ASPECTS ET ENJEUX DE LA MEMOIRE
RESISTANTE AU MUSEE DE L'HOMME
0
Sous la direction de Marie-Claire Lavabre
1
Sommaire :
Introduction P.2
Propos préliminaires P.12
- L'analyse préalable de l'image publique du
musée
? L'image que le musée donne à voir
? Le contexte muséal au moment de l'enquête
- Les difficultés directement liées au travail de
terrain
? La tentative infructueuse des entretiens
? L'observation comme source de recueil des informations
Partie 1 : Mise au point sur l'histoire de la
Résistance au musée de l'Homme
- Le « feutre social » de l'entrée en
Résistance
- « L'Histoire d'une trahison »
- La Résistance au musée de l'Homme lue comme
rupture
Partie 2 : La mémoire de la Résistance au
musée de l'Homme hors-les-murs
- La mainmise légitime sur la mémoire comme
illusio du champ politique - Les « conditions de la circulation
» de la mémoire
Partie 3 : La spatialisation de la mémoire
résistante au musée de l'Homme - Une substitution aux
dérives de l'anthropologie.
- La nomination des différents espaces du musée
comme traces de la Résistance
- Les stations historiques, éléments primordiaux de
la mise en récit muséale
- La mythification des « pères » fondateurs
préférée à un mythe de la Résistance
- La défense d'une ligne humaniste au secours du
passé controversé de l'anthropologie
- La figure du palimpseste comme révélatrice de la
mémoire au musée de l'Homme
- La division sociale de la fonction mémorielle
Conclusion
2
« Le musée est un des lieux qui donne la plus
haute idée de l'homme »1 affirme, en 1947,
l'écrivain André Malraux.
Le Musée de l'Homme endosse cette affirmation jusque
dans son nom, affichant ainsi, dès sa création, la volonté
de dévoiler une image de l'homme aussi bien dans son aspect biologique
que dans sa vérité sociale. L'un de ses principaux
créateurs, Paul Rivet, assume clairement cette ambition initiale :
« En créant ce titre, j'ai voulu indiquer que tout ce qui
concernait l'être humain, sous ses multiples aspects, devait et pouvait
trouver place dans les collections2. »
Installé sur l'aile sud-ouest du Palais Chaillot qui
domine la Colline du même nom, l'espace physique du Musée de
l'Homme prend place dans ce bâtiment aux façades monumentales
construit à l'occasion de l'exposition universelle de 1937. Entre les
deux ailes du palais, dans ce qui était initialement le coeur de la
structure dont on n'a gardé que les ailes, se tient le
parvis des Droits de l'Homme, ouvert par la dalle scellée proclamant
l'article 1 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de
1789. C'est en effet sous le parvis du Trocadéro qu'a été
adoptée le 10 décembre 1948 la déclaration universelle des
Droits de l'Homme. Y trônent également huit sculptures
dorées allégorisant à travers sept femmes et un jeune
garçon, différentes étapes de la vie humaine et de la
nature (la jeunesse, le printemps, etc.). La place du Trocadéro,
officiellement renommée « place du Trocadéro-11-novembre
», en référence à l'armistice de 1918, jouxte cette
esplanade. Tout dans l'aménagement de l'espace et la toponymie des lieux
a été fait pour faire une référence commune
à un certain humanisme, une philanthropie affichée à
travers la défense de ces Droits de l'Homme.
C'est justement de cet humanisme que le musée de
l'homme entend se positionner comme le garant. En tant que musée
ethnographique, l'ancêtre du Musée de l'Homme, le Musée
d'ethnographie du Trocadéro (MET), était lui destiné,
à sa création, à entreposer les objets
1 MALRAUX André, Le musée
imaginaire, Gallimard, Paris, 1947.
2 Cité par LAURIERE Christine, Paul Rivet :
le savant et le politique, Paris, Publications scientifiques du
Muséum national d'histoire naturelle, 2008, 723 p
3
importés des colonies et à entreprendre une
typologie des différents physiques humains pour mieux comprendre
d'où l'objet en question est issu.
La muséographie se basait sur les conceptions
évolutionnistes et ethnocentriques dominantes à l'époque.
Il a fallu attendre 1938 pour que cette approche soit remise en question
lorsque le MET a muté en Musée de l'Homme. Bien que le
musée d'ethnographie du Trocadéro ne soit pas l'ancêtre
idéologique ou épistémologique du musée de l'Homme,
la relative stabilité du personnel scientifique et technique a permis
d'assurer la transition et de concevoir une filiation au moins institutionnelle
entre les deux musées.
La refonte, totale ou partielle, des musées
d'ethnologie obéit, si l'on croit Christine Laurière, à un
rythme cyclique. En effet, environ tous les soixante ans, la
légitimité du Musée de l'Homme (ou de son ancêtre le
MET) est remise en question aussi bien par l'administration politique en charge
que par ses propres acteurs. L'historienne de l'anthropologie explique par ces
mots cette étrange mais certaine régularité :
« La remise en question, tous les soixante ans des
musées d'ethnologie obéit à des enjeux politiques bien
réels, comme si la nation, ses dirigeants et ses savants, mais aussi la
société avaient du mal à s'identifier à ses lieux
finalement jugés problématiques en ce qu'ils interrogent la
réalité du monde, sa mise en ordre symbolique jusqu'à
retentir sur le roman national français dont les échos se
trouvent alors plus ou moins déformés, comme s'il fallait
régulièrement redéfinir l'identité et la place de
ce couple que forment l'autre et nous dans un contexte géopolitique,
social, culturel en évolution1 »
Le musée de l'homme interroge donc le rapport à
l'autre, la proximité ou la distance entre les civilisations, et c'est
cette interrogation qui le rend, plus que tout autre institution scientifique
ou culturelle, perméable à toutes les évolutions
géopolitiques, sociales et culturelle.
La dernière vague de ce cycle a manqué de peu
d'emporter le musée de l'Homme. Dès la fin des années
1990, est décidé le démantèlement des collections
du musée en vue de les transférer à un futur nouveau
musée des « arts primitifs ». L'une des principales raisons
invoquées est de redonner leur place, en tant qu'oeuvres d'art à
part entière à des objets délaissés et injustement
scientificicés.
1 LAURIERE Christine, «1938-1949 : un
musée sous tension » in Musée de l'Homme, histoire d'un
musée laboratoire, sous la direction de Claude Blanckaert,
Éditions Artlys / Muséum national d'Histoire naturelle, Paris
2015.
4
Le personnel aussi bien scientifique que non scientifique du
musée est en grève et c'est comme si tout son
intérêt scientifique et historique de laboratoire de recherche, de
berceau de l'ethnologie et de lieu de résistance était
ignoré. On semble oublier dans cette volonté de créer un
musée d'art à partir des collections du musée de l'Homme
dont la scienticité est dénigrée comme
révélatrice d'une démarche raciste, que le regard
ethnologique n'empêche nullement le regard esthétique.
La mobilisation porte ses fruits et l'institution est
préservée, bien qu'une grande majorité de
ses collections (60% des objets) soit transférée au futur
musée du Quai Branly, sur l'autre rive de la Seine. Il est donc
décidé d'une rénovation pour faire vivre le musée
amputé de ses objets, en lui insufflant une direction encore plus
pédagogique et scientifique. Les travaux ont eu lieu entre 2009 et 2015
et ont été en grande partie financés par le
ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche.
Le musée abrite désormais une collection des
plus hétéroclites. En autre choses sont exposés : les
objets initialement récoltés durant les missions ethnographiques,
pas nécessairement de contrées lointaines, exposés selon
des thématiques particulières censées trouver une ligne
commune à toutes les civilisations (le rapport à la
maternité, à la mort, au milieu naturel, les transformations
corporelles, etc.), des ossements réels ou reproduits de
représentants des premières formes d'humain, des objets
préhistoriques, des animaux empaillés, des bustes moulés
pendant les premières études racialistes anthropologiques, des
sculptures diverses et variées, etc.
L'absence d'une grande partie des collections,
transférées au Quai Branly, est ainsi comblée tant bien
que mal par une muséographie interactive, technologique et didactique
destinée à éduquer les visiteurs sur tout ce qui concerne
l'Humain tout autant d'un point de vue biologique que social et culturel.
Les secousses créées par cette menace de
fermeture et le projet de rénovation ont entrainé une remise en
question de l'identité de l'institution, puisque les menaces
sous-entendaient un déni d'une histoire longtemps affirmée et
affichée en tant que centre de recherche influent, en tant que
théâtre de la création de la discipline ethnologique mais
aussi en tant que lieu central de la Résistance.
Si le musée a réussi à se maintenir en
tant que centre de recherche, la valorisation du lieu en tant que lieu de
résistance n'est pas aussi aisément identifiable depuis la
récente rénovation. Du 30 mai au 8 septembre 2008, durant la
période trouble qui a précédé la rénovation,
est organisée,
5
au musée de l'Homme, une exposition consacrée
à Germaine Tillion, intitulée « Germaine Tillion, Ethnologue
et résistante » et dans laquelle sont présentés des
éléments de la vie de l'ethnologue (ses missions ethnographiques
en Algérie, son engagement dans la Résistance, son militantisme
contre la guerre d'Algérie, son étude militante de la condition
des femmes en méditerranée, etc.).
L'organisation de cette exposition indique assez clairement
que l'institution jetait alors un regard construit et volontaire sur son
passé, l'incluant même dans ses entreprises muséographiques
(bien qu'éphémères).
La tentation d'ériger la mémoire en enjeu, en
particulier lorsqu'il s'agit d'évènements liés à la
seconde guerre mondiale, est en grande partie liée à celle
d'associer la mémoire à la construction de l'identité. Au
risque de tomber dans des « explications circulaires »1,
c'est ce regard porté sur son passé et ce qu'il reflète
dans l'espace muséal, qui forge l'identité de l'institution comme
légitime dans une description large de l'humain et c'est effectivement
cette même identité qui lui donne les moyens de mettre en
scène cette mémoire. En effet, lorsque l'on parle de
mémoire, c'est bien en transparence la question des identités qui
est posée.
La notion de mémoire, aussi
polysémique2 soit elle, est ici invoquée en tant que
trace du passé, en ce sens que tout ce qui est affiché comme
rappelant de quelque manière que ce soit la résistance est
à mettre en relation avec une certaine mémoire de la
résistance.
Il pourrait s'agir aussi bien d'élément
strictement muséaux tels que des objets des collections, que
d'éléments extra muséaux (extérieurs aux
collections mais présents dans l'espace physique du musée) tels
que les tableaux historiques, les plaques commémoratives ou les noms
attribués aux salles du musée.
Ces éléments n'étant pas des traces
directes laissées par l'évènement historique mais des
traces créées en référence à cet
évènement historique, il est possible de parler de traces
choisies, comme révélateurs d'une possible intentionnalité
dans la mémoire.
S'intéresser à ce qui dans la mise en
scène muséale relève de la mémoire de la
résistance contribue ainsi à qualifier et mesurer ce degré
d'intentionnalité.
Cependant la mise en récit de la résistance au
musée de l'homme, bien que non centrale dans le récit
muséal, permet-elle de parler de lieu de mémoire ? Alors,
même que l'acceptation de
1 LAVABRE Marie-Claire, « Paradigmes de la
mémoire », Transcontinentales, , 2007, pp.139-147
2 Ibid.
6
cette expression apparait comme assurément
galvaudée, emmenée sur des terrains différents de ceux
initiaux, elle reste néanmoins utile pour saisir une certaine
réalité des enjeux liés à la mémoire au
musée de l'Homme.
En effet, la perception institutionnelle d'un musée en
lieu de mémoire reste « indispensable pour éclairer les
choix des concepteurs et gestionnaires, aussi bien quant aux contenus que quant
aux moyens mis en oeuvre pour les communiquer 1».
Initiée dans une toute autre acceptation par Pierre
Nora, qui dans une entreprise explicitement «
contre-commémorati(ve)2 » (bien qu'ambigüe de par
une certaine glorification du grand roman national français) , les lieux
de mémoires désigneraient les « lieux au sens
précis du terme, où une société quelle qu'elle soit
nation, famille, ethnie, parti, consigne volontairement ses souvenirs ou les
retrouve comme une partie nécessaire de sa personnalité : lieux
topographiques, comme les archives, les bibliothèques et les
musées, lieux monumentaux, comme les cimetières ou les
architectures, lieux symboliques comme les commémorations, les
pèlerinages, les anniversaires ou les emblèmes, lieux
fonctionnels comme les manuels, les autobiographies ou les associations : ces
mémoriaux ont leur histoire3 ».
Bien qu'il soit précisé que les lieux sont
utilisés « au sens précis du terme », il faut
entendre lieu à la fois au sens le plus concret et au sens le plus
élaboré du terme, aussi bien des lieux matériels que des
lieux immatériels. Cette volonté d'élargir la notion de
lieu aux lieux non physiques trouve son origine dans la nécessité
de ne pas se limiter à des lieux de mémoire « dont on se
souvient » mais de s'intéresser aussi à ceux «
où la mémoire travaille4».
La démarche de Pierre Nora oscille entre ambition de
réforme d'ordre épistémologique et injonction sociale
d'éclaircissement du rapport à la nation et à
l'identité (nationale), bien que les deux soient extrêmement
liées : il montre ainsi la « circularité5»
bien longtemps entretenue entre histoire, mémoire et nation, et par
là même, la circularité entre histoire, mémoire et
identité.
1 HEIMBERG Charles, « Musées, histoire
et mémoires », Le cartable de Clio. Revue suisse sur les
didactiques de l'histoire, n°11, 2011, 304 p., Lausanne, Éditions
Antipodes
2 LAVABRE Marie-Claire, « Paradigmes de la
mémoire », Transcontinentales, , 2007, pp.139-147
3 NORA Pierre, « Mémoire collective
» in La nouvelle histoire, Le Goff 1. (dir.), Paris, Retz-CPL,
1978, pp.398 - 401
4 LEPELTIER Thomas, Compte rendu des lieux de
mémoire de Pierre Nora , Sciences Humaines, Hors-série 42, «
La bibliothèque idéale des sciences humaines », 2003.
5 NORA Pierre, « Mémoire collective
» in La nouvelle histoire, Le Goff 1. (dir.), Paris, Retz-CPL, 1978,
pp.398 - 401
7
Dans cette acceptation poussée jusques aux espaces
symboliques de ce que pourrait être un lieu de mémoire, le
musée de l'homme est un lieu de mémoire, terme emprunté
dans son appréciation non métaphorique, tant dans l'espace
muséal physique proprement dit que dans ce qu'il convoque comme ambition
philanthropique, scientifique et historique. Les « traces » de la
résistance ne sont pas seulement des traces physiques dans
l'archéologie du lieu, mais aussi et surtout, des traces dans ce que
l'institution diffuse (ou s'affiche comme diffusant) comme idées
humanistes et antiracistes, et dans ce qu'elle ne diffuse pas telles que les
pages sombres de son histoire.
L'histoire factuelle de la Résistance au musée
de l'Homme, aussi importante à rappeler soit-elle, ne doit pas
éclipser qu'il a été entrepris ici d'analyser «
des lieux et non des récits, des traces et non plus un mouvement
dont l'historien serait partie prenante1 ». L'exactitude
des faits historiques liés à la Résistance est
nécessaire à prendre en compte afin de voir en miroir (bien
souvent déformant) ce qu'il en reste, ce qu'il en est fait puisqu'il
parait difficile d'étudier les traces du passé sans connaitre ce
qui a été historiquement établi de ce passé.
L'établissement de ces faits historiques ne
soulève pas de difficulté particulière, cette
période de l'histoire étant, bien que foyer de quelques
controverses historiographiques concernant des points précis,
fréquemment l'objet d'innombrables recherches historiques. Ces
recherches se nourrissent des facilités contextuelles qui leur sont
offertes : l'époque n'est pas si lointaine ce qui facilite le
recueillement de témoignages et la réelle volonté
après la guerre d'entreprendre un travail de collecte des preuves
(orales ou matérielles) est indéniable, et ce même si l'une
des volontés sous-jacentes est de créer un certain mythe de la
France résistante.
Les traces du passé répondent à une
double dimension, presque intrinsèquement contradictoire, bien que
complémentaire. Tout d'abord, l'évidence historique de
l'évènement fondateur apparait comme incontournable car
indélébile, et obéit à la « logique de
l'archéologie dans laquelle l'accent est mis sur les effets du
passé dans le présent2 ». Puis son
évocation (délibérément) partielle constitue une
sorte de bricolage avec ce passé et obéit lui à «
une logique de la téléologie dans laquelle le futur et le
présent donnent visage et sens au passé3 ».
Il s'agit clairement de ce second pan des traces du passé qui est
analysable puisqu'aisément constituable en enjeu.
1 NORA Pierre, Les lieux de mémoire,
T1 « La Nation », Gallimard, Paris 1978.Pas la bonne
référence)
2 LAVABRE Marie-Claire, « Du poids et du choix
du passé : lecture critique du Syndrome de Vichy », Histoire
politique et sciences sociales, Complexe, pp.265-278, 1991
3 Ibid.
8
De ce fait, la manière dont la mémoire de la
Résistance s'inscrit dans ce lieu va déterminer les enjeux qui se
construisent derrière ces traces choisies. En effet, si toute
mémoire, prise dans sa dimension de « choix du passé
1», implique des enjeux, ces enjeux sont bien souvent
l'instrument de luttes politiques (au sens large). Il apparait que toute
autorité politique, institution ou groupe va tenter de faire main basse
sur l'apport mémoriel en termes de légitimité,
déculpabilisation ou en termes d'influence réelle ou
supposée sur l'identité.
Aussi, la mémoire de la Résistance au
musée de l'Homme peut simplement s'inscrire dans un mouvement
mémoriel officiel d'initiative politique correspondant à
l'injonction relativement récente et stérile de « devoir de
mémoire », comme prescription contre naturelle par essence à
la mémoire qui se constitue comme échappant à un
quelconque contrôle rationnel.
Ainsi formulé, ce « devoir de mémoire
» est mêlé à une forme d'automatisme mémoriel
qui pousse à signaler d'une manière presque machinale tous les
théâtres de la seconde guerre mondiale et en particulier ceux de
la résistance. L'instrumentalisation n'est alors plus aux mains de
l'institution mais elle est déplacée au champ politique qui peut
en faire à son tour un objet de légitimation par un rappel du
rôle de la Résistance dans la construction de l'identité et
en posant le pouvoir politique comme garant de ce rôle.
De ce fait, la récente entrée au Panthéon
de l'ethnologue Germaine Tillion, en même temps que trois autres
personnages historiques, illustre ce glissement et invite à
considérer la mémoire résistante au musée de
l'Homme dans une politique mémorielle plus large, signalant par
là une forme de circulation de la mémoire entre les divers champs
(muséal et politique essentiellement).
La mise en récit muséale de la Résistance
au musée de l'Homme peut également, d'une certaine
manière, être abordée en tant que possible objet de
déculpabilisation au regard du passé racialiste de l'institution.
Rappeler les faits de résistance serait dans cette perspective un moyen
d'éclipser les dérives de l'anthropologie physique, dont les
défenseurs animaient la direction raciste prise par
l'institution avant la lente réforme entreprise, entre grande partie,
par Paul Rivet.
Cette même mise en scène peut également
être envisagée comme objet de légitimation d'un discours
humaniste qui peine parfois à être construit en raison de
l'ethnologie encore perçue comme une science coloniale. La
mémoire de la résistance s'inscrit dans cette ambition
1 Ibid.
9
largement affichée d'élaborer une sorte de grand
roman de l'humanité au sens large, louant son unité dans l'espace
et dans le temps1, l'égalité entre les hommes
et la participation pédagogique à la construction d'un avenir
bienveillant pour cette humanité.
La référence aux faits de Résistance qui
se sont produits dans le musée viendrait assoir cette ambition comme
étant partie intégrante de l'identité de l'institution.
Une certaine entreprise de mythification ou d'héroïsation de
l'action des pères fondateurs dans le groupe de résistants
correspond au même type de mécanismes que cette ambition anime.
Ces deux dernières hypothèses laissent penser
à la primauté d'une entreprise mémorielle destinée
à laver non seulement le musée de l'Homme mais aussi l'ethnologie
portée par cette même institution des dérives initiales de
l'anthropologie.
Dans une perspective plus large que celle de l'espace physique
muséal, la manière dont la résistance est mise en
récit depuis la récente rénovation interroge sa
manière de se positionner au sein du champ mémoriel concernant la
Résistance.
En effet, dans le cas du musée de l'Homme, ce qui se
trouve être problématique c'est de percevoir la manière
dont la résistance est mise en scène alors même que l'objet
initial du musée diffère complètement, dans ses
collections (du moins à prime abord) de cette ambition de provoquer le
souvenir de cette période de l'Histoire.
D'autres institutions muséales paraissent plus aptes
à construire une mise en récit perçue, dans le rôle
qui leur est socialement imputé, comme plus légitime, tel que,
par exemple, le musée de la Résistance. Les mécanismes qui
régissent d'une certaine manière cette « division » de
la mémoire répondent à des mouvements particuliers et il
s'agit d'en déceler ou d'en déconstruire les rouages.
Mise en scène et mise en récit de la
résistance : sans pour autant créer une réelle distinction
clivante entre ces expressions, il est quelque peu nécessaire d'en
souligner les nuances. Les deux formules presque équivalentes sont ici
utilisées pour faire référence à la mémoire
de la résistance au musée de l'Homme et la manière dont on
la donne à percevoir dans l'espace muséal. Mais la mise en
récit suppose que les traces de la résistance élaborent
presque d'elles-mêmes une forme de narration de l'histoire de la
résistance que l'espace physique du musée donne à lire.
Tandis que la mise en scène invite à penser que l'on ait quasi
délibérément
1 « L'humanité est un tout indivisible non
seulement dans l'espace mais aussi dans le temps » : citation
communément prêtée à Paul Rivet dans un discours de
1948.
10
rassemblé ces traces pour en faire une
représentation de la même histoire, représentation dont le
caractère subjectif parait un peu plus assumé.
L'ensemble des aspects évoqués illustrent la
manière dont la mémoire de la résistance est
constituée (ou pas) en enjeu aussi bien dans le processus
muséographique que dans les différents champs dont les acteurs
entendent faire écho de cette histoire du cercle résistant du
musée de l'Homme.
Ainsi, si la plupart des interrogations soulevées ont
trait à la diffusion d'un idéal humaniste et philanthropique,
loin d'avoir été historiquement toujours diffusé par
l'institution muséale, la question principale reste
intrinsèquement liée au lien avec la discipline anthropologique
et de sa quasi mutation en ethnologie :
La référence à la
résistance au musée de l'Homme sert-elle seulement à laver
le péché originel de l'anthropologie ?
11
PROPOS PRELIMINAIRES/ TRAVAIL DE TERRAIN
ET STRATEGIE D'ENQUETE
L'étude de la mémoire résistante au
musée de l'Homme pouvait se faire à travers deux
pans
principaux : celui des concepteurs de la mise en scène
muséale autour de la Résistance d'une part, et d'autre part celui
de la réception de cette mise en scène muséale par les
visiteurs.
Le premier implique l'analyse de l'usage du vocabulaire de la
mémoire, des espaces de la mémoire aussi bien physiques que
symboliques, déceler une certaine « politique de la mémoire
». Le deuxième a d'avantage trait à la question de
l'influence indirecte mais certaines des individus sur la mémoire de par
l'activité même de réception, tenant compte du rôle
actif du visiteur qui, contrairement au spectateur peut sélectionner et
construire son parcours en se servant des moyens qu'on lui donne pour le
faire.
Ces deux pans d'un même questionnement, sont certes
opposés dans la manière d'aborder la question des traces de la
Résistance, mais ils convergent néanmoins vers les mêmes
réflexions. Si seules les méthodes de recherche
ont différé, les deux ont été abordés et ont
posé des écueils différents.
La présentation de ces écueils présente
l'avantage de dévoiler les mouvements de l'enquête, sans pour
autant en faire l'apologie. Il convient ainsi de la décrire pour
justifier des conclusions parfois partielles ou qui mériteraient
d'être interrogées. Le déroulement même de
l'enquête renseigne sur le contexte de l'étude et donc explicite
certaines conclusions.
12
L'analyse préalable de l'image publique du
musée
Cette enquête a été
précédée d'une analyse de l'image publique que le
musée oeuvre à se construire, de même que celle
imposée par un contexte particulier de transition et de
réouverture récente. Il s'agissait de mieux dégager les
éléments de contexte ou d'image susceptibles de fausser la
perception de l'objet étudié, à savoir les traces de la
Résistance.
L'image que le musée donne à
voir
Il est logique que les éléments les plus
accessibles soient instrumentalisés par le musée dans la
construction de son image publique : on pense avant tout au site internet, aux
différents prospectus distribués (ou en libre-service) au sein du
musée et à la présence médiatique (essentiellement
à travers la presse).
Le site internet du musée est introduit par trois
images qui défilent1 : l'extérieur du musée
dans une perspective monumentalisant son architecture, la galerie de l'Homme et
sa frise ascendante de bustes anthropologiques, et des cases multicolores des
questions fréquemment posées sur l'humain. Cette ouverture donne
d'ores et déjà l'image d'un musée qui entend se
positionner comme un haut-lieu du savoir sur l'Homme, comme garant d'un
discours neutre car scientificisé sur l'humanité.
Parmi tout un tas d'informations généralement
d'ordre pratique, un onglet est consacré au musée en tant
qu'institution, la plus grande partie de cette section l'étant aux
expositions passées depuis l'ouverture en 1938. Puis vient celle sur
l'histoire du musée dont une sous-section est consacrée à
la résistance : « Le réseau de résistance du
musée de l'Homme : 1941 ».
Le texte y décrit les faits liés à la
cellule résistante tout en exagérant le rôle de Paul Rivet
dans le paragraphe d'introduction sans pour autant faire de
référence au personnage dans le corps du texte. D'autres
sous-sections se rajoutent à celle principale et sont consacrées
chacune à une
1 Cf annexe : capture d'écran de la page
d'accueil.
13
courte biographie d'une figure supposée de la
résistance : Anatole Léwitsky, Yvonne Oddon, Paul Rivet, Germaine
Tillion et Boris Vildé.
D'autres indicateur de l'image publique de l'institution, les
différents prospectus proposés par le musée, à
commencer par le dépliant principal qui fait office de plan. Il s'agit
d'un dépliant classique contenant toutes les informations pratiques du
musée1 : une présentation du musée, le plan
d'accès et d'intérieur, les trois grands thèmes autour
desquels le musée a été construit (« Qui sommes-nous
? », « D'où venons-nous ? », « Où allons-nous
? »), les informations pratiques, etc... Une page du dépliant
retient particulièrement l'attention, celle intitulée «
Parcours histoire(s) du musée de l'Homme »2, et
présentée en ces termes : « On ne peut pas parler du
musée de l'Homme sans évoquer son histoire ».
Il y est également proposé un parcours afin de
suivre les « stations historiques » numérotés sur le
plan, sortes de panneaux vitrines associant textes et photos, relatant les
éléments perçus comme notables de l'histoire du
musée. L'une de ces stations historiques (et aussi la première)
est explicitement consacrée à la résistance (« le
réseau de résistance du musée de l'Homme »). Ce sont
ces stations qui constitueront l'essentiel de la mise en récit
étudiée de la résistance au musée de l'Homme.
Les autres prospectus proposés par le musée sont
essentiellement des présentations des ouvrages scientifiques
publiés par le musée de l'Homme ou son institution-mère,
le Muséum National d'Histoire Naturelle, et bien souvent concernant soit
directement ou indirectement l'histoire du musée soit des
personnalités liées au musée.
Parmi ces publications, il est possible de citer : «
Exposer l'Humanité, race, ethnologie et empire en France (1850-1950)
»3 (ouvrage en grande partie consacré au musée de
l'Homme), « La Vénus hottentote entre Barnum et Muséum
»4 (histoire d'une figure victime du passé racialiste du
musée), « Paul Rivet, le savant et le politique »5
(Une monographie consacrée au fondateur du musée), etc. D'autres
promeuvent les expositions temporaires du musée notamment celles sur le
changement climatique6, ou encore une revue d'Histoire des sciences
humaines7.
1 Cf. Annexe numéro tant page tant : scanner le
dépliant du musée.
2 Cf. Annexe numéro tant page tant
3 Cf. Photo en annexe
4 Cf. Photo en annexe
5 Cf. Photo en annexe
6 Cf. Photo en annexe
7 Cf. Photo en annexe
14
Un tract un peu particulier en ce sens qu'il n'était
pas à la disposition du public du musée mais confié au
sein de la bibliothèque Yvonne Oddon, mérite néanmoins
l'attention puisqu'il s'agit du seul dépliant consacré
exclusivement et entièrement à la
résistance1.
Datant de 2008, avant la fermeture du musée pour
rénovation, il est consacré à l'ethnologue
résistant Boris Vildé, présenté comme chef du
réseau de résistance du musée de l'Homme, à
l'occasion du centenaire de sa naissance. Pas moins de douze pages retracent sa
vie y retracent sa vie et en particulier sa participation active au
réseau de résistance, rythmés de morceaux choisis de son
journal de prison. Il démontre, encore une fois, de
l'intérêt que l'institution muséale construit de son
histoire avant la rénovation, bien qu'il soit encore trop tôt pour
savoir si le musée fera désormais preuve du même
intérêt assidu à l'égard de son passé.
Tous ces dépliants laissent ainsi entrevoir, à
prime abord, l'image d'une institution muséale extrêmement ouverte
sur sa propre histoire, même dans ses cotés les plus sombres,
encourageant la recherche autour de ce passé à travers les
publications et leur promotion.
Pour ce qui est de l'image médiatique du musée,
elle est bien moins aisée à saisir étant donné la
densité des mentions par la presse. Aussi, il a été
décidé de se baser sur un quotidien, le journal « Le Monde
», et de relever toutes les mentions qui ont été faites du
musée de l'Homme entre les mois de juillet 2015 (quelques mois avant la
réouverture) et juillet 2016 (quelques mois après la
réouverture).
Il a ainsi été fait quinze mentions du
musée dans ce journal entre ces deux dates : quatre concernent des
personnalités associées au musée2, quatre
autres des thématiques associées à l'objet scientifique du
musée3, trois mentions servent à entretenir une
comparaison entre le musée et d'autres4 (en particulier le
musée du Quai Branly), deux mentions sont liées à la
1 Cf Photo en annexe
2 « Jean Denis Vigne, chercheur d'os » (Le
monde, 7 mars 2016), « l'ethnologue Camille Lacoste-Dujardin »
(Le Monde, 9 février 2016), « Un explorateur de l'Humain
» (Le Monde, 30 septembre 2015), « Claude
Lévi-Strauss, notre contemporain » (Le Monde, 21 septembre
2015), « Michel Leiris, un explorateur exposé » (Le
Monde, 4 avril 2015)
3 « Les cranes de résistants algériens
n'ont rien à faire au musée de l'homme » (Le Monde,
9 juillet 2016) « Quelle place pour l'Art face aux enjeux climatiques ?
» (Le Monde, 27 novembre 2015), « Anthropologie : des
squelettes dans les limbes » (Le Monde, 12 octobre 2015), «
Race : l'ignorance conduit à la détestation » (Le
Monde, 6 octobre 2015).
4 « Musée du Quai Branly, musée de l'Homme
: deux faces d'une même pièce » (Le Monde, 23 juin
2016), « Le Quai Branly, un musée unique au monde » (Le
Monde, 4 mars 2016), « Le Quai Branly cultive la photographie »
(Le Monde, 1er octobre 2015).
15
réouverture récente1 et deux autres
encore sont présentées dans le cadre d'une rubrique «
idées sortie »2.
Aucune référence n'est faite du musée
à l'occasion des récentes instrumentalisations du lieu dans le
champ politique (inauguration de la « cop 21 » en décembre
2015, tournage dans l'atrium central du musée d'une émission de
télévision avec le président de la République
intitulée « Paroles citoyennes », entrée au
Panthéon de Germaine Tillion, etc.), moins encore de l'Histoire de
musée comme lieu de résistance.
Le musée est donc globalement perçu comme un
centre de recherche sur ce qui concerne l'humain, en dénotent les mots
« race », « cranes », « place pour l'art » etc.
Mais il réussit également à bénéficier d'une
présence dans le champ médiatique en raison de sa rivalité
institutionnelle avec le musée du Quai Branly.
Tous ces éléments (tracts, présence
médiatique, site internet), laissent percevoir l'image
(contrôlée ou pas) laissée par l'institution, permettant
ainsi de mieux l'inscrire dans un contexte dont l'enquête
nécessite la prise en compte.
Le contexte muséal au moment de
l'enquête
En février 2016, date du début de
l'enquête, le musée traverse une période quelque peu
particulière. En effet, depuis la récente réouverture, la
directrice du projet de rénovation, fait office de directrice durant
quelques mois afin d'assurer la transition jusqu'en mai 2016. Depuis,
le poste est totalement vacant et aucun nouveau président n'a
encore été nommé par le ministère de l'enseignement
supérieur et de la recherche.
Cette situation de transition puis de vacance de la direction
provoque une réelle instabilité institutionnelle qui constitue
l'un des premiers écueils de l'enquête. En effet, la prise de
contact avec les acteurs s'avère délicate puisque dans une
période aussi incertaine, l'institution hésite à rendre
visible les rouages de son fonctionnement. Ces mêmes acteurs se montrent
extrêmement méfiants3 et réticents à
toute forme d'étude de leur institution. Le fait que le musée
vienne de rouvrir depuis à peine quelques mois et se trouve encore
incertain quant à ce qu'il veut laisser voir s'inscrit dans cette
même difficulté.
1 « Le musée de l'Homme rouvre ses portes à
Paris » (Le Monde, 19 octobre 2015), « Renaissance du
musée de l'Homme » (Le Monde, 19 octobre 2015).
2 « Nos idées sorties pour le week-end »
(Le Monde, 30 octobre 2015), « Nuit des musées, dix
idées » (Le Monde, 23 mai 2016).
3 Cf. Journal de terrain
16
Cette situation caractérisée par une
instabilité institutionnelle évidente et par le jeune âge
du musée depuis la rénovation est à l'origine d'un autre
écueil de taille. En effet, les archives de la rénovation
s'avèrent inaccessibles car pas encore à l'état d'archive
vu l'état de transition dans lequel est l'institution (ou du moins c'est
ce que les acteurs oeuvrent à faire croire1). Ces archives
auraient pu permettre d'aborder la mémoire de la résistance par
les concepteurs, en déterminant si la résistance est apparue
comme enjeu, à quel moment, à l'initiative de qui, en quels
termes, etc.
Le musée de l'Homme apparait donc, de
l'intérieur, dans ce contexte, comme une institution hermétique
et frileuse à toute recherche en son sein (autre que celle
institutionnalisée dans le centre de recherche), ce qui est en parfaite
contradiction avec l'ouverture à la recherche et son encouragement,
qu'elle veut laisser voir. Les premiers écueils évoqués,
essentiellement liés à la prise de contact avec les acteurs, sont
les conséquences directes de cette fermeture à
l'extérieur.
Les difficultés directement liées au
travail de terrain
Malgré ces écueils, cette enquête a
donné lieu à un travail de terrain, lui-même jalonné
d'embûches. Il parait utile de revenir sur l'approche retenue du travail
de terrain, selon les méthodes des auteurs sélectionnés,
pour parvenir à déplier le protocole installé.
Cette enquête s'est principalement appuyée
méthodologiquement sur deux publications de plusieurs auteurs (ou
groupes d'auteurs) différents : tout d'abord, le texte de Jean-Michel
Chapoulie intitulé « Le travail de terrain, l'observation des
actions et des interactions, et la sociologie » puis celui de
Jean-Claude Passeron et Emmanuel Pedler intitulé « Du
musée aux tableaux ».
Si le terrain de cette enquête a bien été
le musée de l'Homme, le travail effectué autour a
été une « démarche qui correspond au recueil
d'une documentation sur un ensemble de phénomènes à
l'occasion de la présence dans les lieux au moment où ceux-ci se
manifestent. La documentation ainsi recueillie peut inclure les
témoignages des acteurs suscités par
1 Cf. Journal de terrain
17
l'interrogation du chercheur, le recueil de propos en
situation et l'observation directe par le chercheur lui-même d'objets,
d'actions, d'interactions1 ».
Ce travail de terrain a physiquement eu lieu entre
février 2016 et mai 2016 et il a ainsi naturellement été
question, après tout le travail de contextualisation (aussi bien de mise
au point d'une chronologie historique de la résistance que de
contextualisation institutionnelle proprement dit) d'étudier la
mémoire de la résistance par le biais des visiteurs en effectuant
des entretiens.
La tentative infructueuse des entretiens
Il s'est agi d'étudier la mémoire de la
résistance au musée de l'homme non plus à travers sa
conception (possibilité rendue difficile par l'absence d'archive et par
la difficulté à atteindre les acteurs de la rénovation),
mais à travers sa réception par les visiteurs.
Le principe consistait à solliciter des visiteurs en
fin de visite afin d'effectuer un entretien. Le choix le plus rationnel s'est
porté sur un entretien non-préstructuré, selon la
méthode prônée par Guy Michelat dans divers travaux,
notamment « Classe, religion et comportement politique
»2 et tel qu'explicité par Sophie
Duchesne3.
Dans cette perspective, cette méthode vise à
« rendre compte des systèmes de valeurs, de normes de
représentations, de symboles propres à une culture ou à
une sous-culture4 ». Elle implique que le
l'enquêteur ne pose aucune question directe à
l'enquêté, mise à part celle qui introduit l'entretien,
à savoir la consigne. L'entretien non-préstructuré «
récuse les pratiques visant à recentrer l'entretien sur le
thème soumis à exploration lorsque l'enquêté semble
s'en éloigner, car c'est le plus souvent ce qui parait hors du champ qui
permet à l'analyse de faire progresser les hypothèses, le
chercher trouvant dans les digressions apparentes les pistes lui permettant de
reconstituer le rapport subjectif que l'enquêté entretient avec
les thèses de l'investigation 5».
1 CHAPOULIE Jean-Michel, « le travail de
terrain, l'observation des actions et des interactions, et la sociologie
», In: Sociétés contemporaines N°40, 2000. pp.
5-27.
2 MICHELAT Guy, Classe, religion et
comportements politiques, Paris, Presses de la FNSP éditions
sociales, 1977
3 DUCHESNE Sophie, « Entretien
non-préstructuré, stratégie de recherche et études
des représentations. Peut-on faire l'économie de l'entretien non
directif en sociologie ? », Politix, vol. 9, n°35, Troisième
trimestre 1996. pp. 189-206.
4 Ibid.
5 Ibid.
18
La consigne ainsi fixée était : «
Est-ce que vous voulez bien qu'on parle de votre visite du musée ?
» Il était exclu d'associer d'emblée l'objet direct de
l'enquête, à savoir la mémoire de la résistance au
musée de l'Homme, au thème soumis à la consigne parce que
« la construction de l'interrogation ne traduit pas toujours
directement l'intérêt du chercheur1 ».
La première difficulté a été de
trouver l'endroit adéquat pour demander aux visiteurs s'ils acceptent de
répondre à l'entretien. Le musée est fait de telle sorte
que la visite des collections se fait sur deux étages. A la fin de la
visite, les visiteurs sont invités, par la signalétique
muséale, à descendre les escaliers qui les mènent à
l'atrium central du musée, puis à emprunter d'autres escaliers
qui les mènent directement à la sortie.
Il s'agissait donc de solliciter les visiteurs en bas du
premier escalier afin qu'ils n'aient pas le temps d'emprunter les escaliers
menant à la sortie. Or, les stations historiques sont situées
dans l'atrium central et constituent l'un des rares éléments dont
le rapport avec l'objet de l'enquête apparait comme
direct. Aborder les visiteurs à la fin du premier escalier les
empêchait donc d'avoir une chance de « regarder »
ces stations historiques et implicitement de terminer leur visite. Par
ailleurs, leur laisser cette opportunité en les abordant après
faisait prendre le risque quasi-systématique de les voir quitter le
musée. La question d'« où s'arrête la visite du
musée ? » a donc été essentielle et
problématique. Cet écueil est également
révélateur sur l'isolement muséographique de ces stations
historiques, sur lequel nous reviendrons plus loin dans cette étude.
Une autre difficulté, d'ordre moins pratique, est sous
la forme de supposition dans l'explication du refus presque mécanique
des visiteurs à accepter l'entretien. Le musée de l'Homme
étant un musée à caractère plutôt
scientifique et mettant en avant dans ses collections des connaissances
très précises sur l'humain en tant qu'entité biologique et
sur l'évolution de l'espèce entre autres, les visiteurs
sollicités s'attendent probablement à une sorte de test sur les
connaissances qu'ils auraient apprises lors de leur visite. De plus, le
musée étant probablement souvent perçu de par son
caractère didactique et éducatif comme un musée pour les
enfants, la présence des parents est vécue comme accessoire dans
la visite, ce qui explique peut-être une partie de ces refus en masse.
Le cumul de ces écueils a fait que peu d'entretiens ont
réussi à être effectués, et qu'ils ne
dépassent pas les quelques minutes. Il est donc resté une autre
source de recueil des
1 Ibid.
19
informations, l'observation, qui était initialement
prévue comme une source complémentaire aux entretiens, vu son
caractère réputé secondaire par défaut de
scienticité.
L'observation, comme source de recueil des
informations
Il est possible de noter deux types d'usages différents
de l'observation qui diffèrent non seulement par les modalités de
leur exercice mais aussi par leur utilité dans le cadre d'une
recherche.
Tout d'abord, « l'observation diffuse1
» est celle qui « est dans les comptes rendus de recherche,
la source de descriptions de lieux, de comportements saisis de manière
globale et sous les modalités de l'usuel du typique ou encore de la
règle2 ». Les descriptions saisies «
reposent sur les catégories de langage ordinaire3
», ainsi que « les schèmes
d'interprétation4 ». La plupart du temps, ce type
d'observation ponctuelle caractérise les travaux des anthropologues
classiques tels que Malinowski par exemple.
Ensuite, l'observation peut également être dite
« analytique 5» lorsqu'elle implique «
un travail de repérage focalisé sur un ou des aspects
particuliers des phénomènes étudiés en un temps et
dans un lieu déterminés 6».
Le chercheur a donc au préalable défini des
catégories d'observation spécifiques dans le cadre de sa
recherche. « L'observateur cherche ainsi à appréhender
systématiquement certaines caractéristiques des
phénomènes auxquels il s'intéresse et à mettre
à l'épreuve le bien-fondé des interprétations au
fur et à mesure du travail de terrain7».
Si la démarche la plus courante est celle qui
correspond au recueil de propos en situation complété par
un peu d'observation diffuse, la présente enquête a
mêlé les deux formes d'observation, pas nécessairement
d'une manière simultanée mais plutôt conjointe. Le
1 CHAPOULIE Jean-Michel, « le travail de
terrain, l'observation des actions et des interactions, et la sociologie
», Sociétés contemporaines N°40, 2000. pp.
5-27.
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Ibid.
7 Ibid.
20
protocole d'observation installé par Jean-Claude
Passeron et Emmanuel Pedler a servi de modèle aussi bien positif que
négatif.
Ce protocole a ainsi constitué une source d'inspiration
dans le recours à une ethnographie quantitative comme « seule
capable de procurer au traitement des données un matériel
comparatif, en privilégiant les aspects directement observables des
actes sémiques non verbaux, par exemple les durées, les rythmes
et les formes de visionnement1 » des objets
muséaux.
Il s'agissait ainsi de recourir à des indicateurs
objectifs dans un concept, une expression, aussi flous que celui de la
perception artistique, ce qui distinguait d'emblée cette démarche
d'une sociologie des idéologies culturelles, d'avantage centrée
sur une analyse discours d'accompagnement (perçu comme un discours
savant, « produit de l'exercice du commentaire lettré,
inégalement maitrisé par les groupes
socio-culturels2 »). La mesure du temps passé
devant les tableaux est ainsi apparue comme le moyen le plus approprié
pour approcher cette objectivité.
Sans reprendre cette démarche dans sa volonté
d'envisager la mesure du temps comme indicateur, les conditions de son
déploiement sont néanmoins utiles pour encadrer l'observation au
sein du musée de l'Homme. L'espace muséal détermine
certaines des conditions de la visite et la manière dont les visiteurs
appréhendent ce qui est exposé, créant ainsi une situation
de visite imposée.
C'est justement l'analyse de la manière dont les
visiteurs évoluent à travers cette situation de visite qui va
renseigner sur l'intentionnalité des concepteurs du musée
concernant la mise en scène muséale de la résistance.
Toutefois, considérer que le visiteur est
aveuglément conditionné par la configuration muséale
serait évidemment réducteur. C'est pourquoi il
convient de distinguer dans ses pratiques les nuances de sa perception
d'un élément muséal et l'arrêt est non
seulement pas la seule variante de ces pratiques mais il n'appelle pas
nécessairement à la même interprétation.
Il est ainsi rappelé, dans le cadre de la mesure du
temps passé devant les oeuvres, que « C'est la multiplication
des indicateurs du comportement muséal face à chaque tableau,
utilisés dans cette enquête (déambulation, retour, lecture
de notice, prise de distance, regard jeté en passant)
1 PASSERON Jean-Claude, PEDLER Emmanuel, « Du
musée aux tableaux », Idées économiques et
sociales, 2009/1 (N°155), p. 12-18
2 Ibid.
21
qui permet de répondre à la question que
pose le caractère ambigu d'un indicateur comportemental comme
l'arrêt devant un tableau1 ».
C'est la prise en compte de cette variété de
comportement qui a permis de l'appliquer à l'observation au sein du
musée de l'Homme, sous la forme d'un tableau dans lequel chaque
ligne résume le comportement des visiteurs en cochant
ou non des croix sur leur situation de visite et sur leur type de
réaction, permettant ainsi la consignation rapide d'un maximum de
réactions : « regarde », « s'arrête », «
attend l'ascenseur », « en discute », « fait une
photographie ».
Ces types de réaction sont supposées renseigner
sur le degré d'intérêt des visiteurs sur les objets
muséaux étudiés. Cela permet ainsi d'apporter une
réponse statistique à la difficile étude des comportements
et « par-delà l'objection du sens commun qui collectionne les
cas limites, atypiques ou erratiques, de dégager des relations
tendancielles2 ».
Cette réponse statistique, loin d'être la seule
réponse possible, présente néanmoins l'avantage non
négligeable d'être une « excellente occasion de restituer
en son objectivité une réalité non filtrée par le
langage avec toutes les majorations et tous les travestissements qu'autorise
son usage social3 »
Les informations ainsi recueillies, loin de constituer une
source à l'exactitude infaillible de collecte de données,
esquissent plutôt une image à un moment précis de la
manière dont les visiteurs réagissent face à un
élément muséal précis et laissent entrevoir de
simples hypothèses, certes assez solides, sur l'objet
étudié.
Par ailleurs, le fait de restituer dans ce même tableau
d'observation des indications sur la situation de visite (seul, en groupe,
à deux, avec des enfants) permet de tenir compte des contraintes
sociales, au moment même de la visite, qui font évoluer le
degré d'observation, ou de non observation, de l'élément
muséal étudié.
L'enquête qui a servi de modèle a consisté
à éliminer ces « pratiques conjointes4
» (aussi bien de couples, que de groupes ou de famille) et de ne pas les
soumettre à l'analyse, « afin d'individualiser, sans
complications ou subdivisions superfétatoires du protocole, la mesure
des temps de visionnement ou l'identification des arrêts »,
tandis que la présente enquête a fait
1 Ibid.
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Ibid.
22
le choix de ne pas les éliminer mais d'en tenir compte,
sans les considérer comme les principaux déterminants des
conclusions obtenues.
Ce choix s'explique par la durée résolument plus
réduite de l'enquête et par le fait qu'éliminer ce genre de
pratiques dans un musée qui se visite généralement en
famille serait extrêmement contraignant.
L'enquête portant sur les traces de la résistance
au musée de l'Homme, le choix de ces éléments
muséaux s'est naturellement porté sur les rares
références explicites à ce passé, à savoir
celles entreprises dans les « stations historiques »,
dispersées dans différentes parties du musée, même
si présentes en grande partie autour de l'Atrium central.
Une seule de ces stations est entièrement
consacrée à la résistance : celle intitulée «
La Résistance au musée de l'Homme ». L'observer seule aurait
été négliger sa valorisation parmi les autres stations du
musée. Il a donc été décidé de soumettre
à observation toutes les stations observables.
L'application de cet exercice reposait, entre autres, sur
l'invisibilité de l'observateur enquêteur. Le visiteur, se
trouvant dans une situation publique lors du consentement de son regard
à un objet muséal, est susceptible, s'il se sait observé,
de mettre en scène son comportement dans un sens plus valorisant
socialement comme s'il était question de sa valeur culturelle.
De ce fait, une station se situant dans un espace trop
réduit pour permettre cette invisibilité n'a pas
été soumise à observation. Il s'agit de celle se situant
à l'entrée de la bibliothèque Yvonne Oddon au
4ème étage et intitulée « Yvonne Oddon et
la bibliothèque du musée de l'Homme »1.
Pour ce qui est de la sélection des individus dont le
comportement fait l'objet de l'observation, le prélèvement
aléatoire des sujets observés sur un flux de visiteurs n'a pas
été nécessaire au musée de l'Homme en raison de
l'affluence limitée et surtout de la localisation relativement
excentrée des stations historiques observées.
La présente enquête partage avec celle de la
mesure du temps d'arrêt devant les tableaux le constat que «
certaines dispositions de l'offre dissuadent l'arrêt alors que
d'autres le favorisent2 ». Certains éléments
muséaux sont, par exemple, moins propices à être
visités car ils sont situés dans des espaces
muséographiquement défavorisés. Jean-Claude Passeron et
1 Cf. Description des stations historiques en
Annexe.
2 PASSERON Jean-Claude, PEDLER Emmanuel, « Du
musée aux tableaux », Idées économiques et sociales,
2009/1 (N°155), p. 12-18
23
Emmanuel Pedler ont écarté l'influence de
l'accrochage ou de l'organisation de l'espace muséal de l'objet de leur
enquête, les considérant comme des variables peu aptes à
modifier les résultats obtenus.
Dans le cas de l'étude du musée de l'Homme, il
s'est agi prendre le contrepied de cette démarche et de
considérer cette organisation muséale comme le reflet d'une
intentionnalité dans la construction de la mémoire
résistante au musée de l'Homme. En tenir compte aussi bien comme
les résultantes d'une volonté que comme l'indicateur de cette
même volonté apparaissait donc comme naturel.
24
PARTIE 1/ MISE AU POINT SUR L'HISTOIRE DE LA
RESISTANCE AU MUSEE DE L'HOMME
Sans pour autant prétendre investir des
considérations historiques précises, il convient de
retracer l'histoire de la résistance au musée de
l'Homme à l'aune de différents éléments
antérieurs qui n'ont pas de lien a priori avec l'objet
étudié mais qui ont constitué le terrain nécessaire
à la formation de cet objet.
La courte période, que l'on nomme Résistance,
qui a eu lieu entre 1940 et 1941, n'est pas à envisager comme un
élément isolé, comme une parenthèse de l'histoire
de l'institution, mais comme le produit d'un contexte particulier qui
relève non seulement de l'histoire institutionnelle, mais aussi de
l'évolution de l'ethnologie comme science, avec la production de
nouvelles normes épistémologiques dans l'étude de
l'humain.
En effet, l'étude de l'histoire institutionnelle et
scientifique du musée difficilement dissociable de l'implication de ses
membres dans le réseau de résistance.
Dans sa description de l'organisation technique du
réseau de résistance, l'ethnologue Germaine Tillion parle d'abord
du tissu social dans lequel s'est formé ce réseau puis affirme
lui préférer l'expression de « feutre social » car,
dit-elle, il était « plus piétiné que tissé
1». Reprendre son expression pour illustrer ce propos permet
une proximité avec les termes des acteurs même de ce réseau
de résistance et il s'agit de prendre ses mémoires, non pas
simplement comme une interprétation et une évocation subjectives
du passé, mais comme une source historique basée
1 TILLION Germaine, A la recherche du vrai et du
juste, éditions du Seuil, Paris, 2001
25
sur le témoignage. Germaine Tillion étant l'une
des seules survivantes de la série d'évènement
décrite ici, et la seule à avoir témoigné dans des
écrits publiés, il parait important de tirer profit et de rendre
compte de son témoignage.
Le « feutre social » de l'entrée en
résistance
Le musée de l'Homme est le témoin de
l'effacement progressif de la description et de la classification du genre
humain en plusieurs races spécifiques. Ce type de classification, en
plus d'être courant, est, dans l'entre-deux-guerres, admis comme postulat
principal de la science anthropologique. L'historienne Alice Conklin l'affirme
dans l'introduction à son ouvrage consacré aux musées
ethnographiques entre 1850 et 1950 :
« Dans la France des années trente, la
description et la classification des races humaines constituaient encore une
branche pleinement légitime des sciences humaines
»1.
Ce constat concerne en particulier l'anthropologie qui
dès ses débuts à la deuxième moitié du
XIXème siècle, est une science aisément qualifiable de
raciste. Animés par l'ambition de créer une science
générale de l'Homme, les chercheurs comparaient et classaient de
façon hiérarchique des informations sur les peuples primitifs et
les races qu'ils considéraient être à un stade
inférieur de l'évolution, et de ce fait du développement
politique, social et technologique. Cette vision sous-entendait un placement
différent des hommes sur une échelle temporelle de
l'évolution puisque le passage du singe à l'homme se serait fait
à des rythmes différents et produisant des résultats
différents.
Etudier ces sociétés primitives était
donc perçu comme une manière d'étudier l'histoire des
sociétés européennes, plus évoluées.
L'approche de l'altérité comme moyen de connaissance était
reléguée au second plan dans les buts affichés de la
science anthropologique.
Les différentes branches de l'anthropologie
s'accordaient à cette vision. Certains chercheurs, par exemple,
s'attachaient à l'étude des types physiques à travers la
mesure des cranes, la description de leurs formes, etc... D'autres
s'étaient attelés à l'identification dans les
différentes sociétés étudiées des stades de
l'évolution de la préhistoire. D'autres encore avaient pour
1 CONKLIN Alice L., Exposer l'humanité.
Race, ethnologie et empire en France (1850-1950), Muséum National
d'Histoire Naturelle, 2015
26
ambition de déterminer les lois universelles de
l'évolution culturelle et les origines d'institutions humaines telles
que le mariage, la religion, l'art, ... La déclinaison de
l'anthropologie en différentes spécialités racialistes
n'avait de limite que l'imagination ou les préoccupations des chercheurs
concernés.
La création par le sociologue Mauss et l'anthropologue
Paul Rivet de l'Institut d'Ethnologie en 1925 a constitué les premiers
glissements de cette science racialiste vers une science qui prendrait
d'avantage en compte le caractère social des différences entre
les humains. Il s'agissait du premier établissement universitaire qui,
bien que financé par l'empire colonial qu'il était censé
servir, introduisait une nouvelle perspective d'étude selon laquelle les
sociétés « ne se développaient pas en fonction de
l'acquisition par chacun de ses membres de "la pensée abstraite" mais
plutôt du fait des interactions entre tous ses membres et leur adaptation
collective à différents modes de
subsistance"1.
Cette nouvelle approche n'a pas été qu'une
évolution idéologique, elle a également contribué
à faire apparaitre de nouvelles méthodes d'étude. En
effet, la société étudiée n'est plus seulement un
simple objet d'étude lointain, mais elle implique un véritable
travail de terrain, consistant en un contact in situ avec les acteurs
de la société étudiée, obligeant à ne plus
se voir comme un élément extérieur à cette
société.
Bien plus tard, c'est cette même approche qui conduira
Germaine Tillion à assumer cette proximité avec les peuples
étudiés jusqu'à affirmer : « Je
considérais les obligations de ma profession d'ethnologue comme
comparable à celle des avocats, avec la différence qu'elle me
contraignait à défendre une population au lieu d'une
personne2. »
L'anthropologie est ainsi rejetée pour son obsession
à classifier les races et son entêtement à vouloir
reconnaitre dans les sociétés « primitives » les signes
d'une évolution retardée et par effet de miroir, la
supériorité biologique de la civilisation européenne.
Mauss et Rivet ne rejettent néanmoins pas d'un seul
bloc l'ensemble des approches racialistes. Ils ne nient pas l'existence des
races mais refusent d'en faire le fondement d'inégalités entre
les cultures. La notion de Race devient ainsi une donnée
malléable, bien inutile à déterminer les aptitudes
d'un groupe humain en particulier.
1 CONKLIN Alice L., Exposer l'humanité.
Race, ethnologie et empire en France (1850-1950), Muséum National
d'Histoire Naturelle, Paris, 2015
2 TILLION Germaine, L'Afrique bascule vers
l'avenir, Tirésias, Paris, 1961, p.18-19
27
Ce paradoxe lié à la subsistance de la notion de
race persistera comme sorte de compromis de passage progressif à une
science de l'homme moins racialisante. L'historien Andrew Zimmerman pointera ce
paradoxe comme étant partie intégrante de l'ethnologie : "la
science de l'homme, depuis sa naissance, a toujours été porteuse
de potentiels polyvalents et contradictoires pour essentialiser mais aussi
démocratiser, objectiver l'Autre, mais aussi le comprendre
»1
Il est néanmoins certain que l'ethnologie, telle
qu'elle a été installée dans le paysage de l'étude
de l'homme, malgré ses contradictions et sa continuité
inévitable avec l'anthropologie, a constitué une rupture aussi
bien institutionnelle qu'épistémologique.
Le déménagement en 1938 de l'institut
d'Ethnologie au Musée de l'Homme en fait le foyer de l'émergence
de cette « science réformée de l'Homme
»2. Les étudiants de Mauss ne tardent pas à
appliquer sur le terrain leurs nouvelles approches sociales, forment ainsi
l'école Maussienne. La capacité de travailler en groupe pour
mieux synthétiser leurs informations ne sera pas
étrangère à leur entrée en
résistance.
En effet, cette qualité à partager les
informations de manière collaborative sera déterminante pour la
rapidité avec laquelle les premiers réseaux de résistance
se seront mis en place au Musée de l'Homme. Cette aptitude a
bien évidemment été associée à l'engagement
profond des deux fondateurs, tous deux militants socialistes, pour le
pluralisme culturel et antiraciste, alors même que l'époque
dérivait vers les courants inverses.
Cet engagement explique la diversité des
étudiants-chercheurs du musée aussi bien d'un point de vue de
l'origine sociale que culturelle. Le centre de recherche du musée
comptait par exemple, dans son équipe scientifique, de nombreux
français naturalisés (des russes blancs comme Boris Vildé,
des polonais comme Anatole Lévitsky,...), de nombreux juifs
(Déborah Lifchitz) et de nombreux français issus des colonies.
L'explication à cette diversité est à
chercher dans l'histoire de la nouvelle science qu'ils portent. Le fait que
cette celle-ci soit naissante, donc peu pratiquée, permettait à
des personnes, qui sociologiquement en marge n'étaient pas
destinées à la recherche à se faire une place dans cette
institution en démontrant leur intérêt et leur
capacité à s'emparer de la matière.
1 ZIMMERMAN Andrew, Anthropology and
anti-humanism in imperial Germany, University of Chicago Press, Chicago,
2001.
2 CONKLIN Alice L., Exposer l'humanité.
Race, ethnologie et empire en France (1850-1950), Muséum National
d'Histoire Naturelle, Paris, 2015
28
C'est également ce facteur qui a fait qu'on comptait un
nombre élevé de femmes ethnologues parmi les chercheurs du
musée. Tous les chercheurs étaient de surcroit, toujours dans le
sillage de ce facteur, très jeunes (moins de trente ans). Leur position
sociologiquement en marge (femmes, étrangers naturalisés,
juifs,...) contribuait au fait qu'ils pouvaient facilement partir en mission
dans des terrains lointains, ce qui explique également en partie leur
diversité.
La nouvelle direction du muée oeuvre à
construire un sentiment d'appartenance à une institution commune, comme
le montre une série d'initiatives. Par exemple, est créé
en 1938 un bulletin de liaison mural informant le personnel de tout ce qu'il se
passe autour du musée et de ses membres.
Cette recherche d'une vie collective a permis
un investissement affectif des jeunes chercheurs qui dépasse le simple
cadre professionnel. Les liens de sociabilité préexistants
étant à la base de l'organisation des premiers groupes de
résistants, cette vie collective a été déterminante
dans la création du réseau de résistance du Musée
de l'Homme.
Outre le personnel du musée, la manière de
penser l'humain diffusée par ses nouveaux acteurs a également
creusé le terreau nécessaire à l'organisation
résistante future. Ses fondateurs avaient une réelle
volonté d'insuffler à travers les expositions leurs engagements
politiques humanistes. On cherche à faire prendre conscience de la
continuité entre les civilisations, les cultures, ce qui les rapproche
indubitablement comme les gestes, la parole, la technique et l'art,
à sortir du langage courants les termes perçus comme injustes de
« sauvage » ou « primitif ».
L'anthropologue Christine Laurière résume en ces
termes cette ambition, dans sa monographie consacrée à Paul Rivet
: « Preuves à l'appui, objets à l'appui, il entend
démontrer que l'on fait un injuste procès à ces
sociétés condamnées à tort pour leur primitivisme,
leur archaïsme, leur inaptitude à dominer leur environnement
naturel1 ».
L'objet ethnographique n'est pas exposé comme une
simple curiosité exotique destinée à conforter la
supériorité supposée des peuples européens mais
comme le témoin d'une civilisation, de la continuité entre les
civilisations. On ambitionne à faire voir au visiteur par effet de
miroir cet autre qui parait lointain.
Cette ambition s'inscrit dans la volonté de contribuer
à l'éducation des classes populaires, des « travailleurs
manuels » selon les propres mots de Paul Rivet, en construisant un
idéal politique
1 Christine Laurière, Paul Rivet. Le
savant et le politique, Paris, Publications scientifiques du Muséum
national d'histoire naturelle, 2008
29
de vulgarisation du savoir pour ces personnes. L'ethnologie
est entre les mains de ces chercheurs engagés un instrument de
militantisme, en ce qu'elle est une discipline de vigilance, un outil au
service de l'éducation du peuple à la diversité et
à l'altérité afin de combattre les
stéréotypes sur des populations que l'on nommait alors volontiers
primitives ou arriérées.
Mauss et Rivet, de par leur engagement, étaient les
seuls à disposer des leviers institutionnels et politiques
nécessaires à créer le Musée de l'Homme tel qu'il a
été repensé. Ils étaient également les seuls
à disposer de la légitimité nécessaire pour assoir
ce musée à une place centrale dans le champ des sciences sociales
et humaines.
Dans cette optique, est publié en 1937 par Paul Rivet
le tome 7 de l'Encyclopédie Française consacré
à l'espèce humaine afin d'affirmer l'unicité de celle-ci.
Plus tard en décembre 1939 le numéro de la revue Race et
Racisme sur la « science des races » est utilisé par Paul
Rivet comme instrument intellectuel afin de s'opposer aux thèses nazies
et à l'idéologie racialiste inégalitaire.
Germaine Tillion fera état dans ses mémoires, de
la modernité aussi bien idéologique qu'institutionnelle que les
deux créateurs du Musée ont voulu prodiguer à leur
création : « ils ont sorti de son sommeil l'antique garde-meuble du
Trocadéro pour en faire le musée le plus moderne d'Europe
1».
« L'Histoire d'une trahison » : Le récit
de la résistance au musée de l'Homme :
En juin 1940, le personnel du musée de l'Homme est
à son poste lorsque l'armée allemande entre dans Paris. Les
premières activités de résistance s'organisent très
vite et bien que connues et soutenues par directeur du musée, celui -ci
ne participe pas de manière active en raison du fait qu'il s'agissait
d'une personnalité très exposée.
Yvonne Oddon (la bibliothécaire du musée), Boris
Vildé et Anatole Lévitzky sont à l'initiative de
l'organisation. C'est sous leur impulsion que vont se nouer des contacts avec
d'autres groupes naissant et aux profils extrêmement
hétéroclites à l'extérieur du musée
(avocats, pompiers parisiens, intellectuels, etc.).
1 TILLION Germaine, Ce que je savais de
quelques-uns.
30
En automne 1940, grâce aux connexions tissées, un
système clandestin prend corps avec le Musée de l'Homme comme
lieu central.
De nombreuses autres organisations clandestines gravitent
autour de celle entretenue par les ethnologues et sont homologués
après la guerre par Germaine Tillion comme faisant partie du groupe du
Musée de l'Homme. Maurice Duteil de La Rochère rassemble des
équipes actives sous le groupe Vérité Française et
qui publie un journal éponyme. Germaine Tillion et Paul Hauet se servent
de l'activité caritative légale de l'UNCC (Union Nationale des
Combattants Coloniaux) dont ils avaient la charge, pour coordonner plusieurs
groupes implantés dans toute la France et organisent des filières
d'évasion de prisonniers de guerre originaire des colonies.
Tous ces secteurs, bien que paraissant éloignés,
se rapprochent et travaillent ensemble, en mettant en commun leurs informations
et leurs capacités, en particulier en matière de renseignement.
Documents et filières de transmissions circulent entre les secteurs, si
bien que l'activité de propagande occupe une place centrale.
Dans ce contexte, le journal Résistance est
créé dans les locaux du Musée de l'Homme. Le nom est
proposé par Yvonne Oddon, d'éducation protestante, en
référence aux prisonnières huguenotes de la Tour de
Constance d'Aigues-Mortes qui, au XVIIème siècle,
arrêtées en raison de leur foi non catholique, avaient inscrit sur
le mur de leur prison le verbe : « Résister ». Boris
Vildé lui aurait préféré le nom de Comité de
Salut Public avec ce qu'il comportait comme résonnance
révolutionnaire, républicaine et jacobine, nom qui est finalement
conservé comme signature pour les éditoriaux.
Le premier bulletin du journal commence par ces mots
exagérant volontairement un patriotisme certain et assumé :
« Résistance, c'est le cri qui sort de votre coeur à
tous dans la détresse où vous a laissé le désastre
de la patrie »1.
Le journal a pour ambition de rassembler les mouvements de
résistance et met l'accent sur une discipline de fer dans la
discrétion qu'implique nécessairement la clandestinité.
L'historien Julien Blanc affirme que ce journal introduit une « logique
organisationnelle »2 en plus de la simple propagande qui le
fait se démarquer des autres journaux clandestins. La volonté
d'unifier
1 Premier bulletin du Comité de Salut public en
date du 15 décembre 1940. (voire photographie en annexe).
2 BLANC Julien, « En Résistance, le
« réseau du Musée de l'Homme » », in Le
Musée de l'Homme, histoire d'un musée laboratoire, sous la
direction de Claude Blanckaert, MNHN éditions du Musée de l'Homme
Sorbonne, 2015, Paris.
31
les initiatives dispersées est perceptible dès
les premières publications. Le journal paraitra jusqu'en mars 1942, bien
après les premières arrestations de ses principaux
rédacteurs.
Si le réseau compte plusieurs dizaines de membres
actifs, Boris Vildé s'impose comme le leader de cette organisation qu'on
pourrait qualifier de « nébuleuse »1 selon les mots
de l'historien précédemment cité. Il parle même de
« nébuleuse multipolaire et évolutive qui rassemble
quantités de groupes largement autonomes aux profils sociologiques et
politiques variés »2.
Cette organisation aura beau être l'une des plus solides
organisations clandestines de la zone occupée, elle sera victime de sa
précocité et du manque d'expérience de ces membres en
matière de clandestinité. Paul Rivet est assez rapidement
démis de ses fonctions, la Gestapo le soupçonnant d'être le
chef d'un possible réseau de résistance. Il fuit alors en zone
libre, ce qui provoque une réplique de la Gestapo qui arrête pour
quelques jours une dizaine de ses plus proches collaborateurs (dont ses soeurs
et Déborah Lifchitz). Les inquiétudes liées aux craintes
de délation font peser une ambiance assez lourde sur le musée.
Le Musée reçoit par ailleurs des avertissements
du Ministère de l'enseignement supérieur et de la Recherche,
avertissements qui se font de plus en plus insistants. L'administration y somme
le musée d'appliquer la loi sur les juifs et les étrangers dans
les corps de recherche et d'enseignement, alors même qu'il s'était
construit sur une tradition d'accueil et d'intégration.
C'est ainsi que Déborah Lifchitz continue à
travailler bénévolement et clandestinement au département
d'Afrique Noire mais les tentatives de ses collègues et collaborateurs
de la faire envoyer en zone libre puis en terrain ethnologique hors de France
échouent. Elle est arrêtée en février 1942 puis le
périple qui la mènera de la prison des Tourelles à
Auschwitz, en passant par Drancy, aura raison de sa vie dès son
arrivée au camp de concentration.
Le nouveau directeur du musée suite au départ de
Paul Rivet, est tenu de certifier qu'il n'emploie aucune personne d'origine
israélite, ce qui n'était pas le cas. Sans que les
soupçons de la Gestapo ne soient confirmés, le musée
assiste à de nombreuses descentes et plusieurs collections sont mises
sous scellés.
A l'affrontement qui les oppose aux services allemands d'une
part, s'ajoute celui contre le régime de Vichy d'autre part qui
entend démembrer le musée de synthèse humaniste
créé par Paul Rivet et revenir au simple musée
d'ethnographie.
1 Idem.
2 Idem.
32
Le 17 février 1942, plusieurs membres de
l'équipe du Musée sont arrêtés. Parmi eux, figurent
les plus actifs et les plus influents : Boris Vildé, Anatole
Lévitzky et Yvonne Oddon. L'arrestation a eu lieu suite à une
trahison de l'agent de liaison Albert Gaveau, qui s'avère être un
indicateur à la solde des allemands. Leur condamnation a eu lieu en
février 1942 par le tribunal militaire allemand de Paris. Tous sont
condamnés à mort mais seuls les hommes seront effectivement
exécutés, fusillés au mont Valérien le 23
février 1942. La peine des trois femmes (dont Yvonne Oddon et
Agnès Humbert) est commuée en déportation et elles seront
transférées à Ravensbrück.
Le groupe mené par La Rochère est
arrêté quelques mois plus tard sur une autre dénonciation
réalisée par un autre agent double. Germaine Tillion est quant
à elle arrêté en aout 1942 sur dénonciation de
l'abbé Robert Alesch, agent masqué de l'Abwehr, et elle est
déportée à Ravensbrück. Paul Hauet n'est
interpelé qu'en juin 1944, après plusieurs années d'action
clandestine. Seules trois femmes (Yvonne Oddon, Germaine Tillion et
Agnès Humbert) survivront aux camps.
Le fait que les arrestations des membres du réseau (au
sens large) aient eu lieu à différents moments assez
espacés laisse croire que ses méthodes d'action n'ont pas disparu
de manière uniforme ou instantanée. Certains membres survivants
ont d'ailleurs rejoint d'autres organisations clandestines diffusant ainsi les
modes d'action du réseau du musée de l'Homme (importance du
rassemblement des forces clandestines, éducation
préférée à la simple propagande, ...).
Ce sont les ethnologues réfugiés à
l'étranger qui rendront publique l'émotion soulevée par
ces exécutions et déportations. Ils multiplient les moyens de
faire connaitre leur indignation : Aussi bien dans des émissions de
radio et des journaux, que dans leurs correspondances, dans l'organisation
d'expositions... Tous relient cet évènement tragique à
l'idéologie humaniste et anti-racialiste véhiculée par le
musée et comme le résumera Claude Lévi-Strauss «
à sa volonté de célébrer les innombrables
créations du génie humain »1.
Le nom même du « réseau du Musée de
l'Homme » a été attribué par Germaine Tillion qui
comme elle le relate dans ses mémoires, a été
sollicitée, dans les locaux de « France
combattante » sur un possible nom à donner au réseau :
« J'ai dit « réseau du Musée de
1 LEVI-STRAUSS Claude,
référence à retrouver dans l'article de Christine
Laurière dans Musée de l'Homme, histoire d'un musée
laboratoire.
33
l'Homme - Hauet - Vildé » parce que lorsque
nous parlions de nos premiers morts, nous disions « ceux du musée
» »1
Durant la période de l'occupation allemande, le
théâtre de ce réseau de Résistance est naturellement
dans une grande instabilité institutionnelle. En effet, le musée
change souvent de directeur. Le successeur direct de Paul River, Marcel
Griaule, est totalement en désaccord avec la direction initiale
humaniste prise par le musée et entend entamer sa destruction
progressive. Il est remplacé, en 1942, par Henri-Victor Vallois qui a le
mérite d'avoir gagné la confiance du ministère tout en
conservant le soutien du personnel du Musée.
Depuis la Colombie dans laquelle il est embarqué dans
un terrain ethnologique, Paul Rivet voit d'un bon oeil cette nomination. Le
nouveau directeur met fin au projet non avoué mais certain de
destruction du musée et il finit l'installation commencée par
Rivet tout en faisant face aux pénuries entrainées par
l'occupation.
Durant cette période, en tant que travailleurs dans une
institution publique, les fonctionnaires et étudiants du musée
sont exemptés de services obligatoires. Leurs salaires sont
versés régulièrement et ils bénéficient
d'autres avantages tels que les congés payés, les transports
payés pour les vacances, la cantine, l'électricité presque
normalement. Les étudiants affluent et le musée devient une
véritable ruche.
Tous ces avantages sont mis au service d'une résistance
qui, si elle n'est pas aussi active qu'à l'époque des premiers
réseaux, est toujours présente du moins intellectuellement.
Le public ne désaffecte pas le musée durant
cette période puisque l'institution reste fidèle à son
ambition initiale d'instruire les masses populaires en dispensant les ouvriers
de droits d'entrée, en maintenant les horaires d'ouverture nocturnes
à la fin des journées de travail et en perdurant les
expositions.
Pour reprendre les mots de l'historien Julien Blanc,
l'histoire du réseau du musée de l'Homme «
témoigne à la fois de la précocité de la
résistance en zone occupée, de la multiplicité des
activités entreprises (renseignement, évasion, propagande), de la
volonté d'unifier les initiatives dispersées et des risques
encourus par les pionniers de la désobéissance
»2.
1 TILLION Germaine, A la recherche du vrai et du
juste, éditions du Seuil, Paris, 2001.
2 BLANC Julien, « En Résistance, le
« réseau du Musée de l'Homme » », in Le
Musée de l'Homme, histoire d'un musée laboratoire, sous la
direction de Claude Blanckaert, MNHN éditions du Musée de l'Homme
Sorbonne, 2015, Paris
34
La Résistance au musée de l'Homme lue comme
rupture
L'étude de l'histoire de la Résistance au
musée de l'Homme confirme les liens évidents entre cette
activité de lutte active contre l'occupant allemand et le renouveau
épistémologique et institutionnel qui l'a
précédée. Tous ces éléments s'inscrivent
dans la même rupture qui fait passer le musée, la science qu'il
produit, qu'il met en avant et ses acteurs du racialisme
différentialiste et colonialiste à un humanisme porté par
l'ethnologie comme nouvelle science de l'humain.
Envisager la résistance dans cette rupture permet de ne
pas l'isoler de ses éléments constitutifs et de la voir dans le
champ plus large de l'humanisme et l'anticolonialisme dont le musée
tente encore aujourd'hui d'entourer son image.
Cette exigence qui pousse à ne pas isoler la
Résistance fait écho à la réflexion de
Gérard Noiriel lorsqu'il entend définir la sociohistoire. En
effet, l'historien entend aller plus loin que les travaux qui se contentent de
la définir comme le courant des « recherche alliant, sur un
terrain d'étude historique, conceptualisation sociologique et
mobilisation d'un corpus de sources constitué dans et par la mise en
question de l'objet d'étude1 », des recherches
« qui se placent au carrefour de l'histoire et de la
sociologie2 ».
Ainsi, selon lui, la particularité de la sociohistoire
tient du fait qu'elle combine les principes fondateurs des deux disciplines
tels qu'ils ont été fixés au tournant des XIXème et
XXème siècle.
En effet, les points de convergence entre les principes
fondateurs de ces deux disciplines sont nombreux. L'historien avance, par
exemple, que les deux disciplines ont formulé une réflexion sur
les relations de pouvoir. L'histoire montre la centralité dans les
rapports sociaux des luttes de concurrence et les compétitions entre les
individus pour « acquérir des richesses, du pouvoir ou des
honneurs3 ». Réfléchir sur cette
question est susceptible de se déployer dans des
1 François Buton et Nicolas Mariot,
entrée « Socio-histoire » du Dictionnaire des idées, 2e
volume de la collection des « Notionnaires » de l'Encyclopaedia
Universalis, 2006, p. 731-733.
2 Gérard Noiriel, Introduction à la
socio-histoire, Paris, La Découverte, « Repères »,
2008, 128 pages.
3 NOIRIEL, Gérard, Op. Cit.
35
directions extrêmement différentes,
voire opposées, comme le problème de la domination sociale
ou à l'inverse celui de la solidarité sociale.
Les deux disciplines engagent également une
démarche commune tournée vers l'étude de problèmes
empiriques précis. La sociologie s'est toujours donnée comme but
« l'élaboration d'une théorie du monde
social1 », la sociohistoire pouvant être un
instrument, une méthode au service de ce but. Le troisième
exemple de principes fondateurs combinés cité par Gérard
Noiriel est celui de la « critique de la réification des
rapports sociaux2» par les deux disciplines
scientifiques.
Le concept de réification a ici été
emprunté à la tradition marxiste et désigne la «
transformation effective d'un rapport social en « chose »,
c'est-à-dire en système apparemment indépendant de ceux
pour lesquels ce processus a été effectué
»3.
Gérard Noiriel part, dans sa démonstration, du
fait que c'est en montrant que les choses qui nous entourent (comme les
bâtiments, les institutions, les objets,...) « étaient
les traces inertes des activités humaines du passé4
» que la constitution de l'Histoire comme domaine autonome de la
connaissance a pu avoir lieu dès le début du XXème
siècle. C'est sur l'examen critique de ces traces que
reposerait la méthode historique, bien qu'elle ait dû retrouver
les individus physiques « derrière le monde inanimé des
objets qu'ils ont laissé5 ».
C'est cette même démarche qui, reprise par la
sociohistoire, fait qu'elle s'intéresse souvent à la
genèse des objets qu'elle étudie. « Le socio-historien
veut mettre en lumière l'historicité du monde dans lequel nous
vivons, pour mieux comprendre comment le passé pèse sur le
présent 6».
En effet, il est possible de voir dans toutes les
sociétés que le passé s'immisce dans le présent, le
« contamine7 », pour reprendre le mot de
l'auteur. La sociologie est née à la fin du XIXème
siècle en formulant la critique d'une autre réification inscrite
dans le langage qui consiste à envisager les luttes collectives comme
s'il s'agissait de personnes réelles.
1 Idem.
2 Idem.
3 LUKACS Georg, Histoire et conscience de classe
[1923], Paris, Éditions de Minuit, 1974
4 Gérard Noiriel, Introduction à la
sociohistoire, Paris, La Découverte, « Repères »,
2008, 128 pages
5 Idem.
6 Idem.
7 Idem.
36
L'objet de la sociologie est de déconstruire ces luttes
pour retrouver les individus et les relations qu'ils entretiennent entre eux.
Si la sociohistoire tend vers cette même quête, elle met d'avantage
l'accent sur les relations à distance puisque les échanges
dépassent de plus en plus le simple cadre des échanges directs.
Gérard Noiriel va même jusqu'à parler de « fils
invisibles » reliant des millions de personnes, fils dont la
sociohistoire doit s'attacher à mesurer les conséquences.
Il en va de même dans l'approche la résistance au
Musée de l'Homme. L'aborder comme un simple objet isolé des
autres éléments dont elle est la continuité serait
s'exposer à un type de réification. Résistance,
transformation scientifique provoquant le passage de l'anthropologie à
l'ethnologie, apparitions d'un nouveau personnel des étudiants à
la direction, apparition de nouvelles méthodes de travail favorisant le
travail en groupe et la coopération : le lien entre tous ces
éléments est évident et en isoler un des autres
reviendrait à lui faire perdre une partie de sa substance.
Dans cette perspective d'étude, la Résistance au
Musée de l'Homme reste l'objet principal mais il s'agit simplement de
l'aborder comme faisant partie d'une rupture plus large. Ainsi, par exemple,
lorsque le musée cherche à glorifier dans une mise en
scène muséale l'humanisme dont il entend être le
théâtre, l'histoire de la Résistance est loin d'être
extérieure à cet objet.
37
PARTIE 2 / LA MEMOIRE DE LA RESISTANCE AU MUSEE DE
L'HOMME HORS-LES-MURS / Les « conditions sociales de la circulation »
de la mémoire.
S'intéresser à l'entrée au
Panthéon de Germaine Tillion (et dans une moindre mesure) celle de
Pierre Brossolette) ne doit aucunement être perçu
comme l'édification de la célèbre ethnologue en figure
centrale de la Résistance au musée de l'Homme. Entreprendre une
telle édification serait une manière d'interpréter le
passé, d'avoir des partis pris sur l'histoire.
Il s'agit simplement de considérer cette
panthéonisation de membres du réseau comme un indicateur d'une
référence active et construite au passé du musée de
l'Homme et donc d'une certaine circulation de la mémoire entre les
champs institutionnel ou muséal et le champ politique. La prise en
compte de cette circulation permet de considérer que ce qui est mis en
avant de la référence à la Résistance au
musée de l'Homme diffère selon les acteurs, les
intérêts et les enjeux liés à cette mémoire
de la Résistance.
Le moyen d'accès le plus pertinent aux
mécanismes qui ont accompagné cette
entrée au Panthéon reste le discours lors de la
cérémonie d'hommage, prononcé le 27 mai 2015 par le
Président de la République.
Cette parole est censée introduire le transfert au
Panthéon des cendres - parfois d'une manière symbolique des
résistants sélectionnés, dans le lieu géographique
même de ce transfert. Il y a déjà, dans l'esprit
général de ce discours, l'ambition de s'inscrire dans un regard
sur le passé, visible à travers une volonté certaine de
faire écho à celui célèbre d'André Malraux
à l'occasion
38
de l'entrée au Panthéon de Jean Moulin, jusque
dans l'injonction finale « Entre ici Jean Moulin » remplacée
par un « Prenez place ici, c'est la vôtre.
Trois parties, pas réellement distinctes dans
l'incorporation progressive du présent dans le passé, sont
visibles dans ce discours : d'abord, le début du discours consiste en
une description, certes passionnée mais factuelle et biographique, de la
vie des quatre personnages et de leur implication dans la Résistance
ainsi que les liens entre eux autre que cette implication. Puis est entreprise
l'association de ces personnages à des problématiques du
présent. Enfin, les derniers moments du discours affirment une
volonté qui n'est même plus voilée d'inscrire le
passé dans le présent, de l'instrumentaliser, et il est donc
question de considérations actuelles presque pures.
La mainmise légitime sur la mémoire comme
illusio du champ politique
Il parait important de rappeler que le discours politique, tel
qu'envisagé dans cette étude, fait partie intégrante des
stratégies que les acteurs du champ politique mettent en place pour se
légitimer dans ce champ. Emprunter le terme de « champ1
» pour désigner l'univers dans lequel se déploie
l'activité politique, c'est adhérer au fait que « les
stratégies poursuivies par les acteurs politiques, les types de bien
qu'ils produisent, qu'ils distribuent ou qu'ils convoitent, les comportements
qu'ils adoptent sont spécifiques à ce champ et n'y prennent sens
que mis en relation les uns avec les autres2 ».
Ce qui permet au champ d'exister c'est les croyances qui
animent les acteurs du même champ, qui les font agir : le terme
illusio est lui emprunté pour désigner ses croyances
fondatrices, intériorisées, donc invisibles aux acteurs du champ.
A titre d'exemple, les deux illusio couramment cités pour le
champ politique sont celui de la grandeur originelle du pouvoir politique
conférée par le pouvoir de sacralisation du suffrage universel et
celui de la grandeur fonctionnelle par l'affirmation de son efficacité
réelle à transformer la société.
Les discours politiques constituent un moyen pour
accéder à ses croyances fondatrices puisqu'ils proviennent plus
des impératifs du champ que de l'acteur qui les produit. Celui
étudié
1 BOURDIEU Pierre, Les règles de l'art.
Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil,
1992.
2 LE BART Christian, « L'analyse du discours
politique : de la théorie des champs à la sociologie de la
grandeur», Mots. Les langages du politique [En ligne], 72 |
2003
39
ayant pour objet affiché de faire mémoire - la
cérémonie d'entrée au Panthéon étant la
cérémonie mémorielle par excellence - il est normal de
chercher à y déceler les croyances fondatrices liées
à la mémoire ou à l'action de faire mémoire.
En effet, l'appui récurrent sur une mémoire
(nationale), sur la Nation est notable dès les premières phrases
du discours : « Ils sont quatre à entrer aujourd'hui dans le
monument de notre mémoire nationale1 ».
Cette affirmation reste pour le moins ambigüe puisque le
monument fait autant référence au monument physique qu'est le
Panthéon qu'au monument de la mémoire nationale, comme un lieu de
mémoire au sens métaphorique du terme, laissant entendre qu'on
pourrait dater le classement d'un élément dans la mémoire
nationale. Cette ambigüité est témoin de la manière
dont l'autorité politique entend se placer comme garante de cette
mémoire, décidant ainsi de son contenu et de ses
échéances.
Cette position se confirme tout au long du discours où
les références explicites à la mémoire
s'entrecroisent avec une relecture du passé de la résistance en
invoquant un certain mythe de la France résistante (par exemple, «
des français qui incarnent l'esprit de la Résistance
»2, « la résistance a tant de visages : des
glorieux, des anonymes, ces soutiers de la gloire, ces soldats de l'ombre qui
ont patiemment construit leurs réseaux3»). Une lecture
confuse du lien entre l'histoire et la mémoire finit par confirmer que
la panthéonisation est loin d'être la principale
préoccupation du discours : « L'histoire, la nôtre,
l'histoire de France nous élève. Elle nous unit quand elle
devient mémoire partagée4 ».
Toutes ces invocations, aussi maladroites soient-elle, de la
mémoire confirment que le discours laisse entendre à une
autorité politique qui se présente comme aussi bien comme le
gardien que comme le créateur ou le producteur de la mémoire. La
mémoire, en particulier nationale, ne serait presque qu'une
prérogative présidentielle ou du moins une initiative
nécessairement politique.
La possibilité quasi exclusive de faire mémoire
peut donc être envisagée comme un illusio propre au champ
politique et lui permettant de s'autonomiser. C'est l'autorité politique
qui
1 Discours du Président de la
république, du 27 mai 2015, Cérémonie d'hommage solennel
de la Nation à Pierre Brossolette, Geneviève de Gaulle-Anthonioz,
Germaine Tillion et Jean Zay. Source : site internet de l'Elysée,
rubrique « Nation, institution et réforme de l'Etat ».
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Ibid.
40
décide ainsi de quand faire mémoire, de
l'endroit légitime, du temps consacré à la mémoire,
des personnes mises en avant, etc.
Le fait d'ériger Germaine Tillion, et non un autre
résistant parmi ceux du musée, en figure centrale relève
donc d'une opération de sélection dans le cadre de l'exercice,
illusoire ou fondé, de cette prérogative.
Les conditions sociales de la circulation de la
mémoire
Comme cadre à l'analyse du discours prononcé
à l'occasion de l'entrée au Panthéon des quatre
résistants, les conditions de la circulation internationale des
idées peuvent constituer un appui de taille. Si l'objet n'est pas le
même, certaines conditions sont néanmoins applicables, avec certes
moins de rigueur.
Bourdieu traite dans son article de ce qu'il qualifie d'
« import-export intellectuel »1, à savoir la
manière dont les productions intellectuelles (en grande partie
littéraire) sont exportées du champ culturel d'un pays à
un autre. Les textes circulent sans leur contexte puisqu'ils
n'emportent pas avec eux le champ de production dont ils sont le produit, et
les récepteurs étant eux même dans un champ de production
différent, les réinterprètent en fonction de leur position
dans le champ de réception.
Pierre Bourdieu, en amorçant une analyse des
opérations sociales impliquées, appelle à la
création d'une « science des relations internationales en
matière de culture2 » qui auraient ces mêmes
opérations pour objet.
Il ne s'agit aucunement de remplacer, dans le raisonnement de
Pierre Bourdieu, « texte » par « mémoire » ou «
intellectuel » par « mémoriel », et de tenter de calquer
l'ensemble des conditions énoncées par le sociologue à la
question de la circulation de la mémoire. Il s'agit simplement de se
servir de certaines similitudes entre l'importation d'un texte
littéraire hors de son champ littéraire d'origine et celle d'une
entreprise mémorielle supposée être attachée
à un lieu et pourtant pleinement accomplie dans un autre.
1 BOURDIEU Pierre, « la circulation
internationale des idées », Actes de la recherche en sciences
sociales. Vol. 145, décembre 2002. pp. 3-8.
2 Ibid.
41
Voir cette circulation comme une forme d'importation ou
d'exportation permet de lui donner un cadre d'analyse solide, bien
qu'également soumis à quelques réserves.
Tout d'abord, une question préalable essentielle se
pose : Quel est le champ initial de production de la mémoire reprise par
le champ politique ? S'agit-il du champ muséal puisqu'il est question
d'un réseau de Résistance fondé dans un musée ou
bien y-a-t-il un champ mémoriel à proprement parler doté
de ses propres acteurs et de ses propres spécificités ?
La mémoire n'étant pas construite par des
acteurs qui lui seraient exclusivement consacrés, chaque champ oeuvre ou
pas pour la construction d'une certaine image de son passé. Envisager le
champ muséal ou, dans une perspective plus large, le champ patrimonial,
comme champ de production de cette mémoire de la Résistance au
musée de l'Homme serait plus approprié.
Pierre Bourdieu, avant d'énoncer explicitement les
conditions de l'importation, élabore une description du cadre des
conditions de circulation. De même que « le sens et la fonction
d'une oeuvre étrangère sont déterminés au moins
autant par le champ d'accueil que par le champ d'origine1
», le sens et la fonction d'une référence au passé
sont déterminés au moins autant par le champ d'accueil que par le
champ d'origine.
En effet, la fonction et le sens dans le champ originaire sont
souvent ignorés. C'est ainsi que, malgré un hommage rendu aux
résistants du musée de l'Homme en
général2, c'est Germaine Tillion qui est mise en
avant, contrairement à ce qui est entrepris au sein même du
musée dans le cadre de la valorisation du passé résistant.
De la même manière, Pierre Brossolette, journaliste et homme
politique de profession, est présenté comme faisant partie du
réseau alors même qu'au sein du musée, les seules personnes
considérées comme légitimes à être
désignées comme faisant partie du réseau du musée
de l'Homme sont les chercheurs ethnologues ou anthropologues qui y ont
exercé et dans une moindre mesure le personnel non scientifique du
musée3.
1Ibid.
2 « Elle aussi est membre dès les premiers
jours du réseau du musée de l'Homme, admirable groupe avec le
linguiste Boris Vildé, l'anthropologue Anatole Lewitsky, qui seront tous
deux exécutés au Mont Valérien en 1942 avec la
bibliothécaire Yvonne Oddon qui elle, sera déportée. Ce
groupe de chercheurs n'est pas simplement des scientifiques
révoltés, c'est un groupe organisé qui mène des
opérations, un groupe qui ajoute à la rigueur scientifique
l'exigence morale » - extrait du discours au Panthéon du 27
mai 2015
3 La plaque commémorative apposée au
mur près de la station n°1 en atteste (voir photographie du panneau
en annexe).
42
Le transfert d'un champ à un autre se fait à
travers une série d'opération sociales, en l'occurrence une
« opération de sélection1 » et une
« opération de marquage2 ». Ces deux
opérations ne se traduisent pas de la même manière dans le
transfert d'un texte d'un champ littéraire à un autre que dans le
transfert de la mémoire résistante du musée de l'Homme au
champ politique de la panthéonisation.
L'opération de sélection soulève
directement celle de « qui met-on en avant ? ». Pourquoi piocher
ainsi dans le cercle de résistants du musée de l'Homme ?
Comme réponse provisoire à cette première
question, les effets de contexte restent la seule réponse apparente et
accessible, puisque le musée de l'Homme est en passe d'être ouvert
à nouveau, il est facilement modelable comme symbole de l'ouverture du
pouvoir politique sur les sciences de l'Homme et sur l'humanisme en
général. La pantéhonisation n'est qu'une pierre à
l'édifice. D'autres évènements ont été
produits autour du musée, organisés par le champ politique :
l'inauguration de la « cop21 », le tournage d'émissions
politiques ou d'interviews présidentielles, de nombreuses visites, des
inaugurations, etc.
Pourquoi Germaine Tillion et pas Paul Rivet (comme entrepris
au sein du musée), Boris Vildé, le créateur objectif du
réseau de résistance ou même Yvonne Oddon, l'initiatrice de
l'utilisation du mot même de « résistance » pour les
actions que l'on connait ?
Il y a forcément à cette sélection des
raisons dues au contexte : Germaine Tillion est l'une des seules survivantes
jusqu'à une période récente et ses combats ont
dépassé de très loin le cadre de la
résistance3. De plus, c'est une femme et les récentes
préoccupations paritaires imposent le choix d'au moins une femme parmi
les personnalités panthéonisées. S'ajoute à cela
que c'est la seule résistante du musée à être connue
du grand public, ce qui donne à son évocation un écho
particulier.
1 BOURDIEU Pierre, « la circulation
internationale des idées », Actes de la recherche en sciences
sociales. Vol. 145, décembre 2002. pp. 3-8.
2 Ibid.
3 Un long passage du discours du 27 mai 2015 y
revient longuement, dans un style qui ne laisse pas de doute à la
modération de la mythification : « Son courage, il est
politique. Elle n'était membre d'aucun parti sauf celui de la chair
souffrante de l'Humanité. Courage quand elle dénonce en 1948 avec
David Rousset, l'univers concentrationnaire au-delà du Rideau de fer,
car pour elle, il n'y a pas de frontière dans l'horreur. Courage quand
elle dénonce, dès 1957, la troture en Algérie, la
révèle au monde, dénonce l'engrenage et la
mécanique infernale de la répression aveugle. Courage quand elle
rencontre secrètement les dirigeants du FLN lors de la bataille d'Alger
parce qu'elle croit à une impossible trêve et comprend que la paix
passe par l'indépendance. Courage parce que, jusqu'aux mois ultimes de
sa longue vie, elle a épousé la souffrance humaine,
vilipendé l'esclavage contemporain dénoncé le sort fait
aux migrants, le délabrement des prisons françaises ; parce
qu'elle voulait, ce qu'elle cherchait, c'était à protéger
les victimes de l'avenir plutôt que de venger celles du passé
»
43
Mais cette opération de sélection n'en est pas
plus anodine. Elle s'inscrit parfaitement dans les stratégies mises en
place par les acteurs -ici politiques - pour légitimer leur position au
sein du champ1 et la légitimation de cette position passe
parfois par la dé-légitimation de celle d'un autre. Bourdieu cite
l'exemple d'Heidegger dont l'importation ne repose, selon lui, que sur son
utilité à disqualifier Sartre. De la même manière,
il est possible d'étudier la sélection de Germaine Tillion ainsi
que des trois autres à l'aune, par exemple, des personnalités
panthéonisées par les prédécesseurs du
président de la République (même si cela n'est que
très peu utile ici et ne correspond pas à l'objet de cette
étude).
Quoiqu'il en soit, la sélection est bien souvent la
première étape du service d'un intérêt, entendu
aussi bien comme profits subjectifs que comme « l'effet des
affinités liés à l'identité (ou
l'homologie)2».
L'autre opération sociale d'importance permettant la
circulation des idées, et dans le cas étudié, celui de la
mémoire : le « marquage3 ». Comme l'un des
révélateurs le plus flagrant du marquage, Bourdieu évoque
le cas des préfaces en tant qu'« actes typiques de transfert de
capital symbolique au moins dans le cas le plus fréquent, par exemple
Mauriac écrivant une préface à un livre de Sollers :
l'ainé célèbre écrit une préface et transmet
du capital symbolique et en même temps, il manifeste sa capacité
de découvreur et sa générosité de protecteur de la
jeunesse qu'il reconnait et qui se reconnait en lui4 »
Bien que l'exemple des préfaces (ou celui
également évoqué des couvertures) ne soit pas pertinent
dans le cas de la mémoire, il permet de saisir la persistance des
profits qui anime toujours autant la circulation et l'opération de
marquage n'en est pas moins sensiblement visible dans l'étude de la
circulation de la mémoire.
Dans des termes plus communs, le marquage traduit finalement
l'obsession de comment faire sien un objet théorique, une idée,
un écrit, de comment faire sienne une mémoire. Le discours du 27
mai 2015 est une preuve constante de la pertinence de cette opération
dans cette mainmise sur la mémoire. Tout d'abord, les évocations
du rôle de Germaine Tillion dans la Résistance et de sa
déportation constituant un cas à part, les tentatives d'assigner
l'ethnologue à des
1 « Faire publier ce que j'aime, c'est renforcer ma
position dans le champ -cela que je le veuille ou non, que je le sache ou non,
et même si cet effet n'entre en rien dans le projet de mon action
» (BOURDIEU Pierre, « la circulation internationale des
idées », Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 145,
décembre 2002. pp. 38.)
2 BOURDIEU Pierre, « la circulation
internationale des idées », Actes de la recherche en sciences
sociales. Vol. 145, décembre 2002. pp. 3-8.
3 Ibid.
4 Ibid.
44
problématiques actuelles, au risque de créer des
anachronismes, est courant tout au long du discours.
Les formules mêmes du discours servent ce
mécanisme : « entendons aussi Germaine Tillion nous
prévenir1 ». On va même jusqu'à
affirmer la certitude d'un avenir supposé comme une évidence :
« Aujourd'hui, Germaine Tillion serait dans les camps de
réfugiés qui attendent les exilés de Syrie et d'Irak. Elle
appellerait à la solidarité pour les chrétiens d'Orient.
Elle se serait sans doute mobilisée pour retrouver les filles
enlevées par Boko Haram au Nigéria. Elle s'inquiéterait du
sort des migrants en Méditerranée2. »
Tout est mis donc en place pour apposer la figure de Germaine
Tillion (de même que celle des autres) à des problématiques
contemporaines, mécanisme qui résonne clairement avec cette
affirmation de Bourdieu : « Très souvent avec les auteurs
étrangers ce n'est pas ce qu'ils disent qui compte mais ce qu'on leur
fait dire3 ».
Les exemples ne manquent pas dans le discours, même
s'ils ne concernent pas tous Germaine Tillion. Pierre Brossolette, par exemple,
est utilisé dans une annexion encore moins masquée puisqu'au
désir qu'on lui attribue d'une « République moderne, une
République généreuse, une République
exigeante4 », on affirme avoir la réponse politique
à ce désir bien que « la tâche ne (soit) pas
finie5 »
L'opération de marquage est donc celle par laquelle on
annexe la référence au passé à des
problématiques du champ d'accueil, dans le but de légitimer
l'action des acteurs au sein de ce même champ : ici, la justification de
certaines réformes, de certains choix politiques etc.
C'est ainsi que réapparait la question des profits : il
s'agit bien, à travers l'importation de la mémoire, de renforcer
sa position dans le champ, manière de donner de la force à une
position dominée, menacée. La mémoire est, en la
reléguant presque au rang de prétexte, ainsi invoquée en
soutien à l'articulation de l'action politique.
1 Discours du Président de la
république, du 27 mai 2015, Cérémonie d'hommage solennel
de la Nation à Pierre Brossolette, Geneviève de Gaulle-Anthonioz,
Germaine Tillion et Jean Zay. Source : site internet de l'Elysée,
rubrique « Nation, institution et réforme de l'Etat ».
2 Ibid.
3 BOURDIEU Pierre, « la circulation
internationale des idées », Actes de la recherche en sciences
sociales. Vol. 145, décembre 2002. pp. 3-8.
4 Discours du Président de la
République, du 27 mai 2015, Cérémonie d'hommage
solennel de la Nation à Pierre Brossolette, Geneviève de
Gaulle-Anthonioz, Germaine Tillion et Jean Zay. Source : site internet de
l'Elysée, rubrique « Nation, institution et réforme de
l'Etat ».
5 Ibid.
45
46
La troisième partie identifiée du discours le
prouve aisément. Il n'est pratiquement plus question de la
référence au passé dont on estime qu'on a assez
tiré la leçon tout au long du discours : seule importe les
défis du présent, le « devoir de vigilance, de
résistance1 », les références
à peine dissimulées au calendrier législatif et aux lois
en cours2, etc.
L'emprunt, quelque peu forcé en apparence, de cette
pensée de Pierre Bourdieu sur la circulation dans les champs culturels
au niveau international pour appuyer la circulation de la mémoire
comporte naturellement des limites indéniables. La démarche
entreprise dans cet emprunt reste une application extrêmement partielle.
Il s'agissait de sciemment délaisser quelques pans importants et
essentiels de l'analyse tels que les propos sur « l'existence de
profonds nationalismes culturels3 », sur « les
luttes internationales pour la domination en matière culturelle et pour
l'imposition du principe de domination4», autant de propos
inapplicables en l'occurrence à l'objet qui nous intéresse.
Par ailleurs, la démarche de Bourdieu, dans le cadre de
cette pensée, est une démarche qu'on peut presque
caractériser d'épistémologique puisqu'il est conscient du
caractère d'amorce de son travail et qu'il se sert de
l'énoncé de ces conditions de la circulation internationale des
idées pour appeler à la création d'une «
sociologie et d'une histoire sociales réflexives et critiques
(...) qui se donneraient pour objet de porter au jour pour les
maitriser (...) les structures de l'inconscient culturel national, de
dévoiler grâce à l'anamnèse historique des deux
histoires nationales, et plus spécialement de l'histoire des
institutions éducatives et des champs de production culturelle, les
fondements historiques des catégories de pensée et des
problématiques que les agents sociaux mettent en oeuvre sans le savoir
(...) dans leurs actes de production ou de réceptions
culturelles5 »
Nonobstant ces limites non négligeables, cette
pensée est néanmoins utile comme béquille théorique
pour comprendre la manière dont la mémoire circule, a
été approprié par un autre champ (en l'occurrence le champ
politique et les stratégies des acteurs qui sous-tendent cette
appropriation.
1 Ibid.
2 « Alors, il nous revient d'agir encore pour que le
droit au travail, à la santé, au logement, à la culture ne
soient pas des mots pieusement conservés dans les journaux officiels de
la République française mais soient d'ardentes obligations que
seul un sursaut de l'ensemble de notre pays pourra réussir à
honorer » - extrait du discours du 27 mai 2015.
3 BOURDIEU Pierre, « la circulation
internationale des idées », Actes de la recherche en sciences
sociales. Vol. 145, décembre 2002. pp. 3-8.
4 Ibid.
5 Ibid.
Même si cela correspond à des mécanismes
d'instrumentalisation de la mémoire, ce qui est engagé dans ce
discours c'est une réelle valorisation de celle-ci dans le champ
politique, et par là dans l'espace public.
La figure de Germaine Tillion profite de cette valorisation,
en partie involontaire et se voit donc élevée au rang
d'emblématique de la Résistance au musée de
l'Homme1, alors même que ce n'est pas le cas au sein du
musée qui lui a préféré, comme étudié
plus loin, celle de Paul Rivet, certainement moins emblématique aux yeux
des visiteurs, prenant ainsi le risque d'un certain brouillage des
préconçus communs.
Il ne s'agit pas ici de prendre parti pour une figure
plutôt que pour telle autre. Il convient simplement de prolonger la
réflexion sur le terrain même du musée de l'Homme. Ainsi,
pourquoi la figure de Germaine Tillion, plus commode car plus connue,
n'est-elle pas davantage mise en avant ? Pourquoi cette figure n'est-elle pas
plus instrumentalisée par l'institution muséale alors même
qu'il y a déjà tout un travail déjà construit
autour d'elle dans d'autre champs - comme étudié à travers
cette circulation de la mémoire de la Résistance au musée
de l'Homme - sur la primauté intellectuelle, militante et humaine de
l'ethnologue ?
1 Alors que les principaux résistants du
groupe du musée de l'Homme (hormis Paul Rivet) sont cités au
début du discours, c'est bien Germaine Tillion qui est mise en avant ;
les adjectifs pompeux et les envolées lyriques rivalisent de force
à son égard : « Elle y éclairera de sa
fièvre lumineuse... », « c'est au nom d'une
Humanité blessée qu'elle est solidaire des peuples victimes,
sans parler des différentes parties du discours qui louent son
supposé « courage »
47
PARTIE 3 / LA SPATIALISATION DE LA MEMOIRE AU MUSEE DE
L'HOMME / une substitution aux dérives initiales de l'anthropologie
Tin constat préliminaire simple s'impose : la mise en
scène de la Résistance au sein du musée
de l'Homme est reléguée aux espaces extra
muséaux. Il n'y a aucune référence explicite à la
Résistance dans les collections du musée, du moins les
collections permanentes, à moins de considérer que les vagues
références humanistes tirées des créateurs du
musée soient des évocations lointaines de cette période de
l'histoire comme conséquences de celle-ci.
Aux prémices de l'enquête, il y avait une
présomption certaine presque aveugle sur une forte présence de la
Résistance au sein du musée, comme d'une manière
générale, tout ce qui concerne de près ou de loin la
période de la Seconde Guerre mondiale. S'il n'en est rien, les seules
évocations précises visibles sont donc à chercher du
côté des stations historiques et des noms attribués aux
différents espaces du musée qui portent souvent ceux de
résistants.
L'analyse de ces éléments permettra de saisir
les mécanismes qui régissent la pauvreté d'une telle mise
en scène portant sur un évènement historique majeur, la
démarche dans laquelle elle semble s'inscrire, et de ce fait, les
raisons de cette relative forme d'exclusion.
Il convient donc de s'intéresser à la nomination
volontaire de ces espaces et à la mise en place des stations historiques
comme des traces (choisies) de la Résistance au musée de l'Homme
depuis la récente rénovation.
48
La nomination des différents espaces du
musée comme trace de la Résistance
Les différents espaces du musée portent des noms
de personnalité, et ce depuis la réouverture. On peut citer
l'atrium Paul Rivet, l'auditorium Jean Rouch, la médiathèque
Germaine Tillion et enfin, la bibliothèque Yvonne Oddon. Ne sont prises
en compte ici, bien entendu, que les espaces qui portent les noms de
personnalités (il n'est pas tenu compte du « balcon des sciences
» par exemple). Ces salles font partie intégrante de la mise en
récit de la Résistance au musée de l'Homme : Si l'on
exclut volontairement de cette liste le café Lucy, qui reste un espace
avant tout commercial, trois personnalités parmi les quatre ont un lien
avec le réseau de Résistance du musée, bien qu'elles se
soient toutes distingués par d'autres accomplissements scientifiques ou
autre.
Si nommer un lieu ou un espace est loin d'être un acte
anodin, il est dans l'objet qui nous intéresse, l'indicateur d'une
certaine intentionnalité dans la mémoire. Nommer un objet c'est
non seulement le faire exister1, mais aussi l'assigner à une
identité, et l'on retrouve le même mécanisme dans
l'attribution de noms aux espaces.
Le noms commun, attribué en seconde main à un
lieu, est chargé d'un poids particulier puisqu'il est initialement
porteur de l'histoire et de la réputation de la personne qui l'a
porté. L'attribution peut donc être perçue comme une sorte
de transfert de notoriété qui fonctionne à double sens :
le lieu bénéficie d'un rayonnement à la hauteur du
personnage dont il porte le nom et la réputation de la
personnalité est prolongée puisqu'un lieu en porte le nom. C'est
en ce sens qu'elle est une manière comme une autre de faire
mémoire.
Nommer c'est aussi classer puisqu'il s'agit -volontairement ou
non- de créer une hiérarchie en attribuant des espaces plus ou
moins favorisés. Par exemple, la place centrale accordée au sein
du musée à Paul Rivet est, comme nous le verrons plus loin,
clairement visible dans l'espace auquel on a assigné son nom.
1 Sans donner du crédit à des
considérations religieuses, mais en considérant la mythologie
religieuse comme indicateur de ce qui est mis en avant par les
sociétés, ce n'est pas un hasard si la plupart des récits
cosmogoniques à commencer par la Genèse à
l'évangile selon Saint-Jean (« Au commencement était le
verbe ») débutent par le fait de nommer.
49
Michel Foucault, énonce, dans l'introduction de l'un de
ses ouvrages majeurs, Les mots et les choses, la fondamentalité
d'une telle activité de classement dans l'ensemble des connaissances
scientifiques, du savoir d'une époque et ses présupposés,
ce qu'il désigne par «
épistémè1 ». Certes, il ne s'agit
pas d'entrer dans les détails d'une oeuvre majeure et complexe dont
l'auteur avait pour ambition de créer une « archéologie
du savoir », déterminant ainsi deux grandes périodes
(ou discontinuités) identifiées dans
l'épistémè occidental, dans une démarche
aussi bien épistémologique qu'historique : celle qui inaugure
l'âge classique (vers le milieu du XVIIème) et celle qui au
début du XIXe marque, selon Foucault, « le début de
notre modernité2 ».
Dans les propos introductifs à cette «
archéologie des sciences humaines », le philosophe pose, comme des
fondations à la construction de sa pensée, une conception presque
provocatrice de la classification abordée par une taxinomie,
elle-même rapportée par Borges3.
Celle-ci est censée représenter la limite de la
pensée occidentale par l'absurdité qu'elle entretient,
absurdité qui ne repose pas sur la présence dans la liste
d'animaux fantastiques mais sur la proximité présentée
avec, par exemple, les chiens en liberté. C'est la juxtaposition qui
confère l'impression ou l'illusion de cette proximité. «
Ce qui transgresse toute imagination, toute pensée possible, c'est
simplement la série alphabétique (a, b, c, d) qui lie à
toutes les autres chacune de ces catégories4 ».
Ce premier sous bassement de l'archéologie visée
par Foucault va permettre de se risquer à une première
mobilisation dans l'attribution des noms de salle, au musée de l'Homme
et par là-même l'établissement d'une certaine
classification.
Certes, les noms cités ont tous un rapport avec
l'histoire du musée de l'Homme : Paul Rivet en est le fondateur, Jean
Rouch y a créé l'ethnofiction et l'anthropologie visuelle,
Germaine Tillion y a exercé sa profession d'ethnologue et Yvonne Oddon
en a été la bibliothécaire. Le fait de juxtaposer, par
l'homologie fondée sur le fait d'avoir une salle à son nom, les
deux résistantes, le directeur emblématique et l'inventeur d'une
ramification télévisuelle de l'ethnologie, fait supposer que
l'intention, non avouée de les placer sur le même plan. «
On sait ce qu'il y a de
1 FOUCAULT Michel, Les mots et les choses,
Paris, Gallimard, 1966
2 Ibid.
3 « Ce texte cite » une certaine
encyclopédie chinoise » où il est écrit que «
les animaux se divisent en : a) appartenant à l'empereur, b)
embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes,
f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente
classification i) qui s'agitent comme des fous, j) innombrables, k)
dessinés avec un pinceau très fin en poil de chameau, l) et
cætera m) qui viennent de casser la cruche n) qui de loin semblent des
mouches » » (Michel Foucault, op. cit.)
4 Op. cit.
50
déconcertant dans le voisinage des extrêmes
ou tout bonnement dans le voisinage soudain des choses sans
rapport1 » ne manque pas de souligner Foucault : le «
voisinage soudain », dans le cas étudié, a ainsi le
mérite de donner une idée de l'importance accordée
à la mémoire de la Résistance au musée de
l'Homme.
Cela confirme donc que la Résistance n'occupe pas une
place de premier plan dans la mise en scène muséale, mais qu'elle
est tout au plus aussi importante que, par exemple, le musée de l'Homme
en tant que siège de la création de l'ethnofiction et de
l'anthropologie visuelle. Cette remarque ne vise pas, bien entendu, à
sous-entendre un quelconque mépris vis-à-vis de cette partie des
sciences ethnologique et anthropologique, mais de tenter de mesurer
objectivement l'intérêt que la mise en récit muséale
accorde à la Résistance, en la confrontant à
l'intérêt qu'elle accorde à d'autres aspects de son
passé.
L'activité de nomination donc de classement est, dans
ce cadre, comme « instauration d'un ordre parmi les choses ;
Rapprocher, créer des analogies est une manière dont on
éprouve la proximité des choses, dont on établit leur lien
de parenté2 »
Reste une question essentielle dans ce classement implicite,
celle de l'attribution des noms à des espaces plus ou moins
favorisés au sein du musée, primordiale dans la détection
de cet ordre conféré aux choses.
L'espace, à n'en pas douter, le plus central du
musée a hérité du nom de Paul Rivet. Il s'agit de ce qui
est désigné sous l'appellation, riche de sens, d' « atrium
». La pièce est celle par laquelle tous les visiteurs finissent la
visite et certains la commencent puisqu'arrivant par l'ascenseur central.
La dénomination d' « atrium », loin
d'être neutre, traine une histoire qui conforte naturellement la position
centrale de la figure de Paul Rivet. En effet, dans la Rome antique, l'atrium
désigne la pièce centrale d'une maison,
généralement de forme carrée, entourée de
portiques. Elle constituait la principale source de lumière puisque,
bien que possédant un toit, elle était dotée d'une
ouverture centrale laissant passer l'eau et la lumière.
Cette première acceptation, qui parle d'elle-même
et qui colle parfaitement à la disposition architecturale de la salle,
ne doit pas éclipser la dimension religieuse. Un atrium désigne
également, toujours dans le contexte de la Rome antique, le parvis de
certaines basiliques, parmi
1 Op. cit.
2 FOUCAULT Michel, Op. cit.
51
les premières construites au sein de l'Empire Romain
(malgré le fait que doter un édifice chrétien d'un atrium
ne semble pas avoir été un choix architectural
systématique1). L'atrium Paul Rivet a bel et bien des airs
d'édifice religieux : une immense pièce carrée
entourée de colonnes, très haute de plafond, dans laquelle la
lumière filtre par un puit central. L'atrium est vide, hormis les quatre
stations historiques placées à quatre coins différents.
Cette dimension religieuse de la pièce, non seulement
conforte la figure de Paul Rivet dans son caractère central mais plus
fort encore, elle crée autour de sa figure une sorte de mythologie des
pères fondateurs, sur laquelle il sera longuement revenu plus loin.
Après la grandeur presque religieuse
conférée au nom de Paul Rivet, il est presque inutile
d'énoncer que tous les autres espaces nommés après des
personnalités du musée sont dans des situations relativement
défavorisées.
L'auditorium Jean Rouch, dont l'entrée se situe dans
une contre-salle donnant sur l'atrium et destinée à l'accueil des
groupes et à quelques expositions éphémères de
photographies, n'est que très peu accessibles. Mais il
bénéficie néanmoins de l'attrait du comité du film
ethnographique, ainsi que des divers évènements et
conférences qui y sont organisés. Il est donc connu d'un certain
type de public érudit, qui ne constitue probablement pas l'essentiel du
public du musée de l'Homme, comme de la plupart des musées.
La salle des ressources Germaine Tillion aurait pu
bénéficier d'une situation particulièrement
favorisée au sein de l'espace muséal puisqu'il fait partie des
espaces ayant une utilité pratique (contrairement
à l'atrium qui est un espace de passage dont la fonction est presque
exclusivement symbolique).
Malgré ce possible caractère attrayant, il reste
dans une situation quasiment invisible des visiteurs (dans un renfoncement en
haut des escaliers qui entament la visite). L'appellation même de «
centre de ressources » interpelle plus qu'elle n'attire et ledit centre de
ressources, malgré sa présentation dans le plan du musée
comme un moyen pour « approfondir sa visite » n'est
fréquenté que durant les ateliers organisés par les
médiateurs essentiellement pour le jeune public.
Contrebalançant cette relative exclusion du lieu
portant le nom de Germaine Tillion, une biographie de l'ethnologue,
accompagnée d'une photographie, a été posée sur la
porte du centre
1 On notera à cet effet, l'article de Picard
Jean-Charles. Remarques archéologiques sur l'atrium des églises
d'Italie du IVe siècle au VIIe siècle. In: École pratique
des hautes études. 4e section, Sciences historiques et philologiques.
Annuaire 1967-1968. 1968. pp. 619-622.
52
et revient largement et prioritairement sur son implication
dans la Résistance à travers le réseau du musée de
l'Homme et son expérience de la déportation. Il ne s'agit pas
d'une station historique à proprement parler, ce qui justifie son
absence du parcours « histoire du musée de l'Homme1
».
La présence de cette biographie ne suffit pas à
défier la position dominante de la figure de Paul Rivet pour plusieurs
raisons.
Tout d'abord, sa présentation ne correspond à
aucune signalétique dans le musée, ce qui dénote de son
caractère superflu, accessoire. Les stations historiques correspondent
toutes à la même forme, la même présentation ce qui
les inclut dans une certaine logique de visite. Ensuite, pour un visiteur, lire
un texte très dense, écrit en petit, dans un lieu de passage est
loin d'être aisé. Enfin, le fait même d'apposer cette
biographie est l'aveu d'un vide dans la mise en scène muséale,
vide sur la figure de Germaine Tillion, reconnue à l'extérieur du
musée et presqu'ignorée en son sein.
Quant à la bibliothèque Yvonne Oddon,
perchée au dernier étage du musée, elle n'est accessible
qu'aux chercheurs du Muséum ou à des personnes justifiant d'une
recherche nécessitant ses collections. Elle est donc assignée
à la situation la plus isolée. Elle est donc
séparée en ce sens de l'espace du musée mais est davantage
associée, en termes d'espace comme en termes d'administration, au centre
de recherche.
La disposition des espaces du musée selon leur nom, et
la hiérarchie tacite tirée de cette disposition, est un
indicateur de taille sur l'importance accordée aux différents
éléments qui composent le passé du musée et par
là, la place accordée à la Résistance.
Il apparait clairement que la création d'une mythologie
des pères fondateurs à travers la valorisation constante de la
figure de Paul Rivet est privilégiée à l'évocation
du groupe de Résistants du musée. L'observation et l'analyse des
stations historiques du musée vont permettre de mettre au jour les
raisons de cette valorisation, et les intérêts se dissimulant
derrière la mise en avant du discours humaniste.
1 Pour description plus poussée et
photographie, voir en annexe « Description des stations historiques et
références historiques dans le musée de l'Homme »
p.100
53
Les stations historiques, éléments primordiaux dans
la mise en récit muséale :
Les stations historiques, tout comme les espaces portant le
nom de personnalité, démontrent des choix faits dans la mise en
scène muséale des éléments bien connus du
passé : la Résistance, le passé racialiste, le poids des
créateurs, etc.
Leur observation a été essentielle dans ma
mesure du poids de la Résistance et sa valorisation parmi les autres
éléments. Elle a consisté, autant en une observation de
leur position dans l'espace du musée (leur spatialisation), que la
manière dont les visiteurs s'approprient ces positions.
Il serait utile de rappeler que le musée pose les
conditions de la visite et de l'appréhension des objets muséaux
(ou extra muséaux dans le cas qui nous intéresse) : la
disposition des éléments, la signalétique, les
itinéraires de visite conseillés dans les plans,
l'éclairage, etc.
Mais que les attitudes de visite des visiteurs non seulement
indique ces conditions (les confirme en quelque sorte) mais aussi
dénotent d'une part du comportement déambulatoire qui
échappe au sentier préétabli de la découverte d'un
espace muséal.
Ce qui retiendra notre attention c'est la manière dont
les visiteurs s'approprient les codes de la visite ; ce sont ces codes
mêmes, proposés par le musée, qui dénoteront de
l'intentionnalité dans la mise en récit des
éléments du passé étudiés.
Les stations historiques sont au nombre de huit,
inégalement dispersées dans différents endroits du
musée1. Elles sont la preuve d'un choix dans la mise en
récit de certains moments clés de l'Histoire du musée, de
la création de son ancêtre le MET aux récents
problèmes liés à la remise en question en passant par
l'évolution architecturale et la Résistance.
Les stations correspondent toutes à la même
présentation, signalétique, typographie, la même logique
générale : plusieurs panneaux formant une sorte de tableau,
orné d'une citation, des zones de texte, des images, parfois un buste ou
des maquettes. Elles ont été conçues pour former un
ensemble cohérent, dépeignant un tableau précis de
l'histoire du musée.
1 Pour description plus poussée et
photographie, voir en annexe « Description des stations historiques et
références historiques dans le musée de l'Homme »
p.100
54
Toutes les stations historiques n'ont pas été
observées de la même manière, en ce sens qu'elles n'ont pas
toutes été soumises au protocole d'observation1 qui a
été mis en place et dont la description a été
effectuée précédemment.
Comme propos introductif aux résultats de
l'observation, il est d'abord important de noter que toutes les stations ne
bénéficient pas de la même affluence, c'est-à-dire
des visiteurs qui entrent dans un périmètre dans lequel il leur
est possible de les voir.
Un indicateur assez simple le prouve : il a été
noté le temps passé pour recueillir le nombre de visiteur
suffisant2 à être entré dans le champ de la
station historique. Plus ce temps est court, plus il est possible de dire que
la station bénéficie d'une affluence.
Cela ne veut pas forcément dire qu'elle est plus
attractive, mais qu'elle a été placée dans un espace
attractif ou fréquenté. Par exemple, la station «
création du Musée de l'Homme » a été
observée pendant deux heure trente tandis que celle « Jean Rouch et
le cinéma au Musée de l'Homme » a nécessité
plus de six heures d'observation (discontinues).
Rappelons également que les statistiques
dégagées n'aspirent à aucune vérité
générale mais à simplement une image pendant un temps
donné. Il conviendrait mener une enquête de plus grande envergure
pour obtenir des chiffres entièrement fiables et pouvant être
utilisés comme tels.
Si l'on compare l'intérêt supposé des
visiteurs à l'égard des stations historiques, à l'aide de
l'outil statistique qui a été dégagé des
observations3, la figure de Paul Rivet est pleinement
confortée dans la dimension centrale qui lui a été
accordée par les mécanismes déjà
étudiés d'attribution du nom.
En effet, comparons les chiffres obtenus concernant la
proportion de visiteurs observés qui « regardent » la station
« création et ouverture du musée de l'Homme » et ceux
qui « regardent » les autres stations. 56% des visiteurs
observés jettent un regard au moins rapide à cet
élément de la mise en scène muséale. Sans
évoquer les résultats obtenus pour toutes les stations, ce
chiffre descend à 15% pour la station « les origines du
musée de l'Homme 18781936 » et jusqu'à 9% pour la station
« Le réseau de Résistance au Musée de l'Homme
».
1 Il est ici fait référence au fait
que la station « Yvonne Oddon et la bibliothèque du Musée de
l'Homme » n'a pas été soumise à l'observation pour
cause de l'impossible invisibilisation de l'enquêteur, due à
l'étroitesse de l'espace dans lequel la station a été
située. Son contenu a néanmoins été analysé
et le fait même de la placer dans une situation isolée et
compliquée pour un observateur en dit long sur le soin qui a
été mis à la mettre en valeur.
2 Ce nombre a été fixé à
100 pour chaque station historique observée.
3 Voir Tableau récapitulatif en annexe page
100.
55
La proportion des visiteurs observés à
approfondir leur regard, c'est-à-dire à s'approcher, lire le
contenu de la station ou du moins à faire preuve d'un
intérêt plus poussé, est encore plus parlante.
Ces visiteurs sont encore plus rares que les premiers au vu de
la situation globalement défavorisée de toutes les stations.
Néanmoins, 28% des visiteurs observés s'arrêtent et
semblent lire le contenu de la station « création et ouverture du
Musée de l'Homme », alors même qu'ils ne sont plus que 10%
pour « le nouveau Musée de l'Homme 2003-2015 », et le chiffre
obtenu de 1% pour la station « Le réseau de Résistance du
Musée de l'Homme » mériterait presque d'être
ignoré tant il est infime.
Afin de modérer les effets liés à la
situation de visite, il convient d'étudier pour au moins la station qui
apparait comme la plus importante (ces chiffres n'étant pas
étudiables pour la station sur la Résistance) la proportion de
personnes seules qui au moins regardent, et celle des personnes
accompagnées qui font preuve du même intérêt.
Ainsi, Sur les neuf personnes seules qui passent dans le
périmètre de la station, sept regardent la station historique
(équivaut à environ 77%,1 bien que le pourcentage ne
soit pas réellement pertinent pour des chiffres aussi bas). Sur les
quatre-vingt-onze personnes accompagnées, cinquante-deux regardent la
station (environ 57%), chiffre qui ne figure pas une avance assez importante
pour réellement parler d'effet de la situation de visite.
De ce fait, il n'est donc perçu ni l'effet de la
personne seule qui débarrassée du regard social qui
évaluerait sa valeur culturelle, ne prendrait plus la peine de feindre
l'intérêt, ni à l'inverse la personne qui
accompagnée, serait contrainte par le regard de l'autre de feindre cet
intérêt2.
Le musée est, en plus de sa vocation culturelle,
également un espace de « présentation de
soi3 » dans lequel l'intention de produire une image de
soi est primordiale. Naturellement, il ne s'agit
1 Voir tableau n°2 en annexe p.100.
2 Jean-Claude Passeron et Emmanuel Pedler ont
choisi d'écarter les « pratiques conjointes (de couple, de groupe,
de famille) en ne tenant compte que des personnes seules, « afin
d'individualiser, sans complications ou subdivisions superfétatoires du
protocole, la mesure des temps de visionnement ou l'identification des
arrêts ». Mais c'est leur argument sur la necessaire
invisibilisation de l'observateur enquêteur, dont le contrepied est pris
ici : « le regard consenti à un tableau constitue, en effet, un
comportement particulièrement contrôlé lorsque dans une
situation « publique » comme celle d'un musée, un individu se
« présente lui-même », se sachant observé, au
travers d'une action aussi emblématique de sa valeur culturelle que
l'est la « mise en scène » d'un acte de plaisir ou
d'admiration artistique » (in « Du musée au
tableau », Idées économiques et sociales, 2009/1
(N°155), p. 1218)
3 GOFFMAN E., La mise en scène de la vie
quotidienne, Paris, Minuit, 1973.
56
pas d'affirmer que la situation de visite ne produit pas
d'effet mais simplement de souligner qu'elle n'est pas perceptible à
cette échelle et avec les outils que suppose cette enquête.
Pour expliquer cet écart plus que considérable,
les chiffres obtenus sur la composition des personnes observés entre
visiteurs et employés donnent un début de réponse. Si la
proportion d'employés parmi les personnes qui entrent dans le
périmètre d'une station historique est situé pour la
plupart des stations entre 0 et 30%, trois stations constituent une exception
de par la proportion extrême d'employés ou de visiteurs.
En effet, la station « Création et ouverture du
musée de l'Homme » ne connait presque pas de visiteurs
employés dans son périmètre (le chiffres est à 3%),
alors qu'à l'inverse les stations « Jean Rouch et le Cinéma
» et « Le réseau de Résistance du Musée de
l'Homme » connaissent la tendance inverse, en ayant une grande
majorité d'employés autour de leur périmètre durant
l'observation : « Jean Rouch » présente un taux
d'employé de 82%, et plus étonnant encore, « le
réseau de Résistance » à 79%.
Ainsi, il ne serait pas précipité d'affirmer que
ces deux dernières stations ont été placées dans
des lieux de passage essentiellement pour employés (médiateurs et
agents de sécurité en grande partie), alors que la station «
création du musée de l'Homme » bénéficie d'un
emplacement de choix, ou du moins d'un lieu de passage courant dans une visite
standard.
En effet, l'explication est simple, du moins pour les deux
stations qui nous intéressent le plus : « Réseau de
Résistance » a été placée au
Rez-de-Chaussée, dans un espace fréquenté seulement pour
les ascenseurs destinés aux employés (y compris les chercheurs du
Muséum) et à quelques visiteurs handicapés1,
alors même que « Création et ouverture du Musée de
l'Homme » est située dans l'atrium central, au pied de l'escalier
central qui accueille les visiteurs à la fin de leur visite.
Si l'on s'intéresse de plus près aux
éléments qui composent les stations historiques pour les lire
à la lumière des statistiques obtenues, la station «
Création et ouverture du Musée de l'Homme » est l'une des
deux seules, avec « Les origines du musée de l'Homme »,
à comporter un buste. Il s'agit du buste de Paul Rivet pour l'une et
d'Ernest Hamy pour l'autre.
Or, la présence d'un buste est loin d'être
anodine dans la mise en scène muséale puisqu'elle laisse entendre
à un élément muséal plus traditionnel, surtout au
regard des nombreux bustes exposés dans les collections du musée.
C'est donc le fait de laisser entendre en une continuité
1 Voir description de la station en Annexe p. 100
57
entre les collections du musée et ces deux stations
historiques qui expliquent en partie l'affluence1, d'autant plus que
cette confusion est encouragée par le fait que ce sont
les deux stations situées juste à l'issue de la
visite.
Toutes ces observations conduisent à affirmer que la
référence à la Résistance est
délaissée au profit d'autres références au
passé de l'institution muséale. Si l'on considère la seule
station exclusivement consacrée à la Résistance, du point
de vue de son contenu, elle relate toute l'histoire du réseau, en
reconnaissant une place déterminante non seulement aux deux survivantes,
Yvonne Oddon et Germaine Tillion, mais aussi à Boris Vildé et
Anatole Lévitzky. On ne manque pas de parler de tout ce qui se fabrique
dans le sous-sol du musée comme tracts, affiches, bulletins, journal
Résistance etc. Une photographie du premier numéro du
journal est même reproduite, accompagnée d'une citation des
premières lignes2, bien mise en évidence (mais ne
correspondant pas à la même présentation que les citations
des autres stations historiques). Puis est évoquée l'arrestation,
déportation ou exécution des membres du réseau. De courtes
biographies sont également présentées en dehors du texte
des quatre figures présentées comme centrales, sans pour autant
toujours mentionner leur rôle dans la Résistance.
Tout est fait en apparence pour une mise en récit juste
de la Résistance, reprenant tous les codes habituels de la
glorification, évoquant même la nécessité de
commémorer et l'illustrant d'un photographie d'une
cérémonie d'hommage au Mont-Valérien en 2012 pour «
commémorer le 70ème anniversaire de l'exécution
des sept membres du réseau ». L'honneur de l'institution
muséale est sauf, puisqu'on ne pourra pas lui reprocher de ne pas
évoquer la Résistance.
Mais la situation défavorisée de la station au
sein de l'espace muséal n'est pas la seule limite de la platitude de la
mise en scène du passé pour cette période
particulière. Dans la station « Yvonne Oddon et la
bibliothèque du musée de l'Homme », l'implication de la
personnalité dans la Résistance, pourtant essentielle, est
pratiquement tue (seule son arrestation et sa déportation sont
mentionnées de cette période).
1 La station « Les origines du musée de
l'Homme » ne bénéficie, bien entendu, pas de la même
affluence que celle « création et ouverture du musée de
l'Homme ». Néanmoins 15% des visiteurs observés la «
regardent », ce qui constitue une proportion importante comparée
aux 9% de la station « Réseau de Résistance au Musée
de l'Homme ».
2 « Résister ! C'est le cri qui sort de votre
coeur à tous, dans la détresse où vous a laissé le
désastre de la patrie. C'est le cri de vous qui ne vous résignez
pas, de vous qui voulez faire votre devoir »
58
Pour toutes les stations, à l'évocation bien
souvent secondaire de la Résistance1, se substitue celle
très présente de Paul Rivet, comme créateur du
musée.
La « mythification des pères fondateurs
» préférée à un « mythe de la
Résistance » :
Les statistiques tirées des observations le confirment
aisément : la station qui, de par sa position centrale dans le
musée, attire le plus de visiteurs est celle consacrée à
la création du musée de l'Homme par Paul Rivet. Le personnage y
est plus que clairement affiché comme figure centrale. Un buste le
représente, est affiché son bulletin de candidature aux
élections municipales de 1933, soulignant son engagement politique au
Front Populaire, des photographies le représentant, etc. Le tout laisse
l'impression d'un autel fait de reliques de l'intéressé.
La référence religieuse, dans cette entreprise
de mythification, n'est du reste pas à négliger. En plus de cet
autel chargé de reliques2 à la gloire de
l'intéressé, la charge sacrée du terme « Atrium
» déjà évoquée, il est possible de noter ses
citations maintes fois rappelées jusqu'à être
sacralisées comme parole d'évangile, le mot même de «
station » n'est pas sans rappeler les stations du chemin de croix comme
étapes d'expiation (terme qui, nous allons le voir, a son importance) et
c'est justement ce mot qui a été choisi pour désigner ces
panneaux dans lesquels ont été semées les implications
diverses du créateur (du musée).
Il parait ainsi naturel de s'appuyer sur les
références religieuses pour parler d'une certaine entreprise de
« mythification des pères fondateurs » (dans le cas
étudié, un en particulier). Le terme « père »
est volontairement emprunté à l'imagerie ecclésiastique
qui, dans un usage conciliaire, qualifie de « Père de l'Eglise
» les évêques qui de par leurs écrits, leurs actes et
leur exemplarité morale ont contribué à la défense
de la chrétienté en tant que doctrine nouvelle.
1 En contradiction même avec ce qui
achève le texte de la station « Le réseau de
Résistance du Musée de l'Homme » : « Le
réseau du musée de l'Homme, pionnier de la Résistance, est
toujours commémoré, et demeure une référence de
lutte et d'engagement »
2 On peut noter à cet égard la table
« de style chinois » située juste en dessous de la station
« Yvonne Oddon et la bibliothèque du Musée de l'Homme,
au-dessus de laquelle est posé un écriteau comportant
l'inscription suivante : « cette table de style chinois a
été construite pour l'ouverture du Musée de l'Homme en
1937. Paul Rivet en a été l'utilisateur. (Plus loin) En
attendant une plaque de verre protectrice, merci de ne rien poser sur cette
table patrimoniale » (voir photographie en annexe p.100)
59
Ce terme choisi en ce qu'il véhicule d'«
engendrement spirituel 1», Comme les pères de
l'Eglise sont perçus comme engendrant la foi, Paul Rivet est
montré comme le créateur d'une nouvelle forme de foi, de «
croyance » dans l'étude de l'Homme, autre que l'anthropologie
racialiste longtemps de rigueur.
En effet, Paul Rivet est entièrement
héroïsé, quitte à réécrire le
passé à la lumière de son action qui se voit constamment
exagérée. On montre de lui une image idéalisée :
« Le musée entend lutter contre le racisme, à l'image de son
créateur2» peut-on lire dans le texte de la station qui
lui est entièrement consacrée.
De plus, dans la station « réseau de
Résistance » qui normalement devrait voir sa présence
s'atténuer, la photographie de Paul Rivet est la première en
dessous du texte3 et elle est séparée des autres par
la photographie du bulletin de Comité de Salut public (document avec
lequel il n'a pas grand-chose à voir). La courte biographie qui
l'accompagne le présente comme un « savant et un homme politique
militant contre le fascisme et le racisme », une « figure de la
Résistance intellectuelle » depuis son exil en Amérique
latine (reprenant les mots du Général de Gaulle et tout ce que sa
figure implique de légitimation des actes considérés ou
non comme des actes de Résistance).
La valorisation du passé de la Résistance au
musée de l'Homme passe donc par sa réécriture sous le
spectre de l'implication de Paul Rivet, rejoignant à nouveau
l'idée de « choix du passé4 ». Il
est opéré un bricolage avec les éléments du
passé, dispersant ici et là l'idée de l'implication
centrale de Paul Rivet dans la Résistance (entre autres) sans attribuer
une place équitable aux autres figures impliquées.
Il ne s'agit aucunement ici de formuler à notre tour un
parti pris sur le passé et de minimiser le rôle qu'aurait
joué Paul Rivet dans la résistance, mais dans l'histoire
établie de cette période et du réseau
étudié, les rôles sont plus souvent attribués
à ceux qui sont restés, Paul Rivet, comme rappelé dans la
partie historique de la présente enquête, a dû s'exiler car
trop exposé. La mise en scène autour de sa personne peut
même laisser entendre qu'il était présent.
1 « Nous appelons père ceux qui nous ont
catéchisé » in MEUNIER, Bernard, «
Genèse de la notion de « Pères de l'Église » aux
ive et ve siècles », Revue des sciences philosophiques et
théologiques 2/2009 (Tome 93) , p. 315331
2 Même si Rivet s'est très tôt
détaché de l'anthropologie physique, il ne s'est pas
prononcé contre le racisme (du moins pas à cette époque)
mais contre le racialisme différentialiste : il ne niait pas la division
de l'Humanité en races tout en réfutant une division
hiérarchisée entre elles.
3 Voir photographie en annexe p.100.
4 LAVABRE Marie-Claire, op. cit.
60
Dans cette perspective de passé que l'on choisit, plus
que celle du passé que l'on subit, le passé est lu à la
lumière du présent, ce qui implique que cette relecture comporte
des enjeux, sert des intérêts. Cette instrumentalisation semble
s'opérer au profit de la défense d'une ligne humaniste
prônée par le musée, aussi bien dans ses collections que
dans des éléments extra muséaux, telles que les stations
historiques.
La défense d'une ligne humaniste au secours du
passé controversé de l'anthropologie :
Aucun choix muséal n'étant forcé, Paul
Rivet, a été la figure choisie parmi d'autres pour incarner cet
humanisme, bien que, certes, d'autres fondateurs (Armand de Quatrefages, Ernest
Hamy) sont évoqués et la mise en récit de leur histoire
est toute aussi partiale et sélective que ce qui a été
entrepris autour de celle de Paul Rivet.
Ainsi, dans la station « les origines du Musée de
l'Homme », le texte met en évidence la filiation, quelque peu
fictive d'un point de vue épistémologique entre le MET et le
musée de l'Homme, pour le décrire comme l'héritier de
l'approche scientifique élaborée par Armand de Quatrefages qui
toujours selon le texte, avait pour ambition d'établir une science
globale de l'Homme, appelée « anthropologie » pour faire la
synthèse entre données anthropométriques,
préhistoriques, ethnographiques et linguistiques.
C'était oublier que le même scientifique
défendait certes l'unicité de l'espèce humaine mais aussi
son classement en races différentes, inégales « qui se
différencient de toute nature par leur caractère, des races
supérieures et des races inférieures au point de vue intellectuel
et moral1».
Le texte qui lui est consacré tait sciemment l'aspect
racialiste et décrit son approche dans des termes vagues (« une
conception synthétique qui associe à l'observation des
caractères anatomiques, l'étude des cultures passées et
présentes et l'examen des langues »). La seule
référence implicite au racialisme réside en ces mots :
« Bien que l'anatomie restera la base de sa recherche (...) ».
1 Armand de Quatrefages, L'espèce
humaine, coll. « Bibliothèque scientifique internationale
», Vol.XXIII, Librairie Germer Baillière et Cie, Paris, 1877
(Douzième édition [archive], Félix Alcan, Éditeur,
Paris, 1896)
61
D'une manière générale, la mise en
scène muséale défend une vaste entreprise de
réhabilitation de l'anthropologie et de ses dérives racialistes
à travers la promotion d'un humanisme, parfois forcé.
Ainsi, dans les collections mêmes du musée, les
bustes exposés dans la galerie de l'Homme servaient initialement aux
anthropologues de la fin du XIXème siècle à
élaborer leurs théories basées sur les différences
physiques entre les races. Ils sont désormais exposés en
retraçant une partie de leur histoire en tant qu'humains (toujours en se
basant sur les écrit des anthropologues ou quelques rares autres
sources) et en les mettant en parallèles avec des bustes artistiques de
la même époque (et parfois même des mêmes
périodes) de personnes venant également des colonies.
Les stations historiques continuent donc cette démarche
de réhabilitation de l'anthropologie. La station « De l'exhibition
de la Vénus hottentote à la restitution de Sawtche1
» en est le parfait exemple puisqu'elle n'est destinée qu'à
cette ambition.
Le texte raconte l'histoire de Sawtche, «
exploitée et exhibée dans une période
façonnée par les théories racialistes et coloniales
», dont les ossements, après avoir été exposés
dans la galerie d'anthropologie du musée jusqu'en 1974, ont
été restitués à l'Afrique du Sud au début
des années 2000. Sa restitution a fait l'objet d'une vaste mise en
scène, faite de cérémonies, de commémorations. On
notera que Paul Rivet, malgré sa qualité de principal directeur
du musée durant cette période, n'est pas évoqué.
Cette histoire, bien que rappelant les années les plus
sombres de l'anthropologie, sert malgré tout l'image humaniste et
philanthropique du musée et entend illustrer une anthropologie
éthique et respectueuse d'une certaine sacralité des restes
humains.
La figure du palimpseste comme révélatrice de la
mémoire au musée de l'Homme
Pour résumer, la valorisation excessive de la figure de
Paul Rivet, est quelque peu surprenante puisque pas nécessairement
attendue2. Elle entend forger une ligne humaniste propre au
musée, esquivant ainsi la référence à la
Résistance sauf lorsqu'elle participe à cette valorisation.
1 Voir description en annexe p.100
2 Les automatismes mémoriels de valorisation
et d'évocation du passé dès lors qu'il s'agit de la
seconde guerre mondiale en sont témoins.
62
L'affirmation de cet engagement humaniste semble constituer
une manière de redorer le blason de l'anthropologie. Cet
enchevêtrement de références différentes et plus ou
moins visibles, au passé, rend utile l'emprunt de l'image du palimpseste
à Patrick Cabanel1 (et à d'autres
auteurs2). Emprunter l'emploi de cette figure pour considérer
le mécanisme de la mémoire au musée de l'Homme ne signifie
pas nécessairement emprunter son exact usage par l'historien.
Tout d'abord, précisons que ce n'est pas le
présent qui enfoui le passé mais c'est la lecture du
présent qui fait qu'un élément du passé se
superpose à l'autre dans une mise en scène muséale.
Le palimpseste fait référence l'utilisation au
Moyen Age par les copistes de techniques d'effacement des textes par grattage
ou par lavage afin d'y écrire à nouveau. Cette technique
formait donc des couches de traces, dont la plupart étaient presque
invisibles, se voyaient dans les unes dans les autres, sont transformées
par la dernière trace apposée.
C'est ainsi que l'humanisme et Paul Rivet se superposent
à la Résistance qui apparait quand même à certains
moments dans la mythification de la figure de Paul Rivet en tant que
père fondateur, pour à son tour se superposer aux dérives
de l'anthropologie. Il s'agit d'un processus continu de destruction et
reconstruction successives, tout en gardant des reflets des traces
anciennes.
Pour parler de l'institution muséale dans un langage
volontairement anthropomorphique, l'anthropologie racialiste, comme
passé traumatisant, source de culpabilisation est gommée de la
mémoire et est recouverte de plusieurs couches de
références au passé.
Si le palimpseste « porte une charge politique et
historique en ouvrant le présent au poids du
passé3 », il n'est pas pour autant une figure
parfaite et l'image ne tarde pas à montrer ses limites pour illustrer le
cas étudié. En effet, les différentes couches du
passé, bien qu'effacées dans la mise en récit
muséale, restent visibles par reflets et apparaissent dans les espaces
vides laissés par les lacunes de la ligne humaniste. Les «
nappes du passé4 » dans lequel « des
images (...) s'incarnent l'une dans l'autre5 » coexistent
plus qu'elles ne se remplacent entièrement.
1 L'historien utilise surtout cette image dans son
étude du protestantisme français qui selon lui, serait
accoutumé aux moments de « résistance » de par leur
fréquence dans son histoire à la manière
d'écritures palimpsestes ou de poupées-gigognes. (CABANEL,
Patrick, Histoire des protestants de France, Paris, Fayard,
2012, à vérifier)
2 On peut citer : Antoine de Baecque, Max Silverman,
Deleuze.
3 SILVERMAN Max, « Mémoire palimpseste.
La question humaine, Ecorces et Histoire(s) du cinéma », Image
[&] Narrative (référence à
corriger)
4 DELEUZE, Gilles, « L'image-temps.
Cinéma 2 », Collection critique, Paris, 1985, Les
éditions de Minuit.
5 DELEUZE, Gilles, Op. Cit.
63
Les couches du passé ne sont évidemment pas
isolées les unes des autres. La référence à Paul
Rivet ne peut éclipser (partiellement) la référence
à la Résistance que parce que d'un point de vue historique, il y
a malgré tout pris part. De même pour l'anthropologie racialiste
qui n'est recouvertes par la figure de Paul Rivet que parce qu'il avait
lui-même contribué à sa disparition.
C'est indéniable : il y a « une sorte de
continuité ou de communication transversales entre plusieurs nappes, et
tisse entre elles un ensemble de relations non localisables1
», créant de cette manière « un temps
non-chronologique2 », c'est-à-dire « un
temps qui ne se résout pas à la succession3
»
L'image du palimpseste aide à saisir une
réalité certaine mais complexe de la question de la
mémoire au musée de l'Homme : un enchevêtrement de
références au passé, plus ou moins valorisées, plus
ou moins assumées, et assurément manipulées par
l'institution muséale vers le sens qu'elle veut donner à son
histoire.
Néanmoins, une autre réalité de cette
mémoire est également saisissable en plaçant le
musée dans un champ patrimonial plus large qui a ses propres codes et
ses propres luttes.
La division sociale de la fonction
mémorielle
La mise en récit muséale confirme donc une
relégation au second plan de la référence à la
Résistance au profit de la mise en valeur plus générale
d'une ligne humaniste, confortée par la figure sacralisée de Paul
Rivet comme père fondateur bienveillant et destinée à
effacer les années sombres de l'anthropologie.
Placer le musée dans un ensemble plus large du champ
muséal permet d'aborder l'explication à cette ambition à
une plus grande échelle, et d'élargir ainsi la
réflexion.
Il s'agit de partir d'une supposition assez simple ; Si
l'idée d'un individu isolé est une fiction, celle d'un
musée isolé l'est également. En effet, tout musée
se met en place, se construit dans un champ muséal et patrimonial, avec
ses enjeux, ses rivalités, l'affirmation de positions dominantes et ses
spécialisations imparties. Le considérer comme un espace clos
dont les
1 DELEUZE, Gilles, Op. Cit.
2 .DELEUZE Gilles, Op. Cit.
3 DELEUZE, Gilles, Gilles Deleuze - cinéma
cours 77 du 29/01/1985
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concepteurs n'auraient pas tenu compte du fonctionnement de ce
champ et de ce qu'il implique comme luttes, serait inexact et ne montrerait
qu'une vision très partielle de la mise en scène
muséale.
Dans cette perspective, l'existence d'espaces
différents de mise en récit du passé, que ce soit des
musées des mémoriaux ou des monuments, à inclure dans un
large champ dit patrimonial, laisse penser à une forme de
différentiation de ces espaces pour qu'ils deviennent
complémentaires. Sans pour autant s'appuyer entièrement sur la
pensée de Durkheim mais sans tout à fait l'ignorer, nous lui
emprunteront son concept de « solidarité
organique1 » (par opposition à la «
solidarité mécanique2 » pour qualifier
cette différentiation. La solidarité organique, selon le
sociologue, est un type de lien social qui fonde la cohésion sociale et
dans lequel la différentiation et l'interdépendance des individus
constituent un terrain favorable à la division du travail.
Il en est de même pour l'espace social dans lequel le
musée évolue. Bien que l'on ne puisse pas parler, pour
décrire les rapports entre les institutions, de lien social proprement
dit, chaque musée, monument ou mémorial est assigné
à une fonction sociale perçue comme utile et légitime.
Par exemple, si l'on considère l'objet «
Résistance », plusieurs institutions se partagent la
légitimité de donner à voir une histoire de celui-ci : le
mémorial du Mont-Valérien, lieu assumé comme espace
à vocation mémorielle3 qui tire sa
légitimité de sa charge historique (endroit où ont
été fusillé des milliers de résistants dont ceux du
musée de l'Homme), le musée de la Résistance nationale, le
musée du Général Leclerc et de la libération de
Paris, le musée de l'Ordre de la libération, etc. Les
références sont nombreuses.
La création d'un musée de l'Homme qui, bien que
siège du réseau pionnier de la Résistance, serait trop
axé sur une mise en récit de cette période de l'Histoire
constituerait une atteinte tacite à l'objet même des musées
cités, un empiètement sur une part de l'Histoire dont
l'exposition leur a été attribuée.
Parler de la Résistance, hormis les plaques
commémoratives de rigueur et quelques allusions intelligemment
dispersées et volontairement noyées dans des
éléments extra muséaux, ne fait pas partie du rôle
social imparti au musée de l'Homme. Le rôle qu'il a
légitimité de remplir est
1 DURKHEIM Emile, de la division du travail social
2 DURKHEIM Emile, Op. Cit.
3 Le mémorial du Mont-Valérien est
même sous-titré « haut lieu de la mémoire nationale
».
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de tracer une ligne humaniste dans la description de
l'humanité et ainsi laver l'anthropologie du racialisme
intrinsèque dont ses détenteurs ont fait preuve au croisement du
XIXème et du XXème siècle.
L'exercice d'évocation du passé, avec tout ce
qu'il comporte de gestion des traces, de commémoration, de mise en
récit de l'histoire, de création de miroir avec le
présent, se voit ainsi divisé pour une meilleure
complémentarité dans la mise en valeur de la mémoire par
les institutions dévolues.
Cette division de l'acte de « faire mémoire »
ne suppose pas nécessairement de monopole dans la mémoire d'un
objet particulier mais plutôt d'une forme de spécialisation. Le
musée de l'Homme, qui reste un musée d'ethnographie ne doit pas
venir concurrencer les institutions mémorielles de la Résistance
mais oeuvrer à construire une image positive des sciences
ethnographiques, à savoir l'anthropologie et l'ethnologie.
66
Cette enquête s'est attachée à comprendre
les mécanismes qui régissent la mémoire dans un
espace muséal atypique, en ce sens qu'il n'est ni tout
à fait historique ni tout à fait artistique. Un espace
muséal qui se charge de donner un portrait biologique et sociale de
l'Homme, sans entrer dans la description de l'histoire récente de
l'Humanité.
En effet, le musée de l'Homme est indéniablement
un lieu de mémoire, dans une acceptation non métaphorique,
qualificatif qui sonne comme une certification attribuée par une
autorité légitime de la mémoire et qu'obligent les faits
de Résistance dont il a été le siège durant
l'occupation par l'armée allemande. Mais bien qu'étant un lieu de
mémoire, le musée de l'Homme n'est pas dédié
à la mémoire.
Et c'est précisément pour cette raison que
l'objet étudié - la Résistance - était difficile
à appréhender puisqu'il est loin de constituer l'objet
général du musée dans ses collections permanentes, ou
même dans ses expositions temporaires.
Ainsi, la cellule de Résistance du musée de
l'Homme, bien qu'importante d'un point de vue historique dans son
caractère à la fois de pionnière et de chef de file
d'autres cellules,
L'étude de la mémoire de cette cellule
résistance dans un autre champ que celui de son espace d'origine, a
permis de voir qu'il y a une circulation de cette mémoire et que dans
cette circulation, la mémoire se transforme, prend d'autres visages. Ce
ne sont pas les mêmes figures qui sont mises en avant : Germaine Tillion
acquiert une place centrale qu'elle n'a pas dans l'enceinte muséale et
le musée de l'Homme et la Résistance en son sein sont
également évoqués à travers d'autres figures
lointaines (Pierre Brossolette, Jean Zay).
Cette reprise de la mémoire, à travers
l'entrée au Panthéon de figures connues, valorise donc le
passé résistant au musée de l'Homme mais elle comporte
aussi sa part d'usurpation puisque son étude révèle que le
champ politique ne fait que l'apposer, la greffer aux intérêts
propres de ses acteurs.
Si dans sa circulation entre les champs la
référence résistante acquiert en quelque sorte ses lettres
de noblesse, il en est tout à fait autrement dans l'espace même du
musée de l'Homme où, à travers la mise en scène
muséale, la Résistance est reléguée au second plan,
dans des lieux extra muséaux, particulièrement
défavorisés. Elle n'est plus qu'une pierre à
l'édifice aussi symbolique que monumental édifié autour de
la figure de Paul Rivet, préférée à celle, pourtant
plus connue, de Germaine Tillion.
67
Toute mémoire suppose relecture du passé et,
dans la mise en scène muséale du musée de l'Homme, le
bricolage se fait assez apparent.
Paul Rivet y est ainsi élevé comme le
bâtisseur aussi bien moral, que scientifique, du musée en tant
qu'espace d'éducation, d'exposition et de recherche. Sa probité
scientifique et éthique que la faible référence
résistante ne manque pas de servir, vient en appui à un discours
humaniste et philanthropique lui-même destiné à masquer les
dérives de l'anthropologie physique, longtemps pratiquée au sein
du musée (ou plus précisément de son ancêtre le MET)
avec tout ce qu'elle comporte de racisme et de racialisme
inégalitaire.
Tous ces liens donnent l'image de pans du passé qui
s'entremêlent pour se cacher les uns les autres, se couvrir et parfois
s'utiliser : La référence générale au passé
au musée de l'Homme subit une forme de sédimentation. La mise en
scène muséale détache les différentes pièces
du passé de l'institution (Paul Rivet, Humanisme, Résistance,
Anthropologie) pour les réunir en couches différentes.
C'est ainsi que la figure du palimpseste s'avère
intéressante pour illustrer cette manipulation du passé : on
efface, met en avant une référence plutôt qu'un autre,
superpose, exagère etc. Autant de réécritures
superposées du passé pour arriver à laver l'anthropologie
et par là, le musée de l'Homme des dérives racialistes.
La mythification de Paul Rivet, à travers des
éléments du passé tels que sa participation à la
Résistance, accentue le trait de la ligne humaniste engagée par
le musée, couvrant ainsi l'anthropologie physique. De ce fait, de par
son implication, la Résistance bien que minimisée dans ce qu'il
ressort de la mise en récit muséale s'inscrit dans cette vaste
entreprise de rédemption.
Le musée de l'Homme, en servant cette vocation
humaniste et en promouvant les sciences ethnographiques, s'inscrit davantage
dans le rôle social qu'on attend d'une telle institution, à savoir
d'un musée. Une mise en valeur, outre que celle minimale
déjà entreprise, de la Résistance outrepasserait ce
rôle social, et contreviendrait à une certaine division tacite de
la fonction mémorielle dans le champ patrimonial.
Aux prémices de l'enquête, le constat de la mise
au ban de la mémoire résistante n'était ni
espéré, ni attendu. Tout ce qui regarde de près ou de loin
l'occupation ou la seconde guerre mondiale fait l'objet de commémoration
excessives, constituant le terrain idéal pour formuler
l'injonction stérile de « devoir de mémoire
». La Résistance est évoquée, étudiée,
glorifiée dans nombre d'espaces sociaux.
Il est donc d'autant plus surprenant de voir que la
référence à la Résistance n'est, au Musée de
l'Homme, qu'un morceau du rouage qui consiste à laver l'anthropologie
par le masque de l'Humanisme.
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Mythification des pères fondateurs => sert la
vocation humaniste => s'inscrit davantage dans le rôle social attendu
du musée (division de la fonction mémorielle) => la
résistance est minimisée mais elle sert, bien que parmi d'autres
éléments privilégiés à laver l'image de
l'anthropologie. La Résistance est rattachée par la
réécriture du passé à la figure de Paul Rivet.
Alors qu'elle est célébrée ailleurs, La
référence à la Résistance n'est, au Musée de
l'Homme, qu'un morceau du rouage qui consiste à laver l'anthropologie
par le masque de l'Humanisme.
Ambition de réécriture de l'histoire du
musée (de bricolage avec le passé) : Montrer que la
référence à la Résistance est
délaissée, ou au mieux, instrumentalisée parmi d'autres
références
69
au passé, au profit d'une entreprise de
rédemption de l'anthropologie comme science raciste portée par le
musée de l'Homme.
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