I/ Un rapport particulier à l'alimentation, les
assiettes des Français et des Américains d'hier et
d'aujourd'hui
i) Semence et enracinement des comportements
alimentaires en France
et aux États-Unis
Tenter de comprendre les comportements alimentaires actuels
dans les deux pays à l'étude nécessite, dans un premier
temps, un retour en arrière. En effet, toute nation possède son
patrimoine et ses traditions culinaires propres, qui forment l'une des pierres
angulaires de son édifice culturel. Comment se sont construites les
identités culinaires de ces deux pays ? De quelles manières le
passé culinaire est-il révélateur de nos comportements
alimentaires actuels ?
En France, la gastronomie, fruit d'un héritage
séculaire, est unique de par la synergie entre son
passé, la richesse de son terroir et le talent des hommes qui l'ont
façonnée et qui continuent à la diffuser avec
fierté aujourd'hui. C'est aux Gaulois, un peuple considéré
comme pionnier de la gastronomie française, que nous devons notre
patrimoine gastronomique, car ils ont su développer le culte du «
bien manger » et du « bien boire » qui s'est vivement
développé et enrichi au fil des siècles. « En Gaule,
la bonne chère est inséparable de la vie politique et sociale.
», nous dit le professeur et géographe Jean-Robert
Pitte1 dans son ouvrage Gastronomie
française : histoire et géographie d'une passion.
L'époque du Moyen-Âge reste également très
représentative de la genèse de la gastronomie française,
lors de laquelle d'innombrables banquets et festins étaient
organisés, l'occasion pour la noblesse de réaffirmer son rang et
son prestige en proposant de nombreux mets riches et variés.
Mais c'est sous le règne du Roi Soleil que la cuisine
française a atteint son apogée pour acquérir une
symbolique particulière. Le repas s'est transformé en une
véritable représentation théâtrale, pendant lequel
le service était particulièrement travaillé et les mets
reflétaient très justement la hiérarchie sociale du
XVIIème siècle. D'ailleurs, nous tirons le
traditionnel « entrée, plat, fromage et dessert » de cette
époque. Un grand nom du temps de Louis XIV, François Vatel,
instaure la « nouvelle cuisine française » et sera, par la
suite, considéré comme le précurseur de la gastronomie
française ; une grande école d'hôtellerie parisienne est
d'ailleurs aujourd'hui honorée en son nom. À partir du
XVIIIème siècle, le dîner bourgeois s'impose
dans les assiettes des
1 PITTE Jean-Robert. Gastronomie
française : histoire et géographie d'une passion
4
plus fortunés ; c'est également à cette
époque que naît l'engouement pour les restaurants et que se
développe le travail des alchimistes-cuisiniers ainsi que la
littérature culinaire qui participe à la transmission d'un
savoir-faire gastronomique à un public plus large. Notons que le
rayonnement culinaire français est allé de pair avec la diffusion
des valeurs culturelles, linguistiques et politiques du pays, lui permettant
ainsi d'étendre davantage son influence gastronomique. Puis, c'est au
tour des grands chefs Escoffier, Bocuse, Chapel et Ducasse de s'approprier et
de retranscrire, chacun à sa façon, notre cuisine à
travers le monde et de conférer à notre gastronomie une dimension
intemporelle.
La diffusion de la pensée française a donc
joué un rôle déterminant dans la reconnaissance de son art
culinaire et a sans doute contribué au développement et à
la renommée de sa cuisine aujourd'hui. Ainsi, la notion de
cuisine identitaire est essentielle dans la constitution de
l'identité française et forme partie intégrante de la
représentation de sa civilisation. Cependant, si aujourd'hui le
modèle alimentaire traditionnel français continue à
réguler nos repas, notamment lors de fêtes ou
d'évènements marquants, depuis les années 1970, nous
assistons à des changements importants dans nos habitudes de prises de
repas, sans pour autant que les fondations soient ébranlées.
Quant au passé culinaire américain il a, lui
aussi, connu des bouleversements majeurs qui ont déterminé les
habitudes alimentaires de sa population. La compilation de manuscrits rares
rassemblés dans un ouvrage intitulé Not by Bread Alone -
America's Culinary Heritage2 est
particulièrement enrichissant sur ce point puisqu'il retrace l'impact de
la colonisation sur les habitudes alimentaires du continent depuis 400 ans.
Qu'il s'agisse des méthodes agricoles des Amérindiens, des vagues
successives d'esclaves et d'immigrés à partir du
XVIIème siècle, ou encore de la révolution
agricole et industrielle du XIXème siècle, tous ont
contribué au façonnage d'un héritage culinaire complexe
aux États-Unis.
À l'arrivée des premiers colons européens
au XVIIème siècle, majoritairement d'origine
britannique, le peuple autochtone, les Amérindiens, possédaient
déjà leurs propres traditions culinaires et un savoir-faire
agricole, notamment la culture de maïs, qui est devenue aujourd'hui une
industrie clé du pays. Cependant, colonisation rime souvent avec
monopole et importation : les colons ont donc apporté avec eux leurs
2 Site de la bibliothèque
Carl A. Kroch de l'Université de Cornell. Not By Bread Alone:
America's Culinary Heritage
5
traditions gastronomiques et se sont efforcés de les
implanter sur leur nouveau territoire. En fonction de la nationalité des
colons et les produits qu'ils y ont trouvés, des
spécialités se sont développées dans les
différents États indépendamment les unes des autres. La
diffusion d'une culture alimentaire à l'image du pays dans sa
globalité a donc été difficile, étant donné
non seulement l'ampleur du territoire américain, mais aussi l'absence de
régime monarchique qui, traditionnellement, exigeait une certaine
richesse culinaire, comme c'était le cas en France par exemple. D'autre
part, l'influence des puritains au XVIIème
siècle n'ont pas encouragé le développement positif des
arts, et encore moins l'art de la cuisine. Benjamin Franklin,
élevé dans cet univers, est d'ailleurs connu pour avoir repris le
dicton « Eat to live, not live to eat » (« Il faut
manger pour vivre, et non pas vivre pour manger »).
L'art culinaire américain tel qu'on le connaît
aujourd'hui ne s'est développé qu'à partir du
XVIIIème siècle, lorsque le Nouveau Monde a
commencé à étendre ses propres traditions culinaires et
politiques, influencées de près ou de loin par la gastronomie
française, synonyme d'élégance et de finesse. Puis,
l'arrivée massive d'immigrés du monde entier a, à son
tour, renforcé la diversité culinaire américaine :
irlandais, chinois, mexicains, allemands ou italiens, tous ont apporté
leur culture gastronomique, leurs produits typiques, transformant ainsi le pays
en un véritable salad bowl culinaire.
À partir des années 1950, de nouveaux modes de
consommation ont vu le jour sur le continent, menant à la fois à
une abondance de nourriture et à une surconsommation et incitant la
population à manger des quantités bien plus élevées
que la moyenne préconisée, ce qui expliquerait en partie le taux
d'obésité élevé enregistré dans le pays
aujourd'hui. Ce sujet préoccupant est abordé dans un ouvrage du
psychologue et culinologue Christian Boudan3,
dans lequel il s'intéresse à la source des problèmes
d'obésité touchant les États-Unis.
Ainsi, il va sans dire que l'histoire culinaire complexe
américaine, entre colonisation, puritanisme, esclavage et immigrations,
explique la relation singulière qu'entretient la population à son
alimentation aujourd'hui. La cuisine américaine d'aujourd'hui se
caractérise principalement comme étant l'assemblage de
toutes les cuisines du monde, ce qui la rend difficilement
définissable. Néanmoins, selon Frédérique Martel,
auteur de l'ouvrage De la culture en
Amérique4, certaines recettes
traditionnelles des Amérindiens, protégées par un
patrimoine culturel, persistent aujourd'hui. Il est
3 BOUDAN Christian.
Géopolitique du goût. La guerre culinaire
4 MARTEL Frédéric.
De la culture en Amérique
6
intéressant de noter que, à l'inverse de la
France, qui jouit d'une histoire culinaire bien établie à travers
les siècles, les États-Unis ne possèdent pas de culture
culinaire fixe, et ont, de ce fait, adopté des traditions culinaires
d'ailleurs pour en faire les leurs. En témoigne le symbole le plus
représentatif de sa cuisine, le hamburger, qui puise son origine dans la
communauté des immigrés allemands.
Dans quelle mesure ces deux riches passés culinaires
sont-ils à l'origine de nos comportements alimentaires contemporains
?
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