L'autobiographie dans l'univers littéraire tchadien, histoire de migration et d'espoir( Télécharger le fichier original )par Emmanuel KALPET Ngaoundéré (Cameroun) - Master es-lettres 2014 |
II. MOTIVATIONS DU PERSONNAGEUn regard sur la situation d'origine nous a permis de découvrir le pays de Zakaria Fadoul Khidir, Mahamat Hassan Abakar et Michel NGangbet Kosnaye dans sa dimension socio-économique et politique. Ainsi, il résulte des présentations de ces autobiographes l'image d'un Tchad caractérisé par la pauvreté et de multiples conflits politiques ayant bouleversé le train de vie de la population. Dans la logique de la réflexion qui se poursuit, nous voulons examiner ici les motifs qui ont poussé ces auteurs à quitter leur cadre initial. En effet, il faut souligner que la migration entant que phénomène qui entraine un déplacement, se fonde toujours sur une ambition de réussir qui détermine le candidat au départ. Cependant, ce motif qui définit la quête en question, trouve sa source dans les conditions d'origine du sujet émigrant. C'est pourquoi la migration apparaît comme la conséquence de l'instabilité vécue par le sujet dans son pays d'appartenance. Ainsi, plusieurs causes se dégagent : la pauvreté, le chômage, la guerre, l'insatisfaction, sont autant des faits qui peuvent pousser à l'émigration. Loin de nous égarer dans l'analyse des causes et conséquences de la migration entant que phénomène historique, nous nous focaliserons sur notre corpus pour étudier la migration comme phénomène littéraire, afin de relever les motifs qui ont amené Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'GanbetKosnaye à quitter le Tchad, leur pays d'origine. Signalons au passage le cas exceptionnel de la migration dans Tribulations d'un jeuneTchadien et Loin de moi-même. En effet, si dans Un Tchadien à l'aventure le premier départ débouche sur un autre pays comme laisse entendre la définition de la migration27(*), tel n'est pas le cas dans les deux autres récits qui présentent d'abord les personnages en situation de déplacés(à l'intérieur du pays d'appartenance) avant d'annoncer leur départ vers l'extérieur du pays. Notons pour préciser que le terme de « déplacé » renvoie à plusieurs connotations. En l'employant ici, nous voulons désigner la situation d'une personne qui change de résidence (en demeurant dans le même pays ou à l'extérieur) pour des raisons économique et/ou socio-politique. Dans Tribulations d'un jeuneTchadien, le premier voyage de Gago est celui qui l'a conduit de Holo, son village natal, à Doba, chef-lieu d'arrondissement. Il en est de même dans Loin de moi-même, où, Zakaria Fadoul quitte son village pour Biltine, chef-lieu d'arrondissement. Ces déplacements donneront place à un nomadisme scolaire avant de déboucher sur la véritable migration. Car comme l'écrit Zakaria Fadoul Khidir : « Plus le niveau de nos études s'élevait, plus nous nous éloignions de nos parents. Après les examens de fin d'année du cours élémentaire deuxième année je fus transféré dans la capitale de la circonscription où je terminais mes études primaires. » (LDMM, p. 54). Ainsi, l'itinéraire de Zakaria Fadoul commence au village, se poursuit jusqu'à Abéché, en passant par Biltine pour atteindre Fort-Lamy avant son premier voyage hors du Tchad (en France). N'GanbetKosnaye de même commence à Holo, son village natal, et suit une étape qui traverse Doba,Laï, Moundou, Bongor pour aussi atteindre Fort-Lamy puis prendre le vol pour le Congo (Kinshassa). Cette remarque a pour but d'aider à mieux comprendre la diversité des motivations de ces deux autobiographes. Si les trois autobiographes avaient des situations d'origine semblables, les raisons de leur départ ne sont pas forcément les mêmes. Nous présenterons ici les motifs premiers ainsi que les motifs secondaires de chacun d'eux, tout en analysant les nouvelles situations initiales multiples qui ont donné lieu à la mutation des projets du départ. 1. Motifs premiersPar motifs premiers, nous entendons les buts que les personnages se sont assignés depuis la terre d'origine et qui sont le fondement, la raison de leur voyage. Dans Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien, le départ de chaque personnage est motivé par plusieurs raisons. Les motifs premiers sont variables et/ou distincts, selon chaque auteur. C'est pourquoi en plus du désir de changement socialqui leur est commun, l'obligation académique sous-tend également le déplacement de N'GanbetKosnaye et Zakaria Fadoul. L'obligation des études est l'un des principaux motifs de mobilité de jeunes Africains de la période coloniale et postcoloniale. En effet, le manque d'écoles et d'universités dans certains pays africains amène les jeunes à émigrer, soit en Europe, soit dans quelques rares pays d'Afrique qui disposaient des structures scolaires viables. Ainsi, après avoir fini le parcours scolaire accessible dans leur pays, les autobiographes de notre corpus se sont vu dans l'obligation de traverser les frontières pour aller continuer leurs études.C'est d'ailleurs ce souci d'aller à l'école qui était à la base du premier déplacement de Zakaria Fadoul et N'GanbetKosnaye. Le départ de Gago pour Laï est motivé par l'entrée à l'école. C'est ainsi qu'il échappera au projet de son oncle qui souhaitait l'envoyer au village pour qu'il puisse être initié aux secrets de la tradition : Bon. Au lieu de passer le plus clair de ton temps à faire les quatre cents coups avec les voyous du quartier, à manger inutilement, à trainer dans la cuisine avec les femmes, tu iras bientôt à l'école des Blancs. Le commandant m'a dit ce soir qu'il a déjà passé cinq ans dans l'arrondissement de Doba. Il est maintenant affecté dans un autre, à cent kilomètres d'ici et qui s'appelle Laï. Cette localité possède une école construite il y a déjà quatre années. Là-bas, tu recevras une éducation qui fera de toi un homme, comme on fait à Bel (initiation de mon ethnie). J'ai d'ailleurs envisagé de t'envoyer à Holo pour cela. C'est par ce biais qu'on forme les enfants de ton âge. Tu as de la chance qu'on parte maintenant pour Laï, et tu pourras aller à l'école. (TDJT, p. 40). Le déplacement de Zakaria Fadoul de même, avait pour motifs la scolarisation. L'obligation académique de ces deux personnages, va se poursuivre jusqu'à l'extérieur du pays. Ainsi, jeune bachelier, le personnage de Loin de moi-même sera envoyé au Congo avec ceux de sa promotion pour les études supérieures : « Nous venons de quitter le Lycée-Félix Eboué de Fort-Lamy. Nous sommes destinés à l'université de Kinshasa. » (LDMM, p. 64). Telle était aussi les raisons du premier voyage à l'extérieur effectué par N'Gangbet Kosnaye. En effet, après avoir obtenu son BEPC (Brevet d'Etude du Premier Cycle) à Fort-Lamy, Gago est fait fonctionnaire à la mairie de ladite ville. Ainsi, après quelques mois de travail, l'État tchadien décide de l'envoyer au Congo (Brazzaville) pour une formation professionnelle. Là, débute sa migration : Trois mois viennent à passer. Un midi, on lit à la Radio-Tchad un communiqué émanant du cabinet du gouverneur. Ce dernier convoque un certain nombre de brevetés(titulaires du BEPC), dont Yatanga et moi. Je m'y rends, sans passer par la mairie, pour demander une autorisation d'absence à la Française, mon chef du bureau. Il nous est demandé de nous tenir prêts pour voyager le lendemain matin à 10 heures sur Brazzaville. Nous irons au Centre de préparation au concours administratif (CPCA) de l'Afrique équatoriale française (A.E.F). Ce centre a remplacé l'école des cadres de l'A.E.F ou école Edouard-Renard. Cet établissement est une école prestigieuse qui forme les cadres supérieurs de l'A.E.F. Il comporte trois sections : justice, administration et trésor.(TDJT, p. 110). Il faut souligner que cette quête de formation à l'extérieur est due à la situation du retard du Tchad, sur le plan scolaire évoquée dans la première partie de ce chapitre. Ainsi, l'obligation académique non seulement place ces auteurs dans une position d'immigrés, mais fait d'eux des errants contraints à vaincre l'échec à tout prix (nous verrons cela dans le dernier point de ce chapitre). Cette contrainte morale pousse ces personnages à changer d'université, de pays, lorsque rien ne marche. C'est ainsi qu'après un premier échec au Congo (Kinshasa), Zakaria Fadoul se retrouve au Sénégal pour accomplir cette obligation : « Après le Zaïre-ex-Congo Belge -me voici au Sénégal, à Dakar, après une étape de 48 jours à Abidjan. Je m'inscris à la Faculté de Médecine vétérinaire où je dois préparer un C.P. E.V. (Certificat préparatoire aux études vétérinaires). » (LDMM, p. 69). Que ce soit à l'intérieur du continent africain ou en Europe, le voyage de Zakaria Fadoul et N'Gangbet Kosnaye s'inscrit indubitablement dans le contexte académique. Il faut remarquer que ce motif est aussi bien visible chez Mahamat Hassan Abakar. Cependant, loin d'être un projet originel, il est né d'une mutation du projet principal. C'est lorsque Mahamat Hassan s'est trouvé dans l'impossibilité de rejoindre la rébellion (Frolinat) au nord du Tchad qu'il entreprend de parfaire ses études. Ce projet second traverse l'esprit du personnage lorsqu'il était déjà en Côte-d'Ivoire. Après des nuits sans sommeil, Mahamat Hassan parvient à mesurer l'importance des études par rapport à la rébellion. C'est alors qu'il change son projet initial au détriment des études universitaires qu'il place désormais au coeur de son aventure : Au départ j'avais une idée fixe, rejoindre le Frolinat. Mais au cours de ces trois années d'exil et d'endurance, une autre idée aussi noble que la première a parallèlement fait son chemin : pourquoi ne pas parachever mes études universitaires ? Le choix est naturellement difficile à faire entre ces deux idées qui tourbillonnent dans ma tête. Je suis embarrassé, je passe des nuits entières à peser le pour et le contre et finalement, après de longues hésitations, j'opte pour les études. (UTAA, p. 46). Il faut donc retenir que l'obligation académique est l'une des raisons principales ayant amené Zakaria Fadoul, N'Gangbet Kosnaye et d'une certaine manière, Mahamat Hassan à émigrer, errer. Nous constatons, d'ailleurs il y va de soi, que cette volonté d'étudier, naît et/ou s'accompagne des désirs de changerle pays d'origine qu'on perçoit victime de tous les maux. Lorsque que plus rien ne va dans un pays et qu'il ne reste plus que famine, guerre, chômage, inconfort, etc. une seule chose tourne dans la tête de ceux qui y vivent : partir. Partir ce sera se livrer à une aventure,avec pour but de combler le manque, puis revenir au pays. Mais partir, ce sera aussi vouloir fuir ce milieu où il ne reste que cauchemar. Ainsi, le désir de changer sa société, sa vie, devient un motif récurrent pour la plupart de ceux qui émigrent. Dans Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien, la volonté de changement social est manifeste. Dans les trois cas, l'incertitude, l'instabilité, la pauvreté, l'inconfort, la guerre, sont des aléas qui ont poussé Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye à quitter leur milieu d'origine, dans l'espoir d'y remédier. Ainsi, lorsqu'on annonce à Gago son départ pour Doba où il ira chez son oncle cuisinier du commandant, le jeune garçon se met à imaginer son futur « eldorado » en le comparant avec sa condition actuelle qu'il trouve misérable. Partir, sera pour lui sortir de la prison, fuir la misère et le calvaire de cette famille polygame au sein de laquelle on ne mange jamais à sa faim et où le travail est souvent harassant. C'est ainsi qu'il décrit sa situation initiale et se fait des projections : En attendant ce départ vers l'inconnu, départ qui tarde à venir, je mène ma vie quotidienne comme à l'accoutumée : réveil matinal au plus tard à 5 heures pour partir avec mon père au champ. Là, nous ramassons et entassons les herbes et les arbustes. L'heure du repos de midi est bienvenue, avec le repas qui redonne des forces. Ce repas se limite généralement à une calebasse de bouillie que les femmes apportent généralement à 10 heures du matin. Mais déjà l'heure de la reprise est là. Il faut se lever, se courber sur le sol jusqu'au coucher du soleil. Aussi, c'est avec soulagement que je regarde l'astre décliner à l'horizon. [...] Ainsi se déroule ma vie dans la monotonie exaspérante. Mais l'espoir de partir est là, vivace. En effet, on me fait savoir qu'auprès de mon nouveau père, je ne travaillerai plus. Je mangerai, m'amuserai... Un véritable paradis terrestre comme on peut l'imaginer. (TDJT, pp. 19-20) Gago devient donc de ce fait le plus envié du village. Les jeunes de son âge qui y vivent la même condition de vie lamentable, ne cessent de lui vouer une admiration sans borne. De partout, les amis ayant appris la nouvelle du départ accourent pour le féliciter et lui faire des suggestions quant à sa vie future. Et ce fut un départ important qui s'est effectué dans le village. Tout Holo s'était mobilisé pour la circonstance. Le narrateur le souligne lui-même : « La presque totalité de la population est là pour assister à mon départ, moi l'enfant prodigue » (TDJT, p. 20). Si chez N'Gangbet Kosnaye, l'objet du changement est lié à la condition économique de son milieu, tel n'est pas le cas chez Mahamat Hassan dont la révolution politique a été déterminante pour le départ. Prisdans un tourbillon de conflits qui gangrènent son pays, il n'a pas hésité d'emprunter le chemin qui mène à la révolution. C'est ainsi que s'ouvre son récit : 1972 : le Tchad est en pleine ébullition politique ! La révolution armée fait rage dans le nord et le nord-est ! Beaucoup de jeunes Tchadiens ont les yeux braqués sur le Frolinat ! Cemouvement politique qui fascine est devenu un pôle d'attraction. De jeunes cadres et même des lycéens désertent leurs occupations pour les rejoindre : chaque semaine, on constate la disparition d'un camarade ou d'un copain et puis on apprend par la suite qu'il a rejoint le maquis. En ce temps-là, entre vingt heures et vingt heures trente, toutes les rues de N'djaména deviennent presque désertes. Les N'djaménois regagnent leurs maisons à la hâte et s'enferment pour écouter clandestinement la voix du Frolinat. C'est en cette période mouvementée de l'histoire de notre pays que je décide moi aussi de partir. (UTAA, p. 11) C'est donc un départ motivé par la révolution.Mahamat Hassan espère par cet acte, gagner la rébellion et entreprendre apporter des solutions à son pays qui, selon son expression, est déchiré en lambeaux, affaibliet saigné par tant de maux : guérillas, guerres civiles, luttes fratricides et bien d'autres.Tout concourt dans cette oeuvre à nous montrer l'assise de ce projet de Mahamat Hassan. En effet, dans l'introduction qui précède son récit, il y démontre combien, depuis 1960 jusqu'à 1990,le Tchad a sombré dans la guerre. L'auteur essaie par-là de signifier aussi que son itinéraire n'est pas singulier, il peut être celui de beaucoup de Tchadiens de son époque qui avaient choisi, comme lui, le chemin de l'aventure. Au fil du récit, Mahamat Hassan ne manque pas de mentionner le cas de ses multiples compatriotes aventuriers éparpillés à travers le monde. Ces Tchadiens qui, dépassés par le coup du moment, partent vers l'inconnu pour y chercher un trésor supposé, ne parviennent malheureusement plus à amorcer le retour, et se trouvent vaincus par le temps : On trouve des Tchadiens aventureux un peu partout : en Arabie Séoudite, en Palestine, en Jordanie, en Syrie et même au Liban. [...] Quand ils sont arrivés à destination, ils restent quelques années avec l'espoir de retourner bientôt au pays. Mais le temps n'attend personne, il court, il court... L'intention y est, le coeur aussi, mais l'action ne suit pas. Et petit à petit, ils s'adaptent à leur nouveau milieu, ils se marient pour chasser l'ennui, ont des enfants et puis, ce désir de retour tant chéri s'émousse progressivement et disparaît... C'est le cas du cheikh Rouag, c'est le cas aussi de beaucoup d'autres que j'ai eu la chance de rencontrer. (UTAA, p. 56) Il faut noter au passage que si le désir révolutionnaire fonde le départ de Mahamat Hassan, c'est un peu le contraire chez N'Gangbet Kosnaye dont le voyage plutôt fait de lui un révolté. En effet, c'est une fois arrivé en France qu'il mesure la gravité de la question politique de son pays, et décide de militer en défaveur de ceux qu'il appelle « antinationaux ». Chez lui et Zakaria Fadoul, le désir du changement social se lit à travers leur charisme sur le chemin de l'école. Cette quête dont le parcours est fait d'embuches repose sur un espoir. Ainsi, partir à l'école c'est choisir de devenir fonctionnaire de l'administration coloniale. Par ailleurs c'est espérer améliorer sa condition de vie et celle de son pays. Il est à retenir dans cette partie que les motifs premiers qui ont amené les autobiographes de notre corpus à émigrer sont sans ambages les désirs du changement social. Ces désirs se manifestent à travers l'objet principal de la quête de chaque personnage. Ainsi, le chemin de des études et celui de la rébellion sont ceux empruntés par ces derniers. Ces motifs s'accompagnent aussi bien d'autres que nous classons comme motifs secondaires. * 27 Définition selon laquelle la migration est un déplacement d'une personne ou d'une population d'un pays dans un autre pour s'y établir. |
|