Mémoire de fin d'études - Master web
éditorial
Sous la direction de Mme Marie-Hélène Hermand
UFR Sciences Humaines et Arts de l'Université de Poitiers,
promotion 2016
SLOW MEDIA : ÉMERGENCE D'UN
JOURNALISME NARRATIF
SUR LE WEB
Étude comparative du dispositif mis en place par les
pure players Le Quatre Heures et Les Jours.
Elena Joset - juin 2016
2
Remerciements
Je tiens particulièrement à remercier Mme
Marie-Hélène Hermand, directrice de ce mémoire, pour son
accompagnement, sa disponibilité, et l'intérêt porté
pour ce projet. Sa réactivité, son analyse, et ses commentaires
m'ont été des plus utiles tout au long de la rédaction de
ce travail.
De plus, je souhaite remercier Monsieur Yannis Delmas,
directeur du Master Web éditorial pour sa disponibilité et son
écoute, ainsi que Monsieur David Guillemin pour ses précieux
apports méthodologiques.
Par ailleurs, je tiens à remercier mes camarades de
classe et surtout amies, Anastasiia Markina, Marine Schilling et Morgane
Pourteau pour leur soutien, leur bienveillance (et leur brin de folie).
Je remercie également Rose-Luce Ricart, Martial Joset
et Élise Joset, qui m'ont encouragée et soutenue, il y a deux
ans, dans mon projet de reprise d'étude.
Enfin, je remercie tout particulièrement Mehdi
Benyounes, complice au quotidien, pour son immense patience, son humour fin, et
bien évidemment, son soutien.
« Ah cette presse, que de mal on en dit ! [...]
Il s'agit d'être renseigné tout de suite.
Est-ce le journal qui a éveillé dans le public cette
curiosité croissante? Est-ce le public qui exige du journal cette
indiscrétion de plus en plus prompte ? Le fait est qu'ils
s'enfièvrent l'un l'autre, que la soif de l'un s'exaspère
à mesure que l'autre s'efforce, dans son intérêt, de la
contenter. Et c'est alors qu'on se demande, devant cette exaltation de la vie
publique, s'il y a là un bien ou un mal. Beaucoup s'inquiètent.
Tous les hommes de cinquante ans regrettent l'ancienne presse, plus lente et
plus mesurée. Et l'on condamne la presse actuelle1
».
Émile Zola, 24 novembre 1888.
3
1 ZOLA, Émile. Le journalisme. Le Figaro
(supplément littéraire). 24 novembre 1888. [En ligne]
[Consulté le 20/06/2016]. Disponible à l'adresse :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k272469b/
4
Table des matières
Introduction 6
Première partie 10
Le journalisme narratif du XIXe siècle
à aujourd'hui : le récit au service d'un journalisme
de temps long 10
1.1- Entre tradition du journalisme littéraire
américain et grand reportage à la française 11
1.1.1- Terminologie : journalisme littéraire et
journalisme narratif 11
1.1.2- Une longue tradition américaine 12
1.1.3- Le succès du grand reportage à la
française 13
1.1.4- Le New journalism et le New New journalism
14
1.2- Tentative de définition du journalisme narratif 17
1.2.1- Un journalisme qui s'écarte du modèle
canonique de l'écriture journalistique 17
1.2.2- Raconter une histoire vraie : le récit au coeur du
journalisme narratif 18
1.2.3- Précision factuelle, immersion et regard pour un
journalisme expérientiel 19
1.3- Un regain d'intérêt en réaction à
l'ère de la surabondance d'informations 22
1.3.1- Pression temporelle et « circulation circulaire de
l'information » 22
1.3.2- Un journalisme qui s'inscrit a priori dans le concept de
Slow media 24
1.3.3- Le journalisme narratif en France depuis 2008 : des
mooks aux pure players 27
Deuxième partie 30
Données récoltées de l'étude
comparative de deux pure players de temps long :
Le
Quatre Heures et Les Jours.
30
2.1- Présentation de la méthodologie
convoquée pour l'étude comparative 31
2.1.1- Objectifs et attentes de l'étude comparative 31
2.1.2- Corpus retenu pour l'étude comparative 32
2.1.3- Appuis théoriques et présentation de la
grille d'analyse 33
2.2- Les Jours et Le Quatre Heures :
caractéristiques et revendications des deux pure
players 36
2.2.1- Le Quatre Heures : un média de « slow
info » 36
2.2.2- Les Jours : l'actualité traitée en
séries d' « obsessions » 38
2.3- Présentation des données issues de l'analyse
de contenu 42
2.3.1- Description générale des documents et mise
en contexte des reportages 42
2.3.2- Identification des éléments structurels du
récit 42
5
2.3.3- Analyse de la narration 45
2.3.4- Observation de la forme des reportages :
éléments graphiques, hiérarchisation de
l'information et interactivité 48
Troisième partie 53
Interprétation des données
récoltées : le web comme terrain favorable à un
journalisme
de temps long et à l'identité forte
53
3.1- La narratologie au service de l'analyse de récits
médiatiques 54
3.1.1- La narration pour affirmer des choix éditoriaux et
légitimer le récit en tant que
production journalistique 54
3.1.2- Réconciliation de la fonction intrigante et de la
fonction configurante au sein du
récit médiatique 57
3.2- L'apport du web dans la narration : la recherche d'une
nouvelle expérience de lecture 61
3.2.1- La réappropriation des codes de la presse papier
sur le web 61
3.2.2- Une « mise en relief » du récit
médiatique grâce au web 62
3.2.3- Le web pour révéler l'immersion du reporter
et favoriser celle du lecteur 64
3.3- Slow media : un concept sujet à des
interprétations différentes et révélateur d'un
métier
en crise identitaire 66
3.3.1- Concept de Slow media : précisions
terminologiques 66
3.3.2- Des discours sur le Slow media a priori
divergents 67
3.3.3- Volonté d'un retour aux fondamentaux d'un
métier en crise identitaire : le temps au
coeur du débat 70
3.3.4- Tendances d'évolution du concept de Slow media
74
Conclusion 77
Bibliographie 82
ANNEXES 87
6
Introduction
Depuis son apparition dans les années 1990, Internet a
démocratisé l'accès de tous à l'information en
facilitant sa circulation et en lui permettant d'être diffusée
dans l'immédiat. Dans ce contexte, les médias de la presse
écrite ont dû s'adapter en investissant le support web. En
décembre 1995, le journal Le Monde lance son site web (
Lemonde.fr) quelques mois après
le quotidien régional Dernières Nouvelles
d'Alsace2. Durant la première moitié des
années 2000, les rédactions se sont dotées de services
dédiés à l'information en ligne pour devenir des
rédactions bi-média.
Par ailleurs, les évolutions technologiques en
matière d'équipements ont permis aux internautes d'avoir
accès à l'information partout, et tout le temps. D'après
l'Insee, en 2014, la vente de smartphones en France a explosé,
au point que sur quatre téléphones mobiles achetés, trois
sont des smartphones3. La vente de tablettes en 2015 a
augmenté de six points par rapport à l'année
précédente. Par ailleurs, le baromètre du numérique
du CREDOC de 20154 révèle que les réseaux
sociaux sont de plus en plus sollicités pour s'informer de
l'actualité.
Ces évolutions technologiques, permettant d'avoir
accès à une abondance d'informations de manière
instantanée, ont considérablement bouleversé les pratiques
professionnelles des journalistes. Dans ce contexte, les journalistes ont
développé un nouveau rapport au temps. En effet, le journalisme
numérique s'inscrit dans la contrainte de traiter l'actualité en
temps réel. Cette notion de « temps réel » de
l'information repose sur la volonté de réduire au minimum le
temps entre un événement et son écho sur le
web5.
Les journalistes se trouvent ainsi pris dans une spirale de
l'urgence qui se traduit par une course à l'information. Dans cette
logique, l'accélération du rythme de production d'information
incite les journalistes à s'informer auprès des mêmes
sources d'information, à savoir, les agences de presse. Il n'est
d'ailleurs pas rare de lire, sur des médias en ligne, des articles quasi
identiques. Le manque de temps favoriserait ainsi une certaine uniformisation
des contenus causée notamment par un
2 HEMERY, Claire. Quand la presse française
s'emparait du
web. Inaglobal.fr.
[En ligne]. 19 décembre 2013. [Consulté le 18/06/2016]
Disponible à l'adresse :
http://www.inaglobal.fr/presse/article/quand-la-presse-francaise-semparait-du-web
3 La consommation des ménages est encore
convalescente en 2014. Insee Première. [En ligne]. Juin 2015.
[Consulté le 18/06/2016]. Disponible à l'adresse :
http://www.insee.fr/fr/ffc/ipweb/ip1554/ip1554.pdf
4 Baromètre du numérique. Edition 2015.
CREDOC. [En ligne] 27 novembre 2015. [Consulté le 18/06/2016].
Disponible à l'adresse :
http://www.arcep.fr/uploads/txgspublication/CREDOC-Rapport-enquete-diffusion-TIC-FranceCGE-ARCEPnov2015.pdf
5 ANTHEAUME, Alice. Le journalisme
numérique. Paris : Presses de Sciences Po, 2013. 192 p. Nouveaux
débats.
7
« retraitement systématique de
l'information6 ». Par la même occasion,
l'impériosité de l'instantanéité ne ferait que
participer à la « circulation circulaire de l'information »
dont parlait le sociologue Pierre Bourdieu en 1996, à propos des
médias télévisés.
Enfin, cette notion de « temps réel de
l'information » semble impacter directement les principes fondamentaux du
métier de journaliste reposant sur la recherche et la collecte
d'informations, la vérification de celles-ci, leur retranscription et
leur diffusion. En effet, la pression temporelle à laquelle sont
confrontés les professionnels est facteur d'erreurs. Le dernier exemple
en date, est l'annonce erronée de la mort de Martin Bouygues par
l'Agence France Presse, le 28 février 2015.
Toutefois, l'ère du fast-info, de
l'instantanéité, des alertes, du live, et donc de la
diffusion massive de l'information, favoriserait, dans le même temps, un
retour aux médias dont la caractéristique est de prendre le
temps, qu'il s'agisse du temps de production comme du temps de consommation de
l'information. En effet, dans la lignée du mouvement Slow food
né dans les années 1980 en Italie en réaction
à la construction du premier fast-food Mac Donald à
Rome, s'est développé le concept de Slow media, dont le
manifeste a été rédigé par trois chercheurs
allemands en 2010. À l'instar du mouvement Slow food, le
Slow media s'oppose à la consommation rapide et
considère le temps comme l'ingrédient indispensable à des
productions journalistiques de qualité.
En France, se développe les mooks (contraction
de « magazine » et « book ») dont les
objectifs sont de proposer des contenus long-format, de qualité, et
inscrits dans une temporalité à contre-courant de l'information
instantanée. Alors que la revue XXI ouvre la voie en 2008
à ce type de médias, le journalisme long-format trouve
également sa place sur le web puisqu'à partir de 2013, de
nombreux pure players se développent.
Pour le sociologue des médias Jean-Marie Charon, ces
nouveaux médias constituent « la nouvelle vague de création
de pure players » et représentent un véritable
« bouillonnement éditorial7 ». Ces pure
players ont pour point commun de revendiquer, au même titre que les
mook, une information de qualité fruit d'une prise de recul,
d'analyses, d'enquêtes et de reportages sur le terrain. À travers
leur ligne éditoriale, ces pure players mettent ainsi la notion
de temps au coeur de leurs préoccupations.
Alors que ces pure players et mook accordent
une large place au reportage issu du journalisme narratif qui s'appuie sur la
mise en récit et les techniques d'écriture narrative, on a pu
observer que la presse généraliste s'est saisie du terme «
slow media » pour qualifier l'arrivée de ces pure
players. Genre journalistique particulier, le journalisme narratif
s'inscrit a priori dans ce concept de Slow media dans la
mesure où il « entretient une relation privilégiée
avec le temps long, y compris celui de la lecture8».
6 REBILLARD, Franck, « Du traitement de
l'information à son retraitement. La publication de l'information
journalistique sur l'internet», Réseaux (no 137) [En ligne]. Mars
2006. [Consulté le 20 novembre 2015] Disponible à l'adresse :
www.cairn.info/revue-reseaux-2006-3-page-29.htm
7 CHARON, Jean-Marie. Presse et numérique :
l'invention d'un nouvel écosystème. [En ligne]. Juin 2015.
[Consulté le 26/05/2016]. Disponible à l'adresse :
http://www.culturecommunication.gouv.fr/Ressources/Rapports/Rapport-Charon-Presse-et-numerique-L-invention-d-un-nouvel-ecosysteme
8GREVISSE, Benoît. Écritures
journalistiques : stratégies rédactionnelles, multimédia
et journalisme narratif. 2e édition. Bruxelles : De Boeck, 2014.
264 p. Info & Com. Chapitre VI Le journalisme narratif, p. 211-239.
8
Issu de la longue tradition du journalisme littéraire
américain de la fin du XIXe siècle, le journalisme
narratif est plus connu en France à travers le « grand reportage
» des années 1930. S'inscrivant dans le temps long, le journalisme
narratif se distingue également du journalisme plus traditionnel, car il
« ébranle les fondations des écoles de journalisme où
l'on perpétue une pédagogie d'écriture fondée
essentiellement sur les faits, l'objectivité et la
neutralité9 ».
Ce mémoire a donc pour objectif d'interroger le concept
émergent de Slow media ainsi que sa présence dans les
pratiques médiatiques sur le web. Dans cette logique, nous nous
interrogerons sur l'association du concept de Slow media, avec la
« nouvelle vague » de pure players, dont certains proposent
des contenus journalistiques issus du registre narratif.
Alors que le web favorise la circulation de l'information dans
l'instantané, comment expliquer le développement du concept de
Slow media et la présence sur le web de pure players
d'informations reposant exclusivement sur des contenus long-format issus,
notamment, du registre narratif ?
Quels discours s'articulent autour de ce concept et quelles
problématiques soulèvent-ils ? Par ailleurs, au regard des
recherches théoriques et historiques menées sur le journalisme
narratif, comment expliquer le développement de ce genre sur le web,
alors que celui-ci repose sur des contenus long-format relevant d'un traitement
de l'information sur le long terme ? Le web constitue-t-il, dans le cadre de
pratiques journalistiques, un terrain favorable à la lenteur et à
la longueur ?
Pour tenter de répondre à ces questions, nous
convoquerons plusieurs domaines de recherche. Nous ferons appel aux travaux de
chercheurs en sciences de l'information et de la communication
spécialisés dans les questions liées au journalisme tels
que Benoît Grevisse10, Amandine Degand11, Nathalie
Sonnac12 ou encore Nicolas Pelissier13.
Nous nous pencherons également sur les travaux et
études menés par des journalistes ou chercheurs
spécialisés dans le journalisme narratif comme Alain
Lallemand14 et Isabelle Meuret15 dans le but de
recueillir à la fois une vision professionnelle et un regard
théorique.
Enfin, nous irons sur le terrain de la narratologie en
convoquant les travaux de narratologues tels que Marc Lits, fondateur de
l'Observatoire du récit médiatique ou Raphaël Baroni,
spécialiste de la
9 MEURET, Isabelle. Le Journalisme littéraire
à l'aube du XXIe siècle : regards croisés entre
mondes anglophone et francophone. Contextes [En ligne]. 16 mai 2012
[Consulté le 12 octobre 2015] Disponible à l'adresse :
https://contextes.revues.org/5376
10 Docteur en communication, directeur de
l'École de journalisme de Louvain
11 Professeure à l'Institut des Hautes
Écoles des Communications Sociales, chercheuse à
l'Université catholique de Louvain
12 Directrice de l'Institut Français de
Presse
13 Directeur adjoint du département des
sciences de la communication de l'Université de Nice Sophia Antipolis
14 Grand reporter, maître de conférences
de l'Université catholique de Louvain
15 Professeure en sciences de l'information et de
la communication à l'Université libre de Bruxelles. Enseigne le
journalisme littéraire américain à l'Université de
Gand
9
tension narrative et de l'intrigue. Le travail de Marie
Vanoost16 sera un support incontournable puisque la chercheure
plaide en faveur d'une approche narratologique du journalisme narratif.
Dans un premier temps, nous nous inscrirons dans une approche
historique afin de comprendre ce sur quoi repose le genre qu'est le journalisme
narratif. Alors qu'il est l'héritier du journalisme littéraire
américain de la fin XIXe siècle, il s'agit d'observer
comment ce genre journalistique a évolué dans les espaces
anglophones et francophones. Nous tenterons de définir ce genre à
part entière en dressant ses caractéristiques. Ainsi, il s'agit
de comprendre en quoi il se distingue d'un journalisme plus factuel et donc,
plus traditionnel. Par ailleurs, nous nous concentrerons sur la pratique
actuelle du journalisme narratif en France, tout en la croisant au concept
émergent de Slow media.
Dans un second temps, nous interrogerons le concept de
Slow media à travers une étude contrastive de pure
players français proposant des contenus long-format. Il s'agira,
d'une part, à travers des entretiens menés auprès des
fondateurs de ces médias en ligne d'interroger le concept de Slow
media, mais également de prendre connaissance des stratégies
éditoriales mises en oeuvre par ces pure players pour diffuser
des contenus long-format relevant du registre narratif. D'autre part, à
travers une grille d'analyse, nous tenterons de comprendre comment et pourquoi
les techniques d'écriture narrative sont utilisées dans les
productions journalistiques de ces pure players.
Enfin, en nous appuyant sur les données issues de nos
entretiens et de notre analyse de contenus, nous tenterons de comprendre ce
qu'apporte d'une part l'utilisation du récit au sein de contenus
journalistiques, et d'autre part, les technologies propres au web dans la
stratégie éditoriale des pure players retenus dans notre
corpus. Il s'agit, en effet, de comprendre en quoi le web constitue un terrain
d'expérimentation en matière d'écriture, et d'innovations
éditoriales. De plus, en analysant les différents discours
rencontrés à propos du Slow media, nous tenterons de
dégager des éléments de réponse sur la pertinence
d'un tel concept, les problématiques qu'il permet de soulever à
propos de la profession journalistique, mais surtout, ses tendances
d'évolution.
16 Chercheure à l'Université
catholique de Louvain, docteure en philosophie et en sciences de l'information
et de la communication
10
Première partie
Le journalisme narratif du XIXe siècle à
aujourd'hui : le récit au service d'un journalisme de temps long
Désigné par les termes « New journalism
», « New New journalism », « narrative
journalism » ou encore « non-fiction creative »,
le journalisme narratif est souvent présenté comme une «
révolution » ou du moins, comme un genre novateur. En effet, il
laisse une place assumée à la subjectivité de l'auteur et
s'appuie sciemment sur les techniques d'écriture de la fiction pour
faire ressentir les événements au lecteur.
Considéré comme l'héritier du journalisme
littéraire américain que les spécialistes John Hartsock et
Norman Sims identifient comme émergeant à la fin du XIX?
siècle17, le journalisme narratif ne serait finalement ni un
genre récent ni un modèle qui se serait complètement
éteint. Pour Isabelle Meuret, « le journalisme narratif ne
disparaît pas, mais il évolue18.»
Dans cette première partie, nous nous pencherons sur
les origines du journalisme narratif qui a connu ses heures de gloire en France
à la fin du XIXe siècle et durant l'entre-deux guerre,
mais qui représente dans l'espace anglo-saxon, une longue tradition
journalistique.
Puis, nous tenterons, en nous appuyant sur les
définitions issues d'une pluralité de domaines de recherche de
définir ce qu'est le journalisme narratif, du moins, d'en tracer les
caractéristiques qui lui sont propres.
Enfin, nous nous interrogerons sur les raisons du regain
d'intérêt pour le journalisme narratif à l'heure de la
surabondance de l'information, en croisant ce genre journalistique particulier
avec le concept de Slow media dont le manifeste a été
rédigé en 2010.
17 MEURET, Isabelle. Petite histoire du format
long. InaGlobal.fr
[En ligne]. 20 novembre 2013. [Consulté le 12/10/2015]. Disponible
à l'adresse :
http://www.inaglobal.fr/presse/article/petite-histoire-du-format-long/
18 Ibid.
11
1.1- Entre tradition du journalisme littéraire
américain et grand reportage à la française
1.1.1- Terminologie : journalisme littéraire et
journalisme narratif
Le journalisme littéraire est désigné
dans l'espace anglophone par de nombreux termes tels que narrative
journalism, literay journalism, literary non-fiction, creative
non-fiction, pour ne citer que les plus courants19. Fondateur
de l'International Association for Literary Journalism en 2006, John
Bak précise que toutes ces appellations convergent vers l'idée
commune d'une écriture fidèle au réel avec pour vocation
d'informer par le biais d'un contenu à caractère
esthétique20. Par ailleurs, en créant cette
association internationale dédiée au journalisme
littéraire, John Bak envisage celui-ci comme une discipline à
part entière. Son ambition est de stimuler la recherche, d'observer les
pratiques et traditions d'autres aires culturelles afin de donner à la
discipline toute sa légitimité21.
Nous nous inscrirons dans cette démarche et parlerons
de « journalisme littéraire » pour parler de ce genre
journalistique dans l'espace anglophone puisqu'il renvoie directement à
la traduction de l'expression « literary journalism ».
Cependant, nous parlerons de « journalisme narratif » pour
désigner cette pratique dans l'espace francophone. Ce terme est
employé communément par les chercheurs et professionnels
français dans la mesure où journalisme et littérature sont
deux disciplines qui persistent à s'opposer pour des questions de
méthodologie22.
En effet, alors que le journalisme littéraire constitue
une discipline à part entière dans l'espace anglo-saxon, Isabelle
Meuret rappelle qu'en France, la question est de savoir si le journalisme
narratif doit être analysé dans le champ des langues et des
lettres ou bien dans les filières en journalisme. Dans la même
logique que John Bak et Norman Sims, Meuret estime que les textes
journalistiques littéraires s'inscrivent dans les deux domaines : il
s'agit de croiser regards journalistiques et littéraires pour proposer
une méthodologie propre au journalisme narratif, envisagé alors,
comme une discipline. En effet, ces productions journalistiques constituent non
seulement un objet d'étude en matière d'écriture
littéraire, mais invitent également à l'analyse des
contextes sociaux, politiques, et culturels dans lesquels elles
s'inscrivent.
Nous nous positionnerons dans la lignée de Marie
Vanoost, chercheure en langage et communication, qui justifie l'emploi du terme
« journalisme narratif » de la manière suivante : «
journalisme » signifie qu'il s'agit de se concentrer sur des textes qui
revendiquent un caractère informatif et qui trouvent leur place au sein
de médias d'information ; « narratif » est « le
qualificatif employé par les acteurs eux-mêmes [...] et
possède le meilleur capital descriptif par rapport au
phénomène étudié, sans porter de charge symbolique
trop marquée - il ne présente pas le caractère
19 BAK, John, REYNOLDS Bill (dir.). Literary
Journalism Across The Globe : Journalistic Traditions and Transnational
Influences. Boston and Amherst, University of Massachusetts Press,
2011.
20 Ibid.
21 MEURET, Isabelle. Op.cit.
22 MEURET, Isabelle. Op.cit.
12
présomptueux, ou du moins potentiellement
polémique de l'adjectif littéraire23 ». Enfin,
Marie Vanoost ajoute que le terme « narratif » est bienvenu «
puisque la non-fiction créative consiste en un art de raconter
(storytelling) de tout premier ordre24 ».
Dans les deux cas, journalisme littéraire et
journalisme narratif désignent bien une écriture dont l'ambition
est de raconter des histoires fondées sur des faits réels tout en
mobilisant les techniques d'écriture littéraire empruntées
à la fiction.
1.1.2- Une longue tradition américaine
L'utilisation première du terme literary
journalism remonterait selon le professeur John Hartsock à 1907
avec la publication par un auteur anonyme d'un article intitulé
« Confession of a literay journalist » dans la revue
littéraire The Bookman25. Dans son ouvrage
dédié à l'histoire du journalisme littéraire
américain26, John Hartsock situe l'apparition de cette forme
de journalisme dès les années 1890.
Pour Alain Lallemand, la création du journalisme
littéraire américain s'explique par le besoin de témoigner
du développement démographique, économique et culturel de
la seconde moitié du XIXe siècle27.
Qualifié de journalisme « humaniste » par Isabelle Meuret, le
journalisme littéraire américain né durant une
époque marquée par un « climat positiviste où
prévalait la vérité scientifique » et
représente une manière de se démarquer d'un modèle
journalistique conventionnel « prônant une objectivité
exacerbée et une sécheresse de ton aliénante28
».
On observe ainsi à cette époque une scission
entre deux journalismes : celui des faits et celui de la narration. En effet,
le journalisme littéraire américain emprunte les techniques
d'écriture de la fiction et a pour objectif de rétrécir
l'écart entre le sujet et le milieu observé pour mieux en rendre
compte29.
Les anthologies dédiées au journalisme
littéraire de Norman Sims et Mark Kramer (1995)30 ou de John
Hartsock (2000)31 témoignent du dynamisme de grands reporters
américains tels que Stephen Crane, Lafcadio Hearn, Lincoln Steffens,
Hutchin Hapgood ou Richard Harding Davis. À l'aube du XXe
siècle, ces derniers livrent des reportages traitant des changements
politiques, sociaux, économiques et des guerres de l'époque.
À ce titre, l'étude portant sur l'histoire du journalisme
littéraire de John Hartsock montre que ce genre journalistique
coïncide systématiquement à des moments marqués
23 VANOOST, Marie. Journalisme narratif : proposition
de définition, entre narratologie et éthique, Les Cahiers du
journalisme [En ligne]. 2013. [Consulté le 12/10/2015]. Disponible
à l'adresse :
http://www.cahiersdujournalisme.net/cdj/pdf/25/9.Marie-Vanoost.pdf
24 Ibid.
25 MEURET, Isabelle. Op.cit.
26 HARTSOCK, John. A History of American Literary
Journalism: The Emergence of A Modern Narrative Form. Amherst, University
of Massachusetts Press, 2000.
27 LALLEMAND, Alain. Op.cit.
28 MEURET, Isabelle. Op.cit.
29 Ibid.
30 SIMS, Norman, KRAMER, Mark. Literary
Journalism. Ballantine Books, 1995. 480p.
31 HARTSOCK, John. Op. cit.
13
par les crises qu'elles soient politiques, sociales ou
culturelles32. Nous le constaterons notamment avec le succès
du New journalism des années 1960 aux États-Unis.
1.1.3- Le succès du grand reportage à la
française
Le monde anglo-saxon n'a pas le monopole du journalisme
littéraire comme le rappelle Marc Martin, historien des médias.
Pour lui, le succès du grand reportage à la fin du
XIXe siècle et durant l'entre-deux-guerres s'explique par la
révolution des transports et des communications à distance ainsi
qu'à l'expansion coloniale de la France à
l'étranger33. Les récits de voyage ont en effet
beaucoup de succès, puisqu'on y raconte des expériences
vécues dans des pays lointains qui passionnent les lecteurs. La
professeure en littérature, Myriam Boucharenc, précise quant
à elle que durant la Belle Époque (1870-1890) on observe une
opposition entre un journalisme traditionnel représenté par
« les défenseurs du journalisme d'idées, littéraire
et aristocratique34 », et un « journalisme de terrain
» qui se traduit par l'adoption du reportage dont les auteurs sont tout
aussi soucieux de témoigner de leurs expériences que de soigner
leur écriture.
En matière de culture journalistique durant la
Première Guerre mondiale, « le XIXe siècle reste
la référence, le culte du «grand homme écrivain»
est très présent, repoussant dans l'ombre, la figure du
journaliste35 ».
Cependant, les grands reportages connaissent leurs heures de
gloire dans l'entre-deux-guerres avec des écrivains-reporters comme
Albert Londres et Joseph Kessel qui sont les « témoins de la
vitalité du récit dans le journalisme d'expression
française36 ». Alain Lallemand note cependant que le
terme « grand reportage » a tendance à nier le talent
littéraire de ses praticiens qui sont avant tout de « magnifiques
raconteurs d'histoire » outrepassant la simple collection de faits.
Par ailleurs, la spécificité de ces «
grands reporters » réside dans le fait qu'ils sont également
des auteurs et écrivains et qu'ils assument avec difficulté cette
polyvalence de statuts. Au carrefour du journalisme et de la création,
Albert Londres, Joseph Kessel et leurs contemporains estiment que «
l'exercice du journalisme peut nuire à la qualité de leur plume
de créateur37 ». Alors qu'aux États-Unis la
consécration pour un journaliste est de « donner à des
reportages de terrain l'expansion d'un livre 38», celle de son
homologue français et de produire un roman qui lui permettra
d'accéder au rang d'homme de lettres.
32 MEURET, Isabelle. Op.cit.
33 MARTIN, Marc. Les Grands reporters : les
débuts du journalisme moderne. Paris : Louis Audibert
Éditions, 2005.
34 BOUCHARENC, Myriam.
L'Écrivain-reporter au coeur des années trente. Lille :
Presses Universitaires du Septentrion, 2004.
35 LALLEMAND, Alain. Op.cit.
36 Ibid.
37 Ibid.
38 NEVEU, Erik. « Nouveaux » journalisme
d'enquête et sciences sociales. Penser emprunts, écarts et
hybridation. Tracés. Revues de Sciences humaine. [En ligne]
2012. [Consulté le 15/01/2016]. Disponible à l'adresse :
http://traces.revues.org/5536
14
Durant la Seconde Guerre mondiale, le grand reportage
français et ses praticiens seront victimes de la censure. De nombreux
titres de la presse écrite disparaissent et faute de support, le grand
reportage se dissipe. Après la guerre, les travaux se concentrent sur
« le développement d'opinions et de lignes éditoriales,
cependant que les récits demeurent au second plan39 » et
les journalistes-auteurs-écrivains sont « mis en selle par une
presse de libération qui éprouve d'importants déchirements
idéologiques40 ».
En France, il faudra attendre la fin des années 1960
pour voir un regain d'intérêt pour le récit journalistique.
Créé en 1968, le magazine Actuel valorise des sujets
inédits avec des reportages en immersion et de longues enquêtes
osant l'intimité du journaliste avec son sujet41. À la
même époque, aux États-Unis, cette pratique journalistique
est au coeur du mouvement appelé New journalism.
1.1.4- Le New journalism et le New New journalism
Alors que les années 1960 américaines sont
marquées par la guerre du Viêtnam et d'importants changements
socioculturels, de nombreux journalistes voient en ces évolutions
sociétales un champ d'exploration pour témoigner de leur
époque. Pour John Hollowel, les bouleversements sociaux tels que le
mouvement pour les droits civiques, la révolution sexuelle, l'usage de
drogues ou encore les émeutes raciales, ne pouvaient être traduits
par une simple retranscription factuelle42. Respectant les
critères déterminants du journalisme littéraire, les
journalistes s'immergent au coeur des événements ou des milieux
qu'ils observent et les racontent en s'appuyant sur des faits précis et
entretiens avec des personnages qu'ils mettent en scène.
Tom Wolfe désigne le journalisme littéraire
américain des années 1960 par New journalism, terme
qu'il utilise en 1975 en publiant une anthologie d'articles43. Y
figurent les grands noms qui ont marqué le journalisme littéraire
de cette époque tels que Joan Didion, Michael Herr, Gay Talese, Truman
Capote ou Hunter S. Thompson. Tom Wolfe perçoit le journalisme
littéraire comme un journalisme de sensations. C'est pourquoi il
revendique dans sa préface le droit de recourir aux techniques de la
fiction « pour faire percevoir les sentiments et opinions des personnages
que lui ont effectivement livrés les personnes qu'il a lui-même
rencontrées44 ».
Cependant, Wolfe fustige le roman ou la nouvelle et
écarte le modèle du narrateur omniscient propre à la
fiction. Selon lui, la littérature de non-fiction basée sur le
réel offrirait plus de possibilités. Wolfe prône le recours
à l'observation de terrain dont les moindres détails «
viendront donner vie aux personnages et au récit45 ».
39 LALLEMAND, Alain. Op.cit.
40 Ibid.
41 GREVISSE, Benoît. Écritures
journalistiques : stratégies rédactionnelles, multimédia
et journalisme narratif. 2e édition. Bruxelles : De Boeck, 2014.
264 p. Info & Com. Chapitre 6 - Le journalisme narratif, p. 211-237.
42 HOLLOWELL, John. Fact and Fiction : The New
Journalism and the Non-Fiction Novel. Chapel Hill : The University of
Carolina Press, 1977.
43 WOLFE, Tom. The New Journalism. Londres :
Picador, 1975.
44 GREVISSE, Benoît. Op.cit.
45 Ibid.
15
Par ailleurs, Nicolas Pélissier et Alexandre
Eyriès dégagent les limites de la retranscription du réel
par les praticiens du New journalism. En effet, puisant leur
inspiration « dans l'écriture poétique, musicale,
littéraire et cinématographique », les new
journalists « privilégient le style, la subjectivité de
la mise en scène, la déconstruction du temps, l'interpellation du
lecteur et la production d'images-chocs, sous l'emprise de substances souvent
illicites » au risque de perdre « tout contact avec le réel
», les « empêchant ainsi d'assurer durablement sa
légitimité auprès du public et des
éditeurs46 ».
À ce titre, Hunter S. Thompson, qui ne cache pas sa
consommation de LSD, ira encore plus loin en fondant le Gonzo
journalism, un journalisme ultra-subjectif se rapprochant du récit
autobiographique écrit dans un langage décalé voire
grossier. Le Gonzo journalism montre également ses limites avec
une frontière entre réalité et fiction souvent difficiles
à discerner comme le souligne Isabelle Meuret : « Hunter S.
Thompson franchissait de nombreuses limites, qu'elles soient du
«politiquement correct», formelles, stylistiques, mais aussi les
limites même de la perception47 ». En effet, il est
indéniable que l'absorption de drogue et d'alcool a un impact sur la
perception du réel.
Pour Pélissier et Eyriès, il est important de
« considérer le journalisme narratif sous un angle plus critique et
[d'] interroger, notamment, la tentation de la fiction (et l'inclination pour
le storytelling) à laquelle cèdent parfois des
journalistes aguerris48 ». On peut d'ailleurs noter que Tom
Wolfe se tournera, finalement, dans les années 1980 vers le roman avec
succès, ce qui contribuera au déclin de son influence comme celle
du New journalism49.
En 2005, le journaliste Robert Boynton emploi le terme New
New journalism, pour désigner un courant journalistique qui se
distinguerait du New journalism de Tom Wolfe. Pélissier et
Eyriès préconisent de s'appuyer davantage sur ce New New
journalism, plus soucieux de « coller au plus près du
vécu de trajectoires humaines individuelles et collectives50
». En effet, la clé du New New journalism se situerait
dans les techniques d'immersion du journaliste. Benoît Grevisse souligne
ainsi la distinction entre les deux courants américains : «
là où Wolfe misait tout sur l'écriture en se glissant dans
la tête de ses personnages, ses héritiers préfèrent
s'immerger dans leur vie51 ».
À travers l'appellation New New journalism,
Robert Boynton veut en effet valoriser sa dimension « activiste »,
mais rappelle que ses praticiens s'inscrivent dans un double héritage :
les new new journalists seraient en effet la synthèse du
New journalism et des précurseurs de XIXe
siècle. Pour Boynton, le New New journalism exploite une forme
d'écriture propre à celle des années 1960 tout en mettant
au coeur de ses préoccupations les injustices sociales à l'instar
des figures du journalisme littéraire américain du
XIXe siècle. Pour Alain Lallemand, c'est cet engagement
journalistique qui distinguerait ces deux courants : « Le New New
journalism n'éprouve plus de complexe formel -
46 PELISSIER, Nicolas, EYRIES, Alexandre. Fictions du
réel : le journalisme narratif. Les Cahiers de narratologie [En
ligne] 14 octobre 2014. [Consulté le 12/10/2015]. Disponible à
l'adresse :
http://narratologie.revues.org/6852
47 MEURET, Isabelle. Op.cit.
48 PELISSIER, Nicolas, EYRIES, Alexandre.
Op.cit.
49 GREVISSE, Benoît. Op.cit.
50 PELISSIER, Nicolas, EYRIES, Alexandre.
Op.cit.
51 GREVISSE, Benoît. Op.cit.
toute forme d'écriture est envisageable -, mais la
rigueur intellectuelle de l'enquête journalistique reprend le dessus sur
l'éblouissement littéraire52 ».
Par ailleurs, à travers son appellation New New
journalism, Robert Boynton a pour ambition de replacer le journalisme
littéraire dans une perspective historique. Or, pour Marie Vanoost, la
principale faiblesse de l'appellation de Boynton « est de limiter cette
tentative d'historisation aux deux moments de l'histoire du journalisme
américain », soit celui de la fin du XIXe siècle
et celui des années 1960 et 1970, « alors que les auteurs qui ont
étudié l'histoire du journalisme littéraire tracent une
évolution plus longue et plus complexe du
phénomène53 » comme en témoignent les
travaux de Thomas Connery (1992), de John Harstsock (2000), et de Norman Sims
(1995 et 2008)54.
Malgré les nuances que l'on peut discerner entre les
deux courants américains, Marie Vanoost conclut en se concentrant sur
les constantes qui s'imposent. Le journalisme narratif est un type particulier
de journalisme où « les auteurs mettent en place des
démarches de reportage, puis utilisent les techniques littéraires
lors de l'écriture, donnant ainsi à leur texte une portée
qui tend à dépasser celle du journalisme
«conventionnel»55 ».
Marie Vanoost énonce ainsi « le plus petit
dénominateur commun » sur lequel s'appuient les différentes
définitions du journalisme littéraire, que celles-ci proviennent
de l'espace anglophone ou francophone. Il convient désormais de tenter
de définir ce qu'est le journalisme narratif ou littéraire en
dressant ses caractéristiques.
16
52 LALLEMAND, Alain. Op.cit.
53 VANOOST, Marie. Op.cit.
54 Ibid.
55 Ibid.
17
1.2- Tentative de définition du journalisme
narratif
1.2.1- Un journalisme qui s'écarte du modèle
canonique de l'écriture journalistique
Alors que le journalisme narratif s'approprie les techniques
d'écriture littéraire, celui-ci s'écarte du modèle
canonique de l'écriture journalistique présenté dans les
manuels pratiques et enseigné dans des écoles de journalisme
« souvent bien obligées [...] de répondre aux exigences du
marché en termes de formatage et de rapidité
d'exécution56 ». Tenter de définir ce qu'est le
journalisme narratif « exige de se décentrer totalement des
conventions habituelles de traitement et d'exploitation de l'information
brute57 ».
En effet, le journalisme narratif rend compte « d'une
histoire réelle où des personnages déploient leurs actions
dans le temps et dans un cadre spatial [...] ». Cette histoire est «
mise en forme - par un narrateur qui possède une voix propre,
personnelle - de manière à créer un récit
organisé et capable de simuler une forme d'expérience pour ses
lecteurs58 ». Ce sont donc les techniques d'écriture
empruntées à la fiction qui vont participer à cette mise
en forme de l'histoire qu'évoque Marie Vanoost dans sa proposition de
définition.
Ainsi, le journalisme narratif échappe aux
règles d'écriture classiques : usage des « 5W »,
concision, vocabulaire et structure de phrase simples ou encore «
neutralité [du journaliste] posée comme impératif
catégorique59 ». Erik Neveu ajoute que les formes
d'écritures employées en journalisme narratif «
transgressent les limites, les censures, les impuissances expressives que
peuvent engendrer l'écriture de presse codifiée par les principes
d'objectivité, de neutralité, la rhétorique de la pyramide
inversée60 ».
En effet, le journalisme narratif rompt avec l'organisation de
l'information selon le principe de la pyramide inversée qui consiste
à hiérarchiser l'information de l'essentiel à
l'accessoire. Les praticiens du journalisme narratif s'éloignent de
cette pratique puisqu'elle limite les effets de suspense. Alors que le
journalisme traditionnel a tendance à résumer le temps, le
journalisme narratif permet au lecteur d'expérimenter « l'action
comme si elle se déroulait en temps réel61 ». Par
ailleurs, les « principes de sélection de l'information [...]
» utilisés dans le journalisme traditionnel « [...] poussent
à écarter toute une série de détails qui permettent
de construire un personnage ou de visualiser une scène
[...]62 ». Quand le journalisme conventionnel met l'accent sur
le résumé, le journalisme narratif privilégie le
détail concret63. Enfin, c'est en se détachant des
règles de lisibilité que le journaliste peut développer un
style d'écriture, un ton, ainsi que sa voix de
narrateur64.
56 MEURET, Isabelle. Op.cit.
57 PELISSIER, Nicolas, EYRIES, Alexandre.
Op.cit.
58 VANOOST, Marie. Op.cit.
59 PELISSIER, Nicolas, EYRIES, Alexandre.
Op.cit.
60 NEVEU, Erik. Op.cit.
61 GREVISSE, Benoît. Op.cit.
62 VANOOST, Marie. Op.cit.
63 GREVISSE, Benoît. Op.cit.
64 Ibid.
18
Enfin, pour Nicolas Pélissier et Alexandre
Eyriès, le journalisme narratif se situerait en fait dans un «
entre-deux narratif65 ». En inscrivant ainsi ce genre dans une
« zone frontière », Pélissier et Eyriès
émettent l'idée qu'en journalisme narratif, «
l'impératif réaliste de l'éthique journalistique n'entrave
pas la célébration du style et la recherche du suspense via des
procédés de mise en tension narrative66 ».
1.2.2- Raconter une histoire vraie : le récit au
coeur du journalisme narratif
Pour rendre compte au mieux du réel et du milieu
observé, le journalisme narratif revendique l'utilisation du
récit. En effet, celui-ci permettrait de rendre le contenu plus
dramatique et par conséquent, plus captivant pour le lecteur.
L'originalité du journalisme narratif relève donc de la
réunion assez paradoxale des caractéristiques propres au
récit avec le principe fondamental du journalisme qui est de
reconstituer le réel.
En s'appuyant sur le schéma quinaire67
proposé par Paul Larivaille entendu au sens d'un schéma narratif
en cinq étapes décrivant la construction d'un récit et
notamment celle du conte, Marie Vanoost rappelle les fondamentaux du
récit. Celui-ci débute par une situation initiale où il ne
passe rien d'anormal et qui a pour objectif de planter le décor (lieu,
personnages). Cette situation est perturbée par une complication qui
appelle l'action du/des personnage(s) afin de parvenir à une
résolution. Enfin, le cinquième et dernier élément
du récit constitue la situation finale permettant de revenir à un
certain équilibre.
Ainsi, en convoquant le récit, le journalisme narratif
transforme la règle d'écriture de base du journalisme, à
savoir, le principe des « 5W ». Pour Roy Peter Clark, cité par
Marie Vanoost, le « qui a fait quoi, où, quand et pourquoi ? »
est approfondi voir transformé par le récit journalistique de la
manière suivante :
« «Who» becomes character. «What »
becomes plot. «Where» becomes setting. «When» becomes
chronology. «Why» becomes motive. And «How» becomes
narrative68 ».
Dans cette logique, Erik Neveu note que les contenus
journalistiques relevant de ce qu'il appelle les «Nouveaux »
journalismes d'enquête « énoncent qu'«il était
une fois...», enchaînent des épisodes, organisent rebonds et
flash-back, peuvent capturer le lecteur dans la dynamique de
péripéties, d'une intrigue69 ».
Le journaliste est aussi amené à faire appel au
dialogue. Si la citation est employée traditionnellement en journalisme
pour rapporter les propos d'une personne, le journalisme narratif, lui, rend
compte de longues conversations à travers lesquelles le journaliste
cherche à « restituer les
65 PELISSIER, Nicolas, EYRIES, Alexandre.
Op.cit.
66 Ibid.
67 LARIVAILLE, Paul. L'Analyse (morpho)logique du
récit. Poétique, n° 19, 1974, pp. 368-388.
68 ««Qui» devient le personnage.
«Quoi» devient l'intrigue. «Où» devient le
décor. «Quand» devient la chronologie. «Pourquoi»
devient le motif. Et «comment» devient le récit. »
Dans ce mémoire, les citations en langues étrangères
sont traduites par nos soins.
69 NEVEU, Erik. Op.cit.
19
intonations, le style, le lexique - précieux, technique
ou ordurier - d'un personnage ou d'un groupe70 ».
Par ailleurs, parce qu'il prend le temps de raconter, le
journalisme narratif met en place des personnages complexes. En effet, le
lecteur est amené à suivre les actions d'un personnage
évoluant dans un cadre spatio-temporel, rencontrant d'autres personnages
« qui eux aussi sont plus qu'un nom, un âge, une profession ; [ils]
sont avant tout des êtres définis par leur histoire71
». Ainsi, « l'environnement des personnages est au moins aussi
important que ceux-ci72 ». D'autre part, les praticiens du
journalisme narratif ont la particularité d'accorder une
véritable « attention pour les vies ordinaires, les «petites
gens» auxquelles le lecteur est amené à s'identifier - du
moins, comprendre73 ». Erik Neveu envisage, quant à lui,
l'ordinaire de la vie sociale et les styles de vie comme le prisme de lecture
de la société des journalistes issus des « nouveaux »
journalismes74.
Ainsi, le récit en journalisme narratif permet
d'utiliser « la palette de formes qu'offrent les narrations75
» et « c'est toute la panoplie des techniques d'écriture dites
« littéraires » qui semble ouverte au journaliste76
». Mettre en récit le réel a donc pour objectif de capter
l'attention du lecteur, mais également de lui « offrir une
compréhension plus profonde77 » du monde dans lequel il
vit. Alors que le journaliste traditionnel s'efforce de présenter des
faits de la manière la plus objective possible, le journaliste narratif
use de l'écriture littéraire « pour appréhender le
monde à travers ce qu'il nous laisse voir et ressentir78
», et ce, grâce à la mise en scène de personnages, la
création de scènes, la dramatisation, la convocation importante
de détails et de descriptions.
Cependant, si le journalisme narratif emprunte des techniques
d'écriture propres à la fiction, il n'en reste pas moins que le
récit journalistique est « soumis à une exigence de
précision factuelle qui s'ancre principalement dans les démarches
de reportage menées par le journaliste79 ».
1.2.3- Précision factuelle, immersion et regard pour
un journalisme expérientiel
Les définitions proposées dans l'espace
anglophone et francophone du journalisme narratif insistent sur la
précision factuelle à laquelle le journaliste se plie. En effet,
« le journaliste s'astreint à une stricte exactitude factuelle et
ne construit pas ses personnages par l'imaginaire80 ». Cette
obligation de précision, ce souci de l'accuracy, est le
résultat d'une immersion du journaliste dans le milieu
70 Ibid.
71 VANOOST, Marie. Op.cit.
72 GREVISSE, Benoît. Op.cit.
73 LALLEMAND, Alain. Op.cit.
74 NEVEU, Erik. Op.cit.
75 Ibid.
76 VANOOST, Marie. Op.cit.
77 Ibid.
78 MEURET, Isabelle. Op.cit.
79 VANOOST, Marie. Op.cit.
80 GREVISSE, Benoît. Op.cit.
20
observé. Cette immersion permettrait au journaliste par
la même occasion de « réduire sa subjectivité et de
s'approcher de la réalité81 ».
À ce titre, Erik Neveu rapproche l'immersion du
journaliste aux techniques employées en sciences sociales qui reposent
sur le double parti pris de compréhension et d'intégration au
terrain étudié. Pour Grevisse, le journaliste doit «
à la fois parvenir à vivre avec [des] personnages, sans oublier
sa posture d'observateur, cette distance qui permet d'échapper à
l'adhésion totale82 ». De la même manière,
Pélisser et Eyriès évoquent le travail de l'anthropologue
qui s'investit sur le long terme afin d'explorer en profondeur un milieu. En
effet, plusieurs mois, voire plusieurs années peuvent être
nécessaires pour déboucher sur une production éditoriale.
Pélissier et Eyriès ajoutent que « le narrateur se fond dans
le décor, devient acteur du milieu observé ce qui lui permet
d'affûter son regard et sa perception de l'environnement83
».
Par ailleurs, en identifiant les traits fondamentaux du
récit en journalisme, le grand reporter Alain Lallemand met un point
d'honneur à l'importance de l'implication du journaliste sur le terrain.
Au-delà des caractéristiques que sont la proximité avec
les personnages, la distance critique, la fiabilité, la voix et la
structure signifiante, l'action est sans doute le point fondamental qui
distingue le journalisme narratif du journalisme factuel84. Pour
Alain Lallemand, il ne s'agit pas seulement d'être dans l'observation,
mais dans l'action pour mieux raconter les expériences vécues. Le
journaliste doit faire ressentir au lecteur l'histoire racontée.
Alors qu' « aucun élément ne peut
être inventé, ajouté ou supprimé, que tout doit
être vrai85 », le récit journalistique fait la
part belle aux détails permettant de rendre compte d'ambiances et de
rendre « l'histoire vivante, presque
«expérimentable»86 ». Pour Benoit Grevisse, le
journalisme narratif est en fait un « journalisme de sensations »
dont l'objectif est de faire ressentir au lecteur les sentiments des
personnages ainsi que les événements87. Marie Vanoost
ajoute à ce titre que le récit journalistique fait «
intervenir tous les sens du journaliste, creusant jusque dans les
émotions et pensées des personnages, permettant de faire vivre au
lecteur des expériences ».
Ainsi, les praticiens du journalisme narratif justifient
l'utilisation de l'ensemble des techniques d'écriture littéraire
pour mieux comprendre un sujet et offrir une expérience de lecture
différente de celle proposée par un journalisme plus
traditionnel. Pour Nicolas Pélissier et Alexandre Eyriès, «
au final [le journaliste narratif] contribue à ré-enchanter un
monde que le journaliste factuel enferme au quotidien dans des contenus
toujours plus petits et étanches ».
81 Ibid.
82 GREVISSE, Benoît. Op.cit.
83 PELISSIER, Nicolas, EYRIES, Alexandre.
Op.cit.
84 LALLEMAND, Alain. Op.cit.
85 VANOOST, Marie. Op.cit.
86 Ibid.
87 GREVISSE, Benoît. Op.cit.
21
Et Roy Peter Clark, cité par Chip Scanlan88,
d'ajouter à propos de l'utilisation des techniques d'écriture
empruntées à la fiction :
« It's also necessary to define what those tools are
designed to create : I agree with those also say « experience ». A
narrative or story is a form of vicarious (or substitute) experience.
The
story transports the reader to a place and a time not
otherwise available the reader89 ».
88 SCANLAN, Chip. What is narrative anyway ?
Poynter. [En ligne]. 20 septembre 2003. [Consulté le 20/01/2016].
Disponible à l'adresse :
http://www.poynter.org/2003/what-is-narrative-anyway/16324/
89 « Il est également nécessaire de
définir ce pourquoi ces outils ont été conçus pour
créer. Je suis d'accord avec ceux qui disent : «expérience
». Une narration ou une histoire est une forme d'expérience
vécue par procuration (ou par substitution). L'histoire transporte le
lecteur à un moment et dans un lieu qui ne seraient pas à sa
portée d'ordinaire ».
22
1.3- Un regain d'intérêt en
réaction à l'ère de la surabondance
d'informations
1.3.1- Pression temporelle et « circulation circulaire
de l'information »
Alors que le journalisme narratif « ne se
développe pas sur un terrain vierge, mais en filiation avec la tradition
du (grand) reportage90 » à la française de
l'entre-deux-guerres, on observe un regain d'intérêt pour ce
modèle journalistique depuis les années 2000. En effet, «
les interactions entre journalisme et littérature » se mesurent
« au nombre de journées d'étude, colloques, et autres
rencontres qui leur sont consacrés, et ce, tant dans le monde anglophone
que francophone91. »
Il semble que ce regain d'intérêt pour le
journalisme narratif ne soit pas sans rapport avec la surabondance
d'informations qu'implique le développement des nouvelles technologies
de l'information et de la communication. En effet, alors qu'Internet a
démocratisé l'accès de tous à l'information et a
facilité sa circulation, celui-ci a permis dans le même temps de
diffuser l'information dans l'immédiat, la rendant ainsi
abondante92. Le numérique a ainsi considérablement
bouleversé les pratiques de consommation de l'information du public,
mais également celles du journaliste en matière de production et
diffusion de contenus.
En effet, le numérique impose au journaliste un nouveau
rapport au temps en ce qui concerne le traitement de l'information.
L'écart entre l'événement et sa diffusion sur la toile
doit être le plus étroit possible faute de quoi le journaliste
court le risque d'être anachronique93. Alors qu'elle
s'interroge sur l'« identité transnationale des journalistes en
ligne », Florence Le Cam note que la temporalité des médias
est devenue un élément structurant de l'identité
même du journalisme94. Au cours d'une enquête de terrain
au sein de cinq rédactions différentes, Florence La Cam observe
que les professionnels du journalisme sont incités « à la
rapidité [et] à la pression du temps, pour satisfaire
l'internaute, pour concurrencer les autres médias, pour
générer du flux95 ». Par ailleurs, si « la
pression à la vitesse [est] plus où moins forte selon les
identités éditoriales des sites », celle-ci reste
néanmoins « le socle d'une représentation dominante de
l'information en ligne dans les médias96 ». Dans ce
sens, Michael Karlsson97 note que « l'immédiateté
[est] devenue un élément clé et une valeur de
l'information en ligne98 ».
90 VANOOST, Marie. Éthique et expression de
l'expérience subjective en journalisme narratif. Sur le
journalisme, vol. 2, n°2. [En ligne]. 15 décembre 2013.
[Consulté le 31 décembre 2015]. Disponible à l'adresse :
http://surlejournalisme.com/rev/index.php/slj/article/view/102/44
91 MEURET, Isabelle. Op.cit.
92 SONNAC, Nathalie. Information, modèles
d'affaires et concurrence. In DEGAND, Amandine, GREVISSE, Benoît (dir).
Journalisme en ligne : pratiques et recherches. Bruxelles : De Boeck,
2012. Info & Com, p.179-207.
93 ANTHEAUME, Alice. Le journalisme
numérique. Paris : Presses de Sciences Po, 2013. 192 p. Nouveaux
débats.
94 LE CAM, Florence. Une identité
transnationale des journalistes en ligne ? In DEGAND, Amandine, GREVISSE,
Benoît (dir). Journalisme en ligne : pratiques et recherches.
Bruxelles : De Boeck, 2012. Info & Com, p.61-86.
95 Ibid.
96 Ibid.
97 KARLSSON, Michael. The immediacy of online news,
the visibility of journalistic processes and a restructuring of journalistic
authority. Journalism, n°12, 2011, p.279-295.
98 LE CAM, Florence. Op.cit.
23
Cette pression temporelle n'est pas sans conséquence
sur la qualité des contenus fournis par les journalistes. Facteur de
stress, le « temps réel » est également un facteur
d'erreur se traduisant, entre autres, par la non-vérification de
l'information en ligne. Par ailleurs, pour Michael Karlsson cité par
Florence La Cam, le temps « rend largement visible pour les internautes le
processus de fabrication de l'information99 » qui sont alors
les témoins des tâtonnements, des nouvelles versions et mises
à jour des contenus journalistiques. Alors que le temps manque aux
producteurs de contenus, les erreurs commises peuvent être
corrigées en ligne rapidement. Néanmoins, celles-ci constituent
l'illustration « d'une forme d'apprentissage constant par l'essai-erreur.
»
Pour Alice Antheaume, la notion de « temps réel de
l'information » reposerait « sur l'idée d'un contrat tacite de
lecture entre le média et son audience et sur la promesse faite à
cette dernière de publier, dès qu'une information survient, un
contenu qui en rende compte100 ». Mais au-delà de
répondre à l'appétit d'internautes qui peuvent
désormais consulter une information partout et tout le temps notamment
grâce au développement des smartphones,
l'immédiateté est également encouragée par
l'observation constante de ses concurrents en ligne101 . Florence Le
Cam note, au même titre que Baisnée et Marquetti qui se sont
intéressés aux chaînes d'information en continu, que
surveiller l'activité en ligne de ses concurrents permet de
repérer une information qui n'aurait pas été
publiée dans son propre fil d'actualité. Au-delà du
mécanisme de la « circulation circulaire de l'information » de
Pierre Bourdieu reposant sur l'idée que la concurrence des médias
entraîne paradoxalement leur homogénéisation, l'observation
de la concurrence dans ce contexte de pression temporelle constituerait «
un mimétisme [...] dans le repérage des alertes, ou des flashs
des dépêches102 ».
Par ailleurs, pris dans la spirale de l'urgence et dans
l'accélération du rythme de production d'information, les
journalistes tendent à s'informer auprès des mêmes sources
d'informations, en l'occurrence les agences de presse103, ce qui
favoriserait une certaine uniformisation des contenus104. Pour
Franck Rebillard, le « retraitement systématique de l'information
» participe également à l'étouffement de la
création de contenus originaux105. En effet, l'auteur observe
que le web est constitué, finalement, davantage de reproductions de
publications initialement prévues pour d'autres supports que de contenus
originaux créés exclusivement pour être diffusés en
ligne. Ainsi, le journalisme en ligne relèverait plus d'un «
processus de retraitement [de l'information] [...] que [d'] activités de
création106 ».
Face à cette diffusion massive en quasi-temps
réel de l'information et à l'uniformisation des contenus, on
observe un retour à des médias s'inscrivant dans le temps, qu'il
s'agisse du temps de production que du temps de consommation. Ces médias
hétérochrones - ainsi désignés par Philippe
99 Ibid.
100 ANTHEAUME, Alice. Op.cit.
101 SONNAC, Nathalie. Op.cit.
102 LE CAM, Florence. Op.cit.
103 Ibid.
104 SONNAC, Nathalie. Op.cit.
105 REBILLARD, Franck, « Du traitement de l'information
à son retraitement. La publication de l'information
journalistique sur l'internet», Réseaux (no 137) [En
ligne]. Mars 2006. [Consulté le 20 novembre 2015] Disponible à
l'adresse : www.cairn.info/revue-reseaux-2006-3-page-29.htm
106 Ibid.
24
Marion - sont caractérisés par un « temps
de réception qui n'est pas programmé par le
média107 ». Pour Marion, ces médias
hétérochrones en opposition aux médias homochrones
(télévision, cinéma, radio) permettent au «
destinataire [...] d'imaginer et de gérer la durée de sa
réception du message ». Marion ajoute que « gérer la
durée du message, c'est le construire à sa façon, combler
des vides. Mais en comblant ces vides médiatiques, on se projette, on
co-construit le message par une sorte d'absorption singulière ».
En réaction à ce « temps réel en
ligne [qui] colle au temps réel de la vie » et «
s'égrène à la même cadence que celle de la trotteuse
d'une montre108 », se développe la volonté d'un
retour à la lenteur, voire à la déconnexion, que ce soit
de la part des consommateurs d'information que des producteurs de contenus. En
atteste la naissance aux États-Unis du Slow web movement en
2010 dont la philosophie est que chaque internaute devrait avoir une vie
plutôt que d'être esclave du temps réel109.
À peu près au même moment, on revendiquait également
le droit à la lenteur dans le domaine des médias avec le Slow
media.
1.3.2- Un journalisme qui s'inscrit a priori dans le
concept de Slow media
En réaction aux fast-news à « une
époque où l'information file à la vitesse de
l'éclair, mais ne laisse pas toujours le temps de
réfléchir et de vérifier la véracité des
faits110 » s'est développé le mouvement Slow
media en opposition directe à l'information instantanée,
rapide et dénuée d'analyse.
En 2010, trois allemands coécrivent le manifeste du
Slow media : Sabria David, chercheuse spécialisée dans
les médias, le sociologue Benedikt Köhler, et Jörg Blumtritt,
chercheur et analyste de marché. Revenant sur l'évolution du
mouvement et son impact à travers le monde dans un article publié
en 2015, Sabria David souligne que ce manifeste relève avant tout d'un
travail collaboratif s'appuyant sur des conversations Twitter entre chercheurs
qui se sont poursuivies lors de conférences. Le manifeste repose
également sur des articles de blogs et leurs commentaires111.
Elle rappelle également que ce manifeste a été
rédigé en réaction à un débat stérile
opposant les partisans des médias en ligne à ceux des
médias imprimés, chacun considérant sa solution comme
étant celle qui répondrait aux bouleversements causés par
le numérique dans le domaine des médias.
107 MARION, Philippe. Narratologie médiatique et
médiagénie des récits. Recherches en
communication, n° 7, 1997. p.61-88. [En ligne]. [Consulté le
31 janvier 2016]. Disponible sur :
http://sites.uclouvain.be/rec/index.php/rec/article/viewFile/1441/1291
108 ANTHEAUME, Alice. Op.cit.
109 The Slow web movement - A progressive way forward. [En
ligne]. http://theslowweb.com/ [Consulté le 01 février
2016].
110 MEURET, Isabelle. Le Journalisme littéraire à
l'aube du XXIe siècle : regards croisés entre mondes anglophone
et francophone. Contextes. [En ligne]. 16 mai 2012. [Consulté
le 12 octobre 2015] Disponible à l'adresse :
https://contextes.revues.org/5376
111 DAVID, Sabria. The Slow media Manifesto and Its Impact on
Different Countries, Cultures, and Disciplines. Acta Univ. Sapientiae,
Social Analysis. [En ligne] 2015 [Consulté le 31 janvier 2016]
Disponible à l'adresse :
http://www.acta.sapientia.ro/acta-social/C5-1/social51-08.pdf
25
Le terme Slow media fait référence au
mouvement Slow Food créé à l'initiative de Carlo
Petrini en réaction à l'important développement de la
restauration rapide. En effet, le Slow Food naît en Italie en
1986, en réaction à la construction d'un Mac Donald en plein
centre de Rome. À travers le Slow Food, Petrini défend
le droit à la consommation d'une cuisine raisonnée, accessible
à tous et dont le temps de préparation est
considéré comme l'ingrédient indispensable à des
repas de qualité. Désormais reconnu à l'échelle
internationale par la FAO112, le mouvement incite les consommateurs
à s'intéresser à l'origine des aliments, prône la
production locale, et ce, tout en défendant le plaisir de consommer une
nourriture de qualité113. Le Slow Food s'est par la
suite appliqué à l'urbanisme, à la mode, à
l'agriculture et à bien d'autres domaines.
Sabria David attire notre attention sur le caractère
transnational du manifeste dédié au Slow media :
« The Slow media Manifesto was written in German,
picked up an Italian concept of slowness, and referred to Anglophone
publications. So, the Slow media Manifesto had, from its beginning, an
intercultural and discursive character : it is the result of conversations and
wants to talk to people114».
Suscitant un intérêt à travers le monde,
essentiellement dans l'hémisphère nord ainsi qu'en Afrique du
Sud, au Brésil et en Australie, David conclue en indiquant que le
concept de Slow media est un phénomène
interdisciplinaire et interculturel : « The Slow media discourse is a
cross-cultural and interdisciplinary phenomenon115 ».
Seulement un mois après sa publication, soit en
février 2010, le manifeste fut traduit en français. La même
année, en novembre, Sabria David est invitée à participer
à une conférence dédiée au Slow media, slow
info, slow journalism aux Assises du journalisme de
Strasbourg116, aux côtés des journalistes David
Dufresne (auteur du webdocumentaire Prison Valley) et Patrick de
Saint-Exupéry (directeur de la publication de la revue XXI).
Cette invitation illustre bien l'intérêt de la part des
professionnels du journalisme et des chercheurs en communication pour ce
concept.
Si l'on se penche plus concrètement sur ce manifeste
réunissant quatorze articles, on peut observer que leurs auteurs
projettent de manière quelque peu floue que durant la seconde
décennie du XXIe siècle, les gens - ainsi vaguement
désignés - seront moins à la recherche de nouvelles
technologies
112 Organisation des Nations unies pour l'alimentation et
l'agriculture.
113 Slow Food France. [En ligne]. http://www.slowfood.fr/
[Consulté le 31 janvier 2016].
114 DAVID, Sabria. Op.cit.
« Le manifeste du Slow media a été
rédigé en Allemagne, s'inspire d'un concept italien de la lenteur
et fait référence à des publications anglophones. Le
manifeste du Slow media a donc, depuis ses débuts, une
caractéristique interculturelle et discursive : c'est le résultat
de conversations et de la volonté d'échanger avec les gens.
»
115 Ibid.
« Le discours du Slow media est un
phénomène interculturel et interdisciplinaire. »
116
Journalisme.com. Programme des
Assises du journalisme. 4e édition. « Du bruit ou de
l'info ? ». [En ligne]. 1er mars 2011. [Consulté le 31 janvier
2016]. Disponible à l'adresse :
http://www.journalisme.com/les-editions-precedentes/les-assises-2010/110-actualites-des-assises-2010/975-tlchargez-le-programme-complet-des-assises
26
permettant de produire plus vite et à moindre
coût, qu'à la recherche de réactions politiquement,
culturellement et socialement appropriées à la révolution
médiatique117.
Dans une dimension artistique, ce document constitue bien un
manifeste dans la mesure où il s'agit d'une « déclaration
écrite dans laquelle un artiste ou un groupe d'artistes expose une
conception ou un programme artistique118 ». Ici, le manifeste
ne propose pas un programme d'actions concrètes, mais plutôt un
cadre conceptuel. Les coauteurs expriment davantage une idéologie, au
sens entendu d'un « ensemble plus ou moins cohérent [d']
idées [...] propres à une époque, une
société, une classe et qui oriente l'action119 ».
Mais même si nous considérons ce document dans sa dimension la
plus idéologique et philosophique - le manifeste évoquant
même « l'aura » du Slow media - certains articles du
manifeste suscitent quelques interrogations et illustrent par la même
occasion ses limites.
Dans leur quatrième article, les auteurs
évoquent la « qualité palpable » du Slow media.
Il se démarquerait de ses homologues médiatiques au rythme
plus rapide et aux contenus de courte durée par des interfaces «
premium » et des design inspirants. Les auteurs du manifeste soulignent,
à juste titre, que les médias lents ne représentent pas
nécessairement quelque chose de nouveau sur le marché. Cependant,
ils évoquent le fait que ces médias recherchent davantage
à améliorer des interfaces fiables, robustes et accessibles
répondant aux habitudes de consultation des utilisateurs. Mais de quelle
interface parle-t-on ? Quel est son support ? Si le terme « accessible
» est clair, qu'entend-on cependant par « fiable » et «
robuste » ?
Par ailleurs, malgré sa vision « progressiste et
non réactionnaire », le manifeste donne l'impression de situer le
Slow media en opposition aux autres médias. Ce manque de
précision participe au risque de légitimer un média
plutôt qu'un autre et de réduire les médias «
traditionnels » à des médias dépourvus de valeurs et
sans éthique journalistique. En effet, dans son huitième article,
le manifeste évoque le fait que « les Slow media
respectent leurs usagers » et « ont une bonne idée de
l'ironie et de la complexité de leurs utilisateurs ». De plus, les
médias lents ne méprisent, ni ne se soumettent à leur
public. Doit-on supposer que les médias plus traditionnels ne
respecteraient pas leur public ?
Il demeure cependant intéressant, à travers ce
manifeste, de se pencher sur les objectifs et les revendications qui se
dégagent du concept de Slow media.
D'une part, le Slow media a pour objectif de
s'inscrire dans le temps, qu'il s'agisse du temps de production des contenus
que du temps de consommation de l'information par le lecteur. Par ailleurs, le
manifeste du Slow media souligne que ce concept dépend du
progrès technologique et d'une société connectée,
puisque c'est à cause de l'accélération du rythme de
production que le débat sur la lenteur a été possible.
D'autre part, le Slow media défend des
contenus de qualité, qu'il s'agisse de la forme comme du fond. Il
s'inscrit dans une démarche esthétique ayant pour objectif d'une
part de répondre aux
117 Slow media. The Slow media Manifesto. [En ligne].
2 janvier 2010. [Consulté le 31 janvier 2016] Disponible à
l'adresse :
http://en.slow-media.net/manifesto
118 Le Trésor de la langue française
informatisé. Définition de « manifeste ». [En
ligne]. [Consulté de 31 janvier 2016]. Disponible à l'adresse
:
http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?12;s=3141858315;r=1;nat=;sol=1;
119 Le Trésor de la langue française
informatisé. Définition de « idéologie».
[En ligne]. [Consulté de 31 janvier 2016]. Disponible à
l'adresse :
http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?11;s=1921905675;r=1;nat=;sol=0;
27
besoins de l'utilisateur en matière de confort de
lecture et d'autre part, de valoriser les contenus tout en portant une
attention particulière à l'évaluation des sources
exploitées. De plus, la dimension humaine revendiquée par le
Slow media en matière de production de contenus a pour objectif
de participer à la qualité de celui-ci.
Enfin, le rôle du lecteur et sa prise en compte
constituent le dernier point essentiel de ce manifeste. En effet, le Slow
media a pour objectif de favoriser le débat et d' « alimenter
les conversations » sur les médias sociaux, notamment à
travers des contenus « discursifs». Ainsi, le Slow media
vise à encourager une consommation « active » des
médias, en opposition à une consommation passive. Il s'agit
d'inciter les usagers, que le manifeste désigne par « prosumers
», à « déterminer ce qu'ils veulent consommer et
produire comme contenus, et de quelle manière ».
Revendiquant le droit à la lenteur, privilégiant
les formats longs et plaidant pour un journalisme qualitatif, éthique,
esthétique et respectueux de ses lecteurs, le manifeste, envisagé
dans sa dimension philosophique, a le mérite de proposer de
manière sous-jacente une réflexion sur les valeurs du
journalisme, sur la production de contenus de qualité et la consommation
de l'information, et plus globalement, sur l'avenir des médias.
Alors que le Slow media suscite de
l'intérêt depuis 2010 auprès des professionnels de
l'information, il semble que le journalisme narratif, de par ses
caractéristiques, s'inscrive dans ce concept de média lent. Il
s'agit, donc, de se pencher plus concrètement sur ce regain
d'intérêt pour le journalisme long format depuis ces
dernières années.
1.3.3- Le journalisme narratif en France depuis 2008 : des
mooks aux pure players
Si, comme le rappelle Isabelle Meuret, le long format n'est
pas quelque chose de nouveau, celui-ci « se diversifie et se
réinvente grâce aux nouvelles technologies et au succès des
magazines et des revues120 ». En effet, en proposant une presse
de qualité répondant à une temporalité
différente, les titres relevant du long format se distinguent par leur
identité forte tant liée au fond qu'à la forme du
média. « En s'écartant du domaine de l'information
instantanée [...] le format long [...] remet au centre des
priorités la qualité du texte, le respect du sujet, et la prise
en compte du lecteur ».
Par ailleurs, Isabelle Meuret précise que si la place
accordée au long format a diminué de manière croissante
dans un contexte où il faut produire plus en moins de temps, «
l'essoufflement du format long est imputable davantage à des facteurs
économiques, plutôt qu'à un désintérêt
des lecteurs pour un journalisme de qualité, fruit d'une longue
maturation, basé sur une recherche approfondie, et à
l'écriture soignée121 ».
En janvier 2008 est publié le premier numéro de
la revue XXI, dont Laurent Beccaria est le directeur de la publication
et Patrick de Saint-Exupéry est le rédacteur en chef. Revue
trimestrielle, XXI se revendique du journalisme narratif puisqu'elle
cite dans son premier éditorial « la figure mythique d'Albert
Londres » et ajoute que « XXI se consacre à la
narration ». Les responsables de la revue
120 MEURET, Isabelle. Op.cit.
121 Ibid.
28
précisent : « Nous ne publions ni fictions ni
analyses. La qualité du regard est essentielle122 ». La
revue défend également sa dimension littéraire : «
XXI rassemble tous les talents du reportage : des romanciers aguerris
qui aiment raconter le réel, des journalistes de talent qui savent
écrire au long cours, des photoreporters de terrain123
». Alors que « XXI est un pari fou » pour leurs
créateurs, la revue connaît un succès considérable
puisque depuis son apparition, 45000 à 50000 exemplaires sont vendus
pour chaque numéro selon les responsables de la revue124.
Référence en matière de journalisme narratif et long
format, XXI a par ailleurs ouvert la voie à d'autres titres de
presse relevant d'un journalisme au long cours.
En effet, une vague de mooks - contraction de
book et magazine - se revendiquant du « narrative
writing », « ce journalisme de récit qui prend le temps
d'aller voir et qui emporte le lecteur dans la lecture125 »
s'est développé à partir de 2008 dans le paysage
médiatique européen. Vendus en librairie et non kiosques, ces
mooks s'apparentent à des livres. Marie Vanoost cite la revue
Feuilleton. Créée en 2011 par Adrien Bosc, elle «
propose principalement des traductions d'articles narratifs publiés
outre-Atlantique126 ». À noter que la revue
présente une collection « Feuilleton Non-Fiction »
dédiée à des enquêtes « qui se lisent comme des
romans », et une collection « Feuilleton Fiction », celle-ci
consacrée à la littérature
étrangère127. Également créée en
2011, la revue bisannuelle 6 Mois se consacre, quant à elle,
à des récits journalistiques s'appuyant sur la photographie de
presse.
Marie Vanoost rappelle qu'« il ne faudrait pas pour
autant associer trop rapidement mooks et journalisme narratif. Si
plusieurs des ces publications s'inscrivent dans une démarche narrative,
d'autres se positionnent dans un registre plus analytique [...] ou
présentent des modèles mixtes128 ». C'est le cas
des revues Usbek & Rica et We Demain respectivement
nées en 2010 et 2012, et dont les sujets s'articulent autour de
l'évolution de nos sociétés et du futur.
Le journalisme narratif s'est également
développé sur le web. En décembre 2012, l'article du
New York Times « Snow Fall » a ouvert la voie, mais
a surtout légitimé le long format sur le web en prouvant que l'un
et l'autre n'étaient pas incompatibles. Saluée par les
professionnels du journalisme, cette production multimédia raconte
l'histoire d'un groupe de skieurs surpris par une avalanche. Captivant le
lecteur par la convocation de contenus de natures différentes
(infographies animées, vidéos, photographies) l'article a
attiré en quelques jours des milliers de lecteurs. La durée
moyenne de consultation de l'article était de douze
minutes129.
122 VANOOST, Marie. Op.cit.
123 XXI. Qui sommes-nous ? [En ligne]. [Consulté
le 2 février 2016].
http://www.revue21.fr/qui-sommes-nous/.
124 Ibid.
125 LEMENAGER, Grégoire. Le monde passé en revue.
Interview de Laurent Beccaria. Bibliobs. [En ligne]. 16 janvier 2008.
Mis à jour le 13 mai 2009. [Consulté le 3 février 2016].
Disponible à l'adresse :
http://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20080116.BIB0626/le-monde-passe-en-revue.html
126 VANOOST, Marie. Éthique et expression de
l'expérience subjective en journalisme narratif. Sur le
journalisme, vol. 2, n°2. [En ligne]. 15 décembre 2013.
[Consulté le 31 décembre 2015]. Disponible à l'adresse :
http://surlejournalisme.com/rev/index.php/slj/article/view/102/44
127 Feuilleton. Présentation. [En ligne].
[Consulté le 5 février 2016.] Disponible à l'adresse :
http://www.editions-du-sous-sol.com/feuilleton/presentation/
128 VANOOST, Marie. Op.cit.
129 ANTHEAUME, Alice. Op.cit.
29
Pour Alice Antheaume, le web n'est pas le « royaume du
court et du bref130 ». Max Linsky, créateur de
Longform131, un site web proposant quotidiennement une
sélection de productions journalistiques long-format, le confirme :
« 99 % de nos lecteurs vont jusqu'au bout de l'article, il y a une vraie
opportunité à miser sur des formats de 10.000 signes au
moins132 ». Mais pour Max Linsky, l'essentiel est moins la
longueur de l'article que la qualité de l'histoire. Il précise au
sujet de la quantité d'articles sélectionnés par jour :
« nous avons compris que la limite a du bon. Il faut une quantité
quotidienne «digérable» par les lecteurs ». Alice
Antheaume ajoute que, si les internautes ressentent le besoin de se
déconnecter, car ils sont saturés d'informations et que «
[...] le droit à être déconnecté [et] à se
déconnecter devient une revendication massive en réaction au
temps réel, le journaliste numérique devra s'y
adapter133 ».
En France, des pure players ont fait leur apparition
en l'espace de très peu de temps. En effet, des titres comme Le
Quatre Heures, Ulyces, Ijsberg, ou Les Jours ont été
créés entre 2013 et 2016. Proposant des reportages long-format,
ces pure players défendent l'exploitation des
possibilités qu'offre le web en matière de narration. Alors
qu'Ulyces se réclame ouvertement du journalisme
narratif134, Le Quatre Heures et Ijsberg mettent
plus en avant la notion de temps et de format éditorial. En effet,
Le Quatre Heures se désigne comme étant un média
de « slow info » et a pour ambition de «
réconcilier web et grand reportage135 ». Les membres de
l'équipe d'Ijsberg, quant a eux, sont « persuadés
qu'il faut faire cohabiter plusieurs temps d'information, avec, à
chacun, son format136 ». Ijsberg ne relève donc
pas exclusivement du concept de Slow media, mais propose
différents formats que le lecteur peut consommer « Promptement
», « Calmement » ou « Lentement ». Ce dernier temps de
lecture s'appuie ainsi sur de grands reportages. Quant au pure player Les
Jours, celui-ci défend un traitement de l'actualité en
profondeur, se déployant dans le temps.
Ainsi, l'intérêt pour le journalisme de temps
long et notamment pour le journalisme narratif s'illustre par le nombre de
titres apparut depuis 2008 en France. Par ailleurs, il semble que cet
intérêt constitue une réaction à la surabondance de
l'information qui tend à étouffer la création de contenus
originaux. À l'inverse des médias délivrant de
l'information de manière continue, les titres cités plus haut
invitent à prendre le temps de consommer l'information, de la comprendre
et découvrir des sujets loin des radars des médias
traditionnels.
Toutefois, si ces pure players semblent a priori
s'inscrire dans le concept de Slow media, il s'agit
désormais de se pencher concrètement sur leurs revendications,
leur fonctionnement ainsi que sur leur stratégie éditoriale mise
en oeuvre afin de comprendre précisément en quoi ils se
distinguent des médias en ligne plus traditionnels.
130 Ibid.
131 Longform. Disponible à l'adresse :
http://longform.org/
132 Ibid.
133 ANTHEAUME, Alice. Op.cit.
134 Ulyces. Qui sommes-nous ? [En ligne].
[Consulté le 5 février 2016]. Disponible à l'adresse :
http://www.ulyces.co/qui-sommes-nous/
135 Le Quatres Heures. Présentation. [En ligne].
[Consulté le 5 février 2016]. Disponible à l'adresse :
https://lequatreheures.com/presentation/
136 Medium. Un meilleur journalisme est possible (manifeste
d'Ijsberg). [En ligne]. 13 mars 2014. Mis à jour le 3 novembre
2015. [Consulté le 5 février 2016]. Disponible à l'adresse
:
https://medium.com/making-of/un-meilleur-journalisme-est-possible-d12f86117011#.oq6pni6cy
30
Deuxième partie
Données récoltées de
l'étude comparative de deux pure players de temps long : Le Quatre
Heures et Les Jours.
Alors que l'attention d'un lecteur est a priori plus
volatile sur le support web, il convient de s'interroger sur les
stratégies mises en oeuvre par des pure players proposant des
contenus long-format pour capter l'attention de l'internaute. Pour ce faire,
nous nous appuierons sur une étude contrastive de deux pure
players, Le Quatre Heures et Les Jours.
Dans un premier temps, nous présenterons la
méthodologie convoquée pour mener à bien cette
étude comparative et déterminerons les objectifs et attentes de
celle-ci afin de baliser le terrain analysé. Alors que la
méthodologie employée repose sur une analyse de contenu
complétée d'entretiens, nous présenterons le corpus retenu
pour cette étude contrastive ainsi que les outils mobilisés pour
élaborer notre la grille d'analyse.
Par ailleurs, nous préciserons les
caractéristiques des pure players retenus, en nous appuyant
à la fois sur les entretiens passés auprès des
professionnels des deux médias, mais également sur nos
observations personnelles. Ces caractéristiques portent sur la forme et
le fond des pure players, sur leurs revendications et motivations
respectives, ainsi que sur leur manière de travailler.
Enfin, nous présenterons les données issues de
notre analyse de contenus. Notre objectif sera de repérer les
éléments permettant de comprendre en quoi ces contenus
s'inscrivent dans le registre narratif tout en s'interrogeant sur l'apport du
web au sein de ces productions journalistiques.
31
2.1- Présentation de la méthodologie
convoquée pour l'étude comparative
2.1.1- Objectifs et attentes de l'étude
comparative
Depuis 2013, de nombreux pure players français
ont vu le jour. Leurs revendications s'articulent autour d'une information de
qualité et payante, des formats innovants et longs et l'adoption d'un
temps de l'information allant à l'encontre des médias de flux et
des réseaux sociaux.
D'une part, le développement de tels médias pose
question dans la mesure où ceux-ci proposent des contenus long format
sur le web, alors que l'attention d'un utilisateur est a priori plus
volatile sur ce support. D'autre part, lorsque la presse grand public parle du
développement de ces médias en ligne, celle-ci les associe
souvent au concept de Slow media, « slow info », ou
« slow journalisme ». Mais cette association de journalisme
long format et concept de Slow media est-elle pertinente ? Pourquoi
associer un concept, dont le manifeste a été rédigé
en 2010, à une forme de journalisme héritier d'un genre
journalistique datant de la fin du XIXe siècle ? Que dire du
fait qu'une terminologie mobilise la dimension temporelle (slow) et
l'autre, la dimension spatiale (long) ? Par ailleurs, est-ce que les pure
players qui exploitent les possibilités du web pour raconter des
histoires long-format se présentent-ils eux-mêmes comme des
Slow media ?
Ainsi, c'est à travers une analyse comparative de deux
pure players français, Le Quatre Heures et Les
Jours, que nous souhaitons interroger cette association entre Slow
media et journalisme long-format, et plus précisément le
journalisme narratif.
Dans un premier temps, nous procéderons à une
analyse de contenus issus de ces deux pure players, en s'appuyant tant
sur le fond que sur la forme des productions. Il s'agit d'une part de dresser
les caractéristiques qui permettent d'identifier ces contenus comme
relevant du registre narratif ; et d'autre part, de s'interroger sur ce
qu'apporte le web à ce type de contenus journalistiques.
De plus, nous réaliserons des entretiens auprès
des fondateurs des deux pure players pour en savoir davantage sur
leurs revendications et sur leur manière de travailler. Comment les
professionnels du journalisme exploitent-ils le web pour « capter,
séduire, emporter dans l'histoire [le lecteur] 137» ?
Comment sont conçus les reportages publiés par les pure
players ? À quels choix éditoriaux sont soumis les contenus
? Ces derniers répondent-ils à un cahier des charges
précis ? Nous tenterons de dégager des invariants dans la
stratégie de contenus de chacun des médias, mais également
de recueillir leurs partis pris dans la mise à disposition de
l'information.
Par ailleurs, en s'appuyant sur les entretiens passés
ainsi que sur les données de notre analyse de contenu, on s'interrogera
sur le rapport entre le journalisme narratif et le concept de Slow
media. Nous tenterons ainsi de dégager des tendances
d'évolution du Slow media selon trois axes d'analyse : la
terminologie du concept et les différentes interprétations dont
il fait l'objet ; son processus (qui emploie le terme, qui ne l'emploie pas,
pourquoi, ceux qui l'employaient il y a deux ans envisagent-ils le concept
toujours de la même manière ?) Enfin, on s'interrogera sur les
effets
137 VANOOST, Marie. Éthique et expression de
l'expérience subjective en journalisme narratif. Sur le
journalisme, vol. 2, n°2. [En ligne]. 15 décembre 2013.
[Consulté le 31 décembre 2015]. Disponible à l'adresse :
http://surlejournalisme.com/rev/index.php/slj/article/view/102/44
32
que produit le concept auprès des professionnels du
journalisme et nous verrons si des médias plus « traditionnels
» tendent à exploiter le Slow media, du moins un
journalisme long format.
Ainsi, à travers cette étude comparative, il
s'agit, de mettre en tension un concept encore récent et sujet à
diverses interprétations, avec un genre journalistique à part
entière inscrit dans l'histoire du journalisme, mais dont la
présence sur le web interroge.
2.1.2- Corpus retenu pour l'étude comparative
Nous rappelons que le journalisme long format, faisant l'objet
d'une association avec le concept de Slow media, recouvre
différents genres journalistiques comme l'analyse, l'enquête ou le
reportage. Nous nous concentrerons sur ce dernier genre qui relève du
journalisme narratif et dont nous avons dressé les
caractéristiques en première partie.
Pour cette étude contrastive, nous avons
convoqué Le Quatre Heures dans la mesure où ce
média en ligne est une référence en matière de
journalisme narratif sur le web. De plus, celui-ci est présenté
par ses fondateurs comme un média de « slow info ». De fait,
Le Quatre Heures est cité de manière systématique
lorsque l'on parle de Slow media. Créée à
l'initiative d'étudiants du Centre de Formation des Journalistes
à Paris, la version pilote du Quatre Heures a été
lancée en mai 2013.
Par ailleurs, la création du Quatre Heures
s'est suivie d'une vague de pure players proposant des contenus
long format. On peut citer notamment Ulyces138 (2014),
Tortuga magazine139 (2014), 8e
étage140 (2014), Le Zéphyr141
(2015) ou encore L'Imprévu142 (2015). Si ces
pure players possèdent une stratégie éditoriale
unique, tous considèrent le temps comme un gage de qualité et se
présentent comme une alternative aux médias d'information en
continu. Par ailleurs, certains pure players s'inscrivent
intégralement dans le journalisme narratif en proposant exclusivement
des reportages. C'est le cas du Quatre Heures et d'Ulyces.
D'autre part, nous avons sélectionné le pure
player Les Jours. Ce média a été lancé en
février 2016 par huit anciens journalistes de
Libération. Envisageant également le temps comme un
ingrédient indispensable à des contenus de qualité, ce
média ne propose pas uniquement des reportages comme Le Quatre
Heures. En effet, Les Jours varie les genres avec des
enquêtes, analyses et reportages. Par ailleurs, bien que le média
propose des contenus long-format nécessitant un temps de production
important, Les Jours ne se considère pas pour autant comme un
Slow media. En effet, alors que le média publie des articles au
quotidien, ses fondateurs se situent davantage dans le « deep
», la profondeur. C'est ce positionnement qui a retenu notre
attention pour interroger l'association faite ces dernières
années entre journalisme long format, dont le journalisme narratif fait
partie, avec le concept de Slow media.
138 Ulyces - éditeurs d'histoires vraies.
http://www.ulyces.co/
139 Tortuga Magazine - Derrières les gros titres, de
grandes histoires. https://tortugamagazine.fr/
140 8e étage - Différencier l'information de
l'actualité. https://8e-etage.fr/
141 Le Zéphyr. http://www.lezephyrmag.com/
142 L'Imprévu. https://limprevu.fr/
33
Par ailleurs, il nous a semblé intéressant
d'interroger les visions des fondateurs de ces deux pure players dans
la mesure où Le Quatre Heures a été
créé par un groupe d'étudiants et que les membres des
Jours, dont l'expérience professionnelle est plus longue,
sont issus d'un journal papier ayant connu l'arrivée du
numérique à la fin des années 1990.
Notre analyse de contenu s'appuie sur deux reportages du
Quatre Heures et Les Jours. Puisque cette analyse comparative
s'attache à la forme comme au fond des contenus, nous avons
sélectionné un article par média dont la thématique
est identique. Ainsi, les deux articles retenus traitent de l'éducation
nationale, et plus précisément de la scolarité
d'élèves en classe de 3e dans des collèges
classés REP (réseau d'éducation prioritaire).
Le reportage du Quatre Heures a été
publié en décembre 2014 et s'intitule « Sur les bancs des
quartiers nord143 ». Réalisé par Marine Courtade
et Ulysse Mathieu, ce reportage est le fruit d'une immersion d'un mois au sein
d'un collège des quartiers nord de Marseille. On y traite des choix
d'orientation des collégiens, de la vie des élèves au sein
de l'établissement, mais également de leur situation sociale et
familiale.
Le reportage issu du média Les Jours s'inscrit
quant à lui dans une série dédiée aux «
années collège144». La journaliste Alice
Géraud et le photographe Simon Lambert ont choisi de s'immerger dans un
collège populaire situé au nord de Paris pendant toute une
année scolaire. La série se compose d'une vingtaine d' «
épisodes » publiés depuis le 8 novembre 2015. C'est donc sur
le long terme que le sujet est traité. Nous retiendrons un «
épisode » parmi ceux publiés, tout en veillant à
l'inscrire dans son contexte. L' « épisode » retenu s'intitule
« Le choix des orientés145 » et a été
publié le 25 mars 2016. Nous avons sélectionné celui-ci
dans la mesure où il traite, comme celui du Quatre Heures, de
l'orientation des élèves, de leur choix, mais également de
l'avis des professeurs à l'égard de leurs ambitions
professionnelles.
2.1.3- Appuis théoriques et présentation de
la grille d'analyse ? Appuis théoriques
Pour constituer notre grille d'analyse permettant d'interroger
les contenus journalistiques sélectionnés, nous convoquerons
différents domaines de recherche.
En effet, dans la mesure où cette grille relève
d'une analyse de contenu, nous nous appuierons sur l'ouvrage de Laurence Badin,
L'analyse de contenu. L'objectif est d'en dégager des
éléments méthodologiques clés qui nous guideront
dans notre démarche analytique.
143 COURTADE, Marine. MATHIEU, Ulysse. Sur les bancs des
quartiers nord. Le Quatre Heures. [En ligne]. 3 décembre 2014.
[Consulté le 05/01/2016]. Disponible à l'adresse :
https://lequatreheures.com/episodes/sur-les-bancs-des-quartiers-nord-marseille/
144 GÉRAUD, Alice. LAMBERT, Simon. Les années
collège. Les Jours. [En ligne]. 8 novembre 2015.
[Consulté le 20 février 2016]. Disponible à l'adresse :
http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/
145 GÉRAUD, Alice. LAMBERT, Simon. Le choix des
orientés. Les Jours. [En ligne]. 25 mars 2016. [Consulté
le 30 mars 2016]. Disponible à l'adresse :
http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/
34
Par ailleurs, nous dresserons une partie des critères
constituant la grille d'analyse en nous appuyant sur la définition du
récit dans le journalisme narratif par Marie Vanoost. Au regard de nos
lectures sur ce genre journalistique à part entière, nous
envisageons la définition de Marie Vanoost comme étant la plus
complète. En effet, celle-ci fait la synthèse des
définitions antérieures issues essentiellement des sciences de
l'information et de la communication tout en les articulant au champ de la
narratologie pour mieux comprendre les mécanismes, les enjeux et les
effets du journalisme narratif. Ainsi, Marie Vanoost identifie le rôle du
récit en journalisme narratif de la manière suivante :
« Le récit, en journalisme narratif, utilise des
techniques d'écriture littéraires pour rendre compte d'une
histoire réelle où des personnages déploient leurs actions
dans le temps et dans un cadre spatial. Cette histoire est mise en forme - par
un narrateur qui possède une voix propre, personnelle - de
manière à créer un récit organisé et capable
de simuler une forme d'expérience pour ses lecteurs. La mise en
récit est orientée par une volonté manifeste de capter et
garder l'intérêt de ces lecteurs, avec pour but final de leur
offrir une compréhension plus profonde du réel dans lequel ils
vivent. Le récit est donc soumis à une exigence de
précision factuelle, qui s'ancre principalement dans les
démarches de reportage menées par le journaliste ».
(Vanoost, 2013 : 152)
Nous ferons également appel à l'analyse de
Jacques Mouriquand sur l'habillage des articles journalistiques issue de son
ouvrage intitulé L'écriture
journalistique146. Partant du constat que « l'habit fait
le moine » en journalisme, Jacques Mouriquand dresse une liste des
éléments fondamentaux qui structurent un contenu journalistique.
Bien que l'auteur s'appuie sur la presse papier, nous convoquerons ses travaux
dans la mesure où l'auteur démontre que « les soins
portés à l'apparence des articles n'ont jamais fait l'objet
d'autant d'attention147 » et que rien n'est laissé au
hasard.
Enfin, notre grille d'analyse s'appuiera en grande partie sur
la typologie narratologique de Gérard Genette afin de mieux comprendre
la manière dont sont utilisées les « techniques
d'écriture littéraires pour rendre compte d'une histoire
réelle148 ». À ce titre, et pour une meilleure
compréhension de notre grille d'analyse, il convient de distinguer les
trois entités fondamentales abordées en narratologie :
l'histoire, le récit, et la narration. L'histoire correspond à
des événements ou actions. La narration constitue le fait de
raconter ces événements, et ce, à travers un récit
pouvant prendre forme sur différents supports : texte, image, son.
? Structuration de la grille d'analyse
La grille d'analyse s'articule autour de quatre axes d'analyse
: une description générale des documents retenus, l'analyse de la
forme, l'analyse du récit, et l'analyse de la narration. Il convient de
préciser que ces axes d'analyse n'ont pas vocation à être
traités de manière séparée. Au contraire, ceux-ci
sont envisagés de manière complémentaire.
146 MOURIQUAND, Jacques. L'écriture
journalistique. 4e éd., Paris : Presses Universitaires
de France, 2011. 128 pages. Que sais-je ?
147 MOURIQUAND, Jacques. L'écriture
journalistique. 4e éd., Paris : Presses Universitaires
de France, 2011. Chapitre VI - L'habillage des articles, p.103-117.
148 VANOOST, Marie. Op.cit.
Le premier champ « Description générale du
document » a pour objectif d'inscrire le reportage dans son contexte,
qu'il s'agisse du contexte de réalisation du reportage que de sa mise en
ligne. Ce champ permet également d'identifier précisément
le sujet traité et son rapport avec l'actualité. Identifier
l'histoire nous permettra d'en savoir plus sur l'angle choisi par le reporter.
Nous nous pencherons également sur la place qu'occupent les deux
reportages au sein de leur site respectif et comment l'internaute y
accède.
Le second champ concerne la « Forme » des
reportages. Il s'agit d'observer leur l'aspect visuel : typographie,
utilisation de couleurs ou non, éléments structurant le
récit (titres, sous-titres, mises en exergues, etc.), nature des
médias convoqués. Par ailleurs, nous nous concentrerons sur la
« lecture web » du reportage afin d'identifier les
événements qui surviennent durant le déroulé du
récit par l'internaute. Nous veillerons également à
repérer tous types d'éléments interactifs en nous
interrogeant sur ce qu'ils apportent aux deux récits.
Le champ « Récit » a pour but d'identifier le
cadre spatio-temporel des reportages, ainsi que les personnages qui y «
déploient leurs actions149 ». Il s'agit également
de s'interroger sur le rôle de ces derniers dans le récit. Enfin,
nous identifierons le schéma narratif et plus précisément
le schéma quinaire que Marie Vanoost évoque lorsqu'elle rappelle
les fondamentaux du récit.
Enfin, nous nous pencherons également sur la «
Narration » des deux reportages en s'appuyant sur la typologie
narratologique de Gérard Genette150. En effet, l'analyse des
différents discours (narrativisé, transposé,
rapporté) utilisés, nous permettrons d'observer la distance entre
le narrateur, donc le journaliste, et l'histoire elle-même. Par ailleurs,
la typologie dressée par Genette sur la fonction du narrateur nous
permettra d'évaluer le degré d'intervention du narrateur dans le
récit. Dans cette même logique, nous interrogerons
également l'instance narrative, c'est-à-dire, l'articulation
entre la voix du narrateur, la focalisation de celui-ci et le temps de la
narration employé, afin de mieux comprendre les relations entre le
reporter et l'histoire qu'il raconte. L'étude de la vitesse narrative
permettra de repérer les éléments de l'histoire dont le
journaliste fait abstraction, ou au contraire qu'il met en avant. Enfin, nous
nous interrogerons sur le rôle des différents médias au
sein de la narration. Il s'agit en effet de comprendre si ceux-ci font partie
intégrante de la narration, ou bien s'ils sont employés pour
illustrer ou pour rendre la lecture plus confortable.
35
149 VANOOST, Marie. Op.cit.
150 GENETTE, Gérard. Figures III. Paris : Seuil,
1972.
36
2.2- Les Jours et Le Quatre Heures :
caractéristiques et revendications des deux pure players
2.2.1- Le Quatre Heures : un média de « slow
info »
Lancé officiellement en septembre 2014, Le Quatre
Heures s'articule autour de trois revendications : proposer un journalisme
de qualité en s'appuyant sur le reportage, mettre les
possibilités du web au service du récit journalistique et se
démarquer des autres médias par un temps de l'information
long.
? Fondateurs
Initialement, Le Quatre Heures a été
créé par un groupe d'étudiants du Centre de Formation des
Journalistes (C.F.J.) de Paris en 2013 dans le cadre d'un projet
pédagogique. Les enseignants du CFJ demandent à leurs
étudiants d'imaginer, concevoir puis réaliser le «
média de leurs rêves ». Le projet du Quatre Heures
s'est concrétisé en quelques mois puis a été
mis en ligne de manière temporaire. En décembre 2013, une partie
des étudiants du groupe, alors diplômés, se sont
réunis pour faire « revivre » leur média en
créant une entreprise. La version officielle du Quatre Heures a
été lancée en septembre 2014. L'équipe permanente
compte six membres, également cofondateurs de l'entreprise :
Charles-Henry Groult (directeur de la publication), Amélie Mougey
(rédactrice en chef), Laurène Daycard, Romain Jeanticou, Estelle
Faure, et Benoît Berthelot (tous les quatre journalistes).
? Un média indépendant et
participatif
Les contenus du Quatre Heures sont accessibles via un
abonnement annuel. Une campagne de préabonnement a été
mise en place à partir de mai 2014 pour faire découvrir le
média. Estelle Faure, une des cofondatrices, précise que
l'équipe n'a pas souhaité avoir recours à une campagne de
financement participatif : « [...] nous souhaitions que le public aille
directement voir la version pilote du site, qu'il y ait un lien direct avec le
média, et une réelle implication de sa part151
».
Le média justifie l'accès payant à ses
reportages ainsi : « L'information est partout, gratuitement. C'est celle
que l'on ne trouvera pas ailleurs qui se paie152 [...]».
Toutefois, sept épisodes sont en accès libre.
Les abonnés du Quatre Heures ont
également accès au « Salon », une plateforme permettant
aux lecteurs de commenter et poser des questions à/aux auteur(s) des
reportages.
? Le reportage au service du « slow info
»
Sur sa page de présentation, Le Quatre Heures
insiste sur l'idée d'un rythme de publication plus lent, allant
à l'encontre de l'information en continu diffusée par les sites
d'information et les réseaux sociaux. Le Quatre Heures se
décrit lui-même comme un média de « slow info »
et comme « une pause dans l'information continue, pour prendre le temps de
la rencontre et de
151 Entretien avec Estelle Faure, 05/05/2016. Voir annexe.
152 Ibid.
37
l'approfondissement.153 » Le pure
player propose ainsi un grand reportage tous les premiers mercredis du
mois, à 16h.
Par ailleurs, Estelle Faure indique que le « slow info
» ou Slow media se situe à la fois dans la lecture du
contenu journalistique que dans la réalisation du reportage. Pour la
cofondatrice du Quatre Heures, « le »Slow
media» permet de prendre du recul sur l'actualité et de
l'envisager sous d'autres angles que ceux proposés traditionnellement
dans les médias 154».
Les reportages, appelés « épisodes »
sont accessibles depuis la page d'accueil du site et sont classés de
manière antichronologique selon des « saisons » («
printemps », « été », « automne »,
« hiver »). Le terme est polysémique puisqu'il évoque
également les « saisons » relatives à une série
télévisée, organisée en « épisodes
». On retrouvera cette notion de sérialité chez Les
Jours.
Décrivant le reportage comme une « forme de
journalisme ambitieuse [...] », les fondateurs du Quatre Heures
considèrent celui-ci comme relevant d' « un journalisme dans
sa forme la plus pure et originelle155 ». En effet, pour
Estelle Faure, le reportage est « la base du journalisme, dans la mesure
où il nécessite d'aller à la rencontre des gens, de
rechercher ses propres sources d'information par rapport au sujet que l'on veut
traiter156 ».
Le Quatre Heures a ainsi pour objectif de proposer
des récits immersifs et de raconter des « histoires originales avec
des sujets, des lieux et des personnages souvent en dehors du radar des
médias, mais qui révèlent des enjeux bien
actuels157 ». Estelle Faure insiste sur cette notion de
récit personnel qui est au coeur de la ligne éditoriale du
média : « Nous partons du principe que les personnes qui parlent le
mieux d'un sujet sont celles qui l'on vécut158 ».
? Le web au service du reportage
Le web apparaît pour les fondateurs du Quatre Heures
comme un support au service du grand reportage :
« La forme au service du fond : grâce à une
plateforme innovante, nous voulons optimiser le confort de lecture et
l'immersion dans le reportage. Les outils du multimédia sont au service
de la narration, pour que rien ne s'interpose entre l'histoire et vous ».
(
https://lequatreheures.com/presentation/,
consulté le 05/01/2016)
Les reportages du Quatre Heures comportent des
contenus de natures différentes (texte, son, photo, vidéo, carte,
illustration). Pour Estelle Faure, le web et cette pluralité de
médias permettent de donner du « relief » au reportage.
153 Le Quatre Heures. Présentation. [En
ligne]. [Consulté le 05/01/2016]. Disponible à l'adresse :
https://lequatreheures.com/presentation/
154 Entretien avec Estelle Faure, 05/05/2016. Voir annexe.
155 Le Quatre Heures. Op.cit
156 Entretien avec Estelle Faure. Voir annexe.
157 Le Quatre Heures. Op.cit.
158 Entretien avec Estelle Faure. Voir annexe.
38
? Organisation professionnelle
Composée des six cofondateurs, l'équipe
permanente du média travaille également avec des journalistes
pigistes. Globalement, tous les membres de l'équipe travaillent sur la
dimension éditoriale du média : conférence de
rédaction, recherche et choix de nouveaux sujets, secrétariat de
rédaction, etc. Chacun s'investit par ailleurs dans un pôle plus
spécialisé comme nous l'indique Estelle Faure :
« Deux membres de l'équipe permanente sont
très impliqués dans la construction multimédia du
récit. Une personne se charge de trouver de nouvelles plumes et
pigistes. Une autre s'occupe de la communication, des relations presse, des
réseaux sociaux et des partenariats. Deux autres personnes sont plus sur
la partie «développement de l'entreprise» ». (Entretien
avec Estelle Faure, 05/05/2016)
L'édition des contenus sur le web est
généralement effectuée par de directeur de la publication
du Quatre Heures, Charles-Henry Groult, bien que tous les membres de
l'équipe soient « théoriquement [...] formé[s] pour
mettre en ligne les reportages159».
2.2.2- Les Jours : l'actualité traitée en
séries d' « obsessions »
Lancé en février 2016, le pure player Les
Jours revendique le fait de traiter des sujets en profondeur en suivant
leur évolution dans le temps, de proposer un site esthétique
s'adaptant aux usages des utilisateurs, et d'être indépendant tout
en se situant dans une démarche participative avec ses
abonnés.
? Fondateurs
Les Jours est un site d'information
généraliste en ligne fondé par huit anciens journalistes
de Libération : Olivier Bertrand, Nicolas Cori, Sophian Fanen,
Raphaël Garrigos, Isabelle Roberts, Alice Géraud, Antoine Guiral et
Charlotte Rotman. Les Jours compte aussi parmi ses fondateurs un
directeur financier et administratif, un directeur de la photographie, un
développeur, ainsi qu'un directeur artistique, Jean-Christophe
Besson.
? Un média indépendant
Les Jours est un média payant et ne comporte
aucune publicité. Ses abonnés sont par ailleurs invités
à voter une fois par an pour un sujet qu'ils souhaitent voir
traité. De plus, les fondateurs du média mettent en avant le fait
que toute personne peut devenir actionnaire des Jours, à
travers une campagne de « crowdequity », ou financement
participatif en actions.
Une version pilote du site accompagnée d'une offre de
démarrage (abonnement mensuel à 1€) ont été
mises en place entre le 11 février et le 9 mai 2016. En trois mois, 5400
personnes se sont abonnées au journal. À partir du 9 mai,
l'abonnement est passé à 9 euros par mois. Le site est
159 Ibid.
39
accessible sur ordinateur et écrans mobiles
(smartphone et tablette). À ce titre, le journal est
consulté en majorité sur ordinateur, puis sur smartphone
et enfin, sur tablette160.
? L'actualité traitée en « obsessions
»
De la même manière que Le Quatre Heures,
Les Jours se propose de traiter l'actualité par «
épisodes ». Cependant, alors que les épisodes du Quatre
Heures font partie de « saisons », ceux des Jours
relèvent d' « obsessions » liées à
l'actualité. Pour les fondateurs des Jours, « les
obsessions sont racontées à la manière d'une série
télé. Avec des personnages, avec des lieux, avec des
épisodes, avec une bande-son... 161». Pour Raphaël
Garrigos, codirecteur du journal, les obsessions correspondent à l'envie
de l'équipe de cibler des sujets d'actualité et de les traiter en
profondeur. À ce titre, les « obsessions » sont
traitées quasi exclusivement par un seul journaliste. Selon Raphaël
Garrigos, en s'appuyant sur les domaines de spécialité de chacun,
Les Jours a pour objectif « de resituer un sujet, de le
contextualiser, et de redonner de la mémoire à l'information
162».
Cette manière de procéder s'inscrit en
cohérence avec le terme même d' « obsession ». En effet,
une « obsession » correspond à l'action d'obséder, et
est le résultat de cette action. Par définition, une obsession
constitue une « idée, image, sensation qui s'impose à
l'esprit de façon répétée, incoercible et
pénible163 ». Il s'agit également d'une «
préoccupation constante dont on ne parvient pas à se
libérer ». L'obsession, terme également employé en
psychiatrie, est une « impulsion à caractère involontaire et
angoissant, qui s'impose à tous moments à l'esprit du sujet,
malgré son caractère absurde reconnu et qui constitue le
symptôme essentiel de la névrose obsessionnelle164
». À ce propos, les co-fondateurs du média ironisent
lorsqu'ils précisent aux internautes en quoi consiste une «
obsession » :
« Non, l'obsession n'est pas une maladie. Ou alors c'est
une déformation professionnelle qui pousse les journalistes des
Jours à vouloir en savoir toujours plus, à aller au fond
de l'actualité, tout au fond, pour comprendre et expliquer,
contextualiser, raconter mieux et ne pas se contenter des friselis de l'info
». (
http://lesjours.fr/obsessions/les-jours-c-quoi/les-jours-tuto-obsession/,
consulté le 20/02/2016)
En mettant le terme « obsession » au coeur de leur
ligne éditoriale, les co-fondateurs des Jours affirment leur
positionnement, celui de s'intéresser à des sujets sur le long
terme, de prendre le temps de l'enquête et du recul nécessaire
pour analyser, mais surtout de rendre compte de l'évolution de
situations, de faits, d'événements. Mais ce terme envoie
également un message fort à l'ensemble d'une profession
visiblement en crise identitaire. En effet, les actions qui consistent à
« [...] comprendre et expliquer, contextualiser [...] » dont font
référence les co-fondateurs du média, constituent les
fondamentaux du métier de journaliste. Par ce message, les membres des
Jours semblent vouloir ainsi redonner du sens au métier de
journaliste, dont le rôle est de « ne pas se contenter des friselis
de l'info ».
160 Entretien avec Raphaël Garrigos, 06/05/2016. Voir
annexe.
161 « Les Jours », le projet. Les Jours.
[En ligne]. 7 février 2016. [Consulté le 20/02/2016].
Disponible à l'adresse :
http://lesjours.fr/obsessions/les-jours-c-quoi/les-jours-le-projet/
162 Entretien avec Raphaël Garrigos, 06/05/2016. Voir
annexe.
163 Le Trésor de la langue française
informatisé. Définition de « obsession». [En
ligne]. [Consulté de 02 juin 2016]. Disponible à l'adresse :
http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=2490047970;
164 Le Trésor de la langue française
informatisé. Op.cit.
40
À propos de la notion de série
télévisée, Raphaël Garrigos justifie ce choix en
rappelant que ce type de format fait partie de notre époque :
« L'époque actuelle est marquée par les
séries. De fait, on a souhaité parler de notre époque avec
ses codes. [...] Cette manière de raconter l'information en série
nous semblait correspondre à la fois à notre époque et au
concept d'obsessions ». (Entretien avec Raphaël Garrigos, le
06/05/2016)
De plus, la notion de série
télévisée renvoie à celle d'histoire, de narration
et de récit dans lesquels évoluent des personnages. Les
fondateurs du journal précisent d'ailleurs - comme l'avaient
écrit Patrick de Saint-Exupéry et Laurent Baccaria pour leur
revue XXI - qu'il ne s'agit pas de « faire de la fiction, mais de
raconter le réel 165» à travers leur «
propre outil de narration journalistique ».
En ce qui concerne la périodicité du journal, un
article par est publié quotidiennement par Les Jours. Chacun
des articles relève d'une obsession. Raphaël Garrigos
précise que Les Jours ne s'associe pas au concept de Slow
media, contrairement au Quatre Heures. Le codirecteur du journal
préfère parler de « deep » :
« Aux Jours, nous voulons rester
connectés à l'actualité, sans pour autant être dans
la course à l'information. Nous voulons traiter des sujets en
profondeur, avant tout ». (Entretien avec Raphaël Garrigos, le
06/05/2016)
Cependant, Raphaël Garrigos précise :
« Le «Slow media» existe, mais nous,
nous ne partons pas en reportage durant deux à trois mois, pour le
vendre des mois plus tard [...] XXI fonctionne de cette
manière, s'inscrit dans le «Slow media» » et la
revue fonctionne très bien comme ça ». (Entretien avec
Raphaël Garrigos, le 06/05/2016)
Ainsi, les journalistes des Jours procèdent
à des choix éditoriaux afin de traiter de sujets gravitant
à la fois autour de l'actualité, mais également autour des
« obsessions » que les journalistes ont entreprises. À titre
d'exemple, l'obsession intitulée « La charnière : nouvelles
de Turquie, frontière brûlante de l'Europe » traitant de la
situation complexe de la Turquie est alimentée en fonction de
l'actualité. De nouveaux articles sont venus compléter
l'obsession, notamment le 8 mars 2016, où une manifestation a eu lieu
à Istanbul dans le cadre de la journée internationale des droits
des femmes166, ou encore le 19 mars 2016, alors que la capitale
était victime d'un attentat167.
À ces épisodes qui s'inscrivent dans une
actualité « chaude », s'ajoutent des reportages plus denses et
racontant l'histoire de personnages directement confrontés à la
situation turque. Alors que l'article « Une marche turque » compte
environ 5400 signes, la première partie168 d'un reportage
réparti en trois épisodes sur la situation des Kurdes en compte
environ 17 000. Pour Raphaël
165 Les Jours. Op. cit.
166 BERTRAND, Olivier. Une marche turque. Les Jours. [En
ligne]. 9 mars 2016. [Consulté le 12/03/2016]. Disponible à
l'adresse :
http://lesjours.fr/obsessions/la-charniere/ep-5-marche-femmes/
167BERTRAND, Olivier. Istanbul, jour d'attentat.
Les Jours. [En ligne]. 19 mars 2016. [Consulté le 20/03/2016].
http://lesjours.fr/obsessions/la-charniere/ep-7-attentat/
168 BERTRAND, Olivier. Kurdistan : dans Cizre, ravagée et
oubliée. Les Jours. [En ligne]. 1er avril 2016.
[Consulté le 10 mars 2016]. Disponible à l'adresse :
http://lesjours.fr/obsessions/la-charniere/ep9-cizre/
Garrigos, cette stratégie éditoriale permet de
parler de l'actualité tout en révélant d'autres
problématiques.
En prenant l'exemple de l'obsession dédiée
à Vincent Bolloré dont il est le coauteur avec Isabelle Roberts,
le codirecteur du journal explique que derrière ce sujet, « on
parle aussi de la violence au travail et d'un monde économique
impitoyable.169 » De la même manière, l'obsession
« Les années collège » révèle, en creux,
des enjeux liés à la « mixité, l'intégration
et la jeunesse 170».
? Ressources professionnelles
En matière d'organisation, l'équipe des
Jours compte huit journalistes dans son effectif permanent. Le
média fait également appel à des pigistes et
temporairement à des graphistes et illustrateurs.
Une personne au sein de l'équipe est chargée de
l'édition des contenus sur le web. Raphaël Garrigos nous
éclaire sur les processus de travail de la rédaction :
« Il y a plusieurs «niveaux de lecture». Chaque
rédacteur met son article en ligne, sans que celui-ci soit visible du
public. L'article est ensuite relu par les codirecteurs de la rédaction
puis communiqué au service « édition » qui va se
charger de relire, de titrer, de mettre en forme l'article et l'enrichir
(apparition de textes au scroll, citations, exergues, mise en ligne des photos,
etc.). L'article est à nouveau relu avant d'être mis en ligne
». (Entretien avec Raphaël Garrigos, le 06/05/2016)
Le codirecteur du journal insiste également sur le
rôle du directeur de la photographie, Sébastien Calvet. En effet,
Les Jours n'est pas abonné aux fils photo des agences telles
que l'AFP ou Reuters et possède son propre fonds iconographique. Le
journal souhaite ainsi se démarquer avec des photographies uniques.
Les Jours utilise tout de même des photographies issues
d'agences, mais celles-ci sont exclusives au journal.
41
169 Entretien avec Raphaël Garrigos. Voir annexe.
170 Ibid.
42
2.3- Présentation des données issues de
l'analyse de contenu
2.3.1- Description générale des documents et
mise en contexte des reportages ? Longueur des contenus
Les deux reportages sont indéniablement des contenus
long-format : l'un comprend environ 21000 signes et le second, 19000. Cette
longueur de contenu diffère de celle généralement
employée dans les médias d'information en continu.
? Des reportages intégrés à des
séries
Le reportage du Quatre Heures est accessible depuis
le menu de la page d'accueil du site. Le lecteur est invité en
priorité à consulter le dernier reportage publié, mais il
peut également remonter le fil de publication pour accéder aux
articles publiés antérieurement. Classés de manière
antichronologique par « saison », les seize premiers reportages du
Quatre Heures sont quant à eux classés en deux «
saisons » thématiques. La première s'intitule « Lutte
ouvrière », la seconde, dont le reportage analysé fait
partie est titrée « Ailleurs en France ». Publié le 3
décembre 2014, le reportage « Sur les bancs des quartiers nord
» est le premier de la saison 2, et le 12e reportage
publié sur le site du Quatre Heures.
« Le choix des orientés » quant à lui
est accessible sur le site des Jours depuis l' « obsession »
intitulée « Les années collège ». L'utilisateur
a alors accès à tous les reportages publiés au sein de
cette « obsession » de manière antichronologique.
Publié le 25 mars 2016, ce reportage est le 16e
épisode de la série qui en contient une vingtaine.
? Méthode d'immersion
Les deux reportages, par définition, sont le fruit
d'une immersion dans un milieu observé, en l'occurrence, un
collège. Si les journalistes du Quatre Heures se sont
immergés pendant un mois au sein du collège Arthur Rimbaud, la
reporter et le photographe des Jours ont choisi de se rendre une fois
par semaine et pendant un an au collège Aimé Césaire dans
le XVIIIe arrondissement de Paris. Nous verrons que ces
différentes méthodes d'immersion se révèlent
notamment dans les modes narratifs de chacun des reportages.
2.3.2- Identification des éléments
structurels du récit ? Des titres évocateurs et
incitatifs
Les titres ne sont pas purement informatifs, mais plutôt
incitatifs dans la mesure où ils évoquent, à travers des
figures de style, le sujet et l'enjeu du reportage. S'appuyant sur un jeu de
mots, le titre du reportage des Jours est polysémique : «
Le choix des orientés » peut être entendu comme tel ou bien
phonétiquement comme « Le choix désorienté ».
43
Le titre du Quatre Heures quant à lui, repose
sur une métaphore : « Sur les bancs des quartiers nord »
indique au lecteur que l'histoire traite de scolarité (« sur les
bancs ») et de la ville de Marseille (« quartiers Nord »).
? Identification de l'histoire, du sujet et du cadre
spatio-temporel
Les deux histoires se déroulent dans des
collèges classés ZEP où la majorité des
élèves sont issus de classe sociale défavorisée.
Les deux reportages traitent des voeux d'orientation en lycée
professionnel ou général des élèves de
3e, une étape d'autant plus cruciale que les
élèves peuvent quitter l'école à 16 ans, soit
après le brevet des collèges. Si les reportages traitent
globalement de la même problématique, les histoires ne se
déroulent pas exactement au même moment.
En effet, le reportage des Jours s'appuie sur «
un moment charnière 171» de l'année, à
savoir celui de la remise du bulletin du second trimestre aux
élèves et de l'avis du conseil de classe au sujet des leurs voeux
d'orientation. Les élèves doivent en effet choisir entre une
filière professionnelle ou générale. L'histoire se
déroule donc en mars, après le conseil de classe et à
trois mois du brevet des collèges. Puisque le reportage s'inscrit dans
une série d'épisodes, la remise du bulletin du second trimestre
constitue un des moments clés de l'année scolaire
rapportés par la journaliste.
L'histoire racontée par Marine Courtade et Ulysse
Mathieu se situe quant à elle un mois avant le passage de l'examen. Les
élèves ont effectué leurs voeux d'intégrer un
lycée professionnel ou général. La prochaine étape
avant le brevet est celle du dernier conseil de classe de l'année durant
lequel les professeurs vont valider ou non les voeux de chacun des
élèves. À ce titre, la validation des professeurs s'appuie
sur les résultats des élèves, et non sur leurs aspirations
professionnelles.
? Identification du schéma narratif
On peut identifier le schéma narratif quinaire du
reportage du Quatre Heures de la manière suivante : la
situation initiale correspond au fait que les élèves de
3e sont à leur dernière année de collège
; l'approche du dernier conseil de classe et la validation par les professeurs
des voeux d'orientation constituent la complication ou
l'élément perturbateur de l'histoire. Les actions
sont moins identifiables, mais celles-ci peuvent correspondre aux
événements qui se déroulent avant le conseil de classe :
les derniers examens, les rendez-vous auprès des parents et
élèves pour discuter des choix d'orientation, le cours d'arts
plastiques permettant aux élèves d'évoquer leurs souvenirs
des années collège en dessin. Le conseil de classe,
événement qui se déroule en huis clos et auquel les
reporters ne peuvent assister, peut être assimilé à la
résolution. Enfin, la situation finale correspond au
bilan du conseil de classe, et au fait que Ramzy, délégué,
va devoir apprendre à Johan une mauvaise nouvelle, celle de ne pas
être accepté en lycée général.
Si le schéma narratif du reportage issu du Quatre
Heures est relativement simple à identifier, déterminer
celui du reportage des Jours est plus complexe. En effet, le reportage
représente un des « épisodes » de la série
« Les années collège ». De fait, le reportage constitue
à lui seul une des étapes de l'ensemble du schéma narratif
sur lequel s'appuie la série entière. On peut d'ailleurs
considérer « Le choix des orientés » comme relevant
d'une action, dans la mesure où la remise du bulletin du second
trimestre avec l'avis des professeurs au sujet des choix d'orientation permet
aux
171 GÉRAUD, Alice. LAMBERT, Simon. Les années
collège. Les Jours. [En ligne]. 8 novembre 2015.
[Consulté le 20 février 2016]. Disponible à l'adresse :
http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/
44
élèves de résoudre une
perturbation, celle de ne pas être intégré en
filière générale si leurs notes sont insuffisantes.
À la lecture de cet « épisode », l'internaute ne
connait pas la situation finale, à savoir, si les
élèves sont acceptés ou non dans les filières
souhaitées.
? Identification des personnages et de leur
rôle
Les deux reportages intègrent les mêmes
catégories de personnages : le corps enseignant, les
élèves et leurs parents. Chaque reportage accorde plus ou moins
de place à ces catégories de personnages. On note d'ailleurs que
l'importance accordée aux personnages peut s'évaluer en fonction
de la prise de parole de chacun.
Les deux reportages donnent la parole au professeur principal
: Mélanie Clément professeur de français pour la classe de
3e2 du collège Arthur Rimbaud à Marseille ; Antoine
Labaere, professeur d'histoire-géographie de la classe de 3B du
collège Aimé Césaire à Paris.
Les professeurs ont tous les deux une trentaine
d'années. Le Quatre Heures précise que Mélanie
Clément est enseignante depuis six ans.
Dans chacun des reportages, on rapporte également la
parole d'autres enseignants : Pierre Martin, professeur
d'histoire-géographie au sein du collège marseillais ;
Éléonore Garcia, professeure de français au sein du
collège parisien.
Alors que Le Quatre Heures interroge les assistants
d'éducation (AED) ainsi que le principal adjoint du collège
Arthur Rimbaud (Emmanuel Têtu), le reportage des Jours, lui,
n'accorde peu, voir pas de place, à la direction de
l'établissement, ni aux assistants d'éducation. Cependant, la
parole leur est donnée au sein des autres « épisodes »
qui composent la série « Les années collège ».
Ainsi, cet épisode n°16 dédié à la remise des
bulletins du second trimestre fait essentiellement parler le professeur
principal, Antoine Labaere.
Par ailleurs, tandis que les élèves du
collège Arthur Rimbaud s'expriment largement dans le reportage du
Quatre Heures, ceux du collège Aimé Césaire ne
parlent peu ou pas. Ce sont davantage les parents des élèves qui
s'expriment que les élèves eux-mêmes. Ce silence de la part
des élèves est certainement lié à
l'événement même de l'histoire, celle de la remise de
bulletins, durant lequel les adolescents sont peu loquaces.
Bien que la prise de parole de chacun des personnages soit
variable, il n'en reste pas moins que la grande majorité d'entre eux est
désignée par leur prénom (pour les élèves)
et nom (pour le corps enseignant). De plus, chaque personnage nommé et
auquel le reporter donne la parole est représenté en image.
Il est important de noter que chaque élève
possède un rôle précis au sein de l'histoire. Dans le
reportage du Quatre Heures, les élèves ont des vies, des
parcours, et des ambitions différentes : Naïma, qui vit avec sa
tante dans un appartement insalubre est arrivée de la Réunion en
cours d'année et aspire à une «vie meilleure » ; Kenza
est « la meilleure de la classe » et « son 18 de moyenne fait
figure d'exception » ; Shérazade, qui a failli arrêter
l'école pour faire le guet au service des « caïds » de
son quartier, est une élève qui se fait fréquemment
exclure de cours tout en avouant que « c'est normal », car elle n'est
pas « gentille » ; Yacine rêve d'une carrière de
footballeur ; Vedat, enfant d'immigrés kurdes, est la fierté du
collège, mais le fait qu'il n'est pas la
45
nationalité française l'empêche
d'intégrer l'école militaire ; Johan, l'un des rares
élèves à savoir précisément ce qu'il
souhaite faire plus tard, à savoir infirmier, n'a pas les
résultats suffisants pour aller en lycée général ;
enfin, Ramzy, dont l'ambition est d'être professeur de sport, assiste en
tant que délégué au conseil de classe et apprend que Johan
et lui ne sont pas acceptés en filière générale.
L'épisode n°16 des Jours n'en dit pas
autant sur la vie personnelle des élèves cités. On sait
cependant que Mariama doit remonter ses notes si elle veut passer en
lycée général ; Dalikatou, arrivée du
Sénégal en début d'année, reçoit un avis
favorable pour intégrer une filière générale ;
Louanne, meilleure élève de la classe, écoute les
préconisations des enseignants pour intégrer une filière
générale alors que celle-ci souhaitait poursuivre ses
études en lycée professionnel ; Spewell est
considéré par les enseignants comme un élève en
« décrochage scolaire » ; Matéa, comme son frère
jumeau, a changé d'avis à maintes reprises sur son orientation et
cherche avec sa mère le métier qu'il souhaite faire ; Moussa,
quant à lui, assiste à la remise de bulletin sans ses parents et
reste silencieux face aux questions que lui posent son professeur principal
concernant ses mauvais résultats et son orientation.
2.3.3- Analyse de la narration
? Mode narratif : identification de la distance et de la
fonction du narrateur
Dans les deux reportages observés, le narrateur utilise
un discours rapporté, c'est-à-dire que les paroles sont
citées littéralement et sans subir de modifications. Les signes
typographiques (deux points, guillemets) ainsi que les verbes introducteurs
indiquent que les narrateurs de chacun des reportages utilisent un discours
direct. À titre d'exemple, lorsque la reporter du Quatre Heures
interroge Naïma au sujet de ses projets professionnels, la narratrice
rapporte le discours de l'élève ainsi :
« Sur sa fiche de voeux, Naïma a coché
«section professionnelle». «La
générale, c'est trop dur. Ils vont me manger,
là-bas», résume-t-elle tout sourire. Douée en
espagnol, elle espère travailler dans le tourisme «pour aller
visiter ailleurs». Ses autres options ? «En deuxième
choix, j'ai demandé bac pro hôtesse d'accueil et en
troisième, bac pro social». » (
https://lequatreheures.com/episodes/sur-les-bancs-des-quartiers-nord-marseille/,
consulté le 02/05/2016)
On remarque que le discours direct et davantage utilisé
au sein du reportage du Quatre Heures que dans celui des
Jours. Selon la typologie des discours de Genette, la narratrice des
Jours alterne discours rapporté et discours transposé de
style indirect libre. Autrement dit, les paroles des personnages sont
rapportées sans conjonction de subordination.
Par exemple, la reporter retranscrit l'avertissement du
professeur principal à ses élèves de la manière
suivante :
« Lors de la remise des bulletins mardi, Antoine Labaere
n'a cessé de répéter la même chose aux
élèves et à leurs parents : entre la classe de
troisième et celle de seconde, les élèves
d'Aimé-Césaire perdent environ 3 à 4 points de moyenne
générale. «Un élève qui a 10 de moyenne en
troisième va se noyer en seconde.» [...] Les
élèves hochent la tête en entendant
46
l'avertissement maintes fois répété
». (
http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-
college/ep16-parents-prof/, consulté le
02/05/2016)
Par ailleurs, la fonction du narrateur dans les deux
reportages est testimoniale dans la mesure où le reporter « atteste
la vérité de son histoire, le degré de précision de
sa narration, sa certitude vis-à-vis des événements et de
ses sources d'informations172 ».
Cependant, l'apport d'un discours didactique de la part des
reporters relève d'une fonction idéologique. On note que la
narratrice des Jours interrompt à plusieurs reprises son
récit pour apporter des informations qui vont au-delà de
l'histoire racontée. Par exemple, alors qu'elle rapporte les propos de
la mère de Matéa lors de la remise de son bulletin, la narratrice
ajoute une information qui vient connecter le discours de la mère
à l'actualité :
« Finalement, elle conclut : «Ça ne va
pas le système français, c'est trop tôt pour eux pour
choisir.» En janvier, la ministre de l'Éducation Najat
Vallaud-Belkacem avait annoncé qu'à partir de la rentrée
2016, les élèves orientés en filières
professionnelles auraient jusqu'à la Toussaint pour changer
d'orientation si cela ne leur plaisait pas. Outre la difficulté de mise
en place d'un tel système, l'information n'est pas vraiment redescendue
sur le terrain et les collégiens l'ignorent. » (
http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/ep16-parents-prof/,
consulté le 02/05/2016)
? Instance narrative : identification du niveau
diégétique, de la focalisation et des temps de la
narration
Excepté lorsque les narratrices apportent un discours
didactique au sein de leur récit respectif, le niveau de
diégèse des deux reportages est intradiégétique
dans la mesure où les reporters font partie de l'histoire qu'elles
racontent et sont de « plain-pied » avec les personnages.
La voix des narratrices est quant à elle
homodiégétique au sens proposé par Genette : le narrateur
est présent comme personnage dans l'histoire qu'il raconte. Mais les
narratrices ne sont pas pour autant autodiégétiques dans la
mesure où elles n'agissent pas comme les héros de l'histoire.
L'identification de la focalisation des narratrices est
complexe. En effet, celle-ci tend à se situer entre une focalisation
interne et externe. Interne, car les événements des deux
histoires sont présentés à travers le regard des
journalistes. Le lecteur est donc incité à comprendre les
événements à travers la vision des narratrices. Toutefois,
les reporters ne peuvent pas connaître les sentiments des personnages
puisqu'elles tiennent un rôle d'observatrices et agissent comme l'oeil
d'une caméra. Cette focalisation externe pousse le lecteur à
imaginer, à partir des éléments fournis par les
narratrices, les sentiments et pensées des personnages.
À titre d'exemple de focalisation interne, on peut
citer les propos de la journaliste des Jours au sujet de la liste des
CAP proposés aux élèves :
« Il y a les classiques : boucher-charcutier-traiteur,
commerce, cuisine ou travaux publics. D'autres, plutôt pointus :
prothèse dentaire, perruquier-posticheur, facteur d'orgues ou technicien
en expérimentation animale. Mais la plupart sont surtout totalement
172 GUILLEMETTE, Lucie. LEVESQUE, Cynthia. La narratologie.
Signo [En ligne]. 2006. [Consulté le 02/05/2016]. Disponible
à l'adresse
http://www.signosemio.com/genette/narratologie.asp.
47
incompréhensibles : laboratoire contrôle
qualité, métallerie, productions aquacoles, technicien d'usinage,
pilote de ligne de production... » (
http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/ep16-parents-prof/,
consulté le 02/05/2016)
En ce qui concerne les temps de la narration, on remarque que
le reportage du Quatre Heures s'appuie en grande majorité sur
une narration simultanée dans la mesure où le narrateur raconte
l'histoire au moment où elle se produit. Le présent de
l'indicatif est principalement utilisé. Le passé composé
est uniquement employé lorsque la narratrice rapporte des histoires
passées racontées par des personnages. On peut d'ailleurs parler
de « récits emboîtés ».
La narratrice des Jours, quant à elle, varie
les temps de la narration puisqu'elle raconte des événements qui
se sont déjà déroulés, notamment le conseil de
classe. La narration est donc antérieure et la journaliste emploie le
passé composé. Ce désordre chronologique, que Genette
désigne par anachronie, s'appuie sur l'analepse, dans la mesure
où la narratrice raconte après-coup, un événement
survenu antérieurement. Cependant, Alice Géraud utilise
également la narration simultanée lorsqu'elle raconte la remise
des bulletins du second trimestre à laquelle elle semble assister. En
alternant ainsi narration antérieure et simultanée, la reporter
s'appuie sur une narration dite intercalée. Enfin, la journaliste
utilise une narration ultérieure en s'appuyant sur la prolepse
lorsqu'elle anticipe des événements. Par exemple, lorsqu'elle
raconte les inquiétudes des professeurs à l'égard des
élèves dont les résultats sont insuffisants, la narratrice
anticipe l'avenir de certains élèves :
« L'an prochain, ces élèves ne seront plus
en classe avec leurs copains d'enfance et d'adolescence. Ils seront parfois
envoyés loin de chez eux. Mais, surtout, ils auront 16 ans et cette
scolarité à laquelle ils ne sont pas très attachés
ne sera plus obligatoire. Le fil, déjà fragile, a de fortes
chances de rompre. » (
http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/ep16-parents-prof/,
consulté le 02/05/2016)
? Identification du rythme du récit à
travers la vitesse narrative
On peut remarquer que les deux narratrices procèdent
à des accélérations ou ralentissements de la narration
vis-à-vis des événements qu'elles racontent. Par exemple,
lorsque Marine Courtade raconte ce qui se déroule dans la cour de
récréation, sa narration s'appuie sur une pause, dans la mesure
où la journaliste décrit ce qu'elle perçoit dans cet
espace :
« La récréation, un brouhaha continu de dix
minutes où se mêlent rires, cris, voix graves, aiguës ou
stridentes, rappels à l'ordre, bruits de sacs et de pas. Des groupes se
forment de part et d'autre. Ça discute, ça glousse, ça se
jauge et ça se drague. Tout ce petit monde s'agite sous l'oeil
tantôt amusé, tantôt excédé des Assistants
d'éducation (AED), les surveillants. [...] Adossée contre un mur,
seule, Naïma, élève en troisième. La tête haute
et la mine renfrognée, elle observe les cancanages et chamailleries des
uns et des autres. » (
https://lequatreheures.com/episodes/sur-les-bancs-des-quartiers-nord-marseille/,
consulté le 02/05/2016)
Alice Géraud alterne de la même manière
pauses et accélérations dans le reportage des Jours.
À titre d'exemple, lorsqu'elle évoque une rencontre d'anciens
collégiens avec les élèves de la 3B du collège
Aimé Césaire, la narratrice réalise un sommaire,
c'est-à-dire un résumé de l'histoire
événementielle :
48
« Hier, lors d'une rencontre organisée au
collège avec d'anciens élèves
d'Aimé-Césaire, ils ont pu vérifier l'avertissement
professoral. Ils les ont interrogés sur les changements de niveau entre
collège et lycée. «En seconde générale, il y
en a qui passe de 16 à 10. En pro, c'est le contraire»,
résume une élève de 3e B. » (
http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/ep16-parents-prof/,
consulté le 02/05/2016)
2.3.4- Observation de la forme des reportages :
éléments graphiques, hiérarchisation de l'information et
interactivité
? Typographie
Concernant la forme à proprement dit des reportages, on
observe un certain nombre de similitudes. En effet, Le Quatre Heures
et Les Jours utilisent une typographie à empattement
traditionnellement utilisée en presse papier. De plus, les deux
reportages débutent par une lettrine qui marque le début du
récit. On note d'ailleurs que la typographie de la lettrine du reportage
des Jours est sans empattement. On retrouve cette alternance de
typographies avec et sans empattement dans les deux reportages. En effet, les
intertitres et mises en exergue de certaines informations reposent sur une
typographie sans empattement, ce qui permet, outre leur taille et leur graisse,
de les distinguer du corps de texte.
? Couleurs
On peut observer que Les Jours utilise la couleur,
à l'inverse du Quatre Heures. La couleur utilisée dans
le reportage des Jours est un repère visuel permettant au
lecteur de situer le reportage dans l'ensemble des « obsessions »
traitées par le média. En effet, chaque série de
reportages est identifiée par une couleur utilisée dans les
intertitres et citations mises en exergue.
? Rôle du chapô
En ce qui concerne les éléments qui structurent
le récit de manière visuelle, on note en premier lieu que les
deux reportages ne font pas le même usage du chapô. En effet, le
chapô du reportage des Jours permet au lecteur de situer le
récit dans l'ensemble de l' « obsession » « Les
années collège » :
« Bac pro ou seconde générale : les 3e B
d'Aimé-Césaire sont à l'heure des voeux, mais ce sont les
résultats qui comptent. » (
http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/ep16-parents-prof/,
consulté le 02/05/2016)
Alors qu'il dévoile l'enjeu du récit, ce
chapô créé par la même occasion un effet de suspense.
En effet, la conjonction de coordination « mais » met en tension les
faits sur lesquels repose l'ensemble du récit : la formulation des voeux
d'orientation des élèves et les notes qui seront
déterminantes dans la poursuite de leur scolarité. Ainsi, le
lecteur imagine d'emblée que certains élèves ne pourront
certainement pas accéder aux filières qu'ils auront choisies.
Le chapô introduisant le reportage du Quatre Heures
est seulement visible pour les non-abonnés, certainement pour
inciter l'internaute à s'abonner au média. Si le chapô du
reportage des Jours annonce tout l'enjeu du récit qui suit,
celui du Quatre Heures est plus intrigant :
49
« Kalachnikov et trafic de drogues : à longueur
d'année les quartiers nord de Marseille font les gros titres de la
presse. Au-delà des faits-divers, "Le Quatre Heures" s'est
immergé près d'un mois dans un collège de quartier,
coincé entre quelques barres d'immeubles de la cité
phocéenne ». (
https://lequatreheures.com/episodes/sur-les-bancs-des-quartiers-nord- marseille/,
consulté le 02/05/2016)
Publié en décembre 2014, le chapô du
reportage du Quatre Heures annonce clairement que le récit a
été réalisé en réaction à
l'information sensationnelle et aux faits divers véhiculés par
des médias traditionnels. Si l'on en croit le journal L'Express
qui rapporte assidument ce type de faits, 16 à 17 meurtres
liés à des règlements de compte auraient eu lieu entre
janvier et octobre 2014173. Alors que ce type
d'événements sanglants fait la une des journaux, Le Quatre
Heures indique que l'objectif de son reportage est d'aller à la
rencontre de collégiens vivant dans ces quartiers réputés
pour le trafic de drogues, d'armes et la délinquance.
Si l'intrigue des deux reportages repose sur la validation des
voeux d'orientation des élèves, le chapô introduisant le
reportage du Quatre Heures place celle-ci de manière
secondaire, contrairement à celui des Jours. Le Quatre
Heures affirme ainsi sa volonté de se distinguer des médias
focalisés sur les faits-divers sanguinaires de la ville de Marseille,
plutôt que sur ses habitants.
? Intertitres
En matière d'intertitres, on note que le reportage du
Quatre Heures n'en comporte que deux sur l'ensemble du récit :
« 84,1 % des parents sont ouvriers ou inactifs » ; « Sacrifier
certains élèves, pour en sauver d'autres ».
Le premier intertitre repose sur une information statistique
et donc didactique, quand l'autre se base sur un propos subjectif, relevant du
point de vue du professeur d'histoire-géographie, Pierre Martin. En
effet, la narratrice a extrait cette information du discours émis par le
professeur :
« Une fois Shérazade exclue, Amel a très
bien bossé. J'en ai sacrifié une pour sauver l'autre ».
(
https://lequatreheures.com/episodes/sur-les-bancs-des-quartiers-nord-marseille/,
consulté le 02/05/2016)
Le reportage des Jours quant à lui comporte
davantage d'intertitres. Si l'on observe l'ensemble de ceux-ci, on remarque
qu'ils reposent tantôt sur une information généraliste
relative à l'ensemble de l'histoire, tantôt sur une information
ciblant des personnages du récit : « Les
échéances se rapprochent » ; « Le souhait de Louanne
ennuie les profs » ; « Aider les élèves à y voir
plus clair » ; « Moussa est venu seul ».
Par ailleurs, il faut noter que chaque intertitre comporte
deux tailles de police différentes. En effet, tous les premiers mots
sont d'une taille plus importante que le reste de l'intertitre : ce choix
graphique permet de mettre en valeur des « mots-clés » ou
expressions annonçant les contenus qui suivent.
173 Un homme tué par balles au nord de Marseille.
L'Express. [En ligne] 17 octobre 2014. [Consulté le 02 mai
2016]. Disponible à l'adresse :
http://www.lexpress.fr/actualite/societe/fait-divers/un-homme-tue-par-balles-au-nord-de-marseille1612559.html
50
? Mise en exergue et citations
Autre similarité, les deux reportages mettent en valeur
les propos des personnages par la mise en exergue de certaines citations.
Ainsi, les deux reportages ne se contentent pas de citer les personnages, ils
donnent de la valeur à leurs paroles distinguant celles-ci du reste du
récit.
Les Jours différencie d'ailleurs les citations
des personnages par un élément graphique de forme ronde sur
lequel s'inscrit l'ouverture des guillemets permettant d'identifier le discours
direct. Ce procédé graphique permet également au lecteur
de distinguer les citations des intertitres. Dans cette logique, les citations
du reportage sont également légendées du nom et/ou
prénom de son énonciateur ainsi que d'un rappel de son rôle
au sein du récit.
Par ailleurs, on peut noter que la présence des
intertitres, citations et paragraphes du reportage des Jours est
très équilibrée. En effet, toutes les parties
identifiables par un intertitre comportent la mise en exergue d'une citation,
elle-même située entre deux paragraphes. D'une part, ce
procédé permet d'offrir un certain confort de lecteur. D'autre
part, les mises en exergues et les citations viennent illustrer ou renforcer
les informations délivrées par la narratrice. Enfin, la
présence régulière des intertitres, citations et contenus
visuels vient apporter du rythme à la lecture.
Le reportage du Quatre Heures met également en
exergue des citations extraites du corps de texte. Celles-ci sont au nombre de
deux, comme les intertitres : « La souffrance des gosses, on la prend dans
la gueule » ; « À quoi ça sert que je pousse mon fils
à faire de longues études, si c'est pour qu'il finisse au
chômage ? ».
Contrairement aux Jours, Le Quatre Heures
n'indique pas le nom du personnage cité. Cependant, le lecteur
comprend que la première citation provient d'un membre de
l'équipe pédagogique avec l'expression « les
élèves ». Quant à la seconde citation, on comprend
que celle-ci relève d'un parent d'élève grâce
à l'expression « mon fils ».
? Des « récits emboîtés »
grâce à la présence des médias
Outre le contenu textuel, les deux reportages convoquent des
médias visuels de natures différentes. Tandis que le reportage
des Jours utilise uniquement la photographie, celui du Quatre
Heures fait appel à de la vidéo, des photographies, une
carte, ainsi que du son.
L'intégration des médias au sein des deux
récits est utilisée plus ou moins de la même
manière. En effet, bien qu'ils représentent le cadre spatial du
collège, les médias convoqués ne racontent pas toujours la
même histoire que celle sur laquelle repose chacun des récits. Les
deux médias utilisent donc la technique des « récits
emboîtés » puisque les photographies et/ ou vidéos
constituent de nouveaux récits.
Ainsi, les personnages représentés sur les
photos du reportage des Jours, ne sont parfois cités ni avant
ni après dans le récit. Outre la fonction d'illustrer la remise
des bulletins, les photographies apportent une information
supplémentaire au récit, celle de la réaction des
élèves, comme le souligne d'ailleurs la légende qui
accompagne les photos.
Le Quatre Heures procède de la même
manière, mais accentue la technique des « récits
emboîtés » en faisant appel à la vidéo et au
son. Ainsi, le lecteur peut écouter les paroles de certains
51
personnages qui ne sont pas rapportées de
manière textuelle. Sans ces dispositifs médiatiques, le lecteur
ne connaîtrait pas certaines pensées des personnages. C'est le cas
notamment de la vidéo dans laquelle les élèves reviennent
sur leurs souvenirs du collège à travers des créations
réalisées en cours d'arts plastiques. De la même
manière, c'est uniquement en écoutant l'enregistrement de la voix
de la mère d'Amel qu'on apprend que cette dernière a fait dix ans
de prison.
Par ailleurs, on note que les vidéos comme les photos
constituent bien des récits dans la mesure où ces médias
ont fait l'objet de choix : cadrage de photos, plans et montage des
vidéos, sélection d'un extrait précis d'un entretien avec
un personnage, etc.
? Lecture web des reportages
Si l'on se concentre sur la « lecture web » des deux
reportages, on note des différences à bien des égards.
Globalement, la navigation au sein des articles se fait de manière
linéaire. Toutefois, Les Jours affiche des contenus de nature
didactique (le narrateur apporte un savoir supplémentaire au
récit) qui apparaissent dans la marge à droite du reportage, et
ce, de manière synchronisée avec les informations
délivrées dans le récit. Ces informations reposent sur les
personnages, ainsi que sur des définitions de termes spécifiques
au sujet du reportage. Ainsi, le lecteur peut quitter le récit pour
lire, dans une nouvelle fenêtre, la biographie des personnages de
l'histoire, qu'il s'agisse des personnages de l' « épisode »
consulté ou des personnages issus de l'ensemble de la série
« Les années collège ».
La navigation au sein du reportage du Quatre Heures
est quant à elle purement linéaire. Le lecteur ne peut
quitter le récit. De plus, le lecteur du reportage du Quatre Heures
n'a pas d'action à mener mis à part « scroller ».
En effet, les vidéos, sons, et séries de photos
présentées sous forme de diaporama sont activés au scroll
de l'internaute.
Enfin, il est important de noter que les liens hypertextes
sont très peu utilisés voir pas du tout au sein des reportages.
Si le reportage du Quatre Heures n'en comporte aucun - hormis des
liens de partage vers les réseaux sociaux - celui des Jours en
utilise quelques-uns. Toutefois, ceux-ci renvoient uniquement aux
épisodes précédents de la série est sont
utilisés lorsque la narratrice évoque un événement
antérieur. Les autres liens renvoient aux informations de type
didactique placées dans la marge à droite du récit
général. Il s'agit donc plutôt d'ancres.
Ainsi, l'approche analytique des contenus issus des pure
players Le Quatre Heures et Les Jours s'appuyant sur les outils
narratologiques de Gérard Genette nous permet d'inscrire ces deux
productions journalistiques dans le registre narratif. On remarque
effectivement que les reporters des deux médias mettent en oeuvre des
techniques d'écriture narrative que l'on peut retrouver dans le
répertoire de la fiction.
Par ailleurs, cette analyse de contenu nous a permis de
dégager des éléments invariants dans la narration des deux
récits tant dans le fond que dans la forme des reportages. Ainsi, les
deux narratrices s'appuient sur des récits long-format pour raconter une
histoire composée de personnages dont le parcours, les actions, et les
paroles rapportées permettent de mieux inscrire le sujet (la
scolarité et l'orientation d'élèves de 3e) dans
son contexte. Enfin, la technique de
52
l'immersion des reporters, permet quant à elle de
soulever de nouvelles problématiques vis-à-vis du sujet
traité.
53
Troisième partie
Interprétation des données
récoltées : le web comme terrain favorable à un
journalisme de temps long et à l'identité forte
Cette troisième partie a pour objectif d'analyser les
données issues de la grille d'analyse, laquelle s'appuie sur une
approche narratologique. Nous souhaitons comprendre ce qu'apporte le
récit au sein d'un contenu journalistique relevant du registre narratif.
Nous tenterons d'identifier ce que révèlent les techniques
d'écriture narrative : prise de position du narrateur,
compréhension du sujet, angles choisis, etc.
Par ailleurs, nous préciserons en quoi un récit
médiatique inscrit dans le registre du journalisme narratif
réconcilie les deux fonctions du récit, à savoir sa
fonction intrigante et sa fonction configurante. Après avoir
défini ce qu'est un récit médiatique, nous tenterons
d'identifier les effets d'une telle réconciliation, propre au
journalisme narratif.
De plus, nous nous pencherons sur les apports web dans le
récit journalistique, au sein des deux pure players. Nous
identifierons comment chacun des pure players se saisit des
possibilités offertes par ce support. Nous verrons, en effet, que le web
permet une « mise en relief » du récit, et participe de
l'immersion de l'internaute pour une lecture active du contenu
journalistique.
Enfin, nous nous concentrerons sur les discours issus des
fondateurs de deux pure players convoqués à propos du
concept de Slow media, qui a priori, divergent. Il s'agit
d'interroger la vision de ces professionnels, mais également
d'élargir cette analyse aux autres discours émis par les
professionnels issus de la « nouvelle vague » de pure
players qui s'est développée ces dernières
années. Nous nous concentrerons ainsi sur le processus dans lequel
s'inscrit le concept de Slow media pour tenter d'en dégager ses
tendances d'évolution.
54
3.1- La narratologie au service de l'analyse de
récits médiatiques
3.1.1- La narration pour affirmer des choix
éditoriaux et légitimer le récit en tant que production
journalistique
L'analyse des techniques de narration utilisées
(instance narrative, distance et fonction du narrateur) nous permet
d'identifier l'angle choisi par les deux narratrices ainsi que le degré
de leur prise de position. Si les deux reportages traitent de
l'éducation nationale, et plus précisément de la
dernière étape avant la fin de la scolarité obligatoire,
ceux-ci ne soulèvent pas les mêmes problématiques et
enjeux.
En effet, en rapportant de nombreuses fois les paroles des
élèves, en les interrogeant sur leurs parcours antérieurs,
sur leur situation familiale, en les mettant en avant par le biais des
photographies et des vidéos, le reportage du Quatre Heures
accorde davantage de place aux élèves plutôt qu'au
corps enseignant. La méthode des « récits emboités
» permettant de rapporter les histoires personnelles voir les sentiments
des élèves, suscite de l'empathie à l'égard de ces
derniers.
La mise en tension des récits des élèves
avec les discours rapportés des deux professeurs et du principal
adjoint, permet à la narratrice de soulever des problématiques
relatives au système éducatif national. En s'appuyant sur
l'histoire de Johan, la reporter interpelle sur le fait que certains
élèves ne peuvent poursuivre leurs ambitions professionnelles
parce que leurs résultats et l'avis du conseil de classe les en
empêchent. Marine Courtade évoque également la
résignation de certains professeurs à l'égard de
l'encadrement d'élèves en difficulté scolaire. En effet,
Pierre Martin, professeur d'histoire-géographie admet qu' « il y a
clairement des élèves [qu'il a] lâchés ».
De plus, la narratrice évoque l'influence des
environnements sociaux défavorisés dans les résultats
scolaires en s'appuyant sur le discours du principal adjoint :
« «L'environnement social des gamins fait que
papa-maman n'ayant pas fait de longues études, ils sont
conditionnés et manquent d'ambition. Du coup, peu demandent le
lycée
général» ». (
https://lequatreheures.com/episodes/sur-les-bancs-des-quartiers-nord- marseille/,
consulté le 02/05/2016)
Ainsi, le constat du principal adjoint rapporté par la
narratrice peut susciter chez le lecteur, en creux, l'interrogation suivante :
si les enfants issus de milieux défavorisés sont «
conditionnés » à ne pas faire d'études longues,
est-ce que le corps enseignant les y incite pour autant ?
Enfin, le point de vue de la narratrice s'affirme davantage
lorsqu'elle raconte le dénouement de l'histoire : le conseil de classe a
tranché et Ramzy et Johan ne pourront intégrer la filière
de leur choix alors que le projet professionnel de chacun nécessite un
enseignement général. En utilisant le discours transposé
de style indirect, la narratrice affirme sa présence au sein de
l'histoire, fait part de ses interrogations à Mélanie
Clément, professeure principale, et par la même occasion, au
lecteur :
« Mais quand on demande à Mélanie
Clément si elle n'a pas eu l'impression, parfois, de freiner des
élèves en les envoyant en seconde professionnelle, sa
réponse se fait tranchante : «C'est le contraire. J'ai cru en
beaucoup d'élèves qui se sont écrasés au
lycée. Je préfère mille fois qu'ils réussissent en
pro. Ce n'est plus la voie de garage qu'on imaginait.» »
55
(
https://lequatreheures.com/episodes/sur-les-bancs-des-quartiers-nord-marseille/,
consulté le 02/05/2016)
Concernant le reportage des Jours, la narratrice
semble interroger davantage les opinions du corps enseignant. En effet, lorsque
la narratrice raconte la remise de bulletins aux différents
élèves et parents, celle-ci rapporte très peu les paroles
des élèves. Cela dit, il est possible qu'à ce moment de
remise des bulletins les élèves ne prennent pas la parole et
restent silencieux. Toutefois, nous avons relevé dans notre grille
d'analyse que leur réaction était racontée à
travers les photographies.
Par ailleurs, à l'inverse de la reporter du Quatre
Heures, Alice Géraud a pu assister au conseil de classe. Elle a
donc recueilli plus d'informations auprès de l'équipe
pédagogique :
« Pour les huit autres élèves de la classe
qui ont coché en voeu une seconde professionnelle, il n'y a pas d'avis
négatif de la part du conseil de classe. Et pour cause, il n'y a pas
d'alternative. «On ne propose plus le redoublement»,
explique la principale adjointe, Pascale Guillemin, en préambule de la
séance de conseil de classe. Chaque élève devra sortir du
collège avec une orientation et ce sera donc éventuellement un
CAP (mais les places sont rares), plus sûrement un bac pro. »
(
http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/ep16-parents-prof/,
consulté le 02/05/2016)
Alice Géraud rapporte davantage les « coulisses
» des événements de l'histoire, à savoir le conseil
de classe suivie de la remise des bulletins. Par la même occasion, la
reporter permet au lecteur d'en savoir plus sur les mécanismes de
passage des élèves en filière professionnelle et
générale. De plus, les informations en marge du récit
apportent des compléments d'information sur le système
éducatif : précisions quant à l'étape de « la
remise de bulletin », informations sur la « fin du redoublement
», définition du « décrochage scolaire ».
La narratrice tend à montrer toutes les
difficultés auxquelles sont confrontés les professeurs, la
conseillère d'orientation ainsi que la principale adjointe, tout en
soulevant des interrogations sur le système éducatif. En effet,
alors que Louanne souhaite s'orienter dans la mode et intégrer une
filière professionnelle, les professeurs l'invitent fortement à
se diriger vers un lycée général au vu de ses bons
résultats :
« Pourtant, dans la salle du conseil de classe, on est
quand même un peu ennuyés qu'une aussi bonne élève
ait coché cette case inattendue. Éléonore Garcia, la prof
de français, se dit qu'elle pourrait passer un bac général
avec option théâtre, qu'il y aurait certainement des choses autour
du costume. On parle de l'importance de la culture générale. Du
choix, aussi, que conservent jusqu'à tard dans la scolarité les
bacheliers généraux. »
(
http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/ep16-parents-prof/,
consulté le 02/05/2016)
De plus, Alice Géraud évoque la
complexité du système de choix des lycées
considéré comme « un problème » :
« À la remise des bulletins, les parents s'avouent
déjà totalement perdus avec l'illisible système
d'inscription parisien par points (on vous raconte cela dans un prochain
épisode). Le
père de Dialikatou ne s'est pas encore penché
sur le problème ».
56
(
http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/ep16-parents-prof/,
consulté le
02/05/2016)
Enfin, la narratrice prend position, par le biais d'un
commentaire personnel, sur la difficulté des jeunes élèves
de 3e à choisir une orientation, malgré les actions du personnel
pédagogique :
« Depuis le début de l'année, le prof
principal et la conseillère d'orientation ne lâchent pas les
élèves susceptibles d'être orientés. Ils tentent de
définir avec eux une envie, un centre d'intérêt, une
aptitude qui puisse leur permettre de faire un choix. Pas facile à 14 ou
15 ans ». (
http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/ep16-parents-prof/,
consulté le 02/05/2016)
La narratrice affirme également son point de vue, cette
fois-ci, en rapportant les actions et le discours d'une mère dont les
enfants peinent à trouver leur voie :
« Elle multiplie les rendez-vous avec la
conseillère d'orientation du collège. Elle imprime des fiches
métiers, montre des vidéos d'orientation à ses fils, les
envoie aux journées portes ouvertes des lycées professionnels.
Finalement, elle conclut : «Ça ne va pas le système
français, c'est trop tôt pour eux pour choisir».
» (
http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/ep16-parents-prof/,
consulté le 02/05/2016)
Ainsi, le sujet de l'orientation des élèves de
3e en filière générale ou professionnelle est
abordé dans les deux reportages à travers deux angles
différents : le reportage du Quatre Heures traite de ce sujet
à travers les élèves alors que celui des Jours
l'aborde à travers les actions menées par l'équipe
pédagogique pour que chaque élève ait un projet de
formation après le collège.
Quand le premier reportage aborde la dimension sociale, le
second se concentre sur la complexité et les limites du système
éducatif français. À ce titre, il est important de
rappeler que le reportage des Jours s'étend sur une
année scolaire entière et que la notion des environnements
sociaux des élèves peut être abordée au sein des
autres récits composant la série « Les années
collège ».
57
3.1.2- Réconciliation de la fonction intrigante et
de la fonction configurante au sein du récit médiatique
? Récits médiatiques « minimaux »
et « maximaux »
Alors qu'elle s'appuie sur des outils narratologiques, notre
grille d'analyse nous a permis de constater que les deux reportages du
Quatre Heures et des Jours associent les
caractéristiques dites « classiques » du récit, avec
des « traits plus proprement journalistiques174». En
effet, bien que les deux narratrices convoquent des techniques
d'écriture que l'on retrouve dans des contenus relevant de la fiction
(personnages, cadre spatio-temporel, récits emboités, vitesse
narrative, etc.), celles-ci veillent à faire preuve de précisions
(descriptions, discours rapportés, compléments d'information).
C'est donc ce mélange qui distingue le journalisme
narratif d'un journalisme plus factuel, et par la même occasion,
constitue l'originalité de ce genre journalistique. Cependant, Marie
Vanoost rappelle que pour bien cerner cette originalité, il convient de
positionner le récit utilisé en journalisme narratif « par
rapport à la notion, aujourd'hui d'usage courant, de récit
médiatique175», objet des travaux de recherche du
narratologue et professeur de communication Marc Lits176.
Actions, personnages, temps et lieu suffisent à
identifier un contenu médiatique comme relevant du récit. Marie
Vanoost qualifie ce type de récits comme « minimaux » dans la
mesure où ceux-ci sont soumis à des contraintes d'espaces ne
permettant pas leur développement, ou bien soumis à des
règles d'écriture, comme celle de la pyramide inversée qui
limite fortement la place accordée aux détails, aux jeux de
suspense, à la construction des personnages. De plus, ce type de
règle de lisibilité borne considérablement le style
d'écriture, ainsi que la voix du narrateur. Puisqu'ils ne
répondent pas à ces contraintes d'écriture et d'espace,
notamment sur le web, les récits relevant du journalisme narratif sont
considérés, eux, comme des récits « maximaux
».
Mais ce qui distingue plus précisément les
récits médiatiques « minimaux » des « maximaux
» réside dans le fait que le récit journalistique narratif
réconcilie les deux fonctions du récit définies par le
narratologue Raphaël Baroni : la fonction intrigante et la fonction
configurante.
? Faire appel aux émotions du lecteur grâce
à la fonction intrigante
La fonction intrigante fait référence à
la conception d'une intrigue définie par « la présence au
sein d'un récit d'une dynamique entre un noeud, une complication et son
dénouement [...] repoussée à la fin du récit, de
manière à faire naître de la tension
narrative177 ».
La tension narrative au sein du reportage du Quatre Heures
repose sur la validation du conseil de classe des voeux d'orientation des
élèves. Celle du reportage des Jours est plus complexe
à déterminer dans la mesure où le reportage s'étend
sur le long terme. Toutefois, si l'on considère la
174 VANOOST, Marie. Journalisme narratif : proposition de
définition, entre narratologie et éthique. Les Cahiers du
journalisme [En ligne]. 2013. [Consulté le 12/10/2015]. Disponible
à l'adresse :
http://www.cahiersdujournalisme.net/cdj/pdf/25/9.Marie-Vanoost.pdf
175 VANOOST, Marie. Op. Cit.
176 LITS, Marc. Du récit au récit
médiatique. De Boeck, 2008.
177 VANOOST, Marie. De la narratologie cognitive à
l'expérimentation en information et communication : comment cerner les
effets cognitifs du journalisme narratif ? Cahiers de Narratologie [En
ligne], 28 | 2015, mis en ligne le 29 octobre 2015, consulté le 30
octobre 2015. URL :
http://narratologie.revues.org/7239
58
série « Les années collège »
dans son ensemble, la tension narrative relève de la dernière
étape de l'année scolaire, à savoir les résultats
du brevet et la validation ou non des voeux d'orientation de chacun des
élèves.
La fonction configurante, quant à elle, s'appuie sur
l'opération de configuration définie par Paul Ricoeur. Durant
cette opération de configuration, les différents
éléments de l'histoire sont « pris ensemble » pour
créer « une synthèse de
l'hétérogène178 » afin de «
construire d'emblée une compréhension rétrospective des
événements racontés179 ». Dans cette
logique, la règle de la pyramide inversée utilisée dans le
journalisme factuel répond à cette fonction configurante dans la
mesure où les informations sont soumises à une forte
hiérarchisation, notamment grâce à la titraille, et sont
triées selon leur degré d'importance : la conclusion des
événements est racontée dès les premières
lignes, tandis que les détails sont situés en fin d'article.
À l'inverse, l'enjeu d'un récit journalistique
d'ordre narratif est de « tenir en haleine le lecteur », comme le
rappelle Estelle Faure, co-fondatrice du Quatre Heures. Lorsqu'elle
raconte le verdict du conseil de classe, Marine Courtade crée un certain
suspense. Alors qu'elle relate cet événement achevé dont
elle connaît la fin, la narratrice ne mentionne pas le nom des deux
élèves dont les voeux ont été refusés. Le
lecteur, à travers le discours rapporté de Ramzy,
délégué de la classe, comprend qu'il est l'un deux :
« Deux heures plus tard, Ramzy, le
délégué, sort le premier, visiblement sous le choc. Il
fait partie des élèves dépités. La gorge
serrée, il susurre : «Oui, je suis déçu de ne pas
être pris en général, c'est dur. Je vais devoir trouver
d'autres solutions pour devenir prof de sport.» » (
https://lequatreheures.com/episodes/sur-les-bancs-des-quartiers-nord-marseille/,
consulté le 02/05/2016)
La narratrice, qui ne révèle toujours pas le nom
du second élève, met fin au récit en faisant appel, une
nouvelle fois, au discours rapporté de Ramzy :
« Sur le parvis du collège, Ramzy patiente un peu
avant de décrocher son téléphone pour appeler Johan,
l'aspirant infirmier. «Je vais attendre qu'il finisse de manger avant
de lui annoncer la mauvaise nouvelle». » (
https://lequatreheures.com/episodes/sur-les-bancs-des-quartiers-nord-marseille/,
consulté le 02/05/2016)
La narratrice fait donc patienter le lecteur jusqu'à la
fin du récit pour lui dévoiler le nom du deuxième
élève dont les voeux n'ont pas été validés.
Par la même occasion, la reporter crée un effet de surprise
à travers la chute de son récit. Ces choix d'écriture
relèvent donc bien de la fonction intrigante du récit.
? La fonction configurante du récit : informer et
légitimer le contenu journalistique
Si les reportages tels que ceux du Quatre Heures et
des Jours se structurent autour d'une intrigue, il n'en reste pas
moins que ces contenus relèvent, par définition, du journalisme.
Ces contenus ont pour vocation de permettre au lecteur de mieux comprendre un
sujet ou un événement, ce qui
178 RICOEUR, Paul. Temps et récit. Tome I : L'intrigue
et le récit historique. Le Seuil, 1983.
179 VANOOST, Marie. Op. Cit.
59
relève - comme on l'a dit - de la fonction configurante
du récit, laquelle est donc indispensable au sein de récits
relevant du journalisme narratif.
Notre grille d'analyse révèle justement que les
deux reportages issus du Quatre Heures et des Jours mettent
à disposition du lecteur des informations factuelles qui viennent
compléter l'histoire générale des récits. Pour
Le Quatre Heures, il s'agit de statistiques : « 84,1% des parents
d'élèves sont ouvriers ou inactifs, contre 35,1% à
l'échelle nationale ». Le reportage des Jours, quant
à lui, convoque, dans la marge à droite du récit, des
définitions de termes propres à l'éducation nationale. Non
seulement ces informations didactiques nous renseignent sur le fait que les
reporters se sont documentées, mais elles permettent également au
lecteur de mieux saisir le sujet. En effet, les statistiques du reportage du
Quatre Heures offrent une meilleure compréhension de
l'environnement social dans lequel évoluent les élèves.
Les définitions de termes en complément du récit des
Jours offrent au lecteur des précisions afin qu'il saisisse
mieux les enjeux des événements racontés (« la remise
du bulletin ») ainsi que les discours rapportés de l'équipe
pédagogique (« la fin du redoublement », le décrochage
scolaire).
Pour Vanoost, l'association de la fonction intrigante et de la
fonction configurante au sein d'un même récit est donc «
l'essence même du modèle narratif », où «
l'information renoue avec une structure temporelle, voire une mise en intrigue
à proprement parler, dans le but d'offrir une meilleure
compréhension du monde qui entoure [le lecteur]180».
Ainsi, en se concentrant sur l'histoire d'une classe de
troisième de collèges classés ZEP et en s'attachant
à l'histoire des élèves et/ou des professeurs, les
reportages du Quatre Heures et des Jours permettent de mieux
comprendre le système éducatif, les dispositifs
pédagogiques mis en oeuvre lors du passage de la 3e au lycée,
l'état d'esprit et les difficultés rencontrées par le
corps enseignant, l'environnement social et les ambitions des
élèves.
Alors que les reporters font preuve d'empathie à
l'égard des personnages, le lecteur se soucie davantage de ces derniers.
Certaines informations au sujet des personnages (le logement insalubre de
Naïma chez le Quatre Heures ; l'absence des parents de Moussa
lors de la remise du bulletin chez Les Jours) permettent d'impliquer
émotionnellement le lecteur. À ce titre, alors qu'elle est
citéé par Marie Vanoost, la reporter du New York Times,
Amy Harmon considère que faire appel aux émotions du lecteur
permet à celui-ci de mieux assimiler les informations181.
Cependant, si le reportage peut susciter des émotions
chez le lecteur, il convient de préciser que les récits
médiatiques relevant du journalisme narratif ne doivent pas être
associés au modèle du storytelling, utilisant le
récit à des fins de persuasion dont Christian Salmon a fait la
critique182. À ce titre, Marc Lits rappelle à Salmon
que si l'utilisation du storytelling participe à la
création de « mythes » à des fins commerciales ou
politiques, l'usage du récit au sein du journalisme narratif permet de
décoder voir déconstruire ces « mythes ». Le discours
de Salmon tend ainsi à s'inscrire « dans un discours de
dénonciation qui existe depuis que s'est développé le
roman-feuilleton, dans la
180 Ibid.
181 Ibid.
182 SALMON, Christian. Storytelling, la machine à
fabriquer des histoires et à formater les esprits. Paris, La
Découverte, 2007.
60
première moitié du XIXe
siècle183. » Marc Lits ajoute qu'en s'inscrivant en
« filiation des théories de l'école de Francfort sur
l'aliénation des masses par leur consommation de productions culturelles
populaires conçues pour fabriquer du conformisme au service de
l'idéologie dominante 184», Salmon tend à
sous-estimer la fonction émancipatrice du récit journalistique,
tout en ignorant le narrative journalism, qui connaît un regain
d'intérêt à l'ère du numérique.
183 LITS, Marc. Quel futur pour le récit
médiatique ?. Questions de communication [En ligne] 1er
septembre 2014. [Consulté le 20/05/2016]. Disponible à l'adresse
:
http://questionsdecommunication.revues.org/6562
184 Ibid.
61
3.2- L'apport du web dans la narration : la recherche
d'une nouvelle expérience de lecture
3.2.1- La réappropriation des codes de la presse
papier sur le web
Si notre grille d'analyse révèle que Le
Quatre Heures et Les Jours ne procèdent pas aux
mêmes choix graphiques, il n'en reste pas moins que les interfaces de
chacun présentent des caractéristiques similaires en
matière de design éditorial.
En effet, on note que les deux pure players se
réapproprient les codes de la presse papier sur le support web. En
témoigne le choix des typographies à empattements
utilisées traditionnellement sur support papier. En effet, sur le web,
la majorité des quotidiens bi-médias (Ouest-France, Le
Parisien, Le Monde, Les Échos, L'Humanité, Le Figaro,
L'Équipe) utilisent des typographies sans empattement dans le corps
de texte. L'Humanité, Le Parisien, Les Échos et Le
Monde convoquent une typographie avec empattement seulement pour la
titraille des articles (titres, intertitres, mise en exergue). Seuls
Libération et La Croix utilisent sur l'ensemble des
contenus une typographie avec empattement.
À ce titre, on remarque que si les quotidiens issus du
support papier utilisent une typographie sans empattement sur le web, les
pure players, eux, font appel dans de nombreux cas à une police
avec empattement, et ce, sur l'ensemble de leurs contenus (corps de texte et
titraille). C'est le cas notamment de Médiapart, Slate, Le
Huffington Post, L'Imprévu, Ulyces, StreetPress, ou encore
Le Zéphyr.
De la même manière que Les Jours ou le
Quatre Heures, il semblerait donc que les médias qui naissent
sur le web s'approprient les codes graphiques de la presse écrite. Jeu
sur la taille, la graisse et même la couleur pour Les Jours, les
typographies utilisées au sein des deux reportages ont fait
indéniablement l'objet de choix répondant à une recherche
esthétique, lesquels participent à l'identité visuelle de
chacun des médias. Raphaël Garrigos, co-fondateur des
Jours, ajoute à propos des choix graphiques du média
:
« [...] On voulait d'emblée
récupérer les codes de la presse papier avec une typographie
très soignée, la présence d'une lettrine, d'exergues et de
citations. On souhaitait également accorder une large place à la
photographie, proposer une lecture « zen » et en même temps
enrichie ». (Entretien avec Raphaël Garrigos, le 06/05/2016)
La « lecture zen » à laquelle Raphaël
Garrigos fait référence à un webdesign éditorial
minimaliste : interface à fond blanc, marges vierges de part et d'autre
du texte centré au milieu de la page (pas de sidebar), absence de toute
surcharge visuelle et de publicité, paragraphes aérés,
etc.
Alors qu'il présente sa nouvelle version pour
abonnés en avril 2013, le journal Le Monde est l'un des
premiers médias à avoir proposé un tel dispositif visant
à rendre plus confortable la lecture185. Au clic
185 FRANCK, Cyrille. Le Monde se lance à la conquête
de nouveaux abonnés et des nouveaux
usages.
Médiaculture.fr. [En ligne]. 4 avril 2013.
[Consulté le 06/05/2016]. Disponible à l'adresse :
http://www.mediaculture.fr/2013/04/04/le-monde-se-lance-a-la-conquete-de-nouveaux-abonnes-nouveaux-usages/
62
sur un bouton, l'abonné accède au même
contenu dans une nouvelle fenêtre, de type « pop-up ».
L'internaute peut alors se plonger dans la lecture de l'article sans qu'aucun
bruit visuel ne perturbe la lisibilité du contenu. L'internaute quitte
donc une interface de flux pour un espace épuré l'encourageant
à lire l'article jusqu'à la fin. On remarque que Le Quatre
Heures et Les Jours utilisent ce type de webdesign
épuré dont le principal objectif est de participer au confort de
lecture de l'internaute. Les paragraphes sont aérés, les
différents éléments relevant de la titraille sont
espacés les uns des autres par des marges importantes.
Par ailleurs, si le menu au sein du Quatre Heures
reste fixe à gauche de l'écran, celui des Jours
n'est jamais visible sur l'ensemble du site. En effet, celui-ci est «
dissimulé » derrière un pictogramme. Aussi appelé
« menu burger » ce dispositif s'est démocratisé avec le
développement du design pour support mobile. Alors que le mobile
présente une résolution réduite et restreinte, le «
menu burger » permet de gagner de la place en cachant un menu
composé de nombreux éléments. Estelle Faure, co-fondatrice
du Quatre Heures, nous donne des précisions sur le choix d'un
menu fixe et non d'un « menu burger » :
« On voulait que les éléments ne soient pas
invasifs, qui ne perturbent pas la lecture, tout en restant
compréhensibles pour le lecteur. On s'est par exemple longtemps
interrogés sur la présence d'un menu burger, afin de
privilégier l'immersion, mais on a trouvé que ce n'était
pas compréhensible pour le lecteur, surtout s'il arrive la
première fois sur le site. On a voulu garder des repères que les
internautes connaissent bien et ne pas être trop dans l'innovation
». (Entretien avec Estelle Faure, 05/05/2016)
Confort de lecture, réappropriation des codes de la
presse écrite, mise en valeur du récit, il semble que l'enjeu :
l'enjeu pour des pure players tels que Le Quatre Heures et
Les Jours en matière de webdesign, réside dans la
recherche d'interface innovante mais respectant les repères
traditionnels de la navigation d'un internaute sur le web.
3.2.2- Une « mise en relief » du récit
médiatique grâce au web
Pour Raphaël Garrigos, les pure players comme
Les Jours ou Le Quatre Heures se distinguent des autres
médias en ligne par l'exploitation du web dans la mise à
disposition d'un récit. Dans cette logique, Raphaël Garrigos
considère Les Jours comme faisant partie de la «
deuxième génération de pure players », la
première correspondant à des médias en ligne tels que
Rue89 ou Médiapart :
« [...] On voulait se positionner comme la 2e
génération de pure players, c'est-à-dire celle
qui utilise pleinement toutes les ressources du web, notamment en étant
disponibles immédiatement sur les trois écrans. C'est
également les apports des personnages, des sons, des vidéos, qui
permettent d'avoir des articles enrichis. Ces enrichissements ne seraient pas
possibles sans le web. [...] Il y a aujourd'hui beaucoup de sites comme
Ulyces, Le Quatre Heures, L'Imprévu, et d'autres qui
représentent pour moi cette génération. (Entretien avec
Raphaël Garrigos, le 06/05/2016)
Lorsqu'elle parle de l'exploitation des possibilités du
web, Estelle Faure, co-fondatrice du Quatre Heures évoque quant
à elle la « mise en relief » des reportages :
63
« Concrètement, je trouve que le web donne du
relief au sujet. Faire appel à d'autres supports comme la vidéo
et le son a parfois plus de sens. Avec ce type de support, on peut laisser
vivre une scène de l'histoire. Écouter la voix d'un personnage
peut aussi donner plus de profondeur au récit. [...] La
possibilité de faire des choix en matière de support (photo,
vidéo, son, dessins, texte), donne une autre dimension au reportage
». (Entretien avec Estelle Faure, 05/05/2016)
La métaphore de la « mise en relief » du
récit est une notion qui a été abordée par Harald
Weinrich dans le cadre de ses travaux sur l'utilisation des temps dans les
textes littéraires186. Bien que le linguiste se concentre
uniquement sur le support textuel, la métaphore a le mérite
d'évoquer la notion de superposition de plans au sein d'un récit.
En somme, l'imparfait est « le temps de l'arrière-plan » et le
passé simple, « le temps du premier plan187 ».
Cette « mise en relief » par les différents temps du
récit peut faire écho - dans une juste mesure - à la
« mise en relief » du récit dont parle Estelle Faure.
En effet, Le Quatre Heures fait appel à une
vidéo pour introduire chaque reportage. « Sur les bancs des
quartiers nord » débute ainsi par une vidéo
réalisée en plan séquence. À travers cette
vidéo, le lecteur est invité à découvrir les
élèves de la classe de 3e du collège Arthur Rimbaud.
À ce plan séquence s'ajoutent en voix off les paroles des
élèves qui évoquent leurs ambitions professionnelles ou
bien leur relation avec les autres collégiens. D'autres parlent des
meurtres et règlements de compte qui ont eu lieu dans la région
de Marseille. Ainsi, cette vidéo tend à se rapprocher de «
l'arrière-plan » de l'ensemble de l'histoire que le lecteur
s'apprête à lire dans la mesure où celle-ci permet une
première approche du décor et des personnages. Les
premières lignes du reportage, quant à elles, pourraient
correspondre au « premier plan » du reportage :
« «M'dame, c'est quoi «morne»
?» «Triste», répond la professeure. Parmi les
mots qui font tiquer les élèves, il y a aussi
«tumulte», et «bicêtre», synonyme de
«malheur» en vieux français. Assise sur le coin du bureau,
Mélanie Clément surveille sa classe de troisième 2,
encourageant les uns, répondant aux autres. «Shérazade,
tu as un stylo ? Allez, fais des croix». » (
https://lequatreheures.com/episodes/sur-les-bancs-des-quartiers-nord-marseille/,
consulté le 02/05/2016)
Bien que la narratrice n'utilise pas le passé simple,
mais le présent - puisque l'objectif est également de rendre
compte de l'immersion du reporter, cette scène de classe vient se
superposer à la « toile de fond » que constitue la
vidéo. À ce titre, Le Quatre Heures utilise la technique
dite « parallax », un procédé propre au support web
permettant, au scroll de la souris par l'internaute, de générer
un effet de profondeur. Dans le cas du reportage du Quatre Heures, la
couche sur laquelle est situé le contenu textuel se superpose à
la couche vidéo renforçant par la même occasion l'effet de
« mise en relief » du récit.
186 WEINRICH, Harald. Le temps. Paris : Seuil, 1973.
187 KAEMPFER, Jean. MICHELI, Raphaël. La
temporalité narrative. [En ligne] 2005. [Consulté le 06/05/2016].
Disponible à l'adresse :
https://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/tnarrative/tnintegr.html#tn021200
64
Par ailleurs, l'alternance de ces différents «
plans », qu'ils soient réalisés à travers des
contenus de supports différents, ou par la méthode des «
récits emboités » participe à la notion d'immersion
du lecteur au sein du récit.
3.2.3- Le web pour révéler l'immersion du
reporter et favoriser celle du lecteur
Alors que l'immersion du reporter dans un milieu
observé est l'une des caractéristiques fondamentales du
journalisme narratif, on note que les stratégies éditoriales des
médias Les Jours et Le Quatre Heures oeuvrent
également pour la captation de l'attention du lecteur, notamment
à travers des choix d'écriture, mais également à
travers l'exploitation des technologies du web.
On remarque dans un premier temps que les deux reportages
s'ouvrent avec un visuel (vidéo pour Le Quatre Heures ;
photographie pour Les Jours) dont la taille prend la largeur de
l'écran, qu'il s'agisse d'un écran d'ordinateur, de tablette, ou
smartphone. Cette manière d'introduire le reportage par une
large image permet à l'internaute d'avoir un premier contact avec
l'histoire : situation du cadre spatial et visualisation des personnages de
l'histoire.
Par ailleurs, l'ensemble des photographies des deux reportages
sont cliquables afin d'agrandir celles-ci. L'internaute qui consulte le
reportage des Jours est amené à quitter le récit
principal puisqu'au clic d'une image, il est dirigé vers un diaporama de
photos accompagnées de légendes. Les photos défilent
automatiquement, l'internaute peut choisir ou non de prendre le contrôle
sur le défilé des images.
Ainsi, durant toute la consultation du récit, le
lecteur est très peu incité à mener des actions, qui se
traduisent par le « clic ». Afin de ne pas distraire l'internaute, le
clic au sein des deux reportages relève donc du choix du lecteur et non
d'une obligation. L'unique action que l'internaute doit mener est de «
scroller », c'est-à-dire, faire défiler à
l'aide de sa souris - ou de son doigt pour un écran mobile, les contenus
qu'il visualise sur son écran. La navigation au sein du reportage
s'effectue ainsi verticalement, de haut en bas.
L'usage du « scroll » s'est
démocratisé avec l'apparition de la roulette incrustée
dans la souris, mais également avec l'habitude de parcourir avec son
doigt les contenus sur smartphone ou tablette. À ce titre,
l'ergonome et UX designer Amélie Boucher rappelle que « le pouce
humain est articulé de telle manière qu'il est beaucoup plus
facile de le faire aller de haut en bas plutôt qu'horizontalement, de
l'intérieur vers l'extérieur188». Pour les
responsables du pôle visualisation du journal Le Monde, l'usage
du « scroll » « est devenu un important vecteur d'animation,
d'ergonomie et de créativité189 ». En
témoigne d'ailleurs l'apparition du néologisme «
scrollitelling », la contraction des mots « scroll » et «
tell ». Ainsi, le « scrollitelling » consisterait à dire,
raconter en faisant défiler.
188 SCHERER, Eric. Journaliste
designer.
Meta-media.fr. [En ligne]. 13 décembre 2015
[Consulté le 20/05/2016]. Disponible à l'adresse :
http://meta-media.fr/files/2015/12/MetaMediaFTV10SCREEN1.pdf
189 MONASTEROLO, Bernard, SACCHARIN, Kora, DEDIER, Eric. 2014,
une année en grand
format. LeMonde.fr.
[En ligne] 2014. [Consulté le 20/05/2016]. Disponible à
l'adresse :
http://www.lemonde.fr/grands-formats/visuel/2015/01/02/une-annee-en-grand-format-201445405244497053.html
65
Ce dispositif de navigation, accompagné de contenus
plurimédia (texte, photographie, son, vidéo, carte, etc.) faisant
partie intégrante de la narration favoriseraient ainsi la concentration
de l'internaute vis-à-vis du contenu qu'il consulte, et par là
même occasion, son immersion au sein du récit. C'est en tout cas
l'un des objectifs des co-fondateurs du Quatre Heures :
« La forme au service du fond : grâce à une
plateforme innovante, nous voulons optimiser le confort de lecture et
l'immersion dans le reportage. Les outils du multimédia sont au service
de la narration, pour que rien ne s'interpose entre l'histoire et vous ».
(
https://lequatreheures.com/presentation/,
consulté le 05/01/2016)
Et Estelle Faure d'ajouter :
« On tenait absolument à cette idée
d'immersion dans laquelle le public se plonge pour lire un article ».
(Entretien avec Estelle Faure, 05/05/2016)
Les co-fondateurs des Jours parlent, quant à
eux, d' « enrichissements » plutôt que d'immersion. En effet,
dans un article dédié à la navigation au sein du
média, les membres des Jours précisent à propos
des éléments qui apparaissent de manière simultanée
au « scroll » de l'internaute :
« Ces enrichissements approfondissent, complètent,
éclairent la lecture de l'article. Ils délivrent la
définition d'un mot, d'un acronyme. Ils vous expliquent par exemple qui
est tel personnage ».
http://lesjours.fr/obsessions/les-jours-c-quoi/les-jours-navigation/
, consulté le 05/05/2016)
Notons à ce titre que la présence d'un article
décrivant la navigation sur le site du pure player
témoigne du fait que celle-ci rompt avec les codes classiques de
navigation des médias traditionnels en ligne.
De plus, Raphaël Garrigos nous précise que Les
Jours est un média qui se situe dans le deep, la
profondeur, ce qui participe à cette notion d'enrichissement, tout en
faisant écho à la notion d'immersion. En effet, si la «
profondeur » chez Les Jours se caractérise par un suivi de
sujets sur le long terme, celle-ci participe dans le même temps à
l'immersion du lecteur dans la mesure où il est invité à
s'attacher à un travail journalistique de temps long, à prendre
connaissance des nouvelles informations que le journaliste aura tiré de
son enquête, analyse ou reportage.
Ainsi, bien que Le Quatre Heures et Les Jours
envisagent le web comme un support offrant de nouvelles
possibilités de narration, on constate que les deux médias ne
délivrent pas les mêmes discours à propos de leurs
objectifs dans la mise à disposition de l'information. Cette divergence
de discours vient d'ailleurs s'ajouter à des interprétations
a priori différentes du concept de Slow media.
66
3.3- Slow media : un concept sujet à des
interprétations différentes et révélateur d'un
métier en crise identitaire
3.3.1- Concept de Slow media : précisions
terminologiques
Si Le Quatre Heures se présente ouvertement
comme un média de « slow info », les cofondateurs des
Jours précisent ne pas s'associer à ce concept.
Rappelons que c'est d'ailleurs ce positionnement qui a retenu notre attention
afin d'interroger ce concept dont le manifeste à été
rédigé en 2010 par des chercheurs allemands190. Il
convient de s'interroger sur les différentes interprétations dont
le Slow media fait l'objet ainsi que sur les différents
discours qui lui sont associés, tout en apportant, quelques
précisions terminologiques.
Le Slow media est un anglicisme composé de
l'adjectif « slow », signifiant « lent », et « media
», correspondant à l'homonyme français « média
». Le terme « média » peut être
considéré comme un moyen de diffusion direct ou indirect. Dans le
premier cas, il peut s'agir d'un support médiatique comme le langage ou
l'écriture. Dans le second cas, il peut être
considéré comme un dispositif technique, comme l'internet, la
télévision, ou la radio.
L'adjectif « lent » peut être associé
à des animés ou inanimés. Lorsqu'il s'agit d'un homme ou
d'un animal, donc d'un animé, l'adjectif qualifie cet être comme
manquant de rapidité dans ses mouvements191. Attribué
à un inanimé, c'est-à-dire autre chose qu'un homme ou un
animal, « lent » peut relever d'un « processus », d'un
« objet actif » (une rivière, par exemple), ou bien d'une
« période » et d'une « unité de temps ».
Or, nous avons noté, dans la première partie de
ce mémoire, que l'ensemble des articles du manifeste du Slow media
se concentraient d'une part, sur les processus de production de
l'information par les professionnels des médias, et d'autre part sur le
processus de consommation des médias. Envisagé ainsi comme un
processus, l'adjectif « lent » qualifie quelque chose « qui
s'effectue en un temps relativement long ». À titre d'exemple,
l'unité de recherche du CNRS « Analyse et traitement informatique
de la langue française » convoque un extrait du chapitre VII du
Salon de 1846 de Charles Baudelaire intitulé « De
l'idéal et du modèle » :
« [...] Un portrait est un modèle compliqué
d'un artiste. [...] Un idéal, c'est l'individu redressé par
l'individu, reconstruit et rendu par le pinceau ou le ciseau à
l'éclatante vérité de son harmonie native. La
première qualité d'un dessinateur est donc l'étude lente
et sincère de son modèle ».
Attribué à un animé, l'adjectif
qualificatif « lent » évoque quelque chose de négatif,
renvoyant notamment à la paresse, la pesanteur, ou encore la mollesse.
Lorsqu'il vient qualifier un processus, comme le travail du dessinateur de
Baudelaire, l'adjectif « lent » se charge de valeurs positives : la
lenteur est au service de l'observation du modèle. La lenteur serait
même une « qualité » dans la
190 Les auteurs du manifeste sont, pour rappel : Sabria David,
chercheuse spécialisée dans les médias, le sociologue
Benedikt Köhler, et Jörg Blumtritt, chercheur et analyste de
marché
191 Le Trésor de la langue française
informatisé. Définition de « lent ». [En
ligne]. [Consulté de 10/06/2016]. Disponible à l'adresse :
http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?61;s=3509476260;r=1;nat=;sol=1;
67
mesure où elle participe de l'étude «
sincère » du modèle observé dont le dessinateur
« reconstruit [...] l'éclatante vérité [...]
».
Ainsi, la notion de lenteur, lorsque l'on parle d'un
processus, renvoie à une période favorable à
l'observation, à l'analyse, à l'approfondissement, à
l'examen et à l'introspection d'un objet ou d'un sujet. Par la
même occasion, la lenteur permettrait de représenter avec
sincérité et authenticité l'objet ou le sujet en
question.
De ce point de vue, l'association du terme « slow »
à celui de « media » - si ce dernier est envisagé comme
un dispositif technique et plus exactement comme un journal, nous évoque
la méthode de l'immersion employée par les praticiens du
journalisme narratif faisant partie intégrante du processus de
fabrication d'un reportage.
Toutefois, si l'immersion du journaliste dans un milieu
observé peut éventuellement se rapprocher du terme Slow media
- à condition que l'adjectif « slow » soit
envisagé comme un processus, il convient de s'interroger sur les raisons
pour lesquelles le pure player Les Jours précise ne pas
s'associer à celui-ci.
3.3.2- Des discours sur le Slow media a priori
divergents
? Discours des Jours :
Lorsqu'on lui demande si Les Jours s'inscrit dans le
concept de Slow media, Raphaël Garrigos répond :
« On est plus dans le «deep», dans le
profond, que dans le «slow». [...] On ne fait pas des
papiers pour lesquels on part en reportage pendant deux à trois mois,
pour les vendre des mois plus tard. La revue XXI, par exemple, le fait
et fonctionne très bien comme ça. Le Slow media existe,
mais nous, nous souhaitons jongler entre le profond, et l'actualité.
Nous voulons rester toujours connectés à l'actualité, sans
être dans la course à l'information ». (Entretien avec
Raphaël Garrigos, le 06/05/2016)
Précisons, à ce titre, que le terme «
profondeur » est caractéristique de « ce qui va au fond des
choses, en dépassant les apparences192 », mais
également de « ce qui est difficile à appréhender,
à pénétrer ». Précédé de la
préposition « en », le terme « profondeur »
détermine la manière dont une action est menée « en
affectant la personne ou la réalité d'une chose par delà
son aspect superficiel ». Le traitement en profondeur d'un sujet
consisterait donc à appréhender celui-ci au-delà des ses
apparences, donc au-delà du simple fait.
Par ailleurs, le discours du co-fondateur des Jours
sous-entend plusieurs choses. D'une part, Raphaël Garrigos
reconnaît l'existence du concept de Slow media et cite la revue
XXI comme en faisant partie. D'autre part, il associe le Slow
media à un processus, à une méthode de travail, celle
du reportage. De plus, il sous-entend que le Slow media regroupe des
contenus journalistiques qui ne s'inscrivent pas dans l'actualité. Pour
Raphaël Garrigos, le Slow media relèverait donc de
contenus rédigés par des journalistes partis en reportage, donc
sur le terrain, et dont la publication n'aurait pas de lien
192 Le Trésor de la langue française
informatisé. Définition de « profondeur ». [En
ligne]. [Consulté de 10/06/2016]. Disponible à l'adresse :
http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=2891183880;
68
direct avec des événements d'actualité,
ici entendue au sens d'un « ensemble de faits tout récents, et
offrant un intérêt pour cette raison193 ».
Sachant que Les Jours publie quotidiennement, le
co-fondateur du pure player semble, en creux, associer le concept de
Slow media à un rythme de publication autre que quotidien.
Rester « connectés à l'actualité » sous-entend
pour Raphaël Garrigos que le temps passé entre la fabrication du
reportage et la publication de celui-ci est relativement court, à
l'inverse de ce qui est pratiqué au sein de la revue XXI.
Toutefois, si les journalistes des Jours ont pour objectif de rester
« connectés à l'actualité », Raphaël
Garrigos nous donne des précisions quant aux choix éditoriaux du
média :
« On s'interroge sur les sujets qui font
l'actualité et que l'on va traiter. On se pose la question de savoir si
on va les intégrer à nos « obsessions ». [...]
Finalement, on fait l'impasse sur certains, mais dans l'ensemble, on arrive
à traiter de nombreux sujets l'actualité ». (Entretien avec
Raphaël Garrigos, le 06/05/2016)
En effet, bien que le média publie des contenus de
manière quotidienne, on remarque que Les Jours ne traite pas
systématiquement des événements qui font
l'actualité. À titre d'exemple, on note que l'attentat d'Orlando
aux États-Unis survenu le 12 juin 2016 et ayant fait une cinquante de
victimes n'a pas été traité par le média, alors que
l'événement peut être aisément
considéré comme majeur dans l'actualité.
Par ailleurs, on note que les co-fondateurs des Jours
utilisent le terme « deep » pour qualifier leur média
uniquement en réaction au terme « slow ». En effet,
l'anglicisme n'est indiqué nulle part au sein du pure player,
notamment dans l'obsession « Les Jours, c'est quoi ?194 »
ayant pour vocation de présenter à l'internaute le média
dans son ensemble (revendications, abonnement, équipe, navigation,
etc.). L'utilisation du terme « deep » n'est donc pas une
revendication native du média. Il s'agit plus d'un qualificatif qui tend
à préciser que le média se concentre sur le traitement des
sujets à long terme tout en publiant des articles au quotidien. C'est en
cela que le pure player se distinguerait du Slow media.
Finalement, la stratégie des Jours consiste
davantage à s'appuyer sur des sujets et des thématiques
relativement larges permettant aux journalistes de diversifier les angles et de
les rattacher à l'actualité quand celle-ci s'y prête,
plutôt que de rester « toujours connectés à
l'actualité ». À titre d'exemple, le début du Ramadan
le 7 juin 2016 a été l'occasion pour la narratrice de la
série « Les années collège », Alice
Géraud, de traiter de la pratique du jeûne musulman en milieu
scolaire195.
Aborder l'actualité sous forme de série met donc
en tension deux éléments : l'événement, le fait,
avec le traitement en profondeur de celui-ci. Cette méthode impose ainsi
aux journalistes des Jours des choix éditoriaux stricts
impliquant d'écarter certains événements, même
importants. Mais dans le même temps, elle présente l'avantage pour
les journalistes comme pour les lecteurs, de bénéficier d'un
traitement approfondi d'un sujet ou d'une thématique tout en multipliant
les angles d'approche.
193 Ibid.
194 « Les Jours », c'est quoi ?
LesJours.fr. [En ligne]. 7
février 2016. [Consulté le 20/02/2016].Disponible à
l'adresse :
https://lesjours.fr/obsessions/les-jours-c-quoi/les-jours-l-equipe/#obsession
195 GERAUD, Alice. LAMBERT, Simon. Le ramadan
bricolé.
LesJours.fr [En ligne]. 15 juin 2016.
[Consulté le 16/06/2016] Disponible à l'adresse :
https://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/ep25-ramadan/
69
? Discours du Quatre Heures :
Si Les Jours préfèrent situer leur
média dans la « profondeur » que dans la « lenteur
», Le Quatre Heures, quant à lui, se présente comme
un média de « slow info ». Les cofondateurs du pure player
affirment ainsi sur la page dédiée à la
présentation du Quatre Heures :
« Le Quatre Heures est un nouveau média en ligne,
fondé sur le concept de « slow info ». Une information qui
prend le temps, se déclinant sous forme de reportages grand format,
multimédia, sans clic ». (
https://lequatreheures.com/presentation/,
consulté le 05/05/2016)
Premièrement, les co-fondateurs reconnaissent
l'existence d'un concept, celui de « slow info ». Toutefois,
l'utilisation d'un nouveau terme pour désigner le concept de Slow
media dont font sans nul doute référence les co-fondateurs
du pure player, témoigne d'un véritable flou
terminologique. À ce titre, cette imprécision terminologique est
également alimentée par différents types d'éditeurs
(presse grand public, blogs professionnels ou amateurs, etc.) lorsqu'ils
présentent la naissance ou la découverte d'un média
proposant des contenus long-format : on parle alors de « slow info »,
« slow news », « slow journalisme », Slow media,
ou encore de « slow web ».
Par ailleurs, les cofondateurs du Quatre Heures
associent le concept de « slow info » à la notion de
format. La « slow info » reposerait donc sur des reportages ayant
comme particularité d'être multimédias. Au cours de notre
entretien, Estelle Faure précise ce que les cofondateurs du Quatre
Heures entendent par « slow info » :
« Selon moi, ce sont des médias qui permettent de
prendre le temps, que ce soit dans la lecture des contenus que dans la
manière de les réaliser. Le temps est aujourd'hui un luxe, donc
cette manière de procéder implique aussi des questions
économiques. Le « slow info » ou le Slow media permet
de prendre du recul sur l'actualité, et d'envisager celle-ci sous
d'autres angles que ceux proposés traditionnellement dans les
médias ». (Entretien avec Estelle Faure, 05/05/2016)
Le discours d'Estelle Faure confirme le flou terminologique
autour du concept : « slow info » et Slow media sont en
effet utilisés comme des synonymes. Par ailleurs, on remarque que la
vision d'Estelle Faure diffère finalement peu de celle de Raphaël
Garrigos, dans la mesure où les deux journalistes défendent le
fait de prendre le temps dans le processus de fabrication des contenus, la
prise de recul du journaliste vis-à-vis de l'information à flux
tendu, et le traitement de l'actualité sous des angles originaux.
De plus, lorsque l'on demande à Estelle Faure de nous
préciser la raison de l'utilisation du terme « slow info »
pour qualifier Le Quatre Heures, celle-ci répond :
« On voulait avant tout identifier Le Quatre Heures
comme un média relevant d'un concept novateur, pour se distinguer
des médias traditionnels. Il a été difficile pour nous
d'expliquer notre concept et notre parti pris de ne pas publier quotidiennement
des reportages tout en se présentant comme un site d'information ».
(Entretien avec Estelle Faure, 05/05/2016)
Ainsi, le qualificatif « slow » est employé
par les membres du Quatre Heures dans le but de se distinguer des
médias de flux. Plus précisément, le terme « slow
info » est utilisé pour permettre
70
d'identifier Le Quatre Heures comme un média
d'information dont le rythme de publication est plus lent, ou « slow
».
Si Estelle Faure et Raphaël Garrigos tombent d'accord sur
le fait qu'un Slow media se distingue des autres médias par le
rythme de publication de ses contenus, le discours du co-fondateur des
Jours repose avant tout sur la méthode de travail de ses
journalistes, tandis que celui d'Estelle Faure insiste sur la
périodicité mensuelle du Quatre Heures.
Cependant, Estelle Faure poursuit à propos de
l'utilisation du terme Slow media ou « slow info » :
« Toutefois, au sujet de notre présentation, nous
avons évolué. [...] Nous privilégions notre concept
d'histoires multimédias, plus que celui de « slow info », qui
nous a toutefois permis de s'identifier et de nous démarquer ».
(Entretien avec Estelle Faure, 05/05/2016)
Ainsi, trois ans après le lancement du Quatre
Heures, le discours des fondateurs a évolué dans la mesure
où le concept de « slow info » laisse place à ce qui
identifie le mieux le pure player : son contenu. En témoigne la
présentation du média par ses fondateurs à l'occasion
d'une campagne de financement participatif dans le cadre de la refonte du
site196. Alors que les termes de Slow media, ou « slow
info » ne sont jamais mentionnés dans la « description
détaillée du projet », l'équipe du Quatre Heures
a mis l'accent sur ce qui caractérise les contenus du pure
player : des histoires multimédias, des reportages long-format, des
récits s'appuyant sur les technologies du web.
Finalement, les discours d'Estelle Faure et Raphaël
Garrigos sont peu différents. Les deux journalistes insistent sur la
notion de recul du journaliste afin de mieux traiter des sujets liés
à l'actualité. Ils soulignent également leur
volonté à exploiter les technologies du web pour enrichir les
contenus journalistiques et proposer une expérience de lecture autre que
celle proposée par les médias de flux. Enfin, les co-fondateurs
des deux pure players affirment se démarquer de ces mêmes
médias par un rythme de publication qui ne s'inscrit pas dans le flux,
et ce, tout en rattachant leurs contenus à des sujets
d'actualité.
3.3.3- Volonté d'un retour aux fondamentaux d'un
métier en crise identitaire : le temps au coeur du débat
Pour Marc Lits, la circulation massive des textes de presse
via le web et les réseaux sociaux, a entraîné « une
transformation radicale des pratiques professionnelles des journalistes,
notamment dans leur manière de rédiger [...]197
». Pour le fondateur de l'Observatoire du récit médiatique,
les évolutions technologiques ont également transformé de
manière radicale un des aspects de la construction narrative, à
savoir, sa temporalité. S'appuyant sur l'exemple des médias
audiovisuels, Lits remarque que « la compression du temps modifie
désormais notre rapport au monde » :
196 Le Quatre Heures a besoin de
beurre.
Kisskissbankbank.com. [En ligne] 1er juin 2016.
[Consulté le 01/06/2016] Disponible à l'adresse :
https://www.kisskissbankbank.com/fr/projects/le-quatre-heures-a-besoin-de-beurre
197 LITS, Marc. Quel futur pour le récit
médiatique ?. Questions de communication [En ligne] 1er
septembre 2014. [Consulté le 20/05/2016]. Disponible à l'adresse
:
http://questionsdecommunication.revues.org/6562
71
« [...] Le médium télévisuel, depuis
la première guerre du Golfe, joue en quasi-simultanéité
avec les événements montrés [...]. L'objectif des
médias, qui consistait à informer le plus vite possible le public
après que survienne un événement, fut remplacé par
cette exigence inimaginable jusqu'il y a peu : l'événement doit
si possible être médiatisé pendant qu'il se déroule
». (Lits, 2014 : 40)
Ainsi, Lits met en lumière l'impact de l'urgence sur la
temporalité médiatique et par la même occasion sur les
pratiques professionnelles des journalistes :
« [...] Si le temps de la transmission devient
concomitant à l'événement, dans quelle mesure permet-il
encore une véritable appropriation, une reconfiguration. [...] L'urgence
fait office d'analyse et empêche toute forme de réorganisation des
récits et de leurs multiples jeux de temporalité ». (Lits,
2014 : 40)
Cette transformation de la temporalité des
récits se repère également sur le web, avec la
présence de médias délivrant des informations en continu.
La priorité est donnée au flux, au direct, « plutôt
qu'à la construction de l'information ». De fait, les
professionnels ne peuvent réaliser « un travail de mise en intrigue
» sans « un minimum de distance, car, normalement, le récit
vient après l'événement 198».
Pour Lits, nous avons de plus en plus affaire à des
« fragments médiatiques », ainsi qu'à des «
micro-récits ». En tant que narratologue, Lits propose alors de
« reconsidérer la notion de fragment qui semble antinomique avec
celle de récit ». Mais pour Lits, le fragment ne tue pas le
récit. Au contraire, « le récit se co-construit par
accumulation de fragments narratifs s'agrégeant peu à peu ».
Ainsi, « le récit ne disparaît pas, mais [...] se construit
désormais sous d'autres formes199 ». D'ailleurs, cette
notion de récits fragmentés n'est pas sans rappeler la
stratégie éditoriale du pure player Les Jours reposant
sur des séries de reportages composées d'épisodes, donc de
« micro-récits ».
Enfin, Lits note que « les lieux d'émissions se
démultiplient au point de perdre leur identité propre et
identifiable » et ajoute que « le risque de l'internet n'est
peut-être pas celui de la mort du sujet, mais de sa dissolution dans trop
de sujets, sans reconnaissance possible200 ». Ainsi, la
compression du temps et la diffusion massive de l'information par les
médias sur le web remettent en question non seulement les fondamentaux
du métier de journaliste, mais également l'identité
même des médias qui s'inscrivent dans une intertextualité
médiatique où « l'importance d'une information vient de ce
que les autres titres en parlent [...] 201».
Or, on observe que les pure players d'information
nés ces dernières années véhiculent des discours
plaidant pour un retour à un journalisme de qualité. Dans son
rapport rendu en juin 2015 au Ministère de la culture et de la
communication intitulé « Presse et numérique : l'invention
d'un nouvel écosystème 202», le sociologue des
médias Jean-Marie Charon souligne un « Bouillonnement -
198 Ibid.
199 Ibid.
200 Ibid.
201 NEVEU, Erik. Sociologie du journalisme. 3e
édition (2009). Paris : La Découverte, 2001. Coll.
Repères. p.54
202 CHARON, Jean-Marie. Presse et numérique :
l'invention d'un nouvel écosystème. [En ligne]. Juin 2015.
[Consulté le 26/05/2016]. Disponible à l'adresse :
72
effervescence éditoriale » marqué par
« une nouvelle vague de création du pure players
d'information ». Charon précise :
« [...] Tout un milieu, d'individus, d'équipes,
d'entreprises, fait le pari de l'innovation. Il s'emploie à
réinventer le média imprimé. Il investit surtout toutes
les ressources du numérique pour imaginer, expérimenter,
créer les formes d'un volet inédit du paysage des médias
d'information ». (Charon, 2015 : 15)
Bien que Charon ne le précise pas, la majorité
des pure players cités comme appartenant à cette «
nouvelle vague » émettent des discours revendiquant l'adoption
d'une temporalité de l'information qui se veut différente de
celle employée par les médias de flux, et vectrice d'une
information de qualité.
Cette prise de position se retrouve d'ailleurs dans le titre
même de certains pure players. Les Jours nous
évoque une unité de temps, celle de la journée. Le
Quatre Heures renvoie à un moment précis de la
journée, celui du goûter et évoque par la même
occasion les notions de dégustation et de pause dans le temps.
L'Imprévu, dont la phrase d'accroche est « Oubliez
l'immédiat » renvoie à un événement qui vient
perturber quelque chose qui aurait été planifié, ce que
L'Imprévu confirme dans son manifeste en évoquant les
« sujets imposés par les agendas de la communication politique,
institutionnelle ou les faits divers 203». Tortuga magazine
fait, quant lui, référence la lenteur de la tortue. Pour ces
pure players, la notion de temps est donc identitaire.
Par ailleurs, comme le note Charon dans son rapport, les
pure players qui s'appuient sur un traitement de l'information
décalé par rapport au flux partent du même point de
départ, à savoir « le diagnostic d'une saturation des
utilisateurs », notamment à l'égard de
l'instantanéité et de la redondance de l'information. C'est ce
que confirment les différents manifestes et présentations de ces
pure players. En voici quelques exemples :
Les Jours indique dans l'épisode «
«Les Jours», le projet », que le surplus d'information en ligne
participe dans le même temps à leur incompréhension :
« Les Jours sont nés du constat qu'il n'y a jamais
eu autant d'informations, mais qu'on n'a jamais eu autant de mal à
être bien informés. En ligne, l'actualité est trop souvent
privée de profondeur. Les Jours redonnent de la mémoire, des
repères, du contexte, de la chair à l'actu, par des choix
assumés, et avec l'ambition de raconter l'information autrement ».
(
https://lesjours.fr/obsessions/les-jours-c-quoi/les-jours-le-projet/,
consulté le 16/06/2016)
Dans le cadre de sa campagne de financement participatif,
Le Quatre Heures évoque davantage l'impact de la compression du
temps sur les pratiques journalistiques, dont parlait Marc Lits :
« Ce projet porté par six journalistes est
né d'un sentiment : la course à l'immédiateté qui
dicte la fabrique de l'actualité ne suffit pas à informer.
Comprendre, réfléchir, questionner,
http://www.culturecommunication.gouv.fr/Ressources/Rapports/Rapport-Charon-Presse-et-numerique-L-invention-d-un-nouvel-ecosysteme
203 Qu'est-ce que L'Imprévu. L'Imprévu.
[En ligne] [Consulté le 15/06/2016] Disponible à l'adresse :
https://limprevu.fr/fil-rouge-2/limprevu-en-questions/quest-ce-que-limprevu/
73
découvrir, supposent de ralentir ». (
https://www.kisskissbankbank.com/fr/projects/le-quatre-heures-a-besoin-de-beurre,
consulté le 16/06/2016)
L'imprévu souligne sa volonté de traiter
de sujets dont les médias parlent peu ou pas :
« L'imprévu est un site d'information
indépendant qui se détache de l'actualité. Chaque mois,
nous prenons le temps de publier des articles qui sondent la
société. [...] L'imprévu cherche à vous
guider vers des sujets passés entre les mailles du filet, loin de la
communication institutionnelle, du buzz et des petites phrases ». (
https://limprevu.fr/fil-rouge-2/limprevu-en-questions/quest-ce-que-limprevu/,
consulté le 16/06/2016)
Bien qu'il affirme sa volonté de prendre du recul sur
l'actualité, Tortuga magazine se veut «
complémentaire des médias d'information continue ». De plus,
on retrouve la notion de fragments dans le manifeste du média :
« La transmission de l'information est rapide et
fragmentée, ses logiques multiples et sa lecture opaque. Nous encaissons
l'actualité et, en non-initiés, nous réagissons à
chaud. Tortuga veut prendre du recul. Reconstituer l'information et en dresser
un tableau, essayer de comprendre le monde qui nous entoure pour lui permettre
d'avancer. Le journaliste est celui qui sait savoir pour faire savoir
». (
https://tortugamagazine.fr/le-manifeste/,
consulté le 16/06/2016)
Par ailleurs, alors qu'il décrit de concept de «
slow information » dans son rapport, Charon évoque « une
démarche journalistique qui se déploie dans la durée, que
ce soit la collecte de faits, comme dans leur analyse et l'écriture
elle-même204 ». Là encore, on constate que le
concept est mal défini. D'une part, Charon utilise le terme de «
slow information » et non celui de Slow media. D'autre part, si
la description que fait Charon du concept de « slow information »
correspond aux revendications des médias qui composent la «
nouvelle vague » de pure players, ces derniers ne se
présentent pas pour autant comme des Slow media.
Alors qu'il est majoritairement utilisé dans le cadre
d'une démarche d'observation des médias dans leur ensemble, le
qualificatif « slow » a donc pour principal objectif de distinguer
les médias qui s'inscrivent dans la durée, de ceux qui se situent
dans le flux. Au regard de nos observations, les professionnels plaidant pour
un retour à l'enquête, à l'analyse et au reportage pour
mieux comprendre le monde qui nous entoure, ne semblent pas (ou plus, pour
Le Quatre Heures) être partisans de l'appellation Slow
media.
En effet, si ces médias mettent le temps au coeur de
leurs préoccupations, il n'en reste pas moins que ces pure
players revendiquent purement et simplement une revalorisation des
missions fondamentales du métier de journaliste, avant que celles-ci
soient bousculées par le dictat de l'urgence, lui-même
favorisé par les évolutions technologiques. Dans cette logique,
en quoi ces médias auraient-ils intérêt à
s'étiqueter Slow media alors que le temps est
nécessairement un élément incontournable pour assurer les
missions d'un journaliste ?
204 CHARON, Jean-Marie. Op. cit.
74
3.3.4- Tendances d'évolution du concept de Slow
media
Si le concept de Slow media peine à être
défini, demeure flou, et est sujet à diverses
interprétations, il a le mérite de nourrir le débat
à propos de l'identité journalistique.
Utilisé pour distinguer cette « seconde
génération » de pure players (pour reprendre les
termes de Raphaël Garrigos) des grands titres bi-médias inscrits
dans une logique de flux, le terme Slow media a également le
mérite d'intriguer et donc de faire l'objet de publications dans les
médias généralistes et blogs pour présenter des
médias en recherche d'innovations éditoriales. De ce point de
vue, l'utilisation du terme Slow media aurait peut être
même joué un rôle marketing. Finalement, le terme «
Slow media » relève plus d'un imaginaire renvoyé au
lecteur ou à l'internaute lui permettant d'appréhender la
temporalité dans laquelle s'inscrit la stratégie
éditoriale d'un média.
Par ailleurs, on peut envisager que le concept de Slow
media n'est pas prêt de se préciser dans la mesure où
non seulement les professionnels du journalisme n'emploient par le terme, mais
que les médias plus traditionnels tendent à explorer les contenus
long-format.
En effet, en avril 2013, L'Equipe.fr a lancé
L'Equipe Explore205, un espace en ligne dédié
au « grand reportage numérique, interactif, multidimensionnel, qui
va à l'inverse des idées préconçues sur le web
où l'information est nécessairement immédiate et
périssable206 ». Depuis 2013, 40 reportages ont
été publiés. Ces derniers reposent parfois uniquement sur
de la vidéo. D'autres, exploitent les codes de la « nouvelle vague
» de pure players : photographie ou vidéo plein
écran introduisant le reportage, navigation linéaire ne
nécessitant que le « scroll » de l'internaute, convocation de
médias multi-supports, photos grand format, jeu sur les typographies,
jeu de superposition d'éléments (effet « parallax »),
etc. En somme, de la même manière que Les Jours, ou
Le Quatre Heures, L'Equipe Explore propose des reportages
hybrides nécessitant, comme le rappelle Marc Lits, de « penser
ensemble la structure narrative et le support qui la
véhicule207 ».
C'est également le cas du site
LeMonde.fr qui
dédie une rubrique aux « Grands formats208 » et
dont la forme est qualifiée par le journal de « visuel interactif
». De la même manière que L'Equipe Explore, et
à l'inverse de pure players tels que Le Quatre Heures
ou Les Jours, chaque format est unique : il n'y a pas une
structure visuelle et technique qui se déclinerait à l'ensemble
des productions journalistiques.
Bien qu'elle ne relève pas de la presse écrite,
la chaîne d'information en continu France 24 est également un
exemple parlant. En effet, depuis 2013, la chaîne multiplie sur son site
web les expérimentations en matière de formats
éditoriaux209. « Webdocumentaires », «
infographies », « diaporama photos et sonores », « cartes
», « reportage interactifs » sont autant de formats qui
permettent à la chaîne d'exploiter ses contenus
pluri-médias : texte, photographie, et bien évidemment,
vidéo. Si la rubrique était majoritairement alimentée aux
alentours de 2013 par des webdocumentaires différents les uns des
autres, les formats qui viennent compléter la catégorie
205 L'Equipe Explore.
http://www.lequipe.fr/explore/
206 L'Equipe présente : L'Equipe
Explore. Lequipe.fr
[En ligne] 25 avril 2013 [Consulté le 18/06/2016] Disponible
à l'adresse :
http://www.lequipe.fr/Tous-sports/Actualites/L-equipe-presente-l-equipe-explore/366210
207 LITS, Marc. Op. cit.
208 Le Monde - Grands formats.
http://www.lemonde.fr/grands-formats/
209 France 24 - Webdocumentaires.
http://www.france24.com/fr/webdocumentaires/
75
tendent à s'uniformiser. En effet, les dernières
productions journalistiques publiées relèvent majoritairement de
récits multimédias que France 24 qualifie cependant de «
webdocumentaires ». Or ces productions possèdent la même
forme et reposent sur une navigation linéaire où l'histoire
défile au « scroll » de l'internaute.
Ainsi, l'adoption du long format par des médias
traditionnels témoigne d'une recherche de nouvelles écritures et
de formes éditoriales répondant à de nouveaux usages en
matière de consommation de l'information, eux-mêmes
favorisés par la démocratisation des smartphones et le
développement des tablettes. Désormais, il s'agit pour les
éditeurs de contenus journalistiques de proposer des contenus
répondant à des usages qui s'inscrivent dans des
temporalités différentes. Le journal Le Monde, par
exemple, a lancé en mai 2015, « La Matinale du Monde210
», une application « qui cible les attentes des lecteurs au
réveil211 ». À travers une sélection d'une
vingtaine d'articles par jour, cette application propose des « formats qui
donnent l'impression au lecteur de gagner du temps tout en prenant son
temps212 », car délivrés en « temps opportun
». L'enjeu pour les éditeurs de contenus serait donc de diffuser
des contenus aux formats différents selon la disposition mentale des
internautes à consommer l'information, que ce soit au réveil,
dans les transports, durant une pause déjeuner, ou le soir, au
coucher.
Ainsi, si le long format permet de donner toute sa place
à l'analyse, à l'enquête et au reportage, celui-ci tend
à s'inscrire en complément des médias de flux. Alors que
les dépêches, les informations de dernière minute ou
les live, permettent d'alerter, les contenus mettant en récit
l'événement, une fois celui-ci achevé, permettent
d'informer.
Dans cette logique, le retour du narratif dans
l'écriture journalistique semble apparaître non pas comme une
« alternative à l'accélération de l'information et
à la réduction d'articles aussi vite écrits que
lus213 » dont parle Lits, mais plutôt comme une
méthode journalistique venant compléter des dispositifs
d'information permettant à l'internaute d'être alerté en
temps réel des événements sur lesquels se construit
l'actualité.
Alors que les smartphones permettent de consulter,
mais aussi de produire de l'information partout et tout le temps, les missions
du journaliste qui consistent à trier, vérifier,
hiérarchiser, médiatiser ces contenus sont plus que jamais
nécessaires. Proposer des articles long-format, fruit d'analyses,
d'enquêtes et d'investigations peut constituer un moyen de
répondre à la crise identitaire de la figure du journaliste et
des médias dans leur ensemble.
Par ailleurs, dans un déluge quotidien d'informations,
la mise en récit peut également être envisagée comme
une manière de se réapproprier l'événement pour
mieux l'analyser et le comprendre. Le journalisme narratif constitue en effet
une méthode journalistique permettant de proposer à travers des
récits authentiques, plus qu'une simple collection de faits.
210 La Matinale du
Monde. LeMonde.fr
[En ligne] Mai 2015 [Consulté le 19/06/2016] Disponible à
l'adresse :
http://www.lemonde.fr/lamatinale/
211 DOINA SCHMELCK, Clara. L'avenir du slow journalisme est dans
l'expérience du lecteur. In SCHERER, Eric (dir.) Journaliste
designer.
Meta-media.fr. p.54-57. [En ligne]. 13 décembre 2015
[Consulté le 20/05/2016]. Disponible à l'adresse :
http://meta-media.fr/files/2015/12/MetaMediaFTV10SCREEN1.pdf
212 Ibid.
213LITS, Marc. Op. cit.
76
De plus, à l'heure des dépêches d'agences
« bâtonnées » et de la diffusion d'informations quasi
identiques, le récit en journalisme apparaît comme une «
alternative à la forme objectivante de l'écriture journalistique
traditionnelle, fondée en partie sur une communication à sens
unique et la conception d'un public passif 214».
En effet, alors que le journalisme narratif réconcilie
fonction intrigante et configurante du récit, tout en replaçant
un événement « dans un ou plusieurs contextes mieux
définis », Marie Vanoost évoque la « prise de
conscience - voire une prise d'action - citoyenne 215» que
suscite cette mise en récit. En s'appuyant sur des histoires
individuelles, et l'« engagement émotionnel » que le
récit provoque auprès du lecteur, le journalisme narratif
pousserait celui-ci à s'intéresser de manière plus
engagée à la problématique traitée. Citée
par Marie Vanoost, la reporter Jacqui Banaszynski, qui a reçu le prix
Pulitzer de l'article de fond en 1988, estime en effet que « sans
récit, l'information devient une abstraction que l'on peut facilement
écarter, par rapport à laquelle il n'est pas besoin de prendre
position et de se demander si la société agit d'une façon
qui nous convient 216».
Ainsi, si le concept de Slow media fait l'objet de
différentes interprétations et de plus ou moins de
reconnaissance, celui-ci a le mérite d'avoir mis en lumière
plusieurs choses : d'une part, puisqu'il a fait l'objet d'un « manifeste
», le concept témoigne d'une prise de conscience d'un métier
en crise identitaire, mais surtout d'une volonté d'apporter des
solutions en mettant au coeur du débat les valeurs éthiques et
déontologiques du journaliste.
D'autre part, le Slow media a permis de mettre en
valeur le « bouillonnement éditorial » qui marque le paysage
de la presse et de l'édition numérique depuis le milieu des
années 2010, incarné par des pure players « ayant
fait le pari de l'innovation » et investissant « toutes les
ressources du numérique pour imaginer, expérimenter, créer
les formes d'un volet inédit du paysage des médias
d'information217». Enfin, le concept de « Slow media
» a permis de témoigner d'un retour du journaliste narratif,
ou plutôt, « de sa permanence à travers les époques,
les modes d'expression, les formes et les supports qu'ils portent218
».
214 Ibid.
215 VANOOST, Marie. De la narratologie cognitive à
l'expérimentation en information et communication : comment cerner les
effets cognitifs du journalisme narratif ? Cahiers de Narratologie [En
ligne], 28 | 2015, mis en ligne le 29 octobre 2015, consulté le 30
octobre 2015. URL :
http://narratologie.revues.org/7239
216 Ibid.
217 CHARON, Jean-Marie. Op. cit.
218 Lits, Marc. Op.Cit.
77
Conclusion
Alors qu'il est l'héritier du journalisme
littéraire américain de la fin du XIXe siècle, le
journalisme narratif a évolué au fil des années. En
témoignent les nombreuses terminologies qui lui sont associées
que ce soit dans l'espace anglophone ou francophone. Pour Marie Vanoost, la
pratique du reportage (recueil d'informations sur le terrain, rencontre de
personnes, etc.) et la mise en récit par le biais des techniques
d'écriture littéraire, constituent « le plus petit
dénominateur commun » de l'ensemble des définitions du
journalisme littéraire et narratif.
Le développement, à partir de 2008, d'une presse
proposant des contenus long-format et des sujets loin de ceux traités
par les médias « traditionnels » témoigne d'un regain
d'intérêt pour ce journalisme long-format, dont le journalisme
narratif fait partie. Si la revue XXI a ouvert la voie à de
nombreuses revues aussi appelées « mooks », le journalisme
narratif s'est également développé sur le web.
À partir de 2013, une « nouvelle vague de
création de pure players » - ainsi désignée
par le sociologue des médias Jean-Marie Charon, a vu le jour. Proposant
des contenus long-format (analyses, enquêtes, reportages), ces pure
players plaident communément en faveur d'un journalisme de
qualité, d'une pleine exploitation des possibilités du web, et
d'un traitement de l'information en profondeur, en opposition aux médias
de flux. Par ailleurs, nous avons constaté que la presse grand public
s'est saisie du terme Slow media pour désigner cette «
nouvelle vague » de pure players. Alors que son manifeste a
été rédigé en 2010, nos observations et analyse de
discours nous permettent d'en déduire que le concept du Slow media
n'est pas prêt de s'installer dans les discours des professionnels
ni de se préciser.
En effet, nous avons pu remarquer que le concept de Slow
media est sujet à diverses interprétations par les
professionnels du journalisme proposant des contenus long-format. L'analyse des
discours de Raphaël Garrigos, d'Estelle Faure ainsi que des manifestes
issus de « nouvelle vague » de pure players
révèle que le terme « Slow media » constitue
davantage une formule qu'un terme désignant d'un genre à part
entière.
Analyste du discours, Alice Krieg-Planque définit la
formule comme « un ensemble de formulations qui, du fait de leurs emplois
à un moment donné et dans un espace public donné,
cristallisent des enjeux politiques et sociaux que ces expressions contribuent
dans le même temps à
78
construire219 ». Par ailleurs, pour Alice
Krieg-Planque, la notion de formule repose sur quatre éléments :
son figement, sa dimension discursive, son statut de référent
social et son aspect polémique.
Tout d'abord, le figement de la formule « Slow media
» s'illustre par l'inscription du concept dans la mouvance, plus
générale, du « Slow ». Slow food, slow web, slow
fashion, slow travel, la multiplicité des environnements auxquels est
attribué le qualificatif témoigne du figement de l'expression
« slow » et d'une certaine stabilité du signifiant. Pour
Krieg-Planque, « cette stabilité est la condition matérielle
de reprise et de circulation de la formule220 ».
La circulation dans l'espace public du terme « Slow
media » lui confère un statut de référent social
dans la mesure où la formule constitue, toujours pour Krieg-Planque,
« une unité qui signifie quelque chose pour tous en même
temps qu'elle devient objet de polémique ».
Nos observations ont bien révélé cette
notion de « polémique ». En effet, nous avons constaté
des interprétations différentes et une appropriation ou non du
concept de « Slow media » de la part des professionnels.
L'analyse des différents discours nous a permis de dégager les
indices de la controverse et du débat, soulevés par le terme
« Slow media ».
En effet, la dimension polémique de la formule Slow
media se repère dans les motivations des professionnels à
employer ou non le terme. Alors que Le Quatre Heures se
présentait au grand public comme un média s'inscrivant dans le
concept de « slow », le pure player Les Jours, quant
à lui, ne souhaitait pas être associé à ce terme
mais parlait de « deep ». Qu'il s'agisse des Jours ou des
autres pure players proposant des contenus long-format, nous avons vu
que les professionnels n'utilisaient jamais de qualificatifs (« slow
» ou « deep ») dans leur manifeste. Quant au Quatre
Heures, nous avons pu constater que si ses co-fondateurs revendiquaient le
terme « slow info » en 2013, ces derniers n'employaient plus le
qualificatif dans leur dernière campagne de financement participatif en
2016. Ainsi, l'analyse des différents discours nous a indiquée
que l'emploi des qualificatifs « Slow media », « slow
info » ou encore « deep » s'inscrivait davantage dans une
démarche marketing, autrement dit, une manière de se
démarquer des médias traditionnels, dans un marché
concurrentiel.
De plus, alors qu'un manifeste est un genre discursif
engagé ayant pour objectif de mobiliser dans une démarche
d'action collective afin de trouver des solutions à un problème,
celui du Slow media vise à dénoncer des pratiques
journalistiques soumises à la logique de l'urgence. Dans le même
temps, celui-ci témoigne d'une crise identitaire du métier de
journaliste : en appelant les professionnels du Slow media à
accorder une plus grande importance à la vérification des
sources, à soigner son écriture, à respecter ses lecteurs,
le manifeste défend ni plus ni moins les fondamentaux du métier
de journaliste.
219 MAYAFFRE, Damon. Alice Krieg-Planque. -- La notion de «
formule » en analyse du discours. Cadre théorique et
méthodologique. Besançon : Presses Universitaires de
Franche-Comté, 2009, 145 pages. », Corpus. [En ligne]. 01
juillet 2010. [Consulté le 02 août 2016]. Disponible à
l'adresse :
http://corpus.revues.org/1775
220 Ibid
79
Alors que le manifeste revendique le concept de Slow
media, « considérer l'existence d'un tel mouvement revient
à supposer l'existence d'un autre, le fast221
». Cette opposition tend à renvoyer à des imaginaires
tout en reposant sur des prétentions de communication, à savoir,
l'entière maîtrise du temps de traitement de l'information.
À ce propos, rappelons le contexte de la rédaction du manifeste
du Slow media : celui-ci a été rédigé en
réaction à un débat stérile opposant les partisans
des médias en ligne à ceux des médias imprimés.
À son tour, le manifeste du Slow media présente le
danger d'opposer de manière dichotomique les notions de fast et
de slow, où les partisans de chacun des concepts
considéreraient ses modalités de production et de consommation de
l'information comme celles répondant au mieux aux bouleversements des
pratiques journalistiques à l'ère du numérique.
Toutefois, si le discours qui émane du concept de
Slow media reste imprécis, il ne faudrait pas nier
l'arrière plan idéologique sur lequel repose le concept de
Slow media, et même plus globalement le mouvement Slow.
Envisagé comme une idéologie, c'est-à-dire, comme «
un ensemble plus ou moins cohérent des idées, des croyances et
des doctrines philosophiques, religieuses, politiques, économiques,
sociales, propre à une époque, une société, une
classe et qui oriente l'action », le Slow media a permis,
à travers sa circulation dans l'espace public, de s'interroger sur
l'accélération du temps dans le milieu journalistique et de la
mise en danger de l'authenticité des contenus. Bien que le manifeste
n'apporte pas de réponses concrètes à cette
problématique, il faut néanmoins noter que l'existence d'un tel
manifeste témoigne d'une prise de conscience d'une course à
l'information et de son influence sur la qualité des contenus.
Qu'il s'agisse du manifeste du Slow media ou des
différents manifestes des pure players de temps long, tous
semblent s'accorder sur le fait qu'il devient urgent de prendre le temps
d'observer, d'analyser pour mieux raconter le monde qui nous entoure. En effet,
si les évolutions technologiques permettent à tout
détenteur d'un smartphone connecté d'être
alerté en quasi temps réel, elles ne lui permettent pas pour
autant d'être informé.
La rédaction d'articles long-format, de qualité,
à l'écriture soignée, ainsi que la pleine exploration des
possibilités du web pour transmettre l'information apparaît ainsi
comme une alternative plausible à une pratique dominante, celle de la
diffusion en masse et en continu des dépêches d'agence et des
alertes. Dans le même temps, cette pratique dominante a été
l'opportunité pour la « nouvelle vague » de pure
players nés à partir de 2013 de se démarquer des
médias traditionnels à flux tendu en démontrant leur
volonté de répondre à la crise d'identité du
métier de journaliste.
De plus, nous avons vu que des médias dits «
traditionnels » tendent à adopter la diffusion de reportages
long-format tout en utilisant les codes de la nouvelle vague de pure
players : large place accordée aux visuels, reportages hybrides et
plurimédia, recherche graphique et esthétique. Alors que
Raphaël Garrigos qualifiait Mediapart de pure player
« première génération », le média
fondé par Edwy Plenel est le dernier en date à avoir
ajouté une rubrique dédiée aux reportages grands
221 BETELU, Hugo. Doit-on être « slow » un peu,
beaucoup ou passionnément ?
Influencia.net [En
ligne] 17 mars 2016. [Consulté le 18/06/2016]. Disponible à
l'adresse :
http://www.influencia.net/fr/actualites/tendance,tendances,doit-on-etre-slow-peu-beaucoup-passionnement,6162.html
80
formats. Le premier reportage222 de la rubrique
« Panoramique » comporte de nombreux éléments et
caractéristiques propres aux reportages de la « nouvelle vague
» de pure players : effet « parallax », reportage
divisé en chapitre, photographie pleine page, présence de
média de différentes natures, etc.
Comme pour les pure players de contenus long-format,
la forme et le fond de ces « grands formats » sont pensés
ensemble. On peut supposer que cette proposition de contenus long-format par
des médias à flux tendu va se développer, puisque d'une
part, en renouant avec les techniques du reportage, ces médias
revalorisent leur savoir-faire, dans cette logique de retour aux fondamentaux
du métier de journaliste. De plus, adopter les codes de la «
nouvelle vague » de pure players, est une manière de faire
preuve d'innovation, en proposant des dispositifs et des formats à part
entière.
D'autre part, on peut supposer que dans une logique
d'économie de l'attention, ces médias développent leurs
chances d'augmenter le temps passé sur les pages de leur site. En
proposant des contenus aux formats et temporalités différentes
mais complémentaires, ces médias permettent à l'internaute
d'aller plus loin dans l'appropriation d'un sujet d'actualité. De plus,
en exploitant les technologies du web et les techniques d'écriture
narrative, les médias traditionnels peuvent offrir des nouvelles
expériences de lecture dont le but est, comme nous le rappelait Estelle
Faure, de « tenir en haleine » l'internaute.
Ainsi, les évolutions des usages en matière de
consommation de l'information sont l'occasion pour les médias de
proposer des contenus journalistiques répondant à des
temporalités différentes mais complémentaires. De ce point
de vue, l'expérience du lecteur serait au coeur des
préoccupations des éditeurs de contenus. Mais l'enjeu n'est pas
seulement d'expérimenter de nouvelles écritures, il s'agit
également de proposer des contenus en temps opportun. Au même
titre qu'il est impératif d'envisager ensemble l'écriture avec
son support, il est désormais indispensable de penser ensemble le
contenu avec le cadre temporel dans lequel il est diffusé. Si
capitaliser sur l'attention et l'engament de l'internaute est devenu crucial
dans un marché médiatique concurrentiel, on peut émettre
l'hypothèse que les médias de flux n'ont pas fini de s'inspirer
de la « nouvelle vague » de pure players.
Enfin, comme le précisait Isabelle Meuret, le
journalisme narratif « se diversifie et se réinvente grâce
aux nouvelles technologies [...] ». Ainsi, le journalisme narratif n'est
ni un genre récent ni un modèle qui se serait éteint. Le
développement de cette « nouvelle vague » de pure
players en est l'illustration.
Le retour de ce genre journalistique n'est certainement pas
sans rapport avec les bouleversements que rencontrent nos
sociétés. À ce titre, rappelons que John Hartsock
précisait que l'intérêt pour le journalisme
littéraire coïncidait systématiquement à des moments
marqués par des crises fondées sur des bouleversements sociaux,
politiques ou culturels - ce que les choix mais surtout les angles des sujets
traités par la « nouvelle vague » des pure players
confirment. Loin des angles choisis par les médias traditionnels, les
reportages de terrain nous permettent de mieux saisir les composantes de sujets
sociétaux par une mise en contexte de ceux-ci.
222ANTOINE, Prune. SKORWID Gil, ZAPPNER Jan. Les
bruits de la guerre en plein coeur de l'Europe. Mediapart. [En ligne].
23 juillet 2016. [Consulté le 23/07/2016]. Disponible à l'adresse
:
https://www.mediapart.fr/studio/panoramique/les-bruits-de-la-guerre-en-plein-coeur-de-l-europe
81
Dans un paysage médiatique concurrentiel marqué
par une uniformisation des contenus qui remet en question sur le sens
même du métier de journaliste et de la notion d' « informer
», il n'est donc pas si étonnant de voir se développer des
pure players à l'identité forte, que celle-ci
relève de la ligne éditoriale ou de l'identité visuelle du
média. Les éditeurs de contenus ont visiblement beaucoup à
gagner dans l'exploitation des techniques d'écriture narrative, pour
proposer, ainsi, de véritables « expériences par
procurations223 ».
De plus, en dépassant les a priori, en prenant
le temps de décrypter, et en offrant des interprétations, les
récits relevant du journalisme narratif permettent d'animer,
d'alimenter, et de faire évoluer le débat public. Fruits de
rencontres humaines, ces productions journalistiques évitent de rendre
compte du monde uniquement par le prisme des crises et leurs
conséquences224, à une époque où «
le traitement médiatique actuel se contente d'un flot ininterrompu de
nouvelles anxiogènes qui noie le citoyen dans un mélange
d'indignation et de résignation225 ».
Ainsi, notre travail de recherche nous a permis d'en
déduire que le Slow media est une formule soulevant des
contradictions, qui elles-mêmes permettent de dégager des pistes
quant à l'avenir du Slow media : alors que le concept a fait
l'objet d'un manifeste dès 2010, les professionnels du journalisme ne se
sont peu ou pas appropriés ce terme dont la presse grand public, elle,
s'est saisie pour désigner ces pure players de temps long. Par
ailleurs, alors que cette « nouvelle vague » ou cette «
deuxième génération » de pure players
revendiquent le fait de se démarquer des médias de flux, ces
derniers, eux, s'approprient de plus en plus les codes des pure
players de temps long, que ce soit dans la forme que dans le fond.
Finalement, le concept de Slow media a permis
d'alimenter une réflexion reposant sur un arrière-plan
idéologique, celui d'une volonté de réappropriation du
temps et de l'événement à un moment où les
journalistes sont pris dans une spirale de l'urgence. Par la même
occasion, la circulation de la formule Slow media dans l'espace public
participe à une prise de conscience que le journalisme de temps long
constitue une alternative plausible à une pratique dominante, celle de
la diffusion en masse et en continue de l'information sur le web par les
médias. Enfin, la dynamique dans laquelle s'inscrit le concept
témoigne qu'un processus de transformation est en cours. Qu'il s'agisse
du concept en lui-même ou des pratiques journalistiques en matière
d'adoption du long-format sur le web, toute évolution mérite
d'être surveillée.
223 VANOOST, Marie. Journalisme narratif : proposition de
définition, entre narratologie et éthique, Les Cahiers du
journalisme [En ligne]. 2013. [Consulté le 12/10/2015]. Disponible
à l'adresse :
http://www.cahiersdujournalisme.net/cdj/pdf/25/9.Marie-Vanoost.pdf
224 GALPIN, Guillaume. Le journalisme de solutions,
révolution culturelle de l'
info. InaGlobal.fr. [En
ligne] 20 juin 2016 [Consulté le 20/06/2016]. Disponible à
l'adresse :
http://www.inaglobal.fr/presse/article/le-journalisme-de-solutions-revolution-culturelle-de-linfo-9094
225 Ibid.
82
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Disponible à l'adresse :
http://www.arcep.fr/uploads/txgspublication/CREDOC-Rapport-enquete-diffusion-TIC-France
CGE-ARCEP nov2015.pdf
87
ANNEXES
88
ANNEXE 1
Grille d'analyse
« Le choix des orientés », publié le 25
mars 2016 par Les Jours.
Url :
http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/ep16-parents-prof/
89
Éléments analysés
|
Identification
|
Remarques, exemples, éléments
d'analyse
|
Description générale du document
|
Caractéristiques de
l'article publié
|
|
|
Titre
|
« Le choix des orientés »
|
Polysémie du titre. Peut-être compris
phonétiquement comme « Le choix désorienté » :
titre incitatif.
|
URL
|
http://lesjours.fr/obsessions/les-
|
|
annees-college/ep16-parents-prof/#
|
|
Modalité d'accès
|
Accès depuis la page d'accueil par un visuel.
Accueil > Obsession « Les années collège
» > Épisode n°16
|
Les reportages sont classés de manière
antéchronologique.
|
Nombre de signes
|
19 390 signes espaces compris
|
Très long format
|
Description de l'article ou chapô
|
« Bac pro ou seconde générale : les 3e B
d'Aimé-Césaire sont à l'heure des voeux, mais ce sont les
résultats qui comptent. »
|
Permet situer le récit dans l'ensemble de l' «
obsession » « Les années collège ».
Dévoile l'enjeu du récit : mise en tension
(grâce à la conjonction de coordination « mais ») de la
formulation des voeux, avec les résultats qui seront déterminants
= mise en intrigue + tension narrative.
|
Présence de mots-clés
|
Oui : « Éducation », « bac pro »,
« paris »
|
|
Contexte de réalisation et de publication
|
Date de publication
|
Vendredi 25 mars 2016
|
|
Date de réalisation
|
Quelques jours après le conseil de classe du second
trimestre, et après la
|
|
90
|
remise de bulletins de notes.
|
|
Durée de l'immersion
|
L'immersion du narrateur dure 1 an, le temps de l'année
scolaire. L'immersion n'est donc pas terminée.
|
On parle d'une "année scolaire", donc on suppose que la
reporter se soit immergée dans cette classe depuis la rentrée.
Mais l'épisode "édito" qui parle de l'objectif de
cette immersion énumère à l'avance les sujets, les angles
qui seront traités. Preuve que la narration est soumise à des
choix éditoriaux et des angles déterminés par avance.
|
Auteurs / photographe
|
Alice Géraud, reporter et Simon Lambert, photographe
|
Donc 2 regards : celui de la reporter, et celui du
photographe.
Possibilité d'en savoir plus sur les
spécialités des deux journalistes, par un lien hypertexte au clic
sur leur nom.
Leur domaine de spécialité et leur passion sont en
cohérence avec le reportage en question > on montre donc l'expertise
de chacun sur le sujet traité.
|
Sujet
|
Sujet traité
|
L'orientation des élèves d'une classe de 3e dans un
collège parisien.
|
|
Contexte avec l'actualité
|
La narratrice rattache le récit à un
événement d'actualité :
« En janvier, la ministre de l'Éducation Najat
Vallaud-Belkacem avait annoncé qu'à partir de la rentrée
2016, les élèves orientés en filières
professionnelles auraient jusqu'à la Toussaint pour changer
d'orientation si
|
Permet de comprendre comment sont mises en pratique, sur le
terrain, les décisions politiques de l'Éducation nationale.
Sont-elles réellement appliquées ? Fonctionnent-elles ?
|
91
|
cela ne leur plaisait pas. »
|
Visiblement, c'est compliqué :
« Outre la difficulté de mise en place d'un tel
système, l'information n'est pas vraiment redescendue sur le terrain et
les collégiens l'ignorent. »
|
Le récit : éléments structurants du
récit
|
Identification du cadre spatio-temporel
|
Cadre spatial général : Collège
Aimé
|
Reconstitution chronologique des faits dans le récit :
formulation des voeux par les élèves (passé), le conseil
de classe (passé), la remise du bulletin (présent)
|
Césaire dans 18e arrondissement de Paris Collège
« populaire » sans que ce soit "un ghetto social";
Autres cadres spatiaux : salle de classe
|
dans laquelle le prof. principal remet les bulletins de notes.
Cadre temporel : nous sommes en
|
mars, l'histoire commence un mardi, jour où le prof
principal remet les bulletins du deuxième trimestre, presque une semaine
après le conseil de classe.
|
Personnages
|
Le corps enseignant et pédagogique
|
Antoine Labaere, 32 ans, professeur principal
Éléonore Garcia, 39 ans et professeure de français
Tiphaine Decormon, 32 ans, conseillère d'orientation
Pascale Guillement, 38 ans, principale adjointe
|
On peut en savoir plus sur les personnages grâce aux
« enrichissements » dans la marge à droite du
récit + dans espace dédié aux personnages de
l'obsession.
|
Les élèves de 3eB
|
Mariama : doit remonter ses notes pour passer en lycée
général ;
Dalikatou, arrivée du Sénégal en
début d'année, reçoit un avis favorable pour
intégrer une filière générale ;
|
|
92
|
Louanne, meilleure élève de la classe, veut aller
en filière pro, mais les professeurs lui préconisent d'aller en
lycée général ;
Spewell est un élève en « décrochage
scolaire » ;
Matéa, a changé d'avis sur son orientation et
cherche le métier qu'il souhaite faire ;
Moussa, vient seul à la remise de bulletin.
|
|
Les parents
|
Tous les élèves sont accompagnés de leurs
parents, sauf Moussa ; la mère de Matéa est perdue
vis-à-vis de l'orientation de son fils.
|
|
Identification du schéma narratif
|
Situation initiale
|
L'épisode constitue à lui seul une des actions
dans l'ensemble du schéma narratif de l'obsession « Les
années collège ».
|
On ne connaît donc pas la situation finale. La tension
narrative se déploie dans le temps. Créer un effet de suspense
par la même occasion.
|
Élément déclencheur
|
Action
|
Résolution
|
Situation finale
|
Narration
|
Typologie des discours utilisés
|
Discours transposé, style indirect libre et discours
rapporté
|
Ex. discours transposé : « Lors de la remise des
bulletins mardi, Antoine Labaere n'a cessé de répéter la
même chose aux élèves et à leurs parents : entre la
classe de troisième et celle de seconde, les élèves
d'Aimé-Césaire perdent environ 3 à 4 points de moyenne
générale. «Un élève qui a 10 de moyenne en
troisième va se noyer en seconde.» [...] Les
élèves hochent la tête en entendant
|
93
|
|
l'avertissement maintes fois répété
».
|
Fonction du narrateur
|
Fonction testimoniale + idéologique
|
Testimoniale : le narrateur est un témoin des
événements.
Idéologique : le narrateur apporte parfois un propos
didactique, un savoir général que l'on suppose tiré des
personnages, mais pas de certitude : Ex :
« « Finalement, elle
conclut : «Ça ne va pas le système
français, c'est trop tôt pour eux pour choisir.» En
janvier, la ministre de l'Éducation Najat Vallaud-Belkacem avait
annoncé qu'à partir de la rentrée 2016, les
élèves orientés en filières professionnelles
auraient jusqu'à la Toussaint pour changer d'orientation si cela ne leur
plaisait pas. ».
|
Instance narrative
|
Niveau diégétique
|
Intradiégétique
|
Le narrateur est à l'intérieur de la
diégèse, de plain-pied avec les personnages
|
Voix du narrateur
(extra/homodiégétique)
|
Homodiégétique
|
Le narrateur n'est pas un héros de l'histoire qu'il
raconte, donc il n'est pas autodiégétique.
Ici, il est témoin- observateur des
événements qui se déroulent. Il joue un rôle
secondaire (comme l'oeil d'une caméra)
|
Perspective narrative (focalisation)
|
Focalisation interne
|
Le narrateur en sait autant que les personnages, il ne
|
94
|
Parfois presque « zéro »
|
devine pas leurs pensées.
Mais parfois, le lecteur peut avoir un léger doute.
En fait, les pensées des personnages sont toujours
justifiées par un discours rapporté.
|
Temps de la narration (antérieure,
ultérieure, simultanée, intercalée)
|
Alternance narration simultanée + narration
antérieure.
|
La narratrice raconte la remise de bulletin de notes en
même temps que se déroule l'événement, mais raconte
ce qui s'est passé lors du conseil de classe.
|
Ordre (anachronies) et vitesse narrative (pause, scène,
sommaire, ellipse)
|
Alternance de pauses, d'accélérations,
sommaire
|
Sommaire : « Hier, lors d'une rencontre organisée au
collège avec d'anciens élèves
d'Aimé-Césaire, ils ont pu vérifier l'avertissement
professoral. Ils les ont interrogés sur les changements de niveau entre
collège et lycée. «En seconde générale, il y
en a qui passe de 16 à 10. En pro, c'est le contraire»,
résume une élève de 3e B. ». On n'en saura pas plus
sur cette rencontre entre élèves.
|
Place/rôle des médias dans la narration
(illustration ou partie intégrante de la narration)
|
Les photos permettent de situer le cadre spatial de la remise du
bulletin de notes + de voir la réaction des élèves et des
parents à ce moment
|
Les médias participent de la technique narrative des
« récits emboîtés ».
|
La forme
|
Typographie utilisée
|
Avec empattement pour le corps du texte ;
Sans empattement pour les mises en exergues et intertitres
|
Style éditorial du papier affirmé
|
95
Utilisation des couleurs
|
Bleu = couleur de l'obsession ;
Jaune = couleur des liens et des autres éléments au
survol ;
Rouge = boutons de partage sur les réseaux sociaux,
même rouge que l'identité visuelle du média (logo)
|
La couleur permet de situer le récit comme relevant de
l'obsession « Les années collège » = repère
visuel.
|
Médias utilisés (nature des contenus)
|
Photos : le but recherché est de
|
|
recueillir la réaction des élèves et parents
lors de la remise du bulletin
|
Titres, sous-titres, intertitres
|
Oui
|
|
Mises en exergues (citations ...)
|
Oui : citations
|
|
Type de navigation (linéaire / non-linéaire)
|
Linéaire (de haut en bas)
|
Nécessite que le « scroll » de l'internaute,
mais celui-ci peut cliquer sur les enrichissements situés dans la marge
à droite pour quitter le récit et obtenir des infos
complémentaires, notamment, sur les personnages.
|
Événements et interactivité
|
Apparition de contenus didactiques au scroll ;
Au clic sur un perso, apparition d'une fenêtre avec bio du
perso, possibilité et passer en revue les personnages de l'obsession
;
|
Contenus qui viennent enrichir le récit, participe de la
mise en contexte et en perspective du récit.
|
Liens hypertextes (présence et rôle)
|
Oui.
|
Les liens ne renvoient jamais sur une nouvelle page, mis à
part pour lire des épisodes précédents.
|
96
ANNEXE 2
Grille d'analyse
« Sur les bancs des quartiers nord », publié
le 3 décembre 2014 par Le Quatre Heures. Url :
https://lequatreheures.com/episodes/sur-les-bancs-des-quartiers-nord-marseille/
97
Éléments analysés
|
Identification
|
Indices, exemples, éléments
d'analyse
|
Description générale du document
|
Caractéristiques de
l'article publié
|
|
|
Titre
|
« Sur les bancs des quartiers nord »
|
« Bancs » évoque les bancs de l'école
;
« Quartiers Nord » évoque les quartiers
renommés tendus de Marseille, référence à
l'actualité.
|
URL
|
https://lequatreheures.com/episodes/sur-
|
|
les-bancs-des-quartiers-nord-marseille/
|
|
Modalité d'accès
|
Menu > épisodes > saison 2 > « Ailleurs en
France » > épisode 1
|
Les derniers reportages sont classés par saisons
météorologiques, alors que celui-ci relève d'une saison
thématique = révélateur de tâtonnements et d'une
recherche d'un concept éditorial basé sur la
sérialité.
Choix de thématiques larges : "Lutte ouvrière" /
"Ailleurs en France".
Ici, c'est le 1er épisode sur 5 de la saison 2. C'est le
12e reportage du journal depuis mis en ligne. Déséquilibre entre
saison 1 (3 épisodes) et 2 (5 épisodes)
|
Nombre de signes
|
21 165 signes espaces compris
|
Très long format
|
Description de l'article ou chapô
|
« Kalachnikov et trafic de drogues : à longueur
d'année les quartiers nord de Marseille font les gros titres de la
presse. Au-delà des faits-divers, "Le Quatre Heures" s'est
immergé près d'un mois dans
|
D'emblée Le Quatre Heures marque la
volonté de prendre le contre-pied de l'actualité : alors que
celle-ci repose essentiellement
|
98
|
un collège de quartier, coincé entre quelques
barres d'immeubles de la cité phocéenne. »
|
sur les violences des quartiers nord, Le QH lui,
s'intéresse au quotidien des collégiens issus de ces quartiers
réputés violents.
L'objectif sous-jacent est certainement celui de savoir si ces
violences ont un impact sur ces jeunes, mais ce n'est pas explicite.
|
Présence de mots-clés
|
Non
|
|
Contexte de réalisation et de publication
|
Date de publication
|
03/12/2014
|
|
Date de réalisation
|
1 mois avant l'épreuve du brevet , donc en mai 2014.
|
« [...] dans un mois, ils passeront le brevet avant que le
dossier de chaque élève ne soit évalué au conseil
de classe. »
|
Durée de l'immersion
|
1 mois
|
« "Le Quatre Heures" s'est immergé près d'un
mois »
|
Auteurs / photographe
|
Marine Courtade "journaliste indépendante" / Ulysse
Mathieu "JRI"
|
Donc 2 regards : celui de la reporter, et celui du JRI
|
Sujet
|
Sujet traité
|
Le quotidien dans une classe de 3e d'un collège
situé dans les quartiers nord de Marseille à un mois du
brevet.
|
|
Contexte avec l'actualité
|
le 17/10/2014, l'Express publie un article en disant
qu'un meurtre pourrait, sous confirmation, être le 16e règlement
de compte depuis début 2014 dans la région de Marseille / en
2013, il y en a eu 17 dans la région marseillaise / indice aussi dans le
reportage (à retrouver)
|
|
Le récit : éléments structurants du
récit
|
Identification du cadre spatio-temporel
|
Cadre spatial général : Collège Arthur
|
|
Rimbaud (5 bâtiments), à l'extrême nord de
|
99
|
Marseille, entre les cités Consolat et Calade.
Autres cadres spatiaux : salle de classe
|
|
(cours de français, cours d'HG), cour de
récré, chez Naïma, dans la salle des profs.
Cadre temporel : 1 mois avant le brevet des
|
collèges
|
Personnages
|
Le corps enseignant et pédagogique
|
Mélanie Clément, enseignante de français
depuis 6 ans et professeure principale
Pierre Martin, prof d'HG
Audrey, Karen, Alex, Ridaï sont AED Emmanuel Têtu,
directeur adjoint
|
|
Les élèves de 3e 2
|
Naïma, arrivée de la Réunion en cours
d'année. Classe sociale défavorisée ;
Kenza : meilleure élève de la classe ;
Shérazade (seule élève dont on ne parle pas
des parents), exclue du cours d'HG, car bavardage, a failli devenir guetteuse
pour le compte de caïds, et arrêter l'école ;
Yacine veut être du footballeur pro ;
Vedat, la fierté du collège, fils d'immigrés
kurdes arrivés en 2004, qui rencontre quant à lui des
difficultés liées à sa nationalité ;
Johan, qui est l'un des seuls à savoir ce qu'il veut
faire, se "sent bien" dans le milieu médical, mais ne sera pas accepter
en filière générale ;
Ramzy, délégué de classe, va devoir annoncer
la mauvaise nouvelle à Johan
|
|
Les parents
|
Tante de Naïma
|
|
100
|
Mère de Kenza
Mère d'Amel, qui a fait 10 ans de prison
Père de Yacine, pense que les études ne servent pas
à grand-chose
Yuksel, père de Vedat, qui considère être
piégé dans son quartier
|
|
Identification du schéma narratif
|
Situation initiale
|
Les élèves sont en 3e au collège Arthur
Rimbaud à un mois du brevet
|
|
Élément déclencheur
|
L'approche du conseil de classe et l'attente de l'avis des
professeurs sur l'orientation
|
Enjeu du récit, fonction intrigante.
|
Action
|
Les élèves passent leurs derniers examens avant le
conseil de classe, des rendez-vous sont pris avec les parents pour discuter de
l'orientation des élèves, les élèves profitent du
cours d'Arts P pour évoquer leurs souvenirs des années
collège.
|
|
Résolution
|
Le conseil de classe a lieu en huis clos, le journaliste ne peut
y assister.
|
Tension narrative et fonction intrigante : on attend, comme le
reporter, les résultats du conseil de classe auquel ni lui ni le lecteur
n'assiste.
|
Situation finale
|
Bilan du conseil de classe : deux élèves sont
refusés en général. Ramzy, délégué de
la classe va devoir annoncé la mauvaise nouvelle à son camarade
Johan.
|
On apprend la chute de l'histoire par la voix de Ramzy, le
délégué.
|
Narration
|
Typologie des discours utilisés
|
Discours rapporté très souvent
|
Ex. : « Sur sa fiche de voeux, Naïma a coché
«section
professionnelle». «La générale, c'est
trop dur. Ils vont me manger, là-bas», résume-t-elle
tout sourire.
|
Fonction du narrateur
|
Fonction testimoniale + idéologique
|
Testimoniale : le narrateur
|
101
|
|
est un témoin des événements.
Idéologique : le narrateur apporte parfois un propos
didactique, un savoir général que l'on suppose tiré des
personnages, mais pas de certitude : Ex : « La plupart ont moins de 30
ans, Arthur Rimbaud est leur première
affectation ».
|
Instance narrative
|
Niveau diégétique
|
Intradiégétique
|
Le narrateur est à
l'intérieur de la diégèse, de plain-pied
avec les personnages
|
Voix du narrateur
(extra/homodiégétique)
|
Homodiégétique
|
Le narrateur n'est pas un héros de l'histoire qu'il
raconte, donc il n'est pas autodiégétique.
Ici, il est témoin-observateur des
événements qui se déroulent. Il joue un rôle
secondaire (comme l'oeil d'une caméra)
|
Perspective narrative (focalisation)
|
Focalisation interne Parfois presque « zéro »
|
Le narrateur en sait autant que les personnages, il ne devine pas
leurs pensées.
Mais parfois, le lecteur peut avoir un léger doute.
En fait, les pensées des personnages sont toujours
justifiées par un discours rapporté.
|
Temps de la narration (antérieure,
ultérieure,
|
Narration simultanée, la plupart du temps. Pour les
histoires des personnages :
|
Le narrateur raconte en même temps que l'histoire
|
102
simultanée, intercalée)
|
narration antérieure.
|
se déroule.
|
Ordre (anachronies) et vitesse narrative (pause, scène,
sommaire, ellipse)
|
Identification de pauses dans le récit : exemple dans la
cour d'école (description de l'ambiance sonore)
|
« La récréation, un brouhaha continu de dix
minutes où se mêlent rires, cris, voix graves, aiguës ou
stridentes, rappels à l'ordre, bruits de sacs et de pas. Des groupes se
forment de part et d'autre. Ça discute, ça glousse, ça se
jauge et ça se drague [...] »
|
Place/rôle des médias dans la narration
(illustration ou partie intégrante de la narration)
|
Les photos permettent de situer le cadre spatial de certaines
scènes (ex. : le cours de français)
Les vidéos racontent de nouvelles histoires
(vidéo d'intro, cours ArtsP)
Les sons permettent aussi de raconter une nouvelle histoire (voix
de la mère d'Amel)
|
Les médias participent de la technique narrative des
« récits emboîtés ».
|
La forme
|
Typographie utilisée
|
"Noto Serif", serif (pour le corps de texte) + 'New Circle Fina'
(sans serif) (pour les citations et infos mises en exergue)
|
Style éditorial du papier affirmé
|
Utilisation des couleurs
|
Non, aucune
|
|
Médias utilisés (nature des contenus)
|
Vidéo répétée en boucle en
début de
|
|
reportage (plan-séquence), format presque plein
écran +
vidéo élèves qui montrent leurs oeuvres
de fin d'année + vidéo avant conseil de classe
Photos : une première série de photos
|
prises en classe (cadrage serré sur les
élèves) + série photos dans la cour de
récrée + 1 photo représentant une voiture
brûlée prise on ne sait pas où (aurait
méritée légende, mais peut-être fait exprès)
+ photos de portrait des élèves
|
103
Titres, sous-titres, intertitres
|
Non
|
|
Mises en exergues (citations ...)
|
Oui : citations et information en exergues
|
|
Type de navigation (linéaire / non-linéaire)
|
Linéaire (de haut en bas)
|
Nécessite que le « scroll » de l'internaute /
pas de bouton incitant au clic
|
Événements et interactivité
|
Déclenchements d'événements au scroll
(vidéos qui commencent seules, sons, photos qui défilent
seules)
|
Participe de l'immersion du lecteur
|
Liens hypertextes (présence et rôle)
|
Aucun
|
Le lecteur est obligé de rester sur la même page et
est invité à partager l'article une fois arrivé à
la fin du reportage
|
104
ANNEXE 3
Entretien
Raphaël Garrigos, co-fondateur du pure player
LesJours.fr Entretien
téléphonique réalisé le 6 mai 2016
105
Entretien avec Raphaël Garrigos, co-fondateur
des Jours, le 6 mai 2016
Général
V a-t-il d'autres médias (forme et/ou fond) qui
vous ont inspirés pour créer Les Jours ?
On a regardé ce qui se faisait actuellement sur le web.
Il ne s'agissait pas tellement de sources d'inspirations, mais plus d'aller
voir des sites que l'on consulte souvent comme Quartz, The Atlantic, The
New York Times. Pour le système d'abonnement, nous avons
regardé des sites qui ne sont pas des sites de presse : Netflix, Deezer,
Spotify.
Combien de personnes sont abonnées à la
version pilote ? Dans quelle tranche d'âge se situent vos lecteurs ? Quel
est le support de consultation le plus utilisé ?
5400 personnes se sont abonnées à la version
pilote en trois mois, alors qu'on s'était mis pour objectif d'en
atteindre 8000 pour la fin de l'année 2016. La majorité des
abonnés ont entre 25 et 40 ans, ce qui est très bien pour un site
de presse puisqu'en règle générale le lectorat de la
presse est beaucoup plus âgé que ça.
Le site des Jours est consulté en priorité
sur ordinateur, puis sur mobile et enfin sur tablette. Contenus et
Slow media
En quelques mots, et au-delà de ce qui est
indiqué sur votre site, pourquoi avoir choisi ce concept d' «
obsessions », de séries et d'épisodes ?
Les obsessions correspondent à une envie que l'on avait
de proposer un journalisme de qualité et l'envie de faire des choix dans
le traitement de l'actualité. On ne traite pas tout, mais ce que l'on
traite, on le traite bien et on le traite à fond. C'est pour ça
qu'on l'on a appelé ça des obsessions. Aujourd'hui, 12 obsessions
sont en ligne et l'idée de traiter un sujet en profondeur, de ne pas
être dans le survol, et dans l'écume de l'information. Notre
objectif est de chaque fois resituer un sujet, de le mettre en contexte, et de
redonner de la mémoire à l'info.
Puis est venue l'idée des « séries ».
Aujourd'hui, on regarde tous des séries et on s'est dit qu'il y avait
quelque chose à faire avec ça. Dans une série, il y a des
épisodes, des personnages, des lieux. On a trouvé que ça
correspondait bien à notre concept. L'époque actuelle est
marquée par les séries. De fait, on a souhaité parler de
notre époque avec ses codes. Cette manière de racontera l'info en
série nous semblait bien correspondre à la fois à notre
époque, et à la fois au système des « obsessions
».
Comment sont choisis les sujets des différentes
« obsessions » ?
Il y a quelques mois, durant toute une journée, nous
avons discuté des sujets dont on voulait parler et ce que l'on voulait
raconter et les grands thèmes que l'on voulait explorer comme
l'identité, la mixité, les rouages économiques, la
communication. Nous avions une palette assez large de sujet pour couvrir un
maximum l'actualité, même s'il y a des sujets que l'on ne traite
pas. Nous choisissons également les sujets en fonction des domaines de
chacun : par exemple, avec Isabelle Roberts nous traitions les sujets
liés aux médias puisque c'est là-dessus qu'on est «
un petit peu » connus, même si nous avons d'autres envies, dans
d'autres secteurs.
106
On pense que c'est bien d'être là où l'on
nous attend.
Les Jours s'appuient sur un temps de
l'information plus lent que celui que l'on peut voir dans des médias de
flux. On a beaucoup entendu parler du concept de « slow information
», « slow média », « slow journalisme » ces
dernières années. Vous associez-vous au concept de Slow media
?
Non, on ne s'associe pas au slow média. On est plus
dans le « deep », dans le profond, que dans le «
slow ». Par exemple, aujourd'hui nous avons publié un
papier dans l'obsession « La Charnière », sur les histoires
des visas en Turquie. On est donc en plein dans l'actualité. On ne fait
des papiers pour lesquels on part en reportages pendant deux à trois
mois, pour le vendre des mois plus tard. La revue XXI, par exemple le fait
très bien et fonctionne comme ça. Le Slow media, ça
existe, mais nous, nous souhaitons jongler entre le profond, et l'actu. Nous
voulons rester toujours connectés à l'actualité, sans
être dans la course à l'info.
C'est ce qui est difficile et plaisant à la fois : il
faut que nos sujets soient dans l'actualité, mais qu'on montre qu'on les
traite plus en profondeur que les autres.
Par exemple, quand Jean Jacques Urvoas a été
nommé Garde des Sceaux fin janvier 2016, il se trouve que c'est une
personne politique que l'on suivait depuis trois mois. Le jour où il est
nommé, les autres médias ont des dépêches AFP, soit
un petit portrait s'ils ont de la chance. Nous, nous avions un suivi de trois
mois de Jean-Jacques Urvoas, des informations sur comment il avait
évolué en politique, sa position pour la suspension de
l'état d'urgence, etc.
La manière dont sont rédigés les
« épisodes » (emploi du « je », immersion, place
importante accordée à la description des lieux, des personnages,
etc.) diffère de l'écriture plus factuelle que l'on peut
rencontrer traditionnellement dans la presse quotidienne sur le web. Pourquoi
ces choix d'écriture ? Est-ce pour mieux raconter, pour mieux faire
comprendre, pour se démarquer ?
Il se trouve que ce n'est pas tellement un choix, puisque les
membres de l'équipe des Jours ont tous un peu de «
bouteille » en matière d'écriture. Nous sommes tous des
journalistes avec une écriture qui s'est déjà
installée. Chacun a un style d'écriture différent et on
voulait apporter une grande importance au soin accordé à
l'écriture.
Sur l'emploi du « je » est arrivé avec
l'obsession « 13 novembre » de Charlotte Rotman qui habite juste
à côté du Bataclan. Le lendemain du 13 novembre, elle
était totalement prostrée. On lui a dit d'essayer d'écrire
ce qu'elle nous a raconté. Elle a raconté naturellement à
la première personne ce qu'elle a fait aussi pour l'obsession «
Politique année 0 ». Cela montre marque aussi la rencontre avec
quelqu'un. On n'impose pas l'emploi du « je ». Cela dépend de
chacun. Mais d'autres l'emploient pour montrer le déroulement d'une
enquête, une certaine proximité, et une immersion comme vous
dites.
Organisation du travail
Quels sont les métiers qui composent votre
équipe de travail hormis les journalistes ?
Parmi les fondateurs, il y a 8 journalistes, plus un directeur
administratif et financier qui s'occupe du business plan, etc. Une autre
journaliste est associée. Nous avons également une journaliste
qui l'éditrice du site qui s'occupe de la mise en forme (titraille,
etc.). Sébastien Cadré est directeur photo.
107
Son poste est important puisque dans Les Jours nous
accordons une place très importante à la photo. Nous avons
également un développeur, une personne qui s'occupe du marketing.
Nous faisons aussi appel à des pigistes, à une graphiste, mais
qui ne sont pas sur l'effectif permanent de l'équipe.
Vous dites que c'est l'éditrice qui s'occupe de
mettre en ligne les contenus. Les journalistes n'ont donc pas la main sur votre
outil de publication de contenus ?
Si, mais il y a plusieurs « niveaux de lecture ».
Chacun met son article en ligne. L'article est ensuite relu par les
co-directeurs de la rédaction, puis l'article est communiqué au
service « édition », qui va se charger de relire, de titrer,
de mettre en forme l'article avec l'enrichissement de l'article (apparition de
texte au scroll, citations, mise en place des photos, etc.). L'article est
ensuite relu avant d'être mis en ligne.
Utilisez-vous un système de gestion de contenus
(CMS) ?
Il est en cours de construction, pour le moment il a
été fait un peu à la main. Dans la construction du site,
on a d'abord privilégié le front, la vitrine.
Avez-vous fait appel à des prestataires
externes pour réaliser le site ou bien tout a été
réalisé en interne ?
Tout a été fait en interne. C'est nous qui avons
rédigé le cahier des charges du site, ce qui représente un
travail de Romain : nous avons décrit chaque possibilité, chaque
fonctionnalité.
À ce propos du cahier des charges, j'ai bien
remarqué que vos articles répondaient à un cahier des
charges précis en matière de webdesign. Quand vous avez
rédigé votre cahier des charges, quelles étaient vos
priorités en termes de « scénographie éditoriale
» ?
C'est idiot, mais on voulait que notre site soit beau, ce qui
ne veut rien dire du tout lorsqu'on écrit un cahier des charges !
Plus sérieusement, on voulait d'emblée
récupérer les codes de la presse papier avec une typographie
très soignée, la présence d'une lettrine, d'exergues et de
citations. On souhaitait également accorder une large place à la
photographie, proposer une lecture « zen » et en même temps
enrichie.
Est-ce que ce cahier des charges entraîne des
contraintes ? Je pense notamment aux formats des visuels.
Il y a des tonnes de contraintes, notamment parce qu'on s'est
développé directement sur desktop, mobile, et tablette, ce qui
n'arrive d'ailleurs jamais. Je crois qu'on est le premier média à
avoir fait ça en France. Se développer comme ça, sur trois
écrans en même temps, c'est une galère incroyable.
Par exemple, pour nous adapter à chaque écran,
nous comptons proposer trois niveaux de titres de longueur différente :
un pour ordinateur, un pour mobile, et un pour tablette. Aujourd'hui, on
s'appuie sur la longueur du titre sur support mobile et on indique ce
titre-là sur les autres écrans. Nous avons également des
contraintes liées au cadrage des photos.
Mais c'est ça qui est rigolo : le fait de jouer avec les
contraintes.
108
Forme des contenus
Pourquoi avoir choisi le web comme support ? Avez-vous
pour projet de faire une version papier ?
Quand on s'est mis à réfléchir sur ce
qu'on voudrait faire en quittant Libération, on s'est que ce serait du
web. C'était une évidence. On ne voulait pas en 2015 se lancer
dans un journal papier, mensuel ou hebdo. Nous, on aime l'actu du quotidien.
Or, un quotidien aujourd'hui on le fait en ligne.
Pour ce qui est du papier, on se dit que les obsessions ont
pour vocation d'être rassemblées au bout d'un moment. C'est le cas
des obsessions « Les années collège », qui est un
reportage d'un an dans un collège ou « Les revenants » qui
traite des retours de Syrie des jihadistes français. On peut imaginer
effectivement, une édition papier qui serait un recueil d'obsessions.
Les Jours exploite les possibilités du
web (contenus multimédias, liens hypertextes, etc.). Selon vous,
qu'apporte le web à des reportages tels que ceux publiés dans
Les Jours ?
Le web, on connait tous bien. À
Libération, j'étais dans le seul service qui traitait
l'actu à la fois sur papier et sur le web, donc c'est une gymnastique
que je connais bien.
Par ailleurs, on s'est rendu compte que les articles de presse
dans les médias traditionnels étaient souvent
décalqués du papier au web. Nous, on voulait se positionner comme
« la 2e génération de pure players »,
c'est-à-dire celle qui utilise pleinement toutes les ressources du web,
notamment en étant disponibles immédiatement sur les trois
écrans. C'est également les apports des personnages, des sons,
des vidéos, qui permettent d'avoir des articles enrichis. Ces
enrichissements ne seraient pas possibles sans le web.
À ce titre, lorsque vous parlez de «
deuxième génération de pure players », vous pensez
à d'autres titres, d'autres médias qui feraient partie de cette
génération ?
On veut être les premiers de la deuxième !
Plus sérieusement, la première
génération correspond à des médias comme Rue89 ou
Médiapart (qui fait un super travail, et dont le modèle
économique nous a fortement inspirés et motivés).
Il y a aujourd'hui beaucoup de sites comme Ulyces, Le
Quatre Heures, L'Imprévu, et d'autres qui représentent pour
moi cette génération. C'est vrai que Les Jours est un
média qui a plus de moyens en termes de ressources humaines, nous avons
aussi plus d'expérience journalistique que d'autres. Mais si nous avons
tous à peu près le même discours dans la mesure où
nous souhaitons proposer une information qui diffère de l'information de
flux, nous avons chacun nos réponses.
Vous possédez votre propre fonds
iconographique. Pourquoi ne pas faire appel à des agences photo
?
Nous faisons tout de même appel à des agences de
photographes, mais nous ne sommes pas abonnés aux fils d'agence comme
l'AFP ou Reuters. Toutes les photos que nous avons sont exclusives aux
Jours.
Nous ne souhaitons pas non plus avoir les mêmes photos
que tout monde. Enfin, on ne veut jamais de prétexte pour rédiger
un article. On ne veut pas faire des articles-prétextes parce que
ça fait du
109
clic, de la même manière que nous ne souhaitons
pas publier de photos pour faire de la simple illustration.
Si nous n'avons pas de photos pour un article, tant pis. Pour
nous, la photo doit apporter une voie supplémentaire. Nous mettons
d'ailleurs petit à petit des diaporamas permettant de consulter les
photos d'un épisode indépendamment de l'article puisque le
diaporama raconte une tout autre histoire.
Pour nous, c'est insupportable de voir par exemple des photos
de manifestations représentant toujours la même chose : au premier
plan, un cordon de CRS avec un arrière-plan flou, des manifestants.
Pour nos reportages, on associe toujours le photographe
à une réflexion en amont avec les journalistes, car la photo doit
apporter du sens au même titre que le texte ou un autre support.
Pourquoi faire appel à des illustrateurs pour
certaines obsessions (cf. Les Revenants) ? Est-ce pour diversifier
l'iconographie ou bien par manque de visuels photographiques sur le sujet
?
On a toujours voulu publier de l'illustration parce ce sont
des choses qu'on aime bien et que l'on a aussi apprises à
Libération. Sur ce cas précis « Les Revenants », nous
avions effectivement des problématiques d'anonymat, donc on ne pouvait
pas voir les témoins.
Sinon, nous faisons appel à des illustrateurs, car pour
nous, c'est une autre façon de raconter une histoire, c'est un autre
regard.
Pouvez-vous en quelques mots expliquer votre
manière de travailler ? Diffère-t-elle de celle que l'on
rencontre traditionnellement dans les rédactions ?
On commence tous les matins par une conférence de
rédaction comme dans n'importe quel journal. On s'interroge sur les
sujets qui font l'actualité et que l'on va traiter. On se pose la
question de savoir si on va les intégrer à nos « obsessions
». C'est ce choix qui est le plus complexe.
Finalement, on fait l'impasse sur certains, mais dans
l'ensemble, on arrive à traiter de nombreux sujets l'actualité.
Par exemple, quand on parle de Bolloré et de Canal plus, on parle aussi
de la violence au travail, et d'un monde économique impitoyable. Dans
« Les années collège », on raconte un conseil de
classe, mais on parle aussi de mixité, d'intégration, de la
jeunesse.
Dernière question. Les 12 obsessions sont
aujourd'hui accessibles sur la page
http://lesjours.fr/obsessions/
et défilent de manière antéchronologique. Comment
comptez-vous classer les obsessions par la suite, lorsque celles-ci seront
beaucoup plus nombreuses ?
Pour le moment, nous n'y avons pas réfléchi !
Mais effectivement, nous allons devoir nous pencher sur cette
problématique.
110
ANNEXE 4
Entretien
Estelle Faure, co-fondatrice du pure player
LeQuatreHeures.com
Entretien réalisé en visioconférence le 5 mai 2016
111
Entretien avec Estelle Faure, co-fondatrice du Quatre
Heures, le 5 mai 2016 Général
Quel est votre rôle au sein du Quatre Heures
?
Je m'appelle Estelle Faure, je suis une des six co-fondatrices
du Quatre Heures. J'ai passé une année à
travailler sur le lancement de l'entreprise avec les cinq autres personnes.
Nous nous sommes réorganisés au sein de l'équipe
récemment. Aujourd'hui, je suis davantage impliquée sur la partie
« éditorial », qui est le coeur de ce que fait Le Quatre
Heures.
Le Quatre Heures est parti d'un projet
étudiant. Qu'est-ce qui vous a poussé à créer une
entreprise de presse ?
Le projet est né lorsque nous étions en
deuxième année au CFJ à Paris, en 2013. C'était un
projet étudiant où on nous a demandé d'imaginer le
média de nos rêves. On nous a laissé carte blanche tout en
mettant à notre disposition un petit budget.
On a fait ce projet sans se dire qu'on continuerait
après. C'est peut-être d'ailleurs ça qui nous beaucoup
ouvert l'esprit puisqu'on ne s'est mis aucune contrainte et aucune limite. On a
fait comme si tout était possible dans un monde idéal. Pendant
six semaines, on a donc travaillé sur le projet : de la conception
à la réalisation. La première version du site était
un « one shot ». Le site n'est resté en ligne que 6 semaines,
durant lesquelles on sortait un sujet par semaine.
L'année terminée, chacun de nous est entré
dans le monde du travail.
Fin décembre 2013, presque six mois après la
version « étudiante » du Quatre Heures, plusieurs
d'entre nous ont trouvé dommage d'avoir créé un
média et de ne pas l'exploiter. D'autant plus qu'on avait pris beaucoup
de plaisir à le faire et qu'on avait eu de bons retours de la part du
public.
On s'est donc dit que ça valait le coup de faire «
revivre » Le Quatre Heures. Par ailleurs, au même moment,
nous avons été contactés par un diplômé
d'école de commerce qui nous soutenait dans notre création
d'entreprise de presse. Cela tombait à pic, car après une
école de journalisme, nous n'avions pas toutes les compétences et
l'expertise nécessaires pour créer une entreprise. Avec son
soutien, nous avons donc eu toutes les cartes en main pour nous lancer.
Nous avons recontacté notre ancienne promo pour savoir
qui serait prêt à s'impliquer financièrement et
professionnellement. Finalement, nous avons été six
rescapés à se lancer dans l'aventure.
Nous avons commencé à travailler sur le projet
d'entreprise dès la fin du mois de décembre 2013, et le site du
Quatre Heures est sorti officiellement en septembre 2014.
Quelles ont été vos inspirations pour
créer ce média (modèle économique, format,
contenus) ?
Dès le départ, on ne voulait pas du tout de
publicité sur le site. C'est un choix à la fois en rapport
à nos convictions, mais aussi en rapport avec les retours que l'on a eu
de lecteurs. On voulait absolument qu'il n'y ait pas de visuels qui viennent
polluer la lecture du site. On tenait absolument à
112
cette idée d'immersion dans laquelle le public se
plonge pour lire un article. Pour nous, la publicité était donc
antinomique avec ce qu'on voulait proposer.
Pour le modèle économique, on s'est
inspiré d'Arrêt sur Images et de Médiapart
qui montrent que le public est prêt à payer pour de
l'information qu'il juge de qualité sur Internet. Le fait de payer pour
de l'information sur internet est quelque chose qui semble de plus en plus
s'implanter dans les usages. On a voulu jouer là-dessus en sachant que
l'on cible une certaine catégorie de personnes et que le journalisme que
nous proposons reste un journalisme de niche.
Et concernant la forme et le fond, quelles ont
été vos inspirations ?
Dans l'équipe, on apprécie tous cette tendance
de journalisme qui prend du recul. La revue XXI, par exemple, est un
média qu'on adore à la fois pour leur philosophie, le traitement
de leurs sujets, mais aussi pour leur indépendance et la façon
dont ils gèrent leur média.
On a vu à travers ces médias qu'il était
possible de créer des contenus tout en prenant le temps, et que les gens
étaient prêts à payer pour ce genre de journalisme.
Combien avez-vous d'abonnés pour le moment
?
On approche des 1000 abonnés et on est assez contents.
C'est la progression qu'on avait envisagée. Qui sont ces
abonnés (âges, sexes, milieux sociaux, etc.) ?
Il y a pas mal de jeunes ou des gens plus âgés,
mais connectés, qui sont aussi abonnés à d'autres
médias.
Ligne éditoriale
Comment décririez-vous Le Quatre Heures
?
Le Quatre Heures, c'est un site de reportages
multimédias. Nous publions un long format multimédia le premier
mercredi du mois à 16h.
Il s'agit d'un contenu journalistique comprenant beaucoup de
texte, agrémenté de photos, de vidéos, de sons,
d'animations, ou encore de dessins. Bref, tout ce qui peut mettre en relief
l'histoire que l'on raconte.
En somme, nous utilisons ce que le web fait de mieux pour
raconter ce dont on a envie, par le biais d'un reportage.
Quels sont vos partis-pris éditoriaux
?
Ce qui nous intéresse, c'est de partir de l'histoire
d'une personne pour parler d'enjeux profonds de la société qui
font écho à l'actualité.
Notre souhait est de traiter de sujets d'actualité en
faisant « un pas de côté ». Par exemple, nous avons
choisi de parler de l'immigration en prenant un angle particulier. En effet,
nous voulions parler de l'immigration en Amérique Centrale. Nous avons
choisi de traiter ce sujet à travers le regard de
113
mères de famille qui partent à la recherche de
leurs enfants partis aux États-Unis et dont elles n'ont plus de
nouvelles.
Autre exemple : notre dernier reportage raconte l'histoire d'une
exilée ougandaise, Madina, qui a dû fuir son pays parce qu'elle
est lesbienne. À travers son histoire, on raconte aussi la
difficulté et le parcours du combattant des demandeurs d'asile.
Par ailleurs, on accorde beaucoup d'importance à la
qualité de nos contenus. On recherche des journalistes qui savent
écrire au long cours et notre volonté et de donner à voir
de belles photos ou vidéos, en haute définition, plein
écran.
Depuis le début, notre parti pris est de se dire que le
web n'a pas le monopole du flux et des contenus courts. Le web peut
également proposer des contenus longs et de qualité.
Format du pure player
Étiez-vous formés au web au CFJ ? Qui
s'est occupé du développement du site et de sa conception
graphique ?
Nous étions en spécialité « Presse
écrite et multimédia », donc nous avons eu quelques cours de
programmation, des cours sur les web documentaires ainsi que sur les
différents outils multimédias (carte, infographie, etc.)
La version étudiante du Quatre Heures a
été réalisée en relation avec un graphiste et un
développeur professionnel mis à disposition par l'école.
Nous avons beaucoup échangé avec eux, et cela a été
très formateur. On a aussi beaucoup appris en gestion de projet :
s'organiser dans le projet, avoir des retours critiques, de ne pas faire les
choses pour rien. On était vraiment dans le concret.
Et pour la version du site qui est sortie en 2014, vous
avez fait appel à d'autres personnes ?
Nous avons fait appel à un prestataire externe. C'est
une petite entreprise de développeurs qui ont l'habitude de travailler
sur des formats comme celui du Quatre Heures. Il y a une vraie
compréhension entre nous : ils ont compris rapidement ce qu'on voulait.
Cependant, aujourd'hui, on aimerait avoir quelqu'un en interne qui puisse
gérer la dimension technique du site, et que l'on pourrait solliciter
plus régulièrement.
Quels ont été vos choix prioritaires en
matière de webdesign lors de la conception du site ? (effets,
technologies, etc.)
On voulait quelque chose de sobre sans être triste. On
souhaitait que les éléments ne soient pas invasifs, que rien ne
perturbe la lecture, tout en gardant des éléments de navigation
compréhensibles.
On s'est par exemple longtemps interrogés sur la
présence d'un menu burger, afin de privilégier l'immersion, mais
on a trouvé que ce n'était pas compréhensible pour un
internaute qui arrive pour la première fois sur le site. Il fallait
trouver un équilibre entre notre format qui met en avant le
côté immersion, avec des repères de navigation classiques
que connaissent bien les internautes.
114
Pour les reportages, on voulait absolument valoriser les
éléments comme la photo, la vidéo, le son,
l'illustration.
Sur votre page de présentation, vous parlez
« de la forme au service du fond ». Pour Le Quatre Heures,
qu'apporte justement le web au grand reportage ?
Concrètement, je trouve que le web donne du relief au
sujet. Faire appel à d'autres supports comme la vidéo et le son a
parfois plus de sens. Avec ce type de support, on peut laisser vivre une
scène de l'histoire. Écouter la voix d'un personnage peut aussi
donner plus de profondeur au récit.
Plus globalement, c'est la liberté de construction du
récit que permet le web qui est intéressante. La
possibilité de faire des choix en matière de support (photo,
vidéo, son, dessins, texte) donne une autre dimension au reportage.
Par exemple, un lecteur peut être plus attentif à
ce qu'un personnage va dire dans une vidéo, parce qu'il aura
été alerté par une information dans un paragraphe plus
haut. On peut donner ainsi plus de sens à une information en choisissant
le support adéquat, et par la même occasion, tenir en haleine le
lecteur.
Votre cahier des charges, notamment en matière
de webdesign, entraîne-t-il des contraintes techniques ? (format des
visuels, etc.)
Oui, par exemple on demande à nos pigistes de
privilégier les photos au format paysage. Sinon, on arrive à
s'adapter avec les contenus qu'on nous fournit. Même les photos
verticales, finalement, peuvent apporter une respiration dans une colonne de
texte.
Sur le fond, les photos et vidéos doivent
répondre à notre ligne éditoriale. Par exemple, les
vidéos doivent retranscrire une ambiance et laisser vivre un moment.
Elles ne doivent pas comporter de commentaire du reporter.
Est-ce qu'il y a des invariants en matière de
contenus (emplacement des vidéos, photos, etc.) ?
Nos reportages débutent tous par une vidéo, oui.
Mais si une photo avait plus de sens qu'une vidéo, nous la mettrions
à la place.
En matière de structuration du récit aussi on
peut retrouver des invariants : par exemple, dès qu'un nouveau
personnage est évoqué, il faut que l'on ait une photo ou
vidéo qui puisse le représenter, et le situer dans le
récit.
Utilisez-vous un CMS ? Chaque membre de l'équipe
peut mettre en ligne des contenus ?
Oui, nous utilisons un Wordpress qui a été
adapté pour répondre à nos besoins en matière de
fonctionnalités. L'avantage, c'est qu'on dispose ainsi d'un squelette
sur lequel on peut ajouter des fonctionnalités en souplesse.
Théoriquement, on est tous formés pour mettre en
ligne les reportages, mais c'est très souvent Charles qui le fait, car
il est à l'aise avec les outils multimédias et maîtrise la
construction du récit. On essaie de capitaliser sur ce chacun sait
très bien faire.
115
Le fond
En matière d'écriture, qu'est-ce qui
diffère de l'écriture journalistique plus factuelle que l'on
retrouve dans les médias quotidiens plus traditionnels ? Quels sont les
avantages de ce type d'écriture dans la transmission de l'information
?
Notre écriture diffère d'une écriture
plus factuelle que l'on retrouve dans les articles plus traditionnels,
même longs.
L'écriture est un peu romanesque dans la mesure
où on s'appuie sur des lieux, des personnages dont on décrit le
caractère. Ces éléments aident à tisser le
squelette du reportage. Et à l'intérieur de ce squelette, il
s'agit de glisser des thématiques du sujet dont le reporter veut
traiter. C'est une sorte de double-écriture, qui nécessite une
gymnastique intellectuelle.
Par ailleurs, écrire au long cours sert à tenir
le lecteur en haleine en créant notamment de l'attachement entre le
lecteur et le personnage du reportage. Cela permet aussi de traiter de
manière plus agréable des thèmes en lien avec
l'actualité.
Le reportage de Madina, par exemple, correspond
complètement à la manière dont on aime faire du
journalisme : son histoire personnelle fait écho des enjeux plus larges
et peut toucher beaucoup de gens qui vont s'identifier à elle.
Au-delà de son histoire, on parle de la difficulté de la demande
d'asile et de l'exil : l'arrivée dans un pays étranger dont on ne
parle pas la langue, la fuite de son pays natal, le fait de se retrouver sans
logement, etc.
Laisser vivre des scènes, accorder de la place aux
détails, mettre en exergue des citations qui ont du sens, permet d'en
dire plus sur l'histoire racontée. Il y a une vraie construction dans le
récit et dans la narration : le lecteur peut relier par exemple une
citation avec une scène qui s'est déroulée plus haut dans
le récit.
Ce type d'écriture permet également de mieux
comprendre l'histoire. Nous partons du principe que ce sont les personnes qui
ont vécu quelque chose qui racontent le mieux un sujet. C'est pourquoi
nous mettons des personnages au coeur du récit.
Comment se construit un reportage (avant, pendant,
après) dans la mesure où celui-ci sera multimédia ?
Êtes-vous en immersion avec le/la personnage ? Combien de temps
restez-vous avec lui/elle ?
Cela dépend, mais notre principe est de suivre les
personnages sur le long terme. On les rencontre à différents
moments clés, par rapport à ce que l'on veut raconter. On passe
beaucoup de temps avec la personne, on l'interroge, on la laisse parler, on lui
demande si elle possède des images ou des archives qui permettent de
mieux comprendre son histoire, son parcours.
Puisque ce qui nous tient à coeur c'est le reportage
multimédia, on réfléchit en amont aux différents
éléments qui vont tisser le récit : quelle scène
sera en vidéo, en photo, ou en texte ? Quels supports aura le plus de
sens ? La photo ou la vidéo ne sont pas des éléments
anecdotiques que l'on intègre pour illustrer un propos. Ils font partie
intégrante du déroulé du récit. C'est une vraie
gymnastique intellectuelle, car des événements peuvent venir
perturber ce que l'on avait prévu.
116
Au niveau de votre planning éditorial, comment
vous organisez-vous ? Combien de temps nécessite la réalisation
d'un reportage ?
Cela varie, mais en général les reportages
nécessitent plus d'un mois de travail, entre les premiers
échanges avec les personnes interviewées (mail,
téléphone rencontre physique). Nous échangeons aussi en
amont avec les reporters pour les briefer sur les événements
qu'il conviendrait de filmer ou photographier. En effet, un reportage peut
être un échec si le reporter ne recueille pas les bonnes images au
bon moment. Il faut aussi s'interroger sur le cadrage à
privilégier, par exemple.
Une fois de retour de reportage, le journaliste se lance dans
l'écriture et nous propose une première version. On effectue
ensuite de nombreux retours avec le reporter, on dresse ensemble le squelette
multimédia du reportage, sa mise en page, on réalise un travail
de secrétariat de rédaction, puis une à deux personnes
s'occupent de la mise en ligne de tous les éléments qui composent
le récit.
Le concept de « slow info » se retrouve aussi dans
notre processus de fabrication de reportages.
Le reportage nécessite d'être en
immersion dans un lieu, avec une personne. Le reporter est impliqué.
Qu'en est-il de sa subjectivité ? Quel est votre point de vue
là-dessus ?
Le reportage créer une certaine proximité avec
la personne interviewée, effectivement. On peut donc avoir de l'empathie
et être touchée par les récits que l'on écoute. Mais
il faut toujours savoir garder sa place de journaliste.
Je pense la subjectivité est forcément
présente dans la mesure où le reporter passe du temps avec des
personnages, il est à l'écoute, il capte des détails qui
font sens. Par ailleurs, la sensibilité du journaliste en immersion
permet de dénicher des éléments qui auront le plus de
sens, que s'il avait procédé à un entretien par
téléphone.
Cependant, il garde toujours un esprit d'analyse et aiguise
son regard à travers son immersion. Au Quatre Heures, nous
respectons les bases de journalisme : on s'appuie sur des faits et on ne va pas
raconter des choses qu'on n'a pas été vérifiées.
Notre rigueur journalistique n'est pas antinomique avec notre manière
d'écrire. Finalement, c'est dans forme et la manière
d'écrire, que transparait le regard du journaliste.
La rigueur journalistique est extrêmement importante, mais
le regard du reporter l'est tout autant.
Pourquoi dites-vous dans votre présentation que
le grand reportage est la forme la « plus pure et la plus originelle
» ?
Pour nous, c'est la base du journalisme, dans la mesure
où le reportage nécessite d'aller à la rencontre des gens,
de rechercher ses propres sources d'information par rapport au sujet que l'on
veut traiter. Nous partons du principe que les personnes qui parlent le mieux
d'un sujet sont celles qui l'on vécut.
117
Organisation du travail
Comment se compose votre équipe ? Qui fait quoi
?
Globalement, on est tous sur l'éditorial : on choisit
ensemble les sujets et un sujet n'est pas traité tant que tout le monde
ne s'est pas mis d'accord. « Deux membres de l'équipe permanente
sont très impliqués dans la construction multimédia du
récit. Une personne se charge de trouver de nouvelles plumes et
pigistes. Une autre s'occupe de la communication, des relations presse, des
réseaux sociaux et des partenariats. Deux autres personnes sont plus sur
la partie «développement de l'entreprise ».
Le concept de Slow media
Pour toi, c'est quoi le « slow info » ?
Est-ce un concept, une philosophie, une tendance ? Pourrais-tu donner ta
définition ?
Selon moi, ce sont des médias qui permettent de prendre
le temps que ce soit dans la lecture des contenus que dans la manière de
les réaliser. Le temps est aujourd'hui un luxe, donc cette
manière de procéder implique aussi des questions
économiques.
Le « slow info » ou le « slow media
» permet de prendre du recul sur l'actualité, et d'envisager
celle-ci sous d'autres angles que ceux proposés traditionnellement dans
les médias.
Vous vous présentez comme un média de
« slow info » avant tout. Pourquoi ne pas vous présenter avant
tout comme un média de grand reportage ?
On voulait avant tout identifier Le Quatre Heures
comme un média relevant d'un concept novateur, pour se distinguer
des médias traditionnels. Il a été difficile pour nous
d'expliquer notre concept et notre parti pris de ne pas publier quotidiennement
des reportages tout en se présentant comme un site d'information.
Par ailleurs, au moment où Le Quatre Heures
est né, on voyait très peu de reportages sur le web. Pour
avoir été stagiaire dans une rédaction au service web, il
était extrêmement rare de voir des reportages
réalisés uniquement pour le web avec une plus-value.
Il y a trois ans, il y a avait un fossé entre des
médias de flux proposant des dépêches en continu, et une
vague de webdocumentaires très riches en contenus, très
novateurs, mais aussi très chronophages. Pour nous, il y avait donc un
champ qui n'était pas exploité sur le web : celui du reportage
long format, enrichi, mais sans être aussi complexe que du
webdocumentaire.
Toutefois, au sujet de notre présentation, nous avons
évolué. Notre média a mûri en l'espace de trois ans
et on saisit davantage l'essence de ce qu'on est maintenant. Peut-être
que nous avons fait l'erreur de trop mettre en avant le format. Aujourd'hui,
nous nous concentrons davantage sur notre ligne éditoriale. Nous
privilégions notre concept d'histoires multimédias, plus que
celui de « slow info », qui nous a toutefois permis de s'identifier
et de nous démarquer.
Pour vous, quel est l'avenir du concept de « slow
média » dans la mesure où de nombreux médias
traditionnels tendent à explorer le long format ?
118
Effectivement, aujourd'hui, de nombreux sites d'informations
s'inspirent de la vague « slow média » sur le web et innovent
en matière de formats. Je pense aux Décodeurs, M Pixel,
L'Équipe Explore, ou encore à Télérama.
Les sites d'information d'aujourd'hui ne ressemblent plus aux
sites d'il y a trois ans, à l'époque où nous nous sommes
créés. Je pense qu'il y a des éléments qui ont
été employés dans des médias comme le nôtre,
puis qui se sont disséminés dans les médias plus
traditionnels.
Cependant, nous n'avons jamais prétendu avoir la
solution à la crise du journalisme. On ne s'est jamais dit que les
nouveaux médias sauveraient le journalisme. Nous avons juste fait un
pari dont on ne peut encore juger la réussite. On est dans l'expectative
comme tout le monde, en se donnant tous les moyens de réussir.
Parmi les nouveaux médias qui se développent, il
n'y a peut-être pas de place pour tout le monde. Nous ne sommes pas
devins, et d'ailleurs, personne ne sait ce qui marche vraiment. Il faut
expérimenter tout en se posant des questions et en restant prudent.
119
SLOW MEDIA : ÉMERGENCE
D'UN JOURNALISME NARRATIF SUR LE WEB
Étude comparative du dispositif mis en place par les
pure players Le Quatre Heures et Les Jours
Elena Joset - juin 2016
Alors qu'Internet a démocratisé l'accès
de tous à l'information et a facilité sa circulation, celui-ci a
permis dans le même temps de diffuser l'information dans
l'immédiat, la rendant ainsi abondante. Pris dans la spirale de
l'urgence et dans l'accélération du rythme de production
d'information, les journalistes tendent à s'informer auprès des
mêmes sources d'informations, en l'occurrence les agences de presse, ce
qui favoriserait une certaine uniformisation des contenus.
Mais cette diffusion massive en quasi temps réel de
l'information, semble avoir favorisé dans le même temps, un retour
aux médias considérant le temps comme un ingrédient
indispensable à des contenus journalistiques de qualités. En
2010, des journalistes allemands publient le manifeste du Slow media,
un concept qui revendique le droit à la lenteur, privilégie les
formats longs et plaide pour un journalisme qualitatif, intemporel,
éthique, esthétique et respectueux de ses contributeurs et
lecteurs. Sur le papier, comme sur le web, se sont développés des
médias que la presse grand public a qualifiés de Slow
media.
Genre journalistique à part entière, le
journalisme narratif s'inscrit a priori dans ce concept de Slow
media dans la mesure où celui-ci repose sur un long travail
d'enquête qui se traduit par des productions journalistiques long-format.
Héritier du journalisme littéraire américain de la fin du
XIXe siècle, le journalisme narratif se distingue du
journalisme traditionnel puisqu'il utilise consciemment les techniques
d'écriture du récit littéraire et de la fiction pour mieux
rendre compte du réel
Ce mémoire a pour objectif d'interroger le concept de
Slow media à travers une étude comparative des pure
players français Le Quatre Heures et Les Jours.
Cette étude comparative repose sur une analyse de contenus issus
des deux médias, ainsi que des entretiens réalisés
auprès de leurs co-fondateurs. Par ailleurs, ce mémoire a pour
objectif de comprendre les raisons de la présence du journalisme
narratif sur web, alors que celui-ci repose exclusivement sur les contenus
long-format.
Mots-clés
Presse en ligne / journalisme en ligne / journalisme narratif
/ récit médiatique / slow media / slow
information / journalisme long-format / pure players
d'information / reportage multimédia
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