomade et sédentaire comme concepts opposés, est
dépassée, puisque « les villes sahariennes et
sahéliennes sont ainsi nées de cette rencontre
»150. La nécessité de l'échange a
unifié le désert en un vaste ensemble de transition et de
transaction. Il s'agit d'une région « où dans la
durée, la survie des populations dépend des stratégies de
négoce avec leurs voisins »151. Les populations ne
vivent pas d'un désert qui ne produit que peu, ou pas, de biens. Mais,
la pratique du commerce entre ses marges, « esclaves, or, ivoire, huile de
palme »152, du sud vers le nord, et « étoffes,
dattes, chevaux, livres et islam »153, du nord vers le sud,
« sans oublier le commerce du sel »154, permet la vie et
l'évolution de ces sociétés. Les villes-étapes
servent un commerce intense, développé sur la base de
solidarités lignagères, alliances tribales, ou relations
clientélistes « souples et
146GAGNOL, Laurent, Les « circulations
transsahariennes : enjeux et perspectives », op. cit., p.2
147« Durant l'ère pré coloniale, le Sahara
n'était absolument pas une périphérie de l'espace de la
moitié Nord du
continent, mais bien un ensemble de centres de gravité des
échanges. », JOYEUX, Alain, « Les enjeux
géopolitiques sahariens », Education
Défense IHEDN, [En Ligne], novembre 2013, p.2
URL :
http://defense.ac-montpellier.fr/pdf/cercle/joyeux_sahara_texte.pdf
148OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité, op.
cit., p.36
149GAGNOL, Laurent, « Les circulations
transsahariennes : enjeux et perspectives », op. cit., p.2
150RETAILLE, Denis, « L'espace nomade »,
op. cit., pp.71-82
151SCHEELE, Judith, « Circulations marchandes au
Sahara : entre licite et illicite », Hérodote, n°142,
2011/3,
p.143
152JOYEUX, Alain, « Les enjeux
géopolitiques sahariens », op. cit., p.2
153Ibid. 154Ibid.
35
fluctuantes »155. Elles ont notamment permis
la diffusion à grande échelle des idées et de la religion
musulmane (au XVème siècle par exemple, Tombouctou est
un centre du savoir islamique156).
Avec « le triomphe de la caravelle sur les caravanes
»157, les modes d'échanges traditionnels
déclinent. L'essor du commerce maritime déplace les centres de
gravité sahélo-sahariens vers la périphérie viable
et exploitable, au détriment du centre sec continental. Dans le
même esprit, la colonisation développe le commerce littoral qui,
désormais, se met intensivement à produire, et « capte les
richesses naturelles et agricoles d'un large arrière pays
»158. Les nouvelles villes et les capitales ne se forment plus
au croisement des routes, mais s'implantent sur le littoral (Nouakchott), ou
dans les zones agricoles des pays semi-désertiques
(Bamako)159. L'administration coloniale, qui entend contrôler
l'espace, met en place un service de transport transsaharien qui fait reculer
la mobilité et les échanges traditionnels. Les nouvelles
technologies, et les engins à moteur modifient profondément la
valeur espace-temps, et rendent de ce fait obsolète le commerce
caravanier, qui finit par disparaitre dans les années
1950160. La division de l'espace en sphères politiques dans
les années 1960 entérine ces transformations qui relèguent
au second plan les activités commerciales traditionnelles. Les axes de
circulation sont fragmentés au sein des nouveaux Etats.
Aux indépendances, les politiques internes des Etats
tentent de modifier le processus d'exclusion des zones désertiques
à l'aide principalement de deux mesures : augmentation de la
présence militaire dans les zones inféodées du nord, et
aménagement du territoire par les « constructions de routes, [et]
développements des villes [...] »161. Colonne
vertébrale de l'intégration politique intra-étatique et
régionale, les routes modernes s'ouvrent dès les années
1990 au commerce saharien et transsaharien. Les marges nord et sud du Sahara
multiplient les échanges. Au fil du temps, un décalage s'instaure
entre les pays du Maghreb et les pays du Sahel162 : le manque de
moyens ne permet pas, au Mali par exemple, d'aménager la partie
155GAGNOL, Laurent, « Les circulations
transsahariennes : enjeux et perspectives », op. cit., p.2
156GERNER, Jochen, « Repères, petite
histoire de l'islam en Afrique subsaharienne », Le Un, n°43,
février 2015
157JOYEUX, Alain, « Les enjeux
géopolitiques sahariens », op.cit,. p.2
158Ibid., p.3
159Ibid.
160Ibid., p.2
161Ibid., p.3
162SCHEELE, Judith, « Circulations marchandes au
Sahara : entre licite et illicite », op. cit., p.153
nord de son territoire (dans le même temps, des
velléités sécessionnistes continuent de croître),
alors même que le gouvernement doit mettre en place les moyens
nécessaires à son désenclavement.
Deux cartes, deux réseaux, se juxtaposent : celle de
routes modernes, et celle de routes millénaires ; celle d'un commerce
désormais légal, contrôlé et normé. Et celle
d'un commerce sauvage, illégal ou illicite, qui pour évoluer
utilise la structure inchangée des échanges traditionnels
sahélo-sahariens. Bien que les routes modernes soient « par
définition figée »163, elles ne «
bouleversent pas le schéma global légué par l'histoire
»164. Le lien social, les relations interpersonnelles, forment
l'infrastructure première du désert. Les circuits traditionnels
n'ont pas disparu, et continuent de s'accorder à la modernité ;
« le commerce saharien est donc caractérisé à la fois
par des continuités d'infrastructures et des changements d'acteurs et de
marchandises »165. Adaptée, l'histoire profonde de cet
espace sert une économie parallèle, une économie de
trafic, qui réintroduit la nécessité de prendre en compte
les enjeux de pouvoir sur les axes et les routes de la circulation
transsaharienne.
36
163OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité, op.
cit., p.36 164Ibid.
165SCHEELE, Judith, « Circulations marchandes au
Sahara : entre licite et illicite », op.cit., p.159
37
B. Trafics criminels dans les couloirs de sable : les
nouveaux produits du commerce saharien et transsaharien.
Les réseaux mondiaux de la criminalité ont
transformé le Sahel-Sahara en plaque tournante des trafics
régionaux et internationaux166. Peu contrôlé,
aux portes de l'Europe, le désert est investi par des groupuscules
adaptés à la physionomie de l'espace, et intégrés
aux structures sociales ; « Depuis des siècles, des routes
caravanières traversent le Sahel. Elles sont devenues les axes de
transit privilégiés des trafics et de la contrebande, et fait du
Sahara la plaque tournante des trafics de déchets toxiques, de
pétrole, de véhicules, de médicaments, de drogues, de
cigarettes, d'armes et d'êtres humains »167.
Les trafics sont de deux sortes : la contrebande sur des
produits de premières nécessités, et les trafics lucratifs
stricto sensu. La contrebande est justifiée et souvent rendue
légitime par les autorités locales (lait, sucre,
farine)168 ; « Les autorités algériennes qui
tentent de lutter contre les trafics de drogues et surtout d'armes, sont moins
dures à l'égard de la contrebande d'essence qui permet à
des milliers de familles de survivre »169. Elle est une forme
de survie du commerce local traditionnel et des échanges ; aux «
liens qui ont survécu à l'effondrement des commerces caravaniers
de longue distance du XIXème siècle, se sont
substitués des contrebandes de biens »170. Les trafics
illicites prolifèrent grâce aux difficultés physiques de
l'espace et à la faiblesse du contrôle territorial, qui leur
constituent une assise confortable et profitable. La tradition marchande du
désert n'a pas disparu ; elle s'est réactivée vers la fin
du XXème siècle entre les différentes rives du
Sahara, et de part le monde, avec de nouveaux produits : le bétail et
les dattes ont été remplacés par des produits alimentaires
subventionnés, de l'essence, ou encore des drogues, des armes, des
cigarettes, et des flux d'hommes.
Trois dimensions commerciales semblent évoluer dans cet
espace, les deux dernières constituant une forme d'économie
parallèle :
- Un commerce légal, avec des règles, des circuits,
et des institutions établies. - Un commerce illégal, mais
légitime (produits alimentaires, essence).
166Commission Ouest-Africaine sur les Drogues,
« Pas seulement une zone de transit, Drogues, Etats et
sociétés en Afrique de l'Ouest », West Africa Commission
on Drugs, [En Ligne], juin 2014, p.12
URL :
http://www.wacommissionondrugs.org/fr/wp-content/uploads/2014/11/WACD-Rapport-Complet-FR.pdf
167CUTTIER, Martine, « Les ressorts structurels de la crise au
Sahel », op. cit.
168 SCHEELE, Judith, « Circulations marchandes au Sahara :
entre licite et illicite », op. cit., p.153
169OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité, op.
cit., p.229 170GOURDIN, Patrice, « Touaregs du Mali. Des
hommes bleus dans une zone grise », op. cit.
38
- Un commerce illégal et lucratif pour les groupes qui
l'organisent (drogues, armes, otages).
L'économie parallèle des trafics et de la
contrebande n'est pas une variable dépendante, ou annexe, de l'islamisme
et du djihadisme africain - ces deux aspects de la conflictualité,
même s'ils se mêlent en fonction des conjonctures, doivent
être analysés comme des objets scientifiques à part
entière171. Ils ne sont pas des données atomiques et
extérieures au système sociopolitique sahélo-saharien. Ils
n'évoluent pas en marge des sociétés172, mais y
sont intégrés, et utilisent les structures sociales
traditionnelles (liens tribaux, alliances) pour se perpétrer. Par
ailleurs, ils constituent, pour les sociétés locales, un chemin
d'accès vers la modernité et l'économie
mondiale173 : « Les activités trafiquantes [...]
(n'expriment pas) un état d'anomie ; loin de la marginaliser, elles
contribuent, au contraire, à l'insertion accélérée
de l'Afrique dans les flux et les réseaux de la mondialisation
»174. Face à l'Etat défaillant en terme de
développement, les trafics deviennent une alternative de reconnaissance
et d'ascension sociale ; « La participation aux trafics, comme
l'entrée dans des gangs ou dans des mouvements
idéologico-politiques, offrent des modèles alternatifs
d'ascension sociale »175. La criminalité se
présente, pour ceux qui l'organisent et y participent, comme une
opportunité, favorisée par la défaillance
sécuritaire de l'Etat. Des personnalités politiques ou
administratives participent à ce genre d'activités
illégales, qui peuvent dans certains cas, se transformer en arme
diplomatique. Par exemple, les flux de produits de contrebande (essentiellement
de la nourriture) sont importants entre l'Algérie et le Mali - or lors
de la rébellion touareg de 2006-09, l'Algérie menace de fermer
les frontières et de plonger le pays dans la
pénurie176.
« Au Mali, sous le régime d'Amadou Toumani
Touré, le laxisme apparent sur la question des trafics était un
laxisme organisé. Le pouvoir se servait des trafics qu'il pouvait
contrôler pour favoriser tel ou tel groupe qui pouvaient contrebalancer
l'influence des groupes touareg les plus hostiles, notamment ceux qui, comme
les Ifoghas ont rejoint le MNLA. Instrumentalisant les groupes les uns contre
les autres, à l'aide de projets de
171OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité, op.
cit., p.228
172SIMON, Julien, « Le Sahel comme espace de
transit des stupéfiants. Acteurs et conséquences politiques.
», op. cit., p.126
173Ibid.
174SIMON, Julien, « Le Sahel comme espace de
transit des stupéfiants. Acteurs et conséquences politiques.
», op. cit., p.228
175OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité , op.
cit., p.228
176Ibid., p.229
39
développement, de postes électifs et
d'accès à des rentes de trafic, le régime pratiquait ainsi
une sorte d'indirect rule. Les trafics, comme d'autres types de
rentes, étaient utilisés comme élément de politique
à l'égard des confins nord du pays. »177
Les activités lucratives (cigarettes, drogues, armes)
inquiètent la sécurité régionale, puisqu'elles
confèrent aux groupuscules et groupes armés non-étatiques,
un moyen pertinent d'influence et d'action politique et
militaire178. Les alliances et convergences conjoncturelles
d'intérêts entre mafias ou gang criminels, et groupes islamistes
ou djihadistes africains, enrichissent les uns tout préservant les
autres - certains groupes criminels se revendiquent djihadistes, d'autres sont
l'un et l'autre à la fois, en fonction du contexte. Ainsi, se
crée une sorte de cercle vicieux dans lequel, il est non seulement
difficile de maîtriser la conflictualité dans son ensemble, mais
également de distinguer les objectifs réels à court et
long termes des protagonistes, et d'évaluer par la même la
portée et l'impact de leurs actions. Quoiqu'il en soit, cette
économie de protection179 entre groupes criminels et groupes
islamistes ou djihadistes, est fonction de trois éléments : le
recours à la violence assure la sécurité du transport des
marchandises, la corruption des autorités locales facilite les flux, et
les structures sociales permettent une communautarisation des trafics et de la
contrebande. En dressant un portrait des différents trafics à
forte rentabilité, il est possible d'identifier l'une des sources
majeures du financement des groupes rebelles du Sahel-Sahara180, et
l'interaction qui s'opère entre criminalité et djihadisme.
« La typologie d'acteurs impliqués est composite
et déborde du milieu criminel. Ainsi, participent : des organisations
criminelles latino-américaines (cartels) et européennes (mafias
italiennes et « milieux » d'autres pays) ; des groupes mafieux
ouestafricains (en particulier nigérians) ; des criminels plus ou moins
connectés à certaines communautés qui circulent dans le
Sahara ; des acteurs du salafisme-jihadisme
177OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité , op.
cit., p.237 178« Actors involved in organized crime currently wield
decisive political and military influence in northern Mali », LACHER,
Wolfram, « Organized Crime and conflict in the Sahel-Sahara Region »,
Carnegie Endowment for International Peace, [En Ligne], septembre
2012
URL :
http://carnegieendowment.org/2012/09/13/organized-crime-and-conflict-in-sahel-sahara-region
179Mark Shaw, directeur de la Global Initiative
against Transnational Organized Crime, utilise la notion d'économie
de protection pour expliquer les interactions entre les acteurs des trafics au
Sahel-Sahara, dans IRIN, « Comprendre le crime organisé en Afrique
», IRIN Nouvelles et analyses humanitaires, [En Ligne], 2014 URL
:
http://www.irinnews.org/fr/report/100312/comprendre-le-crime-organis%C3%A9-en-afrique
180LE PAUTREMAT, Pascal, « La drogue au Sahel
: la source principale du financement des djihadistes », Slate
Monde, [En Ligne], janvier 2013
URL :
http://www.slate.fr/tribune/67413/operation-serval-terroristes-narcotrafiquants
40
(MUJAO, groupe de Mokhtar Belmokhtar, AQMI) ; des individus de
la communauté libanaise ; des membres des diasporas ouest-africaines en
Europe ; enfin, de véritables mafias d'Etat. »181
La crise malienne a mis en exergue l'impact des trafics
régionaux sur le financement des groupes armés maliens et
sahélo-sahariens (Mokthar Belmokhtar est surnommé Mister
Malboro182). Et, le transit de cocaïne, surtout dans le nord du
pays, a permis l'affranchissement de plusieurs mouvements politico-militaires.
Malgré son enclavement, le Mali demeure, dans ce paradigme, un espace de
transition et de stockage privilégié des trafics en tout genre -
il borde une mer de sable structurée par des routes sahariennes
historiques, et se trouve par la même, dans l'un des principaux fuseaux
du commerce transsaharien.
o Le trafic d'armes
Selon l'ONG Oxfam, sur 640 millions d'armes
légères dans le monde, 100 millions se trouvent en
Afrique183. Le continent a connu plusieurs vagues
d'approvisionnement, à commencer par la Guerre Froide. Mais, l'offre
régionale a fini par satisfaire les demandes locales. Ces armes, «
fusils d'assaut, des pistolets automatiques, des mitrailleuses, des canons
anti-aériens et des missiles antichars sol-air »184 se
répandent à travers les routes du désert, en suivant les
zones de conflits185. Elles sont ainsi recyclées dans leur
usage, redéfinissant localement les enjeux de pouvoir et les avantages ;
« Les armes se déplacent des foyers de tension qui
s'éteignent vers les espaces de conflits émergeants
»186. Le commerce légal entre Etats est parfois
détourné, permettant l'approvisionnement de certains groupes
politico-militaires, et contribuant à la perte de trace. Par exemple,
lors de la rébellion touareg des années 1990, certains militaires
distribuent des armes au groupe contre-insurrectionnel Ganda Koy187.
La chute du colonel Kadhafi a participé à l'explosion du nombre
d'armes en circulation dans la région - surtout chez les Touareg ayant
intégré les Légions Islamiques ou
181OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité, op.
cit., p.237 182SALEM, Lemine Ould M., Le Ben Laden du
Sahara : sur les traces du jihadistes Mokhtar Belmokhtar, Paris,
Broché, 2014, p.27
183AMARI, Chawki, « Sahel : le trafic d'armes se
porte bien, merci », Slate Afrique, [En Ligne], janvier 2012 URL
:
http://www.slateafrique.com/81337/sahel-le-marche-des-armes-sahel-al-qaida-libye-algerie
184CUTTIER, Martine, « Les ressorts structurels de la crise au
Sahel », op. cit.
185OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité, op.
cit., p.230
186Ibid. 187Ibid.
41
les Légions Vertes188. Certaines villes
sahélo-sahariennes sont devenues de véritables carrefours du
commerce des armes, qui commencent à être acheminées vers
le Mali189. Aujourd'hui encore, ce n'est pas tant la gravité
politique d'un territoire, d'une ville, ou d'un lieu, qui le rend attractif aux
groupes armés. Mais, ce sont ces groupes même qui, à
travers les circuits de criminalité, reconstituent des
villes-étapes, des oasis mafieuses, transformées en nouveaux
hubs de la circulation marchande.
« En 2008, les autorités maliennes signalent des
trafics d'armes venant de Guinée (originaires de la Sierra Léone
et du Libéria). Des armes transitent également, à cette
époque, du Mali vers l'Algérie. L'impact de la crise libyenne de
2011 est important. La situation des arsenaux libyens est préoccupante.
Armes légères, mais également missiles sol-air,
lance-roquette antichars, explosifs (du Semtex notamment) et d'importants
stocks de gaz de combat sont à vendre et commencent à être
acheminé vers le Mali, mais également vers la Tunisie,
l'Algérie et le Proche-Orient. Des convois à destination du Mali
sont interceptés au Niger et en Algérie pendant l'année
2011. De plus, les soldats touaregs d'origine malienne de l'armée
libyenne rentrent au Mali après la fin du conflit. Un certain nombre
d'entre eux, avec des véhicules blindés légers, des
mitrailleuses, des canons antiaériens et des moyens de transmission,
contribueront à former le MNLA. Parallèlement, AQMI ira se
ravitailler sur le marché libyen pour consolider son important stock
d'armes dans le Massif de Tigharghar (Adrar des Ifoghas), qui sera
ultérieurement détruit par l'opération Serval. Mais les
armes qui vont alimenter les groupes combattants du nord-Mali viendront aussi
pour une grande partie des casernes de l'armée régulière
abandonnées lors de la fuite de l'armée des différentes
localités du nord du pays. »190
o Le trafic d'hommes
Ce trafic a deux dimensions au Sahel-Sahara : l'immigration et
le commerce d'otages.
L'immigration régionale n'est pas un
phénomène nouveau : elle est l'adaptation des flux humains et
sociaux, aux paradigmes modernes ; les frontières, leur porosité,
et l'existence de mêmes groupes ethniques dans des Etats
différents. Certaines minorités, ou opposants politiques, vont se
réfugier dans des Etats voisins (les Touareg en Libye par exemple), et
obtenir temps, appuis, et parfois moyens de résistance, en fonction des
enjeux politiques entre
188PLANTADE, Ydir, « La Nouvelle
géopolitique post-Kadhafi explique les problèmes actuels au Mali
», op. cit. 189AMARI, Chawki, « Sahel : le trafic
d'armes se porte bien, merci », op. cit.
190OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité, op.
cit., p.230-231
42
les Etats concernés. L'immigration internationale suit
trois axes : un axe occidental le long de l'océan Atlantique, un axe
central passe par Gao ou Agadez, et un axe oriental depuis la Somalie aux
côtes libyennes. Cette immigration internationale peut augmenter la
distance des liens sociaux préexistants, et servir de pont aux divers
trafics entre l'Afrique et l'Europe ; « Le nombre de migrants clandestins
transitant par le Sahel est estimé à 120 000 par an
»191.
Le commerce d'otages est lié au développement du
tourisme dans la zone sahélo-saharienne et à la direction prise
par le djihadisme depuis la guerre du Golfe. Il s'agit de porter atteinte aux
symboles, aux intérêts des Etats occidentaux, tout en
rentabilisant cette action. Ce qui crée une sorte de dilemme de la
démocratie pour les Etats concernés : financer la rançon
d'un otage, et a fortiori, le groupe armé qui l'a
enlevé192. Ou, refuser de sauver l'otage au risque d'heurter
l'opinion publique d'une société ultra médiatisée
et de plus en plus personnaliste193. Le commerce des otages est
devenu une source importante de revenu pour les groupes islamistes et
djihadistes africains, « les otages sont considérés comme
des prisonniers de guerre que le droit islamique autorise à
échanger contre d'autres prisonniers ou une rançon
»194 ; et également, un moyen de pression
vis-à-vis des démocraties occidentales.
o Le trafic de cigarettes
Le trafic de cigarettes est l'un des plus actifs au
Sahel-Sahara, et « témoigne de la capacité des
réseaux illicites à valoriser à leur profit les
savoir-faire nomades »195. La marchandise provient soit de
détournements des circuits officiels, soit d'usines de
contrefaçon implantées au Nigeria par exemple, et transite vers
le marché maghrébin et européen ; « Aujourd'hui, le
trafic entre le Mali et l'Algérie est estimé à 9000
cartons par semaine [...] Le volume d'affaire s'élèverait
à 1,5 million de dollars sur le territoire malien »196.
Les groupes
191CUTTIER, Martine, « Les ressorts structurels
de la crise au Sahel », op. cit.
192PUDLOWSKI, Charlotte, « Comment l'Europe
finance le terrorisme et Al-Qaïda via le paiement des rançons
», Slate Monde, [En Ligne], juillet 2014
URL :
http://www.slate.fr/story/90433/comment-europe-finance-terrorisme-rancons
193La société française
notamment, ne semble plus uniquement individualiste
(prépondérance de l'individu en tant qu'unité
indéfinie). Mais, elle se rapprocherait plus de ce que nous appellerions
une société personnaliste, c'est-à-dire, une
société où l'individu est personnalisé, reconnu -
son visage est connu, son nom est connu, sa vie est connue, grâce aux
réseaux sociaux par exemple. Dans cette perspective, le chacun
devient quelqu'un, mobilisant un genre d'hyper empathie qui agit
sur l'opinion publique.
194PUDLOWSKI, Charlotte, « Comment l'Europe
finance le terrorisme et Al-Qaïda via le paiement des rançons
», op. cit.
195OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité, op.
cit., p.232
196Ibid., p.233
43
djihadistes ne participent pas directement à la
distribution des denrées, se contentant de percevoir une taxe sur la
protection des convois.
o Le trafic de drogues
Le Sahel-Sahara est aux portes de l'Europe, deuxième
marché mondial de consommation de drogues. Le haschisch provient
essentiellement du Maroc, et transite par la mer, en direction du sud-est de
l'Espagne. La cocaïne vient d'Amérique du sud - les cartels ayant
perdu leurs axes de distribution vers le nord du continent, visent
désormais le marché européen.
« La drogue quitte la Colombie et traverse l'océan
Atlantique à hauteur du 10ème parallèle car
la Highway ten est moins risquée que la voie la plus directe.
Parvenue par avion en Afrique de l'ouest à partir de l'archipel des
Bissagos, au large de la Guinée Bissau, petit Etat au sud du
Sénégal, elle est acheminée à travers le Sahara,
par air ou par voie terrestre, selon deux routes. L'une au nord, traverse le
Mali, le Niger, la Libye, et aboutit dans les Balkans ; l'autre, à
l'est, après le Mali et le Niger, traverse le Tchad et le Soudan en
direction du Proche-Orient. »197
En 2009, l'Office des Nations-Unies contre la Drogue et le
Crime estime le trafic au Sahel-Sahara à 900 millions de
dollars198. Le Mali est approvisionné par les airs, depuis
l'Amérique du sud, ou depuis les Etats côtiers. Un Boeing a
été retrouvé calciné dans le nord du pays en
2009199, vers la région de Gao - les enquêteurs
estiment qu'il proviendrait du Venezuela, et qu'il aurait transporté de
la cocaïne. Bien que les substances illicites, comme l'alcool, ou la
drogue, soient prohibées par l'islam, des fatwas200
autorisent leur vente aux koufar201 - la rentabilité
de ces activités hautement lucratives doit servir à imposer le
règne de la religion202.
197CUTTIER, Martine, « Les ressorts structurels
de la crise au Sahel », op. cit.
198ABDERRAHMANE, Abdelkader, « Terrorisme et
trafic de drogues au Sahel », Le Monde Afrique, [En Ligne],
juillet 2012
URL :
http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/07/19/terrorisme-et-trafic-de-drogues-au-sahel_1735046_3232.html
199LE BRECH, Catherine, « L'organisation des
filières de la drogue dans le Sahel », Geopolis, [En
Ligne], juin 2013
URL :
http://geopolis.francetvinfo.fr/lorganisation-des-filieres-de-drogue-dans-le-sahel-17351
200Jurisprudence islamique ou simple avis
juridiques donnés par les jurisconsultes de la loi islamique (le faqih
ou le mufti).
201Mot désignant les infidèles, soit,
tous ceux qui ne sont pas musulmans sunnites.
202« Strictly speaking Islamic theology prohibits the
consumption of drugs but does not explicitly warn gains selling them to support
Islam. [...] In the Sahel, proximity to drugs trafficking can be justified as a
way of supporting a good Islamic lifestyle. », Foreign and Commonwealth
Office, «Trafickers and Terrorists: drugs violent djihad in Mali and the
wider Sahel», Foreign & Commonwealth Office, [En Ligne],
octobre 2013, p.5
44
Au-delà de l'idéologie, ce genre de prescription
rend légitime des activités illicites qui enrichissent leurs
propriétaires et leurs agents. Elles deviennent, a fortiori,
une source de revenus incontournable et régulière pour des
groupes comme MUJAO ou AQMI.
URL:
https://www.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/256619/Oct_2013_Trafficke
rs_and_Terrorists.pdf
45
2. Le paradoxe des ressources naturelles :
disponibilités locales inexploitées, concurrence internationale,
et conflits d'intérêts.
Le Sahel-Sahara, et l'Afrique d'une manière
générale, est une région aux ressources minérales
et fossiles importantes qui, dans un monde industriel globalisé,
intéresse les investisseurs étrangers (A). Ces gisements
nécessitent la mise en place d'infrastructures adéquates pour
être rentabilisés ; or, les Etats sahéliens ne
réussissent pas à les fournir (extraction, locomotion,
distribution) - un large dispositif doit notamment être mis en place pour
désenclaver le Mali (B). Les sites exploités par des compagnies
françaises et occidentales implantées dans la région, ont
fait l'objet d'attaques fomentées par des groupes criminels et
djihadistes (anti-occidentaux). Par exemple, la mine d'uranium d'Arlit au Niger
exploitée par Areva203, ou le site d'In Amenas, qui
représente 10% de la production totale du gaz
algérien204. Les préoccupations sécuritaires
sont fonction des intérêts politiques et économiques qui
évoluent dans la région. Elles intéressent d'une part, la
prévention de menaces immédiates et ciblées,
portées physiquement et indirectement contre l'Etat occidental (prises
d'otages, attaques d'exploitations) ; elles intéressent d'autre part la
prévention de menaces latentes, d'un contexte général,
puisque la sauvegarde des intérêts, notamment économiques,
passe nécessairement par la sécurisation de la région.
203OBERLE, Thierry, « Les djihadistes frappent la
France au Niger », Le Figaro, [En Ligne], mai 2013
URL :
http://www.lefigaro.fr/international/2013/05/23/01003-20130523ARTFIG00439-double-attentat-
meurtrier-au-niger-areva-vise.php
204RFI, « Algérie : la prise d'otage d'In
Amenas se termine dans le sang », RFI, [En Ligne], janvier
2013
URL :
http://www.rfi.fr/afrique/5min/20130119-prise-otage-in-amenas-assaut-final-suivez-nos-informations-
algerie/
46
A. L'exploitation des ressources souterraines :
attraction et répulsion d'un espace riche conflictuel.
Traditionnellement, les activités économiques au
Sahel-Sahara sont agricoles et pastorales, basées sur un échange
nécessaire ; « Relier est un mot clef au Sahara-Sahel
»205. L'eau est la ressource première si elle est «
savamment utilisée »206. Elle contribue à
l'évolution d'un espace éparpillé - les oasis sont des
points isolés dans le désert, et « les terres pastorales
s'étirent en filaments suivant les vallées et les couloirs
interdunaires »207. La colonisation a accentué le
déplacement et l'exploitation des terres agricoles sur les
périphéries nord et sud. La mondialisation a concurrencé
le commerce local et régional en introduisant sur le marché des
produits étrangers à bas prix. Et la découverte de
ressources souterraines a modifié la perception du Sahel-Sahara ; «
Le sous-sol contient du sel (Mali, Niger), des phosphates, des minerais divers
(fer en Mauritanie, or au Mali, cassitérite, cuivre, étain au
Niger, par exemple), du charbon (Niger), de l'uranium (Mali, Niger) et des
hydrocarbures (Algérie, Mauritanie, Mali, Niger »208.
Les Etats sahéliens, comme le Mali, ont une économie qui repose
majoritairement sur le secteur primaire et l'activité agricole ; mais
leur espace est entré dans une mondialisation active, ouverte à
la concurrence entre Etats étrangers, à la course aux
matières premières ; « La compétition entre les
grandes sociétés minières de la région
elle-même, ou originaire de ses anciens et nouveaux partenaires, y est
intense »209.
Les hydrocarbures tiennent une place majeure dans la
compétition : « Le pétrole représente à lui
seul prés d'un quart du PIB cumulé des pays
saharo-sahéliens en 2013 »210. Les premières
exploitations sont dirigées par des compagnies françaises dans
les années 1950, en Algérie, Libye et Nigeria ; plus
récemment le Tchad et le Niger ont rejoint la liste des pays
sahélo-sahariens producteurs de pétrole. L'Algérie, la
Libye et le Nigeria demeurent des têtes de liste de la production - le
Nigeria préside actuellement l'Organisation des Pays Exportateurs de
Pétrole (OPEP). La physionomie du désert conditionne les
coûts
205GOURDIN, Patrice, « Al-Qaïda au Sahara
et au Sahel. Contribution à la compréhension d'une menace
complexe. », op. cit.
206Ibid.
207OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité, op.
cit., p.50 208GOURDIN, Patrice, « A-Qaïda au Sahara
et au Sahel. Contribution à la compréhension d'une menace
complexe. », op. cit.
209Centre stratégique pour la
sécurité du Sahel Sahara, « Objectifs du centre
stratégique pour la sécurité du Sahel Sahara »,
Centre 4s, [En Ligne], novembre 2011
URL :
http://www.centre4s.org/index.php?option=com_content&view=article&id=52:le-centre-strategique-
pour-la-securite-du-sahel-sahara&catid=34:objectifs&Itemid=34
210OCDE/CSAO (2014), « Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité »,
op.cit., p.94
47
d'investissement qui peuvent être élevés
suivant la localisation des puits (plus ou moins proches des marges
sahéliennes). Les sites d'extraction, comme les oasis, sont
dispersés dans le désert - or il est nécessaire pour les
investisseurs de prendre en compte le transport de la production. En outre,
l'activité pétrolière contribue largement à la
modernisation des activités traditionnelles ; elle est un mode
d'accès, pour les Etats sahéliens, à la mondialisation et
aux marchés internationaux. Les grandes compagnies occidentales se
partagent le secteur (Elf, Exxon, Chevron, ENI), et « se succèdent
pour effectuer des travaux d'exploration depuis les années 1970 au Mali,
au Niger, et au Tchad »211. Il est nécessaire de revenir
sur deux acteurs particuliers qui s'inscrivent régionalement et
internationalement, dans un contexte géopolitique plus large :
l'Algérie se veut être une puissance régionale, tandis que
la Chine agit dans la continuité des nouveaux rapports sud-sud.
L'Algérie, producteur d'hydrocarbure et de gaz
(deuxième fournisseur de l'Europe après la Russie), est un acteur
prépondérant de la région qu'il considère comme sa
zone d'influence ; « Le pays est le premier producteur de gaz du continent
avec 77 milliards de mètres cubes par an en 2012, devant l'Egypte (54
milliards de mètres cubes) et le Nigéria (41 milliards de
mètres cubes) »212. Cette position lui confère un
rôle politique, diplomatique, et économique important, qu'il
corrobore et élabore avec son entreprise publique, la
Société Nationale de Transport et de Commercialisation des
Hydrocarbures (Sonatrach). La législation de l'Etat prévoit la
conclusion d'un contrat de recherche et d'exploitation entre la Sonatrach et
les compagnies étrangères, au titre duquel l'Algérie
reçoit 51% des productions trouvées213. Malgré
un ralentissement de l'activité, l'Algérie reste un acteur majeur
dans région, et un partenaire de plus en plus convoité par
l'Europe.
« Le projet de gazoduc transsaharien permettrait de
transporter du gaz (30 milliards de mètres cubes par an) depuis le
Nigeria jusqu'en Europe, en passant par le Niger et l'Algérie. Son
intérêt est proportionnel aux besoins gaziers toujours plus
importants de l'Union européenne [...] Il repose également sur
l'idée d'une diminution de sa dépendance face à la Russie
(actuellement 30% des besoins gaziers des 28 pays membres contre 14% pour
l'Algérie). »214
La Chine développe depuis plusieurs années une
sorte de « realeconomie » vis-à-vis de l'Afrique : une
stratégie basée sur les échanges économiques, sans
influence ou ingérence
211OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité, op.
cit., p.98 212Ibid., p.94
213Ibid.
214OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité, op.
cit., pp.100-101
48
politique. Par exemple, lorsque la guerre civile éclate
au Soudan, l'ensemble des compagnies occidentales installées dans le sud
du pays ferment - la Chine investit les sites d'exploitation (elle prend la
place de Chevron notamment). Désormais, les relations entre le continent
et le pays d'orient se développent à plusieurs niveaux :
économique, diplomatique, et même universitaire, si bien que les
auteurs interrogent la notion de « Chinafrique »215. La
China National Petroleum Corporation (CNPC) est active au Soudan
depuis 1999, et est entrée sur le marché sahélo-saharien
il y a quelques années (Niger, Tchad). Elle profite pour ce faire, d'un
discours basé sur les divergences entre les relations gagnants-gagnants
Chine-Afrique, et les relations déséquilibrées Etats
occidentaux - Afrique. De plus, le manque de pro activité des
investisseurs étrangers réticents à l'exploration d'Etats
enclavés (qui disposent de faibles volumes de biens, comparés au
coût des infrastructures nécessaires à leur exploitation),
cède la place à la Chine qui envisage la rentabilité de
ses investissements sur le long terme.
« La Chine est par exemple de plus en plus
présente dans le Sahara : plus de 100 000 chinois travaillent en
Algérie et au Soudan. Le « consensus de Pékin »
(contrats « gagnants-gagnants ») a séduit les Etats sahariens
et leur permet de faire jouer la concurrence vis-à-vis des firmes
occidentales. Les Chinois investissent partout dans les forages, l'exploration,
la construction des pipelines et même les raffineries comme au
Tchad. »216
215TOURE, Brian, De la Françafrique
à la Chinafrique, quelle place pour le développement
Africain, Paris, L'Harmattan, mars 2012
216JOYEUX, Alain, « Les enjeux
géopolitiques sahariens », op. cit., p.8
49
B. Le Mali au pied de la « mer de sable », au
large de la mer d'eau : la situation géopolitique de l'enclavement.
Le commerce sahélo-saharien était historiquement
concentré sur la continentalité, l'intérieur du
désert et de ses marges. Or, les phases successives de la
mondialisation, la colonisation, et les indépendances, ont
contribué à faire de cette configuration continentale au
départ centrale, une situation géographique
périphérique, « c'est-à-dire, une fermeture ou une
distance au monde »217, quand aujourd'hui 80% des
échanges se font par la mer. L'enclavement éloigne les
opérateurs continentaux des ouvertures et débouchés
extérieurs, contribuant à retarder leur développement, et
ralentissant leur insertion dans les réseaux internationaux. Pour
autant, il n'est pas une situation géographique de fermeture au monde et
d'exclusion - il est un facteur conditionnant et non déterministe, une
situation géographique handicapante qui peut être
dépassée par un aménagement du territoire ; «
L'enclavement continental n'est pas une position spatiale de fermeture
figée. Il est une situation relative qui tient dans les permanences de
certaines discontinuités qui ne sont pas annulées par les
différents pouvoirs politiques »218.
Le Mali est enclavé ; « Leur [les Etats
enclavés] perception de l'environnement, leurs stratégies, leurs
politiques sont très fortement contraintes et déterminées
par cette situation handicapante »219. Cette position
géographique conditionne alors les investissements (notamment à
cause de leur coût élevé en transport), et l'exploitation
des ressources sous-terraines et minières ; « Quatre milliards de
dollars sont nécessaires pour le développement des champs, les
usines de traitement et l'oléoduc jusqu'à Kribi au Cameroun
»220. La présence avérée ou non de ces
biens (pétrole et uranium par exemple), ne suffit pas en elle-même
à satisfaire le développement économique du pays.
Au-delà, l'exploitation doit être pensée dans son cadre
géographique, et dépendamment de lui, en ce sens qu'il
conditionne la rentabilité des ressources. L'enclavement pose notamment
la question du transport et de son coût. L'exploitation devient
tributaire d'infrastructures étrangères, le Mali ne pouvant
assurer seul leur mise en place.
217DEBRIE, Jean, De la continentalité
à l'Etat enclavé, circulation et ouvertures littorales des
territoires intérieurs de l'ouest africain, Thèse
Université du Havre, [En Ligne], 10 décembre 2001, p.2
URL :
https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00011321/document
218Ibid.
219ZAJEC, Olivier, Introduction à la
Géopolitique, Histoire, Outils, Méthodes, op. cit.,
p.63 220OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité , op.cit.,
p.99
50
Les enjeux pétroliers sont moins importants pour ce
pays, que pour d'autres Etats de la zone sahélo-saharienne ; « Le
Mali confie l'exploration pétrolière à de petits
exploitants n'ayant parfois aucun permis ailleurs qu'en Afrique »
221. L'activité s'agence autour de deux pôles : le
Ministère des Mines gère la recherche et l'exploitation des
ressources minières, tandis que l'Autorité pour la Promotion de
la Recherche Pétrolière (AUREP) (qui a des « locaux propres,
un budget propre, et [...] la haute main sur les affaires
pétrolières »222), gère les gisements
d'hydrocarbures. Mais, les dimensions de l'espace, notamment du nord
désertique, et l'ampleur des investissements nécessaires à
cette entreprise, rendent difficile et freinent l'exploration.
« Dans le bassin de Taoudeni, du nom d'une oasis à
cheval entre le nord du Mali et la Mauritanie, des permis de prospection ont
été accordés à des compagnies algériennes,
canadiennes, angolaises et françaises (Total) pour trouver du
pétrole. Total a fait un premier forage (côté mauritanien),
en 2012, qui a été estimé décevant. Elle avait
prévu d'en faire un second, qui a été gelé en
raison du conflit. Cette région malienne est, certes, très
enclavée, mais elle pourrait s'avérer rentable avec la hausse du
cours du pétrole, surtout si les gisements sont abondants et de
qualité. »223
Le Mali est également l'un des plus grands producteurs
d'or en Afrique ; en 1324 déjà, le mansa de l'Empire du
Mali, Kankou Moussa, qui effectue son pèlerinage à la Mecque,
aurait transporté plus de huit tonnes d'or pendant son voyage. Les
recettes de cette exploitation font partie des revenus principaux du pays. Une
dizaine de mines sont exploitées aujourd'hui, tandis que d'autres sont
en projet - l'orpaillage local étant concurrencé par les
investissements étrangers.
« Au Mali, le modèle de l'exploitation à
grande échelle dans le secteur de l'or a eu des effets mitigés :
devenu premier produit d'exploration, l'or génère des
entrées de devises et des recettes publiques et a sans doute permis de
compenser en partie la crise du secteur cotonnier. Mais ce mode d'exploitation,
générant des liens très limités avec les
221OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité, op.
cit., p.98 222Ibid.
223BOLIS, Angela, « Mines d'uranium : «
La France n'a pas intérêt à ce que le conflit malien
s'étende au Niger », Le Monde, [En Ligne], janvier 2013
URL :
http://www.lemonde.fr/afrique/article/2013/01/31/mines-d-uranium-la-france-n-a-pas-interet-a-ce-que-le-conflit-malien-s-etende-au-niger_1825026_3212.html
Aujourd'hui, cet argument est à relativiser : la
concurrence saoudienne à l'égard du gaz de schiste
américain entraine une baisse des prix du pétrole - environ
59$/baril.
51
entreprises locales, offre peu de perspectives de
développement si les ressources issues du secteur de l'or ne sont pas
utilisées dans le but de renforcer le capital humain et technique dans
le cadre d'une diversification qui pourrait offrir, à terme, une
alternative à l'exploitation de l'or, dont les réserves sont
limitées. »224
Des gisements d'uranium, présents au Niger voisin et
exploités par Areva, composent le sous-sol malien. Notamment, dans la
région de Falea, au sud-ouest du pays, et dans la région de
Kidal, dans l'Adrar des Ifoghas. Les conflits ont ralenti l'exploration. La
sécurisation de l'espace est nécessaire à la sauvegarde
des intérêts économiques extérieurs (Kidal, par
exemple, est le fief d'Ansar Dine, le groupe touareg islamiste d'Iyad Ag
Ghali). Des sous-sols riches (uranium, pétrole), sont également
présents dans l'Azawad sécessionniste. La disposition
géographique des sols, l'agitation de groupes armés
irrédentistes, et la sauvegarde d'intérêts
économiques outre-mer, combinent en une même problématique
des variables multiples liées aux enjeux de pouvoir sur les
territoires.
224MAINGUY, Claire, « Investissements
étrangers et développement : le cas du secteur de l'or au Mali
», CAIRN, n°162, [En Ligne], 2013/2, p.87
URL :
http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=MED_162_0087
52
CONCLUSION PARTIELLE
Le Sahel est devenu « le nom générique de
l'ensemble constitué du Sahel et du Sahara, de l'Atlantique à
l'océan Indien »225. Et, « l'élargissement
de la définition du Sahel, qui inclut désormais la zone
saharienne, marque une rupture avec la période où le Maghreb
était considéré, du moins en termes géopolitiques,
comme séparé du Sahel [...] »226.
L'intérêt des pays européens et de la France pour la
région s'accroît à mesure que le contexte
sécuritaire intra muros s'intensifie : l'immigration
méditerranéenne, la proximité des groupes du
djihad, la dépendance en gaz vis-à-vis de la Russie,
entre autre. Poussés par la variation des prix, et l'incertitude de
l'offre moyen-orientale, les « Etats énergivores
»227 se tournent vers cette nouvelle source géographique
d'approvisionnement ; « De nombreuses puissances extérieures
à la région sahélienne, mais également
extérieures au continent africain, possèdent des
intérêts stratégiques en Afrique de l'ouest qu'ils
entendent bien défendre et préserver ».
Les particularités physiques conditionnent les
sociétés qui évoluent dans cet espace. La structure
principale du désert, le lien social, résiste à sa
fragmentation, et réintroduit les routes millénaires
transsahariennes dans la mondialisation : groupuscules trafiquants, groupes
armés, tout fluide ou entité criminelle évoluant dans un
système parallèle à celui des Etats. Les inerties
s'adaptent à la modernité sans y être totalement fondues.
Le quadrillage de la « tâche blanche » ne résorbe pas
les tensions identitaires issues de l'historicité des groupes humains,
et de leur cohabitation difficile au sein d'un même Etat passif du fait
de ses défaillances. Cette confrontation entre des identités
fortes et un Etat qui ne réussit pas à les transcender, constitue
une brèche dans laquelle se hissent les mouvements rebelles parasites
qui fourmillent de par le monde.
225OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité, op.
cit., p.218 226Ibid.
227ROUPPERT, Bérangère, « Les
Etats sahéliens et leurs partenaires extrarégionaux, le cas de
l'Union européenne en particulier », GRIP Note d'Analyse,
[En Ligne], décembre 2012
URL :
http://www.grip.org/sites/grip.org/files/NOTES_ANALYSE/2012/na_2012-12-06_fr_b-rouppert.pdf
53
Deuxième Partie - Le conflit malien dans son
contexte : les inerties humaines de l'espace sahélo-saharien.
Les identités sont au coeur des civilisations et des
Hommes228. Elles s'expriment sur, et à travers, des
territoires dans une double dialectique d'opposition à l'autre, et
d'assimilation au même. Le Sahel-Sahara est un espace de jonction fluide,
un système ouvert, construit par les flux de population qui l'ont
traversé : Berbères, Arabes, Soudaniens, entre autre. Cette
mixité dynamique a contribué au brassage de
sociétés variées, et à la multiplication de
conflits identitaires ; soit « tous conflits où un groupe poursuit
les objectifs géopolitiques non seulement au nom de la défense de
son identité, mais aussi avec la certitude qu'il est menacé de
disparition ou d'une domination qui lui est insupportable »229.
Dès lors, comment les identités ethniques et religieuses
s'opposent ou s'imposent à leur modernité ?
Les Hommes sont divisés dans cet espace en groupes
structurés (clans, tribus, ethnies), qui survivent au principe national
de l'Etat moderne. Les nouvelles institutions déplacent la
conflictualité sur l'arène politique, entre les descendants
« noirs » d'une histoire apophatique construite sur le rejet de
l'esclavage et de la domination, et les héritiers nostalgiques d'Empires
musulmans conquérants. La confrontation entre ces identités
fortes et l'Etat, qui de par ses faiblesses et défaillances ne les
résorbe pas, constitue une brèche dans laquelle les mondes
rebelles se logent et profitent d'un espace perturbé pour
proliférer ; « le fondamentalisme islamique n'était donc pas
la cause de la septicémie sahélienne, mais la manifestation de la
surinfection d'une plaie originellement ouverte par la négation du
réel ethnique »230 (1).
Le djihad moderne en Afrique n'est pas une invention
du XXIème siècle, pas plus qu'il n'est un produit
importé par les canaux de la mondialisation depuis le Moyen-Orient.
Inscrit
228« La vie des nations, des civilisations, les
comportements psychiques ou religieux ont assurément moins d'apparente
immuabilité, et pourtant des générations d'hommes se
succèdent, sans trop les altérer. Ce qui ne diminue pas, au
contraire, l'importance de ces forces profondes qui s'incorporent à
notre vie et façonnent le monde. », BRAUDEL, Fernand, Grammaire
des civilisations, Paris, Flammarion, 1993, p.33
229 THUAL, François, « Méthodes de la
géopolitique, apprendre à déchiffrer l'actualité
», IRIS Ellipses, [En Ligne], 1996, p.6
URL :
http://www.geo-phile.net/IMG/pdf/methodes_de_la_geopolitique_2015_.pdf
230LUGAN, Bernard, « Mali : de la «
Françafrique » fantasmée à la reconstitution de l'AOF
», Le blog officiel de Bernard Lugan, [En Ligne], février
2013
URL :
http://bernardlugan.blogspot.fr/2013/02/mali-de-la-francafrique-fantasmee-la.html
54
dans un temps local long, ses antécédents
semblent aujourd'hui revisités, engagés comme avatar et
itinéraire de conquête par les groupes armés non
étatiques du Sahel-Sahara (2). La mondialisation a permis l'hybridation
d'une conflictualité partagée entre des enjeux
géopolitiques endogènes classiques, et son en-globalisation par
une hydre « islamiste » en permanente mutation et
immédiateté. Plus que les distances spatiales, la mondialisation
minimise les distances temporelles en plaçant dans le même moment
l'islam du VIIème siècle référant, et
les mutations, y compris violentes, du XXIème siècle
qui en découlent (3).
I. Les structures sociales ante - étatiques : le
poids historique des
ethnies au Mali.
La société malienne, comme la majeure partie des
sociétés africaines, n'est pas monolithique. Le poids historique
des structures sociales qui la composent est une variable fondamentale des
conflits modernes ; « la plus grande partie des populations d'Afrique
« Noire » [...] est encore enfermée dans des cultures et
religions primitives, sur lesquelles reposent tout l'ordre social »
231. La société est constituée de plusieurs
strates, au sein desquelles différentes formes d'allégeance se
maintiennent et évoluent (1) ; l'amenokal continue de représenter
les populations touaregs auprès des institutions modernes232.
Les frontières n'ont pas supprimé ces réalités
sociales, qui doivent avec leur historicité propre, composer un
même dessin, au sein d'une même entité politique (2).
Le Mali compte treize ethnies géographiquement
réparties sur son territoire. Ces ethnies ont chacune leur langue et
leurs coutumes : en dehors du français, langue officielle, coexistent
une quantité de langues nationales, dont le bambara est le plus
utilisé. Ethnie mandingue issue des Malinké, les Bambara sont
majoritaires au Mali ; si bien qu'ils constituent, sous la présidence de
Modibo Keita, l'essentiel des fonctionnaires du pays. Les Touareg se retrouvent
alors dominés par des peuples soudaniens qu'ils tenaient en
infériorité. Ainsi, le modèle étatique qui s'impose
à l'Afrique, « donne à une minorité autochtone
l'opportunité historique de capter à son avantage les nouvelles
institutions »233.
55
231BRAUDEL, Fernand, Grammaire des
civilisations, op. cit., p.211
232RFI, « Qui pour succéder à
Intalla ag Attaher ? », RFI, [En Ligne], décembre 2014
URL :
http://www.rfi.fr/afrique/20141219-mali-succession-intalla-ag-attaher-amenokal-ifoghas-alghabass/
233BAYART, Jean-François, La greffe de l'Etat,
Paris, Karthala, 1996, p.8
56
1. Portrait des ethnies du Mali : différences
anthropologiques, et particularités psychologiques.
L'ethnie est un groupe humain dont les membres partagent
culture, langue, et sentiment d'appartenance234. Cette structure
sociale est entrée en concurrence avec l'Etat dès
l'indépendance. Une autre forme d'allégeance est
créée, la citoyenneté, et tente d'imposer de nouvelles
valeurs « importées » par le biais d'institutions, notamment
démocratiques235. Alors qu'en Europe au
XIXème siècle le fait national précède
la formation de l'Etat, en Afrique, il intervient ad hoc,
postérieurement à la délimitation territoriale des
entités politiques. Ces ethnies, certaines identiques et
divisées, d'autres différentes et rassemblées, n'ont pas
été fondamentalement perturbées par ce
phénomène - elles résistent, se maintiennent là
où l'Etat est défaillant, et deviennent à leur tour, dans
les paradigmes modernes, un élément de friction, un repère
sous-jacent de la conflictualité. Certaines ethnies sont divisées
en tribus, elles-mêmes subdivisées en clans. La tribu est un
groupe humain lignager, l'ancêtre commun est exprimé par un
préfixe nominatif - Ag, chez les Touareg, pourrait vouloir dire
« fils de » en tamasheq236. Or, ces structures de
solidarité, renforcées par le caractère familial,
entretiennent des allégeances sub-étatiques concurrentes à
l'Etat-nation. Le communautarisme déforme les principes
démocratiques - « la démocratie donne
mathématiquement le pouvoir aux peuples, aux ethnies ou aux tribus qui
ont le plus grand nombre d'électeurs » 237. La fissure
crisogène ne réside pas uniquement dans la relation entre ethnies
et institutions étatiques, mais dans les relations entre ethnies
elles-mêmes au sein de l'Etat.
Les ethnies se différencient par le faire (les modes de
production), et l'être (leur historicité).
La culture et les modes de production font partie des
principaux référents identitaires de l'ethnie238. Leur
activité est conditionnée, dans un premier temps, par la
situation géographique : ainsi, les peuples du désert sont
essentiellement pasteurs, tandis que les peuples des terres fertiles sont
essentiellement agriculteurs. Au sein de ces deux modes de vies, des
précisions plus locales s'établissent. Les Bozo et les Somono
vivent
234AMSELLE, Jean-Loup, « ETHNIE »,
Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 18 mai
2015
URL :
http://www.universalis.fr/encyclopedie/ethnie/
235BADIE, Bertrand, L'Etat importé : essai
sur l'occidentalisation de l'ordre politique, Paris, Fayard, 1992
236Dans les tribus arabes, le préfixe « ibn », ou
« ben » signifie « fils de ». Nous retrouvons le même
procédé chez les Berbères avec le préfixe «
aït ». Nous supposons donc que le préfixe « ag » en
tamasheq pourrait signifier, sinon « fils de », la filiation, et
l'appartenance lignagère.
237LUGAN, Bernard, Histoire de l'Afrique des
origines à nos jours, op. cit., p.591
238GALLAIS, Jean, « Signification du groupe
ethnique au Mali », L'Homme, Vol.2, n°2., 1962, p.106
57
traditionnellement de la pêche, et diffèrent par
les techniques utilisées239. Les Bozo descendent des nobles
de l'Empire du Ghana, et s'installent après leur
déchéance, sur les plaines alentours du fleuve
Niger240. Ainsi, ils adaptent leurs traditions aux coutumes locales,
sauvegardant les particularités qui les distinguent des autres groupes
ethniques. Conditionnés par leur situation géographique, ils
développent une activité halieutique essentiellement basée
sur la pêche de barrage et de marais, en eaux peu profondes et peu
mouvementées241. A l'inverse, les Somono, assimilés
par l'Empire toucouleur d'El Hedj Omar, vivent sur les rives du fleuve, d'une
pêche plus intense, en eaux profondes - ils « ont de vastes pirogues
propres à la batellerie dont ils avaient la charge
»242.
Les Songhaï et les Dogon diffèrent par leur mode
de culture, alors qu'ils sont tous deux cultivateurs243. Les
Songhaï sont à la frontière entre Afrique « blanche
» et Afrique « noire », et descendent de l'Empire Songhaï
qui a connu un rayonnement important entre le XVème et le
XVIème siècle. Les Dogon sont un peuple difficile
à pénétrer, notamment parce qu'ils vivent dans des
villages construits sur des falaises ayant une fonction de refuge ; «
Appuyées sur la fonction défensive de la montagne, de nombreuses
minorités y ont souvent, au cours de l'Histoire, trouvé refuge
pour échapper à la pression de peuples, d'Etats ou de religions
majoritaires »244. Les techniques de production
diffèrent entre ces deux groupes cultivateurs, « les Dogon
laborieux, et soigneux, défrichent des champs plus vastes et mieux
entretenus. Les Sonraï se contentent de moins [...]
»245.
Des techniques pastorales différentes se trouvent
également chez les populations nomades présentes au Mali, «
Peuls, Maures, Touareg se côtoient sans se pénétrer
»246. Les Peuls sont des nomades musulmans pour la
majorité, présents dans une quinzaine de pays au Sahel-Sahara,
issus de grands Empires, comme l'Empire peul du Macina247. Ils se
sont sédentarisés, mais quelques fractions de la population
continuent de pratiquer l'élevage et le pastoralisme. Les Touareg, en
conflit avec l'Etat malien depuis l'indépendance, ont un pastoralisme
de
239GALLAIS, Jean, « Signification du groupe
ethnique au Mali », op. cit., p.108
240DIETERLEN, Germaine, SOUMARE, Mamadou, L'Empire
de Ghana : le Wagadou et les traditions Yéréré,
Paris, Karthala, 2000, p.144
241GALLAIS, Jean, « Signification du groupe
ethnique au Mali », op. cit., p.106
242Ibid., p.109
243Ibid.
244ZAJEC, Olivier, Introduction à la
Géopolitique, Histoire, Outils, Méthodes, op. cit.,
p.75 245GALLAIS, Jean, « Signification du groupe ethnique au
Mali », op.cit., p.109
246Ibid.
247LACROIX, Pierre Francis, « PEULS, FULBE ou
FULANIS », Encyclopædia Universalis, [en ligne],
consulté le 17 mai 2015
URL :
http://www.universalis.fr/encyclopedie/peuls-fulbe-fulanis/
58
groupes (en clans). Leurs cheptels sont composés de
bovins, caprins et ovins, de manière indifférenciée,
tirant profit et avantage de chacun de leur produit
d'élevage248. Ils achètent leurs chameaux aux
populations maures, à la fois pasteurs et commerçants. Cette
ethnie est moins présente au Mali depuis le rattachement du Hodh, leur
terrain de transhumance, à la Mauritanie249. Quelques tribus
vivent encore autour de Tombouctou, la partie sahélienne du Mali
constituant leur zone de migration. Arabes musulmans, ils vivent
généralement en bons termes avec les populations « noires
» du sud, si bien que le brassage ethnique a profité à leur
culture (origines arabes bédouines, berbères, « noires
»)250. Leur organisation sociale est fondée sur la
filiation paternelle, au sein d'une société
hiérarchisée, dominée par les castes maraboutiques ;
« leur genre de vie pastorale est influencé par d'autres
préoccupations, les familles très souvent maraboutiques vivent de
l'enseignement et des services religieux qu'elles rendent de village en village
»251.
La modernisation de l'Etat concurrence ces techniques de
production traditionnelle, alors même qu'elles servaient, en partie,
d'indicateur identitaire ; « l'élargissement des activités
de l'Homme vers le plein emploi et vers l'exploitation de toutes les
possibilités naturelles se heurte à ces contestations banales :
« Nous sommes Bambara, donc nous ne pouvons élever des animaux
» »252. Et, au-delà, la prépondérance
de certains secteurs d'activité plus rentables modifie la perception des
modes et techniques de production253. L'activité n'est plus
traditionnellement attribuée à tel ou tel groupe, mais est
généralisée au sein de l'Etat, attisant convoitise et
jalousie ; « Les activités biens rémunérées
grâce à l'évolution économique, la pêche en
particulier, intéressent de plus en plus les cultivateurs
»254. Ces modes de vie singuliers se transforment en
activité économique générale : l'ethnie se trouve
tiraillée entre deux pôles. Par le haut, un sentiment
d'appartenance en gestation tente de se substituer aux allégeances
particulières. Par le bas, les nouveaux modes de production et de
répartition perturbent les racines, les fondements, de ces
particularités humaines. Elles modifient la perception des
référents identitaires et désorganisent les monopoles
traditionnels.
248GALLAIS, Jean, « Signification du groupe
ethnique au Mali », op. cit., p.110
249DADDAH, Mokhtar Ould, La Mauritanie contre
vents et marées, Paris, Karthala, 2003, p.259
250MEUNIER, Roger, « MAURES, ethnie
», Encyclopædia Universalis, [en ligne],
consulté le 17 mai 2015
URL :
http://www.universalis.fr/encyclopedie/maures-ethnie/
251GALLAIS, Jean, « Signification du groupe
ethnique au Mali », op.cit., p.110
252Ibid., p.108
253Au Mali, ce phénomène est d'autant
plus visible que les premières années de l'indépendance
furent dirigées
par un régime autoritaire de type socialiste.
254Ibid.
59
Si le faire, les modes et techniques de production, ont pu
être adaptés et dominés par les nouvelles institutions de
l'Etat, l'être, fondé sur l'historicité de ces groupes, vit
et résiste aux impulsions externes255. L'histoire ancienne ne
peut s'effacer au profit d'une histoire moderne en gestation qui la nierait.
Tributaire de la mémoire locale, de la tradition orale,
l'historicité de ces ethnies, de leurs ancêtres, se transmet de
génération en génération. Inscrite dans l'espace et
sur les territoires, elle s'exprime aujourd'hui à travers la
répartition géographique des différentes ethnies sur le
sol malien, à laquelle elles se sont adaptées ; « l'histoire
est un élément de cohésion en dépit des migrations
qui ont suivi l'abandon du cadre géographique que le groupe avait
réussi à organiser »256.
L'Etat moderne tente d'assimiler ces entités humaines
à sa structure en modifiant les modes de vie (urbanisation), en
invoquant de nouveaux principes (démocratie), de nouvelles valeurs
(nation). Or, l'historicité de ces peuples reste le noyau dur, et
s'exprime plus ou moins fort en fonction de la capacité de l'Etat
à satisfaire la population (en termes de justice sociale, politique,
économique, par exemple). Nécessaire à la
compréhension des logiques sociales et contestataires actuelles,
l'historicité trouve dans les institutions modernes un autre mode
d'expression et d'affirmation d'elle-même. Elle contribue à
élargir l'écart entre réalité sociétale et
réalité politique ; entre démocratie moderne, et
système politique hybride coincé entre deux temps - «
Très souvent, la différenciation ethnique repose sur le souvenir
historique des rivalités, et est entretenue par des oppositions ou des
nuances entre les organisations socio-politiques » 257.
La mémoire de ces ethnies s'exprime à travers
deux tendances : la répulsion, et l'attraction. Une dynamique construite
comme un jeu à somme nulle, un même évènement
pouvant à la fois être répulsif pour une partie de la
société malienne, et attractif pour l'autre. Les liens et
relations tissés dans cet espace depuis des siècles, continuent
d'influencer les enjeux politiques et géopolitiques.
La tendance répulsive se fonde sur le traumatisme de
l'esclavage. Il s'exprime comme un rejet absolu de la domination au sein de
l'Etat par d'anciens peuples esclavagistes. Cette
255 « La thèse de l'extranéité prend
peut-être l'exception pour la règle. L'Etat en Afrique et surtout
en Asie ne doit pas être tenu a priori pour le simple produit de
synthèse de l'épisode colonial. Maintes formations politiques de
ces deux continents préexistaient à leur mise en
dépendance par l'Occident [...] », BAYART, Jean-François,
« L'historicité de l'Etat importé », op. cit.,
p.9
256GALLAIS, Jean, « Signification du groupe
ethnique au Mali », op. cit., p.111
257Ibid., p.108
60
matrice négative s'exprime à travers la
captation ethnique du pouvoir politique, et dans les contestations
régionales, puisque « les anciens esclaves constituent la base du
djihadisme »258.
« En Afrique subsaharienne, la nation repose sur un grand
mensonge historique selon lequel la traite esclavagiste était une
histoire de Blancs. Leur culpabilité ne fait aucun doute, mais ils n'ont
pas été seuls et ont toujours travaillé en
joint-venture avec des « Noirs ». Lorsque la traite
esclavagiste transatlantique s'éteint progressivement au début du
XIXème siècle, on assiste alors à une explosion
de l'esclavagisme interne aux sociétés africaines. Certains
guerriers qui appliquent le djihad sont des esclavagistes.
»259
Les peuples sédentaires soudaniens ont, de par leur
mode de vie, pu s'adapter avec plus de facilités aux nouvelles formes de
gestion du politique. Ils se retrouvent souvent majoritaires dans des Etats
qui, en érigeant la démocratie en principe, leur donne l'occasion
d'exprimer numériquement leur domination. Et, les descendants d'anciens
esclaves réprouvent, de manière quasi obsessionnelle, toute
autorité à laquelle ils ne participeraient pas, d'autant que ce
phénomène reste prégnant dans la société ;
« Aujourd'hui en Afrique de l'ouest, tout le monde sait qui est fils
d'esclave ou de noble, par le nom, la manière de rire - le rire grossier
n'a pas la réserve aristocratique »260.
Cette réalité historique s'est
transformée, dans les années 1960, en problématique
sociale irrésolue ; « tous les partis nationalistes - et
l'Indépendance - se sont construits sur un mensonge : l'occultation de
la question sociale » 261. Et, cette problématique a
gangréné, jusqu'à se trouver aujourd'hui intimement
connectée aux questions sécuritaires régionales ; «
la question du djihad et de l'esclavage sont donc imbriquées
» 262.
D'autres ethnies maliennes inscrivent cette histoire dans les
temps glorieux de leur apogée. Ce long moment sahélo-saharien
freine la cohabitation politique, en favorisant le repli communautaire. Il
ravive, par ailleurs, la frustration de certaines sociétés
historiquement dominante, qui refusent d'être dominées.
Au-delà du communautarisme, cette frustration s'exprime par le rejet de
l'Etat malien (irrédentisme touareg), et de la modernité
elle-même (djihadisme).
258BAYART, Jean-François, « Les anciens
esclaves constituent la base du djihadisme », Le Un, n°43,
février
2015 259Ibid.
260Ibid. 261Ibid.
262Ibid.
61
2. Le Moyen-âge sahélien : les Empires de la
route et l'historicité des ethnies maliennes.
La tendance attractive est principalement fondée sur la
nostalgie d'un passé glorieux et conquérant ; « Les pays
sahéliens et soudaniens de l'Afrique de l'ouest ont connu des Empires
qui ont duré et rayonné. La nostalgie et l'orgueil qui demeurent
liées à ces souvenirs fournissent au groupe un
élément de cohésion qui résiste à la
dispersion et au déclin »263. Les Malinké,
à l'origine de plusieurs ethnies comme les Bambara, dominaient l'Empire
du Mali avec son fondateur Soundiata Keita ; « C'est ainsi que le groupe
malinké qui occupe actuellement une vaste région de la Casamance
au nord-ouest de la Côte d'Ivoire, demeure le dépositaire du
souvenir glorieux de l'Empire du Mali »264. A
l'indépendance, Modibo Keita donne le nom de Mali à l'ancien
Soudan français, exprimant inconsciemment, ou consciemment, cette
référence au passé qui exclut l'historicité des
autres ethnies. Il a de plus organisé l'administration autour des
Bambara, reproduisant ainsi le schéma de l'ancien
Empire265.
L'Afrique de l'ouest, et le Sahel-Sahara, ont connu plusieurs
Empires fonctionnant sur des schémas différents des Empires
occidentaux. L'espace mobile dans lequel ils évoluaient a
conditionné leur multiplicité, leur concurrence, et le mouvement
des centres de gravité transsahariens. Les indépendances ont
réactivé l'histoire sahélo-saharienne, qui s'exprime en
dehors de la parenthèse coloniale par les moyens modernes du politique.
Cette histoire prégnante reflète les âges
d'or266 successifs qui constituent le coeur des consciences
ethniques concernées ; « Un homme de ces régions peut se
définir ethniquement par l'histoire, une histoire dont il ne connait pas
le plus souvent les détails, mais qu'il sait, ainsi que tous ses
voisins, avoir été brillante »267.
263 GALLAIS, Jean, « Signification du groupe ethnique au
Mali », op. cit., p.111
264 Ibid.
265 Guy Nicolas explique qu'aux indépendances, le
modèle de l'Etat européen devait être imité tel
quel, en ignorant les traditions locales (pour ce faire, les leaders
soutenus étaient issus des universités françaises par
exemple). Or, le mimétisme n'a pas fonctionné, laissant place
à un fossé entre classe dirigeante, qui cherche à
maintenir sa position, et masse, dont émane de nouveaux leaders
contestataires du pouvoir en place. Dès lors, « la conscience
« ethnique » se transformait en « ethnisme » et s'affirmait
comme force politique de premier plan », notamment en terme d'opposition
et de ralliement des populations.
NICOLAS, Guy, « Crise de l'Etat et affirmation ethnique
en Afrique noire contemporaine », Revue française de science
politique, Vol.22, n°5, 1972, pp.1017-1018
266 « Dans l'histoire d'un peuple, une période
empreinte de souvenirs glorieux, de puissance et d'influence peut être
magnifiée afin de servir de référence à des
ambitions géopolitiques précises. », ZAJEC, Olivier,
Introduction à la Géopolitique, Histoire, Outils,
Méthodes, op. cit., p.133
267GALLAIS, Jean, « Signification du groupe
ethnique au Mali », op. cit., p.114
62
Schématiquement, les conflits identitaires au
Sahel-Sahara sont représentés autour d'une opposition Blancs/
« Noirs ». Bien qu'elle soit avérée, cette
réalité n'est pas exclusive. Il existe également, d'une
part, une opposition entre Blancs arabes et Blancs berbères, traduite
par une pléthore de conflit sans cesse réactivée au cours
des siècles268. Et d'autre part, une opposition entre ethnies
soudaniennes elles-mêmes, construite autour de leur passé
impérial, mais également de leur relation à l'islam.
Dès lors, il ne semble pas y avoir de fil d'Ariane civilisationnel
stricto sensu. La réalité des faits semble composer avec
une histoire riche d'acteurs multiples et variés, qui, avec le
dégel des conflits identitaires larvés, modernise et catalyse la
conflictualité latente de cet espace. Cette concentration de structures
sociales particulières, fortes, affirmées, suit
intrinsèquement des logiques politiques et géopolitiques
classiques : l'imposition de sa particularité, le rayonnement, la
domination - les enjeux de pouvoir sur les territoires, expression
géographique des identités.
« En Afrique de l'ouest, de grands Empires
urbanisés apparurent dans la zone de contact entre le monde saharien et
sahélien. »269
Ces Empires dits « de la route », interviennent
successivement dans l'histoire de cet espace, « associant un « centre
» sédentaire »270 au « rayonnement par la
route »271. Ils sont ethno-centrés « Soninké
au Ghana, Malinké ou Mandingue au Mali, Kanuzi (nilo-sahariens) au Kanem
et Songhay dans l'Empire de Gao »272. Conditionnés par
le milieu, ils sont principalement fondés sur la nécessité
de sécuriser les voies commerciales, les flux, et les carrefours
transsahariens273. Les villes florissantes deviennent les centres
névralgiques de la mobilité et des échanges ; les
mouvements des Empires successifs déplacent les fuseaux de circulation
d'ouest en est. La ville de Sijilmassa, par exemple, est « une plaque
tournante [...]
268 « Les Berbères revendiquent une
présence au Maghreb vieille de plus de cinq mille ans. Leur
communauté s'étend sur prés de cinq millions de
kilomètres carrés, de la frontière égypto-libyenne
à l'Atlantique et des côtes méditerranéennes au
Niger, au Mali et au Burkina. Leur culture, leur identité et leurs
droits ont longtemps été méprisés, leurs
revendications étant assimilées d'abord au « parti colonial
», puis plus tard interprétées comme sécessionnistes.
» JARDIN, Yves, REKACEWICZ, Philippe, « Les Berbères en
Afrique du nord », Le Monde Diplomatique, [En Ligne],
décembre 1994
URL :
http://www.monde-diplomatique.fr/cartes/berberes1994
269LUGAN, Bernard, Histoire de l'Afrique des
origines à nos jours, op. cit., p.226
270 OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité, op. cit.,
p.39
271 Ibid.
272 LUGAN, Bernard, Histoire de l'Afrique des origines
à nos jours, op.cit., p.229
273« Ils [les Empires de la route] se succèdent
dans la fonction d'assurer la sécurité et la permanence du
passage à travers le Sahara malgré la discontinuité du
peuplement et l'éloignement des points de relais que sont les
villes-oasis. », OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité,
op.cit., p.39
63
lien entre l'Afrique blanche et l'Afrique « noire
»274 - les caravanes qui passent d'une rive à
l'autre du désert transitent nécessairement par
ce centre urbain. De nouveaux noyaux apparaissent au rythme des conquêtes
impériales, comme la ville de Tombouctou qui, à la fin du
XIVème siècle, devient le principal pôle
commercial de la région.
« Avec la naissance de l'Empire du Mali, une nouvelle
route apparut au XIIème siècle, toujours au
départ de Sijilmassa, mais désormais en direction du Sahara
central. A partir du XIVème siècle, le grand axe
transsaharien qui permettait de relier Sijilmassa - Oualata et le Bamouk ou
Oualata - Taoudeni et Tombouctou, s'effaça peu à peu au profit
des pistes orientales qui, par Ghat et Zaouila, conduisaient en Tripolitaine et
en Egypte. »275
o Empire du Ghana (VIIIème -
XIIIème)
L'Empire du Ghana occupe une place importante dans la
conscience africaine, puisqu'il est l'un des premiers Empires dominés
par une ethnie soudanienne - les Soninké276. Il est construit
initialement sur la route reliant Sijilmassa à Ghana. Il conquiert en
990, Aoudaghost, grand comptoir arabo-berbère, dans l'actuelle
Mauritanie, imposant son rayonnement sur une partie du Sahel-Sahara occidental
- son apogée territoriale est atteinte au Xème
siècle, puisqu'il s'étend du Sénégal à
Tombouctou277. En contact avec les deux Afriques, il connait une
activité marchande intense dominée par le secteur
aurifère. Peuplés de cultivateurs sédentaires, il se
distingue par une « puissante cavalerie »278, et un quasi
monopole sur le commerce lui assurant richesse et
prospérité279. L'animisme, et le culte du serpent
Bida280,
274LUGAN, Bernard, Histoire de l'Afrique des
origines à nos jours, op. cit., p.229
275 Ibid. pp.230-231
276 En 1957 par exemple, Kwame Nkrumah remplace le nom de Gold
Coast hérité de la colonisation, par le nom de Ghana.
277Ibid., p.231
278Ibid.
279 Non seulement, l'Empire est prospère grâce
à sa propre production, mais également parce qu'il perçoit
une sorte d'impôt sur tous les transits qui traversent son territoire -
« Le roi prélève un denier d'or sur chaque âne qui
entre chargé de sel dans son pays et 2 deniers à la sortie. Il
perçoit 5 milhqâl de cuivre et 10 par charge de marchandise.
», KABORE, Patrice, « L'Empire du Ghana », Histoire
Géographie en classe, [En Ligne], le web pédagogique
URL :
http://lewebpedagogique.com/patco/tag/lempire-du-ghana/
280« Le culte de Bida fut abandonné par les
Soninké convertis et dispersés qui ne purent rétablir leur
autorité politique. [...] Ce culte est nettement mémorisé
au Mali [...] Un sacrifice est fait le premier jeudi du septième mois
après la fin de la saison des pluies sur un vase, le hampi, que
l'on remplit d'eau ; on renverse ensuite le
64
domine les populations, bien que des musulmans soient
présents, y compris dans l'administration. Le roi impose l'idée
d'une sorte de monarchie sacrée - incarnation de la divinité, il
contrôle aussi bien « l'ordre naturel (fertilité,
fécondité) que l'ordre politique »281. La
succession au trône est matrilinéaire (le fils de la soeur du
roi). Le déclin de l'Empire est dû à deux principaux
facteurs : le climat et la désertification qui reprend dans les
années 1100, et l'invasion des Almoravides ; « En 1076, Koumbi
Saleh fut conquise et les Almoravides s'y livrèrent à
d'épouvantables massacres restés présents dans la
mémoire collective : décapitation des prisonniers, viols puis
éventration des femmes, destruction de la ville par le feu
»282. L'Empire du Ghana disparait complètement avec la
conquête de ses vestiges par le Mali, au XIIIème
siècle.
o Empire du Mali (XIIIème -
XVème)
L'Empire du Mali est fondé en 1235 par Soundiata Keita,
suite à sa victoire sur les Sosso au nord de Bamako ; « Le Mali est
le résultat d'une vaste entreprise de conquête
réalisée par Soundiata qui, en moins d'un demi-siècle,
constitua un Empire allant de l'Atlantique à la boucle du Niger, sur une
longueur de 2000 km »283. Cet Empire est connu des historiens
arabes et européens, notamment grâce à Ibn Battûta,
« impressionné par Tombouctou »284, qui en
décrivit les rites et coutumes ; et par l'Atlas Catalan offert au Roi de
France sur lequel figure le Mali. Le nom Mali viendrait d'un message
adressé par Soundiata Keita aux chefs locaux vaincus :
« Tous les rois qui ont lutté contre moi et
qui ont été vaincus conserveront leurs royaumes. L'animal le plus
puissant, aussi bien dans l'eau que la terre est l'hippopotame (« mali
» en bambara) et tous ensembles, nous formons une force encore plus
importante que celle de l'hippopotame et c'est pourquoi l'empire aura pour nom
Mali. »285
Il est une sorte de confédération,
constituée d'entités (royaumes et provinces) tributaires,
dirigés par des Farins (sorte de gouverneurs). Le mansa
est musulman, mais la population
vase, l'eau qui coule est comme la pluie qui «
rafraîchit » la terre. », DIETERLEN, Germaine, SOUMARE,
Mamadou, L'Empire de Ghana : le Wagadou et les traditions
Yéréré, op. cit., p.153
281PERSON, Yves, « GHANA EMPIRE DU »,
Encyclopædia Universalis, [en ligne], consulté le 18 mai
2015
URL :
http://www.universalis.fr/encyclopedie/empire-du-ghana/
282LUGAN, Bernard, Histoire de l'Afrique des
origines à nos jours, op. cit., p.233
283Ibid., pp.233-234
284GREGOR, Isabelle, « Tombouctou, « la
ville au 333 saints » »,
Hérodote.net, [En
Ligne], janvier 2013
URL :
http://www.herodote.net/Tombouctou-synthese-1744.php
285LUGAN, Bernard, Histoire de l'Afrique des
origines à nos jours, op. cit., p.235
65
n'est pas homogène, composée également
d'animistes. La diffusion de l'islam se fait principalement par
l'éducation, mais la situation géographique du Mali, espace de
jonction composé de peuples différents, relativise les logiques
impériales, préférant à l'assimilation un
mélange entre traditions locales et traditions religieuses. D'autant que
jusqu'au XVIème siècle, l'islam est la culture des
princes et des élites286. Ainsi, l'esclavage, contraire aux
lois du Coran, n'est pas prohibé, et demeure partie intégrante de
la société.
L'apogée de l'Empire se fait sous le règne de
Kankou Moussa, un des premiers dirigeants soudaniens à effectuer son
pèlerinage à la Mecque287. A cette époque, le
territoire s'étend de l'Adrar des Ifoghas à l'estuaire de Gambie
; « Le souverain malien Mansa Musa, qui règne de 1307 à
1332, se rend en pèlerinage à la Mecque et établit des
liens avec le Maroc et l'Egypte »288. Il serait rentré
de ce pèlerinage avec un architecte arabe et un savant koraïchite,
entamant la construction au sein de l'Empire de nombreuses mosquées.
Le déclin de l'Empire se fait progressivement ; par un
glissement du coeur politique vers l'est, par la perte de contrôle des
axes commerciaux, et par les conquêtes Songhaï qui prennent
Djenné et Tombouctou - « sur les ruines de l'unité
impériale naquirent alors plusieurs entités dont les plus
importantes furent les royaumes bambara de Ségou et du Kaarta
»289.
o Empire songhaï (XVème -
XVIème)
L'Empire songhaï, ou Empire de Gao, aurait
été fondé au VIIème siècle,
à l'est de la boucle du Niger, par Za el Ayamen, un berbère
fuyant la conquête arabo-musulmane290. La population serait le
produit d'un métissage entre Berbères et Soudaniens. La
première dynastie des Dia commande un petit royaume tributaire de
l'Empire du Mali. Le royaume prend Gao pour capitale, et les rois se
convertissent à l'islam au début du XIème siècle.
Sonni Ali Ber, qui fonde la dynastie Sonni, profite de la faiblesse du Mali
pour reconquérir Gao (conquise au XIIIème
siècle par le Mali), ainsi qu'une partie du Macina, Djenné, et
286Académie de Strasbourg, « Les royaumes
africains médiévaux », Ac Strasbourg, [En Ligne],
PDF
URL :
http://www.acstrasbourg.fr/fileadmin/pedagogie/histoiregeographie/Se_former/Nouveaux_programmes_de
_5e/Royaumes_africains/Les_royaumes_africains__accompagnement_de_la_presentatio.pdf
287DEVEZE, Claire, « Regards sur l'Afrique [...]
Kantou Moussa part en pèlerinage », Académie de
Montpelier, [En Ligne], PDF
http://hist-geo.ac-montpellier.fr/v1/IMG/pdf/5_KANKOU_MOUSSA_PART_EN_PELERINAGE_2.pdf
288CHALLIAND, Gérard, RAGEAU, Jean-Pierre,
Géopolitique des empires, des pharaons à l'impérium
américain, Paris, Flammarion, 2012, p.105
289LUGAN, Bernard, Histoire de l'Afrique des
origines à nos jours, op. cit.,, p.236
290Ibid., p.236
Tombouctou, qui deviendra la capitale culturelle de
l'Empire291. Le Songhaï s'étend sur le Mali, le Niger,
et une partie du Nigeria actuel. Les fuseaux commerciaux transsahariens sont
déplacés vers la boucle du Niger. Tombouctou devient un centre
culturel et économique effervescent :
« Tombouctou était à la fois le point
d'arrivée des caravanes venues du nord et le point de concentration de
celles qui s'apprêtaient à y retourner. C'est de ce rôle
carrefour que la ville tira son immense prospérité qui se
traduisit dans le domaine culturel. Tombouctou fut en effet à la fois
capitale économique, capitale culturelle et ville sainte.
Implanté dans les milieux sahéliens citadins, l'islam fut la
religion des milieux dominants, riches marchands ou cadres politiques. A
l'époque de l'Empire songhay, de nombreuses mosquées furent
édifiée à Tombouctou dont les trois principales, la
Jingereber, la Sidi Yaya, et la Sankore attiraient
une foule de fidèles qui visitaient la « ville sainte » du
Soudan. »292
A partir de cette situation géographique et politique,
l'Empire songhaï développe un impérialisme régional
aux dépens, au nord, des Touareg, au sud, des Dogon, Bariba et Mossi, et
à l'ouest, du Mali293. L'Empire prospère grâce
au commerce transsaharien, principalement le sel et l'or. En 1493,
Sarakollé Touré succède à Sonni Ali Ber, et fonde
la dynastie des Askia. Il islamise l'Empire, et entre en conflit avec les
Saadien qui convoitent les salines de Teghaza294. Quelques
années plus tard, l'askia Ishak Ier (15391545)
envoie des Touareg ravager le Draa marocain, actant le départ d'une
guerre. Et, c'est sous l'askia Mohammed III (1583-1586) que l'Empire
de Gao éclate et se disperse définitivement295.
66
291Ibid.
292LUGAN, Bernard, Histoire de l'Afrique des
origines à nos jours, op. cit., p.238
293Ibid., p.236
294Ibid. 295Ibid.
67
II. Les islams en Afrique : De la conquête arabe
aux djihads précoloniaux.
L'islam pénètre progressivement en Afrique
dès les premières années de l'Hégire, et
modifie profondément la géopolitique de cet espace.
Alors qu'ils sont persécutés par les
autorités mecquoises, certains compagnons du prophète Mohamed,
suivant ses ordres, s'exilent de l'autre côté de la mer Rouge
où ils sont accueillis par le souverain chrétien d'Axoum, au nord
de l'actuel Ethiopie296. Les relations entre le royaume d'Axoum et
le monde musulman naissant sont caractérisées par
l'échange et le dialogue - d'autant que le premier muezzin de
l'islam, Bilal, est un esclave affranchi originaire d'Axoum297. Le
souverain chrétien respecte et loge ces migrants qui prônent le
Dieu unique dans une Arabie païenne. Ainsi, cette première sortie
d'Arabie ne se fait pas par la violence de la conquête, mais par
l'échange, et le renouveau du dogme monothéiste qui séduit
l'Afrique du nord divisée. A sa mort en 632, le prophète Mohamed
contrôle quasiment toute la péninsule arabique. Le premier calife,
Abu Bakr, lance dès 633 une expédition contre les possessions
byzantines en Syrie, actant le départ d'une longue série de
conquêtes de plus en plus poussées vers l'ouest298. Et
c'est son successeur Omar qui, en 635 soumet Damas, la Mésopotamie, et
une partie de l'Arménie299. Le monde arabo-musulman se tourne
une seconde fois vers l'Afrique, et sort cette fois de la péninsule
armes en main en direction de l'Egypte. Cette seconde sortie, faite par la
guerre et la conquête, marque d'une certaine manière la fin du
repli arabique et le début de l'épanchement mondial (1).
Il existe deux tendances dans l'expansion de l'islam, comme
deux pulsions d'Eros et Thanatos concomitantes - la diffusion par la paix,
l'imposition par la guerre. Elles participent toutes deux à
l'élaboration de cette nouvelle réalité : l'arrivée
de l'islam en Afrique, et l'émancipation des islams africains (2).
296FICQUET, Eloi, « L'histoire de l'Islam en
Afrique depuis le 7e siècle », Conférence
UTLS, enregistrement
vidéo, [En Ligne], 2'06», 23'42»
URL :
https://www.youtube.com/watch?v=0J4OaooRDoo
297AL HACHEM, Mohamed, Bilal, le premier muezzin
de l'Islam, Paris, Al Bouraq, 1998
298CHALLIAND, Gérard, RAGEAU, Jean-Pierre,
Géopolitique des empires, des pharaons à
l'impérium
américain, op. cit., p.90
299LUGAN, Bernard, Histoire de l'Afrique des
origines à nos jours, op. cit., p.166
68
1. De l'islam arabe aux islams africains : Une religion
localement adaptée.
Au VIIème siècle l'Egypte fait face
à une crise politique et sociale : d'un côté les
gouverneurs byzantins orthodoxes, de l'autre, les coptes300 locaux
asservis qualifiés d'hérétiques301.
L'arrivée des Arabes est louée par les coptes qui y voient un
moyen de résister aux Grecs ; d'autant que les guerriers arabes avaient
pour ordre de respecter ces populations au nom de Maria, femme du
prophète d'origine copte302.
« Le Dieu des vengeances voyant la
méchanceté des Grecs qui, partout où ils dominaient,
pillaient cruellement nos églises et nos monastères et nous
condamnaient sans pitié, amena de la région du Sud les fils
d'Ismaël pour nous délivrer [...]. Ce ne fut pas un léger
avantage pour nous que d'être libérés de la cruauté
des Romains. »303
Les Byzantins se replient face à la poussée des
guerriers arabes, et tiennent un siège à Alexandrie : « Le
siège d'Alexandrie débuta au début de l'été
641. Au mois de septembre 642, la riche cité pourtant
protégée par un impressionnant système défensif fut
abandonnée par sa garnison byzantine et se rendit aux Arabes qui
n'avaient pourtant pas les moyens de la prendre »304. Les
divisions religieuses entre Eglise orthodoxe et Eglise monophysite favorisent
l'insertion, la diffusion, et la conversion rapide des Egyptiens à
l'islam ; « car le petit peuple chrétien, étranger aux
querelles théologiques qui opposaient les clercs, fut séduit par
la clarté du message monothéiste et égalitaire
véhiculé par les conquérants »305.
300Ce sont des chrétiens d'Egypte de
généralement de confession monophysite.
Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, «
Copte », CNRTL, [En Ligne], 2012
URL :
http://www.cnrtl.fr/definition/copte
301FICQUET, Eloi, « L'histoire de l'Islam en
Afrique depuis le 7e siècle », Conférence
UTLS, enregistrement
vidéo, [En Ligne], 6'08», 23'42»
URL :
https://www.youtube.com/watch?v=0J4OaooRDoo
302GAÏD, Tahar, « Epouses du Prophète
», Oumma, [En Ligne], 2002
http://oumma.com/Epouses-du-Prophete
303 LUGAN, Bernard, Histoire de l'Afrique des origines
à nos jours, op. cit., p.167
304Ibid.
305 Ibid., p.166
69
Le troisième calife Othman poursuit la conquête
de l'Afrique à partir du socle égyptien, d'abord vers le sud du
Nil, où il se confronte au royaume de Nubie chrétien avec lequel
il conclut un pacte306, puis vers l'ouest, dans le Maghreb actuel,
terre des Berbères.
L'Afrique du nord est à cette époque
divisée « entre Byzantins et Berbères, entre partisans de
l'empereur et chrétiens fidèles à Rome
»307, ce qui facilite la pénétration
arabo-musulmane308. En revanche, la conquête militaire se fait
avec bien moins d'aisance qu'en Egypte, puisque les Berbères
résistent pendant près d'un siècle309. A la fin
du VIIIème siècle, le Maghreb finit par être
intégré au Califat Omeyyade sous le commandement de Musa Ibn
Nusayr310.
L'islamisation se fait massivement311, et l'arabe
étant la langue de la religion, cette conversion entraine «
l'arabisation cultuelle [...] et donc culturelle »312 des
peuples berbères313. Or, si la conversion religieuse n'a pas
rencontré trop d'obstacles, la résistance berbère à
l'arabisation est bien plus virulente, et ce notamment à cause des
contestations vis-à-vis du Califat Omeyyade314. La
répartition des devoirs fiscaux au sein de l'Empire s'organise autour de
la distinction entre musulmans et non-musulmans. Mais, du fait de
l'islamisation massive des Berbères et de la peur de perte de rente, les
califes exigent des nouveaux convertis l'acquittement d'une taxe
foncière (kharaj) et d'une taxe personnelle (jiziya),
les mettant au
306« En échange de la reconnaissance de leur
indépendance, les Nubiens s'engageaient à livrer annuellement un
tribut en esclaves « noirs » capturés parmi les tribus
nilotiques de l'actuel Sud-Soudan. », LUGAN, Bernard, Histoire de
l'Afrique des origines à nos jours, ibid., p.167
307CAMPS, Gabriel, « Comment la
Berbérie est devenue le Maghreb Arabe », Revue de l'Occident
musulman et de la Méditerranée, n°35, 1983, pp.7-24
308Il est intéressant de voir qu'aujourd'hui
encore, l'islam violent, c'est-à-dire, le « djihadisme »,
s'insère essentiellement dans les espaces où des fractures
sociales et politiques existent entre les populations, et s'impose comme
solution de substitution, ou bien comme allié d'un des deux camps. Nous
retrouvons la même mécanique et les mêmes dynamiques.
309FICQUET, Eloi, « L'histoire de l'Islam en
Afrique depuis le 7e siècle », Conférence
UTLS, enregistrement vidéo, [En Ligne], 10'03», 23'42»
URL :
https://www.youtube.com/watch?v=0J4OaooRDoo
310BOHAS, Georges, « MÛSÂ IBN
NUSAYR (640-716/17) », Encyclopædia Universalis, [en
ligne], consulté le 18 mai 2015
URL :
http://www.universalis.fr/encyclopedie/musa-ibn-nusayr/
311« Les causes de la relative facilité de la
conquête et de l'islamisation sont [...] : Faiblesse des Byzantins [...]
Divisions entre Berbères sédentaires et Berbères nomades
[...] Anarchie dans tout le pays, amplifiée par les Vandales [...]
Divisions de toute l'Afrique du Nord chrétienne dues aux querelles
théologiques [...] », LUGAN, Bernard, Histoire de l'Afrique des
origines à nos jours, op. cit., p.179
312LUGAN, Bernard, « Les Berbères, la
mémoire des sables », Clio, [En Ligne], septembre 2000
URL :
https://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/les_berberes_la_memoire_des_sables.asp
313« L'arabisation linguistique et culturelle de l'Egypte
fut rapidement réalisée à partir du moment où, en
706, le calife omeyyade Walid Ier (705-715) décida que l'arabe devenait
langue officielle en Egypte et en Syrie. Le mouvement fut achevé
à partir de 715, quand il remplaça les fonctionnaires
chrétiens par des musulmans. », LUGAN, Bernard, Histoire de
l'Afrique des origines à nos jours, op. cit., p.168
314La notion d'Umma surgit des conquêtes
Omeyyades, « pour laquelle l'arabe était devenu la langue de culte
et parfois de culture », LUGAN, Bernard, Histoire de l'Afrique des
origines à nos jours, op. cit., p.181
70
même rang que les non-musulmans315. Or,
« pour les Berbères, qui se considéraient comme de vrais
musulmans, il y avait une terrible injustice qu'ils ne pouvaient accepter
»316.
« L'Empire Omeyyade fut donc perçu par eux pour ce
qu'il était, à savoir un Etat arabe dirigé par une
aristocratie composée de la tribu mecquoise des Kurashites laquelle
considérait le monde musulman comme un bien personnel conquis par la
force et dont elle pouvait ponctionner les ressources. »317
Les Berbères ne se révoltent pas contre l'islam,
mais contre les Arabes, et en particulier les Koraïchites qui n'ont, pour
eux, aucune légitimité politique318. Cette
résistance de la berbérité se traduit par la manifestation
de deux branches dissidentes de l'islam, le kharijisme et le chiisme (qu'on
retrouve surtout chez les Perses, à l'est)319. Ces deux
dissidences ouvrent la voie à une démultiplication des branches
de l'islam en Afrique, et une adaptation locale de la religion.
« Le kharijisme qui procède de la grande crise
née en 656 au sein du monde musulman à la suite de l'assassinat
du calife Othman repose sur une idée fondamentale : la direction de la
communauté musulmane doit être confiée par élection
au meilleur des siens et cela sans distinction de race, ce qui implique
l'égalité de tous les musulmans. Pour les kharijites, le calife
devait donc être élu par tous les musulmans sans exception. Pour
cette doctrine égalitaire et « démocratique », tous les
membres de l'Umma étaient égaux, qu'il s'agisse des
Arabes ou des convertis, il n'était donc pas acceptable que les
vainqueurs arabes constituassent une oligarchie dominant la masse des croyants
nouvellement convertis. Pour les Omeyyades, cette hérésie
était évidemment inacceptable car elle menaçait l'essence
même de leur pouvoir devenu temporel et ils traquèrent les
dissidents. »320
315LUGAN, Bernard, Histoire de l'Afrique
des origines à nos jours, op. cit., p.182
316Ibid.
317Ibid., p.183
318Dans les premiers temps de l'Islam, sur la
péninsule arabique, les Koraïchites avaient combattus le
prophète et
ses compagnons. 319Ibid., p.180
320Ibid., p.184
71
A partir du Xème et XIème
siècles, des groupes berbères islamisés s'implantent au
Sahel. Avec l'Empire almoravide, l'islamisation progressive de l'Afrique de
l'ouest commence par l'attaque, en 1076, de la capitale de l'Empire du
Ghana321. Rejointe par des « noirs » islamisés, les
Tekrour322, l'armée d'Abu Bakr finit par assiéger la
capitale de l'Empire et les routes du Sahel-Sahara. A partir de là,
l'islam évolue, avec l'Empire du Mali, et l'Empire du
Kanem323, par exemple. Aux routes commerciales transsahariennes
s'ajoute une nouvelle route est-ouest, la route du pèlerinage à
la Mecque.
En Afrique de l'ouest, l'islamisation se fait, non pas au
détriment de l'animisme local, mais conjointement à cette
réalité sociale. La religion monothéiste
n'éradique, ni ne supprime, les croyances singulières - elle
cohabite avec elles, dans une sorte d'hybridation qui fonde la
particularité de l'islam africain324. Bien que convertis
à l'islam, les souverains sahéliens continuent de tirer leur
légitimité politique des croyances animistes325 ;
« Cette organisation religieuse [animisme] est la garantie de
l'organisation sociale toujours fondée en Afrique sur la notion de
parenté, sur la famille patriarcale, suivant une hiérarchie
stricte qui donne au patriarche l'autorité absolue sur toute la
communauté du lignage ou du clan [...] »326. Alors
même que certaines pratiques animistes, comme le culte des objets, sont
en désaccord complet avec les lois du Coran, elles survivent dans leurs
formes traditionnelles. Elles ont contribué en grande partie au maintien
de la cohésion sociale ; « Ces religions prennent des formes
variables suivant les régions et l'ethnie. Mais elle est animiste,
c'est-à-dire, repose sur l'idée que des esprits
321THOUY, Michel, « L'islamisation de
l'Afrique Occidentale au Moyen-âge (IX°-XVI°s) »,
Académie Dijon, [En Ligne], PDF,
URL :
http://histoire-geographie.ac-dijon.fr/IMG/pdf/Islamisation_Afrique_occidentale.pdf
322Ibid.
323Royaume au nord du Tchad fondé vers le
VIIIème siècle, devenu Kanem-Bornou,
considéré par Marc-Antoine Pérouse de Montclos comme
« L'ADN de Boko Haram », PEROUSE DE MONTCLOS, Marc-Antoine, «
L'ADN de Boko Haram », Le Un, n°43, février 2015
324« L'appartenance à l'Islam des familles royales
n'exclut pas le maintien de pratiques animistes et ce d'autant plus que
celles-ci sont intimement liées à la légitimité du
pouvoir [...] », dans Michel Thouy, « L'islamisation de l'Afrique
Occidentale au Moyen-âge (IX°-XVI°s) »,
Académie Dijon, [En Ligne], PDF,
URL :
http://histoire-geographie.ac-dijon.fr/IMG/pdf/Islamisation_Afrique_occidentale.pdf
325« L'islam a rencontré un succès certain
dans ces sociétés et de façon plutôt paradoxale dans
les milieux du pouvoir politique paradoxale car en effet ces mêmes
pouvoirs tenaient leur légitimité de la pratique de l'animisme.
», Ibid.
326BRAUDEL, Fernand, Grammaire des
civilisations, op. cit., p.212
72
habitent tous les êtres de la nature, et survivent aux
morts (fétichisme et culte des objets par exemple)
»327.
« Les pratiques animistes ne sont pas absentes dans
l'islam pratiqué par les empereurs ; ainsi le même Mansa Mousa
liait semble-t-il étroitement la rentabilité des mines d'or sous
son contrôle à la pratique de l'animisme. Ce serait donc, aux
dires de cet empereur, volontairement que le Mali autorisait les cultes
animistes dans les régions productrices et que les populations
concernées étaient exemptées de tribut afin de garantir la
production de ce métal si précieux. Par ailleurs, dans sa
description de la cour du Mali, Ibn Battûta rapporte que les audiences de
l'empereur avaient lieu sous la protection de deux boucs chargés
d'éloigner le mauvais oeil. »328
« Parmi les regalia connues des askya, figure
à côté d'un sabre et d'un turban le « din-toüri
» qui n'est autre que le « bois à allumer le feu ». Les
premiers furent remis à askya Mohamed lors de son pèlerinage
à la Mecque en 1495-1496 par le calife Abbasside qui lui conféra
le titre « d'imän et de protecteur des croyants pour tout le Soudan
occidental ». Le troisième illustre l'héritage de la
période animiste de la dynastie. Une double légitimité
apparaît donc ici, celle de premier maître d'un territoire et celle
conférée par l'islam. »329
L'expansion de l'islam en Afrique n'a pas été un
mouvement unifié. Elle s'est faite plus ou moins progressivement, par
trois canaux : les conquêtes arabes sur le Maghreb, puis berbères
sur l'Afrique de l'ouest, et soudaniennes sur le Sahel-Sahara ; le commerce
transsaharien, les flux de marchandises et d'idées ; la présence
de savants et d'intellectuels au sein des Empires330, qui
contribuent à l'effervescence de cette culture dans des villes comme
Tombouctou et Gao331. Cette expansion donne naissance à une
hybridation de traditions en apparence contradictoires, en constantes
évolutions : vers l'extérieur, la diffusion de l'unicité
par le djihad, et vers l'intérieur, l'adaptation de la religion
aux particularités des sociétés africaines.
327BRAUDEL, Fernand, Grammaire des
civilisations, op. cit., p.211
328THOUY, Michel, « L'islamisation de l'Afrique
Occidentale au Moyen-âge (IX°-XVI°s) », op. cit.
329Ibid.
330 « Les interprètes du roi sont choisis parmi
des musulmans, ainsi que son trésorier et la plupart des ministres
», Ibid.
331« L'instrument principal assurant la propagation de
cette foi islamique dans cette partie du monde était le
verbe du commerçant, puis l'épée du
combattant de la foi et enfin l'enseignement du prosélyte lettré,
mais aussi la bienveillance doublée parfois de la rigueur du souverain
déjà acquis à cette foi. », MBAYE, Ravane, «
L'islam noir en Afrique », op. cit., p.833
73
2. Dissidences et unité : des islams africains aux
djihads précoloniaux
L'adaptation de l'islam en Afrique crée une sorte de
mélange entre tradition maraboutiste et religion musulmane qui s'exprime
par un regain du mysticisme islamique, et l'émergence de la
pensée confrérique entre le XVIIIème et le
XIXème siècle332. Bien que le kharijisme et
le chiisme aient été les premières dissidences
contestataires à l'égard de l'islam arabe, le sunnisme reste
dominant, et trois tendances se démarquent333.
La tendance moderniste actuelle est essentiellement
composée de jeunes ayant fait des études supérieures dans
des écoles arabes « « essentiellement axées sur
l'apprentissage de la langue arabe pendant que l'autre [école coranique]
privilégie l'éducation religieuse »334. Elle se
traduit par la multiplication d'associations culturelles islamique en Afrique
de l'ouest et au Sahel-Sahara poussant au réformisme, et «
s'opposant ainsi ouvertement aux confréries mystiques sur lesquelles
repose toute la force de la tendance traditionnaliste
généralement hostile à tout changement
»335. Bien qu'en mouvement, cette poussée moderne ne
résorbe pas les polarités fondamentalistes qui s'appuient sur des
structures archaïques, et tirent, à l'inverse, vers le «
dé-réformisme », le retour aux bases classiques de la
religion, mais également des sociétés.
Les branches kharijite et chiite constituent la tendance
sectaire. Le kharijisme ne résiste pas aux assauts abbassides, et se
replie dans la boucle du Niger, chez les Songhaï. Quant aux chiites, ils
voient leur sort lié à celui de l'Empire fatimide. D'autres
tendances sectaires résultent de ces métastases, les Ahmadia et
Bahia, présents notamment au Mali336.
Les tendances traditionnalistes sont de trois ordres :
maraboutique, confrérique, et guerrier337. L'islam
maraboutique est une adaptation du texte aux croyances animistes locales ;
« Pour ce faire, le marabout emprunte volontiers des recettes à la
magie noire pour mieux asseoir son autorité »338. Son
origine est liée au soufisme, fondé au VIIIème
siècle par Hassan al Basri, un Perse qui, après avoir
compilé les hadiths, invite les croyants à pratiquer un
islam fondé sur la
332MERIBOUTE, Zidane, Islamisme, soufisme,
évangélisme : la guerre ou la paix, Genève, Labor et
Fides,
2010, p.10
333MBAYE, Ravane, « L'islam noir en Afrique
», op. cit., p.833
334Ibid., pp.836-837
335Ibid., p.837
336Ibid.
337Ibid., p.834 338Ibid.
p.835
74
relation personnelle à Dieu339 ; «
Dès leur apparition ils se sont efforcés d'imiter la
personnalité de Mohamed et de se séparer du commun des
fidèles par leur pratique intensive d'exercices spirituels et de
mortifications sensuelles »340. Ainsi cette tendance de l'islam
permet une grande malléabilité et adaptation aux traditions
animistes locales, souvent teintée de mysticisme, voire de
sorcellerie.
« Au sens propre, un murabit désigne,
depuis le VIIIè siècle, quelqu'un qui vit dans un
ribat, une place forte aux frontières du territoire islamique.
Le ribat est occupé par des volontaires qui vont y accomplir un
acte religieux pieux assimilé au djihad. En pratique, il leur
revient d'assurer la protection des frontières à l'assaut
saisonnier contre les voisins infidèles, que ce soit les Byzantins
d'Asie Mineure, les Wisigoths d'Espagne ou les royaumes d'Afrique occidentale
comme le Ghana médiéval [...] Les Al-moravides, dynastie
berbère du XIè siècle, doivent ainsi leur nom
à la déformation occidentalisée du terme désignant
les habitants d'un ribat (al-Murabitun) [Aujourd'hui, Al-Murabitun est
un groupe armé djihadiste du Sahel fondé en Aout 2013 de la
fusion du MUJAO et des Signataires par le sang]. »341
Le terme de marabout s'est élargi, et désigne
une sorte de sorcier guérisseur qui a perdu sa fonction militaire
à la colonisation - sa puissance mystique lui donne cependant, une
autorité absolue dans sa communauté ; « Il occupe dès
lors une fonction qui recouvre en partie celle de l'imam, mais qui autorise
aussi des pratiques ésotériques réservées à
un plus haut degré de proximité au divin, ou de malice
»342.
« Aux XIXè et XXè
siècles, les mouvements anticoloniaux en Afrique, avec leur dimension
maraboutique, ont nourri une tradition militante de réforme islamique.
Chaque confrérie ou groupe religieux a combattu dans une optique
déterminée et pour des objectifs limitées à leur
zone de contrôle politique. Certains d'entre eux ont abouti à des
radicalisations, au sein de formations que l'on regroupe sous le vocable de
djihadistes, notamment dans le Sahel. »343
339DURIEUX, Jacob, « Murabitun. Soufisme et Jihad
», Academia, [En Ligne], PDF URL :
http://www.academia.edu/9864257/Murabitun._Soufisme_et_Jihad
340 Ibid. 341Ibid.
342 Ibid.
343 Ibid.
75
Les tendances traditionnalistes ont également pour
ressort l'islam confrérique africain : Shasiliya, Khalwatia, et les deux
plus importantes, Quadiriya et Tijanya344.
« Longtemps méprisés, parce qu'incroyants,
et achetés comme esclaves tant par les Européens que par les
Arabes, les Africains « noirs » sont demeurés, en entrant dans
le monde de l'islam, l'objet de la condescendance des Arabes, qui les ont tout
simplement invités à se considérer à peu
près comme des musulmans de deuxième catégorie. Cependant,
les confréries soufies (turzcq sing. Tariqa) avec
leurs activités culturelles centrées sur les mausolées
saints locaux et organisées par la hiérarchie de leurs
descendants, ont apporté une fin de non-recevoir à une telle
invite. Les turzcq ont fourni à l'Afrique « noire »
son propre leadership religieux. »345
Cet islam est l'adaptation la plus marquée par la
culture sociale africaine - le sentiment d'appartenance, y compris à
l'islam, ne pouvant être perçu par l'individu qu'à travers
son adhésion à une communauté, et donc une
confrérie mystique346 ; « Les chefs de ces
confréries représentent souvent une force politique ou plus
précisément, un important potentiel électoral avec qui
l'homme politique juge souvent bon de composer »347. En plus de
facteur de cohésion socialo-religieuse et de référent
identitaire, ces confréries sont également des vecteurs
d'éducation, bien qu'il existe des oppositions, parfois virulentes,
entre confréries, ou bien au sein des confréries
elles-mêmes.
« Ce qui favorise davantage la propagation de l'islam
confrérique c'est essentiellement le fait que le Négro-Africain,
d'une manière générale, qui vit en collectivité se
sent moins isolé et partant plus en sécurité dans le cadre
d'une confrérie où, en marge des pratiques d'ordre strictement
islamique, les adeptes sont tenus d'observer un certain nombre de règles
de vie communautaire. »348
L'islam guerrier est la dernière des trois voies
traditionnalistes de l'islam africain. Il se réfère aux
présupposés arabiques de l'islam, dans une sorte de confusion
entre le religieux et l'histoire - notamment, une adaptation des principes de
conquête et d'expansion au souvenir des Empires de la route
actualisé.
344MBAYE, Ravane, « L'islam noir en Afrique
», op. cit., p.834
345D. C. O'Brien, « La filière musulmane,
confréries soufies et politique en Afrique noire », traduit de
l'anglais
par Christian Coulon, Politique Africaine, [En Ligne],
PDF, p.7
URL :
http://www.politique-africaine.com/numeros/pdf/004007.pdf
346MBAYE, Ravane, « L'islam noir en Afrique
», op. cit., p.835
347Ibid.
348Ibid., p.834
76
« Faisant suite aux bâtisseurs de ces Empires
[Empires du Moyen-âge africain], de puissants prosélytes
doublés de chefs militaires d'une valeur incontestable : Ousman Dan
Fodio au Nigéria (XIXè siècle), El Hedj Omar
Tall (XIXè siècle) dans le Haut-Sénégal,
Almamy Samory Touré (XIXè siècle), en
Guinée, ont réalisé des poussées d'une longue
portée pour étendre le domaine de l'islam. »349
Peuls, Toucouleurs et Haoussas jouent un rôle important
dans les djihads africains ; « les dernières tentatives de
guerre dite sainte ou jihad qu'a connu l'Afrique « noire » datent de
la fin du XIXè siècle »350. Ces
djihads sont motivés par une certaine propension à
l'unité et à l'homogénéité d'un islam
divisé (par la mise en place du monopole d'une confrérie au
détriment des autres). Le modèle arabique prévaut, et les
instigateurs de ces djihads rejettent toutes les pratiques
importées, extérieures au livre saint. Ab extra, ce sont
les contextes politiques et les enjeux géopolitiques qui motivent
intrinsèquement ces mouvements guerriers. Dès 1804 la
contestation se développe à l'encontre des chefs haoussas : leur
islam adapté aux pratiques ancestrales fait l'objet d'une critique
religieuse rejetant toute coutume haram, alors mêmes que leurs
« Etats » contrôlent les routes du Soudan central.
De la fin du XVIIIème siècle à
la fin du XIXème siècle, Malik Sy crée l'Empire
Boundou aux abords de l'actuel Sénégal. De 1720 à 1886,
des Peuls islamisés prennent le pouvoir dans le Fouta-Djalon, imposant
une théocratie esclavagiste. De 1810 à 1862, dans le Macina,
Amadou Lobo de la confrérie Quadiriya établit un « Etat
» théocratique. De 1849 à 1894, El Hedj Omar de la
confrérie Tijanya fonde l'Empire toucouleur, du fleuve
Sénégal à Tombouctou. De 1804 à 1903, le Peul
Ousman Dan Fodio, puis son fils Mohamed Bello, construisent le Califat de
Sokoto, et imposent l'islamisation, l'arabisation de l'haoussa, et l'esclavage
des non musulmans351. Le cercle vicieux des oppositions est le nerf
du djihad, y compris moderne - il les enlise, les catalyse, les
gangrène autour de trois fractures principales : religieuse (musulmans /
non-musulmans), ethnique (ethnies dominantes / ethnies dominées), et
sociale (anciens esclaves / anciens esclavagistes).
349Ibid., p.836
350MBAYE, Ravane, « L'islam noir en Afrique
», op. cit., p.836
351FOUCHER, Michel, « Les 5 djihads du XIXe
siècle », Le Un, n°43, février 2015
o 77
Ousmane352 Dan Fodio et le Califat de Sokoto
Peul musulman, Ousmane Dan Fodio se révolte contre
l'islam hybride des chefs haoussas, et commence le djihad au Nigeria
actuel ; il « fut porté par l'idée de construire dans
l'ouest africain une société régie selon les
préceptes de l'islam tel qu'il lui avait été
enseigné au sein de la confrérie Qadiriya »353.
Chassé par le roi de Gobir il s'exile dans le désert, entame son
propre Hégire354. Des nomades peuls opposés
au pouvoir des chefs haoussas le rejoignent et le proclament Emir al
Mouminin (« guide des croyants »)355. Dès
lors, il lance un appel au djihad et constitue une armée ;
« Le djihad fut lancé en 1804 et rallia les chefs
religieux. La conquête des villes fut facilitée par
l'efficacité de la cavalerie peul et le ralliement de la population
acquise au djihad par la promesse d'une justice fiscale
»356.
Ousmane Dan Fodio fut le maître d'un vaste territoire,
à la tête duquel son fils Mohamed Bello lui succède ;
« L'ordre établi par le Califat favorise l'expansion de l'islam, le
commerce, l'arabisation de la langue haoussa et l'esclavage aux dépens
des non-musulmans, avec le Califat Abasside (VIIIè -
XIIIè) comme référence et la charia
comme loi »357.
o Sékou Amadou et le Califat peul du Macina
Les Peuls vivant dans les royaumes bambaras du Kaarta et de
Ségou se révoltent contre leurs souverains
animistes358. Ousmane Dan Fodio nomme Sékou Amadou
cheikh. Il s'autoproclame ensuite Emir, affirmant qu'il est
le douzième imam359. Sékou Amadou prend la tête
de la contestation peule dans le Macina. A la mort d'Ousmane Dan Fodio il se
déclare indépendant du Califat de Sokoto et de son nouveau
dirigeant Mohamed Bello360.
« Poursuivant ses campagnes, mais désormais vers
le sud puis vers l'est, il s'empara de Djenné en 1819 et se donna une
capitale, Hamdallahi (« louange à Dieu »), ville
fondée
352Othman en arabe, qui est le nom du troisième
calife de l'islam.
353LUGAN, Bernard, Les guerres d'Afrique des
origines à nos jours, Monaco, Editions du Rocher, 2013, p.41
354Ibid.
355Ibid.
356FIERRO, Alfred, « OUSMAN DAN FODIO (1752
env.-1816) », Encyclopædia Universalis, [en ligne],
consulté le 18 mai 2015
URL :
http://www.universalis.fr/encyclopedie/ousman-dan-fodio/
357FOUCHER, Michel, « Les 5 djihads du XIXe
siècle », op. cit.
358LUGAN, Bernard, Les guerres d'Afrique des
origines à nos jours, op. cit., p.41
359Nous avons ici un phénomène
particulier, puisque Ousmane Dan Fodio est à la fois émir
(calife de la tradition sunnite), et douzième imam (tradition du
chiisme duodécimain).
360Ibid.
78
en 1820. Dans les années suivantes, il élargit
ses conquêtes, y englobant Tombouctou ; vers le sud, il les
étendit jusqu'à la confluence du Sourou et de la Volta noire et
il constitua l'Empire peul du Macina. »361
Son fils et successeur Amadou Sékou fut combattu et
détrôné par les Bambaras, et les Touareg de la
région de Tombouctou362.
o El Hedj Omar et le Califat toucouleur
Omar tente de ressusciter l'élan religieux et l'esprit
du djihad contre les Etats païens à l'est de la
Sénégambie. Il critique de manière virulente
l'hérédité des fonctions politiques et la confiscation de
la zakkat par les riches chefferies363.
Né dans une famille peule islamisée membre de la
confrérie Quadiriya, il rompt avec elle avant de rejoindre la
confrérie Tijanya. Grâce à ses réseaux, il
entreprend de nombreux voyages entre l'Arabie et l'Afrique du nord, et suit une
formation militaire au côté de Mohamed Bello364.
Nommé Grand Calife de la confrérie Tijanya, il se fixe pour
objectif l'islamisation de l'Afrique de l'ouest et s'attaque au royaume bambara
de Kaarta divisé sur des questions dynastiques. Il tente de prendre
Médine, un poste français du Haut-Sénégal, mais est
repoussé par les troupes françaises. Il poursuit ses
conquêtes en envahissant Ségou - dans le même temps, les
Bambaras de la région s'allient au Califat peul du Macina qui entre en
guerre contre El Hedj Omar. Après sa victoire, ce dernier installe son
fils Amadou Tall au pouvoir. A Tombouctou, une résistance se forme
autour de la confrérie Quadiriya - El Hedj Omar trouve la mort en
combattant leur chef El Bekay365. Amadou Tall ne résiste pas
longtemps à cet échec : à l'intérieur du Califat,
des luttes fraternelles pour la succession éclatent, à
l'extérieure, la résistance des Bambaras
persiste366.
361LUGAN, Bernard, Les guerres d'Afrique des
origines à nos jours, op. cit., p.42
362Ibid.
363Inspection des écoles françaises
d'Afrique Occidentale, « L'expansion de l'islam »,
Ipefdakar, [En Ligne], PDF
URL :
http://www.google.fr/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=1&ved=0CCIQFjAA&url=http%3A
%2F%
2Fwww.ipefdakar.org%2FIMG%2Fdoc%2FL_expansion_de_l_islam.doc&ei=MSFaVeyhLYP4ywODiY
H4Cg&usg=AFQjCNEHYOoVbxVTJW2Y6RIrXYhlg6Je9A&sig2=wDr2vbeMEz4OXF8kdc4yUQ&bvm=bv.9
3564037,d.bGQ
364LUGAN, Bernard, Les guerres d'Afrique des
origines à nos jours, op. cit,, p.43
365Ibid.
366L'Empire toucouleur disparait avec la
conquête française. En Avril 1890, le lieutenant-colonel Louis
Archinard prend Ségou. En août 1892, un décret constitue la
colonie du Soudan français.
« En conclusion, on peut affirmer que tout au long des
XVIIIe et XIXe siècles ; l'islam a eu à jouer un rôle
très important dans l'évolution sociopolitique des Etats
où il était présent. Se présentant comme une
alternative politique possible, l'islam est intervenu dans la vie des
sociétés du Soudan à chaque fois que l'ordre traditionnel
a commencé à être bouleversé par les grands
évènements de l'histoire. L'expansion musulmane continue pendant
l'ère coloniale, puisque dès le début du XXe siècle
quand par exemple la France s'installe au Sénégal, la destruction
des anciens cadres d'évolution des populations colonisées
facilitent l'implantation des confréries religieuses qui deviennent les
nouvelles structures d'encadrement de cette société en perte de
repères. »367
79
367Inspection des écoles françaises
d'Afrique Occidentale, « L'expansion de l'islam », op.
cit.
80
III. Islam et modernité : des
temporalités en concurrence.
L'islamisme est un mot-valise utilisé pour exprimer
l'idée d'une confusion entre religion et politique. Or, si pour un
Occident acquis aux idées des Lumières la rationalité
prévaut, dans les mondes musulmans la religion est une totalité
impliquant la soumission dans la vie spirituelle, et dans la vie terrestre. Le
mot islamisme exprime la dualité religion/politique dans une conception
Occidentale du monde, notamment au sein de l'Etat. Les mots intégrisme,
conservatisme, fondamentalisme, sont tout autant de variables qui font
écho à une interprétation occidentalo-centrée. De
la même manière qu'il n'existe pas un seul islam368,
plus que d'islamisme, c'est d'islamismes qu'il conviendrait de parler, tant les
dissidences se sont complexifiées et multipliées.
Erigée en mythe du martyr, la vie du prophète et
de ses compagnons est devenue l'avatar du musulman opprimé qui se sent
dominé par un monde à la construction duquel il ne participe pas.
La frustration de ses origines glorieuses le pousse à aduler
Yathrib369 et rejeter dans une contestation aux intensités
variables, tout élément, toute valeur, importée qui ne
ferait pas partie de sa propre histoire (1).
Les Califats sunnites qui succèdent à la mort de
Mohamed370 constituent l'âge d'or de l'islam. Le terme «
califat » est aujourd'hui réemployé dans les discours
médiatiques, et dans certains discours islamistes, dits djihadistes. Il
est confondu dans la doxa avec la notion d'Empire. Or khilafa signifie
dans son sens originaire, « succession » ; ce qui veut dire qu'il ne
s'agit pas seulement d'un élan traditionnaliste, d'une volonté de
retour aux modes de vie originaires de l'islam, mais de l'exaltation d'une
continuité ininterrompue dans la succession du prophète,
indépendante de l'histoire Occidentale, et de l'histoire du monde
occidentalo-centrée. Il ne s'agit pas seulement de rompre avec le
système international dominé par l'Occident, mais de rompre avec
la prééminence de l'histoire de l'Occident perçue comme
normative, sur l'histoire de l'islam refoulée (2).
368ZAJEC, Olivier, Introduction à la
Géopolitique, Histoire, Outils, Méthodes, op. cit.,
p.115 369Ville de l'actuelle Médine, gouvernée par le
prophète, où le Coran régit vie publique et vie
privée. 370Oemmeyyade, Abasside, Ottoman, entre autre.
81
1. La genèse de l'islam comme idéal-type.
Au VIIème siècle, l'Arabie est une
péninsule désertique qui prolonge le Sahara ; « le
caractère essentiellement africain de l'Arabie se retrouve dans son
climat, ses productions végétales et son règne animal
»371. Située entre les continents asiatiques, africains
et européens, elle constitue un carrefour commercial important. Au
centre évoluent des populations nomades pastorales et marchandes, des
oasis s'établissent à la jonction de routes commerciales (Makka,
Yathrib)372. La société est divisée en tribus
et clans (un cheikh à la tête de chaque famille, un
émir à la tête de chaque tribu)373.
Quatre religions y règnent : le judaïsme (après la
destruction de Jérusalem les juifs se répandent en Arabie et
installent leurs colonies marchandes aux abords de l'Hedjaz) ; le christianisme
à l'est ; le sabéisme zoroastrien apporté par la Perse ;
et le culte des idoles dominant ; « Le grand nombre de sectes qui
s'était établi en Arabie, avait provoqué une
indifférence générale en matière de religion, et
cette diffusion de croyances diverses fut certainement la principale cause des
progrès rapides que firent chez ce peuple les doctrines de Mohamed
(Mahomet) »374.
Mohamed nait à la Mecque (Makka) vers la fin du
VIème siècle de l'ère chrétienne. Sa
famille appartient à la tribu des Koraïchites à laquelle est
confiée la garde de la Kaaba375. Il perd son père
à la naissance, sa mère à six ans, et reçoit en
héritage un esclave et cinq chameaux. Il grandit sous la tutelle de son
oncle Abou-Taleb et s'enrôle dans les caravanes armées qui font le
commerce et la guerre sur les frontières de Syrie376. Il
entre au service de la veuve d'un riche marchand, Khadija, avec laquelle il se
marie. En 610, il reçoit la première d'une longue série de
révélations divines lors d'une retraite dans la grotte Hira
pendant la période de jeûne377. Il prêche alors
l'islam, la croyance en un Dieu unique, et le message du
371GOSSET, Pierre, LISLE Leconte de, MARRAS, Jean,
Histoire du Moyen-âge, Alphonse Lemerre, [En
Ligne], 1876, p.53
URL :
http://fr.wikisource.org/wiki/Histoire_du_Moyen%C3%82ge_%28Gosset%29/SEPTI%C3%88ME_SI%C
3%88CLE
372Ibid. pp.52-89
373Ibid.
374Ibid., p.58
375La tribu Koraïchite vénère trois
divinités féminines (Allat, Uzza, et Manat).
DHORME, Edouard, « Les religions arabes préislamiques
d'après une publication récente », Revue de
l'histoire
des religions, Vol.133, N°133-1-3, 1947,
pp.34-48
376GOSSET, Pierre, LISLE, Leconte de, MARRAS, Jean,
Histoire du Moyen-âge, op. cit.
377Ibid.
82
Coran délivré par Djibril378. Ses
premiers disciples furent Khadija sa femme, son esclave Zeïd, son cousin
Ali (futur mari de sa fille Fatima), ses amis Abou Bakr, Othman, Zoubir,
Oubaïda, et Omar379. Quelques années après sa
première révélation, il se déclare publiquement
prophète, lançant à son encontre une violente
répression. Dénoncé par les Koraïchites, il fuit par
le désert en 622 vers Yathrib avec ses compagnons et les nouveaux
convertis (Hégire - « la fuite » - point de
départ du calendrier musulman). Suite à une alliance conclue avec
la tribu Haradsch, Mohamed fait de Yathrib médina al
nabi380, concurrente de Makka.
Le prophète y construit la première
mosquée et fonde les bases d'une constitution. Il interdit notamment
l'alcool, le chant, les jeux, la peinture, il abolit la loi tribale au nom
d'une communauté de fidèles, l'Umma381.
Parallèlement, beaucoup de rites païens sont conservés et
transformés382. En vertu des lois du Coran, les Hommes sont
jugés dans l'après-vie en fonction de leurs agissements sur
terre. Or, la croyance en la prédestination est si forte en Orient que
« loin de chercher à la combattre, Mohamed en fit un puissant
auxiliaire de l'esprit de conquête. « Dieu est vivant et vous
regarde, combattez ; le Paradis est devant vous et l'Enfer derrière
» »383.
Après s'être installé à Yathrib, le
prophète se lance dans une série d'opérations
militaires.
« Le premier combat sérieux eut lieu au mois de
Ramadan [Le Ramadan est initialement une fête païenne, qui
correspondrait au neuvième mois de l'année - certains attribuent
cette coutume au culte de la déesse Allat]384 de la seconde
année de l'Hégire. A la tête de trois cent
quatorze hommes, il rencontra auprès du puits de Bedr un millier de
Koréischites. Comme sa troupe fléchissait, il lança en
l'air une poignée de sable et se précipita dans la
mêlée en criant : « Que la face de nos ennemis soit couverte
de
378Djibril serait l'équivalant de l'ange
Gabriel.
379On retrouve ces appellations dans les noms de
guerre choisis les émirs autoproclamés du XXIème
siècle.
380Signifie « la cité du prophète
» en arabe.
381DIGNAT, Alban, « 16 juillet 622,
l'Hégire et la fuite de Mahomet à Médine »,
Hérodote.net, [En
Ligne],
janvier 2015
URL :
http://www.herodote.net/16_juillet_622-evenement-6220716.php
382ALI, Jawad, Histoire des arabes avant
l'islam, cité dans « Origines de l'Islam : ses racines
païennes
matriarcales - les 3 déesses de la Kaaba », Le
Mouvement Matricien, [En Ligne]
URL :
http://matricien.org/matriarcat-religion/islam/origines-islam/
383GOSSET, Pierre, LISLE, Leconte de, MARRAS, Jean,
Histoire du Moyen-âge, op. cit., p.65
384ALI, Jawad, Histoire des arabes avant
l'islam, cité dans « Origines de l'Islam : ses racines
païennes
matriarcales - les 3 déesses de la Kaaba », op.
cit.
83
confusion ! » Il ramena ainsi ses soldats et remporta une
victoire qui lui attira une foule d'aventuriers affamés de butin (624)
»385.
Les missions prennent des allures de guerres territoriales,
puis de conquêtes d'expansion dans la péninsule ; une
défaite contre le prêtre Abou-Ophian, « les musulmans ne
rappellent jamais sans une sainte horreur les atroces cruautés que les
filles de Koréisch exercèrent sur les cadavres des premiers
martyrs de l'islamisme (626) »386 ; une victoire lors de la
« guerre du fossé » qui se solde par une trêve et le
droit de se rendre à la Kaaba pour le prophète et ses
compagnons387. Puis, la guerre de Khaîbar (628)388,
lorsque les souverains orientaux montrent des réticences à la
conversion, et la mort d'Abou Taleb lors de la bataille de Mufta qui marque,
non sans grand lyrisme, le départ de l'imagerie martyr; « ayant eu
les deux mains coupées, [Abou Taleb] serra avec ses bras mutilés
l'étendard de l'islamisme, et reçut par devant cinquante-deux
blessures »389.
Cet élan se solde par l'annexion de Makka, la fin du
culte des idoles, et la conversion massive de la péninsule conquise ;
« Le Prophète, désormais considéré comme le
souverain spirituel et temporel de toute l'Arabie, revint à
Médine »390.
Le prophète décède en 632 sans
héritier mâle, et sans ordre de succession, ouvrant le pas
à la principale rupture au sein de l'islam. Deux tendances se
distinguent : la première affirme que la succession doit revenir
à Abou Bakr, le plus fidèle compagnon ; « Trois jours avant
de mourir, il [Mohamed] avait chargé son beau-père de
réciter à sa place les prières publiques
»391. La seconde fait prévaloir l'héritage
lignager du prophète, via Ali son cousin, et époux de sa fille
Fatima. L'élection d'Abou Bakr provoque le schisme chiite, qui rejette
le calife au profit d'un clergé issu de la chaire du Prophète (un
imam à sa tête).
385GOSSET, Pierre, LISLE, Leconte de, MARRAS, Jean,
Histoire du Moyen-âge, op. cit., p.61
386Ibid. 387Ibid.
388Ibid.
389Ibid., p.62 390Ibid.,
p.63 391Ibid., p.61
84
Le premier calife entreprend la compilation du Coran, qui sera
achevée sous Othman (114 sourates divisés 6226 en versets) 392 ;
« Le Koran est le code civil, criminel, politique, militaire des vrais
croyants, qui ne se sentent obligés à respecter que ce qu'il
contient, ce qui est conforme à son esprit, et rejettent avec
malédiction tout ce qui lui est contraire »393.
Paradoxalement, malgré sa rigueur, les sources juridiques394,
politiques et dogmatiques de l'islam font l'objet d'interprétations
personnelles ou savantes395.
« N'active pas ta langue afin de tout formuler
rapidement. Il nous incombe de le réunir et d'en fixer la
récitation. Dès lors que Nous le réciterons, suis-en de
prés la récitation. Il nous incombe aussi de l'expliciter, de
l'exposer clairement. »396
Le sunnisme, branche majoritaire, se fonde sur la conviction
du projet politique et le respect de la Sunna, qui doit permettre
d'élaborer le droit musulman composé de l'aquidia et de
la charia. La Sunna se réfère à la fois aux
versets du Coran, et aux hadiths, les actes, les paroles, et
même la façon d'être, du prophète et de ses
compagnons. Considérés littéralement, mal
interprétés, ces hadiths deviennent, semble-t-il, le
ressort des discours fondamentalistes, et d'un mimétisme
anachronique.
Au-delà de ces sources et de leur
interprétation, les dissidences de l'islam se forment lors de son
expansion. La religion s'implante et s'adapte à des régions
où les réalités locales préexistantes lui
résistent. Au sein du sunnisme quatre madhab397 se
distinguent - même si elles sont unanimes sur le Coran et la Sunna comme
source du droit islamique, elles divergent sur des questions de
jurisprudence:
- La branche hanafite est celle de la libre
interprétation, y compris personnelle.
- La branche chaféite est celle de l'interprétation
savante.
- La branche hanbalite est celle de l'interprétation
traditionnaliste.
- La branche malékite, qui ajoute à ses sources les
coutumes médinoises du VIIème siècle
(la plus présente en Afrique).
392 « Pour couper court à toute contestation future,
le calife Othman en a confié la compilation à un groupe de
travail puis fait détruire les supports d'origine. »,
DIGNAT, Alban, « 622, an 1 de l'Hégire, les piliers de l'Islam
et la doctrine musulmane », op. cit.
393GOSSET, Pierre, LISLE, Leconte de, MARRAS, Jean,
Histoire du Moyen-âge, op. cit., p.61
394 Le droit musulman est composé de deux branches :
Aquidia (les dogmes, les croyances), et charia (le
comportement quotidien, la vie sociale).
395Coran, Hadiths, Ijma (consensus
d'oulémas sur une question type), Qiyas (raisonnement par analogie),
Fatwas
(avis juridique), entre autre.
396Al Qiyama (75 :16-19)
Le Coran, traduit par Malek Chebel, Paris, Fayard, 2009,
p.665
397Pourrait se traduire par « quatre
écoles » - ce mot se réfère aux voies
d'interprétation de la religion.
85
La finalité de l'islam est de régir la
communauté des fidèles398 ; « Le mot «
communauté musulmane » signifie à la fois une
collectivité de croyants unie par leur foi commune en ce cas on la
désigne par jamâ'a, mais aussi la communauté
juridico-religieuse comme constituée dans le dâr
al-islâm, il s'agit alors de la umma »399.
Or les discussions et divergences sur les sources et le fonctionnement de cette
communauté sont non seulement essentielles, mais surtout
complexifiées par la multiplication des madhabs. L'islam semble
être un tout, religion d'unicité400 ; elle englobe la
vie spirituelle et la vie terrestre des hommes. La confusion originaire entre
son message, et l'action des hommes qui ont transmis son message, trouble son
entendement, et la place dans un temps parallèle, construit sur une
kyrielle de ruptures successives qui forment sa continuité. Dans une
conception Occidentale linéaire du temps, avec un passé, un
présent, et un futur, l'histoire du prophète et de ses compagnons
est considérée comme un point depuis longtemps
dépassé, au fur et à mesure des siècles. Dans un
esprit musulman, cette origine historique semble être au coeur d'une
conception sphérique du temps, son noyau dur - les siècles qui
passent contribuent à l'imitation, le rayonnement, et l'amplification de
ce point d'origine. Ce qui rend l'histoire de la naissance de l'islam
omniprésente, sans cesse actualisée - un point duquel affluent
tous les mouvements de la communauté, et auquel ils se
réfèrent constamment. .
« Non seulement les musulmans n'utilisent pas le
même calendrier que les Occidentaux, mais leur temps social est
fondamentalement différent. [...] la pensée produite par cette
conception du temps est non seulement difficilement comparable à celle
du monde occidental moderne, capitaliste, dans laquelle la rationalité
wébérienne s'impose (c'est-à-dire la possibilité de
faire des choix en fonction de stratégies « raisonnables »),
mais encore qu'elle produit une cohérence interne dont il faut lire les
inférences à travers sa logique propre [...] De fait, pour les
théologiens musulmans, le temps n'est pas une durée continue mais
une constellations d'instants ; l'espace n'existe pas, il n'y a que des points
[...] ».401
Le monde est définit par une division
géopolitique inspirée du Coran et des conquêtes califales ;
« Quant à l'espace, il se partage en deux territoires, un où
s'applique la loi de Dieu, le dar al-islam (demeure de l'islam) et un
autre qui n'est pas soumis à la loi divine et qu'il
398« Ni jus sanguinis, ni jus soli
; la religion fait la citoyenneté. », GARDET, Louis, La
cité musulmane, vie
sociale et politique, Paris, Librairie philosophique J.
Vrin, 1976, p.27
399ETIENNE, Bruno, L'islamisme radical,
Paris, Hachette, 1987, p.55
400« Votre Dieu est un seul Dieu, il n'y a pas d'autre Dieu
que lui, le Clément, le Miséricordieux. », Al Baqara
(2 : 163)
Le Coran, traduit par Malek Chebel, Paris, Fayard, 2009,
p.34
401ETIENNE, Bruno, L'islamisme radical,
op. cit., p.52
86
faudra soumettre, le dar al-harb (demeure de la
guerre) »402. Le dar al islam est gouverné par
la charia, tandis que l'islam doit être exporté, y
compris par la violence, dans le dar al harb. Cette conception du
monde a notamment servit de principe aux expansions califales omeyyades et
abbassides.
« Contrairement au droit international moderne, qui
reconnait l'existence d'un groupe, d'une famille de nations composée
d'Etats souverains, le droit islamique traditionnel ne reconnaît d'autre
nation que la nation islamique. A l'instar du droit romain et du régime
juridique de la chrétienté médiévale, la conception
de l'islam est fondée sur la théorie de l'Etat universel.
»403
D'autres notions apparaissent au fil du temps, et s'ajoutent
aux principes classiques de l'islam. Le dar el koufr (« maison
des infidèles ») désigne les territoires du dar al islam
conquis par le dar al harb. Et, « certains juristes
reconnaissent l'existence d'une troisième catégorie de
territoire, le dar al-ahd ou dar al-sohl (terre de pacte ou
terre de trêve), qui est un espace à statut temporaire et
intermédiaire. Cette notion s'applique essentiellement aux Etats
non-musulmans ayant conclu avec l'Etat musulman un pacte, en vertu duquel ils
reconnaissent la suzeraineté musulmane et payent un tribut
»404.
402DJALILI, Mohamed-Reza, « Islam et Relations
Internationales », Diplomatie islamique : Stratégie
internationale du khomeynisme, [En Ligne], 2014,
pp.15-53
URL :
http://books.openedition.org/iheid/1866?lang=fr
403Ibid.
404Ibid.
87
1. L'islam dans la modernité : les métastases
de la contestation.
La configuration politique qui domine dans l'histoire de
l'islam est la liaison entre le pouvoir politique (émir,
sultan, roi) légitimé par un corps d'oulémas, et
le dialogue sans cesse renouvelé avec la théologie405.
Le souverain gouverne une société régie par la
charia, tout en maintenant le droit coutumier local adapté aux
nouvelles configurations406. Avec l'occidentalisation du monde et la
prolifération du système rationnel d'Etat-nation, ces modes de
gouvernance faiblissent, disparaissent chaque fois qu'elles ne s'adaptent pas
aux structures modernes des relatons internationales. L'« islamisme »
est devenu le vocable type désignant la tendance de ces peuples de
tradition musulmane à renouer, dans le système moderne,
c'est-à-dire dans l'Etat-nation, avec les coutumes ancestrales de
gouvernance. Cette terminologie occidentale illustre la dualité
imbriquée religion/politique, mais nécessite d'être
nuancée, notamment parce qu'elle se réfère à une
réalité conceptionnelle. Ultra médiatisée depuis le
11 septembre 2001, cette pulsion fondamentale ou radicale, se manifeste
dès le XXème siècle (1930 - 1940), puis en
Afrique du nord sous la forme de réaction et d'opposition à la
domination occidentale. Elle est la résultante elle-même
processuelle, d'un processus d'adaptation manqué à la
modernité, voire d'un rejet. Les islamismes mettent en exergue la
tradition politico-religieuse musulmane inadaptée aux nouvelles formes
de gestion du politique importées (démocratie,
laïcité, identité nationale) - et deviennent, dans ce
paradigme, un élément perturbateur du statu quo
international. Définit comme dogmes religieux
idéologisés, les islamismes se fondent sur le lien indissociable
entre religion et politique, là où la rationalité
s'imposent comme norme ; ce sont donc deux visions du monde qui sont en
concurrence. Les islamismes sont multiples ; « D'où aujourd'hui la
métastase interminable des « istes » : l'islamiste n'est pas
l'intégriste, lequel n'est pas le fondamentaliste, qui n'est pas
salafiste, qui n'est pas forcément le djihadiste, lequel n'est pas
toujours un terroriste ... Même si elle traduit une vague
réalité, cette division cellulaire entraîne la confusion
totale dans l'esprit de l'observé comme dans celui de l'observateur, ce
qui rend la restitution des sens premiers une tâche urgente et salutaire
»407.
405ABBES, Makram, « L'art de gouverner en islam
», CAIRN, [En Ligne], 2014
URL :
http://www.cairn.info/zen.php?ID_ARTICLE=ESPRI_1408_0163
406 Le prophète Mohamed n'a pas supprimé
certaines coutumes païennes d'Arabie, mais les a assimilé à
l'islam. L'islam ne s'exporte pas dans une homogénéité
parfaite - les réalités locales souvent se maintiennent et
s'adaptent.
407AMIR-ASLANI, Ardavan, « Islam-Islamisme,
quelle différence ? », Huffington Post, [En Ligne], avril
2013 URL :
http://www.huffingtonpost.fr/ardavan-amiraslani/difference-islam-islamisme_b_3108641.html
88
De la même manière qu'il existe de nombreux
courants de l'islam suivant l'époque et le lieu - « parler
géopolitiquement d'un « islam uni » ou du monde «
arabo-musulman » ne correspond pas à une analyse même
sommaire de la réalité »408 - les islamismes sont
tout autant de dissidences métastasées.
Les premières contestations à l'égard des
gouvernements maghrébins se manifestent dans les années 1970 -
elles proviennent des gauches nationalistes et sont mêmes parfois
contrées par les fondamentalistes islamistes. La révolution
iranienne en 1979 marque un tournant déjà bien entamé dans
la géopolitique des islams, puisqu'il s'agit d'une révolution
islamique « nationaliste, anticapitaliste, antisioniste, et
anti-impérialiste, dont la législation s'inspire de la charia
» 409.
« L'émergence des mouvements islamistes me
paraît être une réponse à la modernisation
proposée par les Etats-nations. Face à l'insupportabilité
de la modernité perçue comme allogène, les islamistes
vont, en une dizaine d'années (en gros, de 1970 à 1980), refuser
de moderniser l'islam et proposer au contraire d'islamiser la modernité.
Contrairement à ce que soutiennent les mass media occidentaux,
la date clé dans l'imaginaire arabo-musulman qui marque le retournement
des esprits, du nationalisme progressiste vers l'islamisme, n'est pas celle de
la révolution iranienne, mais la défaite de 1967, dont
l'Occident, incorrigible, n'a pas saisi toute l'importance symbolique. Les
masses arabes ont compris définitivement que l'Occident serait toujours
du côté d'Israël et des despotes arabes, tandis que le
soutien de l'Union soviétique n'était pas inconditionnel.
»410
Parallèlement, en Afrique du nord les gouvernements
autoritaires issus des décolonisations ne laissent comme libre espace
d'expression que les mosquées. Une réislamisation par le bas est
suivie de mouvements politiques411. Les partis islamistes se
multiplient et définissent un projet limité aux frontières
de l'Etat. Cette alternative politique, plus ou moins conservatrice, affirme la
nécessité d'un retour à l'Etat religieux pour une
société musulmane, et se qualifie de salafiste ; « Comme
l'indique son étymologie, le salafisme prétend revenir aux
sources de la religion, à l'islam originel, en prenant pour
référence suprême la manière dont les premiers
musulmans - les « pieux ancêtres » (salaf al salih)
selon l'expression consacrée - ont compris
408ZAJEC, Olivier, Introduction à la
Géopolitique, Histoire, Outils, Méthodes, op. cit.,
p.115
409BURESI, Pascal, « RÉVOLUTION ISLAMIQUE
IRANIENNE (1979) », Encyclopædia Universalis, [en
ligne], consulté le 19 mai 2015
URL :
http://www.universalis.fr/encyclopedie/revolution-islamique-iranienne/
410ETIENNE, Bruno, L'islamisme radical,
Paris, Hachette, 1987, p.108
411« De plus, la tradition historique rapporte que la
mosquée fut dès le début un lieu politique, au sens plein
de ce
mot : la gestion de la Cité. », Ibid.,
p.58
89
et appliqué l'islam dans l'Arabie du
VIIème siècle »412. Bien que le
mouvement soit un projet politico-religieux, il ne renie pas, à ce
stade, l'Etat dans ses formes.
Le tournant s'effectue avec l'émergence et
l'émancipation depuis 2001 d'islamismes non seulement fondamentaux, mais
surtout radicaux.
« L'ensemble des théories du développement
font du sous-développement un phénomène naturel,
lié au retard de certaines sociétés
périphériques. Les islamistes soutiennent que le retard est le
produit de l'occident et de son imitation. Leur analyse est radicale en ce sens
qu'elle remet en cause l'ordre économique mondial et la domination de
l'Occident. Elle propose comme solution à tous les maux de la
modernité/modernisation le retour aux racines de l'islam politique [...]
»413.
La fin de la Guerre Froide dégel les tensions
larvées sur l'ensemble du globe, et contribue à l'explosion de
conflits identitaires, territoriaux, et politiques. Parallèlement,
certaines branches des islamismes se transforment et revêtent des
visées transnationales. Une « obligation manquante
»414, sixième pilier, est insufflée aux
musulmans, faisant du djihad, en tant que résistance et lutte
dans le dar el harb, le commandement premier de la foi. Ces nouvelles
doctrines prennent alors une dimension contestataire proactive parasite -
c'est-à-dire, qu'elles ne se limitent plus aux territoires, mais
reviennent à une vision géopolitique islamique du monde, et
vivent au dépens des conflits déjà installés, les
transformant en canaux d'émancipation. Dans cette mosaïque, le
projet nationaliste islamique est abandonné par certaines branches
dissidentes au profit de velléités plus large. Les attentats du
11 septembre 2001 ont permis la médiatisation du réseau
Al-Qaïda devenu la bannière de cette nébuleuse
contestataire, lui permettant d'exister sur la scène internationale. Les
rébellions chaotiques, qui agissent comme finalité en
elles-mêmes et non comme moyen au service d'une fin
déterminée, ainsi que les confusions sémantiques,
brouillent l'évaluation pertinente de ces doctrines islamistes en
mouvements, adaptées à leur temps et à leur contexte. Or,
dans le conflit malien par exemple, cet islamisme djihadiste agit comme un
parasite média, masquant la réalité profonde de
problématiques géopolitiques classiques, qui constituent la plaie
à désinfecter : la défaillance de l'Etat et la
revendication touareg en l'espèce. Nonobstant le fait qu'il ait
été pensé dans ses premières heures en termes
politiques et géopolitiques concrets, le djihadisme, c'est-à-dire
la résistance et la lutte violente légitimée dans le
dar el
412ROUGIER, Bernard (dir.), Qu'est ce que le
salafisme ?, Paris, Presses Universitaires de France, 2008, p. 3
413ETIENNE, Bruno, L'islamisme radical, op. cit.,
p.22
414.Muhammad Abdus Salam Faraj, « Jihad,
l'obligation absente », traduit de l'arabe par Abdallah ibn Abdallah,
Al
Mourabitine.com
Publications, [En Ligne], PDF
http://alfatihoun.edaama.org/Fathul%20Moubin/FathulMoubin/Stuff/French/Pdfs/AlFarida.pdf
harb, se révèle être une
contestation constante « polémomorphe » qui suit les flux de
conflictualités classiques, les médiatisent, les fait exister,
sans autre finalité que la déstabilisation de l'ordre
établi. La dimension mondiale donnée à cette contestation
est favorisée par l'exaltation de l'Umma, qui devient dans les
paradigmes modernes, une configuration transnationale de la
société ; « L'islamiste n'est pas le citoyen d'un pays mais
le fidèle à une communauté »415.
« Dans cette vision, l'islam a pour mission d'être
le ciment identitaire de tous les musulmans, quels que soient leur origine et
leur milieu social ou culturel. Le fantasme d'une Umma («
communauté ») homogène est soutenu par l'imposition de
règles fondées sur les principes du licite et de l'illicite, du
hallal et du haram. Cet ordre islamiste construit ainsi une
double frontière : entre les musulmans et les non-musulmans, mais aussi
entre les bons et les mauvais musulmans. Et celles et ceux qui sont du
côté de l'illicite risquent gros : des pressions, des menaces, des
violences, la mort. »416
Les islamismes sont multiples et ne doivent pas être
confondus en une seule et même entité rebelle. Cette terminologie
Occidentale sert aujourd'hui de concept confus pour désigner et exprimer
les différentes tendances politico-musulmanes qui luttent avec une
violence plus ou moins exacerbée, contre un ordre international
établi dominé dans ses formes et dans ses fonds, par l'Occident.
Les islamismes ne sont pas nouveaux, les conflits qu'ils habillent leur
préexistent. Ils sont une énième division et subdivision
d'un noyau conflictuel souche : le temps de l'islam confronté aux temps
du monde dominé par l'Occident.
90
415AMIR-ASLANI, Ardavan, « Islam-Islamisme,
quelle différence ? », op. cit.
416CHAFIQ, Chahla, « L'islamisme, une lecture
totalitaire du monde », Le Monde, [En Ligne], février 2015
URL :
http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/02/05/l-islamisme-une-lecture-totalitaire-du-monde_4570661_3232.html
CONCLUSION PARTIELLE
Les ressorts des islamismes modernes sont motivés par
la symbolique historique, et les stigmatisations géopolitiques qui en
découlent. Ils s'expriment dans un monde de nouveau divisé entre
fidèles et infidèles, dans un dar el harb
mondialisé où la résistance se fait par
conquête et reconquête de territoires perdus. Le terme de
djihadisme est un néologisme : il désigne aujourd'hui
l'exportation par la violence, de la violence, sans finalité
pacificatrice, au nom de l'islam - il est un islamisme, une
idéologisation de la religion, poussée au paroxysme de la
contestation. Or, le djihad, dans sa définition
textuelle417 désigne la lutte, l'effort, tandis que la guerre
est traduite par le mot harb. Adapté à la
modernité, ce mot de djihadisme pourrait être
interprété, non pas comme l'action de guerre strico
sensu, avec pour finalité la mort de l'ennemi et la pacification -
mais comme la résistance et l'endurance à un dar al harb
oppressant, où la finalité devient sa propre survie par
l'agitation et le trouble constant de l'espace pacifié. Le djihadisme
est donc une manière de désigner la contestation transnationale
mise sous la bannière de l'islam, sans cesse actualisée, qui
constitue un mode de rupture répétitif avec l'ordre Occidental
établi. Il permet, aux groupes qui s'en réclament de faire valoir
leur historicité, leur histoire propre, leur temps propre, sur le temps
mondialisé. Les sources de la contestation islamiste sont à
rechercher dans les disfonctionnements politiques actuels, les enjeux
géopolitiques modernes, mais également, dans l'histoire de ces
sociétés, leur fonctionnement propre en dehors de toute
appréhension occidentalo-centrée.
91
417Des savants, notamment l'imam Sahih Al Bukhari
qui a compilé les hadiths, ont fait surgir la notion
d'obligation manquante, « le sixième pilier de l'islam », qui
correspond au sens moderne du djihad.
92
Troisième Partie - Le conflit malien en action :
La déflagration des tensions sahélo-sahariennes
La crise malienne, déclenchée par la destitution
du président Amadou Toumani Touré : ATT, le 22 mars 2012, ne peut
se comprendre sans considérer le contexte mondial et régional qui
la précède directement. Elle semble être la
résultante explosive d'une latence crisogène installée
depuis les indépendances, et ranimée sporadiquement par les
métamorphoses de la conflictualité globale. La brèche
laissée ouverte par le désinvestissement de l'Etat malien
accélère le processus de transformation de la menace et
l'installe dans l'espace. Dès lors, en quoi le conflit malien est-il la
détonation d'une surconcentration d'enjeux et d'acteurs illégaux
parasites implantés dans la rupture de l'Etat ?
L'apparition d'Al-Qaïda et de sa franchise418
locale, Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), modifie profondément
la situation politique et sécuritaire de la région. Avatar d'un
djihad moderne renouvelé, cette réalité active,
ou abstraction représentative, transforme les perspectives
géopolitiques des groupes armés non étatiques
déjà présents au Sahel-Sahara ; « Les groupes
composites formant la galaxie Ben Laden se sont peu à peu
éloignés de leurs objectifs géographiques ou nationaux
[...] »419 (A). Dans une double logique d'ubiquité et de
rupture, Al-Qaïda prospère et s'installe, chaque fois qu'il est
possible, dans les failles politiques et sociales laissées par la
défaillance des Etats. Elément parasite, elle vit aux
dépens des conflits dans lesquels elle s'active, forme un point de
convergence opérationnel, et redéfinit les polarités
(B).
« Le Mali est le concentré explosif des maux d'une
zone aussi immense que grise, qui va de l'Atlantique à l'océan
Indien et où les trafics alimentent aussi bien les extrémistes
islamistes d'Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), que les mouvements de
guérilla touareg et l'état-major d'une armée
gangrenée par la corruption. »420
418JOANNIDIS, Marie, « Dix ans après le
11-septembre : Aqmi, franchise d'al-Qaïda en Afrique », RFI,
[En Ligne], septembre 2011
URL :
http://www.rfi.fr/afrique/20110909-aqmi-franchise-al-qaida-afrique-11-septembre-terrorisme-sahel/
419DAGUZAN, Jean-François, « D'Al-Qaida à AQMI,
de la menace globale aux menaces locales », Diploweb, [En Ligne],
décembre 2011
URL :
http://www.diploweb.com/D-Al-Qaida-a-AQMI-de-la-menace.html
420AYAD, Christophe, « Au coeur du Sahel sous
tension, la poudrière malienne », Le Monde Afrique, [En
Ligne], mars 2012
URL :
http://www.lemonde.fr/afrique/article/2012/03/28/au-coeur-du-sahel-sous-tension-la-poudriere-malienne_1676354_3212.html#Zs1E9FFBOATkAb7H.9
93
I. Al-Qaïda et AQMI : des menaces
glocalisées.
Al-Qaïda est une réalité insaisissable tant
elle évolue au gré des contextes et conjonctures qu'elle aborde -
« une fois épuisées les métaphores sidérales :
nébuleuse ou galaxie terroriste, ces termes révèlent
d'abord l'immensité d'un espace infini et effrayant, mais aussi notre
propre incapacité à concevoir cet objet non identifié
»421. Depuis le 11 septembre 2001, elle se transforme en avatar
d'un djihad global galvanisé bien loin de représenter la
diversité et la complexité des variables qui l'animent.
Reconstruite sur le rejet de l'ordre établi et de ses
représentants (« l'alliance judéo-croisée
»422), Al-Qaïda semble a priori motivée
par un islam fondamentaliste adapté. Cet oxymore révèle la
complexité du phénomène qui s'élabore autour de
l'exaltation de valeurs moyenâgeuses et de l'utilisation parallèle
des technologies de la mondialisation critiquée. Plus qu'une
entité, ce fluide hybride niché dans les interstices du temps et
de l'espace perturbe, chaque fois qu'il est possible, la tectonique des plaques
géopolitiques, en comblant et gangrénant les failles ouvertes par
la modernité (1).
« Cette capacité de nuisance d'un groupuscule
cosmopolite est sans précédent et n'a pas fini d'alimenter les
polémiques comme les interrogations. Al-Qaida a tiré le plus
grand profit de la mondialisation des échanges humains, pour amalgamer
dans sa matrice des militants d'horizons très divers. »423
L'invisibilité produite par sa «
canalisation424 », nécessite une inscription
territoriale témoin de son existence et de sa pro activité.
Ainsi, Al-Qaïda évolue, organisation, réseau,
étiquette marketing entre autre, qui aspire à la fois les vagues
rebelles spatialisées, comme c'est le cas pour le GSPC algérien,
et satellise ces mêmes réalités en vertu d'une logique
d'ubiquité - AQMI n'est pas seulement la branche africaine
d'Al-Qaïda, elle est Al-Qaïda (2). Les conflits géopolitiques
initiaux sont concurrencés et supplantés par une bannière
globale amorphe et déformante, qui nécessite pour être
comprise, de disséquer la terminologie et l'histoire des variables
conflictuelles en concurrence.
421KEPEL, Gilles, Al-Qaida dans le texte,
Paris, Presses Universitaires de France, 2005, p.1
422Ibid., p.51
423FILIU, Jean-Pierre, La véritable
histoire d'Al-Qaida, Paris, Fayard, 2010 (2ème ed.
2009), p.237
424Ce terme désigne le fait qu'Al-Qaïda
évolue via les canaux de la mondialisation, les voix de communication
et
les flux.
94
1. Genèse et mutation d'Al-Qaïda :
continuité des ruptures.
L'histoire d'Al-Qaïda est complexe et
multiple425 : elle est indissociable des hommes qui l'ont
pensée, et est le fruit d'une succession de ruptures et de
métamorphoses idéologiques et stratégiques ; « Il est
impossible de comprendre l'histoire du jihad global sans mesurer l'ampleur du
divorce qui le fonde »426.
Au milieu du XXème siècle l'Afghanistan
connaît une crise politique et économique427 : le
pouvoir royal pachtoun ethno-centré alimente des tensions identitaires
à l'intérieur du pays et vis-à-vis du
Pakistan428. L'URSS de Léonid Brejnev veut prolonger les
avancées russes du XIXème siècle dans la région, et
se frayer un chemin d'accès aux mers chaudes ; « Tous les peuples
dans une situation comparable à celle des Russes cherchent à se
frayer un chemin vers les mers ouvertes, et par conséquent, à
chaque fois que ces prisonniers impatients secoueront les barreaux de leurs
geôles géographiques, les peuples occidentaux craindront pour leur
tranquillité »429. Or, le contexte de Guerre Froide
pousse les Etats-Unis à concurrencer l'influence communiste par l'aide
économique.
Dans les années 1970, le général Mohammed
Daoud renverse le roi, abolit la monarchie, et instaure un régime
républicain dont il devient le premier président en 1973 ; mais
« le traitement de ses ennemis politiques - les islamistes et les
communistes, eux-mêmes opposés les uns aux autres - mêle la
répression et la cooptation »430. Et d'ajouter, «
l'hostilité grandissante à leur encontre conduit certains
islamistes, tels le Tadjik Ahmed Chah Massoud et le pachtoun Gulbuddin
Hekmatyar à s'exiler au Pakistan »431.
Les tensions précipitent le coup d'Etat communiste de
1978, « cette « affaire improvisée dans la hâte
»432. Le Parti Démocratique Populaire d'Afghanistan
(PDPA) est divisé en deux branches : le Khalq, instigateur du coup
d'Etat, est le courant majoritaire et radical à
425Jean-Pierre Filiu avait intitulé un de ses
livres « Les Neuf vies d'Al-Qaida ».
426FILIU, Jean-Pierre, La véritable
histoire d'Al-Qaida, op. cit., p.23
427« A partir de 1969, en effet, l'Afghanistan connaît
plusieurs années de sécheresse et de famine. Quatre ans
plus tard, le peuple meurt littéralement de faim dans la
province de Ghor, au centre du pays. », PARENTI,
Christian, « Retour sur l'expérience communiste en
Afghanistan », Le Monde Diplomatique, [En Ligne], août
2012
URL :
http://www.monde-diplomatique.fr/2012/08/PARENTI/48065
428Le Pakistan est peuplé sur ses franges
afghanes de populations pachtounes.
429BACHELIER, Eric, L'Afghanistan en guerre, la
fin du grand jeu soviétique, Lyon, Presses Universitaires de
Lyon, 1998, p.5
430PARENTI, Christian, « Retour sur
l'expérience communiste en Afghanistan », op. cit.
431Ibid.
432STEELE, Jonathan, ibid., (cité
dans)
dominance pachtoun ; le Parcham lui, est « ancré
dans les classes moyennes urbaines qui parlent le dari »433.
Le régime communiste mène une succession de
réformes culturelles et économiques drastiques auxquelles ni eux,
ni les sociétés, n'étaient préparés ; «
Conçues dans l'urgence, les réformes du PDPA souffrent de la
vieille division de la société afghane entre villes et campagnes
»434. La société rurale opposée au
régime, se tourne vers la résistance armée «
rejoignant les partis islamistes qui ont fui au Pakistan durant la
répression de Daoud »435. Des rébellions
islamistes inspirées par la révolution iranienne, éclatent
dans plusieurs villes.
« Les Soviétiques envoient de nouveaux conseillers
en Afghanistan et commencent à élaborer un plan de
déploiement de leurs forces terrestres. Depuis l'été, les
Etats-Unis fournissent de l'argent et des armes aux moudjahidins afin de
préparer des assauts contre les forces gouvernementales et les
infrastructures publiques à partir du Pakistan. »436
Al-Qaïda trouve alors son origine dans l'intervention
soviétique en Afghanistan de 1979 à 1989. Et, elle résulte
d'un processus d'émancipation de ce conflit local, et d'adaptation de
trois notions de l'islam, Hégire, djihad,
takfir, à la modernité.
« Un triptyque militant se met en place, entre le
takfir, l'hégire et le jihad : la
société musulmane d'origine et ses dirigeants sont
stigmatisés comme « infidèles », d'où
l'impératif d'hégire, en imitation du voyage fondateur du
prophète Mohammed, de La Mecque vers Médine. Ben Laden est
pleinement entré dans cette logique en modelant sa « Tanière
des Compagnons » sur le précédent revisité de
Médine. Les camps des jihadistes arabes deviennent les laboratoires de
l'islam régénéré, où l'apprentissage
à la guerre contre les « infidèles » est censé
ouvrir la voie à la liquidation des musulmans « traîtres
» et autres « apostats ».»437
95
433PARENTI, Christian, « Retour sur
l'expérience communiste en Afghanistan », op. cit.
434Ibid. 435Ibid.
436Ibid.
437FILIU, Jean-Pierre, La véritable
histoire d'Al-Qaida, op. cit., p.46
96
o Hégire afghan
L'histoire d'Al-Qaïda est indissociable des « trois
militants, déterminés à restaurer la puissance de l'islam
»438 qui l'ont fondé, depuis leurs montagnes
afghanes.
Abdallah Azzam, « imam du jihad », est un savant
religieux palestinien mobilisé dans la résistance afghane. Il
côtoie dans sa jeunesse les Frères Musulmans du Moyen-Orient
activement engagés dans la lutte contre « l'ennemi sioniste
»439. Et s'en détourne pour poursuivre ses études
dans l'Egypte d'Anouar Sadate, avant de devenir enseignant en Jordanie puis en
Arabie Saoudite. Lors d'un pèlerinage à la Mecque, il rencontre
Kamal al-Sananiri, un cadre égyptien membre des Frères musulmans,
mandaté par l'Arabie Saoudite pour lutter contre les Soviétiques
en Afghanistan, qui lui fait l'éloge du djihad
anticommuniste440. Abdallah Azzam décide d'enseigner
à Islamabad, d'où il effectue plusieurs voyages, de plus en plus
fréquents, à Peshawar. Et, en 1983 il émet une fatwa
prescrivant l'obligation individuelle d'accomplir le djihad en
Afghanistan.
« Le sujet est délicat, car des siècles de
jurisprudence islamique ont bien distingué le « jihad offensif
», menée par une fraction de la communauté musulmane au nom
de celle-ci, et le « jihad défensif », dont l'obligation
collective (fard kifaya) ne peut devenir individuelle que dans des cas
très précis. Azzam s'attache à démontrer que le
« jihad défensif » en Afghanistan ne concerne pas que le
peuple afghan, directement agressé, mais l'ensemble des musulmans du
monde entier qui ont dès lors pour obligation individuelle de contribuer
au jihad antisoviétique »441.
Définitivement détourné des
problématiques palestiniennes et installé à Peshawar,
Abdallah Azzam continue de soutenir à ses coreligionnaires l'importance,
voire la nécessité de ce djihad afghan ; « Tout
Arabe qui veut accomplir le jihad en Palestine peut commencer par là,
mais celui qui ne le peut pas, qu'il aille en Afghanistan. Quant aux autres
musulmans, je pense qu'ils doivent commencer leur jihad en Afghanistan
»442.
438FILIU, Jean-Pierre, La véritable
histoire d'Al-Qaida, op. cit., p.23
439Ibid., p.25
440Ibid., p.27
441Ibid., pp.28-29
442KEPEL, Gilles, Al-Qaida dans le texte,
op. cit., p.149
97
Oussama Ben Laden est originaire d'une famille riche et fait
ses études en Arabie Saoudite ; il s'en détourne pour suivre
l'activisme des Frères musulmans.
« Il se plonge dans les écrits de Sayyid Qotb, le
« martyr » emblématique des Frères musulmans, et suit
les conférences de son frère Mohamed Qotb, désormais
installé en Arabie Saoudite. Il se passionne pour le « jihad
», en fait la campagne de terreur déclenchée dès 1976
par les Frères musulmans syriens contre le régime laïc du
parti Baas. Mais c'est l'invasion soviétique de l'Afghanistan qui
radicalise son engagement. »443
Il est chargé, dans un premier temps, de
transférer des fonds au Pakistan pour le Jamaat Islami444, et
rencontre dans ses voyages de nombreuses personnes influentes du djihad
afghan. Motivé par Abdallah Azzam, il finit par rejoindre les
moudjahidins en 1984.
Ayman Zawahiri est égyptien, et «
particulièrement influencé par un de ses oncles maternels,
Mahfouz Azzam, opposant résolu au régime d'Abdel Nasser, avocat
et exécuteur testamentaire de Sayyid Qotb [...] »445. Il
s'engage dans un activisme clandestin après la pendaison de Sayyid Qotb
en 1966, et s'éloigne des Frères musulmans qu'il juge trop
passifs - il effectue cependant un premier voyage au Pakistan sous leur
égide dont il rentre transformé446. L'assassinat
d'Anouar Sadate en 1981 ouvre la voie à de nombreux soulèvements
et une arrestation massive des islamistes, y compris d'Ayman Zawahiri. Sous la
torture, il dénonce ses camarades et est incarcéré
jusqu'en 1984. A sa sortie, il fuit de honte l'Egypte pour s'installer à
Djedda, avant de rejoindre le djihad afghan qu'il commence
déjà à penser contre les régimes arabes impis.
443FILIU, Jean-Pierre, La véritable
histoire d'Al-Qaida, op. cit., p.33
444Les Frères musulmans au Pakistan
445Ibid., p.35
446« Alors qu'Abdallah Azzam enseigne encore dans le
confort de l'université de Djedda et qu'Oussama Ben Laden se contente
d'acheminer des fonds à Lahore, Zawahiri devient un des premiers Arabes
à faire l'expérience du djihad afghan. Il en revient
transformé en Egypte et il repart dès mars 1981 [...] »,
FILIU, Jean-Pierre, La véritable histoire d'Al-Qaida, op.
cit., p.36
98
o Djihad moderne
En 1984, Abdallah Azzam et Oussama Ben Laden
établissent le maktab al-khadamât447,
censé recueillir des fonds et former les musulmans désireux de
faire le djihad.
« Des activistes radicaux - ceux qu'on appellera
bientôt les Afghans, volontaires islamistes venus du monde entier
(Maghrébins, Egyptiens, Jordaniens, Yéménites,
Koweïtiens, Saoudiens, Moros philippins, Ouzbeks d'Asie centrale,
Malaisiens, Ouïgours originaires du Xinjiang chinois, ressortissants
d'autres pays d'Asie centrale, d'Asie du Sud ou du Sud-est) - vont subir un
endoctrinement rigoriste et un entraînement aux techniques de la
guérilla notamment dans les camps de Peshawar ou de Kaboul, pour ensuite
soit retourner chez eux, soit rejoindre d'autres foyers régionaux de
conflits. »448
Au départ peu nombreux, les volontaires au djihad
affluent dans les années 1985449 et suivent une
formation militaire aux côtés d'Abdel Rassoul Sayyaf et de
Gulbuddine Hekmatyar, « deux commandants pachtounes
particulièrement bien vus de l'ISI »450. Dans le
même temps, Mikhaïl Gorbatchev annonce le retrait des troupes
soviétiques, programmant la fin du maktab al-khadamât.
En 1987, Abdallah Azzam énonce l'impératif d'une
« base (qâ'ida) ferme dans le territoire musulman »
»451, réformant les objectifs initiaux du maktab
al-khadamât, et marquant par la même, le point de
départ d'un nouveau projet.
« Le mouvement islamique ne sera capable d'établir
la société islamique que grâce à un jihad populaire
général, dont le mouvement sera le coeur battant et le cerveau
brillant, pareil au petit détonateur qui fait exploser une grande bombe,
en libérant les énergies contenues de l'Umma et les
sources de bien qu'elle retient dans son tréfonds. Les compagnons du
Prophète (que Dieu les agrée !) n'étaient qu'une
poignée par rapport aux musulmans qui renversèrent le trône
de Chosroês et ternirent la gloire de César [...] La
société islamique a besoin de naître, mais la naissance se
fait dans la douleur et la peine. »452
447Bureau des services
448LAMCHICHI, Abderrahim, « Al-Qaïda »,
Confluences Méditerranée, N°40, Vol.1, 2002,
p.41
449« Selon l'estimation fiable d'Anas, le nombre de
moujahidins arabes atteint trois à cinq mille de 1987 à
1989. », FILIU, Jean-Pierre, La véritable
histoire d'Al-Qaida, op. cit., p.41
450Ibid., p.40
451KEPEL, Gilles, Al-Qaida dans le texte,
op. cit., p.169
452Ibid.
99
Abdallah Azzam rompt avec la tradition historique du
djihad en en faisant une obligation personnelle pour le musulman ;
« Le jihad a l'époque des compagnons et des successeurs fut surtout
une obligation collective, parce qu'il y avait eu des nouvelles
conquêtes. Aujourd'hui, le jihad au risque de la vie est une obligation
individuelle »453. Le maktab al-khadamât
s'élabore comme une sorte de cellule de formation militaire pour
les volontaires au djihad, poussés à combattre l'ennemi
soviétique dans les différentes zones de conflit à travers
monde454. Cette forme lui donne une dimension transnationale,
puisqu'il accueille des milliers d'individus qui, à la fin de la Guerre
Froide, se recyclent dans les zones de friction locales.
« Aujourd'hui, le jihad au risque de sa propre vie et de
son argent, est une obligation individuelle pour tout musulman, et toute la
communauté musulmane demeurera dans le péché tant que le
dernier empan de territoire musulman n'est pas libéré des
infidèles ; personne ne peut être absout de ce péché
sinon les moujahidines. »455
Le retrait des troupes soviétiques d'Afghanistan entame
la dislocation du maktab al-khadamât. Les dissidences et
oppositions internes poussent Oussama Ben Laden à créer sa propre
base, de double nature456, Al-Qaïda ; « L'ancrage
territorial et limité ne prend son sens que par la mise en
réseau, dans une dialectique inédite et transnationale
»457. La mort d'Abdallah Azzam entérine la succession,
ou la mutation, du maktab al-khadamât en Al-Qaïda.
o Etats takfirs458
La guerre du Golfe marque un tournant décisif dans les
choix stratégiques d'Oussama Ben Laden.
Le régime de Saddam Hussein est considéré
comme apostat. Lorsqu'il envahit le Koweït, Oussama Ben Laden lance un
appel aux Afghans en vertu duquel « tous les moujahidines originaires du
Golfe doivent se retirer du front afghan, rejoindre Peshawar et être
rapatriés en Arabie pour y contenir l'invasion irakienne du
453KEPEL, Gilles, Al-Qaida dans le texte,
op. cit., p.177
454BAUD, Jacques, « Al-Qaïda »,
global terror watch, [En Ligne], juin 2014
URL :
http://www.globalterrorwatch.ch/index.php/al-qaida/
455KEPEL, Gilles, Al-Qaida dans le texte,
op. cit., p.149
456Il serait également possible de
considérer aujourd'hui qu'Al-Qaïda a une base symbolique, qui
transcende la
dimension territoriale, et transnationale.
457FILIU, Jean-Pierre, La véritable
histoire d'Al-Qaida, op. cit., p.46
458Déchéance du statut de musulman.
100
Koweït »459. Il propose son aide
militaire au régime saoudien, qui le remercie, et accueille des troupes
américaines quelques jours plus tard sur les sols saints. Ce choix des
princes saoudiens leur vaut critiques et virulence. D'autant qu'en 1991, ils
autorisent le maintien de la présence américaine dans le pays ;
« Le chef d'Al-Qaida amèrement déçu par son pays, ne
sait pas qu'il ne reverra plus jamais l'Arabie saoudite. Pour lui, l'avenir est
déjà ailleurs. Et, à ses yeux, le jihad sera global ou ne
sera pas » 460. Dans le même temps, Ayman Zawahiri se
lance dans un conflit idéologique avec les Frères musulmans
d'Egypte - le djihad n'est plus seulement pensé en termes de
lutte contre les infidèles, mais également en termes de lutte
contre les takfirs, les traîtres musulmans ; « Nous
considérons que combattre les gouvernants apostats des pays musulmans
doit précéder celui des autres, car ce sont des apostats et que
le combat contre les apostats doit précéder celui contre les
infidèles. »461
o Hégire soudanais
Expulsé d'Arabie Saoudite, Oussama Ben Laden s'installe
au Soudan, où il est accueilli par Hassan Al Tourabi, «
diplômé des universités de Londres et de la Sorbonne,
Tourabi a longtemps dirigé la branche soudanaise des Frères
musulmans, puis a élargi ses ambitions à un panislamisme d'un
type nouveau »462. La fin de la Guerre Froide, et le
départ des communistes de Kaboul, « accélèrent le
départ, du Pakistan vers le Soudan de quelques cinq cents jihadistes
étrangers, tandis qu'Al-Qaïda ne maintient qu'une présence
résiduelle en Afghanistan autour du camp Farouk »463.
Khartoum devient l'épicentre de l'organisation, et les Etats-Unis
l'ennemi principal464. L'intervention des Etats-Unis en Somalie est
perçue par Oussama Ben Laden comme une nouvelle intrusion en terre
d'islam. Sur le modèle d'Abdallah Azzam, et alors qu'il n'a pas de
légitimité théologique et dogmatique, il demande à
Abou Hajer al Iraqi d'écrire un texte prescrivant le djihad en
Somalie - une fatwa qui reste interne à l'organisation, et
marque le pas du djihad anti-occidentale.
459FILIU, Jean-Pierre, La véritable
histoire d'Al-Qaida, op. cit., p.50
460Ibid., p.52
461KEPEL, Gilles, Al-Qaida dans le texte,
op. cit., p.257
462FILIU, Jean-Pierre, La véritable
histoire d'Al-Qaida, Paris, op. cit., p.57
463Ibid., p.58
464« Les Etats-Unis deviennent un objectif légitime,
voire prioritaire, alors même que l'implantation historique
du Bureau des services, avec une trentaine d'antennes sur tout le
territoire américain, fournit l'armature légale de
cellules djihadistes. », Ibid., p.59
101
Cette période soudanaise rode les instruments
dogmatiques et opérationnels465 d'Al-Qaïda sortie, au
moins en principe, du carcan afghan. La trahison de Jamal Fadl, qui livre des
informations sur le fonctionnement interne de l'organisation aux services
américains, alimente la haine des apostats. Et, « replié sur
les hauteurs de Jalalabad, dans les grottes du massif montagneux de Tora Bora,
l'émir d'Al-Qaïda rumine le coup d'éclat qui doit
propulser son jihad global sur le devant de la scène internationale
»466.
o Djihad global
En août 1996, plusieurs journaux arabes reçoivent
un texte intitulé « Déclaration de jihad contre les
Américains qui occupent le pays des deux Saintes Mosquées
»467, marquant le départ d'une double tendance propre
à Al-Qaida : l'utilisation des médias comme vecteur de
propagande, et la désignation des Etats-Unis comme
ennemi468.
Les médias, les images, et surtout Internet, sont les
canaux de communication privilégiés par Al-Qaïda, lui
permettant, à l'instar de l'espace virtuel, de se structurer en un
réseau transgressif. L'essence de son action réside alors dans
l'apologie d'une violence déconstruite et transformée en
résistance nécessaire ; et dans l'instauration d'une forme de
continuité des ruptures, grâce notamment aux attentats qui
viennent épisodiquement perturber à degré variable le
statu quo.
« Si la propagande audiovisuelle reste dans le domaine de
la représentation, elle peut en revanche avoir recours à une
forme de « violence psychique ». Dans le cas d'Al-Qaida, celle-ci est
davantage qu'une violence symbolique, elle est la représentation d'une
violence extrême et réelle hissée au rang de symbole en
soi. »469
En février 1998, Oussama Ben Laden publie le manifeste
fondateur du « Front islamique mondial pour le jihad contre les juifs et
les croisés »470. Ayman Zawahiri en adhérant
à cette confédération, renonce à l'ennemi proche,
le régime égyptien, au profit de l'ennemi lointain, les
Américains, et leurs alliés, y compris musulmans471.
Et au-delà encore,
465FILIU, Jean-Pierre, La véritable
histoire d'Al-Qaida, op. cit., p.69
466Ibid., p.75
467KEPEL, Gilles, Al-Qaida dans le
texte, op. cit., pp.52-59
468« Depuis ces sommets nous oeuvrons à effacer
l'injustice commise envers la nation musulmane par la coalition
judéo-chrétienne », KEPEL, Gilles,
Al-Qaida dans le texte, op. cit., p.53
469EL DIFRAOUI, Abdelasiem, Al-Qaida par l'image,
la prophétie du martyre, Paris, Presses Universitaires de
France, 2013, p.27
470KEPEL, Gilles, Al-Qaida dans le
texte, op. cit., pp.63-69
471Ibid., p.23
102
il ne s'agit plus seulement de frapper l'ennemi chez lui, dans
son sanctuaire, mais partout où qu'il soit - notamment, ses symboles
(ambassades, entreprises). Cette texture filamenteuse de la
conflictualité la rend par essence globale, et transnationale.
« Nous appelons, si Dieu le permet, tout musulman croyant
en Dieu et souhaitant être récompensé par Lui à
obtempérer à l'ordre de Dieu de tuer les Américains et de
piller leurs biens en tout lieu qu'il les trouve, et à tout moment qu'il
pourra. »472
Entre 1998 et le 11 septembre 2001, Al-Qaïda connait son
âge d'or473. Chacune des branches de l'organisation se
développe comme le maillage d'une immense toile d'araignée,
enrichissant à leur tour le poids du djihad global ; «
l'effectif d'Al-Qaïda ne dépasse pas le millier de membres
totalement dévoués, dont l'impact est démultiplié
par les cercles concentriques de la solidarité et de la propagande
jihadiste »474.
Al-Qaïda rompt avec la tradition du djihad en en
faisant un absolu : le djihad est historiquement un moyen au service
d'une cause, d'une population, d'un territoire. Or, en l'espèce, le
djihad global existe en soi, pour soi, comme cause, moyen, et
finalité. Au fur et à mesure de ses vies, l'organisation se
transforme, change d'objectifs, s'adapte aux contextes et conjonctures dans une
dynamique sinusoïdale. Les attentats du 11 septembre 2001 marquent le
paroxysme du processus antimoderne. Paradoxalement, comme elle s'est
construite, la base se déconstruit et se scinde en deux desseins
distincts. Les attentats du World Trade Center actent le début d'une
traque aux Afghans, et la destruction, quelques années plus tard, de la
base mère, physique, localisée. A l'inverse, c'est le
début de son autre vie en tant que label marketing - la base de
données va proliférer et renforcer son caractère invisible
et transnational, tandis que la base symbolique devient le fer de lance des
groupes contestataires stratégiquement amalgamés à ses
desseins.
Le djihad moderne a libéré le
territoire afghan, tandis que le djihad global multiplie les
provocations et actions contre les puissances infidèles et
takfirs. D'une cellule de résistance inclusive
localisée, Al-Qaïda se transforme en label d'exportation et
d'exploitation. Les combattants ne viennent plus de par le monde, vers ce noyau
souche, pour défendre un territoire donné - mais c'est ce noyau
éclaté qui s'exporte lui-même dans les zones de conflit et
y rejoint les divers acteurs en crise. La concentration des efforts en un
même lieu laisse place à une diffusion de la contestation par des
actions violentes qui n'ont plus pour seul
472KEPEL, Gilles, Al-Qaida dans le texte,
op. cit., p.23
473FILIU, Jean-Pierre, La véritable
histoire d'Al-Qaida, op. cit., p.112
474Ibid.
103
objectif de détruire l'ennemi, mais de perturber
l'espace, d'attester de son existence, de troubler la tranquillité, et
de résister à la puissance par la survie.
104
2. L'affiliation top-down de la conflictualité :
d'Al-Qaïda à AQMI, une stratégie de l'ubiquité.
Al-Qaïda s'est transformée en label
fédératif qui aspire et modifie la géopolitique des
conflits qu'il enveloppe. Cette organisation, nébuleuse, ou
réseau, évoluant dans, avec, et contre le monde, se fonde sur une
nouvelle forme d'islamisme : « contrairement aux mouvements de l'islamisme
politique classique à ancrage national, ces Afghans sans attache
sociale, élaborent une variante transnationale de l'idéologie
néo fondamentaliste axée sur la violence armée,
couplée à un rigorisme religieux »475. Elle
revisite, après la Guerre Froide, la division géopolitique du
monde émise par les califats musulmans : un dar al islam
à défendre, et un dar el harb à attaquer.
La stratégie d'Al-Qaïda se base sur deux
principaux éléments : la médiatisation indispensable
à son évasion du réel et sa survie à long terme
(A), et la territorialisation de l'action (B) .
« Al-Qaïda reconnait depuis longtemps qu'il doit
attaquer l'ennemi sur plusieurs fronts à la fois et que sa
stratégie médiatique est un aspect à la fois essentiel et
complémentaire des opérations qu'il mène en vue
d'atteindre ses objectifs stratégiques. « Les deux tiers du combat
se passent dans les médias » (Ayman al-Zawahiri)
»476.
475LAMCHICHI, Abderrahim, « Al-Qaïda »,
Confluence Méditerranée, op. cit., pp.41-56
476GENDRON, Angela, « La stratégie
médiatique et de propagande d'al-Qaïda », CIEM, [En
Ligne], 2007/2, p.3 URL :
http://www.itac.gc.ca/pblctns/pdf/2007-2-fra.pdf
105
A. La stratégie médiatique
d'Al-Qaïda : Iconographie d'une religion aniconique.
Relayée par les médias, la propagande
d'Al-Qaïda, son idéologie, s'inscrivent dans un contexte
international et transnational qui lui assure une certaine forme de
pérennité : pour l'anéantir il ne suffit plus seulement de
détruire ses bases, de traquer ses dirigeants, mais surtout de tuer son
nom, de l'effacer en tant que symbole. La médiatisation est « un
complément crucial à la campagne opérationnelle
d'Al-Qaïda »477, qui l'utilise à des fins de
communication, d'existence, et de survie - le virtuel est une autre dimension
de « la base ». Ainsi, la stratégie de fond d'Al-Qaïda
semble être celle de l'ubiquité, qui répond à
l'impératif d'attaquer l'ennemi « sur plusieurs fronts à la
fois »478. Cette faculté lui permet d'être
localement représentée par des groupes visibles et identifiables,
acteurs de conflits classiques ; et d'être omniprésente et
insaisissable dans le monde. Plus que de mettre l'accent sur le djihad
global en lui-même, Al-Qaïda vente le rôle du
djihad, et se fait à la fois message et messager ; ses «
objectifs stratégiques à long terme [...] forment l'essentiel de
sa propagande, laquelle met davantage l'accent sur sa vision des
évènements internationaux et sur le rôle du jihad militant
comme agent de changement que sur sa vision eschatologique de l'avenir
»479.
La stratégie médiatique d'Al-Qaïda a deux
objectifs, « faire le plus de tort physique et psychologique possible
à l'ennemi [...] et acquérir de la notoriété
auprès des musulmans pour gagner leur soutien »480. Dans
cette perspective, l'importance de l'image est cruciale - « un des enjeux
principaux des luttes politiques à l'échelle globale est la
capacité d'imposer des principes de vision du monde
»481.
Al-Qaïda puise ses référents identitaires
dans la modernisation de la mythologie de l'islam. Elle adapte l'histoire de la
religion à sa grammaire482, et élabore un panel de
symboles utilisés à des fins de reconnaissance : par les groupes
qui lui sont affiliés identifiés à un ensemble, et comme
élément d'authentification auprès de « l'ennemi
». Dans le premier cas, l'iconographie affranchie des limites spatiales
grâce à Internet, contribue à matérialiser
l'Umma - elle permet de créer, indépendamment des
frontières, une unité autour de référents
477GENDRON, Angela, « La stratégie
médiatique et de propagande d'al-Qaïda », op. cit.,
p.2
478Ibid., p.3
479Ibid., p.2
480Ibid., p.3
481BOURDIEU, Pierre (cité dans), EL DIFRAOUI,
Abdelasiem, Al-Qaïda par l'image, la prophétie du
martyre,
op. cit., p.21
482Ibid.
106
d'identification communs, propagés par des
vidéos, des chants, des images, des textes, ou des déclamations
des personnalités fortes. Et par la même, cette diffusion implante
l'idéologie de cette iconographie aux quatre coins du monde.
Les mythes classiques de l'islam sont repris,
réinterprétés, et servent à légitimer
l'action d'Al-Qaïda : le recrutement se base sur l'adhésion aux
principes et à l'idéologie du réseau - dès lors,
plus qu'une campagne de propagande, c'est une campagne de légitimation
que doit mener Al-Qaïda auprès des musulmans susceptibles de
rejoindre ses rangs. Et, le facteur de légitimation proéminent
est l'histoire non seulement de l'islam, mais également du
prophète et des symboles qui l'entourent. Seules les images fortes
susceptibles d'avoir un impact dans la modernité sont choisies - un
premier tri est fait, avant d'alimenter la dimension symbolique des choix
restants. Certains symboles sont repris tel quel, parce qu'ils suffisent en
eux-mêmes à transmettre le message (le drapeau par exemple) ;
certains autres sont complètement transformés et adaptés
au contexte moderne (l'épée par exemple) ; enfin, quelques uns
sont empruntés aux autres branches de l'islam, aux dissidences, et
intégrés à la grammaire sunnite d'Al-Qaïda (le martyr
par exemple).
Le drapeau est le symbole le plus significatif de la
stratégie médiatique d'Al-Qaïda : il permet de se faire
reconnaitre par l'ennemi, et de fondre l'Umma sous le même
étendard ; « l'étendard désigne une enseigne de
guerre : c'est à la fois le signe de commandement, celui de ralliement
et l'emblème du chef lui-même »483. Trois couleurs
reviennent dans le djihad global - elles sont également les
trois couleurs de l'islam. Le vert, peu utilisé par Al-Qaïda, est
la couleur de l'islam par excellence, et représente le paradis de Dieu.
Le blanc et le noir ont trait non pas à une symbolique
théologique à proprement parlé, mais à des
références historiques aux premiers musulmans. Le blanc
représente le commandement de l'armée musulmane et est le signe
du premier Etat musulman ; « Les Taliban avaient fait de ce symbole le
drapeau officiel de leur Etat au cours de sa brève existence car cette
couleur renvoie à la création d'un Etat islamique
»484. Le noir est la couleur du drapeau porté par le
prophète lors d'une des plus importantes batailles de l'histoire des
musulmans : la guerre contre les Koraïchites, la reprise de la Mecque, et
la victoire contre les infidèles d'Arabie ; « L'étendard du
Prophète Muhammad sur le champ de bataille lors de la confrontation avec
les Quraych, et surtout l'étendard porté par Muhammad à
son retour vainqueur de la Mecque »485.
483EL DIFRAOUI, Abdelasiem, Al-Qaïda par
l'image, la prophétie du martyre, op. cit., p.78
484Ibid., p.79
485Ibid.
107
L'épée est une image clef de l'islam - elle est
la représentation de la guerre sainte et de la conquête des
califats musulmans. Aujourd'hui, sur certains drapeaux, images, ou
vidéos, les épées croisées au-dessus d'un Coran
ouvert ont été remplacées par des kalachnikovs ; « La
raison en est peut-être que tous ces mouvements [communiste, puisque la
kalachnikov est le symbole de l'URSS] sont anti-américains et
anti-impérialistes »486.
Le martyr fait originairement partie de l'imagerie chiite -
Al-Qaïda sunnite, qui considère les chiites comme des takfirs, leur
emprunte ce symbole fort. Le martyr devient le héros de l'islam, il
combat la vie par la négation de la vie elle-même, donnant
à ce nihilisme profond une puissante force de frappe : le martyr n'a pas
peur de mourir. Son « sacrifice » pour avoir un sens doit être
relayé par des vidéos : ainsi, cette vidéo redonne un sens
à une action qui n'a pas de sens en soi ; « Un martyre doit
être filmé pour créer un véritable martyre
»487.
Le djihad global combine donc, l'absence de fin
pacificatrice à l'absence de peur de mourir - il rompt
définitivement avec le sens normal et moral du combat, et
s'insère dans une dialectique de la transgression constante.
Al-Qaïda est une réalité transgressive :
elle tente de faire le pont entre l'histoire classique et la modernité,
alimentant de multiples paradoxes. L'un des plus significatifs a attrait
à la médiatisation et l'imagerie : alors même que l'islam
est une religion aniconique, Al-Qaïda qui vente la religion, fonde une
grande partie de sa stratégie sur les images et symboles. Elle adapte,
par des justifications théologiques, les lois de l'islam à ses
perspectives. De la même manière que la vente de drogue est
autorisée dans le but d'aider l'islam à se propager, les images
et les symboles sont intégrés à la progression de l'islam.
Or, une difficulté se dresse dans le cas présent : en tant que
religion aniconique, l'islam n'a pas de représentation visuelle ou
sonore d'elle-même. Dès lors, quand Al-Qaïda fait d'une image
un symbole, en la répétant, en l'assimilant à une
idée intégrée, elle ne se contente pas de moderniser une
réalité préexistante pour l'adapter à la
réalité, mais, elle crée une réalité pour
laquelle il n'existe en fait, aucun précédent visuel.
« Dans ce contexte, réaliser des films de
propagande représente bien la moindre des dérogations que l'on
peut se permettre dans le cadre du jihad, même si elle est loin
d'être mineure ou anodine. Contrairement à toute l'histoire de
l'islam sunnite, Al-Qaida et ses affiliés ne produisent pas uniquement
des films, ils sont également en train de fabriquer un langage visuel
étranger au modèle non figuratif de l'islam sunnite classique. Il
s'agit d'un langage qui crée ses propres symboles, son vocabulaire,
sa
486EL DIFRAOUI, Abdelasiem, Al-Qaïda par
l'image, la prophétie du martyre, op. cit., p.83
487Ibid., p.22
108
grammaire et sa syntaxe. Ce langage visuel ne crée pas
seulement une image spécifique du jihad et des jihadistes, il risque,
plus encore, de transformer l'image et l'imagerie de l'islam dans son
intégralité. »488
B. La stratégie territoriale d'Al-Qaïda :
l'affiliation par contagion.
« Le succès apparent remporté par un petit
groupe de moudjahidin (combattants islamistes) qui ont expulsé les
forces armées soviétiques de l'Afghanistan »489,
motive Al-Qaïda à élaborer sa tactique locale, qui consiste
à repousser l'ennemi là où il se trouve. Pour ce faire,
Al-Qaïda se greffe sur les conflits locaux, soit en les
fédérant sous sa bannière, soit via l'appel aux
combattants ; « Le recrutement à l'échelle planétaire
a permis à Al-Qaïda d'être présente dans le monde
entier, et la liste des pays dans lesquels des activités de
l'organisation [...] ont été identifiées [...] illustre
les multiples ramifications d'une nébuleuse transnationale »
490.
Al-Qaïda fonctionne comme un réseau en trois
dimensions : une dimension territoriale, une dimension médiatique, une
dimension symbolique. Ces trois catégories spatiales correspondent
à trois représentations temporelles : à court terme,
à moyen terme, et à long terme. Al-Qaïda agit sur ces trois
plateaux en même temps - ils évoluent conjointement, mais le
maillage qui les lie et les noeuds qui les structurent ne sont pas
dépendants les uns des autres. Concernant la dimension territoriale par
exemple, Al-Qaïda dispose de plusieurs représentants locaux (AQPA,
AQMI, entre autre), chacun ayant suffisamment d'autonomie pour que sa
disparition n'entraine pas l'effondrement de la structure
entière491
Al-Qaïda a créé une imagerie dont les
groupes locaux se prévalent pour accroître leur puissance
symbolique, et contribuer parallèlement à son ancrage
territorial. L'effet de contagion est favorisé par la stratégie
médiatique : un évènement violent entraîne une vague
d'actions violentes. Cette chute en domino donne de l'importance à
l'action du groupe local, et à son enveloppe symbolique, Al-Qaïda -
ils se construisent et se renforcent mutuellement.
488EL DIFRAOUI, Abdelasiem, Al-Qaïda par
l'image, la prophétie du martyre, op. cit., p.67
489 GENDRON, Angela, « La stratégie médiatique
et de propagande d'al-Qaïda », op. cit., p.5
490 COURMONT, Barthélémy, L'après Ben
Laden, l'ennemi sans visage, Paris, François Bourrin Editeur, 2001,
p.90
491THERON, Julien, « Funeste rivalité
entre Al-Qaïda et l'Organisation de l'Etat islamique », Le Monde
Diplomatique, [En Ligne], Février 2015
URL :
http://www.monde-diplomatique.fr/2015/02/THERON/52632
109
Les groupes armés locaux intègrent le mouvement
par accord idéologique, ou par choix stratégique. La
bannière Al-Qaïda entraîne le focus sur une zone de conflit
plutôt qu'une autre. Elle permet au groupe local qui s'en prévaut
de gagner en poids stratégique, de modifier la polarité à
son avantage, d'augmenter sa profondeur géographique, et de transformer
la lecture du conflit. Les camps initiaux se généralisent : de
dichotomie ethnique par exemple, le conflit passe à un paradigme «
al-quaïdiste » de répartition, entre musulman type /
infidèle et takfir. C'est à la fois une manière
de dénaturer les enjeux réels en les assimilant à une
velléité globale, mais également de « moraliser
» la lutte, de diaboliser l'ennemi, et de légitimer par là
même toute action à son encontre, puisqu'il s'agit
désormais du Bien contre le Mal. Au-delà de ça, « ces
réseaux transnationaux ne constituent pas en soi une nouvelle menace
stratégique car ils s'articulent toujours sur des dimensions locales
»492. Le spectre de la mouvance doit être dissipé
pour comprendre les enjeux locaux réels qui existent
indépendamment de lui.
Al-Qaïda est un produit de la mondialisation dont elle
« s'est habilement servi [...] pour s'infiltrer dans le monde entier,
diversifier ses sources de financement, et gagner en invisibilité »
493. Elle fonctionne sur le mode de la guérilla, « un
recrutement en fonction des convictions politiques »494, et
s'installe où l'information la porte. Alors que dans ses
premières guerres, en Afghanistan et en Irak, son action était
localisée et identifiable495, aujourd'hui elle se diffuse et
créé des relais de combat rompant avec sa signification
première « la base ». Al-Qaïda n'importe pas les
combattants là où elle se trouve, elle s'exporte désormais
là où ils se trouvent496.
« Si l'objectif ultime d'Al-Qaïda consistait
à combattre cette présence étrangère, le
réseau a apporté aussi son soutien logistique et financier
à des groupes poursuivant d'autres buts. Il s'est associé
à l'organisation égyptienne al-Jihad en 1998 pour entamer, avec
d'autres groupes, « la lutte contre les juifs et les croisés
», et frapper les intérêts des Etats-Unis partout dans
le monde. Un autre groupe que l'organisation a soutenu est le Hezbollah, fer de
lance de la résistance contre Israël lors de l'occupation du Liban
Sud qui s'est achevée en mai 2000. Ben Laden a également
apporté son
492ZAHAB, Mariam Abou, ROY, Olivier,
Réseaux islamiques, la connexion afghano-pakistanaise,
Paris,
Autrement, 2002, p.63
493COURMONT, Barthélémy,
L'après Ben Laden, l'ennemi sans visage, op. cit.,
p.87
494Ibid., p.89
495Ibid.
496« Les réseaux internationalistes fonctionnent
selon une double logique, locale et globale. La ressemblance des discours
(l'appel au jihad et à l'oumma) ne doit pas occulter les logiques
locales, essentiellement ethniques. », ZAHAB, Mariam Abou, ROY, Olivier,
Réseaux islamiques, la connexion afghano-pakistanaise, op.
cit., p.63
110
soutien aux radicaux algériens. Le Groupe salafiste
pour la prédication et le combat (GSPC) d'Hassan Hattab a
été créé en 1998 avec l'aval de Ben Laden qui
l'aurait financé et l'aurait aidé à installer des
réseaux à l'étranger. Considéré comme le
principal rival des GIA d'Antar Zouabri, il est hostile à la concorde
civile lancée par le président algérien Abdelaziz
Bouteflika. Le GSPC a maintes fois affirmé sa détermination
« à poursuivre son combat pour l'instauration d'un Etat
islamique en Algérie », et menacé de s'en prendre aux
intérêts américains et européens en Algérie
ou à l'étranger. Ces intérêts résident
essentiellement dans les secteurs pétrolier et gazier, principales
ressources d'exportation de l'Algérie. C'est pourquoi ces zones
pétrolières sont classées depuis 1994 par les
autorités algériennes « zones d'exclusion »
surveillées par l'armée. »497
Al-Qaïda vise la déstabilisation des
territoires498. Pour ce faire, elle découpe le monde en zones
d'action avec un commandement attitré pour chacune d'entre elles. Cette
manière de fonctionner n'est pas seulement une subdivision qui
impliquerait une hiérarchie formelle - il ne s'agit pas uniquement
d'avoir un relai local - au-delà, il s'agit d'exister localement. Dans
sa logique, Al-Qaïda n'adoube pas seulement des dissidences
régionales, elle existe territorialement dans une sorte de logique
d'ubiquité, répondant au principe d'unicité de l'islam
qu'elle prône, et à celui d'Umma qu'elle défend.
L'ubiquité ne se fait pas seulement entre la dimension médiatique
et la dimension territoriale - elle est dans la dimension territoriale
elle-même : Al-Qaïda se veut partout et n'importe où. Le
concept qui semble le mieux expliquer cette double logique locale et globale
est celui de glocalisation499 ; « penser global, agir local
»500.
« Ainsi, la « glocalisation » est probablement
le concept qui explique le mieux la dynamique recherchée par
Al-Qaïda au Maghreb Islamique, reflétant l'imbrication de deux
logiques concurrentes, la « globalisation » d'une part et la «
localisation » d'autre part qui se répercutent à tous les
échelons de la société maghrébines : politique,
social, économique, et culturel. »501
497LAMCHICHI, Abderrahim, « Al-Qaïda »,
Confluence Méditerranée, op. cit., pp.41-56
498THERON, Julien, « Funeste rivalité
entre Al-Qaïda et l'Organisation de l'Etat islamique », op.
cit.
499« La glocalisation (c'est-à-dire pour reprendre ce
terme à l'économie, l'interconnexion du mondial et du local)
est à l'oeuvre dans la durée. », DAGUZAN,
Jean-François, « D'Al-Qaïda à AQMI, de la menace
globale aux
menaces locales », Diploweb, [En Ligne],
décembre 2011
URL :
http://www.diploweb.com/D-Al-Qaida-a-AQMI-de-la-menace.html
500« Glocalisation », Lexique du Commerce
International, Paris, Ellipses, 2013
501DURAND, Gwendal, L'organisation d'Al-Qaïda
au Maghreb Islamique, Paris, L'Harmattan, 2011, p.12
111
Les failles ouvertes par les conflits permettent à
Al-Qaïda de s'implanter et de renforcer sa position spatiale sans trop de
résistance502. Les branches locales se multiplient :
Al-Qaïda en Irak, Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique, Al
Shabab en Somalie, et Al-Qaïda au Maghreb Islamique503. Les
Algériens du GSPC en portant allégeance à Oussama Ben
Laden, donnent une profondeur stratégique à leur action qui se
transforme d'une perspective nationale, en dynamique transfrontalière,
incluant le désert jusqu'à ses marges. AQMI profite d'un espace
perturbé, et dans une sorte de logique en poupée russe :
Al-Qaïda s'incère dans la faille algérienne du GSPC pour
créer AQMI ; AQMI s'insère à son tour dans les failles
sahélo-sahariennes pour proliférer. La logique de transgression
d'Al-Qaïda se multiplie et s'approfondit ; « Al-Qaïda au Maghreb
Islamique est devenu une excroissance du terrorisme post-11 septembre,
terrorisme groupusculaire suicidaire qui doit être envisagé dans
un cadre transfrontalier, multidimensionnel et médiatique.
»504.
502« A partir des années 2003, on a donc
assisté à une fragmentation du réseau qui cherche à
consolider des positions locales. Les erreurs stratégiques
américaines et les zones grises ouvertes par la faillite de certains
Etats leur en donnent l'opportunité. », DAGUZAN,
Jean-François, « D'Al-Qaïda à AQMI, de la menace
globale aux menaces locales », op. cit.
503THERON, Julien, « Funeste rivalité
entre Al-Qaïda et l'Organisation de l'Etat islamique », op. cit.
504DURAND, Gwendal, L'organisation d'Al-Qaïda au
Maghreb Islamique, op. cit., p.13
112
II. La conflictualité sahélo-saharienne
et le détonateur malien.
Le Sahel-Sahara est affecté par une multitude de
conflits multiformes, transfrontaliers, voire interdépendants : «
Coups d'Etat militaires, mouvements de contestation, révoltes et
révolutions, insurrections ; depuis le début du
XXIème siècle, des crises multiformes
remodèlent le paysage politique des pays du Maghreb et du Sahel ainsi
que leurs relations géopolitiques »505.
L'instabilité politique, économique, et sociale des Etats
sahéliens entérine la conflictualité d'une région
qui s'adapte difficilement à la modernité. Et, cette même
réalité profite à une multitude de groupes et groupuscules
qui émergent, s'affranchissent, et entrent dans une dialectique
d'opposition à l'Etat ; «Entre 1990 et 2013, pas moins de 31
groupes non étatiques sont à un moment ou un autre,
opposés aux Etats saharo-sahéliens »506. Dans cet
espace fissuré, Al-Qaïda, comme un fluide, se déverse et
comble les trous laissés par l'insécurité (1).
« En kidnappant une trentaine de touristes occidentaux
dans le désert algérien en 2003, le Groupe salafiste pour la
prédication et le combat (GSPC) - devenu Al-Qaida au Maghreb islamique
(AQMI) en 2007 - marque le début d'une période
d'instabilité exceptionnelle dans l'histoire récente des espaces
saharo-sahéliens. Jamais encore depuis les indépendances, le
Sahara et le Sahel n'ont été affectés par une
insécurité aussi généralisée et violente.
»507
Le Mali, considéré jusqu'alors comme un
modèle de démocratie508, se transforme en aimant
belligène : le coup d'Etat de 2012, qui fait écho à la
rébellion touareg, transforme ce pays en plaie ouverte. Infectée
par plusieurs éléments parasites, l'Azawad se fait
instantanément le lieu de concentration de la conflictualité
sahélo-saharienne (2).
« Moins localisées et souvent
transfrontalières, les crises contemporaines nécessitent de
nouvelles réponses institutionnelles. Le conflit malien illustre ces
complexités où se mêlent rébellions
indépendantistes, extrémisme religieux et trafics
505OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité, op.
cit., p.180 506Ibid., p.177
507Ibid., p.176 508CUTTIER, Martine, « Les
ressorts structurels de la crise au Sahel », op. cit., p.11
113
1. La construction bottom-up de la conflictualité :
du GSPC à AQMI, une stratégie de la représentation.
AQMI naît d'une transformation par le bas de groupes
armés islamistes algériens. Cette branche d'Al-Qaïda pour le
Sahel-Sahara est le résultat d'un long processus conclu en 2007 par
l'allégeance d'Abdelmalek Droukdal à Oussama Ben Laden. Son
intégration à Al-Qaïda nécessite « une
réévaluation complète des méthodes de guerre du
GSPC »509, un changement d'idéologie, et un
élargissement de sa zone d'action (1). Or, cette transformation n'a pas
été une transplantation mimétique de la nébuleuse
globale ; ses traditions locales, bien qu'adaptées, résistent, et
s'expriment par le maintien de modes d'action et de finalités propres,
traduit par la multiplication de dissidences. Ainsi, lorsque le conflit
éclate au Mali en 2012, AQMI s'insère dans cette brèche
ouverte, et contribue à la concentration de velléités
géopolitiques momentanément combinées (2).
509SAMBE, Bakary, « Crise malienne : origines,
développements et répercussion dans la sous-région
», Konrad Adenauer Stiftung, [En Ligne], PDF
URL :
http://www.kas.de/wf/doc/kas_33096-1522-3-30.pdf?121213171402
114
A. La métamorphose du GSPC algérien : une
matrice idéologique importée.
En 1991, les élections législatives
remportées par le Front Islamique du Salut (FIS) sont annulées,
ce qui déclenche une guerre civile entre plusieurs factions islamistes :
le Groupe Islamique Armé (GIA) crée en 1992, l'Armée
Islamique du Salut (AIS), créée en 1994, et le Groupe Salafiste
pour la Prédication et le Combat (GSPC) crée en 1998, contre
l'Armée Nationale Populaire (ANP)510. De 1994 à 1999
le gouvernement algérien crée des milices patriotes pour lutter
contre les militants fondamentalistes. Les membres du FIS et des groupes
armés islamistes sont emprisonnés dans des camps au sud du pays.
Le soutien des populations au gouvernement déclenche un cycle de
violence punitive, en 1996, 1997, 1998, et jusqu'en 2002 de manière plus
sporadique511.
Le GIA est formé d'un conglomérat de milices
salafistes de la région d'Alger, dont la violence est exprimée
par son slogan : « Du sang, du sang, de la destruction, de la destruction.
Ni trêve, ni dialogue, ni réconciliation ! »512.
Le groupe est composé de deux tendances : les djazaristes
(jezeïr veut dire Algérie en arabe) qui veulent imposer
l'Etat islamique en Algérie ; les salafistes qui ont des visées
mondiales. Il se caractérise par une violence poussée à
son paroxysme durant la guerre civile algérienne.
« Dès 1994, Djamel Zitouni prend le contrôle
du GIA qui connaît sous son émirat une radicalisation sans
précédent. Zitouni décrète le principe de la guerre
totale. Il s'agit pour lui non seulement de détruire le régime
mais aussi de s'attaquer à l'ensemble des groupes sociaux susceptibles
de soutenir le pouvoir algérien. »513
Antar Zourabi, chef du GIA en 1996, édicte une
fatwa d'apostasie collective à l'égard de tout
Algérien qui refuserait de se battre contre le pouvoir514 -
il légitime ainsi la violence faite aux civils ; « cette
stratégie extrême provoque de graves dissensions au sein du groupe
»515, qui finit par disparaître en 2002.
510BALANCIE, Jean-Marc, DE LA GRANGE, Arnaud
(dir.), Les Nouveaux mondes rebelles, conflits,
terrorismes, et contestations, op. cit., p.103
511Ibid.
512CARMARANS, Christophe, « Mali : les principaux
acteurs de la crise », Jeune Afrique, [En Ligne],
décembre
2012
URL :
http://www.rfi.fr/afrique/20121212-mali-reperes-principaux-acteurs-crise-/
DURAND, 513Gwendal, L'organisation d'Al-Qaïda
au Maghreb Islamique, op. cit., 2011, p.18
514OUAZANI, Cherif, « L'adieu aux larmes »,
Jeune Afrique, [En Ligne], janvier 2005
URL :
http://www.jeuneafrique.com/Article/LIN16015ladiesemral0/
515DURAND, Gwendal, L'organisation d'Al-Qaïda
au Maghreb Islamique, op. cit., p.18
115
Le GIA tente dans un premier temps de se rapprocher
d'Al-Qaïda : « Il [Oussama Ben Laden] nous a même
proposé de nous venir en aide et c'est pour cela que Djamel Zitouni m'a
demandé de me rendre au Soudan en 1994 pour le rencontrer [...] Outre
son aide financière, Ben Laden nous a aussi affecté plusieurs de
ses éléments pour participer à l'action armée
» 516. Mais les deux organisations connaissent des désaccords
idéologiques ; la tradition malékite, l'islam confrérique,
et le nationalisme algérien, sont réprouvés par
Al-Qaïda :
« On retrouve de nombreuses références
à ibn Taïmiyya, à Sayyid Qotb et au wahhabisme [dans le
salafisme algérien]. Toutefois, le wahhabisme y est revisité par
« les Oulémas » (les penseurs algériens classiques),
dont ben Badis et ses compagnons qui, tout en préconisant un retour aux
premières sources de l'islam, invitent les croyants à faire leur
propre lecture des textes révélés. Les Oulémas
s'inspirent également de l'islam confrérique très puissant
au Maghreb, qui insuffle ainsi une dimension millénariste à leur
doctrine politique. Enfin, même si les salafistes algériens
rejettent le concept de nationalisme, ils se prévalent, ne serait-ce
qu'inconsciemment, de la tradition nationaliste algérienne, puisqu'ils
font régulièrement référence à la guerre de
la libération algérienne et à la présence continue
de la France en Algérie. »517
Le GSPC est une dissidence du GIA crée par Hassan
Hattab518, opposant d'Antar Zourabi, en 1998519. Il est,
dans les années qui suivent sa création, l'opposant principal de
l'Etat algérien, lui refusant tout compromis. Sa stratégie se
développe sur trois principes : « le principe d'allégeance
articulé autour de la soumission dans le respect de la religion, le
principe de communauté tendu vers le califat comme objectif politique et
enfin, le principe de l'unité basé sur la notion de l'Umma
comme justification de la lutte visant à créer une «
Union du Maghreb Islamique » »520. Dans les années
1990 il réinvestit les réseaux du GIA521, et depuis
Londres, Abu Qutada, un proche d'Oussama Ben Laden, contribue à
l'intégrer à la mouvance d'Al-Qaïda522. Mais
parallèlement, dans le maquis algérien ses membres se divisent et
ont du mal à trouver une cohésion. Les attentats du 11 septembre
2001 donnent une
516 MOKEDDEM, Mohamed, Les Afghans algériens : de la
Djamaa à Al-Qaïda, Alger, éditions ANEP, 2002, p.
59.
517LOUNNAS, Djallil, « AQMI, une filiale
d'Al-Qaïda ou organisation algérienne ? », Centre
d'études et de
recherche internationales, Université de
Montréal, [En Ligne], PDF, p.43
URL :
http://archives.cerium.ca/IMG/pdf/AQMI.pdf
518Nom de guerre : Abou Hamza
519BALANCIE, Jean-Marc, DE LA GRANGE, Arnaud
(dir.), Les Nouveaux mondes rebelles, conflits,
terrorismes, et contestations, op. cit.,
p.103
520DURAND, Gwendal, L'organisation d'Al-Qaïda
au Maghreb Islamique, op. cit., pp.19-20
521Mokhtar Belmokhtar était l'émir de la
région sahélienne du GIA, par exemple.
Ibid., p.19
522Ibid., p.20
116
nouvelle impulsion à l'organisation ; Hassan Hattab
profite des retombées médiatiques et de l'influence
d'Al-Qaïda pour fomenter des attaques contre les convois algériens
au Sahel-Sahara. Il annonce le 10 octobre 2002, « « l'état de
l'union » après le ralliement de nouvelles zones à son
groupe »523.
La guerre de 2003 en Irak divise le GSPC, entre les
panislamistes d'Abdelmalek Droukdal524 qui « place au dessus de
tout la « solidarité avec les frères en Islam
»525, et les islamo-nationalistes d'Hassan Hattab qui «
place au dessus de tout autre considération la lutte en Algérie
pour imposer un Etat islamique »526. Cette dissidence vaut
à Hassan Hattab sa position au sein du GSPC - il démissionne au
profit de Nabil Sahraoui527.
« L'exclusion du courant des «
exégètes » à la tête du GSPC, tel Hassan
Hattab, émir de 1998 à 2003, et la montée des
« opérationnels » tel l'émir Nabil Sahraoui
à la tête de la mouvance à partir de juin 2003, ont
marqué un tournant important dans l'évolution du mouvement
salafiste armé en Algérie. »528
En 2004, Abdelmalek Droukdal prend la tête du GSPC, et
modifie sa stratégie en l'adaptant notamment au modèle irakien
« Al-Qaïda au Pays des deux Fleuves »529.
« Ancien chef de l'armement, Droukdal a formé la
plupart des combattants du groupe à la fabrication d'explosifs, au
maniement des charges et dispose d'un charisme incontesté au sein du
groupe. Dès sa prise de fonction, il relance le ralliement des derniers
mouvements réfugiés dans le maquis pour les unifier sous la
bannière du GSPC. De même, il entreprend un rapprochement avec les
autres groupes maghrébins et se lance à la reconquête de la
jeunesse [...]. »530
Abdelmalek Droukdel veut se rapprocher d'Al-Qaïda, et le
fait par deux moyens. En s'appuyant sur les Afghans algériens
présents en Tchétchénie, il crée une relation
amicale avec Abou Hafs, chef de file des combattants arabes de
Tchétchénie, proche d'Oussama Ben Laden. Puis, grâce
à Abou Moussab al-Zarkaoui, dont il admire le projet irakien, «
qui, dès septembre 2005, recommande le rattachement du GSPC à
Al-Qaïda »531.
523DURAND, Gwendal, L'organisation d'Al-Qaïda
au Maghreb Islamique, op. cit., p.22
524Nom de guerre : Abou Moussab Abdel Woudoud
525Ibid.
526Ibid.
527 Nom de guerre : Abou Ibrahim Mustapha
528BALANCIE, Jean-Marc, DE LA GRANGE, Arnaud
(dir.), Les Nouveaux mondes rebelles, conflits,
terrorismes, et contestations, op. cit.,
p.103
529DURAND, Gwendal, L'organisation d'Al-Qaïda
au Maghreb Islamique, op. cit., p.24
530Ibid., pp.23-24
531Ibid., p.31
117
Entre 2005 et 2006, le GSPC est mis à l'essai par les
dirigeants d'Al-Qaïda. L'organisation se forme en interne pour
répondre aux impératifs de la cellule mère : le groupe se
restructure, renforce son discours panislamiste, adopte de nouveaux modes
opératoires532. Sa stratégie médiatique est
centralisée ; « en s'appuyant sur Internet, le GSPC parvient
à réformer complètement sa communication et mène
une propagande efficace en rendant accessible de nombreux documents, magazines,
ou vidéos »533. Et « Finalement, en septembre 2006,
al-Zawahiri confirme la place du GSPC dans l'orbite d'Al-Qaïda, tandis que
Droukdal formalise son allégeance dans une longue missive écrite
dans le style le plus pur de l'organisation centrale. En janvier 2007, le GSPC
adopte le nom d'Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) »534.
Les velléités algériennes d'origine sont
abandonnées au profit du projet global. Le groupe change de cible : ce
n'est plus seulement l'Etat algérien, mais l'Occident tout entier qui
est l'ennemi; les actions s'orientent localement vers l'extérieur.
« Les moyens utilisés ont changé.
Al-Qaïda au Pays du Maghreb Islamique recourt désormais aux
attentats à la voiture piégée, aux explosions
déclenchées à distance ainsi qu'aux attaques suicides. Le
danger ne concerne plus seulement les autorités algériennes, les
intérêts étrangers sont aussi pris pour cible.
Relayées par une communication efficace, les opérations
bénéficient dès lors d'une large couverture
médiatique, notamment dans la presse européenne. Al-Qaïda au
Pays du Maghreb Islamique inspire désormais crainte et terreur.
Quatrième front d'Al-Qaïda après l'Afghanistan, l'Irak et
l'Arabie Saoudite, l'organisation s'est imposée dans le paysage du
« jihad mondial » et étend sa menace du Sahel à
l'Europe. »535
Al-Qaïda, par voie d' « islamo-morphisme »,
invite les groupes locaux à changer d'idéologie, de
stratégie, et de finalité pour répondre à
l'impératif d'uniformisation, au détriment des
particularités locales. Or, les enjeux directs présents au
Sahel-Sahara ne disparaissent pas - AQMI leur confère une lecture
globale, qui n'éradique pas en elle-même les
réalités géopolitiques locales. Cet «
islamo-morphisme » fonctionne dans le sens où le GSPC est acquis au
jihad global, mais la résistance locale est telle que des dissidences se
créent au sein même du groupe. La glocalisation se transforme,
depuis quelques années, en perspective locale sous couvert de
globalité; « Au Sahel, l'islamisme radical se conjugue avec
532DURAND, Gwendal, L'organisation
d'Al-Qaïda au Maghreb Islamique, op. cit., p.22
533Ibid., p.32
534LOUNNAS, Djallil, « AQMI, une filiale
d'Al-Qaïda ou organisation algérienne ? », op. cit.,
p.43 535DURAND, Gwendal, L'organisation d'Al-Qaïda au
Maghreb Islamique, op. cit., p.37
118
des revendications très locales de groupes qui voient
dans la bannière Al-Qaïda le moyen de mieux exister
médiatiquement »536.
B. Le fonctionnement d'AQMI : des modes
opératoires croisés.
Al-Qaïda n'est pas une identité importée,
mais une valeur ajoutée, une identification du local au global. Les
groupes déjà présents au Sahel-Sahara se
transforment537, aggravant la conflictualité initiale qui ne
disparaît pas. Ils conservent leurs structures initiales en l'adaptant
à un nouveau projet - cette adaptation, qui n'est pas une
éradication, confère à ces groupes un certain degré
d'autonomie qui les replace dans leur cadre géopolitique, dans leurs
conflits locaux classiques.
o La zone d'action
Conformément à la tradition tribale
arabo-musulmane, la structure de base d'AQMI est le lien personnel,
l'allégeance au chef respecté538 ; les membres se
mettent au service de l'émir, sans pour autant condamner leur
autonomie. La zone d'action suit en principe ce réseau social : AQMI
existe là où l'individu veut le faire exister.
D'un point de vue géographique, la zone d'action
s'élargit à mesure qu'Abdelmalek Droukdal confirme la
globalisation de sa stratégie. AQMI conserve du GIA et du GSPC le
découpage sous-régional ; « Aujourd'hui, l'organisation est
structurée en quatre régions, aboutissement de plusieurs
découpages territoriaux auxquels les groupes jihadistes algériens
ont procédé depuis les années quatre vingt dix
»539.
La région Centre est la plus active; elle «
regroupe le plus grand nombre de combattants, soit près de 500
»540, et est dirigée par Abdelmalek Droukdal, le
représentant international de l'organisation. La région Est
compte une centaine de membres, tandis que la région Ouest est la moins
active, avec une cinquantaine de membres. En revanche, « la région
Sud revêt désormais la plus grande importance dans la
stratégie internationaliste d'AQMI dont elle est
536DAGUZAN, Jean-François, «
D'Al-Qaïda à AQMI, de la menace globale aux menaces locales »,
op. cit. 537« L'AQMI n'est pas né spontanément. Il
est le fruit de recompositions successives de l'islamisme radical dans cette
zone géographique et de l'évolution géostratégique
mondiale. », DAGUZAN, Jean-François, « D'Al-Qaïda
à AQMI, de la menace globale aux menaces locales », op.
cit.
538PLAGNOL, Henry, LONCLE, François,
«situation sécuritaire dans les pays de la zone sahélienne
», Rapport d'information, Assemblée Nationale (France), p.
37.
539DURAND, Gwendal, L'organisation d'Al-Qaïda
au Maghreb Islamique, op. cit., p.43
540Ibid.
119
devenue le bras armé hors Algérie
»541. Elle couvre la zone sahélo-saharienne sous le
commandement de Yahia Djouadi542, avec quelques trois cents membres
actifs au nord du Mali et en Mauritanie ; « Si la région
sahélienne représente autant pour l'organisation c'est qu'elle
profite de l'étendue de territoires incontrôlés,
chevauchant plusieurs Etats aux frontières poreuses pour y
développer une zone de repli et de mobilisation »543.
AQMI est divisée en katibas, des unités
de base qui répondent elles-aussi de logiques tribales, avec une
certaine autonomie et indépendance ; « AQMI constitue plus une
organisation traditionnelle en tribus conforme à la tradition
arabo-musulmane, qu'une structure hiérarchisée »
544. Ces katibas sont réparties en deux brigades :
l'Ouest (Mauritanie, Sud-Algérie, Nord-Mali), dirigée par
Abdelkader Mokhtar Belmokhtar545, « un chef de guerre devenu
parrain de la contrebande de tabac et passeur des candidats à
l'émigration en provenance d'Afrique subsaharienne et de Mauritanie
»546 ; et l'Est, dirigée depuis 2004 par Abou Zeid.
Les différentes katibas gardent une large
marche de manoeuvre, d'autant que la plupart sont impliquées dans les
trafics sahariens et transsahariens. Ainsi, à leur tour, dans une
logique non plus macro mais micro de poupées russes, elles forment la
structure d'AQMI mais n'en dépendent pas exclusivement - si bien que
localement, les enjeux géopolitiques classiques, notamment, pour le
contrôle des voies de transit commerciaux, prennent le dessus sur
l'appartenance à la même organisation ; « Il est
évident que des liens idéologiques, opérationnels et de
financement ainsi que des relations individuelles sont établis entre les
différents émirs [...] Pourtant hormis cet exemple, il
est difficile d'affirmer clairement qu'AQMI dispose d'un commandement
unifié » 547. Des conflits internes éclatent,
notamment entre Abdelmalek Droukdal et Mokhtar Belmokthar, poussant les chefs
de katibas à poursuivre leur propre dessein, tout en profitant
de la notoriété que leur confère l'organisation.
541DURAND, Gwendal, L'organisation d'Al-Qaïda
au Maghreb Islamique, op. cit., p.45
542 Nom de guerre : Abou Amar
543Ibid.
544Ibid., p.41
545 Nom de guerre : Khaled Abou Abass
546Ibid.
547Ibid., p.41-42
120
o Le recrutement
Les modes de recrutement d'AQMI sont la combinaison des
structures sociales locales, et de la stratégie médiatique
globale d'Al-Qaïda.
Les liens personnels, et les réseaux déjà
tissés par les hommes de cet espace, sont sollicités ; « le
recrutement dépend en effet de la proximité ethnique des acteurs,
qui ont tendance à faire confiance à d'autres acteurs partageant
la même appartenance qu'eux, et de leurs différentes alliances
»548. Ainsi, le maillage djihadiste tente de se calquer sur le
maillage social : en créant des liens privilégiés avec les
autorités traditionnelles (chefs tribaux, marabouts), en multipliant les
mariages avec les populations locales, en offrant aux sociétés
une alternative de socialisation, via les madrasas et le financement
d'infrastructures par exemple.
A l'inverse d'autres cellules régionales
d'Al-Qaïda, AQMI n'a pas le soutien des populations du fait des actions
passées du GIA et du GSPC549 ; la stratégie
médiatique d'Al-Qaïda est donc pour elle une ressource essentielle
en terme de recrutement. L'enrôlement des djihadistes est un processus
qui va du repérage au conditionnement psychologique - il inclut
l'individu dans sa totalité à un groupe, et à une cause.
AQMI s'insère dans les failles sociales produites par la situation
économique et politique des Etats sahélo-sahariens. Elle se
positionne comme une solution alternative pour la jeunesse
désoeuvrée et désenchantée en lui proposant une
opportunité d'identification à un groupe humain (un sentiment
d'appartenance fort), et un but à poursuivre (un sens à son
existence) ; « Les frustrations d'une partie de la population, le rejet
d'une élite politique accusée de corruption et d'enrichissement
sont habilement récupérés par les idéologues
islamistes et les recruteurs d'Al-Qaïda qui profitent des nouveaux moyens
de communication pour diffuser leur discours de rupture et séduire de
nouveaux volontaires »550. Avec le passage du GSPC à
AQMI, le groupe armé non étatique ne cherche plus à
recruter massivement des hommes prêts à combattre dans un but
politique, mais des individus prêts à se sacrifier, au nom d'une
cause qu'ils définissent comme transcendantale, hautement
supérieure, voire ultime. Il ne s'agit plus d'appréhender la
lutte en terme de changement, mais en terme de pré-requis à la
vie éternelle : cette perspective conditionne la pensée,
l'individu place sa vie entre les mains d'une entité ou d'une
idée
548RETAILLE, Denis, « Guerre au Sahara-Sahel :
la reconversion des savoirs nomades », L'information géographique,
Vol.75, [En Ligne], 2011/3
URL :
http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=LIG_753_0051&DocId=162782&hits=6931+4165+443
549DURAND, Gwendal, L'organisation d'Al-Qaïda au Maghreb
Islamique, op. cit., p.46
550Ibid.
121
supérieure (en l'espèce Dieu, et son
défenseur Al-Qaïda), à laquelle il se soumet
entièrement. L'individu devient quelqu'un - il fait parti d'un groupe,
se définit par rapport à lui ; « l'individu se
détache peu à peu du réel pour s'installer dans [...] le
sacré »551. Ainsi, il est conditionné pour
devenir un héros, un martyr, luttant pour une cause qu'il croit
intimement juste, et pour laquelle il donne sa vie; « L'objectif d'AQMI
n'est ainsi plus de recruter massivement pour alimenter en nombre les
katibas dans le maquis et continuer une guerre civile inefficace.
L'objectif désormais est de cibler des individus motivés,
déterminés et conditionnés au martyre
»552.
Le repérage précède ce conditionnement
psychologique, puisqu'AQMI va à la rencontre de l'individu susceptible
de l'intégrer. Pour ce faire, internet est un média efficace : il
permet, via des vidéos, des textes, des déclarations, des images,
d'installer Al-Qaïda chez l'individu.
« Les recruteurs d'Al-Qaïda identifient trois
profils-type pour amorcer un conditionnement en trois étapes : les
« exaltés », ceux qui recherchent l'aventure ou
l'expérience initiatique et se laissent embrigader facilement, les
« fugitifs » ensuite qui estiment que la réalité ne
correspond pas à leurs aspirations existentielles et rejoignent
l'organisation pour fuir cette réalité, les « transfuges
» enfin qui ont expérimenté d'autres modes de contestation
et qui se réfugient dans Al-Qaïda pour compenser leur échec
et leur frustration. »553
o Le financement
? Les opportunités locales : la contrebande et les
trafics.
AQMI profite d'une économie parallèle largement
installée pour financer ses activités : la contrebande et les
trafics, de drogue notamment, sont une de ses ressources essentielles.
« Parallèlement à leurs activités
terroristes, les émirs d'AQMI ont développé des
circuits de financement qui s'apparentent à ceux d'une organisation
mafieuse. Racket, braquages de bureaux de poste, attaques de convois de fonds,
contrebande et trafics divers de voitures, d'armes, de tabac et de drogues
dures sont des modes d'action répandus, notamment dans la région
sahélienne »554.
Les circuits informels sont réinvestis - AQMI se fait
protecteur de convois pour les transits de marchandises, et certains groupes
armés se réclamant du djihad global, participent
activement aux trafics transsahariens; « Mokhtar Belmokhtar serait
d'ailleurs autant l'un des responsables
551DURAND, Gwendal, L'organisation d'Al-Qaïda
au Maghreb Islamique, op. cit., p.48 552Ibid.
553Ibid. 554Ibid., p.49
122
de la zone Sud que le principal chef de cette « mafia du
sable », dont Tamanrasset serait devenue la plaque tournante [...]
»555.
? La territorialisation : une autre source de financement.
Au-delà du racket et du banditisme, la
territorialisation et l'absence de l'Etat, permettent la mise en place d'une
sorte de système fiscal islamiste - le groupe récolte des fonds
via les contributions des populations. Ainsi en est-il de la
zakkât, un des cinq piliers de l'islam - d'autres impôts
pouvant être mis en place au gré des émirs ;
« En Kabylie, les paysans seraient soumis à un « impôt
djihadiste » »556.
? L'industrie de l'enlèvement.557
La prise d'otage est devenue depuis 2003 une ressource
financière inestimable pour AQMI ; elle fait également partie des
principales actions menées contre l'Occident. Ce phénomène
met en perspective trois problèmes qui s'alimentent et s'enlisent l'un
l'autre.
Dans l'articulation du djihad global,
l'enlèvement est une manière pour AQMI de porter atteinte
à l'Etat occidental et à ses valeurs, tout en amassant de lourdes
recettes essentielles à son maintient; « Selon les services
algériens, AQMI aurait encaissé près de 12 millions
d'euros grâce aux seules rançons des cent quinze
enlèvements de ressortissants algériens perpétrés
dans le Nord du pays en 2007 »558. Le développement de
cette « industrie » a nettement contribué à la baisse
du tourisme dans la région, mettant un coup de frein important aux
économies des Etats sahélo-sahariens. Et l'importance des sommes
amassées contribuent à former en quelque sorte, dans la
région, des individus spécialistes de l'enlèvement,
à transformer la prise d'otage, au départ moyen opportun de
financement, en véritable trafic - tout comme le trafic de drogue, ou le
trafic de cigarettes.
« A partir de 2009, les enlèvements d'Occidentaux
se multiplient au Sahara et au Sahel. En janvier 2009, quatre touristes sont
enlevés au Niger ; l'un d'entre eux, le Britannique Edwin Dyer, est
exécuté en juin 2009, le Royaume-Uni tardant à payer la
rançon. En novembre 2009, Pierre Camatte est enlevé au Nord-Mali
(Ménaka). En septembre 2010,
555DURAND, Gwendal, L'organisation
d'Al-Qaïda au Maghreb Islamique, op. cit., p.50
556Ibid.
557DANIEL, Serge, AQMI, l'industrie de
l'enlèvement, Paris, Fayard, 2012 558DURAND, Gwendal,
L'organisation d'Al-Qaïda au Maghreb Islamique, op.
cit., p.51
123
AQMI enlève sept employés d'Areva à
Arlit, au Niger, dont trois sont libérés, quelques mois plus
tard, contre une rançon d'une dizaine de millions d'euros. En novembre
2011, deux Français, des géologues voulant développer une
cimenterie, sont enlevés au Nord-Mali (Hombori, au sud de Gao). Le
premier, Philippe Verdon, est retrouvé assassiné à
Tessalit, à la frontière algérienne, en juillet 2013,
probablement en raison de sa maladie et pour éviter qu'il ne soit
récupéré par l'armée française en
opération. Le second, Serge Lazarevic559, est toujours
détenu au Sahara. »560
559Libéré le 9 décembre 2014.
560MATHIAS, Gregor, Les guerres africaines de
François Hollande, La Tour d'Aigues, Editions de l'Aube, 2014,
p.48
2. Le conflit malien : l'enchevêtrement
géopolitique.
124
Le 17 janvier 2012, une insurrection chasse l'armée
malienne du nord du pays. Le 22 mars, un coup d'état destitue Amadou
Toumani Touré (ATT). La conjonction de ces deux facteurs,
capacité d'action de groupes armés non étatiques, et
défaillance de l'Etat, contribue à l'émergence d'une crise
violente qui concentre dans l'Azawad des problématiques profondes
menaçant la sécurité du pays, et la sécurité
régionale du Sahel-Sahara.
« Les groupes armés islamistes d'Ansar Eddine, du
Mujao et d'AQMI qui ont fait la conquête du Nord-Mali et de la boucle du
Niger, alors en conflit, communiquent à nouveaux entre eux
»561. Le contexte géopolitique et politique
immédiat catalyse une crise interne et régionale, qui cristallise
le rôle des groupes djihadistes au Sahel-Sahara, et met en exergue la
prégnance des problématiques politiques et sociales de long-terme
(A) ; « La problématique centrale qui reviendra dans tous les
aspects et angles d'approche du conflit reste la viabilité de l'Etat
africain ainsi que le choc entre le principe de souveraineté et la
transnationalité des acteurs non institutionnels
»562.
Le coup d'Etat de 2012 marque une rupture dans la situation
politique du Mali. Cette brèche ouvre le pas à une coalition
conjoncturelle des différents groupes armés maliens et
sahélo-saharien : putschistes, irrédentistes et islamistes
s'enlisent et font exploser un conflit larvé (B) ;
« On retrouve en Centrafrique et au Mali les mêmes
causes de l'effondrement de l'Etat, comme la corruption endémique et
généralisée, les frontières artificielles et
poreuses, les tensions ethniques sécessionnistes, les groupes
armés politiques ou criminels incontrôlables. »563
561MATHIAS, Gregor, Les guerres africaines de
François Hollande, op. cit., p.29
562SAMBE, Bakary, « Crise malienne : origines,
développements et répercussion dans la sous-région »,
op. cit. 563MATHIAS, Gregor, Les guerres africaines de
François Hollande, op. cit., p.39
125
? Contexte régional immédiat : la
poudrière sahélo-saharienne.
Les printemps arabes, et la destitution de Mouammar Kadhafi
déstabilisent profondément la région. La crise libyenne de
2011 crée un déséquilibre en termes de moyens d'action
entre les groupes armés non étatiques et les groupes armés
étatiques, à l'avantage des premiers. Les équilibres
régionaux se reconfigurent tandis que les différents Etats
sahélo-sahariens ne parviennent pas à contenir la menace.
« L'intervention occidentale en Libye (19 mars - 31
octobre 2011) accéléra la déstabilisation du Mali.
Conscients des risques de contagion, les pays voisins tentent de trouver une
solution consensuelle et réaliste, sous l'oeil attentif des Occidentaux.
Pendant ce temps, les entités criminelles prospèrent.
»564
La mort du colonel Kadhafi fait sauter les verrous
sécuritaires de la région, contribue au retour « de milliers
de combattants - en majorité touareg »565 dans leur pays
d'origine. Les Touareg engagés dans le pays ont reçu une
formation militaire, et disposent désormais des moyens
nécessaires pour faire valoir leurs revendications au Mali ; «
Kadhafi ayant fait ouvrir les arsenaux dans toutes les villes de Libye ; des
convois importants d'armes sont organisés vers le théâtre
d'opération malien qui ne tardera pas à s'embraser
»566.
« En intégrant des Africains originaires du Sahel
à son armée, en particulier des Touareg, Kadhafi tisse des liens
avec les mouvements rebelles qui lui savent gré d'avoir soutenu leur
cause. La légion islamique, composée de combattants venus, entre
autres, du Sahel, est mobilisée lors de différentes
expéditions libyennes sur le continent. Elle est dissoute à la
fin des années 80 alors que la guerre avec le Tchad s'achève ;
une partie de ses 6 à 8000 hommes sont intégrés dans
l'appareil de répression sécuritaire de Kadhafi. »567
Les dissensions entre les différents Etats du
Sahel-Sahara n'ont pas permis la mise en oeuvre d'une gestion préventive
efficace de la sécurité régionale. L'Algérie, pour
qui « la chute du régime du colonel Kadhafi sonne la fin d'une
puissance [qu'elle] a souvent perçue par le prisme de la rivalité
régionale »568, est absente du G5
sahélien569 ; alors que « pour
564GOURDIN, Patrice, « Géopolitique du
Mali : un Etat failli ? », Diploweb, [En Ligne], septembre
2012
URL :
http://www.diploweb.com/Geopolitique-du-Mali-un-Etat.html
565« De plus, ces derniers mois, le retour de Libye de
milliers de combattants - en majorité touaregs-, la
prolifération d'armes et l'explosion des trafics de
cocaïne ou de cigarettes ont achevé de propager une guerre
larvée dans le sud de l'Algérie, dans le nord du
Mali, dans le nord du Niger ainsi que dans une partie de la
Mauritanie. », LEYMARIE, Philippe, « Comment le Sahel
est devenu une poudrière », op. cit.
566OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité, op.
cit., p.200
567Ibid., p.199
568OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité, op.
cit., p.200
126
Bamako, l'Algérie est à la fois la cause et le
remède à l'insécurité liée au terrorisme
»570. En outre, la rivalité entre l'Algérie et le
Maroc en termes de projection et de rayonnement régional empêche
toute coopération571. Le Sahel-Sahara est un espace aux
sociétés transnationales, mais les Etats sont acquis à des
perspectives réalistes de leurs intérêts. Ils parviennent
difficilement au consensus du fait de leurs tensions bilatérales, et de
leurs désaccords en termes de stratégie à adopter ; «
La Mauritanie prône le « tout sécuritaire » ; le Mali
plaide pour un développement à long terme, seul à
même de tarir les sources de recrutement des mouvements touaregs ou des
katiba (unités combattantes) d'AQMI »572.
Ainsi, le contexte régional n'a pas permis de contenir une menace en
expansion - à l'inverse, les changements et tensions
géopolitiques ont contribué à la surenchère de
cette menace, fissurant l'espace en brèches de désaccords dans
lesquelles les mondes rebelles s'activent, gangrènent, et s'installent
violemment.
? La rupture politique interne : l'étincelle
malienne.
En 1991, ATT évince le dictateur Moussa Traoré
et se fait le porteur d'une transition démocratique, à la suite
de laquelle il se retire volontairement des candidatures à la
présidence. Alpha Ouma Konaré effectue deux mandats avant de
laisser place en 2002 à ATT ; « Il installe une politique de
décentralisation, autonomise un peu plus certaines régions et
signe des accords de paix avec les structures représentatives des
populations touarègues »573. A cette époque, le
Mali est un exemple de démocratie en Afrique - contrairement à
beaucoup de pays du continent, le pays travaille, du moins en apparence,
à ne pas tomber dans la mécanique dictatoriale et le
prétorianisme.
Cette volonté politique ne permet pas de
résoudre définitivement les problématiques longuement
installées depuis les indépendances. Le développement
économique du pays n'est pas exponentiel, puisqu'il fait partie des plus
pauvres Etats du monde574. Le territoire est mal, voire pas,
contrôlé en certains endroits ; « Pendant longtemps,
l'Etat n'a rien fait dans le Nord parce que les investissements publics
répondaient à des rations démographiques [...]
569Le Monde, « Un « G5 du Sahel » pour
le développement et la sécurité », Le Monde,
[En Ligne], Février 2014 URL :
http://www.lemonde.fr/afrique/article/2014/02/16/un-g5-du-sahel-pour-le-developpement-et-la-securite_4367635_3212.html
570LEYMARIE, Philippe, « Comment le Sahel est
devenu une poudrière », op. cit.
571Ibid. 572Ibid.
573SAMBE, Bakary, « Crise malienne : origines,
développements et répercussion dans la sous-région »,
op. cit. 574GOURDIN, Patrice, « Géopolitique du
Mali : un Etat failli ? », op. cit.
127
Puis Bamako est intervenue en s'appuyant sur les familles
locales dominantes, qui ont pris le relais d'un Etat défaillant en
creusant des puits, en construisant des routes ou des écoles. Ce
clientélisme a fait de ces familles les passages obligés de la
puissance publique »575. Et la problématique
touareg qui ne cesse d'agiter la scène politique et sociale, se
réactive ; « Les revendications indépendantistes du
Mouvement national de libération de l'Azawad (MNLA) invoquent notamment
la faiblesse des investissements publics dans le septentrion malien ainsi que
les inégalités de développement entre le Sud et le Nord du
pays »576.
Le 17 janvier 2012 une attaque sur Ménaka dans le nord
du pays acte le départ d'une nouvelle rébellion577.
Elle est suivie par « plusieurs semaines d'actions victorieuses contre des
garnisons de l'armée malienne, dont la prise de la base de Tessalit, le
11 mars »578. Les troupes rebelles sont composées en
majorité d'Ishomars, « des combattants touaregs ayant fait leurs
classes dans les casernes libyennes »579. Et, le MNLA aligne
« un bon millier de combattants, dont quatre cents ex-soldats du feu
président libyen Mouammar Kadhafi »580. Cette
rébellion s'inscrit dans la continuité des mouvements touaregs de
1963, 1990 ou 2006. Le MNLA veut l'indépendance de l'Azawad (« 65%
du territoire malien »581), agitant une fois de plus le drapeau
identitaire tamasheq. Le creuset entre les groupes armés non
étatiques et l'armée malienne divisée est si profond qu'il
conduit à un désengagement quasi-total des forces maliennes du
nord du pays. La coalition de groupes contestataires irrédentistes et
islamistes s'installe dans le nord du pays - le 6 avril 2012, le MNLA proclame
unilatéralement l'indépendance de l'Azawad582.
« A partir de ce moment, s'affiche au grand jour les
faiblesses d'une armée malienne «
déséquilibrée » : une véritable «
armée mexicaine » sous ATT avec, d'une part, une cinquantaine
d'officiers généraux embourgeoisés et ignorant les
réalités du terrain et de
575CHÂTELOT, Christophe, « Les trois plaies
du Mali », Le Monde Bilan Géostratégique, Edition
2013, p.15
576OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel :
Géographie, économie et insécurité, op.
cit., p.187
577Jeune Afrique, « Nord-Mali : des rebelles
touaregs attaquent Ménaka », Jeune Afrique, [En Ligne],
janvier
2012
URL :
http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAWEB20120117161032/
578CHÂTELOT, Christophe, « Les trois plaies
du Mali », op. cit., p.15
579STHURENBERG, Michael, « Le conflit Touareg
», Le Monde Diplomatique, [En Ligne], mai 1995
URL :
http://www.monde-diplomatique.fr/1995/05/A/6311
580LEYMARIE, Philippe, « Comment le Sahel est
devenu une poudrière », op. cit.
581« Renouant avec les rébellions touarègues
de 1963, 1990 ou 2006, le MNLA réclame l'indépendance des
trois
régions du Nord, Tombouctou, Gao et Kidal, soit plus de
huit cent mille kilomètres carrés, et 65% du territoire
malien (une fois et demie la superficie de la France) »,
LEYMARIE, Philippe, « Comment le Sahel est devenu
une poudrière », op. cit.
582« Déclaration d'indépendance de l'Azawad
», Mouvement National de Libération de l'Azawad, [En Ligne], 6
avril 2012
URL :
http://www.mnlamov.net/component/content/article.html?id=169:declaration-dindependance-de-lazawad
128
l'autre, des hommes de troupes livrés à
eux-mêmes, sous équipés (ou du moins avec des armes
inadaptées au vaste territoire). »583
Le conflit malien entre donc dans le paradigme des conflits
africains du XXIème siècle ; « inégalités
territoriales, clientélisme des élites, différences
ethniques et religieuses, ressources naturelles »584. Le coup
d'état militaire du 22 mars 2012 est une réponse à cette
démocratie corrompue, et un affront à la passivité dont
fait preuve le gouvernement face à l'intensification du mouvement
touareg585. Sous la présidence d'ATT les institutions,
notamment militaire, se délitent ; « [il] battit son pouvoir sur un
« consensus à la malienne » [...] Un système incluant
la plupart des partis, donc sans réelle opposition, et dans lequel ATT
avait le dernier mot »586. Tandis que l'armée devient
« un groupement de fonctionnaire, pas de combattants
»587.
Le 22 mars 2012, ATT est renversé - un putsch militaire
mené par le capitaine Amadou Haya Sanogo le place à la
présidence pour une quinzaine de jours ; « Sous la pression de la
France et des pays de la région, il dut céder le pas à un
pouvoir civil de transition »588.
« Malgré leur invraisemblable calendrier -
quelques semaines avant une élection présidentielle ouverte - et
leur conduite favorisant pillages et règlements de comptes, les soldats
du camp de l'armée de terre de Kati, dirigés par le capitaine
Amadou Sanogo, intervenaient sur un terrain propice : outre qu'ils ont
profité de l'exaspération après les revers militaires face
à la rébellion touarègue au Nord, le discours putschistes
sur la corruption des élites et la « démocratie coquille
vide » a rencontré un écho favorable dans la population.
»589
583SAMBE, Bakary, « Crise malienne : origines,
développements et répercussion dans la sous-région »,
op. cit. 584OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel
: Géographie, économie et insécurité, op.
cit., p.187 585CHATELOT, Christophe, « Les trois plaies du
Mali », op. cit., p.15
586Ibid. 587Ibid.
588Ibid.
589DELCROZE, Jacques, « Effondrement du
rêve démocratique au Mali », Le Monde Diplomatique,
[En Ligne], septembre 2012
URL :
http://www.monde-diplomatique.fr/2012/09/DELCROZE/48141
129
? Le territoire de l'Azawad : la
déflagration.
Le conflit de l'Azawad est la résultante d'une
interaction de variables endogènes et exogènes qui profitent de
la fracture laissée par la défaillance des institutions
politiques et sécuritaires pour s'installer. En ce sens, il fait
intervenir différents acteurs aux ambitions variées qui, à
un moment donné, en fonction des conjonctures et opportunités qui
se présentent, se combinent pour former un front commun. Or, cette
lecture unitaire du conflit masque les réalités de fond : la
conjoncture n'efface pas les enjeux géopolitiques des différents
acteurs, qui réémergent une fois la territorialisation acquise.
Ainsi, si le MNLA revendique l'indépendance d'une zone qu'il
considère comme touareg, AQMI cherchent à étendre son
influence conformément à ses impératifs
idéologiques, tandis que d'autres groupes encore, comme Mujao, veulent
contrôler les routes du trafic transsaharien. Il semble en
réalité que chaque acteur réponde d'impératifs
territoriaux propres, replaçant le conflit à la jonction de
plusieurs dynamiques qui se révèlent antagonistes, toutes
liés aux enjeux de pouvoir sur les territoires. Ce conflit
métastasé aux injonctions rationnelles laisse place à une
sub-territorialisation ; les différents groupes armés non
étatiques de l'Azawad cherchent à asseoir leur autorité au
détriment de leurs anciens partenaires.
Le MNLA, héritier des mouvements touaregs, apparait en
2011 lorsqu'il revendique l'autonomie puis l'indépendance de
l'Azawad590. Il s'est dans un premier temps allié à
AQMI sur certaines opérations, avant de s'en détacher, et
d'entrer en conflit contre ses membres591. Groupe politico-militaire
laïc, il cherche à mener une action avant tout politique, avec une
finalité précise : l'autodétermination des touaregs
maliens. Ses représentants annoncent le 7 juin la création d'un
Conseil exécutif de l'Azawad présidé par Bilal Ag
Achérif « blessé le 27 juin à Gao lors d'un
affrontement avec le Mujao »592 ; « On retrouve ainsi les
trois éléments constitutifs de l'Etat : territoire, population,
gouvernement »593. Il cherche dès lors à se
distinguer des acteurs djihadistes, et « a fait connaître son
soutien à l'opération française au Mali, tout en
s'opposant à l'arrivée de l'armée malienne dans le nord du
pays, craignant des représailles contre les populations locales à
« peau claire » »594. Les tensions avec les groupes
djihadistes installés dans l'Azawad brouille la lecture de son projet :
d'un côté, les populations
590CHATELOT, Christophe, « Les trois plaies du
Mali », op. cit., p.15
591CARMARANS, Christophe, « Mali : les principaux
acteurs de la crise », Jeune Afrique, [En Ligne],
décembre
2012
URL :
http://www.rfi.fr/afrique/20121212-mali-reperes-principaux-acteurs-crise-/
592Ibid.
593CUMIN, David, Manuel de droit de la
guerre, Bruxelles, Larcier, 2014, p.44 594CHATELOT, Christophe,
« Les trois plaies du Mali », op. cit., p.15
130
du sud le considèrent comme responsable de la
crise595, de l'autre, il est évincé de ses positions
territoriales par les islamistes596.
Ansar Dine entre en scène en 2011 ; groupe islamiste
touareg crée par Iyad Ag Ghali, « l'un des principaux leaders de la
rébellion touarègue des années 1990 qui est
également le cousin de l'un des chefs locaux d'AQMI, Hamada Ag Hama
»597, il cherche à imposer la charia au Mali et en faire
un Etat théocratique598. Il a son fief dans la région
de Kidal ; et « fin janvier, l'organisation a pris le contrôle d'un
vaste territoire au nord du pays, occupant les villes de Tinzouaten, Tessalit
et Aguelhok, proches de la frontière algérienne
»599.
AQMI, conformément à son idéologie,
cherche à se territorialiser et s'installe dans les zones
délaissées par les Etats ; « Composé pour une grande
part par des Mauritaniens et des Maliens mais toujours dirigé par des
Algériens, le mouvement serait composé d'un millier d'hommes
déployés dans les phalanges du Sahara (ou katibas)
regroupées au nord du Mali »600. Tombouctou est devenu
son principal bastion601.
La katiba de Mokhtar Belmokhtar, el Mouwakaoun
Beddam est créée en décembre 2012 ; « Son nom
qui signifie « la Phalange des signataires par le sang » rappelle la
devise du GIA qui était : « Du sang, du sang, de la destruction, de
la destruction. Ni trêve, ni dialogue, ni réconciliation ! »
»602. Dissidence d'AQMI résultant de tensions entre
Abdelmalek Droukdal et Mokhtar Belmokhtar, la katiba « dit
vouloir aider à la consolidation du règne de la charia dans le
nord du Mali »603.
Mujao est une dissidence d'AQMI opérée en 2011
à l'initiative de son chef, Hamada Ould Mohamed Kheirou, un
Mauritanien604 ; « Le 27 juin, le Mujao a pris le
contrôle de Gao après des combats avec le MNLA
»605. Composé de Mauritaniens et de Maliens, le groupe
est
595CHATELOT, Christophe, « Les trois plaies du
Mali », op. cit., p.19
596CARMARANS, Christophe, « Mali : les principaux
acteurs de la crise », op. cit.
597Ibid.
598Ibid.
599Ibid.
600Ibid.
601CHATELOT, Christophe, « Les trois plaies du
Mali », op. cit.
602Ibid.
603Ibid.
604Ibid.
605CARMARANS, Christophe, « Mali : les principaux
acteurs de la crise », op. cit.
131
activement impliqué dans le trafic de drogue
saharien606 - le contrôle des routes est, dans cette
perspective, une nécessité. Il multiplie les attentats violents
dans le nord du pays; « A la différence d'AQMI, le Mujao, davantage
ancré dans la société malienne, a opté pour une
guerre d'évitement contre les forces françaises et maliennes,
multipliant les attaques suicides »607.
606ONU, Comité du Conseil de
Sécurité faisant suite aux résolutions 1267 (1999) et 1989
(2011) concernant Al-Qaïda et les personnes et entités qui lui sont
associées, [En Ligne], novembre 2013 (décembre 2012
1ère pub.) URL :
http://www.un.org/french/sc/committees/1267/NSQDe134F.shtml
607CHATELOT, Christophe, « Les trois plaies du
Mali », op. cit., p.19
132
CONCLUSION PARTIELLE
Le conflit malien est la résultante d'une combinaison
momentanée de plusieurs variables, à différentes
échelles. L'instabilité politique de l'Etat malien est à
l'origine de la rupture. Issu de la vague d'indépendances de 1960, il
peine à imposer des valeurs communes qui transcenderaient les
différentes revendications ethniques. Les Touareg s'inscrivent dans une
dynamique sinusoïdale de la rébellion identitaire, avec des pics de
violence marqués. Le régime libyen de Mouammar Kadhafi et sa
chute ont contribué à réactiver ce conflit latent, en
armant les groupes contestataires. Dès lors, la problématique
Touareg semble être le fil d'Ariane d'une déstabilisation
politique à long terme de l'Etat malien - que le faible
développement économique, et l'instabilité politique
exulte. La rencontre entre ces deux variables forme une impasse et un impact
à l'interstice desquels viennent se loger les flux de
conflictualité à la recherche d'une terre d'expression.
AQMI est une représentation locale d'Al-Qaïda - la
glocalisation n'est pas absolue, les résistances particulières se
maintiennent, et s'il y a similarité, les deux groupes ne semblent pas
répondre d'une identité commune. Les enjeux territoriaux et
économiques de fond créent des dissidences qui, tout en
poursuivant leur projet, criminel notamment, restent attachés à
cette bannière par nécessité. L'enveloppe «
al-qaïdiste » du conflit malien doit être
disséquée et transcendée ; en fond de lecture, les enjeux
de pouvoir sur les territoires ne semblent pas dépassés par une
lutte effrénée au salafisme et à l'anti-occidentalisme, et
c'est encore dans leur appréciation qu'il est possible de comprendre les
dynamiques actuelles de la conflictualité. Si AQMI ne réussit pas
à fédérer et institutionnaliser la galaxie rebelle
sahélo-saharienne, elle sert néanmoins de point de jonction
opérationnel en rendant possible la concentration de la
conflictualité en un même lieu.
Le conflit malien est une sorte d'archétype du conflit
moderne multiple : l'hologramme du djihad global n'a pas confondu les
velléités classiques poursuivies : conflit identitaire pour
l'indépendance d'un territoire ; insurrection armée au sein de
l'Etat ; course au contrôle des routes du trafic et de la
criminalité transsaharienne. En ce sens, il reste un objet
d'étude de la géopolitique - à savoir, l'étude des
enjeux de pouvoir sur les territoires.
133
CONCLUSION GENERALE
Le Mali est un territoire vaste et enclavé ; au coeur
du Sahel-Sahara, il « occupe une situation de carrefour qui fit autrefois
sa fortune »608. Aujourd'hui, alors que la majorité des
échanges se font par les eaux, le Mali reste coincé au bord d'une
« mer de sable » qui nécessite la mise en place
d'infrastructures onéreuses pour le sortir de son
handicap609. Il peine alors à assurer un développement
et une intégration homogène sur l'ensemble de son territoire,
catalysant la mutation de l'espace en zone de transit de la criminalité
internationale. La mobilité du Sahel-Sahara est actualisée - les
trafics profitent de frontières poreuses pour proliférer. Les
savoirs nomades sont intégrés à cet antimonde
parallèle qui offre aux individus une alternative d'ascension sociale et
d'enrichissement personnel. L'instabilité politique est le fait d'une
latence crisogène induite par l'adaptation manquée des
institutions politiques modernes aux identités fortes en
présence. Pluriethnique et communautariste, la population modifie le
principe démocratique en faisant prévaloir sur
l'allégeance citoyenne des allégeances historiques sub
étatiques qui continuent d'exprimer et d'alimenter les tensions
ethniques. Chacun des clans, tribus, ou ethnies, possède ses codes, ses
chefs, son histoire, son territoire, ses ancêtres et sa mémoire.
Ces structures sociales ne se sont pas complètement fondues dans l'Etat,
ni confondues dans la mondialisation. Leur portée symbolique est encore
effective, s'exprimant dans, avec, par, et parfois contre, les institutions
politiques. Le territoire est riche du souvenir des Empires
sahélo-sahariens qui s'y sont croisés. Le poids historique de
cette mémoire est une variable fondamentale de la conflictualité
moderne.
La rencontre entre les deux mondes arabo-berbère et
« noir » africain, constitue non pas une fracture civilisationnelle,
mais une opposition entre deux histoires, deux identités
affirmées. Ainsi, les Touareg ne veulent pas être
intégrés à un Etat dominé par des peuples qu'ils
tenaient en infériorité. De la même manière, les
populations soudaniennes rejettent la domination d'anciens esclavagistes. Dans
les paradigmes modernes, le Touareg abandonne une part de sa
représentation nomade de l'espace pour répondre à la
modernité avec ses propres codes : la revendication territoriale. La
chute du régime libyen offre à ces mouvements autonomistes et
irrédentistes une nouvelle opportunité de soulèvement. Or,
d'une part, la diversité des groupes politico-militaire touareg
empêche une lecture simplifiée de leur projet : « Les
revendications de ces derniers oscillent entre l'indépendance et une
608GOURDIN, Patrice, « Géopolitique du
Mali : un Etat failli ? », op. cit.
609ZAJEC, Olivier, Introduction à la
Géopolitique, Histoire, Outils, Méthodes, op. cit.,
p.63
134
autonomie substantielle. Encore faudrait-il que les Kel
Tamasheq soient eux-mêmes capables de s'unir autour d'un projet
à la fois commun et raisonnable »610. D'autre part,
l'hologramme djihadiste est venu en l'espèce perturber la
lisibilité du conflit initial, modifiant sa perception, et
l'intégrant à un cadre confus de définition : « Au
Mali, l'inusable refrain de la guerre au terrorisme »611.
Le conflit de l'Azawad est un conflit complexe, en ce sens
qu'il concentre une diversité de facteurs antagonistes : une concurrence
spatiale, notamment pour l'établissement d'un Etat touareg ; une
concurrence temporelle, entre des identités historiques et l'Etat
moderne qui peine à les transcender. Ces variables se manifestent
contextuellement, par la mise à disposition de facilités
d'expression : la chute du régime libyen, et la rupture politique de
l'Etat malien, en l'espèce. En ce sens, l'affirmation selon laquelle le
conflit de l'Azawad serait un conflit mobile, peut être confirmée.
Historiquement, aux croisements des routes sahariennes se constituent des
oasis, des points d'ancrage, des zones de repères. Ces routes, sont
aujourd'hui réinvesties par la criminalité ; au croisement de
leurs sillages, s'établissent des concentrations de trafics, des points
de ravitaillement, des espaces stratégiques pour le banditisme. De la
même manière, la conflictualité sahélo-saharienne
est diffuse : elle est un flux, une atmosphère. Aux croisements de ses
dynamiques, elle se matérialise en un conflit immédiat qui
concentre toutes ses variables en un même lieu, toutes ses variables.
Dès lors, il serait possible d'exprimer l'hypothèse, dans une
analyse plus large, selon laquelle les conflits sahélo-sahariens sont
des conflits mobiles : un cas similaire à celui de l'Azawad aurait-il pu
être observé au Niger par exemple ?
Le MNLA est évincé de l'Azawad par les groupes
armés salafistes à la fin du mois de juin 2012. La
résolution 2056 du 5 juin 2012 fait cas d'une « situation au Mali
[qui] menace la paix et la sécurité internationale
»612 - le Conseil de sécurité de l'ONU envisage
la mise en place d'une réponse coercitive dans le cadre du chapitre VII
de la Charte613. La CEDEAO, avec l'aval de l'ONU, monte une Mission
internationale de soutien au Mali (MISMA), qui tarde à se
déployer614. Les groupes djihadistes poursuivent leurs
avancées vers le sud du pays,
610GOURDIN, Patrice, « Géopolitique du
Mali : un Etat failli ? », op. cit.
611ZAJEC, Olivier, « Au Mali, l'inusable refrain
de la guerre au terrorisme », Le Monde Diplomatique, [En
Ligne], Février 2013
URL :
http://www.monde-diplomatique.fr/2013/02/ZAJEC/48725
612GOURDIN, Patrice, « L'UE et le conflit malien
», Diploweb, [En Ligne], juin 2013
URL :
http://www.diploweb.com/L-UE-et-le-conflit-malien.html
613Ibid.
614GOURDIN, Patrice, « L'UE et le conflit malien
», op. cit.
poussant le président malien par intérim
à demander l'aide de la France615 : le 11 janvier 2013
l'opération Serval est lancée.
La profusion de groupes islamistes radicaux dans l'Azawad a
augmenté l'inquiétude sécuritaire régionale, et
motivé l'intervention française. « Toutes les autres
solutions avaient échoué : l'Union européenne refusait de
s'engager directement, l'ONU n'était pas prête à envoyer
des troupes au Mali, et les dirigeants africains, pris dans leurs palabres,
tardaient à envoyer des troupes »616. Ainsi, « le
Vendredi 11 janvier 2013, cinq heures après la réunion du Conseil
de défense, il [François Hollande] donne l'ordre aux forces
spéciales d'entrer en action et de reprendre la ville de Konna,
située à 65 kilomètres de Bamako »617.
L'opération Serval est une offensive éclair ; « Suite
à l'expérience de la guerre asymétrique d'Afghanistan,
l'état-major comprend qu'il ne faut pas s'enterrer ou se fortifier dans
des bases opérationnelles mais s'adapter au rythme de la guérilla
djihadiste »618. Elle se solde par un succès, et se
transforme en janvier 2014, en mission de contre-terrorisme619.
Cette intervention immédiate répond à des
impératifs fulgurants. Néanmoins, sur le long terme, la
sécurité de la région doit être envisagée
à différentes échelles, en plusieurs modes d'action. Le
conflit qui éclate en 2012 dans la région de l'Azawad est la
combinaison instantanée de différentes variables, qui
nécessitent somme toute, d'être mesurées et
appréhendées en profondeur. Le conflit est mobile, en ce sens
qu'il explose dans les lieux de rencontre entre des groupes armés non
étatiques contestataires, et la rupture momentanée de la
stabilité politique de l'Etat. Ainsi, les solutions de long terme
semblent au moins aussi importantes que l'intervention instantanée.
Elles permettent de gérer, non seulement une situation
sécuritaire pressante, mais surtout un climat d'insécurité
omniprésent.
135
615GOURDIN, Patrice, « L'UE et le conflit malien
», op. cit.
616MATHIAS, Gregor, Les guerres africaines de
François Hollande, op. cit., p.33
617Ibid., p.34
618Ibid., p.72
619Ibid., p.80
136
Annexes
Déclaration d'indépendance de l'Azawad
Cartographie
Bibliographie
137
Déclaration d'indépendance de l'Azawad
« NOUS, PEUPLE DE L'AZAWAD,
Par la voix du Mouvement National de Libération de
L'Azawad après concertation avec :
· Le Comité Exécutif,
· Le Conseil Révolutionnaire,
· Le Conseil Consultatif,
· L'Etat-major de l'Armée de Libération,
· Les bureaux régionaux
Rappelant les principes du droit international et les
principaux instruments juridiques internationaux régissant le droit des
Peuples à disposer d'eux-mêmes, notamment, la charte des Nations
Unies en ses articles 1 et 55, les dispositions pertinentes de la
déclaration internationale des droits des peuples autochtones;
Considérant, la volonté explicitement
exprimée dans la lettre datée du 30 mai 1958 adressée au
président français par les notables, guides spirituels de toutes
les composantes de l'AZAWAD; Considérant qu'en 1960, à l'occasion
de l'octroi de l'Indépendance aux peuples Ouest-Africains, la France a
rattaché sans son consentement l'AZAWAD à l'Etat malien qu'elle
vient de créer;
Rappelant les massacres, les exactions et humiliations,
spoliations et génocides de 1963, 1990, 2006, 2010 et 2012, qui ont
visé exclusivement le peuple de l'AZAWAD jusqu'au 1er avril 2012;
Rappelant, le comportement inhumain du Mali qui a
utilisé les différentes sécheresses (1967, 1973, 1984,
2010....) pour faire disparaitre notre peuple par anéantissement alors
même qu'il a sollicité et obtenu une aide humanitaire
généreuse;
Considérant l'accumulation de plus de 50 ans de mal
gouvernance, de corruption et de collusion militaro politico financière,
mettant en danger l'existence du peuple de l'AZAWAD et en péril la
stabilité sous-régionale et la paix internationale;
Considérant, la libération complète du
territoire de l'AZAWAD;
Proclamons irrévocablement, L'ETAT INDEPENDANT de
l'AZAWAD à compter de ce jour Vendredi 06 avril 2012.
DECLARONS:
· La reconnaissance des frontières en vigueur avec
les états limitrophes et leur inviolabilité;
· L'adhésion totale à la charte des Nations
Unies;
· L'engagement ferme du MNLA à créer les
conditions de paix durable, à initier les fondements institutionnels de
l'Etat basés sur une Constitution démocratique de l'Azawad
indépendant.
Le Comité Exécutif du MNLA invite l'ensemble de
la Communauté Internationale dans un élan de justice et de paix
à reconnaitre sans délais l'Etat de l'AZAWAD
Indépendant.
Le Comité Exécutif du MNLA jusqu'à la
mise en place de l'Autorité du Territoire de l'AZAWAD continuera
à assurer la gestion de l'ensemble du territoire.
GAO - 06/04/2012
SECRETAIRE GENERAL-MNLA BILLAL AG ACHERIF »
138
Cartographie
I. Géographie de l'espace
sahélo-saharien
A. Le Sahel-Sahara : un espace aride
· Le Sahel-Sahara : Relief et Hydrographie
B. Les Touareg : une population nomade
· L'espace Touareg
· Le Kel Tamasheq
C. Le Sahel-Sahara : un espace mobile
· Les routes transsahariennes au Moyen-âge
· Anciennes et nouvelles routes
· Les fuseaux méridiens au Sahara de Théodore
Monod
· Les Empires sahéliens de la route
D. Le Sahel-Sahara : un espace de trafics
· Les saisies d'armes illicites au Sahel-Sahara
· Les migrations sahariennes et transsahariennes
· Le trafic de cigarettes
· Les flux de cocaïnes
E. Le Sahel-Sahara : un espace de ressources
· Les mines et les industries
· Les hydrocarbures
· Les blocs pétroliers d'exploitation
·
II. Les identités de l'espace
sahélo-saharien
139
Répartition des ethnies au Mali
· Les Empires de la route
· Les Empires du Ghana, du Mali, et Songhaï
· Les royaumes musulmans du Sahel au
XIXème siècle
III. Le conflit malien de 2012
· L'Azawad en 2012
· La revendication Touareg dans le conflit malien de
2012
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? Le Kel Tamachek
Source : Bernard Lugan, Histoire de l'Afrique des
origines à nos jours, Paris, Ellipses Marketing, 2009, p.924
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C - Le Sahel-Sahara : un espace mobile
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: Géographie, économie et insécurité, Cahiers
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? Les fuseaux méridiens au Sahara de
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Source : OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel
: Géographie, économie et insécurité, Cahiers
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? Les Empires sahéliens de la route
Source : OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel
: Géographie, économie et insécurité, Cahiers
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D - Le Sahel-Sahara : un espace de trafic
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: Géographie, économie et insécurité, Cahiers
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? Les migrations sahariennes et transsahariennes
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Source : OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel
: Géographie, économie et insécurité, Cahiers
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Source : OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel
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E - Le Sahel-Sahara : un espace de
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Source : OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel
: Géographie, économie et insécurité, Cahiers
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? Les hydrocarbures
Source : OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel
: Géographie, économie et insécurité, Cahiers
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? Les blocs pétroliers d'exploitation
Source : OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel
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II - Les identités de l'espace
sahélo-saharien
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Source : OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel
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? Les royaumes musulmans du Sahel au
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Source : Bernard Lugan, Histoire de l'Afrique des
origines à nos jours, Paris, Ellipses Marketing, 2009, p.435
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III - Le Conflit malien de 2012
? L'Azawad en 2012
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177
Table des Matières
INTRODUCTION GENERALE 1
Première Partie - Le conflit malien dans son
milieu : les inerties physiques de l'espace
sahélo-saharien. 9
I - Géographie de l'espace
sahélo-saharien : des hommes en bleu dans une tâche
blanche
quadrillée. 10
1. Milieu naturel et structures sociales : Portrait physique du
Sahel-Sahara. Composition, disposition, et
conditionnement. 11
? Le désert sahélo-saharien : définition
par la limitation climatique, étatique, et conceptuelle d'une
étendue ouverte. 11
? Hydrologie et topologie : les conditions physiques de la
mobilité. 13
? La représentation nomade de l'espace : une
géographie de la mobilité. 16
2. Du Sahel-Sahara à l'Azawad : l'identité touareg
et les revendications territoriales au Mali. 20
A. Organisation et structure des sociétés touaregs
: l'identité d'un peuple du désert. 21
B. Politisation et militarisation de la revendication touareg
dans l'Azawad : le filigrane de la
conflictualité malienne. 25
II - Les ressources de l'espace sahélo-saharien
: mutations d'une terre d'échange dans la
mondialisation. 30
1. Les routes du désert sahélo-saharien : de la
caravane à la caravelle. 32
A. Le réseau et les échanges : une structure
initiale inchangée. 33
B. Trafics criminels dans les couloirs de sable : les nouveaux
produits du commerce saharien et
transsaharien. 37
o Le trafic d'armes 40
o Le trafic d'hommes 41
o Le trafic de cigarettes 42
o Le trafic de drogues 43
2. Le paradoxe des ressources naturelles : disponibilités
locales inexploitées, concurrence internationale,
et conflits d'intérêts. 45
A. L'exploitation des ressources souterraines : attraction et
répulsion d'un espace riche conflictuel. 46
B. Le Mali au pied de la « mer de sable », au large de
la mer d'eau : la situation géopolitique de
l'enclavement. 49
CONCLUSION PARTIELLE 52
Deuxième Partie - Le conflit malien dans son
contexte : les inerties humaines de l'espace
sahélo-saharien. 53
I. Les structures sociales ante - étatiques : le
poids historique des ethnies au Mali. _____ 55
1. Portrait des ethnies du Mali : différences
anthropologiques, et particularités psychologiques. _____ 56
2. Le Moyen-âge sahélien : les Empires de la route
et l'historicité des ethnies maliennes. 61
o Empire du Ghana (VIIIème -
XIIIème) 63
o Empire du Mali (XIIIème -
XVème) 64
o Empire songhaï (XVème -
XVIème) 65
II. Les islams en Afrique : De la conquête arabe
aux djihads précoloniaux. 67
1. De l'islam arabe aux islams africains : Une religion
localement adaptée. 68
178
2. Dissidences et unité : des islams africains aux
djihads précoloniaux 73
o Ousmane Dan Fodio et le Califat de Sokoto 77
o Sékou Amadou et le Califat peul du Macina 77
o El Hedj Omar et le Califat toucouleur 78
III. Islam et modernité : des temporalités
en concurrence. 80
1. La genèse de l'islam comme idéal-type. 81
1. L'islam dans la modernité : les métastases de
la contestation. 87
CONCLUSION PARTIELLE 91
Troisième Partie - Le conflit malien en
action : La déflagration des tensions sahélo-
sahariennes 92
I. Al-Qaïda et AQMI : des menaces
glocalisées. 93
1. Genèse et mutation d'Al-Qaïda : continuité
des ruptures. 94
o Hégire afghan 96
o Djihad moderne 98
o Etats takfirs 99
o Hégire soudanais 100
2. L'affiliation top-down de la conflictualité :
d'Al-Qaïda à AQMI, une stratégie de l'ubiquité.
104
A. La stratégie médiatique d'Al-Qaïda :
Iconographie d'une religion aniconique. 105
B. La stratégie territoriale d'Al-Qaïda :
l'affiliation par contagion. 108
I. La conflictualité sahélo-saharienne et
le détonateur malien. 112
1. La construction bottom-up de la conflictualité
: du GSPC à AQMI, une stratégie de la représentation.
113
A. La métamorphose du GSPC algérien : une matrice
idéologique importée. 114
B. Le fonctionnement d'AQMI : des modes opératoires
croisés. 118
o La zone d'action 118
o Le recrutement 120
o Le financement 121
2. Le conflit malien : l'enchevêtrement
géopolitique. 124
? Contexte régional immédiat : la poudrière
sahélo-saharienne. 125
? La rupture politique interne : l'étincelle malienne.
126
? Le territoire de l'Azawad : la déflagration. 129
CONCLUSION PARTIELLE 132
CONCLUSION GENERALE 133
Annexes 136
Cartographie 138
I - Géographie de l'espace sahélo-saharien
140
A - Le Sahel-Sahara : un espace aride 140
B - Les Touareg : une population nomade 141
C - Le Sahel-Sahara : un espace mobile 143
D - Le Sahel-Sahara : un espace de trafic 147
E - Le Sahel-Sahara : un espace de ressources 151
II - Les identités de l'espace
sahélo-saharien 154
179
III - Le Conflit malien de 2012 158
Bibliographie 160
Table des Matières 177