2. Symbolique du récit autobiographique de la
migration
Nous avons souligné à l'introduction de
notre travail que l'écriture autobiographique donne lieu à un
projet multiforme. Ainsi, en choisissant d'écrire l'histoire de leur
migration par le biais de l'autobiographie, Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et
N'Gangbet Kosnaye expriment un désir de se repenser, de communiquer avec
les lecteurs, de redire leurs itinéraires qui ne sont, certes pas
singuliers, mais du moins authentiques. De ce fait, leurs récits
revêtent une double valeur symbolique : acte de témoignage
pour la postérité, et exercice de réconciliation avec le
moi écartelé durant les années d'errance.
1-3- Un témoignage pour la
postérité
Les autobiographes de notre corpus manifestent une
volonté de porter au-devant du public un témoignage sur une
période de l'histoire vécue. Cela est vrai de leurs récits
de la migration à travers lesquels le vu et le vécu durant le
trajet de l'errance occupent tantôt l'avant-scène, tantôt
l'arrière-plan de la narration. Par rapport aux expériences
acquises au prix de l'endurance dans des contrées lointaines, en passant
par les épisodes de la douloureuse enfance (Zakaria Fadoul et N'Gangbet
Kosnaye) et les turbulences de la vie quotidienne (Mahamat Hassan), chacun
d'eux, en trempant sa plume, a voulu partager ce que nous pouvons appeler
« leçons de la vie ».
Ce projet de témoignage est perceptible de par
les titres mêmes de ces récits qui, d'emblée, suscitent des
attentes chez le lecteur. En effet, mis à part la vocation du genre
lui-même dont l'objet est le témoignage de vie, qu'il s'agisse de
Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure ou
Tribulations d'un jeune Tchadien, les titres sont évocateurs.
Zakaria Fadoul s'évertue à témoigner de ce qui l'a
emporté loin de lui-même, Mahamat Hassan essaye de montrer comment
un Tchadien comme lui s'est retrouvé en pleine aventure et N'Gangbet
Kosnaye donne à lire les mésaventures d'un jeune tchadien qui
commencent de l'école coloniale pour s'achever à la prison de
l'indépendance. Mais à travers ces histoires de vies
individuelles, se lit un témoignage sur toute une époque, que ces
hommes apportent entant qu'acteurs impliqués et/ou observateurs directs,
lucides.
Ce désir de laisser un document à la fois
autobiographique et historique à la postérité
s'appréhende dès l'incipit de Un Tchadien à
l'aventure. C'est ainsi que le narrateur commence l'introduction de son
récit : « Pour que le lecteur puisse comprendre ce
récit de mes aventures, il me paraît nécessaire de relater
succinctement la chronologie des événements les plus importants
qu'a connus le Tchad. » (UTAA, p.8). De là, par ce pacte
de lecture noué, il livre le parcours tumultueux de la vie politique de
son pays de 1960 à 1990, avant de dérouler le récit de ses
aventures dont la cause émane justement de ces ébullitions
politiques. Ainsi, chez Mahamat Hassan, l'autobiographie chemine avec
l'histoire. L'écriture sur soi, revêt une fonction de
déposition auprès du lecteur pris ici pour juge et témoin.
La présence du lecteur implicite dans le texte de Mahamat Hassan
s'observe à travers l'usage de la deuxième personne du pluriel.
Par exemple le lecteur se trouve interpelé ainsi :
« Surtout ne pensez pas que les bâtisseurs de ces pyramides
étaient des géants... » (UTAA, p.55). Ou
encore : « Les frères musulmans vous croiront le
leur et les communistes aussi. » (UTAA, p. 62). L'usage
fréquent du « vous » dans le texte permet au
narrateur d'impliquer le lecteur dans l'histoire racontée tout en le
faisant assumer une double fonction : celle de juge et témoin.
L'urgence de rendre compte des troubles politiques qui lui ont ouvert la voie
de l'errance justifie les jeux elliptiques auxquels il s'adonne dans son
récit. En effet, si Mahamat Hassan ne s'est pas intéressé
à l'enfance et que, par ailleurs, il n'a pas mis l'accent sur la phase
retour, nous pouvons déduire que l'absence de ces deux pans n'handicape
en rien son projet de base : témoignage à travers le
« je »sur une époque trouble et regard
rétrospectif sur les chemins caillouteux de l'errance. Ainsi, par son
récit, Mahamat Hassan semble assimiler son parcours manifestement
« individuel » à celui de toutes les personnes de sa
génération : « 1972 : Le Tchad est en
pleine ébullition politique ! la révolution fait rage dans
le nord-est ! beaucoup de jeunes Tchadiens ont les yeux braqués sur
le Frolinat ! » (UTAA, p.8)
Comme chez Mahamat Hassan, l'autobiographie chez
N'Gangbet Kosnaye se frotte aussi aux mémoires (genre voisin de
l'autobiographie). Après ce long parcours semé d'embuches, le
narrateur de Tribulations d'un jeune Tchadien dresse un bilan à
la jeunesse tchadienne en particulier et africaine de manière
générale, comme le souligne sa dédicace :
« Aux enfants du Tchad et d'Afrique. » (TDJT,
p.11). C'est donc la somme de ses expériences que N'Gangbet Kosnaye
entreprend de léguer à la jeunesse africaine comme leçon
de courage et de volonté. Parti « de l'école
coloniale à la prison de l'indépendance » comme
l'indique le sous-titre à la fois antithétique et paradoxal, il
donne par-là le témoignage sur les tristes réalités
de l'Afrique indépendante, et du Tchad en particulier. Ce pays
rongé par ses divisions, « mangeant ses propres
enfants », est au coeur de l'écriture autobiographique. Ses
démons sont nombreux, qui l'empêchent de grandir, et qui hantent
les autobiographes d'hier et d'aujourd'hui : l'emprisonnement, les
tortures, l'humiliation, la misère, etc.
Au-delà, l'écriture autobiographique se lit
comme un acte qui place l'homme (Africain surtout) du XXe siècle
finissant devant sa misère, ses violences auxquelles il ne parvient pas
à remédier à cause de son mode de vie, sa
mentalité. En préfaçant le récit de N'Gangbet
Kosnaye, Antoine Bangui souligne bien cette remarque : « Des
témoignages comme celui de Michel N'Gangbet, dans la simplicité
d'un récit et d'une langue qui seront comprises par tous, prennent une
signification d'autant plus importante que nous sentons combien notre
époque est charnière, nos vies fragiles, nos espérances
déçues. » (TDJT, p.7). Comme Mahamat Hassan,
N'Gangbet Kosnaye assimile son itinéraire à celui de beaucoup de
Tchadiens dont les ambitions progressistes avaient été
censurées, étouffées au risque de leurs vies. Cela devient
une évidence lorsque, tout d'un coup, nous trouvons auprès
d'Antoine Bangui, son compatriote et contemporain, un écho favorable au
projet autobiographique de Kosnaye. Les deux écrivains, en
adhérant au même projet, envisagent pour ainsi dire une
confrontation de souvenirs:
Qu'allais-je découvrir dans cet ouvrage
autobiographique ? Michel N'Gangbet est comme moi issu d'une famille
paysanne de la même région. [...] Alors sa vérité
ressemblerait-elle à la mienne, telle une soeur jumelle, ou
emprunterait-elle simplement les traits indistincts d'une lointaine
parenté ? Serions-nous obligés de confronter nos souvenirs
pour que renaisse une troisième mémoire ? (TDJT,
p.5)
Ces souvenirs, notons-les, ce sont les tortures que
N'Gangbet Kosnaye, et apparemment ceux de sa génération, avaient
subies dans la prison de Tombalbaye. C'est aussi de ces « traitements
inhumains » que le personnage de Tribulations d'un jeune
Tchadien souhaite parler pour « donner à voir »
à la jeunesse africaine, tchadienne, afin qu'elle puisse prendre
conscience de son devenir qui paraît incertain. La dimension de la
motivation de prise de conscience qui se dégage du témoignage de
N'Gangbet Kosnaye trouve son expression dans l'interrogation existentielle qui
marque la fin de son récit : « A douze heures
précises, le grand portail de la maison d'arrêt s'ouvre largement.
Comme Saké et Sazi, Docteur et moi sommes libres. Mais le sommes-nous
vraiment ? » (TDJT, p.176).
Parlant des interrogations existentielles, nous noterons que
ce sont elles qui fondent le témoignage de Zakaria Fadoul. En effet,
après toutes les endurances sur les chemins de l'errance qui se sont
soldées par un déséquilibre psychologique, Zakaria Fadoul
témoigne, à travers son récit, la volonté de porter
devant le public la complexité du monde et de l'homme lui-même.
Ainsi, en racontant ses déboires dus à l'éloignement et au
retour douloureux, il donne à lire la problématique identitaire
qui place l'homme du XXe siècle devant l'infinie angoisse qui naît
de l'absence de repères. Au-delà de la question identitaire, son
témoignage donne à voir l'absurdité qui émane de
l'étrangeté de l'être qui, parfois, peine à
comprendre son propre fonctionnement. Zakaria Fadoul part de ce fait, de son
expérience vécue pour essayer de révéler à
ses semblables la « bête » qui les habite et qui est
susceptible de se réveiller à tout moment et bousiller leur
vie.
Bref, l'écriture autobiographique de la migration
de Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye, repose en partie sur la
volonté de léguer un témoignage à la
postérité. Ce témoignage, loin de se résumer sur
les vies individuelles de ces autobiographes, prennent ancrage sur le social
pour devenir la mémoire de toute une époque.
1-4- Une réconciliation avec
soi-même
En plus d'être un acte de témoignage,
l'écriture autobiographique est pour Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et
N'Gangbet Kosnaye un exercice qui conduit à la réconciliation
avec soi. Ces autobiographes ont émigré ; ils ont
erré de pays en pays, parcourant le monde entier à la recherche
du mieux-être. Sur ce chemin d'errance, ils ont connu la frustration, la
souffrance, l'humiliation ; ils ont appris à accepter à
certains moments, de tronquer leur identité, leur personnalité,
leur valeur humaine dans le seul but d'atteindre l'objectif qu'ils
s'étaient assignés. Ces années d'éloignement les
ont emportés ainsi loin d'eux-mêmes. Dans cette course
effrénée, ils ont connu le succès (Mahamat Hassan et
N'Gangbet Kosnaye), ont accepté la vicissitude, ont pris conscience de
la diversité du monde (Zakaria Fadoul) puis, revenus chez eux, ils ont
connu des déboires (Zakaria Fadoul et N'Gangbet Kosnaye), se sont
réinsérés et ont assumé des fonctions (Mahamat
Hassan et N'Gangbet Kosnaye) pour enfin finir en prison (N'Gangbet Kosnaye) ou
à l'hôpital psychiatrique (Zakaria Fadoul). Tous ces
événements : ce passage d'une candeur d'enfance (Zakaria
Fadoul et N'Gangbet Kosnaye) à la jeunesse avec le contact de la dure
réalité du vécu quotidien, ont été
marqué par la prise de conscience des enjeux de l'avenir, ont fait
naître en eux l'ambition de réussir. Tous ont, de ce fait,
bâti d'immenses espérances et sont passés de l'espoir
à la désillusion puis à un renouveau d'espoir.
Toutes ces turbulences subies ont causé à
chacun d'eux un choc de conscience. Ainsi, avec le recul du temps, ils ont
jugé nécessaire de faire leur introspection, essayé de
déplacer ce poids qu'ils portent en eux sur du papier en guise de
témoignage, mais aussi et surtout pour enfin renouer avec
eux-mêmes et ne plus jamais se laisser emporter aussi loin
d'eux-mêmes. L'écriture autobiographique de Zakaria Fadoul,
Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye est aussi bien le voeu de l'accomplissement
d'un aussi fastidieux projet de quête de soi à travers la
remémoration des vieux souvenirs. Zakaria Fadoul se confiant à
Marie-José Tubiana, avoue avoir retrouvé l'équilibre
grâce à cet acte autobiographique commis :
Si je n'avais pas écrit, surtout à
l'époque où je me sentais isolé, repoussé par tout
le monde, ma santé aurait été très perturbée
et peut-être n'aurai-je pas continué mes études jusqu'au
doctorat. J'imagine que j'aurai pu partir au Soudan ou quelque part ailleurs
pour finir ma vie comme porteur d'eau ou quelque chose d'approchant. Je ne
pouvais plus vivre dans mon milieu auquel pourtant j'étais très
attaché. Il y avait quelque chose de contradictoire : j'aimais ce
milieu mais je sentais qu'il m'oppressait et cela devenait insupportable. Si je
n'avais pas écrit, cela aurait été très dangereux
pour moi. L'écriture m'a permis de `'mûrir''. (Taboye, 2003,
p.379)
Il faut signaler au passage que chez N'Gangbet Kosnaye,
c'est à la fois une réconciliation avec soi et avec les autres.
L'autobiographie lui permet de recoller le miroir pour retrouver son
« vrai » visage détruit par le pouvoir. Ainsi, le
projet du témoignage sur le vécu quotidien s'accompagne à
la fois de celui du positionnement du moi et de sa justification aux yeux du
lecteur. En effet, en commettant l'acte autobiographique, N'Gangbet Kosnaye
entreprend de démentir un certain nombre de
« mensonges » tissés et vulgarisés contre
lui. C'est dans un accent pathétique qu'il récuse ces
« discours pourfendeurs » à son
égard :
Gago comme tout le monde écoute tous les mensonges
et les calomnies proférés à son encontre. Il est
profondément touché par le fait qu'on dise que devenu grand
fonctionnaire, il ne s'est pas occupé de sa mère. Celle-ci est
morte quand Gago était encore au collège de Bongor. Une vraie
ineptie. On l'accuse de détournement de deniers publics mais on oublie
que sous le régime colonial la gestion des caisses de l'Etat
était placée sous le contrôle direct des administrateurs
civils français et tout agent africain indélicat est
châtié sans complaisance. Le but recherché par cet
éditorial est clair : salir au maximum Gago. La manoeuvre ne
trompe personne. (TDJT, p.166)
Nous pouvons dire pour renchérir aux propos de Kosnaye,
que le but recherché par son écriture est manifeste :
redorer le blason de sa personnalité bafouée. Il faut donc noter
pour tout dire, qu'en écrivant l'histoire de leur migration, les
autobiographes de notre corpus joignent au projet du témoignage celui
de la reconstitution du Moi écartelé sur le trajet d'errance.
Chez Kosnaye, place est aussi à la fois aux contestations des affronts
subies sous le régime dictatorial.
? la fin de ce chapitre, nous retenons qu'après des
expériences migratoires caractérisées par des
difficultés (financières, routières, psychologiques) et
des acquisitions, (découvertes, formations), les autobiographes de notre
corpus ont amorcé le retour. Cependant, cela n'a pas été
un retour heureux dans la mesure où la terre d'origine, parce qu'elle a
subi une transmutation, n'a pas facilité leur réinsertion. Nous
avons eu à voir que Zakaria Fadoul a été rejeté de
part et d'autre, et N'GangbetKosnaye a fini en prison. En écrivant donc
toutes ces histoires de leurs vies, ils ont manifesté un désir
de laisser un témoignage à la postérité et/ou
annihiler les accusations portées à leur égard, mais aussi
et surtout, ils ont voulu retrouver l'apaisement de leur âme errante,
inquiète, qui peine à se fixer dans un monde en
perpétuelle mutation.
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