L'autobiographie dans l'univers littéraire tchadien, histoire de migration et d'espoir( Télécharger le fichier original )par Emmanuel KALPET Ngaoundéré (Cameroun) - Master es-lettres 2014 |
2. Les acquisitionsDans notre corpus en effet, les expériences migratoires ne se résument pas seulement aux difficultés auxquelles ont fait face les personnages. Elles se quantifient, au-delà, par la somme des acquisitions, c'est-à-dire les profits que ces autobiographes ont su tirer de la migration et de l'errance. Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye dont les motivations du départ avaient placé leur migration sous le signe de l'espoir, ne manquent pas de faire part des aspects positifs émanant de leurs longues quêtes. Ainsi, ils évoquent tour à tour la découverte du monde dans sa diversité ainsi que les succès liés aux multiples formations qu'ils ont entreprises. Ces acquisitions peuvent donc se lire comme l'accomplissement des projets de départ de chacun d'eux, dans la mesure où elles constituent, en partie, les motivations du retour au pays natal.
Le voyage, puisqu'il conduit vers l'ailleurs, permet de découvrir le monde dans sa diversité. De là, le contact avec les réalités nouvelles s'avère aussi une expérience enrichissante au cas où il ne contribue pas exclusivement à la perte des valeurs de l'immigré. Ainsi, en dépit des difficultés rencontrées, la migration et/ou l'errance de Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye, recèle un atout, dans la mesure où elle leur a permis de découvrir des horizons inconnus d'eux auparavant. Ces découvertes ont non seulement suscité en eux la prise de conscience de l'existence de l'altérité, mais ont aussi contribué à la transformation de leurs visions du monde, formant ainsi leurs nouvelles personnalités. Dans Tribulations d'un jeune Tchadien, le voyage du personnage au Congo lui a permis de détruire le mythe du Blanc comme être supérieur au Noir. En effet, N'Gangbet Kosnaye qui, au Tchad, n'avait même pas eu la chance de côtoyer lesBlancs, moins encore les enfants métis de son âge, à cause de la couleur de sa peau, découvre avec étonnement qu'à Brazzaville, ce sont les Blancs qui cuisinent pour les « petits Noirs ». Informés de cette réalité, le narrateur et ses camarades, surpris, n'en reviennent pas : A l'atterrissage de l'avion à l'aéroport de Brazzaville, un petit bus du lycée Savorgnan de Brazza, du nom de l'explorateur italien naturalisé français, nous conduit dans notre centre. [...] Le temps de ranger les valises et de faire les lits, que déjà Yatanga fait un petit tour dans les parages et revient avec des informations absolument étonnantes : - J'ai rencontré un lycéen tchadien il y a quelques instants, s'exprime difficilement Yatanga - Mais, parle donc ! lui lançai-je brûlant de désir d'en savoir davantage. - Il m'a montré la cuisine et le réfectoire. Tout est blanc et propre. Le cuisinier est un Blanc. - Quoi ? Blanc ? Et tu crois qu'il va nous préparer à manger ? [...] - J'attends de le voir pour écrire tout cela aux amis, aux parents et surtout à ma fiancée de Bongor. C'est vraiment une nouvelle qui va les étonner. (TDJT, pp.11-12) Ainsi, la découverte inopinée des faits qui ne correspondent pas aux horizons d'attente de l'immigré, suscite chez lui une foule de questions. C'est ainsi que pour avoir visité le site touristique des Pharaons en Égypte, Mahamat Hassan parvient à poser une problématique qui aurait pu être celle d'un chercheur animé d'une idée de découverte scientifique40(*). En effet, lors de sa visite, le personnage de Un Tchadien à l'aventure découvre une statue d'un roi noir taillée dans du granit. Cette découverte ne le laisse pas insensible, quand bien même ses interrogations demeurent sans réponses : « Je m'interroge : `'Les Egyptiens auraient-ils été gouvernés à une certaine période par un Africain ? Ou bien étaient-ils d'origine noire, je veux dire, africaine ?'' La rencontre inopinée de ce roi noir soulève en moi une foule de questions qui demeurent sans réponse. »41(*) (UTAA, pp.54-55). Dans Tribulations d'un jeune Tchadien, au-delà des interrogations suscitées, la découverte se révèle transformatrice. Ainsi, au cours de l'errance, N'Gangbet Kosnaye le « fervent protestant » chez qui la danse et l'alcool sont prohibés, finit par transcender ce qui était pour lui dogme. En effet, arrivé à Brazzaville, le personnage découvre que le fait de danser n'est nullement un péché pour les protestants. Et il commence à remettre en cause ses convictions, à se transformer et à s'adapter à de nouvelles manières d'exister : Je pense de plus en plus à danser. J'ai appris, indépendamment d'Agathon, par les protestants d'autres nationalités que la sienne, que Dieu n'a jamais interdit la danse. Alors pourquoi attendre encore ? me dis-je. C'est au dortoir, entre les lits, que je commence par apprendre à danser en compagnie de mes amis congolais, oubanguiens ou gabonais. Je commence par la rumba, qui est une danse assez facile à exécuter. En une semaine j'y excelle. (TDJT, p.115) Pour nous en tenir à ces quelques exemples, il convient de retenir que grâce à la migration et à l'errance, les autobiographes de notre corpus ont pu découvrir d'autres réalités du monde. Ces découvertes, avons-nous vu, ont contribué à la mutation de leurs perceptions des choses. Il est donc juste de lire ces acquisitions comme étant l'accomplissement des motifs secondaires qui reposaient sur l'envie de découvrir.
Si la migration a permis à Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye de découvrir le monde, elle leur a aussi permis d'acquérir une formation à la fois morale et professionnelle. Par formation morale, nous entendons cet exercice de dépassement de soi qui concourt au savoir-vivre et au principe de discernement du bien et du mal. En effet, les vicissitudes auxquelles se sont confrontés les autobiographes de notre corpus participent de leur mûrissement. Ainsi, au terme de ces expériences migratoires, il est loisible de remarquer que ces derniers s'en sont tirés avec nombre de leçons morales. Les enseignements de la vie et la prise de conscience de leur limite en tant qu'être humain, ont chassé en eux les complexes, l'orgueil et la vanité. Mahamat Hassan par exemple qui voyait en la cuisine l'affaire de la gent féminine, parvient à dépasser son « orgueil d'homme » pour cuisiner. C'est ainsi qu'il écrit : « Nous nous sommes organisés pour que chacun fasse à tour de rôle la cuisine et le ménage. Jadis quand j'écoutais les étudiants parler de faire la cuisine, cela m'étonnait, mais maintenant je trouve cela tout à fait normal. » (UTAA, pp.75-76). Ainsi, qu'il s'agisse des expériences négatives ou positives vécues par les personnages, la migration a contribué d'une manière ou d'une autre au modelage de leurs personnalités respectives. Plus encore, ces déplacements hors de chez eux modèlent les voyageurs, enrichissent leurs expériences, et façonnent autrement leur rapport au monde : « Ces longs voyages hors du pays natal avaient porté un coup dur à ma mémoire... » (LDMM, p.84). Aussi rentrent-ils au bercail en « hommes vaccinés », prêt à assumer toute responsabilité, à bousculer le système en place : « Je promets de faire de mon mieux pour ne pas décevoir les jeunes qui viendront après moi. » (TDJT, p.154). Cette formation morale, acquise au prix des difficultés, s'accompagne d'une éducation professionnelle qui est la pièce du puzzle tant recherchée par les immigrés, dont le périple repose sur l'espoir. La formation professionnelle dont il est question est celle reçue au terme des parcours universitaires. Précisons que chez Zakaria Fadoul, toutes les études entreprises s'étaient soldées par des échecs. En effet, qu'il s'agisse de son entrée à l'université de Kinshasa, de Dakar ou de Yaoundé, le personnage de Loin de moi-même ne s'est tiré avec aucun diplôme. Ainsi, puisque dans Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeuneTchadien, nous mesurons la formation professionnelle à l'aune des études parachevées et des diplômes obtenus, nous ne saurions mentionner le cas de Zakaria Fadoul chez qui le cursus universitaire a souvent tourné court dans les multiples localités où il a entrepris ses études. Contrairement à lui, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye ont pu remplir l'obligation académique qui constituait pour eux tous, et pour chacun individuellement, le projet de base ayant conduit à la migration. Ainsi, après plusieurs années d'errance, Mahamat Hassan décroche une licence en droit privé à l'université de Damas : « J'obtiens ma licence en droit privé à la deuxième session avec la mention bien. Il faut maintenant préparer l'étape suivante. » (UTAA, p.97). « L'étape suivante » qui s'en est suivie fut celle de sa double inscription « à l'université de Paris II pour un diplôme d'études approfondies (D.E.A) en criminologie et à l'Ecole Nationale de la Magistrature (E.N.M.). » (UTAA, p.108). Là encore, le personnage de Un Tchadien à l'aventure réalise une bonne performance, et son parcours parisien est sanctionné par l'obtention d'un diplôme de magistrat : « Fin juin 1982, l'E.N.M. au cours d'une cérémonie grandiose, nous remet nos diplômes de magistrat. » (UTAA, p.123). Ce diplôme, notons-le, est validé par Mahamat Hassan au terme de plusieurs stages professionnels : A la fin de mon stage pratique dans les tribunaux de Paris, mon directeur de stage me propose de conclure par un dernier stage dans un cabinet d'avocat afin, dit-il, de `'vivre ce métier de l'intérieur''. La proposition me plaît et je l'accepte. Le lendemain je me rends donc au cabinet de Maître Gilbert, situé dans le seizième arrondissement où je vais être stagiaire. C'est un cabinet renommé où travaillent plusieurs avocats. (UTAA, p.118) N'Gangbet Kosnaye, de même, bénéficie de diverses formations qui feront de lui tour à tour administrateur colonial et fonctionnaire sous le règne de Tombalbaye, premier président du Tchad indépendant. Rappelons qu'en terme de formations acquises, le personnage de Tribulations d'un jeune Tchadien a connu plusieurs succès qui ont marqué les étapes de ses errances. Ainsi, la fin de son nomadisme scolaire se ponctue par l'acquisition du BEPC (Brevet d'Etude du Premier Cycle), premier grand diplôme tchadien à l'époque. C'est en ces termes qu'il commente ce succès qui leur (Kosnaye et ses promotionnels) donne la possibilité d'accès au rang des « fonctionnaires supérieurs » : Trois jours après, on affiche les résultats du BEPC. La cour du lycée est pleine à craquer : candidats, parents et badauds sont là. Le BEPC est le diplôme le plus élevé passé au Tchad, car les épreuves du baccalauréat se corrigent à Bordeaux, en France. Les résultats sont acheminés par télégramme. Les douze candidats du collège de Bongor sont tous admis, et ce brillamment. C'est une tradition qui se perpétue depuis déjà trois promotions. C'est un cycle court qui fournit des cadres supérieurs pour l'administration coloniale, contrairement au cycle dit long de Fort-Lamy, qui possède des classes préparant au baccalauréat. (TDJT, p.107) Aussi, après ce parcours de Bongor, le passage de N'Gangbet Kosnaye à Brazzaville lui a permis de préparer le concours administratif de l'Afrique équatoriale française. Une fois de plus, ce fut une étape sans anicroches majeures, et Kosnaye s'inscrit à la caste des meilleurs : «Le concours s'approche. Tous les candidats travaillent d'arrache-pied pour réussir. Je ne suis pas en reste. [...] Tout se passe bien. Yatanga et moi avons réussi et nous sommes parmi les meilleurs. » (TDJT, p.120). Comme Mahamat Hassan, c'est à Paris qu'il met un terme à ses errances académiques par l'obtention de son baccalauréat ainsi que de ses diplômes universitaires en sciences économiques et politiques : « Après un parcours sans faute, j'obtiens mes deux bacs et rentre à l'Université. [...] Mes études universitaires sont donc sérieusement perturbées par cet activisme politique et syndical. Malgré tout, j'obtiens mes diplômes universitaires. » (TDJT, p.154). C'est donc l'étape parisienne qui met un terme à ses aventures lorsqu'il amorce le grand retour au pays dans l'espoir de travailler, faire valoir l'enrichissement que son expérience aventureuse lui avait rapporté. Nous pouvons donc retenir que l'expérience migratoire a transformé moralement les autobiographes de notre corpus. En sus de cette formation morale, mis à part Zakaria Fadoul qui n'a connu aucun succès académique durant ses années d'errance, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye ont reçu diverses formations d'ordre professionnel attestées par la variété des diplômes obtenus. Nous noterons aussi, pour clore cette première partie de notre dernier chapitre, qu'en écrivant l'histoire de leur migration, les autobiographes de notre corpus ont fait une part belle à l'évocation de leurs expériences migratoires. Nous avons ainsi eu à voir qu'elles oscillent entre acquisitions (découvertes et formations) et difficultés rencontrées (difficultés matérielles et psychologiques) durant leurs séjours d'errance. Somme toute, ces expériences ont permis d'affirmer l'accomplissement ou l'échec des projets de départ de chacun d'eux, et nous le verrons, constitueront les motivations du retour au bercail. * 40 Comme Kosnaye (voir chapitre premier) Mahamat Hassan donne, par ses interrogations, une autre fonction au genre autobiographique : l'écriture de soi devient prétexte lorsque le récit cède place à des réflexions essentiellement scientifiques. * 41 Ces questions restées sans réponses dans le récit autobiographique de Mahamat Hassan ont fait objet d'une thèse controversée, assumée par Cheik AntaDiop. En effet, en écrivant Nations nègres et culture, le Sénégalais parvient à démontrer de par l'existence de ce roi noir que les premiers Égyptiens étaient des Noirs. Ce qui implique que si l'Égypte est le berceau de la civilisation, les maîtres à penser de cette civilisation étaient des Noirs. |
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