UNIVERSITÉ DE
NGAOUNDÉRÉ
THE UNIVERSITY OF NGAOUNDERE
FACULTY OF ARTS, LETTERS
AND SOCIAL SCIENCES DEPARTMENT OF FRENCH
P. O. BOX 454
Department of French
FACULTÉ DES ARTS, LETTRES
ET SCIENCES HUMAINES
DÉPARTEMENT DE FRANÇAIS
B.P 454
Département de français
L'AUTOBIOGRAPHIE DANS L'UNIVERS LITTÉRAIRE
TCHADIEN,
HISTOIRE DE MIGRATION ET D'ESPOIR
Une lecture de Loin de moi-même de Zakaria
Fadoul Khidir, Un Tchadien à l'aventure de Mahamat Hassan
Abakar et Tribulations d'un jeune tchadien de Michel N'Gangbet
Kosnaye
Mémoire présentéet soutenu en vue
de l'obtention du Diplôme de Masterès Lettres
Option : Littérature négro-africaine
d'expression française
Par
Emmanuel KALPET
Licencié ès Lettres
Sous la direction de
M. PARE DAOUDA
Chargé de Cours
Année académique 2013-2014
DÉDICACE
DEDICACE
?
La famille Bassigué Gag-Baroum.
REMERCIEMENTS
La réalisation de ce travail a été
rendue possible grâce à la participation de plusieurs personnes
auxquelles nous tenons à adresser nos sincères
remerciements :
Notre directeur de recherche, le Docteur PARE Daouda
pour sa disponibilité, ses conseils et ses encouragements. Merci
infiniment d'avoir accepté de diriger ce travail en dépit de vos
multiples occupations. Du fond du coeur, nous vous sommes reconnaissant pour
ce que vous avez guidé nos pas sur le chemin de la
recherche, tant par votre humilité que par votre rigueur
scientifique.
Tous nos enseignants du Département de
Français de l'Université de Ngaoundéré : les
Professeurs Joseph NDINDA, Robert Fotsing MANGOUA, Clément Dili
PALAÏ et les Docteurs Jean-Marie WOUNFA et Gilbert ZOUYANE pour
l'initiation à la science littéraire.
Nous ne saurons oublier ceux de l'Université
d'Abéché qui nous ont introduit dans l'univers littéraire.
Nous pensons ici aux sieurs
AttiéDjouid-DjarAlnabi,MadjiradéYaphète, KimtoloumPatchad,
Adam Hassan Abdoulaye, AndjaffaDjaldi Simon, KouagoAbdoulaye, Oumar Ali
Moustapha, Younous Saleh Abas et NaindoubaVincent.
Merci à messieurs MAMADI Robert, ASGUET
MAH Felix et BAROUM Service Bruno pour l'intérêt particulier
accordé à ce travail. Nous vous sommes reconnaissant pour la
documentation, les multiples échanges, les lectures attentives, les
traductions, les conseils et les orientations qui ont largement
contribué à l'édification de cette production. Cette
reconnaissance va également à l'endroit de BAROUM LAB Severin et
Pascal DAFOGO qui nous ont ouvert respectivement les portes de leurs
secrétariat et bibliothèque.
Toutes nos reconnaissances aux amis ainsi qu'aux camarades de
la promotion pour leurs aides et encouragements.
SOMMAIRE
Dédicace i
Remerciements
i
Abstract vi
Liste des abreviations vii
Introduction générale 1
PREMIÈRE PARTIE : ESTHÉTIQUE DE
L'ICI ET DE L'AILLEURS 17
CHAPITRE PREMIER : DE LA NÉCESSAIRE
RETROSPECTION ? L'ÉNONCIATION DU PROJET DE DÉPART 20
I- SITUATIONS D'ORIGINE
2
1- Statut socio-économique et
politique du pays d'origine
23
1-1-Un état de pauvreté
24
1-2-Une période de troubles politiques
28
2- Modes de vie du personnage
31
2-1- Le cadre familial
32
2-2- Le milieu scolaire
34
II- MOTIVATIONS DU PERSONNAGE
37
1- Motifs premiers
39
1-1- Une obligation académique
39
1-2- Désirs de changement social
42
2- Motifs secondaires
44
2-1- L'envie de découvrir
45
2-2- Nouvelles situations initiales ou
itinéraires d'errance
46
CHAPITRE DEUXIÈME : ESPACES MIGRATOIRES
ET CONDITIONS D'ACCUEIL 52
I-
ESPACES MIGRATOIRES : REGARD ÉVALUATEUR
DU MIGRANT-ERRANT 54
1- Migrations transafricaines 55
1-1- L'Afrique noire 57
1-2- L'Afrique arabe 65
2- Espaces européen et asiatique
67
2-1- La France 69
2-2- La Syrie et le Liban 74
II- CONDITIONS D'ACCUEIL 76
1- Un milieu, un accueil 76
1-1- Les séjours en terres
africaines 76
1-2- Insertion sociale du personnage en
Europe et en Asie 81
2- Rôle du personnage dans le
processus de son intégration sociale 86
2-1- Acceptation des valeurs de l'Autre
86
2-2- Mise en oeuvre du savoir-faire
89
DEUXIÈME PARTIE : GENRE
AUTOBIOGRAPHIQUE ET EXPÉRIENCE MIGRATOIRE 93
CHAPITRE TROISIÈME : L'AUTOBIOGRAPHIE
EN ELLE-MÊME 95
I- ÉLÉMENTS DE BASE DU PACTE
AUTOBIOGRAPHIQUE 97
1- Contrainte thématique
97
2- L'énonciation 98
II- LE PACTE RÉFÉRENTIEL
101
1- Références
para-textuelles 102
1-1- Le titre 103
1-2- La préface, la dédicace
et le remerciement 104
1-3- Données biographiques et
représentations graphiques 106
2- Références
intra-textuelles 115
2-1- Éléments historiques
115
CHAPITRE QUATRIÈME : EXPÉRIENCES
MIGRATOIRES ET RÉINSERTION SOCIALE 119
I- EXPÉRIENCES MIGRATOIRES
121
1- Les difficultés
rencontrées 122
1-1- Difficultés financières
et routières 124
1-2- Problèmes psychologiques
128
2- Les acquisitions 133
2-1- Découvertes 134
2-2- Formations morale et
professionnelle 136
II- RETOUR ET RÉINSERTION SOCIALE
139
1- Transmutation de la terre d'origine
141
1-1- Une réinsertion difficile
143
1-2- Figures de l'échec social
145
2- Symbolique du récit
autobiographique de la migration 148
2-1- Un témoignage à la
postérité 148
2-2- Une réconciliation avec
soi-même 151
CONCLUSION GÉNÉRALE 154
BIBLIOGRAPHIE 159
RÉSUMÉ
La récurrence de la thématique de la
migration dans le champ autobiographique tchadien nous a semblé une
opportunité de réflexion. ? travers Loin de
moi-même, Un Tchadien à l'aventure et
Tribulations d'un jeune Tchadien, ce travail vise à
démontrer comment l'expérience migratoire est motif
d'écriture autobiographique. Il montre de ce fait que Zakaria Fadoul
Khidir, Mahamat Hassan Abakar et Michel N'Gangbet Kosnaye partent de la
présentation de leur pays d'origine à travers laquelle ils
situent leur motivation de départ. Ensuite, sur la base d'un projet
axiologique, ceux-ci s'adonnent à l'évaluation des espaces
migratoires en mettant l'accent sur le « vu » et le
« vécu ». Ce faisant, la nature autobiographique de
leurs récits est rendue manifeste par la place essentielle qu'y prend la
subjectivité. Enfin, ce travail analyse le choix du genre
autobiographique par les trois auteurs et l'envie qui les anime de transcrire
un itinéraire singulier à travers lequel peut se lire l'Histoire
de tout un peuple, de toute une génération.
Mots clés :
Tchad,expérience migratoire, écriture autobiographique, espaces
migratoires, évaluations, itinéraire singulier.
ABSTRACT
The thematical recurrence of migration in the chadian
autobiographical field seemed us a chance of reflexion. Through Loin de
moi-même, UnTchadien à l'aventure and
Tribulations d'un jeuneTchadien, this work aims to show how is
migratory experience a reason of autobiographical writing. It shows for the
fact, Zakaria Fadoul Khidir, Mahamat Hassan Abakar and Michel N'Gangbet Kosnaye
go from the presentation of their own country through which they situate their
departure motivation. And then, it establishes on the base of axiologic
project, these authors focus on the evaluations of migratory spaces by putting
stress on the «saw» and the «lived». Underlying then the
subjectivity of their narrations, that justifies their autobiographical nature.
Lastly, this work analyses how the choice of autobiographical genre by these
authors is determined by the envy to transcribe a singular itinerary through
which we can read the history of whole people, of whole generation.
Key words: Chad, migratory experience,
autobiographical writing, migratory spaces,evaluation, singular itinerary.
LISTE DES ABRÉVIATIONS
LDMM : Loin de
moi-même
UTAA : Un Tchadien à
l'aventure
TDJT : Tribulations d'un jeune
Tchadien
FROLINAT : Front de Libération
Nationale
E.N.M : École Nationale de
Magistrature
BEPC : Brevet d'Étude du Premier
Cycle
AETF : Association des Étudiants
Tchadiens en France
CEMAC :Communauté
Économique etMonétaire de l'Afrique Centrale
SDF : Sans Domicile Fixe
FEANF : Fédération des
Étudiants d'Afrique Noire en France
INTRODUCTION GÉNÉRALE
La littérature est le lieu d'expression des formes
variées d'écriture. Ces différentes formes,
regroupées sous l'appellation « genres
littéraires », répondent chez l'homme à une
double préoccupation : le besoin de se divertir et le plaisir de
représenter le monde, d'imiter ou reproduire la vie. Cependant, pour
atteindre ce « but général », chaque genre
trace sa voie. Si le roman se définit par la fiction, le
théâtre la mise scène et que la poésie passe par le
symbole pour saisir la réalité, naît au XVIIIe
siècle un genre appelé autobiographie qui se réclame de la
« littérature personnelle » au service de la
« vérité » et non de la
« vraisemblance ». Dans notre champ circonscrit, nous
envisageons d'étudier le récit autobiographique en rapport avec
la thématique de la migration. Pour éviter toute confusion dans
l'analyse qui suivra, il importe pour nous de comprendre, de prime abord, la
signification, les caractéristiques, l'histoire et les
réalités du genre autobiographique et du thème de la
migration.
Pour saisir le sens de l'autobiographie, nous nous
intéresserons à la définition qu'avait donnée
Philippe Lejeune. En effet, dans son ouvrage intitulé Le pacte
autobiographique1(*),
il définit l'autobiographie comme étant un
« récit rétrospectif en prose qu'une personne
réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie
individuelle, en particulier sur l'histoire de sa
personnalité2(*) »(Lejeune, 1975, p. 14).
Le genre autobiographique n'est pas isolé,
plusieurs autres genres semblables l'entourent et prêtent à
confusion à défaut d'attention. Ces genres voisins sont :
les Mémoires, le Journal intime, l'Autoportrait,la Biographie et le
Roman personnel(l'Autofiction et/ou roman autobiographique). L'autobiographie
se distingue donc de ses voisins par certains éléments
qu'intègre sa définition. Ainsi, elle s'oppose aux
mémoires par le fait que le sujet qu'elle traite porte sur la vie
individuelle, sur l'histoire de la personnalité. Ce qui n'est pas vrai
des mémoires dont le mémorialiste, qui est un personnage public,
donne par écrit le récit des choses, des événements
auxquels il a participé ou a été témoin. Du journal
intime dont le récit se fait au jour le jour, elle se distingue par la
perspective rétrospective du récit. Cette perspective
rétrospective du récit permet encore de la séparer de
l'autoportrait ou essai qui exclut le récit et prend l'allure d'une
dissertation dont le thème porte sur une vie. Enfin, la situation de
l'auteur qui donne lieu à la notion d'identité, permet
d'éviter la confusion entre autobiographie, biographie et roman
personnel. En effet, si la biographie (qui peut être aussi vraie que
l'autobiographie) s'écrit à la troisième personne avec
écart entre auteur, narrateur et personnage principal,dans
l'autobiographie, ces trois instances ne sont pas dissociables. Cette mesure
écarte aussi bien le roman personnel qui, comme l'autobiographie, peut
s'écrire à la première personne mais dont le pacte
référentiel demeure bien flou : pas d'identité
commune entre auteur-narrateur-personnage et présence des
éléments fictifs dans le récit.
Comme tous les genres, l'autobiographie a une histoire.
Son origine remonte à l'Antiquité où Marc Aurèle
(IIe siècle) écrit ses Penséeset invite à
la libération des passions par l'écriture. ? sa suite, dans une
perspective de l'aveu des fautes, Saint Augustin (IVe siècle),
écrira Les Confessions. Au XVIe siècle, avec
l'humanisme, le genre s'affirme grâce à l'intérêt
centré sur l'individu. On le voit avec Montaigne et ses
Essais (bien que l'absence de chronologie nous défende
d'yapposer le nom d'autobiographie au sens strict).
De l'Antiquité au XVIe siècle, le genre
autobiographique n'était qu'à ses balbutiements. C'est dans la
deuxième moitié du XVIIIe siècle que Jean-Jacques Rousseau
avec Les Confessions3(*) (publication posthume 1782-1789) jettera le jalon
d'une véritable autobiographie au sens moderne du terme. ? la suite de
Rousseau, le XIXe siècle, marqué par l'esthétique
romantique, met l'accent sur l'écriture du moi et place ainsi les
récits de vie au-devant de la scène. Beaucoup d'auteurs de cette
époque, tels Chateaubriand (Mémoires d'outre-tombe4(*)) et Stendhal (Vie de
Henri Brulard) avaientécrit leur autobiographie. Au XXe
siècle, le genre sera influencé par le développement des
sciences humaines telles que la psychanalyse, la sociologie et
l'ethnologie ; notamment avec la naissance de la notion d'inconscient qui
intériorise l'autobiographie et fait penser à la difficile
quête de soi5(*).
Aujourd'hui, le genre est en vogue.Tel fut le parcours de l'autobiographie dans
le contexte européen.
En Afrique, le genre date de la période coloniale.
Les premières autobiographies africaines furent écrites en
langues africaines (éwé, igbo, zoulou, mendé...), en
anglais et en allemand.Cette méthode des « récits de
vie » a été découverte par les ethnologues.
Ainsi, le grand linguiste et anthropologue allemand Diedriche Westermann publie
en 1938 Onze autobiographies d'Africains6(*).Cet ouvrage, considéré comme
première anthologie de l'autobiographie africaine est une collection des
confessions venues de toute l'Afrique, qui a pour but, selon son auteur, de
« démontrer l'unicité de l'Homme
noir ».JânosRiesz, spécialiste en
littérature africaine à l'université de Bayreuth donne en
1943 une traduction en français qui paraît aux éditions
Payot7(*).C'est dans les
années 1950 que paraissent des autobiographies d'auteurs africains
respectant les canons occidentaux. En Afrique francophone, L'Enfant
noir de Camara Laye est l'un des classiques.
Un fait sur l'autobiographie en Afrique mérite
d'être mentionné. En effet, certains critiques occidentaux ont
tendance à nier la possibilité de l'existence d'une
autobiographie africaine. Cette position a été souvent
justifiée par le fait de la culture essentiellement orale de l'Afrique
et la notion de la collectivité qui, selon ces critiques, fait que le
`'je'' se confond avec le `'nous''. Bernard Mouraliscité par Nicolas
Martin-Granel8(*)dira
à cet effet que « l'introspection n'existe pas dans les
littératures africaines ».
Dans l'univers littéraire tchadien, Joseph Brahim Seid
fonde le genre en 1967 avec L'Enfant du Tchad. D'autres auteurs tels
qu'Antoine Bangui, Ahmat Kotoko, Zakaria Fadoul Khidir, Mahamat Hassan Abakar,
Michel N'Gangbet Kosnaye,Hinda DebyItno, AvoksoumaDjona,NgarlejyYorongar, pour
ne citer que ceux-là, lui emboitent le pas et donnent au genre une place
importante dans ce champ littéraire. Aujourd'hui, beaucoup de Tchadiens
continuent d'écrire leurs autobiographies. S'ils ne le font pas dans le
respect du pacte, c'est dans une autofiction9(*) flagrante qu'ils livrent les angoisses du moi. Ce
grand intérêt pour l'écriture intimiste dans un espace en
perpétuelle instabilité comme le Tchad, devrait, à notre
avis, susciter beaucoup d'interrogations.
Parler de l'autobiographie, c'est aussi évoquer
les problèmes qu'elle rencontre. En effet, pour ce qu'elle relève
d'une littérature personnelle, l'autobiographie souffre d'un
préjugé défavorable, car parler de soi implique une vision
individualiste et narcissique de l'écriture. Blaise Pascal ne manque pas
de souligner que « le moi est haïssable ».
Aussi, il se pose un problème de sincérité. Même si
l'autobiographe, par le pacte de lecture prétend être
sincère, il est illusoire de croire en une vérité absolue
(nous le verrons avec l'analyse de notre corpus). La mémoire
étant sélective, l'autobiographe peut oublier des moments de son
existence, manquer d'objectivité sur sa propre vie, omettre
volontairement les aspects de sa vie qu'il ne souhaite pas rendre publics,
ajouter des éléments fictifs dans le récit ou faire un
choix subjectif de la partie de la vie qu'il décide de narrer. Eu
égard à cela, André Gide cité par Lejeune
déclare que « les mémoires ne sont jamais
qu'à demi sincères, si grand que soit le souci de
vérité ; tout est toujours plus compliqué qu'on ne le
dit. Peut-être même approche-t-on de plus près de la
vérité que dans le roman. » (Lejeune, 1975, p.
41).
Toutefois, Lejeune n'a pas manqué de souligner
dans Le pacte autobiographique le fait que toute autobiographie est
sous-tendue par un projet. Ce projet peut se définir par la
volonté qu'a l'autobiographe d'accéder à la
postérité ou encore la nécessité de se soulager, de
se libérer, voire de se confesser. Le motif peut être aussi
l'envie de s'analyser pour mieux se connaître, dresser une image de soi,
un bilan de sa vie, de se remettre en question. L'écriture
autobiographique est aussi le lieu de justification, de défense d'une
thèse, ou de transmission d'un message, de création d'une image,
une apparence voulue pour changer le regard des autres sur soi.
Les propos qui précédent, loin d'être un
aperçu général et complet sur le genre autobiographique,
nesont que quelques choix éclectiques parmi tant de
réalités qui l'entourent. Notre sujet de recherche porte sur
l'autobiographique dans l'univers littéraire tchadien, histoire de
migration et d'espoir. Par « histoire », nous faisons
allusion au signifié et/ou contenu narratif. Comme le précise
Gérard Genette, « je propose [...] de nommer histoire le
signifié ou contenu narratif [...], récit proprement dit le
signifiant, énoncé, discours ou texte narratif lui-même, et
narration l'acte narratif producteur et par extension, l'ensemble de la
situation réelle ou fictive dans laquelle il prend
place. » (Genette, 1972, p. 72). Nous envisageons donc
étudier isolément et comparativement les fonctionnements du
récit dans les oeuvres formant notre corpus afin de montrer en quoi
elles sont le produit des expériences migratoires. Le récit tel
que nous l'employons ici « désigne la succession
d'événements, réels ou fictifs, qui font l'objet de ce
discours, et leurs diverses relations d'enchaînement, d'opposition, de
répétition. ». (Genette, 1972, p. 71).
Par migration, nous entendons le déplacement d'une
personne ou d'une population d'un pays dans un autre pour s'y établir.
Perçu comme phénomène, la migration en tant que notion
recèle deux pans que sont l'« émigration » et
l'« immigration ». Le premier se conçoit comme le
départ d'un pays pour aller vivre temporairement ou
définitivement dans un autre pays, pour des raisons politiques,
économiques ou personnelles ; tandis que le second se
définit comme l'entrée dans un pays de personnes
étrangères qui souhaitent s'y installer. Signalons pour
préciser que la notion de la migration entretient des relations de
familiarité avec d'autres notions connexes telles que
« voyage », « exil »,
« errance», « nomadisme ».10(*)
Il faut aussi noter que la question de la migration
était au départ la préoccupation des historiens,
juristes, économistes et sociologues. Aujourd'hui, elle paraît non
moins essentielle en littérature. En effet, elle a été
source d'inspiration pour beaucoup d'auteurs ayant le souci de témoigner
de l'endurance et de l'expérience de l'ailleurs, soit en tant
qu'acteurs, soit en tant qu'observateurs lucides. C'est ce qui justifie la
présence d'une abondante littérature (romans, carnets de route,
récits autobiographiques, etc.) mettant en scène le destin commun
et/ou individuel des voyageurs en quête d'un idéal.
Plusieurs raisons ont contribué à asseoir notre
intérêt pour un tel sujet.De prime abord,nous avons fait le
constat selon lequel le genre autobiographique, qui, longtemps semblait
être méconnu, attire l'attention de beaucoup de critiques ces
derniers temps. Cet éveil se lit à travers l'engouement qui lui
est témoigné dans les universités. Ce qui concourt
à dire que le genre est en quête de positionnement dans le vaste
champ de la littérature. Nous nous sommes ainsi dit que l'autobiographie
reste encore un genre en friche qui nécessite un investissement. Cette
intuition a trouvé confirmation chez Philippe Lejeune, l'un des grands
théoriciens de l'autobiographie. En effet, dans son ouvrage
intitulé Autogenèses(avril2013), il affirme
clairement : « je crois que l'autobiographie est un genre en
train de naître. On en est aux balbutiements, dans l'état
où en était le roman il y a trois siècles. Il y a plein de
choses à inventer. » (Lejeune, Autogenèses,
Les Brouillons de soi 2, 2013, p. 19)11(*).
Aussi, nous avons remarqué que les
phénomènes migratoires sont toujours d'actualité et donc,
méritent que l'on s'y penche. Ainsi, nous avons constaté qu'il y
a une abondante production autobiographique dans le champ littéraire
tchadien dont, pour la plupart, le voyage constitue la trame essentielle du
récit. Ces hommes issus de ce pays, ont émigré pour des
raisons sociales et politiques et ont décidé, par le biais de
l'autobiographie, dans un style simple et sobre, de témoigner de leur
aventure, de l'expérience de leur pérégrination dans des
contrées lointaines. Notre motivation, en plus de questionner la
récurrence d'une thématique dans un champ circonscrit, serait de
voir ce que l'expérience de l'ailleurs signifie pour ces autobiographes
tchadiens et, par ricochet, tenter de percer la portée
idéologique de leur récit.
Ainsi, en ayant pour corpus des textes autobiographiques, nous
entendons proposer une nouvelle lecture de la thématique de la migration
qui, jusque-là, n'a été abordée (dans la
majorité des cas) que dans les oeuvres de fiction.
Plus encore, la question de la migration est vue sous l'angle
d'un déplacement de l'Afrique vers l'Europe suivi, dans certains cas,
d'une `'migration retour'' Europe-Afrique. Or, nous estimons que l'ailleurs ne
peut pas forcément se mesurer qu'en terme de continent même si le
mythe de l'ailleurs est fondé sur le bon-vivre et que l'Europe par
rapport à l'Afrique est vue par les migrateurs comme « paradis
à conquérir à tout prix ». Eu égard
à cela, et vu que la migration dans les oeuvres de notre corpus
s'effectue en grande partie en Afrique donnant lieu à une
errance et/ou à une pérégrinationà
travers plusieurs pays africains, notre motivation est de voir la
qualité de l'accueil que l'Africain réserve à son
« frère » Africain migrateur (s'il faut
considérer le mythe de l'Afrique hospitalière) en comparaison aux
types d'accueil auxquels les Noirs migrateurs sont confrontés en Europe.
Le corpus de notre sujet de recherche est composé de
trois oeuvres. Il s'agit de Loin demoi-même de Zakaria Fadoul
Khidir, Un Tchadien à l'aventure de Mahamat Hassan Abakar et
Tribulations d'un jeune Tchadien de Michel N'Gangbet Kosnaye, toutes
publiées chez L'Harmattan, respectivement en 1989, 1992 et 1993.Ce sont
des récits autobiographiques faits par des auteurs tchadiens qui ont
émigré et séjourné loin de la terre natale.Dans ces
écritures du moi, chaque `'je'' qui prend la parole peint le tableau du
temps fort de son expérience de l'ailleurs. Cet ailleurs dont il est
question n'est pas indubitablement l'Occident, comme ce fut le cas dans
plusieurs romans s'inscrivant dans cette logique. Ici, il est majoritairement
question d'une migration à travers le continent africain (Tchad,
Cameroun, Congo, Mali, Niger, Nigéria, Sénégal, Gabon,
Egypte, Côte-d'Ivoire...) qui va donc s'acheveren Occident (France) via
l'Orient (La Syrie, le Liban) dans le cas de Mahamat Hassan Abakar.
Loin de moi-mêmeest composée de 223
pages et s'articule autour de trois parties qui présentent un
récit d'une durée de 27 ans. La première partie qui
constitue l'intrigue est intitulée `'Mon enfance''. Zakaria Fadoul nous
présente par là le tableau de son royaume d'enfance : une
enfance caractérisée par l'innocence, la naïveté mais
surtout comblée d'affectionmaternelle, paternelle et fraternelle.
S'ensuit l'entrée à l'école dont il retrace les
difficultés (l'apprentissage du français) du premier contact avec
une culture étrangère. Ce contact l'éloignera peu à
peu du milieu familial : du village, il sera transféré
à Biltine, chef-lieu de la circonscription puis à
Abéché, chef-lieu de la région. Dans la deuxième
partie intitulée `'Les Moments de désespoir'', il retrace son
expérience migratoire, une migration qui fait place à l'errance
dont il évoque les traumas. Ce fut d'abord un premier voyage en Europe,
sans anicroche majeure. Ensuite, vient le départ pour
l'université de Kinshasa (Congo) qui se solde par un échec. Puis
un deuxième échec à Dakar (Sénégal),et
s'ensuit le retour au pays natal. Commence l'errance qui va du Tchad au
Cameroun (Kousseri, Maroua, Garoua, Ngaoundéré, Meiganga,
Yaoundé, Ambam, Ebolowa) jusqu'aux frontières congolaises et
gabonaises suivi d'un retour au Cameroun (Yaoundé) et le rapatriement
pour le Tchad. Enfin, la troisième partie qui a pour titre
`'Réminiscences'' nous replonge dans l'enfance. Le narrateur qui prend
la posture d'un chroniqueur, rapporte des anecdotes et/ou incidents qui
s'étaient déroulés dans son village et dans sa famille.
Un Tchadien à l'aventure compte 123 pages. Le
récit qui prend en compte 10 années de vie est
présenté sous forme de tableaux dont les titres retracent
l'itinéraire du personnage. L'oeuvre s'ouvre tout d'abord par une
introduction qui donne un tableau sombre de la vie politique du Tchad de 1960
à 1990. Le narrateur situe ensuite son récit dans les
années 1972, une période pendant laquelle le Tchad est en pleine
ébullition politique et où la rébellion fait rage au Nord
du pays et attire beaucoup de jeunes révolutionnaires. Mahamat Hassan
qui rêve comme tous les jeunes de son âge, décide de
rejoindre le FROLINAT (Front de Libération Nationale). Ainsi,
« un bon matin », il quitte N'Djamena et se retrouve au
Cameroun (Kousseri). Là, commence ses pérégrinations. Il
traverse le Nigeria et la Haute-Volta (actuel Burkina-Faso), arrive au Niger
dans l'espoir de descendre au nord du Tchad. Cependant, ayant appris la
présence des agents secrets de Tombalbaye (président du Tchad
à l'époque), il décide de contourner par l'Algérie.
Un trajet qui l'amène au Mali. N'ayant plus d'argent pour continuer son
voyage, il se met en quête de travail. L'accès au travail
étant difficile au Mali, il quitte pour la Côte d'ivoire où
il séjourne pendant deux ans et parvient à économiser. De
là, il change le projet initial au profit des études. Ce nouveau
motif le conduit en Égypte. Confronté aux problèmes
d'accès à l'université, il s'envole pour la Syrie
où il obtient une licence en droit au bout de quatre années
d'études. La guerre se poursuivant de plus belle au Tchad, il juge
inutile de revenir grossir le nombre des refugiés tchadiens au
Cameroun ; alors il décide d'aller parachever ses études en
France. Fin juin 1982, ayant obtenu son diplôme de magistrat
délivré par l'E.N.M (Ecole Normale de Magistrature) de Paris, il
prend l'avion pour N'Djamena où il se met au service de son pays en
discorde sociale.
Enfin, Tribulations d'un jeuneTchadien narre une
période de vie d'une durée de 54 ans formant 179 pages
divisées en six parties. A la manière de Zakaria Fadoul,
N'Gangbet Kosnaye nous livre dans la première partie intitulée
`'L'Enfance'', un tableau du cadre familial dans lequel se meut son enfance.
Issu d'une famille polygame dont la mère a été
répudiée, le jeune Gago12(*) sera envoyé à l'oncle paternel,
cuisinier du commandant de cercle qui devient son père adoptif. Ce
premier voyage l'éloigne de son village Hollo.Ce fut le contact avec
l'école (deuxième partie intitulée `'L'école
primaire''). Le narrateur fait mention des difficultés du premier
apprentissage et déroule l'itinéraire de l'errance sur lequel l'a
placé l'école. Chaque niveau de classe correspond à une
nouvelle ville. Ainsi, il erre de Doba à Moundou en passant par Laï
jusqu'à Bongor où il fréquente le collège
(troisième partie intitulée `'Le collège''). Le parcours
de Bongor, sanctionné par l'obtention du BEPC (Brevet d'Etude du Premier
Cycle), il devient fonctionnaire de l'administration coloniale, affecté
à Fort-Lamy au poste de comptable à la mairie (quatrième
partie intitulée `'Employé à l'administration
coloniale''). Après quelques mois de service, il s'envole pour
Brazzaville (Congo) où il suit une année de formation
professionnelle. De retour au Tchad, il reprend service mais cette fois-ci
à Bousso en qualité d'agent spécial de l'administration
coloniale. Nous sommes en 1958 et la France obligée, est sur le point de
libérer les colonies. Mu par l'idée de se faire une place sous le
soleil des indépendances, Gago, conseillé par son chef partant
(un Blanc), décide de reprendre le chemin de l'école. Il obtient
de ce fait une bourse et se rend en France (cinquième partie
intitulée `'Le séjour en France). Là-bas, lesétudes
s'accompagnent d'un militantisme béat. Il devient leader de
l'Association des Étudiants Tchadiens en France (AETF) et, avec ses
compatriotes, ils font face au pouvoir de Tombalbaye qu'ils taxent
d'antinationaliste.? la fin de ses études, il revient au pays
(dernière partie intitulée `'Retour au pays natal''). ? peine
repris service, au terme d'une conférence que lui et ses amis avaient
animée, le gouvernement l'accuse de menées subversives et
d'incitation à la révolte. Ce qui lui vaut, au terme d'un
procès, cinq années de prison dans des conditions insalubres.
N'GanbetKosnaye termine sonrécit par une petite dissertation sur le
devenir de l'Afrique en général et du Tchad en particulier.
Avant d'en arriver à l'analyse appropriée, il
importe pour nous de faire le point sur l'état de la question afin de
montrer les travaux jusque-là fait sur la littérature tchadienne
en rapport avec notre corpus, puis ceux impliquant la thématique de la
migration.En effet, bien que l'étude de la thématique de la
migration dans notre champ circonscrit donne lieu à une vacuité,
nous recensons ici quelques travaux esquissés sur les oeuvres formant
notre corpus ainsi que quelques ouvrages, articles et mémoires ayant
traité de la migration.
En 2002, MarcelBourdette-Donon publie chez L'HarmattanLa
Tentation autobiographique ou la genèse de la littérature
tchadienne. Dans son ouvrage, le critique français s'adonne
à une analyse psychologique des auteurs ainsi que leur rapport avec leur
société. Pour lui, l'écriture autobiographique au Tchad a
vu le jour grâce à ce goût narcissique qu'avaient des hommes
qu'apparemment, « rien ne prédisposait à
écrire » mais que la pression de l'histoire avait amené
à écrire pour se justifier. Il parvient à la conclusion
selon laquelle, l'autobiographie au Tchad est le lieu d'expression d'une
fêlure existentielle et, en essayant d'écrire pour
témoigner de faits venus bouleverser le cours paisible de leur vie, ces
autobiographes ont jeté en même temps le jalon de ce qui sera
appelé la littérature tchadienne.13(*)
Une année plus tard, Ahmed Taboye publie au centre
Almouna de N'Djaména un Panorama critique de la littérature
tchadienne.Dans cet ouvrage qui fait une part belle à
l'autobiographie, le critique se livre à une analyse socio-historique
des textes autobiographiques. Il arrive à conclure que l'écriture
du moi au Tchad est l'expression de la quête de la personnalité
à travers le regard rétrospectif imbriqué de la
vicissitude. Il place de ce fait la question politique comme fondement de
toutes les autobiographies des auteurs tchadiens.
De même, Félix Asguet Mah a produit un
mémoire de DEA en 2006-2007 à l'université de
Ngaoundéré sur le thème :
« L'écriture du Moi dans la littérature
tchadienne : expression d'une adversité politique et de
création littéraire ». L'étude arrive
à la conclusion selon laquelle, l'adversité politique est la
trame de l'écriture du moi dans la littérature tchadienne et, par
ailleurs non seulement l'exposition du moi est source de culture
littéraire mais la prison en soi est motif littéraire chez ces
auteurs.
Dans la même année, toujours à
l'université de Ngaoundéré, BemadjingarDjimnoudjingar a
traité de « La reconstitution de l'identité
personnelle dans Loin de moi-même de Zakaria Fadoul
Khidir ». Abordant dans une perspective psychanalytique, il
conclut que la question de l'identité revêt une importance
capitale dans la littérature africaine. En spécifiant un cas, il
remarque que l'éloignement est un vecteur déconstructeur de
l'identité personnelle dont la reconquête passe par la
littérature conçue comme moyen thérapeutique.
En 2006-2007 toujours (l'université de
Ngaoundéré), Clarisse Julie ChuemelaLontsi traitait
« le mythe de l'ailleurs et l'immigration dans l'oeuvre
romanesque de Daniel Biyaoula et de Jean Roger Essomba ». La
candidate postule à la base de la lecture de son corpus que les
phénomènes migratoires sont fruit du développement des
mythes de l'ailleurs par les personnages migrateurs.
En 2007-2008, Louis Marcel Ambata de même soutient
à l'université de Ngaoundéré un mémoire sur
« La migration retour chez quatre écrivaines
africaines : Calixte Beyala, FatouDiome, Fatou Keita et Aminata
Sow-Fall ». Il met l'accent sur la phase retour de
l'immigré qui, l'aventure vouée à l'échec,
échoue de nouveau sur sa propre terre natale.
En dehors de l'université de Ngaoundéré,
nous faisons état du mémoire de maîtrise
d'IvesSangouingLoukson intitulé :
« représentation et migration dansThe pickupde
NadineGordimer »,présenté
à l'université de Yaoundé I en 2008. Dans sa
démarche, l'aspirant chercheur établit un rapport entre la
représentation et la migration.Il ressort que la migration
constitue une sorte de scène théâtrale où se
déploie non seulement la représentation (ses mécanismes,
ses manifestations, ses conséquences) mais aussi la remise en question
de cette représentation. Il arrive à la conclusion selon
laquelle, Nadine Gordimer se sert de la migration pour proposer une nouvelle
manière de se représenter le subalterne dans The Pickup
et que la nouveauté de la représentation en question
réside dans sa rupture avec l'ancienne représentation qui a
conduit à la colonisation.
Blaise Bangnadji soutient en 2009-2010 à
l'université de Ngaoundéré un mémoire portant sur
le « Phénomène migratoire et mutations sociales
dans Nous enfant de la tradition de Gaston-Paul Effa et Le Ventre de
l'Atlantique de FatouDiome ». Il fonde son travail sur l'analyse
des causes et conséquences de l'émigration perçue par
rapport au milieu d'accueil. Selon lui, la migration reste liée aux
situations de guerre, de famine, des conditions de vie. Elle est
également liée à la quête d'identité,
à un déracinement profond. Il conclut en observant que la
migration est un phénomène social qui unit et transforme les
personnes, les lieux.
Pour ce qui est des ouvrages traitant de la migration, nous
convoquons par devers nous l'ouvrage collectif publié en 2011 aux
éditions Ifrikiya sous la direction de Pierre Fandio et Hervé
Tchumkam, intitulé : Exils et migrations postcoloniales, de
l'urgence du départ à la nécessité du retour.
Dans cet ouvrage qui compte dix-neuf articles, nous nous intéresserons
à ceux de KaserekaKavwahirehi intitulé
« L'exil/diaspora comme lieu de discours critique et de
configuration du monde » ; de Lise MbaEkani :
« Kétala de FatouDiome : poétique de
l'iciet de l'ailleurs entre écriture du souvenir et expériences
du temps », de Alphonsine Florentine Tchokoté :
« Images de soi, images de l'autre : vision transgressive du
stéréotype dans la littérature africaine de
l'immigration », de Joseph Ndinda :
« Migration et atopie ou l'impossible retour dans L'Impasse et La
Source de joie de Daniel Biyaoula » et de Edouard
Mokwe : « La ville de là-bas dans le roman
antillais contemporain : un point de mire
obsédant ».
Aussi, la Revue Internationale de Langue et Littérature
de la Faculté des Arts, Lettres et Sciences Humaines de
l'Université de Yaoundé I publie Écritures XI :
Littérature et migration dans l'espace francophoneen juin 2012.
Cet ouvrage collectif aborde largement la question de la migration. Parmi les
quinze articles que compte l'ouvrage, ceux de quelques contributeurs nous
intéressent :
AtanganaKouna écrit « Expérience
migratoire et conscience du bercail dans le roman francophone ».
Dans son article, il postule que le bercail peut également être
le lieu d'une utopie de liberté. Selon lui, si les motivations du
départ sont multiples, le retour cependant se présente comme une
nécessité, une urgence pour le bien des pays de départ des
migrants. Il conclut en soulignant que l'expérience migratoire peut
aider à transformer l'Afrique, donc, il peut y avoir des retours heureux
et le bercail peut être lieu de reconfiguration du monde.
Jean Bernard EvoungFouda signe « La
décivilisation du migrant colonial au XXe
siècle ». Il analyse les mouvements coloniaux
(déplacement du colon vers la colonie et celui du colonisé vers
la métropole pour se faire former) ainsi que les transformations
mentales, spirituelles, physiques subies par les uns et les autres. Il arrive
à conclure que le voyage, conduisant à la rencontre de l'autre,
à la découverte de l'altérité, modifie toujours le
moi, positivement ou négativement.
En écrivant « Les Hirondelles de Kaboul
de Yasmina Khadra. Une migration diégétique : le romancier
et ses visages », Patricia Bissa Enama parvient à
conclure que la migration a servi de prétexte à l'écrivain
pour dévoiler son mal être et mettre à nu la
société algérienne déchirée par les
guerres.
Mathilde Zoa quant à elle écrit
« Allégorie migratoire dans Le Voyage du pèlerin de
John Bunyan » dans lequel elle met l'accent sur la migration
dans sa dimension à la fois physique et onirique. Elle parvient à
conclure que la migration dans son corpus cesse d'être un
phénomène qui implique la simple quête de l'identité
physique, la simple réalisation de soi, pour devenir aussi la
quête de l'identité spirituelle du migrant.
Enfin, le dernier article qui nous intéresse dans cet
ouvrage est celui de Marie-Louise MessiNdogo intitulé
« Échec de l'expatriation dans Les Noyers de l'Altenburg
d'André Malraux. Le récit rapporté des expériences
ottomane et africaine des professeurs Vincent Berger et
Möllberg ». Le critique arrive à la conclusion selon
laquelle, de tout temps, la migration est déterminée par
l'ambition de réussite sous-tendue par l'inquiétude du lendemain.
Selon lui, celui qui émigre se met dans une posture conquérante
et se fonde toujours un eldorado qui, pourtant, est un pari perdu
d'avance ; dans la mesure où, très souvent, la terre
d'accueil s'avère moins favorable, réduisant ainsi
l'immigré à un « bouc émissaire »,
sujet à tous les traitements désastreux possibles.
Il se dégage de l'aperçu de ces travaux,
l'absence du traitement du thème de la migration dans des textes
autobiographiques. Par ailleurs, presque tous les critiques abordent la
question de la migration sous l'angle d'un déplacement de l'Afrique vers
l'Europe. D'où, l'originalité de notre travail qui, non seulement
évalue la migration dans le récit autobiographique et l'aborde
dans sa dimension transafricaine, mais traite aussi d'une migration qui
cède le pas à l'errance.
Pour parvenir aux résultats escomptés dans ce
travail, nous axons notre réflexion autour du questionnement
suivant : en quoi l'expérience migratoire est-elle motif
d'écriture autobiographique chez Mahamat Hassan Abakar, Michel N'gangbet
Kosnaye et Zakaria Fadoul Kidhir ? Comment cette écriture se
matérialise-t-elle chez chacun de ces auteurs ?
Eu égard à notre problématique,
nous posons comme hypothèse que les récits autobiographiques
de Mahamat Hassan Abakar, Michel Ngangbet Kosnaye et Zakaria Fadoul Kidhir
mettent l'accent sur ce qui est vu et vécu par les personnages
migrateurs lors de leurs séjours et/ou passages dans les espaces
migratoires. Toutefois, les visions diffèrent à certains
égards en raison de la situation d'appartenance socio-culturelle et
religieuse de chaque personnage ; d'où, la singularité
d'esthétisation de l'ici et de l'ailleurs chez chacun d'eux.
Pour vérifier l'hypothèse que nous venons
d'émettre, nous envisageons faire une lecture autobiographique de ces
oeuvres suivant la démarche de Philippe Lejeune telle que exposée
dans Le pacte autobiographique. La nécessité d'une telle
lecture est motivée par le fait de son ouverture. En effet, elle nous
permettra de faire à la fois la poétique et la critique de ces
récits autobiographiques. Lejeune lui-même ne manque pas d'en
souligner la pertinence :
« Cette lecture de l'autobiographie se place
à deux niveaux [...] l'analyse se développe dans deux
directions : celle de la poétique, description théorique du
genre et des formes qu'il utilise ; et celle de la critique, lecture
interprétative des textes particuliers assumée comme telle [...]
Etude poétique et interprétation analytique se rejoignent au
demeurant en ce qu'il s'agit toujours d'étudier d'abord l'autobiographie
en tant que phénomène de langage. » (Lejeune,
1975, pp. 7-10).
Étant donné que notre corpus regroupe trois
oeuvres parues presque simultanément (1989, 1992 et 1993) et
écrites par des auteurs différents, (distincts plus ou moins
culturellement et religieusement) quoique issus d'un même pays,
établir une comparaison se pose comme nécessité. C'est
pourquoi l'approche comparatiste s'impose à nous comme grille d'analyse
dans cette lecture autobiographique. Pierre Brunel, Claude Pichoiset
André Michel Rousseau nous donnent la définition de ce que c'est
que la littérature comparée dans leur ouvrage Qu'est-ce que
la littérature comparée ? :
La littérature comparée est l'art
méthodique, par la recherche des liens d'analogie, de parenté et
d'influence, de rapprocher la littérature des autres domaines de
l'expression ou de la connaissance, ou bien les faits et les textes
littéraires entre eux, distants ou non dans le temps ou dans l'espace,
pourvu qu'ils appartiennent à plusieurs langues ou plusieurs cultures,
fissent-elles partie d'une même tradition, afin de mieux les
décrire, les comprendre et les goûter.
(Brunel/Pichois/Rousseau, 1996, p. 150)
Il s'agira pour nous de rapprocher et/ou opposer ces
récits autobiographiques de la migration afin de dégager les
similitudes et les divergences qui en découlent. Philippe Lejeune met en
exergue le bien-fondé de cette approche lorsqu'il est question
d'entreprendre une lecture autobiographique :
L'histoire de l'autobiographie, ce serait donc, avant
tout, celle de son mode de lecture : histoire comparative où l'on
pourrait dialoguer les contrats de lecture proposés par les
différents types de textes (car rien ne servirait d'étudier
l'autobiographie toute seule, puisque les contrats comme les signes, n'ont de
sens que par des jeux d'opposition), et les différents types de lectures
pratiquées réellement sur ces textes. (Lejeune, 1975, p.
46).
Notre travail s'articule autour de deux parties comportant
chacune deux chapitres. Dans la première partie intitulée
`'esthétique de l'ici et de l'ailleurs'', nous montrerons en quoi le
projet autobiographique donne lieu à la peinture du cadre initial
(vecteur de la motivation du sujet émigrant), et des espaces
migratoires, (lieux de la traversée du sujet immigré). Ainsi, le
chapitre premier vise à montrer les situations d'origine qui poussent
les personnages à quitter la terre natale. Nous mettrons l'accent sur
les modes de présentation de ces états initiaux par chaque auteur
en tenant compte des exigences du genre autobiographique. Le chapitre
deuxième s'attachera à analyser dans un premier temps les regards
évaluateurs que posent les personnages sur les espaces migratoires. Il
sera donc question d'ausculter le savoir-voir de chaque personnage afin de
saisir le foyer normatif qui est à la base de ce projet axiologique.
Cela nous permettra, somme toute, de mesurer la dimension subjective de
l'autobiographie. En second temps, nous nous attarderons sur les conditions
d'accueil des personnages migrateurs. L'espace migratoire étant pluriel,
nous montrerons que l'accueil peut varier selon les milieux, et l'insertion,
facile ou difficile, en Afrique, ou en Europe, est tributaire du savoir-vivre
de chaque personnage.
Dans la deuxième partie titrée `'autobiographie
et expériences migratoires'', nous montrerons la dimension
littéraire que recouvre la thématique de la migration. Nous
partirons du constat selon lequel, en choisissant d'écrire leurs
expériences migratoires, Zakaria Fadoul Khidir, Mahamat Hassan Abakar et
Michel N'Gangbet Kosnaye ont, en même temps, fait oeuvres
littéraires. C'est pourquoi le chapitre premier de ladite partie visera
à faire la poétique de leurs textes suivant les règles du
genre dans lequel ils s'inscrivent. Ce sera ici le lieu de repérage des
critères de l'autobiographie énumérés et
théorisés par Philippe Lejeune. Le dernier chapitre enfin, mettra
l'accent sur les expériences migratoires perçues comme point
d'orgue de la vicissitude. Il sera question de montrer comment ces auteurs
trempent leur plume pour parler de leurs expériences. C'est ici que le
récit de la migration prendra tout son sens. Nous verrons que ces
expériences non seulement permettent une prise de conscience du bercail
mais déterminent aussi la réinsertion sociale du candidat au
retour. Nous analyserons les conditions de la réinsertion sociale tout
en dégageant, pour finir, la symbolique du récit de la migration
en tenant compte du projet autobiographique.
PREMIÈRE PARTIE : ESTHETIQUE DE L'ICI ET
DE L'AILLEURS
Les textes autobiographiques de Zakaria Fadoul Khidir, Mahamat
Hassan Abakar et Michel N'Gangbet Kosnaye s'inscrivent dans la logique
circulaire du récit de voyage qui consiste en la présentation de
l'état initial, le départ puis le retour. Cette partie
intitulée `'esthétique de l'ici et de l'ailleurs'' vise à
dégager les modes de présentations de l'espace initial et des
espaces migratoires de chacun de ces auteurs. Mais avant d'aborder l'analyse
appropriée, il sera judicieux de faire le point sur ce qu'estune
esthétique.Le dictionnaire du littéraire14(*) nous en donne la
définition suivante :
L'esthétique (du grec aïsthèsis,
sensation) est une discipline philosophique traitant de la question du
beau : « science ayant pour objet le jugement
d'appréciation en tant qu'il s'applique à la distinction du Beau
et du Laid » (Lalande, dictionnaire de philosophie). En une acception
plus courante, non scientifique, elle est une discipline traitant de l'art en
général et des arts en particulier.(Aron Paul et al, 2002,
p. 253)
L'histoire de l'esthétique commence dans la philosophie
avec Platon. Elle sera donc un concept du XVIIIe siècle forgé par
Baumgarten. Centrée autour du « beau »,
l'esthétique avait donné lieu à plusieurs perceptions qui
découlent de celles de Platon pour qui, un objet peut plaire parce qu'il
est la manifestation du beau idéal et de Kant15(*) dont la beauté n'est
pas une propriété de l'objet, mais l'effet d'un jugement
subjectif, celui du goût. Avec Gérard Genette16(*), l'esthétique
s'assimile à la poétique et traite de l'étude de la
spécificité littéraire.
Hans Robert Jauss17(*) en évoquant l'esthétique dans le
contexte de la réception, met l'accent sur l'effet que le beau a sur le
lecteur. Ainsi, l'esthétique détermine le mode de
réception des textes littéraires. Pierre Bourdieu (Les
Règles de l'art, 197218(*)) quant à lui, étudie « la
genèse sociale du champ littéraire » en examinant les
relations de l'esthétique et de la société. Il parvient
à démontrer que les structures profondes sont les modes de
perception du monde. Cela dit, c'est la société qui fait la
littérature et l'oeuvre d'art ne se contente que d'agencer des
représentations sociales. Cette influence de la société
sur la perception du monde par les auteurs est flagrante dans notre corpus.
Telles sont les différentes possibilités d'exploitation du
concept esthétique.
Pour ce qui est de notre travail, nous assimilons
l'esthétique au style (au sens large), le mode de communication que
choisit un auteur. Cette esthétique va donc s'analyser en termes de
choix : celui du sujet, de la thématique, de
l'interprétation de la réalité. Ce qui nous permettra de
voir comment les narrateurs de Loin de moi-même, Un Tchadien
à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien19(*) présentent les
situations d'origine et la géographie de la migration. Cette
démarche pourra enfin nous placer aux confins de certains critiques
précités. Nous nous intéresserons de ce fait à la
dimension du « jugement subjectif » dans la
présentation du « beau » qu'évoque Emmanuel
Kant et de l'influence de la société qui détermine la
perception du monde d'un auteur, soulignée par Pierre Bourdieu. Car
comme le note Barthes, « Nul ne peut écrire sans prendre
parti passionnément sur tout ce qui va ou ne va pas dans le
monde. ». (Barthes, 1964, p. 14). Cela va sans oublier l'effet
que le fait esthétique produira sur notre statut de lecteur de textes
autobiographiques, d'où, la nécessité de recourir à
Jauss.
CHAPITRE PREMIER : DE LA NÉCESSAIRE
RETROSPECTION ? L'ÉNONCIATION DU PROJET DE DÉPART
Le premier élément qui définit
l'autobiographie est, selon Philippe Lejeune, le caractère
rétrospectif du récit. Ainsi, pour raconter sa vie, tout
autobiographe a l'obligation de faire un retour dans son passé afin de
saisir sa personne dans sa totalité. Car pour lui,
« C'est la chronologie qui règle tous
nos rapports avec autrui, de la vie sentimentale aux accomplissements sociaux
et qui finit par prétendre régler tous nos rapports avec
nous-mêmes. Nous ne sommes constitués comme sujets que par ce
rapport à autrui, et il est naturel que la chronologie, base de notre
histoire, tienne une place capitale dans le récit de
vie. » (Lejeune, 1975, p. 198).
Cette nécessité vouée à la
« rétrospection » par le genre, replonge les
autobiographes dans le tréfonds de leur passé avant de donner
place au motif et/ou objet central du récit. Lejeune constate que
« sur dix autobiographies, neuf commenceront fatalement au
récit d'enfance, et suivront ensuite ce qu'on appelle
« l'ordre chronologique. » (Lejeune, idem, p.
197).
Les textes de notre corpus ne dérogent pas à
cette règle. Zakaria Fadoul Khidir et Michel N'Gangbet Kosnaye
commencent naturellement par le récit d'enfance. Mahamat Hassan Abakar
qui fait exception parmi les trois, donne à lire la chronologie des
évènements historiques du pays d'origine. C'est ainsi que
commence l'introduction de son oeuvre : « Pour que le
lecteur puisse comprendre ce récit de mes aventures, il me paraît
nécessaire de relater succinctement la chronologie des
évènements les plus importants qu'a connus le
Tchad. » (UTAA, p. 7).
Nous avons tenu à relever cette nécessaire
« rétrospection » qui est une obligation du genre
pour montrer la particularité avec laquelle se présente
l'état initial du récit de voyage pris en charge par
l'autobiographie. En effet, comme tout récit de voyage, les textes de
notre corpus déroulent les situations d'origine des personnages puis
énoncent les motivations du départ. Cependant, celles-ci
s'appréhendent dans la pléthore de détails qui
mêlent mémoires (évènements marquants qu'a
vécus le pays d'origine) et histoire (vécu quotidien des
peuples).
Dans ce chapitre, nous analysons les situations d'origine que
présentent ces autobiographes en mettant l'accent sur le statut
socio-économique et politique du pays d'origine et les modes de vie des
personnages. Parallèlement, nous essayons de repérer les
motivations des personnages en distinguant les motifs premiers des motifs
secondaires ensuite interpréter la présence des multiples
nouvelles situations initiales visibles le long de ces récits.
I. SITUATIONS D'ORIGINE
Comme nous l'avons annoncé dans l'introduction, cette
partie vise à présenter les situations d'origine de ces trois
autobiographes. Cette présentation se fera à deux niveaux :
primo, partant des informations qu'exposent les différents narrateurs,
nous chercherons à déterminer le statut de leur pays
d'origine ; secundo, nous entrerons dans le royaume d'enfance de ces
personnages afin de dégager leurs modes de vie, question d'analyser
leurs rapports au sein de leurs cadres familiaux, dans leurs milieux scolaires
et dans leurs sociétés de manière
générale.
L'intérêt de la présentation de ces
situations d'origine réside dans le fait qu'elle permet de comprendre
les raisons qui poussent les personnages à émigrer. Aussi, elle
nous aide à déblayer clairement les objectifs de leurs
quêtes. Ce qui, somme toute, nous donne la possibilité de suivre
aisément leurs itinéraires, et, justifier leurs échecs ou
réussites à la lumière de nos connaissances sur ces
états initiaux. Alice Delphine Tang n'a pas manqué de
souligner l'importance que recouvre ce point dans l'analyse de la
thématique de la migration. Dans son article intitulé Genres
et migrations dans le roman francophone20(*), elle déclare : « on
ne saurait parler de la migration sans évoquer pour le voyageur le pays
d'origine, le lieu de départ, d'appartenance » (Tang,
2012, p. 249).
Il convient pour nous de préciser ici que les
situations d'origine dont il est question dans notre corpus s'inscrivent dans
le temps de l'histoire à partir duquel chacun de ces autobiographes
situe l'incipit de son récit. Ainsi, avec Zakaria Fadoul Khidir,nous
aurons le tableau du Tchad des années 1946 (son récit commence de
1946 à 1973) ; tandis que Michel N'Gangbet Kosnayenous enverra
promener dans les années 1938 (incipit du récit : 1938,
dénouement : 1992) ; et Mahamat Hassan Abakar fixera son
récit autour des années 1972 (1972 à 1982) après un
flash-back qui prend sa source dans les années 1960.
Cette précision a pour but d'éviter toute
tentative d'un hors texte quelconque, et, faire la part entre la
réalité du passé et celle du présent, en ce qui
concerne le pays de ces autobiographes. Malgré les distances temporelles
qui séparent ces trois auteurs, nous voyons que les faits
présentés sont plus ou moins identiques. Les efforts d'une
présentation géographique réunis par les différents
narrateurs nous permettent d'avoir une idée sur la géographie de
ce pays d'origine.
1. Statut
socio-économique et politique du pays d'origine
Le pays d'origine dont il est question ici est le Tchad.
Avant de se pencher sur son statut socio-économique et politique, il
serait juste de partir d'une présentation géographique pour
situer les lecteurs concrets ignorant son existence et/ou sa position sur le
globe terrestre. Les autobiographes de notre corpus semblent conscients de
cette nécessité. Ce souci de décliner l'identité
physique de leur pays est remarquable et dans les textes, et dans les
paratextes21(*). ?
l'exception de Zakaria Fadoul Khidir dont le talent de géographe reste
latent à travers le récit, Mahamat Hassan Abakar et Michel
N'Gangbet Kosnaye s'évertuent dès l'incipit à se
définir clairement par rapport à leur cadre spatial. Ainsi
s'ouvre le récit de Kosnaye :
Gago, tel est mon nom, le nom que la tradition m'a
attribué. J'ai peut-être vu le jour en 1935 ou 1938 comme nous
allons le voir. Je suis venu au monde dans un gros village du nom de Holo
peuplé des paysans consciencieux et laborieux. Cette bourgade fait
partie de celles situées au sud d'un des très grands pays
d'Afrique du moins par sa superficie : 1 284 000km2. Le nom
courant de ce pays est le Tchad. Pour ses fils, il s'appelle Darna, ce qui veut
dire tout simplement notre pays. (TDJT, p. 14)
Rien qu'en lisant cet incipit, le lecteur se rendra compte que
le Tchad est un pays africain dont la superficie est de 1 284 000km2.
En sus de cela, il ressort des textes de N'Gangbet Kosnaye et Zakaria Fadoul
que le Tchad est ce pays où, le désert occupe le nord et la
savane humide le sud. C'est aussi un pays qui, selon N'Gangbet Kosnaye, est une
juxtaposition de plusieurs débris d'anciens royaumes et
principautés en la période précoloniale.Mahamat Hassan
fournit davantage des détails référentiels lorsqu'il
écrit à l'introduction de son texte :
« Le Tchad est un pays africain parmi les plus
pauvres, enclavé et situé au coeur de l'Afrique. Il a une
superficie de 1 284 000km2 et une population de 6.000.000
d'habitants. Le Tchad est limité à l'est par le Soudan, à
l'ouest par le Nigéria, le Niger et le Cameroun, au nord par la Libye et
au sud par la République centrafricaine. (UTAA, p. 7).
Il se dégage de ces observations, non seulement une
simple précision géographique mais une précision qui a
pour but de justifier un regard sur l'espace. Mais les autobiographes mettent
l'accent sur la dimension de la pauvreté et de la débâcle
politique dans leur pays.
1-1- Un état de
pauvreté
Nos trois narrateurs accordent leur violon pour montrer la
pauvreté dont fait montre leur pays. « Le Tchad est un
pays parmi les plus pauvres...» (UTAA, p.7), observe Mahamat Hassan
à la première phrase de son récit. Comme pour
renchérir, Zakaria Fadoul note à la deuxième phrase de son
incipit « Notre pays est aride et son sol est
ingrat... » (LDMM, p. 11). Dans un procédé
ironique, N'Gangbet Kosnaye fait remarquer que la grandeur du Tchad ne peut se
mesurer que par la largeur de sa superficie, mais non par une richesse
quelconque. C'est ainsi qu'il écrit lui aussi à la
deuxième phrase qui ouvre son récit : « Cette
bourgade fait partie de celles situées au sud d'un des très
grands pays d'Afrique du moins par sa superficie.» (TDJT, p.14).
Partis de ce constat, ces auteurs prennent, tout au long de leurs
récits, la posture des critiques et s'adonnent à l'analyse de la
question de la pauvreté qui gangrène leur pays, le Tchad. ? la
différence de Mahamat Hassan qui n'a énuméré que
les conséquences de cette pauvreté sur la population tchadienne
de l'époque, Zakaria Fadoul et N'Gangbet Kosnaye se penchent tout
d'abord sur les causes de la dernière avant de laisser choir ses
répercussions sur les modes de vie. Plus particulièrement, le
narrateur de Tribulations d'un jeune Tchadien essaie de faire valoir
sa connaissance en sciences économiques et politiques22(*) en tentant, au fil de sa
narration, de proposer des portes de sortie.
Pour ce qui est des causes de la pauvreté du Tchad
évoqué par Zakaria Fadoul et N'Gangbet Kosnaye, il ressort a
priori que les raisons liées aux phénomènes naturels
varient d'un auteur à un autre. En effet, le Tchad est un pays vaste
à climats variés et une diversité culturelle aussi
importante. Selon qu'on se trouve dans l'un des quatre points cardinaux, les
réalités changent. C'est ainsi que étant originaire du
nord-est, une zone du Tchad plus ou moins désertique, Zakaria Fadoul met
l'accent sur la pauvreté du sol caractérisé par la
sécheresse qui empêche la population de pratiquer la culture
vivrière.Enfant, Zakaria se plaignait à cause du repas qui ne
variait pas : chaque jour du lait. C'est ainsi qu'un de ses oncles lui
fait comprendre que l'objet de ses plaintes est plutôt une abondance, car
il arrivera des saisons pendant lesquelles, non seulement il n'y aura pas de
mil à défaut de pluie mais le lait aussi disparaîtra parce
que les animaux n'auront pas des herbes à brouter. C'est ainsi qu'il lui
raconte un passé proche :
C'étaitsio-now, reprit-il, il ne tomba pas
une seule goutte d'eau sur la terre, il ne sortit aucune herbe sur le sol. Les
puits se tarirent et les animaux se regroupèrent autour de quelques
points d'eau permanents avant de périr de faim. Des maladies
apparurent : dysenterie, diarrhées, et bien d'autres que les
essimes provoquaient. S'il restait quelques bêtes dans les troupeaux, les
hommes organisaient des tow et les échangeaient contre du mil. C'est
ainsi que l'un de nous-à ce moment-là j'habitais le dar Bideya-
revient du tow avec une charge de mil. Sur place, les gens du village se
partagèrent le contenu du premier sac, quant à celui du
deuxième, il l'amena dans sa maison. (LDMM, p. 143)
Par ailleurs, N'Gangbet Kosnaye aborde les causes naturelles
dans un cadre général. Il mentionne l'enclavement du Tchad comme
raison de sa pauvreté. Son double,Gago, essaie de retracer les
difficultés par lesquelles les journaux parviennent aux chefs-lieux des
arrondissements :
Le commandant arrive au volant de sa Land Rover, les bras
chargés de revues et journaux de France, qui mettent cinq à six
mois pour arriver à la capitale du Darna, sans oublier qu'ils ont
transités par Pointe-Noire et Brazzaville pour remonter par le fleuve
Oubangui Chari- c'est de la capitale qu'ils sont acheminés ici, au
chef-lieu de l'arrondissement. (TDJT, p. 25)
Nous pouvons lire à travers ces passages, des
conséquences évidentes. Si pour qu'un journal parvienne, il
faille attendre cinq à six mois, il est clair que le Tchad accusait un
grand retard dans l'accès aux informations par rapport à d'autres
pays. N'Gangbet Kosnaye ne manque pas de souligner le retard du Tchad sur le
plan intellectuel comme conséquence de sa pauvreté liée
à son histoire et à sa géographie. En effet, il faut
remarquer que les pays de l'Afrique occidentale, par exemple, ont une histoire
qui remonte à des décennies, compte tenu de leur ouverture
à la mer, et donc un contact de longue durée avec le Blanc.
L'Afrique centrale, eu égard à son enclavement, accusera un
retard dans le domaine scolaire. Là encore, d'un pays à l'autre,
on constate des disparités. Celles par exemple du Cameroun qui va se
démarquer par une énorme intelligentsia. Gago ne manque pas
d'exprimer sa stupéfaction lorsqu'il remarque la présence d'une
fille camerounaise dans sa classe à une époque où, dans sa
société, la femme est faite pour le foyer et la maternité.
C'est ainsi qu'il écrit : « Ce qui m'a frappé
c'est la présence d'une fille. Vraiment, les Camerounais sont
déjà très avancés par rapport à nous. Une
fille au coursmoyen, au lieu d'être mariée ! Ca alors !
Son père est le maître qui enseigne au CM2. »
(TDJT, p. 68).Le père adoptif de Gago apprendra cette
réalité à ses dépens. En effet, lorsque le jeune
Gago allait faire sa première entrée à l'école, le
commandant fait remarquer à son père qu'il y a certes un
bâtiment construit pour abriter les salles de classes, mais pas
d'enseignants pour assumer les tâches. Autrement, il va falloir les faire
venir d'ailleurs, chose que le père de Gago ne comprendra pas du
coup :
J'ai déjà fait construire un bâtiment
qui attend maîtres et élèves. Je sais que Darna n'a pas
encore formé des maîtres d'école mais j'ai
suggéré qu'on les fasse venir du Moyen-Congo ou du
Cameroun
- Les gens de ces pays sont-ils plus intelligents que les
gens de Darna ?
- Non, la question n'est pas là. Nous, les
colonisateurs, nous sommes arrivés chez vous par des pays côtiers.
Nous y avons créé les premières écoles pour
instruire les indigènes. (TDJT, p. 28).
Un pays pauvre ne peut qu'avoir un gouvernement et une
population pauvres. Or, pour que fonctionne la République, la gestion
des ressources financières est une évidence. Malheureusement, les
trois autobiographes constatent que l'État, à défaut d'une
économie adéquate, se rabat sur la masse déjà
gangrenée par la famine pour puiser son capital. Pratique qui, selon
eux, avaient créé des soulèvements populaires. Mahamat
Hassan retrace cette émeute avec précision :
« fin octobre 1965 : Excédés par des
prélèvements exagérés de taxes civiques
(impôts de capitation), les paysans de mangalmé (localité
située au centre du pays) se soulèvent contre les
autorités administratives locales, massacrant plusieurs
fonctionnaires » (UTAA, p. 8).
Nombreuses sont les conséquences de la
pauvreté du Tchad ressorties par les oeuvres du corpus. En dehors de
celles déjà évoquées, la famine est une question
existentielle qui est récurrente dans les trois récits. Cette
famine qui est due au fait que la vie du Tchadien de l'époque est
soumise à une alternance saisonnière, celle-ci contraint hommes,
femmes et enfants à travailler durement pour survivre. Zakaria Fadoul
qui déplore la condition des femmes soumises à des
corvées, accuse le manque d'économie : « Nous
étions, hommes et femmes, obligés de travailler et si les femmes
étaient astreintes à des travaux manuels que notre époque
a du mal à tolérer, c'est dû à la situation
économique » (LDMM, p. 11). Mais c'est lorsque la
pauvreté instaure la famine et la famine pousse au vol que le
réalisme atteint le summum.
Les solutions proposées par
l'économisteN'Gangbet Kosnaye sont d'ordre technique. Pour lui, aucun
développement ne peut se faire efficacement dans le cadre des petits
États. Pour ce faire, il propose que l'Afrique fonctionne dans le
système de sous-régionalisation et de régionalisation
afin de pouvoir asseoir une économie viable : « Il
est aujourd'hui admis par tous que le développement harmonieux ne peut
se faire dans le cadre des petits états balkanisés actuels. Il
faut de grands espaces économiques. Aussi, les démocrates
africains doivent s'efforcer de créer des partis à vocation
régionale ou sous régionale. » (TDTJ, pp.
178-179).
Il se dégage de cette intervention un nouveau projet
que N'Gangbet Kosnaye assigne à l'autobiographie. En effet, nous
remarquons que dans le dernier point de la dernière partie de son
oeuvre, le récit cède la place à l'analyse. Ainsi, il fait
de l'autobiographie non seulement un acte de témoignage, mais
également le lieu d'expression des fantasmes étouffés par
le père social. Ce fantasme est la gestion de l'économie
africaine pour laquelle il souhaitait associer sa voix, donner sa vision. Si
par une conférence, N'Gangbet Kosnaye ne peut faire valoir ou accepter
sa vision (nous verrons cela au dernier chapitre de la deuxième partie),
la littérature, par le biais de l'autobiographie, lui en donne toutes
les possibilités. Pour preuve, c'est dans le récit
autobiographique qu'il pose une problématique qui aurait pu être
celle d'un ouvrage critique traitant de la gestion du continent africain. C'est
dans des interrogations qui prennent l'envergure des hypothèses qu'il
expose ses idées sur le devenir de l'économie et de la politique
africaines :
Aussi, pourquoi l'ex. A.E.F.-Cameroun ne deviendrait-elle
pas par la volonté politique de ses dirigeants et peuples, un seul Etat
Fédéral englobant en même temps la Guinée
Equatoriale de sorte que les six Etats membres de l'UDEAC deviennent tout
simplement des Etats Fédérés ? Pourquoi l'ex. A.O.F.,
ne serait-elle pas érigée en un Etat Fédéral ?
On aurait ainsi des espaces économico-politiques viables coiffés
par des exécutifs fédéraux car l'Afrique ne peut s'en
sortir que si elle s'unit régionalement et ouvre la porte grande au
débat public sur un projet de société nouvelle.
(TDJT, p. 179).
Sommes-nous encore en présence d'un récit de
vie ? Nous nous en doutions. Un fait mérite cependant d'être
signalé : l'oeuvre de N'Gangbet Kosnaye date de 1993 donc
sûrement écrite avant ladite date alors que le traité qui a
donné existence à la CEMAC (Communauté économique
et monétaire de l'Afrique centrale) n'est signé qu'en 1994 et
entré en vigueur en 1999. Flair ou prophétie de la part de
l'autobiographe ? Voilà autant de possibilités pour
exploiter le genre autobiographique, l'approprier et l'adapter au contexte
africain. Si les trois autobiographes ont décrié la
pauvreté du Tchad, ils n'ont pas aussi manqué de peindre le
tableau des troubles politiques qui ont secoué leur pays. D'où,
la nécessité pour nous de les (ces troubles politiques) passer en
revue.
1-2- Une période de
troubles politiques
Nous avons vu dans le point précédent que les
narrateurs deLoin de moi-même, Un Tchadien à
l'aventure et Tribulation d'un jeune Tchadienont
présenté le Tchad, leur pays d'origine, comme nation pauvre.
Cette présentation faite dans une perspective analytique, a donné
lieu à l'énumération des causes et conséquences de
cette pauvreté, le tout couronnée par une esquisse de solutions
qu'avait livré N'GangbetKosnaye. Cependant, cet aspect de la
pauvreté est loin d'être la seule caractéristique du pays
d'origine qui soit touchée du doigt par ces auteurs. Les faits
politiques n'ont pas échappé à la sélection de la
mémoire de chacun de ces narrateurs. En effet, comme tous les
autobiographes tchadiens23(*), ceux de notre corpus n'ont pas manqué de
faire mention des troubles politiques venus bouleverser le train paisible de
leur vie.
Les évènements politiques qui avaient
secoué le pays d'origine de ces auteurs sont présentés
sous plusieurs facettes. En dehors de Zakaria Fadoul qui n'y a pas mis un
accent particulier24(*),
Kosnaye et Mahamat Hassan les rapportent à la fois entant que
témoins et victimes. Dans Un Tchadien à l'aventure, le
récit commence en 1972. Cependant, Mahamat Hassan consacre
l'introduction de son oeuvre au résumé du parcours de la vie
politique tchadienne de 1960 à 1990 (UTAA, cf. pp. 7-10). Dans
Tribulations d'un jeune Tchadien de même, N'GanbetKosnaye
s'attarde sur la période qui a suivi les indépendances.
Ainsi,la caricature de la dictature exercée
sur la population d'une nation nouvellement indépendante relève
de l'intertextualité. En effet, il faut noter que le Tchad à
l'instar des autres pays d'Afrique, avait connu la colonisation avant
d'accéder à l'indépendance dans les années 1960.
Et, comme toutes les nations africaines nouvellement indépendantes, la
jeune nation tchadienne avait eu pour nouveaux dirigeants ses propres fils.
Mais très vite, ces fils avec à la tête François
Tombalbaye, alors premier président, vont instaurer la dictature. Cette
dictature décriée par Mahamat Hassan et N'GanbetKosnaye est celle
qui s'était caractérisée par les répressions, les
arrestations arbitraires et les tortures. Dans la préface de
Tribulations d'unjeune Tchadien, Antoine Bangui avait jugé
nécessaire de donner le résumé de ces « abus
politiques » retracés par le narrateur :
Je voudrais également insister sur la vie politique
du Tchad telle que nous l'avons également connue dans les années
50/60 et qui est évoqué ici. On y découvre, après
la période de l'administration coloniale, la montée des moeurs
politiques pernicieuses, génératrices de dictatures et qui
reflètent, bien au-delà de nos frontières tchadiennes,
celle de tout un continent. Peu à peu les libertés s'amenuisent,
les mesures arbitraires s'installent, la répression s'abat. Mensonges et
calomnies servent de support à des jugements iniques aboutissant
à des peines d'emprisonnement. Ce qui n'est que le début.
Suivront bientôt les tortures, les règlements de compte, les
assassinats, légitimés ou non. (TDJT, p. 6)
Mahamat Hassan ajoute le fait que la dissolution des
partis politiques a eu pour conséquences des guerres qui ont
causé la mort des plusieurs Tchadiens n'ayant pas eu la chance de se
réfugier au Cameroun voisin. Les rebellions avec leurs corolaires de
coups d'état perpétuels (soldés par l'assassinat de
Tombalbaye en 1975) n'en sont pas du reste. Tous ces maux à
l'époque de ces autobiographes, avaient déchiré la
conscience des citoyens. Ces traumas, s'ils n'avaient pas seulement
poussé en exil ceux qui y étaient impliqués, avaient aussi
suscité des interrogations chez les âmes sensibles à la
cause humaine. Entant qu'acteur ayant vécu directement ces affres,
Mahamat Hassan Abakar en parle avec un accent pathétique :
Le Tchad a connu, dès l'aube de
l'indépendance, des problèmes de tous ordres :
guérillas, guerres civiles, luttes fratricides et sécheresse
chronique. Tous ces maux l'ont saigné, déchiré en lambeaux
et affaibli. Et beaucoup d'observateurs s'étaient demandé si ce
pays pourrait être viable. Le Tchad a connu pratiquement jusqu'à
nos jours vingt-six ans d'instabilité. Très peu de pays ont eu un
destin aussi apocalyptique et aussi triste. (UTAA p. 7)
Tous ces tourments, pourrons nous dire, sont d'une part les
raisons de la présence de cette abondante écriture du moi dans
l'univers littéraire tchadien que nous avons évoqué dans
l'introduction. Il faut aussi signaler ici ces tout autres orientations que
prend l'autobiographie lorsque nous observons de près Un Tchadien
à l'aventure et Tribulation d'un jeune Tchadien. En effet,
nous remarquons que dans ces récits, l'écriture autobiographique
devient un prétexte pour écrire l'histoire. ? prendre
l'introduction de Un Tchadien à l'aventure, il n'y aura pas
différence d'avec un livre d'histoire portant sur les problèmes
politiques au Tchad. Mahamat Hassan y énumère les temps fort de
la vie politique tchadienne de 1960 à 1990 avec une
précisionassez rigoureuse : « 11 août
1960... » ; « 19 janvier
1962... » ; « 13 mars
1963... » [...] « 16 septembre
1977... » ; « 14 décembre
1980 ...» ; « 1er décembre
1990... ». (UTAA, pp. 7-10). Et si tous les lecteurs
idéaux de ces autobiographes pouvaient en les lisant, s'identifier dans
le récit, à travers tel ou tel évènement
rapporté, l'autobiographie cessera d'être ce qu'elle devrait
être, c'est-à-dire récit de vie individuelle, pour devenir
acte de témoignage sur une époque donnée. De là,
nous sommes à un pas des mémoires mais la question
d'identité25(*)
nous empêche de commettre une telle affirmation. Rien d'étonnant,
cela peut être le destin d'un genre dans un continent ancré dans
l'oralité.
Quelles que soient la misère et l'instabilité
d'un pays, la population y mène bon an, mal an, son train de vie. Et
c'est dans ces turbulences que Zakaria Fadoul Khidir, Mahamat Hassan Abakar et
Michel N'Gangbet Kosnaye avaient bâti leur royaume d'enfance
et/oumené leurs activités avant d'être contraints à
un départ vers l'inconnu. Il importe pour nous de passer en revue ces
modes de vie qui seront peut-être des éléments
déterminants dans le processus migratoire ou la quête ayant fait
objet de la migration.
2. Modes de vie du
personnage
Il ressort de ce qui précède que le pays
d'origine de Zakaria Fadoul Khidir, Mahamat Hassan Abakar et Michel N'Gangbet
Kosnaye est un pays pauvre et déchiré par des conflits d'ordre
politique. En dépit de cette réalité commune et
générale, nous voulons, dans ce sous-titre, montrer le
vécu singulier de chacun de ces autobiographes. La présentation
de ces modes de vie a pour but, de montrer les rapports qu'entretiennent les
personnages avec leurs milieux familiaux, perçus comme espaces clos par
rapport au pays d'origine qui apparaît comme un espace ouvert.La
nécessité de celle-ci tient au fait des intérêts que
l'autobiographie accorde à la peinture du royaume d'enfance qui,
généralement, se meut dans un cadre familial. Aussi, les
renseignements qui en découleront, s'ils ne nous situent pas par rapport
aux motifs du départ, nous permettront de comprendre le poids de
l'éloignement qui naît de la séparation du personnage
d'avec son royaume d'enfance.
Cependant, il convient avant de poursuivre l'analyse, de lever
l'équivoque à ce sujet sur la singularité de Un
Tchadien à l'aventure dans le corpus. En effet, si Loin de
moi-même et Tribulationsd'un jeune Tchadien s'ouvrent par
un récit d'enfance, tel n'est pas le cas dans Un Tchadien à
l'aventure :Mahamat Hassan fait une ellipse totale sur cette partie
de sa vie. Et pourtant, de l'avis de plusieurs critiques de l'autobiographie,
l'enfance doit occuper une place essentielle dans le récit de vie. Dans
son ouvrage intitulé L'Autobiographie en France,Philippe
Lejeune n'a pas manqué de souligner l'importance de cette
nécessité (devenue règle du genre) que Mahamat Hassan
foule au pied. Écrire son
autobiographie,dit-il,«c'est essayer de saisir sa personne dans sa
totalité, dans un mouvement récapitulatif de synthèse du
moi. Un des moyens les plus sûrs pour reconnaître une
autobiographie, c'est donc de regarder si lerécit d'enfance occupe une
place significative » (Lejeune, p. 19). Pourquoi le choix de
l'effacement totale de la trace d'enfance par Mahamat Hassan
Abakar ?26(*) Dans
ces modes de vie que nous présenterons dans un contexte familial et
scolaire, il ne ressortira de Un Tchadien à l'aventure que
quelques allusions vagues de ces milieux données par le narrateur.
1-3- Le cadre
familial
Les autobiographes du corpus présentent leurs
situations familiales et évoquent les types de relations vécues
dans ces milieux. Dans Un Tchadien à l'aventure, Mahamat Hassan
n'a rapporté que le départ de son grand-frère parti
rejoindre le Frolinat (Front de libération nationale), une
rébellion basée au nord du Tchad : « Je n'ai
fait part à personne de mon projet, ni à un parent, ni à
un ami, parce que le risque est trop grand et je crains aussi d'être
empêché par ma famille, d'autant plus que mon frère
ainé est déjà parti il y a quelques mois. »
(UTAA, p. 11). En dehors de cette mention d'un fait familial, une phrase nous
renseigne sur le statut social de Mahamat Hassan Abakar :
« J'ai comme `'provision de route'' le salaire d'un mois
d'instituteur » (UTAA, p. 11). Il avait donc, avant son
départ, mené une vie d'instituteur. Ce n'est que plus tard,
lorsqu'il cherchait de travail au Mali qu'il donnera des informations sur sa
formation bilingue : français et arabe. Il notera pour clore le
tableau de ce qui relève de ce cadre, le décès de son
père : « C'est à Beyrouth que j'ai appris la
triste et pénible nouvelle du décès de mon
père » (UTAA, p. 70).
Contrairement à celui-ci, Zakaria Fadoul Khidir et
Michel N'Ganbet Kosnaye donnent une large place à la vie d'enfance
qu'ils situent naturellement au sein de leurs familles. Georges GUSDORF fait
remarquer que le recours à l'enfance est un exercice spontané
auquel les autobiographes s'adonnent lorsqu'ils sont en présence de leur
première page blanche. C'est ainsi qu'il écrit :
La vie s'émiette au jour le jour, et d'instant en
instant. L'autobiographe fait un effort pour remonter la pente de la
dégradation des énergies personnelles; il tente de regrouper,
dans la conjonction d'une simultanéité plénière des
faits et des valeurs, ces indications contradictoires qui se dispersent au fil
de la durée. De là le recours aux commencements, à
l'enfance et à l'adolescence, parce que ces époques sont
marquées par une spontanéité plus grande où
s'affirment leslignes directrices, à l'état naissant, d'une vie
qui se cherche, mais se dérobera peut-être à
elle-même dans les replis des circonstances(GUSDORF, p. 975)
Dans la présentation de ces récits d'enfance,
nous lisons des similitudes et des écarts évidents. En effet,
l'enfance de Kosnaye est celle qui s'était passée au sud (une
famille sédentaire et protestante) tandis que celle de Zakaria
s'était déroulée au nord (une famille nomade et
musulmane). N'GanbetKosnaye est issu d'une famille polygame dont la mère
avait été répudiée lorsque celui-ci était
encore tout petit. Gago, le nom du personnage qui assume le récit
à la première personne, est un surnom que la tradition avait
attribué à N'GanbetKosnaye : « Gago, tel est
mon nom, le nom que la tradition m'a attribué. » (TDJT,
p. 14). Zakaria Fadoul quant à lui, note qu'il appartient à une
grande famille: « nous étions une famille nombreuse, je
vécus au milieu de mes frères et soeurs » (LDMM,
p. 11). Les deux autobiographes avaient mené leur enfance dans des
familles où le rythme de vie dépens de l'alternance
saisonnière. Cette pauvreté amène leurs parents à
travailler durement pour leur survie. Malgré les conditions de vie
difficiles, ils ne sont pas passés à côté de leur
enfance.
Comme pour la plupart des enfants d'Afrique, l'enfance de
Zakaria Fadoul et N'GanbetKosnaye est faite des parties de jeux, des
rêves du lendemain, d'innocence, de curiosité, d'angoisse, qui
les amènent dèsleurs bas âges à importuner les
parents avec des questions existentielles.Zakaria Fadoul, notamment, n'a pas
cessé de harceler ses aînés pour savoir, par exemple, le
pourquoi tel enfant naît avant tel autre, quand bien même ceux-ci
sont les enfants d'une seule et même mère. Et N'GanbetKosnaye qui
demande à son père ce qui lui arrivera après la mort si
jamais il part en guerre et qu'il meurt. C'est ainsi qu'il interroge son
père après lui avoir dit son rêve de devenir
militaire : « - Si je pars en guerre et que je meurs,
qu'est-ce qui peut arriver ? - Il peut arriver qu'on meure à la
guerre. Mais pour éviter des cas pareils, des soldats se blindent
grâce aux sorciers et aux marabouts. - C'est quoi se
blinder ?... ». (TDJT, p. 35). Chaque réponse du
père suscite une nouvelle question chez l'enfant.
? la différence de Gago, Zakaria Fadoul apparaît
comme un enfant gâté, choyé de toute la famille. Tellement
rattaché à sa maman, le jeune Zakaria regardait de mauvais oeil
sa petite soeur dont la présence semble l'éloigner. Pour rien, il
ne cesse de chialer. Et comme par une attention réunie, il y a toujours
soit la maman, soit le papa, soit la grand-mère qui intervient pour le
bercer, le calmer. Dans le texte, il se dégage des mots du genre
« Iya ! Iya !... » (LDMM, p.14) ou
« Wanaï ! Wanaï !...(Idem, p. 16) qui
sont en effet, des interjections en langue arabe, souvent employés par
des enfants gâtés. Cet amour maternel grandiose à
l'égard de Zakaria Fadoul, formera sa vision de la femme. Pour lui, la
femme est automatiquement symbole de la mère. Gago qui n'a pas eu la
chance de côtoyer sa mère, sinon tardivement, exprime ce manque
dans un accent de regret et de culpabilité (du père) :
A un mois de la fin de l'année scolaire, une
mauvaise nouvelle me parvient par le canal d'un cousin maternel de passage. Il
m'apprend la nouvelle de la mort de ma mère avec qui je n'avais jamais
vécu, car elle a été répudiée par mon
père. La mort vient de l'emporter. C'est un choc pour moi qui comptais
la revoir pendant les prochaines vacances. Le bon Dieu a décidé
autrement. (TDJT, p. 94).
En dépit des multiples parcelles du cadre familial
retracées par ces autobiographes, il se dessine une vision unique
retenue de ce milieu. Qu'il s'agisse de Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan ou
N'GanbetKosnaye, le milieu familial est perçu comme lieu d'une
éducation rigoureuse. La peur de Mahamat Hassan d'annoncer son projet
aux siens se justifie par la censure permanente du père. Le narrateur de
Tribulations d'un jeune Tchadien, lui, évoque la rigueur et le
mystère qui entoure les séances du repas. Rigueur qui consiste
pour les grandes personnes à veiller à ce que les enfants ne
prennent pas le morceau de viande avant les adultes, ne pas se lever avant,
bref ne commettre aucune grossièreté. Si N'GanbetKosnaye trouve
en cela beaucoup d'avantages pour ce que ces règles favorisent les plus
petits en leur donnant le droit de se tirer avec le fond de la tasse à
la fin(TDJT, p. 48), Zakaria Fadoul y voit plutôt la pire discrimination
orchestrée par des « grandes personnes
égoïstes » (LDMM, p. 156). Rappelons que ces
autobiographes n'ont pas seulement évoqué leur enfance par
rapport à leurs milieux familiaux, ils l'ont aussi fait en nous
promenant dans les cours d'écoles. Ainsi, il paraît
nécessaire pour nous de faire le point sur ce milieu scolaire pour voir
les regards que ceux-ci ont porté sur cet espace
« étranger ».
1-4- Le milieu
scolaire
Signalons tout de go qu'il sera question du milieu scolaire
qui définit la situation d'origine de ces autobiographes. Nous
éviterons de ce fait d'analyser ici les milieux universitaires qu'ils
ont parcourus (étant immigrés) pour ne nous intéresser
qu'au parcours qui va de l'école primaire au collège.Zakaria
Fadoul et N'GanbetKosnaye présentent ce milieu scolaire comme un lieu de
rencontre culturelle. Ainsi, ils retracent les premières
difficultés liées, tout d'abord, au contact avec cet univers
étranger et ensuite à l'apprentissage d'une langue (le
français) qui leur était inconnue par le passé. Zakaria
Fadoul n'a pas manqué de rapporter ces scènes
théâtrales improvisées lors d'une leçon de
prononciation. En effet, ces petits garçons nouvellement entrés
en contact avec une nouvelle langue, se trouvent confrontés à
d'énormes difficultés phonétiques. Ainsi, pendant que le
maître prononçait les mots, eux, se contentaient de nasiller en
essayant d'assimiler les sons entendus aux mots de leur langue maternelle.
C'est ainsi que, lorsque le maître demande à un nouvel
élève de prononcer
« u-neca-se », l'élève
répéta« oungasse » [...] il venait d'arriver
quelques jours auparavant. Il s'agissait d'une règle.
« u-nerè-gle » prononça le maître.
« oun né-gui-né »répéta
l'élève. Le maître répétait, insistait.
L'élève nasillait. L'ambiance se détériorait et
bientôt toute la classe s'agitait.[...] « Taisez-vous un
peu ! » cria le moniteur en se tournant vers nous.
« Tassez-fou ounjé » répéta
l'élève. « Quoi ? » dit le moniteur en
se tournant vers lui. « Koï » répéta
l'élève en reculant un peu...(LDMM, pp. 46-47).
D'un côté l'apprentissage est assez
contraignant pour eux, de l'autre, il leur était interdit de parler leur
langue maternelle sous peine d'être punis. En effet, pour l'instituteur,
il n'est pas question de laisser les enfants parler les langues d'origine, car
seul le français peut les aider à devenir fonctionnaire un jour.
Par ailleurs, il estime que les langues du Tchad ne sont pas de vraies langues
donc, ne peuvent mener nulle part. Dans Tribulations d'un jeune
Tchadien, Gago n'a pas manqué d'exprimer son désarroi
vis-à-vis de cette censure qui pesait sur les élèves de
son époque. Ainsi, le milieu scolaire paraît à ses yeux
comme une prison dont la libération s'annonce par un coup de cloche
à midi : « C'est l'heure de la
récréation. Je reste dans un coin, abandonné, livré
à moi-même. Quel malheur ! me dis-je. Ne pas du tout parler
sa langue ? De quoi devenir sourd muet ! Je deviendrai fou dans ce
pays. Parler français ? Mais quand pourrai-je ? [...] A la
sortie, à midi, une des femmes de mon oncle m'attend. Je cours me jeter
dans ses bras. Je peux enfin parler ma langue. » (TDJT, pp.
52-53). Il faut souligner que les instituteurs qui avaient la charge des
écoles à l'époque, ne faisaient que reprendre aux enfants
les clichés longtemps véhiculés par les colons dont le but
était de faire comprendre aux Noirs que tout ce qui les entoure est
mauvais, y compris leurs langues. D'ailleurs, le père de Gago trouve
très juste le procès du moniteur sur les langues africaines.
Ainsi, il n'hésite pas de renchérir à la suite de celui-ci
pour confirmer ce constat qui résonne chez lui comme une
lapalissade : « Les Blancs appellent cela des
patois » (TDJT, p. 51). Et le maître de confirmer :
« Vous avez compris. Et cela ne mène nulle part.
D'ailleurs on poste dans la cour des élèves du cours
préparatoire deuxième année pour nous donner les noms de
tous ceux qui parlent leur patois. » (TDJT, p. 52).
Il faut aussi noter que les difficultés ne se
sont pas seulement limitées à l'apprentissage de la langue.
Allier les pratiques venant d'une autre culture aux croyances inculquées
bien avant par la tradition, reste un autre obstacle majeur. C'est ainsi qu'au
collège de Bongor alors qu'il faisait son entrée en classe de
6e, Gago et ses camarades s'opposeront radicalement à leur
professeur de biologie qui demande à chaque élève
d'apporter une grenouille au cours prochain. En effet, cet animal que demande
la Française devait servir à illustrer les cours
théoriques. Cependant, il n'était pas question pour ces jeunes
sur qui pèse le poids de la tradition, de toucher à cette
« bête porte-malheur » : « Non
madame, on ne peut pas toucher à cet animal porte-malheur, surtout avec
nos doigts. Si nos parents apprennent les nouvelles de ce genre... - Quelle
nouvelle ?- Les nouvelles selon lesquelles leurs enfants ouvrent le ventre
de la grenouille pour chercher des choses... » (TDJT, p. 92).
L'enseignante a beau protester que la grenouille est un aliment chez elle en
France, mais cela n'a fait qu'augmenter l'étonnement des jeunes
Africains. ? ce niveau se dessine un choc qui naît de la rencontre entre
deux mondes, deux cultures.
Le mécontentement des parents de Zakaria Fadoul quant
à l'idée du commandant d'amener leur fils à l'école
trouve ici toute sa justification. Quand bien même ils voient en Zakaria
un futur fonctionnaire, l'école reste pour ces parents, un milieu
étrange, une inconnue qui conduit à la perte de l'homme. C'est
ainsi qu'il remarque que le jour où on venait l'amener à
l'école, dans les rangs de ses parents, « il y en avait
qui essuyaient des larmes, d'autres me regardaient d'un air interrogateur,
d'autres racontaient toute une histoire et disaient que si je partais, je serai
perdu comme ceux qui étaient partis avant moi : « Nous
nous souvenons du cas d'Abraham » disaient-ils entre
eux.»(LDMM, p. 43)
Qu'il s'agisse du personnage de Loin de
moi-même ou de Tribulations d'un jeune Tchadien,
l'entrée à l'école était une décision qui
émanait des commandants de leurs circonscriptions. Les deux
autobiographes ne manquent pas de souligner, dans une perspective de
comparaison entre l'époque actuelle et la leur, la gratuité de
l'école. En effet, les élèves jouissaient, selon
l'expression de N'GanbetKosnaye, d'une aubaine dans la scolarisation: logement,
nourriture, habillement, etc. ne relevaient plus de la responsabilité
des parents. L'administration coloniale s'était assigné cette
tâche d'instruire les jeunes afin de les rendre
« utiles », « serviables ». Zakaria et
Gago n'omettent pas de rappeler la quasi-absence de Tchadiens instruits
à l'époque. Ils s'étonnent qu'au collège il n'y ait
aucun enseignant Noir. Surpris, Gago tente de comprendre le pourquoi. Alors il
entreprend d'en parler avec son camarade : « -Il n'y a
vraiment pas de Noirs pour nous enseigner ? - J'ai posé la
même question aux grands, ceux qui sont en 3e et qui vont
finir bientôt leurs études. Ils m'ont dit que les Noirs instruits
comme ces Blancs il y en pas encore dans notre pays. [...] - Y a-t-il un Noir
professeur ? - Oui ! Il y a Senghor. C'est un
sénégalais. » (TDJT, p. 90). Pour des raisons que
nous avons déjà évoquées, le Tchad avait connu un
grand retard sur le plan scolaire. Il convient de signaler ici que Zakaria
Fadoul Khidir et Michel N'Gangbet Kosnaye faisaient partie de tous premiers
bacheliers du Tchad.
Le milieu scolaire de ces deux autobiographes est aussi un
milieu de brassage. Gago retrace la rencontre sportive qui a opposé
l'équipe du collège de Bongor (Tchad)à celle de Garoua
(Cameroun). Un match qui, selon lui, s'était déroulé dans
un esprit de fair-play. Malgré la défaite, l'équipe de
Gago reconnaît le mérite de son adversaire camerounais. C'est dans
l'atmosphère d'une communion d'ensemble que la rencontre avait pris fin.
Chacun tira la leçon de cette partie et tout le monde en était
satisfait :
Le lendemain, tous les joueurs sont tenus sur
l'ordre du principal du collège d'accompagner leurs hôtes
camerounais jusqu'au bac. On s'échange les adresses et l'on se quitte.Le
professeur d'éducation physique réunit tous les
sélectionnés du match Bongor-Garoua. Il les félicite
malgré le score final, score d'ailleurs très encourageant dans la
mesure où c'est le premier match livré par le collège face
à un adversaire venu de l'étranger. (TDJT, p. 101)
Bref, le milieu scolaire de ces autobiographes est un
milieu pluriel. Il est à la fois lieu de culture, de brassage, mais
aussi de contraintes et difficultés de tout genre. Cependant, il est un
cycle court, insignifiant, qui ne leur permet pas d'avoir une vision lointaine,
mure, pouvant leur permettre d'entreprendre améliorer leurs conditions
de vie, celle de leur pays. D'où, les motivations pour la quête de
ce manque à l'extérieur.
II. MOTIVATIONS DU
PERSONNAGE
Un regard sur la situation d'origine nous a permis de
découvrir le pays de Zakaria Fadoul Khidir, Mahamat Hassan Abakar et
Michel NGangbet Kosnaye dans sa dimension socio-économique et politique.
Ainsi, il résulte des présentations de ces autobiographes l'image
d'un Tchad caractérisé par la pauvreté et de multiples
conflits politiques ayant bouleversé le train de vie de la population.
Dans la logique de la réflexion qui se poursuit, nous voulons examiner
ici les motifs qui ont poussé ces auteurs à quitter leur cadre
initial.
En effet, il faut souligner que la migration entant que
phénomène qui entraine un déplacement, se fonde toujours
sur une ambition de réussir qui détermine le candidat au
départ. Cependant, ce motif qui définit la quête en
question, trouve sa source dans les conditions d'origine du sujet
émigrant. C'est pourquoi la migration apparaît comme la
conséquence de l'instabilité vécue par le sujet dans son
pays d'appartenance. Ainsi, plusieurs causes se dégagent : la
pauvreté, le chômage, la guerre, l'insatisfaction, sont autant des
faits qui peuvent pousser à l'émigration. Loin de nous
égarer dans l'analyse des causes et conséquences de la migration
entant que phénomène historique, nous nous focaliserons sur notre
corpus pour étudier la migration comme phénomène
littéraire, afin de relever les motifs qui ont amené Zakaria
Fadoul, Mahamat Hassan et N'GanbetKosnaye à quitter le Tchad, leur pays
d'origine.
Signalons au passage le cas exceptionnel de la migration dans
Tribulations d'un jeuneTchadien et Loin de moi-même. En
effet, si dans Un Tchadien à l'aventure le premier
départ débouche sur un autre pays comme laisse entendre la
définition de la migration27(*), tel n'est pas le cas dans les deux autres
récits qui présentent d'abord les personnages en situation de
déplacés(à l'intérieur du pays d'appartenance)
avant d'annoncer leur départ vers l'extérieur du pays. Notons
pour préciser que le terme de
« déplacé » renvoie à plusieurs
connotations. En l'employant ici, nous voulons désigner la situation
d'une personne qui change de résidence (en demeurant dans le même
pays ou à l'extérieur) pour des raisons économique et/ou
socio-politique.
Dans Tribulations d'un jeuneTchadien, le premier
voyage de Gago est celui qui l'a conduit de Holo, son village natal, à
Doba, chef-lieu d'arrondissement. Il en est de même dans Loin de
moi-même, où, Zakaria Fadoul quitte son village pour Biltine,
chef-lieu d'arrondissement. Ces déplacements donneront place à un
nomadisme scolaire avant de déboucher sur la véritable migration.
Car comme l'écrit Zakaria Fadoul Khidir : « Plus le
niveau de nos études s'élevait, plus nous nous éloignions
de nos parents. Après les examens de fin d'année du cours
élémentaire deuxième année je fus
transféré dans la capitale de la circonscription où je
terminais mes études primaires. » (LDMM, p. 54). Ainsi,
l'itinéraire de Zakaria Fadoul commence au village, se poursuit
jusqu'à Abéché, en passant par Biltine pour atteindre
Fort-Lamy avant son premier voyage hors du Tchad (en France). N'GanbetKosnaye
de même commence à Holo, son village natal, et suit une
étape qui traverse Doba,Laï, Moundou, Bongor pour aussi atteindre
Fort-Lamy puis prendre le vol pour le Congo (Kinshassa). Cette remarque a pour
but d'aider à mieux comprendre la diversité des motivations de
ces deux autobiographes.
Si les trois autobiographes avaient des situations d'origine
semblables, les raisons de leur départ ne sont pas forcément les
mêmes. Nous présenterons ici les motifs premiers ainsi que les
motifs secondaires de chacun d'eux, tout en analysant les nouvelles situations
initiales multiples qui ont donné lieu à la mutation des projets
du départ.
1. Motifs premiers
Par motifs premiers, nous entendons les buts que les
personnages se sont assignés depuis la terre d'origine et qui sont le
fondement, la raison de leur voyage. Dans Loin de moi-même,
Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeune
Tchadien, le départ de chaque personnage est motivé par
plusieurs raisons. Les motifs premiers sont variables et/ou distincts, selon
chaque auteur. C'est pourquoi en plus du désir de changement socialqui
leur est commun, l'obligation académique sous-tend également le
déplacement de N'GanbetKosnaye et Zakaria Fadoul.
1-1- Une obligation
académique
L'obligation des études est l'un des principaux motifs
de mobilité de jeunes Africains de la période coloniale et
postcoloniale. En effet, le manque d'écoles et d'universités dans
certains pays africains amène les jeunes à émigrer, soit
en Europe, soit dans quelques rares pays d'Afrique qui disposaient des
structures scolaires viables. Ainsi, après avoir fini le parcours
scolaire accessible dans leur pays, les autobiographes de notre corpus se sont
vu dans l'obligation de traverser les frontières pour aller continuer
leurs études.C'est d'ailleurs ce souci d'aller à l'école
qui était à la base du premier déplacement de Zakaria
Fadoul et N'GanbetKosnaye. Le départ de Gago pour Laï est
motivé par l'entrée à l'école. C'est ainsi qu'il
échappera au projet de son oncle qui souhaitait l'envoyer au village
pour qu'il puisse être initié aux secrets de la
tradition :
Bon. Au lieu de passer le plus clair de ton temps à
faire les quatre cents coups avec les voyous du quartier, à manger
inutilement, à trainer dans la cuisine avec les femmes, tu iras
bientôt à l'école des Blancs. Le commandant m'a dit ce soir
qu'il a déjà passé cinq ans dans l'arrondissement de Doba.
Il est maintenant affecté dans un autre, à cent kilomètres
d'ici et qui s'appelle Laï. Cette localité possède une
école construite il y a déjà quatre années.
Là-bas, tu recevras une éducation qui fera de toi un homme, comme
on fait à Bel (initiation de mon ethnie). J'ai d'ailleurs
envisagé de t'envoyer à Holo pour cela. C'est par ce biais qu'on
forme les enfants de ton âge. Tu as de la chance qu'on parte maintenant
pour Laï, et tu pourras aller à l'école. (TDJT, p.
40).
Le déplacement de Zakaria Fadoul de même, avait
pour motifs la scolarisation. L'obligation académique de ces deux
personnages, va se poursuivre jusqu'à l'extérieur du pays. Ainsi,
jeune bachelier, le personnage de Loin de moi-même sera
envoyé au Congo avec ceux de sa promotion pour les études
supérieures : « Nous venons de quitter le
Lycée-Félix Eboué de Fort-Lamy. Nous sommes
destinés à l'université de Kinshasa. »
(LDMM, p. 64). Telle était aussi les raisons du premier voyage à
l'extérieur effectué par N'Gangbet Kosnaye. En effet,
après avoir obtenu son BEPC (Brevet d'Etude du Premier Cycle) à
Fort-Lamy, Gago est fait fonctionnaire à la mairie de ladite ville.
Ainsi, après quelques mois de travail, l'État tchadien
décide de l'envoyer au Congo (Brazzaville) pour une formation
professionnelle. Là, débute sa migration :
Trois mois viennent à passer. Un midi, on lit
à la Radio-Tchad un communiqué émanant du cabinet du
gouverneur. Ce dernier convoque un certain nombre de brevetés(titulaires
du BEPC), dont Yatanga et moi. Je m'y rends, sans passer par la mairie, pour
demander une autorisation d'absence à la Française, mon chef du
bureau. Il nous est demandé de nous tenir prêts pour voyager le
lendemain matin à 10 heures sur Brazzaville. Nous irons au Centre de
préparation au concours administratif (CPCA) de l'Afrique
équatoriale française (A.E.F). Ce centre a remplacé
l'école des cadres de l'A.E.F ou école Edouard-Renard. Cet
établissement est une école prestigieuse qui forme les cadres
supérieurs de l'A.E.F. Il comporte trois sections : justice,
administration et trésor.(TDJT, p. 110).
Il faut souligner que cette quête de formation à
l'extérieur est due à la situation du retard du Tchad, sur le
plan scolaire évoquée dans la première partie de ce
chapitre. Ainsi, l'obligation académique non seulement place ces auteurs
dans une position d'immigrés, mais fait d'eux des errants contraints
à vaincre l'échec à tout prix (nous verrons cela dans le
dernier point de ce chapitre). Cette contrainte morale pousse ces personnages
à changer d'université, de pays, lorsque rien ne marche. C'est
ainsi qu'après un premier échec au Congo (Kinshasa), Zakaria
Fadoul se retrouve au Sénégal pour accomplir cette
obligation : « Après le Zaïre-ex-Congo Belge -me
voici au Sénégal, à Dakar, après une étape
de 48 jours à Abidjan. Je m'inscris à la Faculté de
Médecine vétérinaire où je dois préparer un
C.P. E.V. (Certificat préparatoire aux études
vétérinaires). » (LDMM, p. 69). Que ce soit
à l'intérieur du continent africain ou en Europe, le voyage de
Zakaria Fadoul et N'Gangbet Kosnaye s'inscrit indubitablement dans le contexte
académique.
Il faut remarquer que ce motif est aussi bien visible
chez Mahamat Hassan Abakar. Cependant, loin d'être un projet originel, il
est né d'une mutation du projet principal. C'est lorsque Mahamat Hassan
s'est trouvé dans l'impossibilité de rejoindre la
rébellion (Frolinat) au nord du Tchad qu'il entreprend de parfaire ses
études. Ce projet second traverse l'esprit du personnage lorsqu'il
était déjà en Côte-d'Ivoire. Après des nuits
sans sommeil, Mahamat Hassan parvient à mesurer l'importance des
études par rapport à la rébellion. C'est alors qu'il
change son projet initial au détriment des études universitaires
qu'il place désormais au coeur de son aventure :
Au départ j'avais une idée fixe, rejoindre
le Frolinat. Mais au cours de ces trois années d'exil et d'endurance,
une autre idée aussi noble que la première a parallèlement
fait son chemin : pourquoi ne pas parachever mes études
universitaires ? Le choix est naturellement difficile à faire entre
ces deux idées qui tourbillonnent dans ma tête. Je suis
embarrassé, je passe des nuits entières à peser le pour et
le contre et finalement, après de longues hésitations, j'opte
pour les études. (UTAA, p. 46).
Il faut donc retenir que l'obligation académique est
l'une des raisons principales ayant amené Zakaria Fadoul, N'Gangbet
Kosnaye et d'une certaine manière, Mahamat Hassan à
émigrer, errer. Nous constatons, d'ailleurs il y va de soi, que cette
volonté d'étudier, naît et/ou s'accompagne des
désirs de changerle pays d'origine qu'on perçoit victime de tous
les maux.
1-2- Désirs de
changement social
Lorsque que plus rien ne va dans un pays et qu'il ne reste
plus que famine, guerre, chômage, inconfort, etc. une seule chose tourne
dans la tête de ceux qui y vivent : partir. Partir ce sera se livrer
à une aventure,avec pour but de combler le manque, puis revenir au pays.
Mais partir, ce sera aussi vouloir fuir ce milieu où il ne reste que
cauchemar. Ainsi, le désir de changer sa société, sa vie,
devient un motif récurrent pour la plupart de ceux qui émigrent.
Dans Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure et
Tribulations d'un jeune Tchadien, la volonté de changement social
est manifeste. Dans les trois cas, l'incertitude, l'instabilité, la
pauvreté, l'inconfort, la guerre, sont des aléas qui ont
poussé Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye à
quitter leur milieu d'origine, dans l'espoir d'y remédier. Ainsi,
lorsqu'on annonce à Gago son départ pour Doba où il ira
chez son oncle cuisinier du commandant, le jeune garçon se met à
imaginer son futur « eldorado » en le comparant avec sa
condition actuelle qu'il trouve misérable. Partir, sera pour lui sortir
de la prison, fuir la misère et le calvaire de cette famille polygame au
sein de laquelle on ne mange jamais à sa faim et où le travail
est souvent harassant. C'est ainsi qu'il décrit sa situation initiale et
se fait des projections :
En attendant ce départ vers l'inconnu,
départ qui tarde à venir, je mène ma vie quotidienne comme
à l'accoutumée : réveil matinal au plus tard à
5 heures pour partir avec mon père au champ. Là, nous ramassons
et entassons les herbes et les arbustes. L'heure du repos de midi est
bienvenue, avec le repas qui redonne des forces. Ce repas se limite
généralement à une calebasse de bouillie que les femmes
apportent généralement à 10 heures du matin. Mais
déjà l'heure de la reprise est là. Il faut se lever, se
courber sur le sol jusqu'au coucher du soleil. Aussi, c'est avec soulagement
que je regarde l'astre décliner à l'horizon. [...] Ainsi se
déroule ma vie dans la monotonie exaspérante. Mais l'espoir de
partir est là, vivace. En effet, on me fait savoir qu'auprès de
mon nouveau père, je ne travaillerai plus. Je mangerai, m'amuserai... Un
véritable paradis terrestre comme on peut l'imaginer. (TDJT, pp.
19-20)
Gago devient donc de ce fait le plus envié du village.
Les jeunes de son âge qui y vivent la même condition de vie
lamentable, ne cessent de lui vouer une admiration sans borne. De partout, les
amis ayant appris la nouvelle du départ accourent pour le
féliciter et lui faire des suggestions quant à sa vie future. Et
ce fut un départ important qui s'est effectué dans le village.
Tout Holo s'était mobilisé pour la circonstance. Le narrateur le
souligne lui-même : « La presque totalité de la
population est là pour assister à mon départ, moi l'enfant
prodigue » (TDJT, p. 20).
Si chez N'Gangbet Kosnaye, l'objet du changement est
lié à la condition économique de son milieu, tel n'est pas
le cas chez Mahamat Hassan dont la révolution politique a
été déterminante pour le départ. Prisdans un
tourbillon de conflits qui gangrènent son pays, il n'a pas
hésité d'emprunter le chemin qui mène à la
révolution. C'est ainsi que s'ouvre son récit :
1972 : le Tchad est en pleine ébullition
politique ! La révolution armée fait rage dans le nord et le
nord-est ! Beaucoup de jeunes Tchadiens ont les yeux braqués sur le
Frolinat ! Cemouvement politique qui fascine est devenu un pôle
d'attraction. De jeunes cadres et même des lycéens
désertent leurs occupations pour les rejoindre : chaque semaine, on
constate la disparition d'un camarade ou d'un copain et puis on apprend par la
suite qu'il a rejoint le maquis. En ce temps-là, entre vingt heures et
vingt heures trente, toutes les rues de N'djaména deviennent presque
désertes. Les N'djaménois regagnent leurs maisons à la
hâte et s'enferment pour écouter clandestinement la voix du
Frolinat. C'est en cette période mouvementée de l'histoire de
notre pays que je décide moi aussi de partir. (UTAA, p. 11)
C'est donc un départ motivé par la
révolution.Mahamat Hassan espère par cet acte, gagner la
rébellion et entreprendre apporter des solutions à son pays qui,
selon son expression, est déchiré en lambeaux, affaibliet
saigné par tant de maux : guérillas, guerres civiles, luttes
fratricides et bien d'autres.Tout concourt dans cette oeuvre à nous
montrer l'assise de ce projet de Mahamat Hassan. En effet, dans l'introduction
qui précède son récit, il y démontre combien,
depuis 1960 jusqu'à 1990,le Tchad a sombré dans la guerre.
L'auteur essaie par-là de signifier aussi que son itinéraire
n'est pas singulier, il peut être celui de beaucoup de Tchadiens de son
époque qui avaient choisi, comme lui, le chemin de l'aventure. Au fil du
récit, Mahamat Hassan ne manque pas de mentionner le cas de ses
multiples compatriotes aventuriers éparpillés à travers le
monde. Ces Tchadiens qui, dépassés par le coup du moment, partent
vers l'inconnu pour y chercher un trésor supposé, ne parviennent
malheureusement plus à amorcer le retour, et se trouvent vaincus par le
temps :
On trouve des Tchadiens aventureux un peu partout :
en Arabie Séoudite, en Palestine, en Jordanie, en Syrie et même au
Liban. [...] Quand ils sont arrivés à destination, ils restent
quelques années avec l'espoir de retourner bientôt au pays. Mais
le temps n'attend personne, il court, il court... L'intention y est, le coeur
aussi, mais l'action ne suit pas. Et petit à petit, ils s'adaptent
à leur nouveau milieu, ils se marient pour chasser l'ennui, ont des
enfants et puis, ce désir de retour tant chéri s'émousse
progressivement et disparaît... C'est le cas du cheikh Rouag, c'est le
cas aussi de beaucoup d'autres que j'ai eu la chance de rencontrer. (UTAA,
p. 56)
Il faut noter au passage que si le désir
révolutionnaire fonde le départ de Mahamat Hassan, c'est un peu
le contraire chez N'Gangbet Kosnaye dont le voyage plutôt fait de lui un
révolté. En effet, c'est une fois arrivé en France qu'il
mesure la gravité de la question politique de son pays, et décide
de militer en défaveur de ceux qu'il appelle
« antinationaux ». Chez lui et Zakaria Fadoul, le
désir du changement social se lit à travers leur charisme sur le
chemin de l'école. Cette quête dont le parcours est fait
d'embuches repose sur un espoir. Ainsi, partir à l'école c'est
choisir de devenir fonctionnaire de l'administration coloniale. Par ailleurs
c'est espérer améliorer sa condition de vie et celle de son
pays.
Il est à retenir dans cette partie que les
motifs premiers qui ont amené les autobiographes de notre corpus
à émigrer sont sans ambages les désirs du changement
social. Ces désirs se manifestent à travers l'objet principal de
la quête de chaque personnage. Ainsi, le chemin de des études et
celui de la rébellion sont ceux empruntés par ces derniers. Ces
motifs s'accompagnent aussi bien d'autres que nous classons comme motifs
secondaires.
2. Motifs secondaires
Est secondaire tout ce qui vient en second lieu, ce qui peut
être accessoire. Ainsi, à côté des raisons
principales qui donnent cours à la migration, viennent se greffer
d'autres. Ces projets seconds naissent très souvent d'une prise de
conscience tardive ou soudaine due au premier contact avec la terre d'accueil.
Très souvent, l'écart entre la réalité
rêvée et celle du terrain, place le sujet immigré en face
de ses illusions et le contraint à effectuer la mutation de son projet
initial, s'il ne l'associe pas au second.Modifier l'ambition d'origine suppose
dans certains cas le changement du trajet. Dès lors, les situations
initiales se multiplient et les nouveaux motifs deviennent aléatoires.
Dans Loin de moi-même, Un Tchadien àl'aventure
et Tribulations d'un jeune Tchadien, cet état de fait place
Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye dans une situation
d'errants. Dans cette errance, la quête de l'objet s'accompagne d'une
envie de découvrir qui, généralement, naît des
possibilités qu'offrent les pays d'accueil grâce aux contacts des
nouvelles gens que l'immigré-errant rencontre sur son chemin.
1-3- L'envie de
découvrir
Si la migration dans notre corpus trouve ses raisons
principales dans le projet de la transformation de la cité d'origine, le
voyage vers ce but s'accompagne aussi d'une envie naturelle de
découvrir.Ces autobiographes dont la vocation touristique est plus ou
moins latente, font de temps en temps des excursions pour vérifier les
commentaires entendus ou lus par le passé au sujet de tel ou tel pays.
Ainsi, Mahamat Hassan se trouvant en Égypte se dit motivé par le
fait de pouvoir visiter les pyramides qu'il n'avait connues qu'à travers
les médias et les livres. C'est ainsi qu'il écrit :
« Avant même de venir au Caire, je rêvais de visiter
les pyramides et le musée du Caire. Ah, les pyramides ! Combien de
fois avais-je admiré leur image dans des livres ou des revues !
Combien de fois en avais-je entendu parler ! [...] Je tiens à les
visiter le lendemain de mon arrivée, comme si j'étais un vrai
touriste. » (UTAA, p. 52). Mahamat Hassan fait remarquer
lui-même qu'il n'est pas un touriste sinon pas un vrai parce que cette
envie de découvrir naît d'une simple curiosité
stimulée par ses lectures antérieures, ses goûts pour la
culture.Le voyage devient de ce fait un acte par lequel le dit et/ou
l'écrit se soumettent à une confrontation avec le réel,
objet de ces discours. Dans leur ouvrage : Le
récit de voyage, Cintra Iva et al n'ont pas manqué de faire
remarquer que « les touristes ne partent plus pour
découvrir mais pour rencontrer un ailleurs conforme aux
représentations livresques et médiatiques. »
(Cintra et al, 1997, p. 72).
Dans Tribulations d'un jeune Tchadien de même,
Michel N'Gangbet Kosnaye n'a pas manqué d'évoquer cette
concupiscence qui le tient à son arrivée en France. En effet, le
jeune lycéen qui a connu la France à travers les journaux, les
commentaires de ceux qui y étaient et sont revenus, saisit l'occasion de
son séjour pour les études et entreprendde vérifier les
divers dires qui font d'elle un eldorado aux yeux de ceux qui ne s'y sont
jamais rendus. C'est ainsi que dès leur arrivée, Gago et ses amis
décident de découvrir l'art culinaire français tant
mystifié chez eux. On lit l'expression de ce motif lorsqu'il
écrit: « Depuis le pays natal, on nous a vanté
l'art culinaire français. On nous a ainsi dit que la gastronomie
française était la première du monde. Il faut donc
aujourd'hui manger français » (TDJT, p. 141). Dans ce cas
d'espèce, les stéréotypes sont à la base de cette
envie de découvrir. En effet, nous remarquons que ce n'est pas la
gastronomie française entant que telle qui attire ces jeunes mais
plutôt les divers discours rapportés au sujet de celle-ci qui les
a entrainés. C'est aussi à la fois dans le souci de revenir
raconter à ceux qui sont restés au pays.
Si la dimension touristique du voyage est liée à
un hasard chez Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye, tel n'est pas le cas chez
Zakaria Fadoul qui est issu d'une culture nomade.Chez lui, tout voyage n'est
pas déterminé par une quête, car il peut aussi bien
résulter d'une simple curiosité. Il ne manque pas
d'affirmer : « J'aime voyager, cela fait partie de ma
curiosité » (LDMM, p. 74). Son premier voyage en Europe
n'avait pour but que la découverte. En effet, c'est dans l'optique de
visiter ses amis et en même temps le pays de De Gaule que le personnage
de Loin de moi-mêmesaute sur la première occasion en
destination de Paris. Ce goût pour le tourisme l'amène à
accepter les invitations de ses camarades de l'université de Dakar, ce
qui lui a permis de découvrir le Sénégal dans ses
subdivisions géographiques.
Il est à retenir que l'envie de découvrir
a aussi galvanisé ces autobiographes quoiqu'elle n'en demeure pas le
motif premier. Exercice issu d'une culture nomade chez Zakaria Fadoul ;
effet des stéréotypes chez N'Gangbet Kosnaye, elle est le lieu
d'accomplissement des connaissances théoriques chez Mahamat Hassan.
1-4- Nouvelles situations
initiales ou itinéraires d'errance
Dans Loin de moi-même, Un Tchadien à
l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien, plusieurs
états initiaux sont observables. Ceux-ci correspondent à de
nouveaux motifs qu'improvisent les personnages par rapport aux nouvelles
situations initiales auxquelles ils sont confrontés. Ainsi,
l'itinéraire de Zakaria Fadoul commence au village natal, traverse
Biltine et Abéché, se poursuit à Fort-Lamy ; puis le
personnage s'envole pour le Congo, ensuite le Sénégal, puis le
Cameroun jusqu'aux frontières gabonaises avant d'amorcer le retour au
pays natal. Celui de Mahamat Hassan se situe à N'Djaména s'en
suit le premier pas au Cameroun, suivront les étapes du Nigéria,
du Niger, du Mali, du Burkina-Faso, de la Côte-d'Ivoire, de
l'Égypte avant de traverser les frontières africaines,
après un long séjour, pour se retrouver en Syrie ; le
périple s'achève en France avant d'entreprendre la migration
retour. Quant à N'Gangbet Kosnaye, tout part du village Holo, commence
un premier déplacement qui l'amène à Doba, où se
noue le nomadisme scolaire qui le promène successivement de Laï
à Bongor en passant par Moundou pour arriver à Fort-Lamy avant
de quitter pour le Congo puis la France, dernière étape qui donne
lieu au retour à la terre natale.
En dehors de la situation d'origine principale décrite
dans la première partie du chapitre, chaque ville et/ou pays
traversés, avec un bref ou long séjour, donne lieu à de
nouvelles situations initiales qui s'avèrent déterminantes dans
la quête pour ces personnages. Il ne sera pas question pour nous ici de
faire la description de ces nouvelles situations initiales comme ce fut le cas
avec l'état initial premier, mais en les observant, chercher le mot
juste pour nommer ces pérégrinations, et le terme convenable qui
résume ces multiples quêtes.
En effet, en regardant de près ces trois
itinéraires, il ne fait aucun doute qu'il y a confluence entre migration
et errance. Ces trois autobiographes émigrent et passent d'une situation
d'immigrés à celle d'errants. Cependant, l'interrogation qui
guide notre analyse nous amène à nous demander si cette errance,
née de la migration, recèle une particularité. Dans une
conception générale, elle est perçue comme une
déambulation sans but précis. Le terme errance est aussi
utilisé pour désigner une existence sans point d'attache
possible. C'est aussi ce qui pousse le `'déplacement'' à son
paroxysme et l'appréhende différemment en déniant les
présupposés de base de la migration qui postule l'existence de
deux lieux antagonistes entre: un `'ici'' et un `'là-bas''.Dans
Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure et
Tribulations d'un jeune Tchadien, ces deux ne sont évidemment
pas quasi antagonistes dans la mesure où, les « terres
promises » n'étaient pas aussi différentes de la terre
d'origine décrite par les personnages comme une prison de laquelle il
faille échapper. L'errance physique28(*), puisque c'est de cela que nous parlons, a, selon
Edouard Glissant29(*), des
vertus et de la totalité. C'est, selon lui, la volonté de
connaître le " Tout-monde ", mais aussi des vertus de préservation
dans le sens où, on n'entend pas connaître le " Tout-monde " pour
le dominer, pour lui donner un sens unique. En dépit de ces multiples
perceptions de la notion d'errance, Georges Perec et Robert Bobert sont ceux
qui avaient joint les deux maîtres mots pouvant expliquer cette errance
qui naît de la migration chez Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet
Kosnaye. Nous retenons d'eux cette citation reprise par Véronique Bonet
dans sa thèse de doctorat :
A l'heure où les Boat People continuent d'aller
d'île en île à la recherche de refuges de plus en plus
improbables, il aurait pu sembler dérisoire, futile, ou sentimentalement
complaisant de vouloir encore une fois évoquer ces histoires
déjà anciennes mais nous avons eu, en le faisant, la certitude
d'avoir fait résonner les deux mots qui furentau coeur même de
cette longue aventure [...] et qui s'appellent l'errance et
l'espoir.30(*)
Il est bien évident que tout au long de la lecture de
Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure et
Tribulations d'un jeune Tchadien,résonnent ces deux mots,
pourquoi pas les trois mots que sont : migration, errance et espoir. En
effet, la diversité de ces nouvelles situations initiales se justifie
par ce trajet d'errance fondé sur l'espoir d'un futur proche certain,
qui pousse ces personnages à doubler d'effort, aller de l'avant,vers
« leur but ». Dans leurs textes, ils mettent l'accent sur
ce déterminisme avec lequel ils ont poursuivi leur itinéraire.
Ils n'ont pas manqué de souligner, tout d'abord, les
difficultés de la séparation à ceux avec qui ils
s'étaient habituer. Mais lorsque l'abandon de la nouvelle terre est une
nécessité, partir devient une obligation. C'est ainsi que Mahamat
Hassan par exemple, s'est vu obligé de quitterSoubré pour
Abidjan, malgré le climat de familiarité qu'il a su créer.
En effet, tout son séjour dans cette ville ivoirienne avait pour but de
chercher l'argent lui permettant de poursuivre son chemin. Dès lors
qu'il constate qu'il ne peut l'obtenir, changer d'espace est une solution de
premier plan. C'est ainsi qu'il est amené à abandonner ses
élèves pour lesquels il éprouve de la pitié. Il
note : « le maigre salaire que je touche ne me permet
guère de faire des économies, alors je décide de quitter
Soubré pour Abidjan. J'ai certes un grand remords envers mes
élèves, les abandonner ainsi me fait de la peine, mais est-ce que
j'ai le choix ? Je me suis assigné un but et il faut que je
parvienne. » (UTAA, p. 31). Par cette interrogation, Mahamat
Hassan prend le lecteur à témoin quant à l'importance de
son projet qu'il ne laisse compromettre sous aucun prétexte. Il se
montre de ce fait non pas comme un aventurier à la recherche d'un
travail pour sa survie, mais bien plus, un aventurier à la recherche
d'un idéal. C'est donc pour atteindre cet idéal qu'il cherche de
temps en temps du travail pour avoir de quoi poursuivre son chemin. Car comme
il le souligne : « Je suis comme un voyageur en manque
d'essence, je cherche plutôt un travail pour garnir rapidement mes
poches, afin de poursuivre mon chemin » (UTAA, p. 34).
N'Gangbet Kosnaye de même, retrace les
difficultés avec lesquelles il était obligé de quitter
Doba pour Laï laissant derrière lui tous les copains qu'il vient
à peine de se faire. C'est dans un accent triste qu'il l'exprime :
« En fait, il faut tout recommencer dans cette nouvelle
ville : apprendre la langue, se faire de nouveaux copains et amis. Et
l'école, comment se présente-t-elle ?»(TDJT, p.
41).Par ce point interrogateur, se lit l'incertitude qui plane sur la
tête de ces autobiographes qui foncent sans cesse vers l'inconnu dans
l'espoir de dénicher le « trésor
caché ». Même lorsqu'ils ignorent où ils partent,
ils y vont quand même. Sur le point de quitter encore Laï qu'il
vient seulement d'intégrer, le personnage de Tribulations d'un jeune
Tchadien retrace de nouveau ses angoisses : « Une
nouvelle aventure commence. Moundou est loin de Laï et de mon villageHolo.
Les risques et les dangers sont par conséquent certains. Je n'ai aucun
parent là-bas. Où dormir ? Ou manger ? Le père
est formel : je dois partir et me débrouiller : c'est cela la
vie d'un garçon. » (TDJT, p. 61)
Pareillement, même lassé, Zakaria Fadoul ne se
décourage pas. Au contraire, il se fortifie en se rappelant l'histoire
d'un homme qui a fini par réussir après s'être
engouffré dans un désespoir total.Cette histoire de l'homme qui,
selon lui, a repris courage en voyant les termites qui gravissaient la pente
d'un arbre avec un grain de mil qui tombe sans cesse en les obligeant à
répéter un mouvement continuel, l'a inspiré.C'est ainsi
qu'il n'hésite pas de continuer à rouler sa pierre comme
Sisyphe31(*). Il va donc
entreprendre un nouveau changement d'établissement après son
deuxième échec à l'université de Dakar. Ces
échecs l'ont amené à rentrer deux fois au bercail.
Cependant, convaincu qu'il lui faut quelque chose et estimant que la chose
appropriée se trouve dans un ailleurs indéterminé, il
reprend le chemin de l'errance (comme l'indique le titre de la
sous-partie : « Errances » (LDMM, p. 94).Ces
errances de Zakaria Fadoul qui commencent le 27 juillet 1973 et
s'achèvent par un retour le 26 octobre 1973 soit quatre mois
d'endurance, sont motivées parl'espoir de réussir. Réussir
tient lieu d'impératif, car comme le témoigne son poème
liminaire :
Je ressemble
à un berger qui, ayant perdu ses animaux au
pâturage, a peur d'être grondé par ses parents en retournant
à la maison
à un jeune marchant qui, ayant fait
d'énormes pertes, ne veut plus vendre
à un jeune officier qui, ayant perdu la bataille,
rentre au pays la tête basse
à un petit enfant qui, se trouvant mal à
l'aise à la maison des autres,
veut retourner chez ses parents (LDMM, p. 6)
Cet impératif de réussir pèse aussi sur
Mahamat Hassan qui tente le tout pour le tout dans l'espoir de pouvoir
abréger son aventure. Il brave de ce fait les interdits de sa religion
en jouant à la loterie pour tenter le coup. Mais à chaque
résultat, c'est l'échec et les mêmes monologues :
« Je ne gagne malheureusement rien, sinon mon aventure aurait
peut-être été abrégée » (UTAA,
p. 35).Cette fermeté pour la réussite fait de lui un
véritable picaro. En effet, comme Zakaria Fadoul dans ses errances, il
s'est montré ouvert à toutes les sollicitations. C'est ainsi que
lorsqu'il cherchait du travail au Mali et qu'il n'en trouvait pas, il
suità la lettre les conseils d'un imam et se retrouve en
Côte-d'Ivoire : « Il me conseille d'aller en
Côte-d'Ivoire parce que là-bas, selon lui, les enseignants arabes
sont mieux rémunérés [...] Je suis convaincu par ses
suggestions et je les mets aussitôt à
exécution » (UTAA, p. 21).De même, lorsqu'il
était confronté à un problème d'accès
à l'université du Caire en Égypte, Mahamat Hassan ne
baisse pas les bras. Il met en pratique, comme d'habitude, les conseils d'un
ami et décide de partir pour la Syrie. De là, il se compare
à un naufragé : « Je suis comme un
naufragé qui se raccroche à n'importe quoi. Les paroles de ce
confrère sont pour moi une véritable bouée de
sauvetage » (UTAA, p. 58).
Plus le temps passe, plus l'espoir de ces autobiographes
va grandissant. C'est ainsi que N'Gangbet Kosnaye se rend compte qu'il n'est
plus qu'à un pas de devenir fonctionnaire après tant
d'année d'errance et/ou de nomadisme scolaire. C'est dans une joie
mêlée d'étonnement qu'il exprime cette réussite
à venir : « Par toute une série
insoupçonnée de chances, j'arrive maintenant au sommet de
l'école régionale. Je peux raisonnablement rêver à
mon futur métier : infirmier, moniteur d'enseignement, moniteur
d'agriculture, secrétaire-écrivain du commandant ?...Quel
embarras de choix ! Belle perspective en même
temps. » (TDJT, p. 73). Contrairement, pour Mahamat Hassan,
l'heure n'est pas au bilan, car rien n'est gagné d'avance. Même
après avoir obtenu sa licence en droit à l'université de
Damas, il estime que ce n'est qu'une partie remise. ? la question de son ami
Hachim de savoir quelles sont ses impressions en quittant Damas pour Paris, il
répond : « J'ai l'impression d'avoir gagné une
partie d'échecs et d'en engager aussitôt une autre, dont l'issue
reste incertaine. Hachim mesourit et me souhaite bonne
chance.» (UTAA, p. 98).
La « bonne chance », c'est bien
évidemment ce qui compte pour des aventuriers dont le sentier est
bâti surla conviction, l'attente, l'espérance, la
prévision, en un mot, l'espoir. En préfaçant
Tribulations d'un jeune Tchadien, Antoine Bangui n'a pas manqué
de mettre en exergue la particularité de cette errance. Ce qu'il
écrit à propos de l'itinéraire de Gago, résume
aussi bien ceux de Zakaria Fadoul et de Mahamat Hassan et, pourrons nous oser
dire, de tous ceux qui, comme eux, avaient eu un semblant de parcours. C'est
ainsi qu'il écrit :
Les pérégrinations d'un jeune africain en
mal d'école, de savoir, d'ambitions légitimes, sont
hérissées d'obstacles, de pièges, d'inconnu. Elles ne se
justifient que par la volonté d'aboutir, d'atteindre l'objectif
fixé et n'ont rien d'errances stériles, aventureuses ou
poétiques. C'est ainsi que la vie de Gago, écolier, puis
lycéen, étudiant, adulte responsable confronté aux
problèmes politiques et économiques de son pays, offre à
d'autres générations de jeunes Tchadiens une leçon de
courage et de volonté. Rien n'est acquis d'avance, donné, facile.
Ceux qui sont chers demeurent toujours derrières. Il faut
nécessairement, successivement, abandonner les amarres familiales, les
amis, son pays, les pays d'accueil...(TDJT, p. 6)
Il est donc à retenir que Zakaria Fadoul, Mahamat
Hassan et N'Gangbet Kosnaye sont certes des migrants errants, mais leur errance
n'est pas vide de sens. Elle repose sur l'espoir d'atteindre un
idéal qui les pousse à transcender sans cesse des
frontières.
Parvenu au terme de ce chapitre où il était
question d'analyser les situations d'origine et déceler les motivations
ayant amené les personnages à émigrer, force est de
constater que dans Loin de moi-même, Un Tchadien à
l'aventure et Tribulations d'un jeuneTchadien, les motifs du
départ sont liés à l'instabilité du pays
d'appartenance de ces autobiographes. En effet, nous avons vu que Zakaria
Fadoul Khidir, Mahamat Hassan Abakar et Michel N'Gangbet Kosnaye ont non
seulement présenté leur pays d'origine comme étant pauvre
mais aussi anéanti par des conflits politiques de tout genre. Ces
déséquilibres socio-économique et politique ont
caractérisé leurs modes de vie au sein de leurs milieux clos que
sont les cadres familial et scolaire. C'est pourquoi l'obligation
académique et les désirs de changement social apparaissent comme
des raisons principales qui définissent la quête chez ces trois
autobiographes. Nous avons aussi vu que l'obsession pour ce « manque
à conquérir » les a mis dans une situation d'errance
née de l'espoir de réussir. Eu égard à cette
présentation de l'espace d'origine, nous nous posons la question de
savoir quel regard ceux-ci portent sur les pays d'accueil. La réponse
à cette interrogation réside dans l'analyse des espaces
migratoires et des conditions d'accueil.
CHAPITRE DEUXIÈME : ESPACES MIGRATOIRES ET
CONDITIONS D'ACCUEIL
Parler de la migration et de l'errance, c'est aussi se pencher
sur les différents espaces migratoires qui se profilent dans le
récit. En effet, la notion d'espace recouvre divers paramètres et
prend dans la littérature de la migration une importance
particulière. Dans Loinde moi-même, Un Tchadien
à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien, la
dimension métonymique des espaces s'avère fondamentale. En fait,
les narrateurs semblent mettre davantage l'accent sur l'aspect humain (le
spectacle du monde)plutôt que géographique. Comme le souligne
Henri Lefèvre dans son ouvrage La Production de l'espace,
« c'est à partir du corps que se perçoit et que se
vit l'espace, et qu'il se produit » (LEFEVRE, 2000, p.190). Cela
dit, l'espace est le produit de la société, et c'est dans
l'espace que s'opposent les valeurs à travers les épreuves de
celui-ci. Ainsi, dans une posture de voyeurs, Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et
N'Gangbet Kosnaye nous promènent dans les méandres des
réalités des pays traversés.
Dans son Qu'est-ce que la
littérature ?, Sartre estime que la prose est l'empire des
signes. L'écriture réaliste peut, de ce fait, donner lieu
à des interprétations multiples, car comme il le note,
« le peintre est muet : il vous présente un taudis,
c'est tout ; libre à vous d'y voir ce que vous voulez. [...] Toutes
les pensées, tous les sentiments sont là, agglutinés sur
la toile dans une indifférenciation profonde ; c'est à vous
de choisir... » (SARTRE, 1948, pp.16-17). Dans ce chapitre, nous
mettrons l'accent dans un premier temps sur les modes de présentation
des pays d'accueil parles trois autobiographes, en dégageant les axes
thématiques privilégiés qui ressortent des
évaluations qu'ils font au regard de chaque espace. L'analyse suivant
cette logique aura pour but de déceler le foyer normatif qui oriente ces
écritures autobiographiques qui se veulent réalistes, et mesurer
à l'aune des expériences ce que l'ensemble de ces espaces
symbolise pour chaque autobiographe.
En deuxième lieu, nous nous attèlerons à
décrypter les types d'accueil auxquels Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et
N'Gangbet Kosnaye se sont confrontés. L'espace migratoire étant
pluriel, il sera question pour nous de montrer que l'accueil (bon ou mauvais)
est dépendant de la mentalité de chaque milieu, chaque
groupe, chaque individu; et, la nature de l'insertion sociale (facile ou
difficile) est liée à la capacité du héros-migrant
à s'adapter dans un « milieu étranger ».
I. ESPACES MIGRATOIRES : REGARD ÉVALUATEUR DU
MIGRANT-ERRANT
Dans notre corpus, s'observent plusieurs espaces migratoires.
Ce sont des espaces généralement ouverts puisque Zakaria Fadoul,
Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye font des pérégrinations. Ces
séries de voyage s'accomplissent dans des continents (Afrique, Asie,
Europe) et pays (Cameroun, Nigéria, Niger, Haute-Volta, Côte
d'Ivoire, Congo, Sénégal, Egypte, France, Syrie, Liban),
réels. ? l'intérieur de ces macro espaces, affleurent des micro
espaces tels que l'hôtel, le bar, la mosquée, l'église,
l'école, l'université, le réfectoire, le dortoir des SDF
(sans domiciles fixes), la prison, etc.
Dans leurs errances, les personnages de Loin
demoi-même, Un Tchadien à l'aventure et
Tribulations d'un jeune Tchadien posent un regard sur chaque espace
traversé. ? travers ce regard promené, ils tentent au fil de
leurs récits de comprendre et saisir ces « lieux
étrangers » dans leurs diversités. Daniel-Henri Pageaux
fait remarquer d'ailleurs que « le récit de voyage est un
acte éminemment optimiste et positif qui redit la possibilité et
la volonté du voyageur de regarder l'espace d'autres hommes pour saisir
l'unité de l'esprit humain et la diversité des
sociétés et des solutions de la vie collective »
(Pageaux, 1994, p.32).Cependant, il faut souligner que l'acte de regarder en
soi n'exclut pas « la subjectivité ». Il n'est pas
de ce fait un simple moyen transitif qui ouvre et rend vraisemblable un
récit réaliste, « objectif », mais devient,
selon Philippe Hamon, le point d'affleurement de références
esthétiques à des canons et/ou des normes. Ainsi, il se
dégage de ces trois récits autobiographiques un effort
conséquent d'analyse, d'interprétation et de comparaison des
faits rencontrés lors du séjour ou de la traversée des
espaces migratoires. Ces canons, ces grilles culturelles et ces
catégories esthétiques qui prédéterminent les
relations des migrants-errants de notre corpus avec les spectacles du monde,
sont perceptibles de par les évaluations qu'ils font de ces espaces.
Ces évaluations sont par ailleurs la somme des
appréciations (positives/négatives), des jugements
(subjectifs/objectifs) qui se dégage de la structure de ces
récits autobiographiques. Hamon estime qu'évaluer, c'est
installer et manipuler dans un texte des listes, des échelles, des
normes, des hiérarchies. Il convient de répertorier ici quelques
éléments caractéristiques de l'évaluation
énumérés dans Texte et
idéologie (1984) :
- L'évaluation émane de la relation,
c'est-à-dire la comparaison qu'un narrateur ou que toute autre instance
évaluante, en énoncé, instaure entre l'objet ou le sujet
évalué et la norme qui est à la base de cette
évaluation.
- Le point d'évaluation sur lequel se porte la norme
peut donc porter sur des états (de choses ou personnages) et des actes
(du ou des personnages). De là, la forme de l'évaluation se
détermine par la positivité et/ou la négativité.
- Inscrivant dans le texte un « site »
dont elle attribue une origine et suggère un point de vue,
l'évaluation peut s'appréhender dans l'énoncé, peut
être déléguée aux personnages ou prise en compte par
le narrateur ; elle peut aussi être elliptique (simple comparaison
des choses) ou complexe (comparaison des faisceaux de relation) (Cf. Section
3 : pp.103-228)
L'intérêt de cette situation de
l'évaluation suivant la logique hamonienne, est de nous permettre
d'éviter des égarements dans notre analyse du regard
évaluateur de Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye sur les
espaces migratoires. En effet, étant donné que
l'évaluation dans les oeuvres de notre corpus est omniprésente,
pour éviter les descriptions stériles, nous orienterons notre
analyse dans une perspective sémantique afin d'aboutir à des axes
thématiques possibles. Philippe Hamon retrace si bien la
possibilité d'un tel investissement. C'est ainsi qu'il
écrit : « Une évaluation dans un texte, peut
recevoir des formes et des investissements thématiques a priori divers
et multiples... » (Hamon, 1997, p.24).
1. Migrations transafricaines
Par migration transafricaine, nous entendons le
déplacement qui va d'un bout à l'autre de l'Afrique. En effet, si
la problématique de la migration est très souvent perçue
sous l'angle d'un voyage qui mène de l'Afrique vers l'Europe, il
convient de souligner que dans notre corpus, il est d'abord question d'une
migration à l'intérieur du continent africain ;
c'est-à-dire d'un pays africain à l'autre. Ce n'est qu'aux
confins de cette migration qui débouche sur l'errance que Zakaria
Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye traverseront les frontières
africaines pour poursuivre leur aventure. Aussi, le choix pour une migration
transafricaine de la part des autobiographes qui appartiennent à une
époque (le XXe siècle) où l'Europe apparaît aux yeux
de la jeunesse africaine comme « paradis à
conquérir à tout prix », ne peut que se fonder sur des
idéologies bien définies. Ainsi, il ressort de leurs textes
plusieurs raisons pouvant expliquer cette préférence.
Ces raisons sont variables et vont du
général au particulier. Les motivations d'ordre
général sont celles liées aux partenariats que
développent les pays africains suivant les liens coloniaux (colonies
françaises, anglaises, belges...). De là, il s'avère
facile pour les jeunes immigrés d'une « république
soeur » de s'intégrer socialement ou du moins
académiquement, pour ceux dont la motivation est les études.
C'est pourquoi, lorsqu'il est question d'aller parachever les études, le
choix du cadre ne pose pas problème. ? défaut d'aller en France,
les jeunes issus des colonies françaises se tournent vers l'une de ces
colonies ou vers d'autres, pourvu que leurs pays d'origine et celui d'accueil
aient en commun le français comme langue d'étude. Ainsi, Zakaria
Fadoul, après avoir terminé le parcours scolaire dans son pays le
Tchad, sera destiné, avec ceux de sa promotion, pour l'université
de Kinshasa (Congo). C'est ainsi qu'il écrit : « Nous
venons de quitter le lycée Félix-Eboué de Fort-Lamy. Nous
sommes destinés à l'université de Kinshasa. [...] Tout est
en règle : étudiants d'une République soeur,
officiellement envoyés pour poursuivre les études dans une
République soeur. » (LDMM, p.64). En effet, le Congo
(Kinshasa) est certes une colonie belge mais a pour langue officielle le
français. Dans les phrases de Zakaria Fadoul ci-haut citées, les
termes utilisés font croire que l'immigration des jeunes Tchadiens dans
ce pays était un fait qui entre dans ce que nous pouvons appeler
« norme » ou « logique ». Zakaria
Fadoul utilise volontiers un verbe d'état (`'destiner'') pour
évoquer ce passage qui paraît tout à fait
« naturel » à ses yeux. Il en est de même pour
N'Gangbet Kosnaye dont la migration transafricaine se justifie par les
relations de coopération. Le verbe d'état de Zakaria Fadoul
cède la place chez Kosnaye à l'emploi de la voix passive :
« Il nous est demandé de nous tenir prêts pour
voyager le lendemain matin à 10 heures sur Brazzaville. Nous irons au
Centre de préparation au concours administratif (CPCA) de l'Afrique
équatoriale française (A.E.F) » (TDJT,
pp.110-111). Comme Zakaria Fadoul, N'Gangbet Kosnaye est destiné pour
une école d'une « République soeur ». ?
travers le « Il nous est demandé » de Kosnaye et le
« destiner » de Zakaria Fadoul, il est aisé de
remarquer que la migration transafricaine n'est pas, pour l'Africain, un voyage
vers l'inconnu ; mais un voyage vers le même, susceptible
d'être le différentiel.
En dehors de ces raisons d'ordre général qui se
rattachent au statut diplomatique du pays d'origine, nous observons
quelques-unes qui coexistent avec le goût du personnage. Cela est vrai
des influences culturelle et religieuse qui déterminent le choix de
l'espace migratoire. C'est donc cette dimension culturelle doublée du
religieux qui fonde le choix de Mahamat Hassan. En effet, parce qu'il est
musulman de confession et ancré dans la culture arabe, la vision de
Mahamat Hassan ne se tourne que vers les pays arabes. Ce qu'il trouve
d'ailleurs naturel : « Etant arabophone, je pense
naturellement faire mes études dans un pays arabe et plus
précisément en Egypte. Ce pays nous est très familier
à nous autres, les habitants du Ouaddaï. Nos aînés se
rendent depuis bien longtemps à la célèbre
université d'El-Azhar, parfois même à un âge
avancé. » (UTAA, pp.47-48). Il faut noter que le
Ouaddaï d'où est issu Mahamat Hassan est une région
située au nord-est du Tchad et a pour chef-lieu la ville
d'Abéché. La population de cette région est
majoritairement musulmane et puise sa culture dans la civilisation
arabo-musulmane.
Ces informations ont pour but de justifier non seulement
le choix systématique des espaces migratoires opéré par
Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye, mais aussi leurs
prédilections pour certains aspects des spectacles qu'ils rencontrent
lors de leurs errances. En effet, dans les trois textes, le regard que portent
les autobiographessur les pays parcourus relève de la
« subjectivité ». Tout le long de leur errance,
chacun d'eux choisit de rendre compte d'une parcelle de vie d'un espace selon
ses situations du moment ou ses aspirations qui sont très souvent,
l'émanation de ses convictions. Ainsi, bien qu'ils aient parcouru,
à des moments, des endroits semblables, dans une même
période, les « réalités » qu'ils
présentent ne sont quasiment pas les mêmes. Pour saisir le regard
évaluateur de ces migrants-errants sur le continent africain, nous
ferons la part entre le regard sur l'Afrique noire et le regard sur l'Afrique
arabe. Ce découpage, loin d'être tout à fait subjectif, est
dicté par les oeuvres de notre corpus.
1-1- L'Afrique noire
Rappelons une fois de plus que les espaces migratoires dont il
est question dans Loin de moi-même, Un Tchadien à
l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien sont des espaces
réels. Il convient dès lors de préciser que les
« réalités » que présentent ces
autobiographes à propos de chaque espace s'inscrivent dans une
époque précise. En effet, pour ce qui est des pays de l'Afrique
noire parcourus, Zakaria Fadoul nous peint le tableau du Sénégal,
du Congo (Kinshasa) et du Cameroun des années 1970. Mahamat Hassan de
même nous promène dans le Cameroun, le Nigeria, le Niger, le Mali
et la Côte d'ivoire des années 1970 ; tandis que Kosnaye
brosse le portrait du Congo (Brazzaville) des années 1950. En racontant
leurs propres expériences, ces autobiographes ont écrit des
livres ancrés dans la vie. Ils sont devenus, de ce fait, des
témoins directs d'une époque aussi récente. Les faits
« marquants » qu'ils évoquent occupent
l'arrière-plan de leurs récits à travers lesquels, les
commentaires des faits, la description des lieux et mentalités par
l'entremise du `'je'' laissent dans l'ombre beaucoup d'autres choses en ne
livrant que l'essentiel.
Dans ces trois récits, nous nous rendons compte que
les narrateurs adoptent a priori un même comportement lorsqu'ils
se trouvent dans un nouvel espace. Cet élément qui leur est
commun est le regard promeneur. Dans Un Tchadien à l'aventure
par exemple, Mahamat Hassan nous livre dès l'incipit de son récit
du Nigéria, le résultat escompté par un oeil
« vigilent », « touristique ». C'est
ainsi qu'il écrit : «Dès mon
entrée dans le territoire nigérian, je suis frappé
d'abord par la densité de la population, ensuite par les routes
goudronnées larges et sans fin. » (UTAA, p.13). Ainsi,
la comparaison s'avère un procédé récurrent dans
ces trois textes autobiographiques. En effet, chaque fois qu'ils se retrouvent
dans un nouvel espace, Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye
essaient de faire un rapprochement avec l'espace précédent. De
là, ils dégagent les similitudes et les dissemblances entre ces
lieux. Dans Loin de moi-même, le narrateur compare volontiers
Dakar et Kinshasa : « Dakar, en comparaison de Kinshasa est
une ancienne cité... » (LDMM, p.69). N'Gangbet Kosnaye
quant à lui, en évoquant deux villes : Bongor (Tchad) et
Yagoua (Cameroun), établit une comparaison entre les massa de deux
régions, qu'il considère comme un seul peuple divisé par
la colonisation. Il faut noter que par rapport à Zakaria Fadoul et
N'Gangbet Kosnaye, le mode comparatif est trop accentué chez Mahamat
Hassan. En effet, cela donne à lire une écriture qui se veut
neutre, dénuée de toute analyse et/ou interprétations.Le
narrateur de Un Tchadien à l'aventure se contente très
souvent, durant ses avancées géographiques, de comparer le
« vu » sans jugement de valeur. Par exemple à son
arrivée au Niger après avoir quitté Nigéria, il
note ceci : « Les deux pays ont beaucoup de
caractéristiques communes : même climat sahélien,
faible densité de population, un paysage
semi-désertique... » (UTAA, p. 16). Ou encore,
« L'état des routes ici est déplorable, sans
comparaison possibles avec celles du grand Nigéria. Elles ressemblent
plutôt à celles du Tchad... » (UTAA, ibid.). Les
procédés de comparaison abondent et traduisent les surprises de
Mahamat Hassan en présence des faits qu'il constate :
« Je suis surpris de constater que Niamy comme N'Djaména
sont arrosées par deux fleuves qui se ressemblent en longueur et en
largeur, même si l'un porte le nom de Niger et l'autre de
Chari... » (UTAA, p. 17)
Malgré cette volonté d'objectiver par le recours
à une vision extérieure, l'écriture trahit quand
même la pensée, et le parti pris de l'autobiographe devient
ostensible à travers la structure de son récit. Pour revenir aux
citations précédentes, il est observable que le jugement de
Mahamat Hassan se meut à travers l'implicite, le sous-entendu. Par
exemple en comparant le Niger, le Nigeria et le Tchad, le narrateur fait un
rapprochement entre les trois villes et montre l'écart qu'il y a entre
elles. De là, il note que les routes du Niger et du Tchad, par rapport
à celles du « grand Nigéria » (pour reprendre
ainsi son terme), « sont des routes défoncées,
difficilement praticables pendant la saison sèche et complètement
inaccessibles pendant la saison des pluies. » (UTAA, p. 16). Il
est clair que la manoeuvre de Mahamat Hassan ici vise à montrer que le
Niger et le Tchad, en comparaison du Nigéria, sont des pays
sous-développés, pauvres.
? travers donc ces présentations brutes de faits
(Mahamat Hassan) et les interprétations (N'Gangbet Kosnaye et Zakaria
Fadoul) qui accompagnent ces regards, quelques thèmes peuvent
s'appréhender.
Le religieux est un élément
caractéristique qui se dégage de la présentation des
espaces qui constituent l'Afrique noire dans les oeuvres du corpus. Cependant,
chaque autobiographe n'y voit que du côté de sa
dénomination. Ainsi, pendant que N'Gangbet Kosnaye évoque dans
une perspective comparative les pratiques des protestants du Tchad et ceux du
Congo (Brazzaville) ; chez Zakaria Fadoul et Mahamat Hassan, la question
de l'islam occupe une place importante dans cette géographie de la
migration transafricaine. Chez N'Gangbet Kosnaye, le Congo protestant est moins
contraignant : pas d'interdiction de la danse et bien d'autres
détails, ce qui, selon lui, n'est pas vrai du Tchad protestant qui se
révèle moins libéral, et donc, assez contraignant avec ses
interdits multiples. Zakaria Fadoul quant à lui nous donne à voir
le tableau d'un Sénégal dont la pratique de l'islam franchit le
seuil de l'université pour donner lieu à des associations
musulmanes. Cela va sans compter les attitudes fanatiques qu'il rapporte sous
forme de jugement. En effet, du tout grand Sénégal, Zakaria
Fadoul ne nous donne à voir que sa dimension musulmane. Ce regard
parcellaire découle de l'attachement du narrateur à sa religion.
Ce qui lui pose un problème d'adaptation au milieu universitaire,
où le sacré et le profane (libertinage) se mêlent. Cette
conduite fanatique lui est reprochée par ses amis, il le retrace si
bien : « Mes amis et mes compatriotes vinrent me rendre
visite [...]; d'autres me reprochaientd'être trop porté sur ma
religion, d'être fanatique ; d'autres par contre me
félicitaient d'être un croyant authentique et
fervent » (LDMM, pp.72-73).
Contrairement à Zakaria Fadoul et N'Gangbet
Kosnaye, Mahamat Hassan se place en observateur et présente
plutôt les rapports que l'espace entretient avec une idéologie. De
là, la question religieuse qui se dégage de son regard,
caractérise négativement l'espace évalué. Ainsi, il
pose la religion comme source des conflits, de haine et bien d'autres
problèmes. Dès son entrée au Nigéria, le narrateur
de Un Tchadien à l'aventure prend à témoin le
lecteur en évoquant le phénomène des enfants mendiants
issus des écoles coraniques. C'est ainsi qu'il écrit :
Je profite de mon séjour pour visiter la ville de
Kano. C'est une grande ville avec une forte densité de population !
Ses grands marchés regorgent des biens de toutes sortes. Mais le
phénomène qui me frappe le plus, c'est le nombre
élevé des élèves des écoles coraniques,
âgés de six à seize ans qui, après la classe,
envahissent la ville pour mendier ! ce phénomène existe
certes un peu partout en Afrique mais ici il bat tous les
records. (UTAA, p.15)
Le recours à l'oxymoron (signal d'un espace
évaluatif pluriel) permet à Mahamat Hassan de dissimuler son
penchant pour l'aspect de la scène et de brouiller en même temps
la piste au lecteur. Cela dit, sa position, son jugement par rapport à
la scène en présence ne se laissent pas clairement
appréhendés. Ce qui rend ainsi difficile la tâche aux
lecteurs soucieux de déterminer son idéologie. Dans ce paragraphe
cité, l'espace nigérian donne lieu à deux
évaluations simultanées de la part du personnage-narrateur. Une
première évaluation positive remarquable à travers des
termes comme « grande ville », « forte
densité », « grand marché »,
« biens de toutes sortes » se trouve annulée par
une autre négative collée au même espace, à la
même scène : « nombre
élevé », « envahissent »,
« phénomène »,
« mendier », « bat tous les records ».
Hamon écrit fort à propos de ce genre de construction :
« La meilleure manière de neutraliser encore plus
l'évaluation sur une scène consiste à faire assumer une
scène frappée d'un net signe positif, ou simplement mise en
relief émotivement par un personnage négatif ou par un personnage
qui ne sait ou ne peut ou ne veut interpréter correctement le spectacle
qu'il regarde. » (Hamon, 1997 p.112).
Tout le long de son récit, Mahamat Hassan
témoigne un refus d'interpréter correctement les scènes,
cependant lorsqu'intervient l'analyse, la prise de position devient
systématique : « Cette doctrine (wahhabiyya), il
faut le dire, c'est un islam radical, rigide et intolérant. De ce fait
il rencontre et rencontrera beaucoup d'opposition en Afrique. »
(UTAA, p.24). Pendant son séjour en Côte d'Ivoire, il ne perd pas
du regard la question religieuse. Ainsi, il nous promène dans un univers
où les pratiques de l'islam sont diversifiées et se
développent dans un climat à tempérament conflictuel. Le
narrateur adopte toujours une position neutre malgré son appartenance
(musulman) religieuse, et il se contente de présenter l'état des
choses :
J'ai su par la suite que l'imam et ses disciples
constituent une véritable secte fermée. Ils se nomment
eux-mêmes des `'sunnites'', c'est-à-dire ceux qui suivent
scrupuleusement la voie tracée par le prophète Mohammed, tandis
que les autres musulmans les appellent des wahhabites. Il existe un conflit
aigu entre ces deux courants islamiques qui se haïssent mutuellement.
Chacun d'eux a ses propres mosquées et ses écoles. (UTAA,
p.23).
En dehors de l'aspect religieux qui caractérise les
espaces migratoires de ces trois autobiographes, d'autres faits coexistent et
renforcent l'image qu'en donne le migrant errant. Toujours est-il que ces
réalités ne sont pas des vérités
générales qui doivent fixer définitivement l'image de ces
pays. Ces vécus quotidiens d'une époque se trouvent
morcelés parce qu'orientés et canonisés par des normes qui
régentent les mémoires dans leur sélection des
événements devant constituer le récit.
Ainsi, pour avoir été instituteur et ayant
exercé le métier d'enseignant en Côte d'ivoire, Mahamat
Hassan donne à lire dans Un Tchadien à l'aventure,
l'image d'un pays où la scolarisation n'a aucune structure viable,
où règne l'anarchie académique. Mahamat Hassan fait valoir
son talent de pédagogue et sa position s'appréhende cette fois-ci
clairement. L'anarchie académique à quoi nous faisons allusion,
il le justifie dans son interprétation par le fait que non seulement les
élèves travaillent dans un cadre inapproprié (des
chambres transformées en salle de classe avec un grand nombre
d'élèves tous âges confondus) mais leur programme scolaire
est essentiellement religieux : « le Coran, les Hadith et un
peu de langue arabe » (UTAA, p.25). Plus encore, Mahamat Hassan
remarque que la création d'une école en Côte-d'Ivoire ne
souffre d'aucune procédure. Dès lors, est apte toute personne qui
dispose des moyens permettant de créer. Ainsi, le
« pédagogue » Mahamat Hassan,
désabusé, dresse le constat de l'orientation donnée
à l'éducation en Côte-d'ivoire en particulier et l'Afrique
occidentale de manière générale. C'est ainsi qu'il
écrit : « D'autre part, j'ai constaté qu'en
Afrique occidentale et en particulier en Côte d'ivoire, les Dioula ont
des mobiles très mercantiles : quiconque possède quelques
notions rudimentaires d'arabe se permet d'ouvrir une medrassa pour se faire de
l'argent. Rares sont ceux qui en créent sans caresser l'idée
d'enrichissement » (UTAA, p.28)
En plus du religieux, N'Gangbet Kosnaye quant à
lui présente l'espace africain sous ses traits traditionnels. En effet,
il se dégage de son regard une Afrique des grands mystères. Le
narrateur donne à lire un mode de vie africain axé sur les
croyances occultes, les stéréotypes. Le narrateur retrace
l'itinéraire de son voyage de Doba-Bongor, lors duquel, les passagers
placent leur confiance en un marabout qui déclare pouvoir empêcher
la pluie de tomber pour que s'effectue normalement le voyage :
On ne sait jamais, une mauvaise pluie peut encore
perturber le voyage. Mais un marabout faisant partie du voyage rassure : -
Ne craignez rien. Il ne va plus pleuvoir. La pluie, je l'ai déjà
« attrapée ». [...] On roule. On roule. Tout le
monde souhaite vivement que le marabout ait raison, que sa
« science » réussisse. [...] Des voix
s'élèvent dans le camion pour féliciter le marabout,
vanter sa « puissance ». D'aucuns lui demandent l'endroit
où il habite, afin de le consulter éventuellement. (TDJT,
p.85)
N'Gangbet Kosnaye se contente ici de présenter la
scène sans donner son point de vue sur ce
« miracle » salué par les autres voyageurs. Bien
d'autres faits rapportés par le narrateur de Tribulations d'un jeune
Tchadien justifient la mentalité superstitieuse de l'Africain. Tel
est l'exemple de la population de Holo qui refuse d'admettre que le cuisinier
du commandant soit mort des suites de tuberculose, et préfère
chercher la main qui pourraît être derrière cette
mort : « Au village, tout le monde parle du poison, car,
dit-on, beaucoup de gens le jalousaient à cause de la situation
exceptionnelle que vous lui aviez faites » (TDJT, p.97). Tel est
aussi l'attitude de ce commerçant (voyageant dans le même avion
que Kosnaye en direction du Congo) qui refuse l'explication selon laquelle les
secousses de l'avion sont dues au passage au-dessus de l'équateur mais
préfère croire que l'avion traverse un espace hanté:
« Pour lui, il est sûr que cet endroit est hanté par
les mauvais esprits, contrairement aux Blancs qui en donnent une explication
bizarre et difficile à comprendre » (TDJT, p.111). Il y a
à ce niveau une prise de position implicite du narrateur. En effet,
N'Gangbet Kosnaye donne à voir deux modes de visions : celle des
Africains axée sur l'irrationnel et celle des Blancs qui se veut
rationnel ; puis s'en suit une évaluation qui neutralise la
deuxième vision en la qualifiant de « bizarre » et
« difficile à comprendre ».
Du reste, en posant un regard sur l'Afrique des
années 1950, N'Gangbet Kosnaye n'a pas manqué de brosser le
tableau de la colonisation qui, en cette période, constitue le
référentiel du continent africain. L'image qui découle de
ce regard est celle d'une Afrique ayant subi les abus du colonialisme. En
effet, il donne à voir ainsi un espace où tout est permis pour
les Blancs. Il relate de ce fait, le vécu des femmes de la
période coloniale qui servent d'objet sexuel pour les Blancs qui les
abandonnent à la fin de leurs séjours en Afrique. C'est le cas de
Halimé, cette négresse livrée au commandant du cercle
dès l'âge de 14 ans. C'est dans un accent pathétique
qu'elle se confie à Kosnaye : « Il y a tellement
d'étrangers qui abandonnent nos soeurs avec des enfants sur les bras. Le
commandant, qui est actuellement avec moi, va m'abandonner quand il partira en
France, peut-être même avec un enfant. Et dire qu'il m'a
dotée quand je n'avais que 14 ans ! » (TDJT,
p.124)
Si les évaluations dans Tribulations d'un
jeune Tchadien s'inscrivent dans le cadre général des
réalités africaines, il convient de faire remarquer que dans
Un Tchadien à l'aventure et Loin de moi-même,
certains faits sont spécifiques aux pays évalués. Cela est
vrai des évaluations de Mahamat Hassan analysées
précédemment. En sus des traits communs déjà
évoqués, Zakaria Fadoul fait une large place à l'espace
camerounais qu'il peint négativement.
En effet, à travers son récit, l'espace
camerounais est perçu comme un espace négatif, un espace
où règnent l'injustice, la corruption, l'anarchie, le
népotisme, le chômage ; un espace où le droit n'est
que formel. Ces jugements de Zakaria Fadoul découlent de ses contacts
avec les personnes qu'il a rencontrées lors de son errance à
travers ce pays. De là, ses multiples confrontations avec les policiers
lui ont permis de les qualifier de sans foi ni loi, sans
compétence : « La police d'Ebolowa est
incompétente... » (LDMM, p.137). Aussi, les scènes
de « brimades » qui s'étaient offertes à sa
vue ont contribué à former l'image d'un Cameroun marqué du
sceau de la « ruse » et de la
« mégalomanie » qui, naissent de
l'anarchie : « Des hommes arrêtés parce
qu'ils manquent de moyens de subsistance, des policiers qui s'éclipsent
les uns derrière les autres, des ricanements énervants, un monde
où chacun se croit le chef, un monde où chacun expérimente
son petit savoir . [...] Suis-je dans un pays où il est interdit de
crier : `'j'ai faim'' ou ''j'ai soif'' ?» (LDMM,
p.127-128). Dans cet espace camerounais ouvert, Zakaria Fadoul nous
promène dans la prison, un espace clos qu'il décrit comme
étant un État à part entière se trouvant dans un
autre État qui serait le Cameroun. Il montre de ce fait que c'est un
espace dans lequel s'organise une gigantesque mafia : un espace où
policiers et bandits se vendent les mèches. Étant dans une
cellule de prison, Zakaria Fadoul à qui les anciens prisonniers ont
refusé la « nourriture » journalière, crie
injustice et appelle au secours un policier « Mais à
peine le policier veut-il ouvrir la bouche que le prétendu chef lui
parle dans son dialecte et finalement le policier s'en va fermant la porte de
la même façon que précédemment. Quelle collusion y
a-t-il entre les policiers et les prisonniers ? » (LDMM,
p.133). Ces interrogations répétitives traduisent
l'étonnement du narrateur qui semble être pris dans
l'impossibilité de trouver des mots justes pouvant décrire et/ou
interpréter certaines scènes.
Aussi, pendant son séjour au Cameroun, Zakaria Fadoul
n'a pas manqué de porter un regard sur la question de l'emploi. De
là, il se dégage une autre image de l'espace camerounais,
caractérisé cette fois-ci par le chômage des jeunes. En
effet, le narrateur de Loin de moi-même fait un zoom sur les
diplômés qui pullulent devant les bureaux à la recherche du
travail. Cette réalité, il la découvre lorsqu'il se rend,
le 3 septembre, au Bureau Provincial de la main d'oeuvre de Yaoundé,
dans le but de chercher un emploi pour subvenir à ses besoins :
Il y avait là tout un monde de
chômeurs. Des jeunes actifs remplissaient le bureau, chacun se demandant
de quel côté la Providence serait un jour bénéfique.
Je me mêle à eux. Mais ce Bureau n'a pas d'emplois et il faut
attendre des jours pour que l'on fasse une offre pour un cuisinier ou pour un
menuisier ! Alors les jeunes se précipitent sur la fenêtre
bienfaitrice tendant leurs papiers. Si quelque voiture de diplomate stationne
ils se concentrent autour et attendent avec un oeil de vautour(LDMM,
pp.109-110)
L'évaluation de Zakaria Fadoul ici s'illustre par une
caricature des personnages évalués. Aussi, le paradoxe demeure
moins absent dans l'énoncé ci-haut cité :
« des jeunes actifs » attendant malheureusement et
passivement, « avec un oeil de vautour ». De là,
nous ne sommes pas loin de la technique narrative de Mahamat Hassan.
? rapprocher de près ces fragments de tableaux
définissant l'espace camerounais dans Loin de moi-même,
nous sommes tentés d'affirmer que les premières images
présentées (celles de la corruption, de l'injustice, de la ruse,
de l'arnaque, du vol, etc.) seraient la conséquence de celle
évoquée en dernier : le chômage.
Il convient aussi de signaler au passage que Mahamat
Hassan n'a certes pas séjourné au Cameroun, mais il se
dégage de son texte une perception de cet espace. Cette perception est
celle du Cameroun comme espace de refuge pour les Tchadiens que la guerre
contraint à l'exil. C'est ainsi qu'il écrit :
« Les habitants de N'djaména fuient leur ville comme un
volcan pour se réfugier de l'autre côté du fleuve, à
Kousseri, au Cameroun » (UTAA, p.97).
Il est à retenir que dans leurs
évaluations des pays de l'Afrique noire, les autobiographes du corpus
ont tous mis l'accent sur la question religieuse. Cependant, chacun d'eux n'a
porté son regard que sur sa dénomination. En sus du religieux,
Mahamat Hassan a abordé la question de l'éducation en Côte
d'Ivoire. Kosnaye, lui, présente le tableau d'une Afrique noire
caractérisée par des superstitions et des
stéréotypes, puis aborde la problématique de la
colonisation dans cet espace en évoquant ses abus, et
particulièrement les abus dont les femmes sont victimes. Zakaria Fadoul
quant à lui exhibe le vécu de l'espace camerounais à
travers lequel se dégage une image sombre et négative.
Nous pouvons retenir de ce qui suit que la vie en Afrique
noire est difficile, voire impossible. D'où, la nécessité
de continuer l'errance dans l'espoir de trouver une terre à la fois plus
accueillante et moins ingrate. Les images sont essentiellement
négatives, et le migrant est conduit à l'errance pour
nécessité de survie. Se trouvant loin de chez lui et de
lui-même, le jeune Tchadien à l'aventure est confronté aux
tribulations.Il traverse des pays, découvre le monde dans sa
diversité et tente de le saisir dans sa complexité. Dans cette
course effrénée, l'Afrique arabe non plus, n'a pas manqué
de l'attirer.
1-2- L'Afrique arabe
Signalons d'entrée de jeu que Mahamat Hassan est
le seul autobiographe parmi ceux du corpus à avoir parcouru l'espace
nord-africain. Il faut aussi préciser que dans Un Tchadien à
l'aventure, l'Égypte est le seul pays de l'Afrique du Nord ayant
servi de cadre migratoire. Dans le récit de Mahamat Hassan, il se
dégage une perception double de l'Egypte : négative et
positive. Le narrateur nous présente tout d'abord l'Égyptien
comme un beau parleur : « Les Egyptiens sont de beaux
parleurs. Ils ont le verbe facile et l'expression aussi... »
(UTAA, p.53). Ensuite, l'Égypte qui s'offre au regard de Mahamat Hassan
dès son arrivée est celle où règne la corruption.
En effet, il retrace la scène de leur descente à
l'aéroport du Caire où une américaine qui n'est pas en
règle corrompt les agents de sécurité pour passer, au
grand dam d'autres passagers se trouvant dans la même situation. Mahamat
Hassan se dit surpris par ce geste de
« partialité ». Il note : « Une
Américaine qui se tient à mes côtés pleure en
silence. Elle n'est même pas vaccinée. Son mari, qui est venu
l'accueillir, engage des pourparlers avec les agents du service sanitaire qui,
à ma grande surprise, la laissent passer. Je crois comprendre ce qu'ils
cherchent » (UTAA, p.50)
En dépit de ces évaluations
négatives de l'Égyptien et de son espace, Mahamat Hassan estime
que l'Égypte est après tout un pays de
« liberté », du « permis », de
« plaisirs et loisirs » ; un pays où
« il fait bon vivre ». Ce jugement du narrateur
émane des constats et des expériences. En effet, il constate un
nombre important de ressortissants de la péninsule arabe dont la
présence en Égypte est motivée par le fait de pouvoir
jouir de la liberté (dans le sens large du terme), de pouvoir
échapper aux interdits de l'islam en vigueur dans leur pays. Comme
à son accoutumé, Mahamat Hassan manifeste un sentiment de
surprise au vu du spectacle, avant d'essayer d'y trouver justification plus
tard. C'est ainsi qu'il écrit :
A l'aéroport du Caire je suis surpris par le nombre
de ressortissants de la péninsule arabique qui s'y trouvent, la
tête coiffée d'un mouchoir blanc et entourée par le
traditionnel cordon noir. Je me demande ce qu'ils font en si grand nombre mais
j'ai eu la réponse plus tard : ils viennent ici passer les
vacances. Le Caire leur offre tous les plaisirs et les loisirs d'un monde
moderne alors que chez eux tout est prohibé, même le simple regard
d'une femme. Ils se permettent ici tout ce qui leur est interdit là-bas
au nom de l'islam.(UTAA, p.49)
L'Égypte apparaît de ce fait non seulement
comme un lieu d'épanouissement mais aussi de rencontre et de la
diversité culturelle. Si l'épanouissement de l'immigré
s'accomplit grâce aux possibilités qu'offre l'espace, le
patrimoine égyptien est ce qui attire nombre d'immigrés
(touristes) créant ainsi ladite diversité. Dans Un Tchadien
à l'aventure, l'image dominante de l'Égypte est celle d'un
espace touristique. Mahamat Hassan retrace dans son récit ses rencontres
avec diverses personnes, nationalité et race confondues, venues dans le
but de découvrir les « merveilles de ce pays ». Ces
merveilles égyptiennes sont donc les pyramides bâties par les
pharaons ; ce sont aussi les momies : ces corps des rois morts depuis
des milliers d'années mais qui restent conservés grâce
à des techniques médicales propres aux Pharaons. C'est donc cet
art et cette science légués par les ancêtres des
Égyptiens qui, selon le narrateur, drainent tout un monde vers ce
milieu. Mahamat Hassan dont le projet de départ reposait en partie sur
l'envie de découvrir les chefs-d'oeuvre égyptiens, ne pourra que
donner cette image pompeuse d'un espace touristique inégalable. Dans ses
expressions retraçant les étapes de sa visite du site
pharaonique, le procédé comparatif perd sa place, donnant lieu
à un lexique exprimant la surprise et l'extase, mêlées
à l'étonnement :
Lorsque je débouche dans la salle
réservée aux momies, je trouve celle-ci bondée de
touristes de toutes nationalités. C'est encore l'une des merveilles de
l'Egypte pharaonique ! Les Egyptiens, par une technique qui leur
était propre et demeure jusqu'ici inconnue, ont su conserver les corps
de leurs rois morts pendant des milliers d'années. Le guide dit :
`'C'est la momie de Ramsès II, elle a deux mille ans''. Et là,
vous observez un corps maigre, la peau collée sur les os, mais intact.
Sans le rappel du guide, vous croiriez qu'il est mort voilà à
peine trois mois. Etonnant et mystérieux procédé
médical ! Une touriste française d'un âge
avancé, pousse un soupir tout près de moi :
- Oh, mon Dieu ! dit-elle toute émue, j'ai
fait le tour du monde, mais je n'ai jamais vu des choses pareilles.(UTAA,
p.55)
Il est donc à retenir du regard évaluateur
que l'Égypte, malgré la corruption perceptible au premier abord,
est davantage un espace viable, attrayant et ouvert. Mahamat Hassan la
présente de manière laudative. C'est un cadre touristique
authentique, original, où la liberté et la plénitude sont
de mise. C'est donc un environnement favorable à
l'épanouissement. Et pourtant, pas plus que les autres cadres
initialement présentés, celui-ci ne retient pas l'aventurier sur
place. Le migrant-errant est bel et bien « un Tchadien à
l'aventure », car il va continuer ses pérégrinations,
pour découvrir d'autres espaces.
2-Espaces européen et asiatique
Après une série de
pérégrinations et/ou d'errances à travers les pays
d'Afrique, les autobiographes de notre corpus traverseront les
frontières continentales pour se retrouver en Europe et en Asie (dans le
cas de Mahamat Hassan). Ces voyages en France, en Syrie et au Liban
s'inscrivent dans la logique de la quête du positionnement des
personnages. Le choix de ces espaces, comme ce fut le cas avec les pays
africains, repose sur des idéologies personnelles. En effet, chez
Mahamat Hassan, d'une part, c'est la volonté d'étudier dans un
pays arabe qui l'a conduit de l'Égypte en Syrie, d'où il fera une
excursion de découverte au Liban. Ainsi, qu'il s'agisse du Liban ou de
la Syrie, le choix de Mahamat Hassan, comme celui de tous les étudiants
africains s'y trouvant, a pour fondement la foi religieuse, l'islam :
« Tous les étudiants africains arrivés en Syrie
sont musulmans. La foi religieuse est déterminante pour le choix du pays
d'accueil. » (UTAA, p.85). D'autre part, le choix de l'espace
syrien par Mahamat Hassan repose sur la possibilité de pouvoir
décrocher une bourse d'étude qui lui était inaccessible en
Egypte pour des raisons politiques. En effet, il apparaît dans son
récit que, à cette époque, l'accès à la
bourse égyptienne pour les Tchadiens n'ayant pas une autorisation
dûment signée par les autorités tchadiennes, pose
problème. Ainsi, suivant les conseils d'un ami qui lui a montré
les enjeux de la situation, il s'envolera en destination de la Syrie pour y
tenter sa chance. C'est dans un style direct qu'il reprend les termes du
conseil de « ce confrère » :
- Ne perd pas ton temps ici, me dit-il, l'Egypte a bien
fortifié ses relations avec le gouvernement tchadien et elle ne te
donnera pas de bourse sans l'avis favorable de ce dernier. Mais par contre, si
tu vas en Syrie, tu n'auras aucun problème. Les Africains sont peu
nombreux là-bas et comme la Syrie désire consolider ses relations
avec nos pays, la formation de cadres africains est pour elle l'un des
meilleurs gages. Donc, fait ta valise et va-t'en ! conclut-il (UTAA,
p.57)
Telles sont, en effet, les circonstances ayant amené
Mahamat Hassan à choisir la Syrie comme espace migratoire.
Pour ce qui est du choix de la France comme espace
migratoire, les raisons qui se dégagent des récits de ces trois
autobiographes sont les mêmes. L'élément premier est ce
lien issu de la colonisation qui existe entre le Tchad et la France, lien qui
ayant donné lieu à l'instauration du français comme langue
nationale. Ainsi, pour ces autobiographes dont le pays d'origine est
francophone, étudier en France donne, selon eux, la
crédibilité au diplôme acquis. C'est ainsi qu'après
avoir obtenu sa licence en droit d'expression arabe en Syrie, Mahamat Hassan
juge utile de parachever son parcours en France, question de se perfectionner
en français et donner du poids à son cursus universitaire. De
même, après l'étape du Congo, sanctionnée par une
formation professionnelle qui a fait de lui un administrateur colonial, c'est
en France que Kosnaye choisit d'aller compléter sa formation afin de
pouvoir remplacer les colons français qui, en ce temps précis
(1958), tenaient encore les rênes de l'administration tchadienne. Aussi,
faut-il le spécifier, chez Zakaria Fadoul et Kosnaye, en sus de ces
raisons purement idéologiques, leur option pour la France est en partie
liée à l'influence des actions de leurs compatriotes qui y
étudiaient. Dans Loin de moi-même, l'immigration de
Zakaria Fadoul en France s'inscrit dans le cadre d'une visite qu'il rend
à ses amis et aussi bien d'une découverte de l'espace
français : « Le lendemain, je décolle pour la
France. La joie et l'inquiétude se mêlent en moi : joie
à l'idée de voir enfin le pays de de Gaule et de pouvoir
rencontrer mes amis... » (LDMM, p.62). Et pour N'GangbetKosnaye,
aller en France signifie un embarquement pour les études, mais aussi et
surtout retrouver le cadre idéal pour le militantisme politique. Son
attention accordée aux activités de ses compatriotes
étudiant en France lui vaut le titre de représentant de ceux-ci
à Bousso, province tchadienne : « En effet, à
Bousso, j'étais le correspondant de l'Association des étudiants
tchadiens en France (AETF). Je recevais régulièrement d'elle le
journal L'Etudiant tchadien, que je diffusais dans la
région » (TDJT, p.137).
Il est donc à retenir que le choix de Mahamat
Hassan pour l'espace syrien repose sur la volonté d'étudier dans
un pays arabophone et la nécessité d'obtenir facilement une
bourse d'étude. Le souci linguistique lié à son parcours
universitaire prolonge ses études en terre française. Comme lui,
les choix de Zakaria Fadoul et N'GangbetKosnaye se trouvent
régentés par l'histoire existante entre la France et le Tchad,
leur pays d'origine.
2-1- La France
Dans Loin de moi-même, Un Tchadien
à l'aventure et Tribulations d'un jeune tchadien, l'espace
français fait l'objet de diverses évaluations. Ces
évaluations qui sont le résultat des regards distincts se
recoupent et s'opposent à certains égards. Il faut signaler que
dans ces trois récits, la ville la plus représentative de la
France est Paris. Ainsi, chez Zakaria Fadoul et N'GangbetKosnaye, la capitale
française apparaît, au premier contact, comme la ville
lumière, c'est-à-dire une ville dans laquelle l'éclairage
est permanent, où on ne distingue ni le jour, ni la nuit. Chez Zakaria
Fadoul tout comme chez N'GangbetKosnaye, le sentiment dominant est celui du
dépaysement : « C'est le survol de Paris. Il est presque
deux heures du matin. La capitale française est abondamment
illuminée. Les lumières ressemblent à des étoiles
jetées du ciel sur la ville. Cette ville qu'on dit la plus belle du
monde » (TDJT, p.137). Cette vue lumineuse de Paris qui les
accueille dès l'entrée leur a permis de renforcer et/ou modifier
leurs jugements sur cette ville. N'GangbetKosnaye par exemple confirme
volontiers l'opinion générale qui fait de Paris la
première ville sur le plan mondial ; tandis que chez Zakaria
Fadoul, le dépaysement sème la confusion et fait naître
chez lui le sentiment de complexité. Cette confusion se justifie par le
fait que Zakaria Fadoul témoigne d'une certaine incapacité
à asseoir son opinion sur ces spectacles qu'il ne parvient d'ailleurs
à situer ni dans le réel ni dans l'imaginaire. C'est ainsi qu'il
relate cet embrouillamini :
Tout ceci est un peu étrange pour moi et je me
demande si mon frère n'a pas raison et si je ne me suis pas
laissé tromper par un diable qui essaie de me faire voir des illusions
[...] Paradis ou invention de Satan ? J'ouvre de grands yeux ; des
écritures en rouge, des écritures en vert, des lumières et
des personnes qui parlent et discutent ! C'est trop fort pour moi, je
n'arrive pas à comprendre... (LDMM, p.62)
Ici, l'évaluation tend à être
hyperbolique dans la mesure où Zakaria Fadoul donne l'impression d'avoir
à sa vue un spectacle extraordinaire d'où l'affluence des termes
tels que « étrange », « me faire voir des
illusions », « invention de Satan »,
« C'est trop fort pour moi... », dans un seul
énoncé exprimant une seule situation du moment.
En comparaison à Zakaria Fadoul et
N'GangbetKosnaye, le premier regard de Mahamat Hassan sur Paris exprime un
paradoxe. En effet, il en donne une peinture totalement opposée à
celles proposées par les deux autres autobiographes. Si dans Loin de
moi-même et Tribulations d'un jeune Tchadien, les
narrateurs exaltent vivement la modernité de Paris, celui de Un
Tchadien à l'aventure n'y trouve rien de majestueux. C'est ainsi
qu'il déclare : « A Paris, je ne suis nullement
dépaysé par les premières images : ni les meubles, ni
les bus ne me semblent particuliers [...] Je me dis que ce qui fait la
beauté et la grandeur de cette ville mondaine réside sans doute
ailleurs que sur ses façades » (UTAA, p.99).
Le jugement que Mahamat Hassan fait de l'espace parisien n'est
pas seulement différent ; il est même antithétique par
rapport à ceux de Zakaria Fadoul et N'GangbetKosnaye. Pendant que
Zakaria Fadoul confond Paris à « Paradis » et que
N'GangbetKosnaye la place au summum de toutes les villes du monde, Mahamat
Hassan parle d'une « ville mondaine » qui n'a
« rien de particulier ». Cette attitude sereine dont fait
montre Mahamat Hassan dès son entrée en France peut s'expliquer
par le fait qu'il avait eu à errer dans d'aussi grands pays
(Égypte, Ghana, Syrie, Italie) avant d'arriver en France. Or, cela n'est
pas vrai de Zakaria Fadoul et N'GangbetKosnaye qui ont quitté Fort-Lamy
(Tchad) pour la France.
Aussi, il faut signaler qu'au-delà de ses dimensions
architecturale et industrielle précédemment
évoquées, l'évaluation de l'espace français et
plus précisément de l'espace parisien demeure négative
chez Mahamat Hassan. Par métonymie, si le contenant doit refléter
le contenu, tel ne semble pas être le cas de Paris dont il estime que
l'image somptueuse que lui colle l'imaginaire collectif contraste parfaitement
avec les réalités du quotidien. Ainsi, comme pour montrer le
revers de la médaille, le narrateur de Un Tchadien à
l'aventure oppose au sociogramme français (pays d'abondance, de
beauté...) la description d'un espace clos en plein centre-ville de
Paris, où sont abrités des SDF (Sans Domicile Fixe) à qui
l'on inflige des traitements « inhumains » (dormir
superposés, manque de nourriture, manque d'eau pour assurer
l'hygiène...). Mahamat Hassan dont les difficultés
d'intégration ont poussé à solliciter ces lieux de refuge
en a gardé un souvenir qui n'en demeure pas moins un puzzle pouvant
aider à déterminer l'image de l'espace parisien en particulier et
français en général. C'est dans un accent de
désolation qu'il évoque ce dévoilement
démythifiant : « Je n'aurais jamais pu imaginer
qu'à Paris, ville mythique de beauté et d'abondance, il puisse y
avoir des endroits aussi détestables. » (UTAA, p.103)
Le récit analytique de Mahamat Hassan qui se
poursuit, l'amène à se rendre compte de la division sociale
majeure qui se meut dans l'espace parisien, mais très peu manifeste.
Ainsi, de son évaluation, il s'avère qu'à Paris, l'argent
prime sur l'Homme. Cela dit, la valeur de l'Homme ne se détermine que
par la somme d'argent qu'il possède. C'est en côtoyant à la
fois les parisiens du camp des SDF et ceux en dehors que Mahamat Hassan
parvient à s'imprégner de l'existence de cette
inégalité sociale. C'est dans un procédé de
comparaison qu'il présente cette autre image
« contrastée » de l'espace français :
Il n'y a aucune ressemblance entre les autres Parisiens et
ceux du Centre Nicolas Flamel. Ceux-ci sont sales, crasseux et fatigués
alors que les autres sont propres, élégants et vifs. Mes
camarades d'infortune me paraissent tous débiles. Ce sont les
damnés de l'industrialisation. La différence flagrante entre ces
deux classes de Parisiens c'est aussi l'argent. L'argent ici, peut vous
élever au plus haut rang de la société ! ne pas en
posséder vous rabaisse au fin fond des enfers. L'argent ici, fait le
bien, le mal, la haine, le respect, le beau. (UTAA, p.104)
? la liste des inégalités sociales et du manque
d'humanisme qui relève de l'espace parisien dans Un Tchadien
à l'aventure, nous pouvons ajouter, à la lecture de la
citation précédente, l'injustice, l'exploitation de l'homme par
l'homme comme éléments identitaires qui caractérisent
l'espace français vu par Mahamat Hassan.
Faisons remarquer en guise de précision que dans
Loin de moi-même, le regard de Zakaria Fadoul sur la France se
limite aux premières impressions qu'il donne au premier contact de
Paris. C'est N'GangbetKosnaye qui, comme Mahamat Hassan, a décrit avec
précisions les coins et les recoins de cet espace dont il donne une
image sinon négative, du moins quelque peu contrastée. ? tout le
moins, cette représentation de Paris, sous la plume de Kosnaye semble,
dès le départ, marquée du sceau de la positivité.
La France apparaît aux yeux de Kosnaye comme un espace de liberté
en comparaison au pays d'origine vu comme espace carcéral. C'est
à quelques heures de son départ vers la France que Kosnaye
formule implicitement une intention qui fait de ce pays européen un
eldorado : « A Gardolé où je vis avec mon
cousin, les cases sont construites les unes contre les autres. Aucun espace
où l'air peut souffler. Bientôt je m'échapperai de cet
espace carcéral. » (TDJT, p.136). Dans cette citation, la
perception de l'espace français par le narrateur s'appréhende
dans le sous-entendu, l'implicite, le non-dit ou le blanc que laisse
présager ses phrases.
Aussi, N'GangbetKosnaye présente-t-il l'espace
français comme un espace de droit, un espace où la liberté
de soi n'exclut pas celle de l'autre, où tout acte, tout geste, sont
mesurés avant accomplissement. Pour avoir déménagé
à la fin de son contrat de bail sans avertir sa bailleresse, Kosnaye a,
ainsi, encouru le risque de se faire poursuivre en justice, n'eut
été l'intervention des autorités de son
établissement et la clémence de la dame. Et le surveillant
général de saisir l'occasion pour lui faire la morale :
« Monsieur Gago ! En France, on ne quitte pas une chambre
comme cela ! On donne un préavis obligatoirement, sauf arrangement
spécial entre le locataire et le propriétaire, en l'occurrence
madame. Vous avez la chance, monsieur Gago, madame comprend les jeunes
Africains qui viennent pour la première fois en France.»
(TDJT, p.144). L'espace français peut, dans ces circonstances,
être contraignant pour les personnages comme Gago, issus d'un pays
où les notions de droit et/ou procédures judiciaires n'avaient
pratiquement pas cours.
Mais lorsque le sujet respecte à la lettre les
lois d'un pays, ce pays cesse d'être un espace de contrainte dans la
mesure où ces mêmes lois pourraient lui permettre de revendiquer
ses droits. Ainsi, en sus de ces images mythiques et générales
que nous retenons du regard évaluateur de N'GangbetKosnaye, la France de
celui-ci, à spécifiquement parler, est un espace de prise de
conscience et du militantisme. En effet, c'est à Paris que Kosnaye avoue
avoir pris conscience du fait national africain et du méfait de la
colonisation, entreprise pour laquelle il était pourtant l'un des
administrateurs avant d'arriver en France dans les années 1958. Et c'est
justement dans ce Paris des années 1950 où la révolution
nègre battait son plein, menée par des intellectuels noirs
animés d'un militantisme ardent que Kosnaye se rend compte de cet autre
rôle (lutte pour l'émancipation de la race noire) qu'il pouvait
jouer au-delà des études. Ainsi, il prend la tête de la
Fédération des étudiants d'Afrique noire en France (FEANF)
au sein de laquelle il s'imprègne amplement des enjeux du devenir
politique de son continent : «C'est au sein de la FEANF que je
prends lentement conscience du fait national africain et du méfait du
colonialisme. Des slogans simples mais réalistes et porteurs d'espoir,
des slogans qui ne sont nullement de vides velléités des jeunes
de mon âge... Je suis convaincu de lutter ainsi pour
l'émancipation du continent noir » (TDJT, p.147).
L'espace parisien de N'GangbetKosnaye se
révèle, de fait, un lieu de prise de conscience mais aussi et
surtout de liberté d'expression dans la mesure où il
s'avère un espace non hostile aux organisations révolutionnaires.
La mosaïque d'associations anticolonialistes et contre les
antinationalistes que créent les Africains selon leurs pays d'origine
corrobore le regard du narrateur:
La FEANF crée des associations de base qui font sa
notoriété et sa responsabilité. Ces associations sont
fédérées et réparties selon les territoires
d'origine des adhérents : ainsi, les sigles de ces associations
commencent toujours par « Association des
étudiants... » et finissent par « ...en
France... ». Ainsi, on a. - Côte d'Ivoire : AECIF ;
Tchad : AETF ; Dahomey : AEDF ; Haute-Volta :
AEVF ; Oubangui : AEOF, etc. (TDJT, p.147)
Une telle possibilité d'épanouissement
donnée aux jeunes Africains par la France dans un contexte où les
activités de la colonisation créent de temps à autre un
climat de haine entre Blancs et Noirs ne peut que marquer N'GangbetKosnaye qui,
on le verra dans le dernier chapitre, croupira des années en prison pour
avoir organisé une simple conférence débat dans son propre
pays.
En somme, l'espace français vu à travers
Paris, donne lieu à des évaluations qui varient d'un
autobiographe à un autre. C'est ainsi que, de la ville lumière de
Zakaria Fadoul et de N'GangbetKosnaye, Mahamat Hassan découvre
complètement l'envers : le Paris des sans-abris, de la
promiscuité, « d'êtres sales, crasseux et
fatigués ». De la France, espace de droit et de liberté
pour N'GangbetKosnaye, Mahamat Hassan oppose la France capitaliste où
l'argent prime sur la valeur humaine. Au-delà de l'importance narrative,
l'évocation de l'espace français recouvre une valeur symbolique.
De là, nous pouvons retenir que Paris est le lieu d'une prise de
conscience idéologique chez Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye.
2-2- La Syrie et le Liban
Mahamat Hassan est le seul autobiographe du corpus que
l'errance a conduit en Syrie et au Liban. Conformément à la
tradition du récit autobiographique et du récit d'aventure, le
narrateur de Un Tchadien à l'aventure ne manque pas de
présenter les premières images qui l'accueillent. Ainsi,
dès son atterrissage à l'aéroport de Damas, le
narrateur s'offre une vue qu'il expose au lecteur, avec quelques
supputations : « L'avion atterrit sur l'aéroport
entouré de fils de fer barbelés, surveillé par des radars
géants et des canons antiaériens. On dirait un aéroport
militaire. Tout cela me rappelle que la guerre du Moyen-Orient n'est pas finie.
Il y a eu seulement une pause. » (UTAA, p.59).
Évidemment, à travers cette description qui se veut
réaliste, le lexique utilisé par Mahamat Hassan donne à
voir que la Syrie est un pays de guerre. Aussi, pour y avoir
séjourné quatre années durant, Mahamat Hassan parvient
à remarquer que la Syrie des années 1978 dont il rapporte les
faits, est un cadre d'exil politique. Ce jugement naît du constat de la
présence massive des personnes de diverses nationalités qu'il
rencontre et qui, pour la plupart, sont animées d'idées
révolutionnaires. C'est ainsi qu'il écrit :
« Damas est à cette époque un nid de toutes sortes
de vrais et faux révolutionnaires. Des bureaux de `'fronts de
libération'' surgisse de partout. » (UTAA, p.79).
La Syrie religieuse n'est pas aussi perdue de vue par le
narrateur de Un Tchadien à l'aventure. Ainsi, la pratique de
l'islam vue comme source de division resurgit sous la plume de Mahamat Hassan.
En effet, si toute évaluation n'exclut pas la subjectivité, le
choix des « sites » qui donnent lieu à cette
évaluation n'en est pas du reste. Ce qui est
« valeur » pour un personnage oriente sans cesse sa vision,
au point de devenir une obsession. Ainsi, le tableau de la Syrie que
présente Mahamat Hassan se révèle peu différent de
celui qu'il donne du Liban. Comme la Syrie, le Liban apparaît comme un
pays de guerre. Cette évaluation est perceptible dès le
sous-titre du chapitre: « Au Liban : Beyrouth en
feu » (UTAA, p.65) mais c'est à travers le récit
qu'elle laisse choir l'émotion du narrateur : « La
guerre continue ses ravages et ses destructions. Terrible destin pour un pays
aussi beau ! » (UTAA, p.67). L'antithèse,
procédé habituel de Mahamat Hassan revient une fois de plus dans
cet énoncé évaluateur : « terrible
destin » opposé à « un pays aussi
beau ».
Il faut aussi noter que si l'image du Liban peut se fixer
de par ses deux pans (guerre et conflit religieux) évoqués,
au-delà de ces deux aspects négatifs qui leur sont communs, la
Syrie se révèle un pôle de formation professionnelle
pour Mahamat Hassan. En effet, c'est dans cette Syrie
caractérisée par des conflits de tout genre que le personnage de
Un Tchadien à l'aventure obtient sa licence en droit. Comme
N'GangbetKosnaye avec l'espace français, et Zakaria Fadoul avec l'espace
sénégalais, Mahamat Hassan, dans l'espace syrien, nous
promène dans le milieu universitaire où il nous montre les
idéologies en vogue, orchestrées par les étudiants. En
évaluant ces différentes associations, le narrateur estime que la
leur (celle regroupant les ressortissants des pays francophones) est
dénuée de tout préjugé. C'est dans un
procédé de comparaison qu'il évoque les diverses tendances
idéologiques :
Contrairement aux associations estudiantines arabes, la
nôtre n'est pas déchirée par des divisions
idéologiques prononcées. Au sein de l'association soudanaise, par
exemple, il y a autant d'idéologies que de membres : il y a les
bâassistes, les nassériens, les communistes, etc... toute une
foule de tendances et de partis qui se contredisent, se méprisent et se
bousculent pendant les assemblées générales
ordinaires. (UTAA, p.84)
Bref, la Syrie et le Liban apparaissent comme des
espaces conflictuels. Au-delà de ces images négatives, la Syrie
se révèle un pôle de formation professionnelle. De
là, le milieu universitaire syrien est vu par Mahamat Hassan comme un
milieu générateur d'idiologies.
Au terme de cette première partie portant sur
l'évaluation des espaces migratoires, il ressort que le choix des pays
opéré par Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye est
un choix idéologique. Aussi, les évaluations qu'ils ont faites de
ces espaces relèvent de la subjectivité dans la mesure où
chaque autobiographe n'est intéressé que par les spectacles
relevant de ses goûts. C'est ce qui justifie la disparité et,
parfois même, le contraste dans la perception des images, dans la
présentation des mêmes lieux, dans l'évaluation des
mêmes espaces.
II- CONDITIONS D'ACCUEIL
Il sera question pour nous, dans cette partie,
d'évaluer les types d'accueil auxquels Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et
N'GangbetKosnaye se sont confrontés. En effet, diverses conditions
d'accueil sont observables dans Loin de moi-même, Un
Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien.
Ces conditions qui oscillent entre positivité et
négativité sont variables selon les espaces et les situations du
moment traversés par chaque autobiographe. Cet exercice nous permettra
d'une part de justifier certains regards évaluatifs analysés
précédemment et, d'autre part, de mesurer l'expérience
migratoire de chacun d'eux.
1. Un milieu, un accueil
Selon que chaque autobiographe de notre corpus se retrouve
dans tel ou tel autre milieu, l'accueil qui lui est réservé n'est
pas le même. Ainsi, lors de leurs séjours d'errance, Zakaria
Fadoul, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye évoquent le degré
d'hospitalité reçue dans chaque pays. De ce fait, qu'il s'agisse
de leurs séjours en Afrique, en Europe ou en Asie, l'accent est mis sur
le premier contact avec l'espace d'accueil puis la possibilité
d'intégration sociale.
1-1- Les séjours en terres
africaines
Dans Loin de moi-même, Un Tchadien à
l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien, les
séjours en terres africaines sont marqués du sceau de la
turbulence. En effet, il faut noter que si, chez Mahamat Hassan l'accueil
reçu en Afrique est constitué de nombreuses vicissitudes, il est
essentiellement frappé d'un signe positif chez N'GangbetKosnaye et
négatif chez Zakaria Fadoul.
En effet, à la différence de Zakaria Fadoul,
Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye n'avaient pas éprouvé trop de
difficultés pour s'intégrer dans les pays africains. Dans Un
Tchadien à l'aventure, le narrateur ne manque pas de
témoigner des courtoisies vouées à son égard lors
de son arrivée à Soubré, province ivoirienne. Pour saluer
cette gratitude, il décline avec aisance l'identité de son
hôte : « Ibrahim Kossi, le directeur de la medrassa,
me réserve un accueil chaleureux » (UTAA, p.27). Ces
accueils chaleureux qui leur sont réservés, créent en eux
un climat de confiance vis-à-vis des autochtones. Mahamat Hassan dont le
premier voyage vers la Côte d'Ivoire sème l'inquiétude,
finit par se rassurer : « Ces bonnes paroles me rassurent et
font disparaître toutes mes inquiétudes. On me loge dans la
chambre de Oumar, un jeune enseignant qui est en même temps le bras droit
de l'imam Mory Moussa » (UTAA, p.23). Il en est de même
pour Kosnaye chez qui le doute se dissipe au vu des personnes sorties
massivement pour l'accueillir lors de son arrivée à Doba :
« Tout le monde est là pour m'accueillir. [...] Il n'y a
pas l'ombre d'un doute, je serai heureux, très heureux »
(TDJT, p.21)
Le climat de confiance ainsi instauré permet à
Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye un épanouissement total durant leurs
séjours en Afrique. Le personnage de Tribulations d'un jeune
Tchadien constate avec enthousiasme la réussite de son
intégration à Bousso : « Des mois passent. Mon
séjour se déroule sans histoires, je noue des relations
très amicales avec le sultan, jeune comme moi et doué d'une vive
intelligence. Nous nous promenons, chassons le fauve et prenons souvent nos
repas ensemble. Je suis maintenant bien intégré dans le
milieu. » (TDJT, p.127). Comme N'GangbetKosnaye, Mahamat Hassan
noue des relations intimes avec les gens de son milieu d'accueil :
Je fais la connaissance d'un pêcheur du nom de
Yacouba, originaire de Man (Côte d'Ivoire). [...] Yacouba m'invite
à passer une journée avec lui au bord du fleuve. [...] Pour
fêter ma présence parmi eux, mes hôtes me préparent
une tortue au grand déjeuner ! C'est la première fois que je
goûte cette chère et je la trouve bonne. Des expressions de
sympathie, comme celle-ci, à mon égard sont nombreuses.
(UTAA, p.30)
Expressions de sympathie, de solidarité,
d'hospitalité, tels sont les maîtres-mots exprimant les conditions
d'accueil en Afrique de Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye. Dans UnTchadien
à l'aventure, le narrateur salue le courage et la
générosité des femmes de son hôte, qui ne manquent
jamais à leurs « devoirs » : apporter des soins
qu'il faut à tout étranger. Ce geste de civilité, sans
doute lié à l'éducation et la culture des habitants de
Khorogo (Côte-d'Ivoire) a profondément marqué Mahamat
Hassan. C'est avec émoi qu'il relate cet humanisme qu'il trouve sans
égal :
Je touchais à peine à mon salaire. J'avais
tout à ma disposition et gratuitement ! même mes habits
étaient lavés et repassés régulièrement par
les femmes de mon hôte. Et chaque matin, avant la prière de l'aube
et avant même que je fusse réveillé par l'appel du muezzin,
elles déposaient devant ma porte un seau plein d'eau chaude. Elles
n'avaient pas failli un seul jour à cette routine contraignante !
parfois la maison recevait trois ou quatre étrangers de passage et
à chacun un seau plein d'eau chaude était assuré. Elles ne
dormaient pratiquement pas. J'avais pitié d'elles. Une telle
hospitalité, je ne l'ai connue nulle part ailleurs en Afrique et je ne
l'oublierai jamais. (UTAA, p.47)
Comme pour renchérir à cet aveu de Mahamat
Hassan, N'GangbetKosnaye évoque la charité salvatrice qui leur
était offerte par une femme pendant qu'ils moisissaient à
Moundou. En effet, n'ayant ni argent, ni provision, Gago et ses amis, jeunes
élèves se trouvant dans une ville inconnue d'eux auparavant,
n'ont d'autre choix que de rabattre leur espoir sur l'attente d'une main
généreuse. Et dans ce continent où les hommes ont
« le coeur sur la main », ces enfants ne perdent rien
à attendre. Comme par hasard, c'est une voisine qui témoigne sa
gratitude : « Elle nous considère d'ailleurs comme
ses enfants et nous donne de temps en temps une calebasse de boule non sans
perdre une seule occasion de blâmer nos parents
respectifs... » (TDJT, p.70).
Dans les récits de Mahamat Hassan et de
N'GangbetKosnaye, il ressort que la bienfaisance à l'égard des
étrangers est, chez l'Africain, un impératif. Pour la plupart des
hôtes rencontrés par N'GangbetKosnaye, faire du bien à un
voyageur est un devoir qui permet de diffuser la bonne réputation de sa
communauté, de son pays. C'est ainsi que pour avoir créé
une altercation avec lui, une jeune congolaise avait été
obligée par ses compatriotes de lui présenter des excuses afin,
disent-ils, de prouver à l'immigré que le Congo est un pays
accueillant et hospitalier : « - Le problème n'est
pas là, lui dit Agathon, revenant à son idée. Tu dois lui
présenter des excuses. [...] Que pensera-t-il des filles du Congo si tu
ne le fais pas ? Cela sera une honte qui retombera sur nous tous.
Montre-lui que nous sommes un pays accueillant et hospitalier ».
(TDJT, p.117)
Dans Un Tchadien à l'aventure tout comme dans
Tribulations d'un jeune Tchadien, l'altruisme est bien
évidemment ce qui définit essentiellement les actes de la plupart
des hôtes rencontrés par Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye.
Mahamat Hassan fait remarquer que le voyageur qui a pour destination un pays
d'Afrique ne doit pas se faire de souci quant à son logement. ?
défaut d'une personne chez qui loger, la mosquée,
l'église, sont par ailleurs lieux d'hébergement des sans
domiciles :
A Abidjan je ne connais personne pour m'héberger.
Il existe à Adjané une petite mosquée wahhabites où
logent des voyageurs démunis ou sans proches pour les accueillir. Ici,
personne ne songe à aller à l'hôtel, même les grands
commerçants. En Afrique, d'une manière générale,
les hôtels, les auberges ne font pas partie de notre mode de vie. Il est
vrai aussi que les grands hôtels bâtis çà et
là dans les grandes villes sont destinés en priorité aux
étrangers et ne sont pas à la portée de toutes les
bourses. (UTAA, p.32).
Bien qu'il se trouve en Côte-d'Ivoire, Mahamat Hassan
ne se voit nullement comme étranger. Ce sentiment d'appartenance
à la communauté africaine se lit dans la citation
précédente lorsqu'il parle des étrangers en excluant son
statut d'étranger que l'on peut définir par rapport à son
pays d'origine. Le narrateur de Un Tchadien à l'aventure dont
le rêve est celui d'une Afrique unifiée, homogène, montre
que même au-delà des frontières africaines, la
solidarité africaine est manifeste. Ainsi, il évoque le cas de
l'organisation des étudiants africains en Syrie, à travers
laquelle, il voit les signes de l'unité africaine :
« L'association des étudiants africains en Syrie joue un
rôle extrêmement important. Elle a aussi la particularité de
réunir toutes les nationalités africaines, saufs les Soudanais et
les Erythréens qui se prétendent arabes et qui ont leurs propres
associations. Je la compare en quelque sorte à une petite O.U.A
(Organisation de l'Unité Africaine). » (UTAA, p.73).
En dépit de quelques difficultés
d'intégration liées au manque d'emploi et aux divisions
religieuses observables dans les récits de Mahamat Hassan et de
N'GangbetKosnaye, les deux autobiographes se sentent mieux en
sécurité étant en Afrique qu'ailleurs. En quittant
l'Égypte pour la Syrie, Mahamat Hassan exprime un sentiment
d'inquiétude parce que, dit-il, « L'Egypte, c'est
l'Afrique, tandis que la Syrie c'est l'Asie, un continent peu familier pour
moi. » (UTAA, p.58)
Rappelons que si les conditions d'accueil en Afrique
sont favorables pour Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye, cela n'est pas vrai de
Zakaria Fadoul chez qui l'accueil dans les pays africains était
complétement mitigé. En effet, si dans Loin de
moi-même, le continent africain se révèle un espace
traumatisant, ce jugement trouve sa justification dans les accueils
négatifs auxquels s'est confronté le narrateur. Qu'il s'agisse de
son séjour au Congo, au Sénégal ou au Cameroun, Zakaria
Fadoul s'est heurté à des rejets de tous genres. Ainsi,
dès leur arrivée à l'université de Kinshasa, les
jeunes Tchadiens nouvellement venus se trouvent encerclés par les
anciens étudiants dont l'entreprise consiste à
« tondre » les nouveaux avant de les intégrer :
« Nous arrivons à l'Université. [...] Mais à
peine avons-nous mis pied à terre que nous voici encerclés.
Sommes-nous en Algérie, en Palestine, au Vietnam ou en Afrique du
Sud ? [...] L'accueil n'est pas fait pour calmer les nouveaux
arrivés qui viennent juste d'avoir la notion de
grandeur ». (LDMM, p.64). En sus de ce premier accueil
tumultueux, Zakaria Fadoul et ses camarades se heurtent à la haine
ethnique. Les jeunes congolais emploient volontiers le sociogramme
« Arabou... Arabou » pour les qualifier des
« sauvages et sanguinaires » : « Ils
prononcèrent quelques phrases en lingala, phrases dans lesquelles nous
ne pouvions saisir que le terme « arabou », sauvages et
sanguinaires.» (LDMM, p.65).
Contrairement à Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye,
Zakaria Fadoul ne parvient pas à s'épanouir dans ses milieux
d'accueil. Sa présence instaure un climat de méfiance. Il devient
de ce fait l'homme à craindre et dont il faut se méfier :
« Vous venez pour draguer nos filles ! nous lançaient
certains d'entre eux. Les étudiants nous soupçonnaient aussi
d'être venus au Zaïre pour voler les diamants zaïrois et, quand
ils voulaient insulter un étranger, « trafiquant »
était l'un des termes qu'ils utilisaient. » (LDMM, p.66).
Si l'Afrique de Mahamat Hassan et deN'Gangbet Kosnaye est un espace où
le logement d'un étranger relève du devoir, cela est encore
contraire à l'expérience de Zakaria Fadoul qui, même avec
son propre argent, n'a pu se payer une chambre au Cameroun. Une fois de plus,
le chemin d'intégration pour lui est truffé de malentendu, de
haine et de conflit :
Il est donc convenu que je reste dans la chambre pour dix
jours. Mais voilà qu'aussitôt la femme change d'attitude. Elle
essaye de faire du tapage et me dit qu'elle n'a pas besoin de mon argent et
qu'elle a reçu du propriétaire l'ordre de me faire
déguerpir. « Je ne peux pas rester dans la rue. Comment
veux-tu que je quitte la maison sans avoir trouvé autre chose et avant
l'expiration de notre convention ! » Mais elle ne semble pas
être femme à comprendre mes plaintes. « Rends-moi la
clé, et mets tout de suite tes bagages dehors ». (LDMM,
pp.94-95).
Par cet accueil réservé à Zakaria
Fadoul, l'image de la femme africaine telle qu'elle se dégage dans
Tribulations d'un jeune Tchadien et Un Tchadien à
l'aventure (femme hospitalière, serviable, etc) perd de sa
crédibilité. Ces conditions d'accueil particulières qui se
dégagent dans Loin de moi-même corroborent notre
affirmation selon laquelle l'accueil, dans n'importe quel espace, relève
de l'individualité et de l'état d'esprit du moment. Au vu de
l'endurance subie par Zakaria Fadoul dans le processus de son
intégration, nous sommes tenté de faire remarquer
l'écroulement du masque miroitant le mythe de l'Afrique
hospitalière ; quand bien même, le rejet que subit celui-ci
relève de quelques individus particuliers et qu'en termes de
proportions, son expérience est unique, minime. Dans sa situation,
l'étranger n'est plus cet être sacré envers qui
l'autochtone voue une magnanimité ; il devient adversaire dans la
lutte de positionnement social. Et, dans le cas d'espèce, le recours
à la violence comme moyen d'intimidation, de défense de
« l'identité », devient une alternative :
« Ambam, le 9 octobre. Je viens d'être battu par deux
sinistres personnes » (LDMM, p.120).
Le mauvais accueil de Zakaria Fadoul atteint son comble
lorsqu'il se retrouve en prison : « Me voici enfermé
dans une cellule avec des jeunes garçons. La cellule est pleine d'urine
et pue. » (LDMM, p.126). Dans cette Afrique supposée
sienne, le personnage de Loin de moi-même croupit en prison
parce que ne possédant pas des pièces d'identité.
Traitement inhumain, conflit de tout genre, tels étaient les conditions
d'accueil de Zakaria Fadoul en Afrique. Toutes les personnes qu'il a
rencontrées, si elles ne se montraient pas indifférentes à
son égard, parvenaient au moins à le frustrer. Même la
police qui, normalement devrait contribuer à améliorer sa
situation n'a fait que l'empirer. Il l'avoue tristement :
« Le soir, les policiers me conduisent au Commissariat
Emi-Immigration. Le Commissaire crie gaillardement, enferme toutes mes affaires
et me laisse dehors sous la pluie, dans le froid et avec ma
faim. » (LDMM, p.125)
Bref, durant leurs séjours en terres africaines,
Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye ont bénéficié des
conditions d'accueil favorables. Cela a facilité leur intégration
et a contribué à leur épanouissement. Contrairement
à eux, l'accueil de Zakaria Fadoul en Afrique est marqué du sceau
de la négativité. Ce qui, somme toute, donne à voir un
séjour cauchemardesque, car le narrateur n'a pas manqué de faire
preuve d'une victimisation durant tout son séjour au Cameroun.
1-2- Insertion sociale du personnage en Europe et en
Asie
Signalons d'entrée de jeu que dans Loin de
moi-même, le narrateur n'a pas fait cas des conditions d'accueil
durant son séjour en France. ? travers cette ellipse, il serait
possible de lire le signe de l'éblouissement de Zakaria Fadoul, voire
penser qu'il est victime de ses préjugés favorables sur la France
quand, en Afrique, il ne parle que de l'accueil négatif. Toutefois,
signalons que le récit de Zakaria Fadoul a une fonction cathartique.
C'est donc à juste titre que le narrateur met l'accent sur les
mésaventures qui l'ont emporté loin de lui-même.Aussi,
faut-il le préciser, son séjour en France a été de
courte durée parce que s'inscrivant dans le cadre d'une visite à
ses amis durant les vacances alors qu'il était élève au
lycée « franco-arabe d'Abéché ». S'il
a abondamment peint l'Afrique négativement, cela peut aussi s'expliquer
par le fait que c'est dans cet espace africain qu'il a connu des
déboires. Ainsi, pour réussir à reconstituer le moi, il
entreprend de nommer le « mal » afin de pouvoir le
conjurer. Telles peuvent être, à notre avis, les raisons du
silence sur les conditions d'accueil en France et son contraire en Afrique.
Pour ce qui est de Tribulations d'un jeune Tchadien
et Un Tchadien à l'aventure, le processus de l'insertion
sociale des personnages en Europe est parsemé d'embûches. En
effet, si en Afrique, trouver un toit pour se réfugier ne fait aucun
souci pour Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye, tel n'est pas le cas en France.
? Paris, Mahamat Hassan se retrouve en pleine rue et ne sait où
aller : « Je me trouve brusquement en pleine rue. Je ne sais
où me réfugier. Je ne connais personne chez qui je pourrais
passer mes nuits errantes. Dormir dans les stations métro ? Non,
j'ai trop peur de me frotter à des clochards crasseux et
débiles. » (UTAA, p.103). N'GangbetKosnaye quant à
lui, mue par l'illusion de la solidarité africaine, débarque chez
Jacko, un ancien étudiant Tchadien, dans l'espoir de trouver abri.
Malheureusement, l'accueil auquel il est confronté constitue pour lui
une désillusion. C'est dans un accent de regret qu'il relate cette
scène de rejet :
Ma valise sur la tête, je monte au premier niveau.
Je sonne en appuyant fortement. Un monsieur sort furieux :
« Vous êtes fou ? Qu'est-ce que vous me voulez à
cette heure-là ? ». Je m'apprête à lui
demander des excuses, mais le monsieur ferme violemment sa porte. Je monte
maintenant au deuxième niveau. Là je prends le soin de sonner
doucement sans trop insister. Une vieille femme, certainement une veuve, ouvre,
mais effrayée par la présence d'un nègre portant une
valise sur sa tête, elle s'enfuit sans fermer sa porte. Ayant aussi eu
peur, je monte plus vite pour arriver au troisième niveau. Je me dis
qu'il ne faut plus sonner. Alors je frappe doucement, mais assez longuement
quand même. La porte s'ouvre. Un jeune Noir de grande taille, cheveux
ébouriffés, sort de la chambre et dit :
- Ici Jacko ! Qu'est-ce qui ne va pas ?
- Je suis boursier du Tchad, réponds-je
intimidé. Je viens d'arriver et je viens vous voir comme L'Etudiant
tchadien nous le conseille.
- Mais on a retenu un hôtel pour vous loger pendant
les premiers jours ! Je ne peux pas vous garder. Je n'ai pas de
place !... (TDJT, p.138)
? toutes les portes frappées, N'GangbetKosnaye
n'a trouvé que rejet et déception. La gratitude et la compassion
qu'on témoignait à son égard durant ses séjours en
pays africains, il ne les rencontre guère dans cette France capitaliste
décrite précédemment par Mahamat Hassan :
« Profondément déçu et transpirant à
grosse gouttes [...] Jacko n'a pas daigné m'aider à transporter
la lourde valise ». (TDJT, p.138). Lui qui s'attendait à
une excuse de Jacko le lendemain, le revoit plutôt en train de
légitimer son acte de la veille. L'ancien étudiant Tchadien fait
comprendre à ses compatriotes que les réalités
françaises ne sont pas à confondre avec celles d'Afrique :
« Je dois vous dire que la vie en France n'est pas celle à
laquelle nous étions habitués chez nous, dans notre beau et
charmant pays. Chez nous, il y a de la place pour tout le monde. Ici, je n'ai
qu'une seule chambre... » (TDJT, p.139).
En sus de ces accueils mitigés qui leur
étaient réservés par leurs compatriotes, N'GangbetKosnaye
et Mahamat Hassan butent sur bien d'autres obstacles rendant difficiles leur
intégration. Mahamat Hassan évoque le racisme français
ambiant qui ne permet pas aux immigrés noirs d'accéder aux
emplois. Ainsi, étant sans abri d'alors, le personnage de Un
Tchadien à l'aventure décide de chercher du travail pour
pouvoir se payer un logement, mais jamais la providence n'a été
de son côté. Et ce, non pas à cause du manque de
compétence, mais à cause de la couleur de sa peau :
Je visite quatre à cinq agences de
recrutement par jour. [...] Le soir, je rentre toujours déçu et
exténué par la lecture prolongée des annonces et les
marches harassantes dans le métro. [...] Une fois, à
l'A.N.P.E. du deuxième arrondissement, je fais rire malgré moi la
jeune hôtesse qui me reçoit. Après avoir relevé
l'annonce qui m'intéresse, je prends soin de lui demander de
préciser à l'employeur que c'est un candidat noir, pour
éviter un déplacement inutile (UTAA, pp.101-102).
Les difficultés d'intégration
évoquées par N'GangbetKosnaye sont celles liées au
savoir-vivre. En effet, il se dégage de Tribulations d'un jeune
Tchadien que tout ce qui est valeur pour le personnage est vu comme
abomination par les Français qu'il a rencontrés. Ainsi, durant
leur premier jour à Paris, Kosnaye et ses camarades avaient eu du mal
à s'adapter. Leurs actes souvent interprétés comme
relevant de l'inconduite ne favorisent pas leur accueil. C'est ainsi que pour
avoir mangé trois plats de résistance d'affilé, sans
daigner même laisser les os de poulets, les jeunes étudiants
tchadiens seront renvoyés du restaurant. C'est dans un accent
humoristique que Kosnaye relate cette scène plutôt comique :
- Messieurs, commence la dame un peu gênée.
Tout à l'heure, j'ai oublié de vous demander où est-ce que
vous aviez mis les os de poulets que je vous ai servis.
- Nous les avons mangés. D'ailleurs, nous avons
trouvé qu'ils étaient tendres.
- Ça alors ! s'exclame-t-elle.
Un silence lourd s'établit. La dame s'en va en
secouant la tête
La voilà qui revient après une quinzaine de
minutes et redemande si elle peut enfin servir le dessert.
- Encore des steaks, madame.
- Oh non ! ça suffit, messieurs, ça
suffit comme ça ! Le cuisinier n'est pas votre esclave. [...] Vous
pouvez aller voir ailleurs.
- Mais madame c'est notre argent !
- Je m'en fous de votre argent ! (TDJT,
p.142)
La réaction de la française qui, apparemment,
naît de ce qu'un Français peut appeler manque de civilité
de la part de ses clients, est interprétée par Gago et ses amis
comme étant du racisme. Car, pour eux, « si c'était
un restaurant tchadien ou libanais, on pourrait manger tout ce qu'on
voudrait » (TDJT, p.14).
Malgré les multiples accueils désolants, tant du
côté de ses compatriotes que du côté des
Français, le narrateur de Tribulations d'un jeune Tchadien
estime, toutefois, que tous les Français ne sont pas forcément
mauvais. Ce jugement nuancé naît d'un accueil chaleureux que lui a
réservé la famille de son condisciple Charles, à Grenoble.
C'est lorsque cette famille attribue gratuitement un appartement à
N'GangbetKosnaye que celui-ci réalise qu'il pouvait exister des
Français aussi hospitaliers : « Emu, je ne
trouve pas assez de mots gentils pour remercier toute la famille. Je me mets
à balbutier. La famille comprend mon trouble qui les émeut
également. » (TDJT, p.144). Cet accueil singulier vient
une fois de plus ratifier notre hypothèse selon laquelle la question
d'accueil est individuelle et variable. Elle est donc liée à
l'humanisme de celui qui reçoit ; c'est pourquoi dans un seul et
même espace, il est possible que l'on puisse se heurter à des bons
et mauvais accueils à la fois.
Pour ce qui est de l'insertion du personnage en Asie,
il faut aussi signaler que Mahamat Hassan est le seul autobiographe parmi ceux
du corpus à parcourir l'espace asiatique (Syrie Liban). Les conditions
d'accueil qui relèvent de son séjour en Syrie sont
également peu fastes. En effet, le narrateur ne manque pas de souligner
les démêlés que lui et ses condisciples ont eus avec leurs
bailleurs. Ce mauvais accueil émane d'un traitement d'humeur que les
propriétaires infligent aux étudiants :
Nous avons parfois des démêlés
avec nos propriétaires. Un jour d'été, vers onze heures,
Baba Keïta, le Camerounais, descend précipitamment dans la chambre
pour me dire que les élèves voltaïques qui habitent le
quartier voisin font l'objet d'une expulsion abusive. Il insiste pour qu'on y
aille. [...] Arrivés sur les lieux, nous trouvons tout le monde en plein
déménagement. Les Voltaïques, le propriétaire de la
cave et son frère, en tenu kaki, transportent les affaires dans la rue.
Le spectacle est désolant. (UTAA, p.76)
Du reste, en dehors des regards
stéréotypés que les autochtones jettent sur lui,
l'insertion de Mahamat Hassan en Syrie a été difficile, eu
égard au conflit religieux en vogue dans ce pays. Ainsi, pour avoir
laissé pousser amplement sa barbe, Mahamat Hassan fera l'objet de
confusion et confrontation idéologiques. Cette barbe qui lui permet de
s'intégrer aisément d'un côté, devient motif de
rejet de l'autre. Pris dans ce tourbillon, le narrateur de Un Tchadien
à l'aventure exprime son étonnement :
Drôle de pays que la Syrie ! Le port de la
barbe, ici, crée une curieuse confusion. Les frères musulmans
vous croiront des leurs et les communistes aussi. Les premiers vous appelleront
akhi (frère) et les seconds rafig (camarade). Quant aux bâasistes,
du parti au pouvoir, ils éprouvent une haine profonde pour les autres.
Ce sont leurs ennemis jurés, même s'ils reconnaissent apparemment
certaine légalité au mouvement communiste. (UTAA, p.62)
Il est donc à retenir qu'en dehors de Zakaria
Fadoul qui n'a connu que déboires, les séjours de Mahamat Hassan
et N'GangbetKosnaye en Afrique sont couronnés de gaieté et
d'abondance. Pour ce qui est de leur insertion en Europe, les deux
autobiographes ont connu des séjours mitigés en dépit des
accueils chaleureux exceptionnels voués à N'GangbetKosnaye. En
Syrie, Mahamat Hassan beigne dans des conflits idéologiques qui rendent
difficile son intégration. Au regard de ces accueils complexes, il
serait juste d'admettre que la magnanimité n'est pas une affaire de
continent, de pays, ni de groupe mais une disposition personnelle.
2. Rôle du personnage dans le processus de son
intégration sociale
Dans le processus d'intégration, ce n'est pas
seulement la communauté réceptrice qui doit s'ouvrir, celui qui
veut être accueilli doit aussi être enclin à fournir des
efforts. Ces efforts peuvent être d'ordre moral ou physique. Ainsi, dans
Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure et
Tribulations d'un jeune Tchadien, les personnages ont oeuvré
pour la nature (facile ou difficile) de leur intégration sociale en
terres étrangères. L'acception des valeurs de l'Autre et la mise
en oeuvre du savoir-faire sont des stratégies communes
développées par Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et
N'GangbetKosnaye.
1-3- Acceptation des valeurs de l'Autre
L'Autre, ce concept cher à la littérature
comparée, désigne l'altérité. Dès lors, est
autre, tout ce qui relève du différentiel. De là,
l'étranger est cet être perçu comme venant d'un autre
pays : il est cet individu qui a sa langue, sa culture, son système
de valeurs. Mais l'Autre est simplement ce qui paraît étrange, non
familier, c'est pourquoi humainement parlant, l'on a tendance à rejeter
ce qui est étranger. Ce rejet, très souvent, est motivé
par l'angoisse et la culpabilité qu'un sujet éprouve devant
autrui qui est susceptible de l'amener à réviser son
identité. Et pourtant, l'Homme a tendance de ne pas vouloir abandonner
ce qui constitue son être, sa personne, ses valeurs. D'où, le
rejet perpétuel de l'Autre. Cependant, pour qu'il y ait cohésion,
l'acceptation de l'Autre (malgré ses « limites »,
son « unité », sa prétendue
« pureté ») peut relever d'une
nécessité. Dans un débat télévisé
portant sur le thème `'Dieu et la République'',
où il était question de l'intégration des musulmans en
France, Nicolas Sarkozy s'adressant à l'islamologue-philosophe Tariq
Ramadan souligne cette évidence : « Quand on veut
s'intégrer, il y a la communauté nationale qui doit s'ouvrir mais
celui qui veut être accueilli doit faire un effort... »
(Sarkozy, Dieu et la République, 100 minutes pour
convaincre, France 2, Paris, France, 2003).
Durant leurs séjours en Afrique, en Europe et
aussi bien en Asie, Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye se sont,
dans certaines circonstances, pliés aux exigences de leurs milieux
d'accueil pour réussir leur intégration et, dans d'autres, ils
s'y sont opposés. Ainsi, pendant son séjour en Côte
d'Ivoire, malgré les contraintes, Mahamat Hassan s'était
efforcé à ne manquer aucune prière en groupe, question
d'éviter d'attirer les regards négatifs des membres de sa famille
d'accueil : « Je m'adapte petit à petit à mon
nouveau milieu. Toutes les prières s'accomplissent en groupe dans la
mosquée. La moindre absence est remarquée. La prière la
plus pénible est celle du matin qui se déroule à quatre
heures : il faut être vraiment courageux et pieux pour accomplir
cette obligation. » (UTAA, p.24). De même, étant au
Sénégal, Zakaria Fadoul ferme les yeux sur les attitudes
libertines de ses compagnons afin de préserver l'esprit de groupe :
« La scène me fut fort désagréable, je
voulus les quitter mais c'était contraire à mon savoir-vivre et
j'avais beau être émotionnellement faible, mon éducation
tenait bon.» (LDMM, p.77)
Le savoir-vivre et/ou l'éthique, c'est justement
ce qui détermine le caractère social de l'individu. A propos,
Philippe Hamon écrit :
Mode d'évaluation de la relation sociale
entre les personnages ; celle-ci est en effet toujours plus ou moins
ritualisée, et la relation interpersonnelle, relation entre sujets
individuels ou collectifs, est toujours médiatisée par des
normes, des morales, des arts de recevoir, de se présenter,
manières de table, théories et systèmes politiques,
conduites de séduction, rites de passage, étiquettes diverses,
contrats d'échange, tabous sexuels, etc...(HAMON, 1984, p.107)
Les autobiographes de notre corpus misent donc sur le
savoir-vivre pour s'intégrer. En Côte-d'Ivoire, Mahamat Hassan
conseille, de fait, un autre immigré qui peine à s'insérer
parce que refusant de se soumettre aux exigences de sa société
d'accueil :
Ecoute mon vieux, moi aussi je me suis trouvé
au début dans la même situation que toi. Je n'épouse pas
toutes leurs idées, encore moins leur attitude extravagante à
l'égard des autres musulmans. Mais moi, j'ai un but à
réaliser et je me soumets à leur mode de vie, aux règles
qui me plaisent comme à celles qui me déplaisent ! Il est
difficile de faire changer quoi que ça soit. Donc pour éviter une
rupture prématurée avec eux, je te conseille de te soumettre...
peut-être qu'ainsi, de l'intérieur, tu pourras atténuer
leur extrémisme. Enfin, un dernier conseil, évite surtout les
rites hebdomadaires des tidjani. (UTAA, p.41)
Fort de cette expérience, l'auteur de Un
Tchadien à l'aventure réitère ce conseil à un
autre immigré en Syrie. En effet, Raymond admettait mal le fait que son
ami le Syrien prenne le soin de mettre hors vue toutes ses soeurs avant de
l'inviter chez lui. Un acte sans doute culturel mais mal accepté par
l'Africain qui l'interprète comme relevant du manque de confiance et de
considération à son égard. Et Mahamat Hassan
d'intervenir : « Ecoute Raymond, ce n'est pas aujourd'hui
que tu as commencé à vivre avec les musulmans pour
t'étonner de leurs moeurs et de leurs coutumes. L'islam a toujours
interdit le mélange entre hommes et femmes, tu le sais bien, non ?
Ils ne vont pas modifier cela maintenant pour tes beaux yeux. »
(UTAA, p.96)
Tout porte à croire que le fait de vouloir
modifier, ici et maintenant, une mentalité préexistante,
ancienne, est une entreprise fastidieuse. Ainsi, pendant ses tiraillements au
Cameroun, Zakaria Fadoul se rend compte que la résistance face à
l'influence de la société d'accueil ne pourra qu'engendrer
conflits. Aussi opte-t-il pour un jeu de résignation face à la
police camerounaise : « Je comprends maintenant la fourberie
de ces interventions. Pour m'en sortir je dois jouer la résignation, la
soumission, j'essaye de l'apitoyer.» (LDMM, p.135). Plus Zakaria se
fait petit devant ses hôtes, plus sa situations s'améliore :
« Si je veux essayer de m'en sortir il faut maintenant essayer de
sourire avec ce Camerounais. » (LDMM, p.137).
Décider de suivre, opter pour la résignation, le
conformisme, permet de remédier à la rivalité qui pourra
naître entre l'immigré et ses hôtes. Cependant choisir cette
posture, c'est aussi accepter de tronquer une part de son identité
contre celle de l'Autre. Dans cette situation, certaines mentalités
préfèrent la sauvegarde de leurs valeurs au détriment de
la servitude. C'est le cas de N'GangbetKosnaye qui, en France, a choisi de
rompre le contrat de bail suite aux exigences de sa bailleresse qui lui
interdit de jouer la musique africaine :
Je commence ainsi à organiser mon style de vie.
J'ai pu louer une petite pièce dans l'appartement d'une vieille veuve de
80 ans. Elle (sic) est dure à vivre et ne veut absolument pas entendre
un petit bruit. Elle a surtout horreur de la musique congolaise. Dès que
je mets un disque de Franco ou de jazz, elle se précipite chez moi pour
me dire qu'elle ne supporte pas le bruit du tam-tam, cette musique, dit-elle,
« de sauvages». La cohabitation n'est pas facile. (TDJT,
p.143)
C'est aussi le cas de Zakaria Fadoul avec ses
compatriotes au Congo. En effet, les jeunes étudiants tchadiens
nouvellement atterris à l'université de Kinshasa, refusent de
taire leur orgueil pour se soumettre aux caprices des anciens. Ils choisissent
ainsi de livrer bagarre que de se faire humilier pour gagner une faveur. C'est
ainsi qu'il écrit :
« Ils criaient que nous étions dans
l'erreur ennous montrant récalcitrants, mais nous, nous trouvions qu'ils
étaient dans l'erreur de vouloir nous tondre et nous injurier sans
raison. » (LDMM, p.66)
En somme, l'acception des valeurs de l'Autre est un exercice
essentiel dans le processus de l'intégration de l'immigré.
Suivant cette voie qui chemine par le savoir-vivre, Zakaria Fadoul, Mahamat
Hassan et N'GangbetKosnaye ont pu se faire accepter dans leurs milieux
d'accueil. Il faut aussi retenir que cette option n'exclut pas la
contamination, voire la perte de l'identité de ceux-ci. C'est pourquoi,
lorsque les exigences emportent avec eux l'honneur et la dignité, les
trois autobiographes optent pour la résistance.
1-4- Mise en oeuvre du savoir-faire
Une fois en terres d'accueil et face à la
difficile condition de vie, l'immigré se trouve dans l'obligation
d'assumer ses responsabilités. Ainsi, pour subsister, la mise en oeuvre
du savoir-faire devient moyen adéquat. Dans les oeuvres de notre corpus,
Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye ont maintes fois eu recours
au travail pour remédier à leurs difficultés.
Lorsque privés de leur bourse par le gouvernement
tchadien pour des raisons idéologiques, N'GangbetKosnaye et ses
compatriotes n'ont pas hésité à se tourner vers la bourse
du travail. La quête de ces emplois est motivée par la
nécessité de subsister afin de pouvoir poursuivre la quête
de l'idéal. Et, en de pareilles circonstances, place n'est pas au choix
de la qualité du travail : « Pour subsister en France
et continuer à militer et à étudier, chacune des victimes
de la décision gouvernementale doit chercher un travail, un petit job en
langage estudiantin : garde barrière dans la banlieue parisienne ou
en province, veilleur de nuit surtout à Paris, gardiennage des enfants
dans les patronages, cours particuliers, plonge dans les
restaurants... » (TDJT, p.148)
C'est par ces « petits jobs »
dénichés çà et là lors de ses errances que
Mahamat Hassan arrive au bout de son objectif. En effet, depuis le Mali,
n'ayant plus d'argent pour effectuer la suite de son voyage, le personnage de
Un Tchadien à l'aventure voyait déjà la
nécessité de trouver du travail : « Oui, il
faut que je travaille, mais quel genre de travail puis-je faire ? Le Mali
est un pays où l'islam est solidement ancré. [...] Alors je crois
que je suis bien tombé : j'ai moi-même une formation
d'instituteur bilingue (arabe-français) et je pense trouver facilement
un poste d'enseignant dans l'une de ces medrassa... » (UTAA,
p.20). Dans presque tous les pays traversés, Mahamat Hassan a fait
valoir ses compétences pour gagner dignement son pain. Comme
N'GangbetKosnaye, face à l'insignifiance de la bourse, il consacre ses
vacances aux travaux afin de garantir sa rentrée de classe à
venir. C'est ainsi qu'il écrit : « La bourse
syrienne, comme je l'ai déjà dit, couvre à peine nos
besoins essentiels. Pour s'en sortir, il faut travailler pendant les grandes
vacances. [...] C'est ainsi que je me suis fait embaucher dans une
société franco-grecque qui entreprend un projet d'adduction d'eau
[...] Faute de qualification professionnelle, je suis recruté comme
simple manoeuvre. » (UTAA, p.92). Après l'enseignement au
Mali et en Côte-d'Ivoire, le creusage des canaux d'eau en Syrie, Mahamat
Hassan s'engage dans une usine à Paris. Ce « nouvel
emploi », comme l'indique le titre du récit, s'inscrit dans la
même logique de positionnement social : se payer une maison pour
éviter de traîner dans la rue. De là, l'angoisse de Mahamat
Hassan par rapport au manque du travail trouve toute sa justification :
Après un mois de boulot dans la
société de nettoyage, mon contrat expire avec le retour des
vacanciers portugais. Il me faut trouver un autre `'job'' au plus vite. [...]
Par l'intermédiaire d'une agence de travail temporaire, je suis
embauché dans une usine de fabrication de grandes boites de peinture.
Mon rôle consiste à ranger les couvercles de ces boites dans
d'énormes caisses. (UTAA, p.105)
? l'instar de Mahamat Hassan et de N'GangbetKosnaye,
Zakaria Fadoul, de même, se lance à la quête du travail
lorsque rien ne va. En effet, étant au Cameroun, n'ayant aucun refuge
parce que rejeté de partout, le personnage de Loin de
moi-même décide de voler de ses propres ailes. Comme Mahamat
Hassan au Mali, mais désespérément dans son cas, il se met
à la recherche d'un poste d'enseignant : « Je
décide alors d'aller d'école en école pour me renseigner
sur la manière de recruter les enseignants et sur les conditions
à remplir. Mais il faudrait qu'il y ait de la
place ! » (LDMM, p.110). ? la différence de Mahamat
Hassan et de N'GangbetKosnaye, la quête de « petits
jobs » qu'entreprend Zakaria Fadoul ne facilitent pas son
intégration (au Cameroun par exemple) parce que vouées à
l'échec. Las de se promener, le personnage juge utile de laisser
tomber :
Je me promène tout le temps avec des tissages que
le jeune fils du gardien m'a appris à faire. C'est un travail à
la fois artistique et commercial. Toute la journée je traverse la ville
de part en part, montrant mes confections à tous. Mais cela se vend mal
et il vaut mieux que je laisse tomber si je n'arrive pas à avoir un peu
d'argent pour mes sobres besoins. (LDMM, p.110)
Il convient de remarquer aussi que l'enjeu de la mise en
oeuvre du savoir-faire par l'immigré ne se limite pas seulement à
la nécessité de subvenir à ses « sobres
besoins » mais bien plus, cela peut aussi faciliter ses relations par
le travail bien abattu. Cette remarque est vraie dans le cas de Mahamat Hassan
qui, nous remarquons dans le récit, parvient souvent à gagner la
confiance de ses hôtes par la manifestation et la viabilité de son
savoir-faire. ?Soubré par exemple, il gagne la totale confiance de son
hôte par le travail mérité : « Ibrahim
apprécie beaucoup ma formation. Il me confie tout ce qui est relatif
à l'enseignement. » (UTAA, p.28). Aussi, faut-il le
souligner, si le séjour de Mahamat Hassan à Khorogo était
marqué du sceau de la plénitude, il faut avouer que cette
intégration réussie doit en partie à la mise en oeuvre du
savoir-faire du personnage. En effet, pour avoir réorganisé et
donné un cachet particulier à l'école de cette
localité dont la renommée ne dépassait pas le seuil de
l'établissement, Mahamat Hassan parvient à prendre place dans le
coeur de tous les habitants de son milieu d'accueil. C'est avec enthousiasme
que le narrateur de Un Tchadien à l'aventure parle de ce
chef-d'oeuvre, fruit de son imagination, qui lui a valu le prix d'une
intégration exceptionnelle :
L'écho de notre modeste école dépasse
déjà les frontières du pays sénoufo. Son importance
grandit de jour en jour. Les parents d'élèves, satisfaits, me
comblent de louange. La célébrité de notre école
est telle que des parents qui me rencontrent en cours de route ou quelque part
en ville, me promettent d'y envoyer leurs enfants à la rentrée
prochaine. D'autres prennent la ferme décision de retirer leurs enfants
des écoles françaises où ils poursuivent normalement leurs
études pour les inscrire chez nous. (UTAA, p.42)
Ainsi, par le travail abattu, la société
d'accueil juge de l'importance sociale de l'immigré. L'évaluation
témoignée à l'égard du personnage de Un
Tchadien à l'aventure par les habitants de Soubré et de
Khorogo, atteste de cette évidence. Hamon écrit fort à
propos du savoir-faire qui émane du travail :
Tout travail, en tant que rencontre d'un sujet et
d'un objet médiatisée par une compétence, une
expérience, un outil et un tour de main, pourra donner lieu à un
commentaire sur le savoir-faire du personnage (maniement correct ou incorrect
de l'outil, travail soigné ou bâclé, résultat
heureux ou ratage, etc.), commentaire porté soit par le narrateur, soit
par un autre personnage délégué à
l'évaluation, soit par le personnage du travailleur lui-même.
(Hamon, 1984, pp.106-107)
Il est donc à retenir que, par le savoir-faire, Zakaria
Fadoul, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye ont pu se faire une place chacun
dans leurs sociétés d'accueil. Nous avons aussi vu dans cette
partie du chapitre que, dans les oeuvres de notre corpus, les conditions
d'accueil sont des données muables. Ainsi, le processus de l'insertion
sociale peut subir l'influence de par le rôle que joue le personnage,
candidat à l'intégration.
Au terme de ce chapitre où il était question
d'analyser les espaces migratoires évalués par les narrateurs de
Loin de même, Un Tchadien à l'aventure et
Tribulations d'un jeune Tchadien, et de dégager les conditions
d'accueil qui en ressortent, il convient de retenir que les évaluations
proposées par Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye sont
marquées du sceau de la subjectivité. Cela se justifie par
l'éclectisme dont ils font montre face aux spectacles du monde. Dans
leurs évaluations, les thèmes sociaux sont brocardés
(satiriques). La comparaison, l'oxymoron, le paradoxe, l'hyperbole et l'ironie
sont entre autres des procédés ayant accompagné leurs
jugements. En recourant à la synecdoque, ils sont parvenus, par
l'évocation des réalités morcelées, à coller
une image à chaque pays évalué. Images qui, avons-nous
précisé, s'inscrivent dans une période bien précise
de l'histoire. L'analyse des conditions d'accueil nous a aussi permis de voir
que certaines perceptions des espaces sont liées aux types d'accueil
auxquels se sont confrontés les autobiographes. Ces accueils, avons-nous
remarqué, sont variables ; c'est pourquoi dans les mêmes
espaces, en dépit des efforts personnels d'intégration accomplis,
les accueils réservés à Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et
N'GangbetKosnaye se recoupent et s'opposent à la fois.
DEUXIÈME PARTIE : GENRE AUTOBIOGRAPHIQUE ET
EXPÉRIENCE MIGRATOIRE
Montrer en quoi les textes de Zakaria Fadoul Khidir, Mahamat
Hassan Abakar et Michel N'Gangbet Kosnaye sont des récits
autobiographiques de la migration, était la question principale qui a
guidé notre réflexion jusque-là. Nous sommes partis du
postulat selon lequel, tout récit de voyage s'inscrit dans la logique
circulaire, définie par la présentation de l'état initial,
le départ et le retour au pays natal. De là, nous avons eu
à observer que les oeuvres des auteurs de notre corpus incorporent
plusieurs espaces partagés entre un « ici » et un
« ailleurs ». Ainsi, dans la première partie de
notre travail, nous avons eu à montrer comment les trois narrateurs ont
présenté, chacun, son pays d'origine et ses pays d'accueil. Dans
la logique du cheminement de notre pensée, nous voulons démontrer
dans cette partie, que ces histoires de la migration et d'espoir sont
effectivement prises en charge par des « je »
autobiographiques qui ont opté pour un genre leur permettant de
raconter sobrement et sans détour leurs expériences
migratoires.
Nous traiterons cette deuxième manche de notre
travail en deux chapitres. Dans le premier chapitre, nous proposerons une
poétique de ces trois récits selon les critères
énumérés et théorisés par Philippe Lejeune.
L'enjeu de cette analyse sera de déterminer et confirmer la nature
autobiographique de ces textes. Dans le dernier chapitre, nous examinerons les
expériences migratoires que relatent les trois narrateurs.
L'intérêt de cette étude réside au fait qu'elle nous
permettra de dégager la symbolique de ces récits de la migration.
Il sera question de montrer que le choix du genre autobiographique par les
auteurs de notre corpus n'est pas gratuit, et que, en choisissant
d'écrire l'histoire de leurs pérégrinations par le biais
de l'autobiographie, ils ont, en même temps, produit des oeuvres
littéraires.
CHAPITRE TROISIÈME : L'AUTOBIOGRAPHIE EN
ELLE-MÊME
La considération de l'autobiographie comme une
activité littéraire à part entière est un fait
récent en littérature. Dans l'Antiquité, elle était
un discours qui servait de défense et de justification lors des
procès ou des entreprises commerciales. Au XVIIe et XVIIIe
siècles, elle fut considérée comme une activité
mineure, sinon extra-littéraire et assimilée aux mémoires,
termes qui signalaient un manque extrême de rigueur et une absence
d'ambition littéraire sérieuse. C'est au XIXe siècle
qu'elle acquiert ses lettres de noblesse. Mais de tout temps, l'autobiographie
a été honnie, a fait l'objet des débats
controversés dans les milieux universitaire et intellectuel32(*). En dépit des querelles
idéologiques qui l'entourent, elle n'en demeure pas moins un genre
littéraire. Théorisée par plusieurs critiques, elle a ses
règles de codification comme tous les autres genres. Dans ce chapitre,
loin de la prétention d'assurer la « défense et
illustration » du genre autobiographique, nous entendons simplement
partir des principes retracés par Philippe Lejeune dans Le Pacte
autobiographique pour faire la poétique des textes de Zakaria
Fadoul Khidir, Mahamat Hassan Abakar et Michel N'Gangbet Kosnaye, afin de
montrer en quoi ils sont véritablement autobiographiques. Nous mettrons
de ce fait l'accent sur les éléments du « pacte
autobiographique » et du « pacte
référentiel », deux critères permettant, selon
Lejeune, de déterminer la nature autobiographique d'un récit.
I. ÉLÉMENTS DE BASE DU PACTE
AUTOBIOGRAPHIQUE
Par éléments de base du pacte autobiographique,
nous faisons allusion à l'ensemble des indices permettant d'affirmer la
nature autobiographique d'un texte. Ce sont des données plurielles qui
peuvent s'appréhender dans le texte et dans le paratexte. Ainsi, Lejeune
met l'accent sur la situation d'énonciation qui amène à
réfléchir sur la question d'identité de celui qui
énonce. Le pacte autobiographique, écrit-il,
« c'est l'affirmation dans le texte de cette identité
renvoyant en dernier ressort au nom de l'auteur sur la
couverture. » (Lejeune, 1975, p.26). Mais pour qu'il y ait acte
autobiographique, comme le laisse entendre sa définition, il faut
nécessairement qu'il s'agisse d'une histoire de personnalité.
Partant de cette base, nous soulignerons cette contrainte thématique
avant de nous pencher sur la problématique de l'énonciation,
garant du pacte autobiographique qui trouve sa confirmation dans le pacte
référentiel.
1. Contrainte thématique
De son étymologie grecque, le terme autobiographie est
composé de trois termes : auto : soi-même, bios :
la vie et graphein : écriture, d'où la définition
générale : récit que fait quelqu'un de sa propre vie.
Lejeune note (p.14) que le sujet de l'autobiographie doit porter sur une vie,
sur l'histoire d'une personnalité. Ceci implique que l'autobiographe,
dans le processus de la reconstitution de sa personnalité, doit tenir
compte de tous les aspects de sa vie, c'est-à-dire en commençant
par l'enfance pour remonter (récit rétrospectif). Car, le pacte
autobiographique étant un tout, on ne peut « expliquer qui
on était sans dire qui on est. » (Lejeune, 1975, p.174).
Pour ce qui est des textes de notre corpus, Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et
N'Gangbet Kosnaye font preuve d'un effort de synthèse du moi. Cependant,
le défaut de mémoire est remarquable dans leurs récits. Le
moi n'est pas présenté dans sa totalité, dans la mesure
où, certains aspects de la vie sont délaissés (enfance de
Mahamat Hassan par exemple), d'autres sont tombés dans l'oubli ou ont
simplement été étouffés par le mécanisme
d'autocensure. Cette infidélité de la mémoire se traduit
dans le récit par les ellipses, les points de suspensions ou les
incohérences dans les faits racontés.
Dans Un Tchadien à l'aventure, le narrateur
avoue de temps à autre l'impossibilité de se rappeler tout le vu
et le vécu : « De Ouaga, je ne me souviens pas
beaucoup de choses à part l'hôtel restaurant... »
(UTAA, p.18). Puis, page 113, « Et d'autres encore dont j'ai
oublié les noms..., bref tout un quartier
là-haut... ». Seuls les faits marquants occupent une
bonne place dans le souvenir : « Je me rappellerai toujours
mon premier cours à la faculté de Droit. » (UTAA,
p.74). Aussi, l'autocensure aidant, Zakaria Fadoul et Mahamat Hassan,
contrairement àN'Gangbet Kosnaye (TDJT, p.20 et p.116), ne feront pas
cas de leurs relations intimistes. De même, face à la
complexité des souvenirs, N'Gangbet Kosnaye ne parvient pas à
allier les faits. Cette défectuosité de la mémoire
s'observe à la fin de son récit où se lit un brouillage
important. En effet, dans le premier paragraphede la page 171, le narrateur
annonce qu'il n'est pas marié : « Saké et moi
ne sommes pas encore mariés. Mes camarades, des hommes mariés,
tout en nous montrant les avantages et les inconvénients du mariage, ne
manquent pas de nous faire voir les aspects positifs de la vie à deux,
surtout pour des hommes engagés comme eux. » (TDJT,
p.171). Le récit se poursuit sans accélération
évidente. Puis, subitement, au dernier paragraphe de la même page,
il annonce la visite de sa fille de six ans : « Docteur et
Sazi reçoivent leurs épouses, Saké sa fiancée et
moi ma fille de six ans... » (TDJT, idem). Cette apparition
soudaine de la petite fille fait prendre du recul au lecteur que nous sommes et
nous amène à suspecter la
« véracité » de ce récit. N'Gangbet
Kosnaye s'est-il autocensuré pendant la transcription des circonstances
de la naissance de sa fille ? Une naissance hors mariage ? Question
bien évidemment sans importance lorsque nous assimilons toutes ces
failles au défaut de la mémoire. Dans L'autobiographie,
Georges May fait remarquer que « Toute autobiographie qui
est oeuvre littéraire est de ce fait suspecte d'infidélité
à la vérité de tous les jours. » (May,
1979, p.86)
Bref, la contrainte thématique en autobiographie
postule la nécessité d'un récit axé sur la
personnalité, le moi. Les textes de notre corpus n'ont pas
dérogé à cette règle, sinon, les mémoires
des narrateurs ont été sélectives dans la
présentation de la personnalité.
2. L'énonciation
L'énonciation est la manière d'énoncer
par la parole ou par écrit. ? propos, Le Dictionnaire du
littéraire écrit : « L'énonciation
qu'Emile Benveniste définit comme la « mise en fonctionnement
de la langue par un acte individuel d'utilisation » (1974, p.80), est
un fait du langage qui laisse dans l'énoncé les traces ou marques
du sujet parlant ou écrivant. » (Aron Paul et al, 2002,
p.233). Philippe Lejeune précise que si le `'je'' de Benveniste renvoie
simplement à un nom ou une entité qu'on peut désigner par
un nom, cela n'est pas suffisant dans le contexte de l'énonciation du
discours autobiographique. En effet, selon lui, c'est au « nom
propre » que doit renvoyer le `'je'' qui assume
l'énoncé autobiographique. Ainsi, il pose le problème de
l'autobiographie par rapport au nom propre, estimant que toute
l'énonciation est prise en charge par l'auteur dont l'oeuvre porte le
nom derrière la couverture. De là, il en vient à poser
l'identité commune entre auteur-personnage-narrateur comme
critère valide de séparation de l'autobiographie d'avec ses
genres voisins. C'est donc sur cette identité que repose le
« pacte autobiographique » qui tient lieu de contrat entre
l'auteur et le lecteur.
Lejeune note (p.27) que cette identité entre
auteur-personnage-narrateur peut s'établir à deux
niveaux :
- Implicitement, elle peut être visible au niveau de la
liaison entre auteur-narrateur à l'occasion du pacte. Deux formes
peuvent à cet effet être remarquables : l'emploi des titres
qui rassurent que la première personne renvoie à l'auteur ;
l'incipit qui laisse choir l'engagement du narrateur pour le lecteur de par ses
attitudes faisant croire que c'est l'auteur.
Ces remarques sont vérifiables dans les textes de notre
corpus mais à des degrés variables. En effet, de tous les trois
titres : Loin de moi-même, Tribulations d'un jeune
Tchadien et Un Tchadien à l'aventure, c'est apparemment
celui de Zakaria Fadoul qui semble rassurer a priori d'une possible
incidence entre le `'je'' et l'auteur. Ceux de Mahamat Hassan et N'Gangbet
Kosnaye paraissent à première vue un peu vagues,
indéfinis, généraux. Chez Mahamat Hassan et N'Gangbet
Kosnaye, l'engagement vis-à-vis du lecteur au niveau de l'incipit vient
éclairer la zone d'ombre : « Pour que le lecteur
puisse comprendre ce récit de mes aventures... » (UTAA,
p.7) ; « Gago, tel est mon nom... » (TDJT,
p.14) ; mais chez Zakaria Fadoul le narrateur semble confiant et prend
cette liaison pour évidence en déroulant son récit sans
engagement quelconque auprès du lecteur : « Je suis
né dans un village de brousse. » (LDMM, p.11).
- De manière patente, cela est visible par le nom que
porte le narrateur-personnage et qui est le même que celui de
l'auteur.
Lejeune souligne que le nom en question peut
apparaître tardivement dans le récit, voire après une
centaine de page au cas où, il n'est pas omis dans le récit parce
que pris pour une lapalissade. Cela est vrai de Loin de moi-même
et Un Tchadien à l'aventure. Les auteurs s'appellent Zakaria
Fadoul Khidir et Mahamat Hassan Abakar, comme les donnent à voir
lespremières de couverture, et les personnages-narrateurs portent les
mêmes noms lorsque l'on entre dans le récit. Ces noms apparaissent
aussi tardivement dans le récit comme le postulait Lejeune. Le narrateur
de Loin de moi-même est nommé à la page 126 :
« Alors, Fadoul ça va ?... » (LDMM,
p.126) et celui de Un Tchadien à l'aventure à la page
49 : « - Vous allez, cher Mohammed, rester pendant une
semaine en observation dans un hôtel près de
l'aéroport. » (UTAA, p.49).
Signalons que dans Tribulations d'un jeune
Tchadien, ce critère vient semer davantage le doute quant à
l'affirmation de la nature autobiographique de ce récit. En effet, sur
la première de couverture, l'auteur se nomme Michel N'Gangbet
Kosnaye ; cependant, le narrateur-personnage qui assume le récit
à la première personne déclare se nommer
Gago : « Gago, tel est mon nom, le nom que la tradition
m'a attribué. J'ai peut-être vu le jour en 1935 ou 1938 comme nous
allons le voir. Je suis venu au monde dans un gros village du nom Holo
peuplé des paysans conscients et laborieux. » (TDJT,
p.14). Même si cet incipit peut amener le lecteur à supposer que
Gago est le double de l'auteur, rien a priori ne peut le justifier.
Lejeune souligne d'ailleurs (p.25) que dans l'autobiographie, on ne devine pas,
on constate. Il insiste en effet sur le fait que l'identité n'est pas
une ressemblance mais un fait ; tant le fait se constate alors que la
ressemblance peut être sujette à discussion :
Identité n'est pas ressemblance.
L'identité est un fait immédiatement saisi- accepté ou
refusé, au niveau de l'énonciation ; la ressemblance est un
rapport, sujet à discussions et nuances infinies, établi à
partir de l'énoncé. L'identité se définit à
partir de trois termes : auteur, narrateur et personnage. Narrateur et
personnage sont des figures auxquelles renvoient, à l'intérieur
du texte, le sujet de l'énonciation et le sujet de
l'énoncé ; l'auteur représenté à la
lisière du texte par son nom, est alors le référent auquel
renvoie, de par le pacte autobiographique, le sujet de
l'énonciation.(Lejeune, 1975, p.35).
C'est ainsi qu'il schématise son entreprise
autobiographique :
AUTOBIOGRAPHIE
Hors-texte
texte
Hors-texte
Personne de l'auteur A = Narrateur
S.E.
=
S.e. personnage modèle
(Abréviations : A= Auteur, S.E.= Sujet de
l'énonciation, S.e. = Sujet de l'énoncé, /
Relations : = identique à, ressemblance).
C'est donc par cette classification possible que Lejeune
conjure la confusion qui pourra naître entre l'autobiographie et les
autres formes de la fiction autobiographique (biographie, roman
autobiographique etc.). Il serait pourtant hâtif de conclure sur ce coup
que Tribulations d'un jeune Tchadien est une autofiction, car le
« pacte autobiographique » en soi, comme nous le remarquons
dans le schéma ci-dessus, n'est valide que grâce au
« pacte référentiel ». Nous verrons dans la
deuxième partie de ce chapitre que les références
para-textuelles et aussi bien intra-textuelles inscriront ces textes dans le
registre autobiographique et dénieront les tentations d'une quelconque
fiction qui entourent le récit de Michel N'Gangbet Kosnaye.
II. LE PACTE RÉFÉRENTIEL
Le pacte référentiel pose le problème de
la « véracité » du récit
autobiographique. En effet, si par le pacte autobiographique, l'auteur s'engage
à dire la « vérité », cet engagement
doit s'accompagner des indices qui permettront au lecteur de confirmer et/ou
d'attester de cette « vérité ». Lejeune fait
remarquer qu'en dehors de la biographie (genre), c'est par ce pacte que
l'autobiographie s'oppose encore aux autres formes de fiction. C'est ainsi
qu'il écrit :
Par opposition à toutes les formes de fiction, la
biographie et l'autobiographie sont des textes
référentiels : exactement comme le discours scientifique ou
historique, ils prétendent apporter une information sur une
« réalité » extérieure au texte, et
donc se soumettre à une épreuve de vérification. Leur but
n'est pas la simple ressemblance mais la ressemblance au vrai. Non
« l'effet du réel », mais l'image du réel.
Tous les textes référentiels comportent donc ce que j'appelle un
« pacte référentiel » implicite ou explicite,
dans lequel sont inclus une définition du réel visé et un
énoncé des modalités et du degré de ressemblance
auxquels le texte prétend. (Lejeune, 1975, p.36)
Il faut préciser qu'en mettant l'accent sur la
« véracité », Lejeune n'a pas manqué
de mettre en exergue la sélectivité de la mémoire du
narrateur qui est susceptible de morceler « le
réel ». De là, il met en garde le lecteur contre la
prétention à une stricte vérification, comme ce serait le
cas d'une investigation que mènerait un journaliste, un géographe
ou un historien. L'essentiel sera plutôt de parvenir à
déterminer le « modèle » (Lejeune appelle
`'modèle'' ce réel auquel l'énoncé entend
ressembler) sur quoi nous renvoie l'élément
référentiel. (Cf. p.37). Pour ce qu'ils sont d'une vocation
autobiographique, les textes de notre corpus prêtent aux lecteurs des
données référentielles renvoyant aux modèles,
éléments constitutifs du récit. Nous répertorions
dans cette partie, ces renseignements que donnent Zakaria Fadoul, Mahamat
Hassan et N'Gangbet Kosnaye en commençant par nous attarder sur les
références para-textuelles, pour terminer par un aperçu
global sur les éléments intra-textuels.
1. Références para-textuelles
Notons pour paraphraser Le dictionnaire du
littéraire (p.562) que le paratexte, appelé aussi
péritexte, désigne l'ensemble des dispositifs qui entourent un
texte publié, y compris les signes typographiques et iconographiques qui
le constituent. Cette catégorie comprend donc les titres, sous titres,
préfaces, notes infra-paginales, mais aussi les illustrations et choix
typographiques, tous les signes et signaux pouvant être le fait de
l'auteur ou de l'éditeur, voire du diffuseur. Les éléments
para-textuels matérialisent l'usage social du texte dont ils orientent
la réception. Par cette fonction, ils donnent un avant-goût sur ce
que sera le contenu, permettant ainsi de formuler l'horizon d'attente. Ils
jouent de ce fait le rôle de séduction. En autobiographie, les
références para-textuelles renseignent sur le
« modèle », objet du récit.
1-1- Le titre
Le titre est une inscription nommant un livre, un
écrit, un chapitre, et qui sert le plus souvent à indiquer le
sujet (du livre, de l'écrit, etc.). Dans son ouvrage intitulé
Seuils, Gérard Genette le définit comme un
« ensemble des signes linguistiques [...] qui peuvent figurer en
tête d'un texte pour désigner, pour indiquer le contenu global et
pour allécher le public. » (Genette, 1987, p.73). Le
titre est donc l'expression simplifiée d'une oeuvre permettant de
formuler l'horizon d'attente.
Dans la définition de Genette, se dégage trois
fonctions : celle de désignation, d'indication du contenu et de la
séduction du lecteur. Les titres des oeuvres de notre corpus assument
toutes ces fonctions et se révèlent par-delà
autobiographiques parce que constituant une accroche de lecture
autobiographique. De par Loin de moi-même, nous voyons le
« moi », sujet autobiographique qui entreprend raconter les
circonstances qui l'ont amené loin de lui-même. Idem pour Un
Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeuneTchadien
qui annoncent également le récit d'une vie.
Toutes les trois oeuvres ont donc des titres
thématiques. Ce sont en fait, des intitulés qui portent en eux le
résumé de leur récit. En effet, ils conditionnent et
commandent le déroulement ainsi que le cheminement de la narration.
Zakaria Fadoul commence son récit par l'enfance,il retrace ensuite ses
« moments de désespoir ». C'est donc à juste
titre qu'il l'intitule Loin de moi-même, dans la mesure
où, dans le contenu, le narrateur s'évertue à donner des
explications sur les raisons de son éloignement ainsi que les
conséquences qui y sont liées. De même, l'intitulé
Un Tchadien à l'aventure que donne Mahamat Hassan à son
récit paraît essentiel. C'est un titre qui précise
apriori qu'il sera question d'un récit d'une aventure. Et
lorsque nous y entrons, nous remarquons effectivement que le narrateur ne se
détourne aucunement de son objectif. Tout le récit est donc
centré sur le vagabondage du personnage central. Mahamat Hassan exprime
ainsi dès le titre, son désir de raconter l'histoire de ses
pérégrinations. C'est en cela que peuvent se justifier les
nombreuses ellipses observables dans son texte. En effet, si le contrat de
lecture que définit le titre de Mahamat Hassan est bel et bien celui
d'un récit d'une aventure, le gommage des traces de l'enfance et le
silence sur le retour au pays natal ne doivent pas être condamnables
parce que leur présence et/ou absence ne change en rien le projet de
base de l'auteur. Chez N'Gangbet Kosnaye, c'est le sous-titre :
« de l'école coloniale à la prison de
l'indépendance », qui résume l'itinéraire
du personnage principal. Le récit part du nomadisme scolaire de Gago qui
va du Tchad en France, en passant par le Congo, ensuite retrace son retour
après l'indépendance qui se solde par l'emprisonnement. En
recourant aux prépositions « de » et
« à », l'auteur nous montre où commence et
quand s'arrête les « tribulations d'un jeune
Tchadien ».
En plus de ces fonctions, nous noterons que les titres
des oeuvres de notre corpus, en dehors de celui de Zakaria Fadoul, assument
une fonction référentielle. ? travers les intitulésUn
Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien,
le lecteur peut déjà se faire une idée sur la
nationalité de l'énonciateur. Ici, le Tchad est bien
évidemment un pays réel dont le nom figure sur la carte du monde.
Il faut aussi signaler que le sous-titre de N'Gangbet Kosnaye :
« de l'école coloniale à la prison de
l'indépendance » renseigne sur deux périodes
marquantes de l'histoire du continent africain : la colonisation et
l'indépendance, deux faits réels ayant eu cours en Afrique dans
des périodes précises de l'Histoire.
1-2- La préface, la dédicace et le
remerciement
Préface, dédicace et remerciement sont
aussi des données para-textuelles à caractère
référentiel. La préface est un texte introductif qui
présente au lecteur un ouvrage ou une oeuvre. Elle peut tenir lieu
d'avant-propos, de préambule, d'avertissement, ou de simple
présentation. La dédicace quant à elle est un texte qui
permet à un auteur de faire l'hommage d'une personne à travers
son oeuvre. Simple formule ajoutée à un livre, elle se place le
plus souvent en tête de l'oeuvre et précise l'identité du
destinataire. La dédicace d'une oeuvre est un témoignage
d'amitié et d'admiration que ressent un auteur à l'égard
d'un proche ou d'un modèle. Comme la dédicace, le remerciement
est un témoignage de reconnaissance que l'auteur voue à
l'égard des personnes ayant contribué à la
réalisation de son oeuvre. En autobiographie, ces éléments
renferment le pacte référentiel. Ainsi, de par l'identité
du préfacier et de la personne à qui le remerciement et/ou la
dédicace est adressé, l'on peut remonter la source pour
vérifier la nature et/ou la
« véracité » autobiographique d'un texte.
Il faut signaler que Un Tchadien à l'aventure
ne comporte aucun de ces trois éléments. Et, Loin de
moi-même ne présente que la préface. Le
préfacier qui décline son identité en bas de la
préface (Joseph Tubiana) entreprend de confirmer que Zakaria Fadoul
Khidir est une personne réelle et fait croire en même temps que
son récit relève de la sincérité. C'est ainsi que
s'ouvre et s'articule sa préface : « J'ai connu
Zakaria au Tchad, son pays, alors qu'il avait une dizaine d'années. Son
père, chef traditionnel, l'avait mis très tôt à
l'école du village, où il s'instruisait en français et en
arabe [...] Ses récits valent par leur sincérité, leur
authenticité, leur précision. » (LDMM, p.5-6).
Dans Tribulations d'un jeune Tchadien,l'auteur donne en bas de la page
une petite biographie du préfacier : « Antoine
Bangui-Rombaye est né en 1933 à Bodo (Tchad). De 1972 à
1975 il est incarcéré. Depuis 1981, il est fonctionnaire de
l'UNESCO. Il a publié : Prisonnier de Tombalbaye (Hatier-Monde
Noir, Paris, 1980) et Les ombres de Kôh (idem 1983). »
(TDJT, p.5). Tous ces détails sur le préfacier ne sont pas des
faits du hasard. Bangui est pris ici pour référence, personne
auprès de qui peut se vérifier la teneur du récit de
N'Gangbet Kosnaye. En dépit des traits fictionnels qui pourraient mettre
en doute le caractère autobiographique du texte de N'Gangbet Kosnaye,
son préfacier, sûr de ce projet, le déclare
autobiographique. C'est ainsi qu'il écrit : « C'est
avec une impatience émue que j'ai pris connaissance du manuscrit que
m'avait adressé Michel N'Gangbet Kosnaye, son auteur. Qu'allais-je
découvrir dans cet ouvrage autobiographique ? »
(TDJT, p.5). Comme Joseph Tubiana confirmant l'identité de Zakaria
Fadoul, Antoine Bangui-Roumbaye certifie de celle Kosnaye :
« Michel N'Gangbet est comme moi issu d'une famille paysanne de
la même région. » (TDJT, p.5).
Dans Tribulations d'un jeune Tchadien, le
remerciement vient éclairer davantage la nature de ce récit ainsi
que le rôle du « modèle » important que joue
Bangui dans ce projet d'écriture de soi. En effet, N'Gangbet Kosnaye
avoue clairement que c'est Antoine Bangui-Rombaye qui lui a
suggéré d'écrire son autobiographie :
« Je remercie de tout mon coeur mon compatriote et ami Bangui
Antoine, ancien ministre, actuellement fonctionnaire à l'UNESCO et
auteur de plusieurs ouvrages, qui m'a suggéré d'essayer
d'écrire mes souvenirs. C'est en lisant mon premier essai sur
le problème tchadien que cette suggestion lui est
venue. » (TDJT, p.9). Par les témoignages à
travers la préface et l'aveu de l'auteur dans les remerciements, nous
pouvons affirmer que Michel N'Gangbet Kosnaye, auteur dont le nom figure sur
la première de couverture est la même personne que Gago,
personnage qui assume le récit à la première personne,
d'où Kosnaye = Gago = narrateur. La deuxième personne
« modèle » qui apparaît dans le paratexte de
Tribulations d'un jeune Tchadien est la femme de l'auteur en question
à qui il adresse également un sincère
remerciement : « Je remercie mon épouse
Fatimé dont la contribution pour la confection de cet ouvrage a
été déterminante. » (TDJT, p.9). Ensuite,
il dédie son récit « aux enfants du Tchad et
d'Afrique » (TDJT, p.11), pris pour lecteurs idéaux,
témoins des événements vécus par
l'autobiographe.
Nous retiendrons que de par les indications de la
préface, de la dédicace et du remerciement, les rapports entre
auteur-personnage-narrateur ne sont plus étanches. Aussi, par ces
éléments para-textuels, les autobiographes de notre corpus
renvoient les lecteurs vers des « modèles » pouvant
attester de la « sincérité » de leurs
récits.
1-3- Données biographiques et
représentations graphiques
En dernier ressort, ce sont les données biographiques
inscrites à la quatrième de couverture qui peuvent contribuer
à corroborer de l'incidence entre auteur-narrateur-personnage. Nous
avons aussi remarqué que les représentations graphiques (cartes
et photos) servent d'indices référentiels dans les textes de
notre corpus.
En effet, partant de la biographie de l'auteur et du
parcours du personnage, l'établissement d'un rapport quelconque entre
ces deux êtres nous révèle leur unicité. Ainsi, la
source biographique indique que Mahamat Hassan Abakar (auteur) est né
vers 1952 à Abéché, a été instituteur
bilingue avant d'entreprendre des études de droit en Syrie et en France
pour enfin devenir magistrat au Tchad. Dans Un Tchadien à
l'aventure, Mohammed (le personnage-narrateur) suit le même
itinéraire avec une seule différence : l'imprécision
sur les circonstances et l'époque de sa naissance. Pareillement, dans
Loin de moi-même, Fadoul (le personnage-narrateur) et Zakaria
Fadoul Khidir (l'auteur) sont tous deux nés en 1946 à Uru-ba
(Tchad), et ont suivi un parcours identique : poursuite des études
universitaires en Afriqueet en Europe. La biographie indique que Zakaria Fadoul
Khidir est chef de Département de linguistique et de littérature
orale à l'université de N'Djamena ; tandis que le
récit nous donne une dernière image de Zakaria Fadoul
(personnage-narrateur) empruntant de nouveau le chemin de l'errance
après plusieurs années de quête vouée à
l'échec. Cet exercice rapide de comparaison nous amène aussi
à nous rendre compte de l'identité singulière reliant le
personnage-narrateur de Tribulations d'un jeune Tchadien à
l'auteur. La biographie précise que Michel N'Gangbet Kosnaye (auteur)
est né le 22 mars 1938 à Béboto (Tchad) ; dans le
récit, Gago de même donne la date de sa naissance qui est
identique à celle de l'auteur à la seule différence du
lieu de naissance (le personnage est né à Holo). Le reste de leur
vie est, à tout de point de vue, identique : Michel N'Gangbet
Kosnaye, comme Gago, est diplômé en sciences économiques et
politiques à l'université de Paris. De là, il serait juste
de conclure par ces dernières confirmations que dans les trois
récits, les auteurs, les personnages et les narrateurs ont les
mêmes identités. Les écarts observables dans le texte de
N'Gangbet Kosnaye peuvent relever simplement, à notre avis, de la
création et/ou du génie de l'auteur, ce que Lejeune appellerait
« espace autobiographique ».33(*)
Parlant des représentations graphiques qui accompagnent
les éléments du paratexte, nous ne faisons pas allusion aux
effigies des auteurs aux quatrièmes de couverture qui sont naturellement
connues des lecteurs, mais nous voulons ressortir les images
particulières qui figurent dans les péritextes et qui escortent
le projet autobiographique de ces auteurs. Commençons par relever, tout
de même, que les trois textes font office d'une grande extravagance dans
la présentation des éléments paratextuels. Les
représentations graphiques que nous y observons sont labiles et
s'avèrent être l'expression de la vision du monde de chaque
auteur. Ceci étant, la présentation de ces données
paratextuelles sera structurale, c'est-à-dire nous prendrons les oeuvres
les unes après les autres afin de voir comment sont exposées et
quel rôle jouent les images qui les entourent, chacune.
En effet, très particulier dans l'élaboration de
son paratexte, l'auteur (toutes proportions gardées) de Tribulations
d'un jeuneTchadien donne à voir à la première de
couverture, une photo qu'il date avec précision et dont il
présente nommément les personnes qui y figurent. C'est ainsi que
se présente la première de couverture de son oeuvre :
Figure 1 : Couverture de Tribulations d'un
jeune Tchadien
Source :
www.fabula.org
Cette image est datée et présentée par
N'Gangbet Kosnaye comme suit : « Photo de couverture prise
à Doba, le 15 octobre 1939 ; de gauche à droite : le
cuisinier et sa femme, M. et Mme Gotoungar, le marmiton (Patrice ?) et le
jardinier Singuete. » (TDJT, p.4). Toutes ces précisions
qui accompagnent la fameuse photo ne manquent pas de susciter un flot
d'interrogations chez les lecteurs que nous sommes, enclins à formuler
des horizons d'attentes au vu de tout ce qui nous frappe à la
lisière d'un texte. Est-ce par souci d'objectiver que l'auteur
décline toutes ces informations ? Cette image donne-t-elle une
portée particulière à son récit aux yeux de ses
lecteurs idéaux ? Après tout, elle contribue à
renforcer le pacte référentiel. N'Gangbet Kosnaye ne
s'arrête pas là, et les références abondent dans
Tribulations d'un jeune Tchadien. Après la préface et
les remerciements, il poste la « carte
géographique » du Tchad dont il n'omet pas de préciser
la source :
Figure 2 : Le Tchad
géographique
Source : (TDJT, p. 10)
L'auteur précise que la présente carte du
« Tchad géographique » est tirée de l'ouvrage
traitant de la géographie tchadienne, intitulé :
« A. LE ROUVREUR : Saheliens et Saheriens du Tchad,
L'Harmattan ». (TDJT, p.10). ? travers cette carte, peut se lire
la volonté qu'a l'autobiographe de paraître sincère et
objectif aux yeux des lecteurs. Cette présentation géographique
permettra sans doute aux lecteurs concrets de suivre aisément
N'GangbetKosnaye (et aussi bien Zakaria Fadoul, pour le cas qui nous concerne)
dans ses nomadismes scolaires qui vont, de tout temps, d'un bout à
l'autre des régions. Véritable donnée
référentielle, elle permet ici de vérifier les
présentations géographiques que ces autobiographes donnent de
leur pays d'origine. Loin de se limiter là, il faut noter que l'auteur
de Tribulations d'un jeune Tchadien continue de fournir aux lecteurs
les preuves susceptibles d'affiner son récit. Après cette carte
du « Tchad géographique » qui est suivie d'une
dédicace, s'ensuit la présentation, cette fois-ci du
« Tchad administratif », qu'il tire du même
ouvrage :
Figure 3 : Le Tchad
administratif
Source : (TDJT, p. 12)
De toute évidence, cette carte vient complèter
la première et concourt à éclairer davantage les lecteurs
sur le pays d'origine de l'autobiographe. Cependant, une remarque mérite
d'être faite afin de conjurer le vertige qui nous tient au regard des
résultats contrastants qui découlent de la confrontation des
deux précédents éléments para-textuels avec le
contenu narratif. En effet, de par les deux cartes présentées par
Kosnaye se lit la géographie plus ou moins complète du Tchad. Le
paradoxe intervient lorsque que nous voyons, dans le récit, des noms de
villes que le narrateur donne comme des villes
« tchadiennes » mais qui ne figurent nullement sur les deux
cartes supposées servir de guide aux lecteurs. On lit, par
exemple : « Préfecture A, [...] la population de
Kota... », « Préfecture B [...] la population de
Doriko... » « Préfecture C, [...] la population de
Ouali... » « Préfecture D, [...] la population de
Dissonan... » [...] « Préfecture de H, [...] la
population de Lolala... » (TDJT, pp.169-170) : tous des
noms des préfectures sans doute fictives parce qu'elles n'ont jamais
existés, comme le témoignent les cartes géographiques
affichées par l'auteur lui-même. Et nous ne saurions ne pas
ressasser l'unique interrogation qui plane quant à la nature labile du
pacte autobiographique chez N'GangbetKosnaye. Pourquoi ces aller-retour entre
« fiction » et
« réalité » ? N'y a-t-il pas d'autres
raisons particulières que celles que résumait Lejeune sous
l'appellation d'« espace autobiographique » ?
En ce qui concerne Loin de moi-même, l'on
observe également une image à la première de couverture.
Cettefois, ce n'est non pas une photo familiale comme ce fut le cas avec la
première de couverture de Tribulations d'un jeune Tchadien,
mais une image qui semble donner à voir un zoom sur une zone sahelienne
quelconque à travers laquelle s'observe une longue piste qui se perd
dans le lointain d'un espace montagneux. Recouvert d'un ciel nuageux, le
milieu présenté semble être une steppe (terre herbeuse
présentant une végétation pauvre). C'est ainsi qu'elle se
présente :
Figure 4 : Couverture de Loin de
moi-même
Source :
www.fabula.org
Au vu de cette image, nous sommes tentés de mener
quelques interprétations. De là, nous la considerons
d'emblée comme étant une donnée reférentielle
permettant d'illustrer et d'éclaircir, à la longue, l'origine de
Zakaria Fadoul. En effet, considérant les données biographiques
et la trame du récit, il serait loisible de voir cet espace graphique
comme le milieu d'origine de Zakaria Fadoul tel qu'il se dégage de son
récit. Aussi, faut-il le rappeler, Zakaria Fadoul est issu d'une grande
famille nomade et est originaire du nord-Tchad, une zone désertique et
montagneuse caractérisée par les raretés de pluie. Le
récit concourt à corroborer cette remarque. C'est à juste
titre que le narrateur souligne au premier paragraphe de l'incipit :
« Notre pays est aride et son sol ingrat » (LDMM,
p.11). Observation qui ne contraste, évidemment pas, avec
l'environnement que présente la couverture. Nous imaginons à
travers cette image, le chemin par lequel Zakaria Fadoul et ses frères
conduisent leur troupeau jusqu'aux dunes bravant ainsi chaleur et
épines. Une fois de plus, le récit colle avec la
réalité de la première de couverture :
« Je n'étais pas connu pour être un bon berger aussi
quand arrivait mon tour de conduire les chameaux sur les dunes, c'était
tout un problème et on ne me laissait pas seul. [...] Mais c'est
très loin ! me lamentais-je. J'ai peur de me perdre ! et puis
il y a tant d'épines ! » (LDMM, p. 15).
En sus de son caractère reférentiel, la
première de couverture de Loin de moi-même semble
renforcer le titre, illustrant de ce fait l'itinéraire de Zakaria
Fadoul. Ainsi, nous pouvons symboliser cette piste comme le chemin d'errance,
celui dontZakaria Fadoul a emprunté pour se retrouver loin de
lui-même. De là, nous observons à travers cette image la
présence de deux espaces ; l'un représenté par le
noir et l'autre par le blanc : l'ici et l'ailleurs. Le noir ici symbolise
le tenèbre au milieu duquel traverse une lueur d'espoir
représenté par la piste blanche qui mène au blanc, symbole
du bonheur. Mais le blanc c'est aussi à la fois le vide, l'incertitude.
Ce qui rend de ce fait la quête incertaine, tuant ainsi l'espoir par
l'éblouissement d'un éclat qui projette vers l'origine et
amène le sujet à revendiquer son identité. Cela est vrai
de Zakaria Fadoul qui, issu d'une famille et d'un pays pauvres, décide
de chercher le bonheur ailleurs, mais qui finit par se heurter à la
dureté et à l'absurdité du monde. Revenu chez lui, il
s'acroche sur la seule chose qui lui reste : son identité.
Identité sans laquelle il a failli perdre sa personnalité. C'est
donc par elle qu'il se distingue des miliers de personnes qui l'entourent.
Là encore, ce désir se traduit une fois de plus à travers
cette première de couverture. En effet, en regardant de près
l'image, nous voyons un arbuste singulier au bord de la piste. Cet arbuste
réapparaît à la fin de chaque partie du récit sous
cette forme :
Quelle serait le symbolisme de cette jeune plante qui se
retrouve seule dans un aussi vaste espace et dont l'importance pousse Zakaria
Fadoul et/ou son éditeur à la reprendre insassement dans son
récit ? L'arbre dont il est question est l'Acacia. Le
préfacier de Loin de moi-même précise que les
Acacias « sont parmi les plus représentatifs du plateau
zaghawa34(*) » (Taboye, 2003, p. 377). Leur
présence signifirait-elle « identité
retrouvée » ? ou plutôt « identité
recherchée par l'écriture » ?
Enfin, Un Tchadien à l'aventure de Mahamat
Hassan de même, donne à voir quelques graphiques. Contrairement
aux premières de couverture des textes de Zakaria Fadoul et Kosnaye qui
présentent des photos, celle de Mahamat Hassan présente une
calligraphie en lettres arabes. Celle-ci se situe après le nom de
l'auteur et le titre de l'oeuvre et est suivi d'un nom qui apparemment,
s'avère la signature du calligraphe. Elle se présente comme
suit :
Figure 5 : Couverture de Un Tchadien
à l'aventure
Source :
www.fabula.org
Le lecteur qui ne sait pas lire en arabe ou qui ignore
l'alphabet arabe, regardera cette marque derrière la couverture comme un
simple dessin dont le but serait d'embellir le livre. Or, elle n'est pas moins
ornementale et peut bien renseigner sur certains pans du récit. En
effet, l'image en question n'est rien d'autre que le nom de l'auteur
placé en haut de la page qui se trouve traduit et calligraphié en
arabe. Sa traduction en français donnera donc : « MAHAMAT
HASSAN ABAKAR ». Ainsi, rien qu'en regardant cette première de
couverture, le lecteur peut déjà s'interroger sur le statut
culturel de l'auteur. Ici, cette vue nous fait comprendre très vite que
nous avons sans doute affaire à un bilingue. Et le récit de
combler cette horizon d'attente : « j'ai moi-même une
formation bilingue (arabe-français) » (UTAA, p. 20).
Seulement, Mahamat Hassan a plus de penchant pour l'arabe plutôt que le
français qui est quand bien même sa langue d'écriture.
C'est donc cet amour pour l'arabe qui surgit et prend une large place à
la première de couverture. Cette graphie permet aussi de comprendre sa
prédilection pour les pays arabes lorsqu'il est question d'opèrer
un choix des espaces migratoires ainsi que la récurrence de la question
de l'islam dans son récit. L'écriture arabesque qui
définit la couverture du livre est reprise à la fin de quelques
parties du récit et sert de vignette carricaturant divers visages
feminins. Un exemple illustratif :
La surprise que crée ces vignettes est de mise. En
effet, tout le long du récit, Mahamat Hassan n'a jamais
évoqué ses aventures avec les femmes durant ses années
d'errance (en dehors bien sûr de quelques commentaires sur le mariage de
ses hôtes en Côte-d'Ivoire et de ses voisines étudiantes en
Syrie). Mais pourquoi se servir de l'écriture de son propre nom pour
peindre les visages de femmes ? Est-ce l'expression du fantasme
étouffé par le « père social »? De
toute évidence, elles n'ont pas seulement valeur esthétique.
Mahamat Hassan et son calligraphe Hassan Musa devraient en savoir quelque
chose.
Aussi, à la fin du récit, il présente son
propre portrait, un portrait d'un Mahamat Hassan double : le premier ayant
un visage flou, nuageux tandis que le second paraît visible, un peu clair
et identifiable. C'est ainsi se présente le portrait :
Figure 6 : Portrait de
Mahamat Hassan Abakar
Source : (UTAA, p. 122)
Cet élément paratextuel que poste Mahamat Hassan
renforce l'effigie de l'auteur sur la quatrième de couverture et peut
aussi bien être sujet d'interprétation. En effet, de par ce
portrait double, placé en fin de récit, nous sommes tenté
de dire que l'auteur de Un Tchadien à l'aventure exprime ici
son ascension sociale. Nous assimilons de ce fait la première image
sombre à Mahamat Hassan errant dans l'incertitude, le blanc, le vide.
Et, la seconde à Mahamat Hassan ayant accompli sa quête,
retrouvé l'espoir qui semblait perdu, recouvré le sourire qui
s'était dissipé suite aux turbulances l'ayant amené
à transcender des frontières.
?travers la calligraphie du nom et de sa reprise sous forme de
vignette à travers les pages du livre, ajouté à cela le
portrait en fin du récit, il est aisé de remarquer que Mahamat
Hassan est animé d'une ambition narcissique. Ce n'est donc pas
étonant de voir que le tout de son récit est centré sur
lui-même. Très souvent, il ne manque pas de faire de son
« je » un « je » pluriel,
réduisant ainsi le général au particulier :
« beaucoup de jeunes Tchadiens ont les yeux braqués sur
le Frolinat ! [...] C'est en cette période mouvementée de
l'histoire de notre pays que je décide moi aussi de
partir... » (UTAA, p. 9).
Bref, les données biographiques participent à
l'accomplissement du « pacte référentiel ».
Par elles, nous sommes parvenus à affirmer sans ambages l'abscence des
frontières identitaires entres les auteurs, les personnages et les
narrateurs des oeuvres de notre corpus. Aussi, nous avons vu que Zakaria
Fadoul, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye nous ont livré des
représentations graphiques qui sont d'une importance capitale au service
de l'identification du « modèle » et de
l'interprétation de leurs récits.
2. Les références intra-textuelles
Le « pacte référentiel » ne
se résume pas seulement aux éléments para-textuels ;
il englobe aussi bien les données du récit qui peuvent renseigner
les lecteurs sur l'élément référentiel (le
modèle). Cela pose la question de la ressemblance du texte avec la vie,
la réalité vécue. Lejeune estime que cette ressemblance
peut se situer à deux niveaux : au niveau des
éléments du récit, elle peut se vérifier selon le
critère de l'exactitude, et au niveau de la totalité du
récit, elle peut se mesurer à l'aune de la
fidélité. Lejeune note que l'intérêt de cette
ressemblance ne réside pas dans l'importance de son exactitude, mais sur
le fait essentiel qu'elle engage un pacte entre l'autobiographe et ses
lecteurs. C'est ainsi qu'il écrit : « Dans
l'autobiographie, il est indispensable que le pacte référentiel
soit conclu et qu'il soit tenu : mais il n'est pas nécessaire que
le résultat soit de l'ordre de la strict ressemblance. Le pacte
référentiel peut être d'après les critères du
lecteur, mal tenu, sans que la valeur référentielle du texte
disparaisse. » (Lejeune, 1975, p.37). Nous évoquerons
à titre d'exemple les données historiques observables dans les
textes de Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye.
1-4- Éléments historiques
Par éléments historiques, nous faisons allusion
aux événements et/ou faits que retient l'Histoire35(*) et qui se trouvent repris par
les autobiographes de notre corpus dans leurs récits. Pris ainsi dans le
texte autobiographique, ils constituent les éléments
référentiels dans la mesure où ils permettent non pas de
faire livre d'histoire mais de montrer et/ou confirmer que ces récits ne
relèvent pas de la fiction. Il faut signaler que Loin de
moi-même étant centré sur la déchirure du moi
et l'exercice de sa reconstitution, les données historiques ne sont pas
manifestes. Toutefois, dans la troisième partie de son récit
intitulé « Réminiscences », les
anecdotes qu'il rapporte, renvoient au vécu d'une période de
l'Histoire du Tchad. Tel est l'exemple de l'incident survenu à un berger
qui, pour avoir refusé de payer l'impôt, a fait objet d'une
bastonnadeet d'une amande sur la place public. C'est au prix de son
bétail que l'homme répare son « tort » et
paie pour sa « liberté » : « Un
cheval, deux chameaux et cinq béliers furent prélevés pour
l'impôt et l'homme fut détaché. Pour l'impôt qui
était dû le seul cheval suffisait ; où pouvait bien
passer les autres animaux ? Et pourtant le pauvre ne paye pas
l'impôt pour les chefs mais pour le Hakuma ! Il soupira, se soumit
et accepta les choses, espérant un changement dans
l'avenir. » (LDMM, pp. 149-150). Le prélèvement de
l'impôt sur les citoyens, notons-le, était une
réalité qui intègre le mémorial du Pays de Zakaria
Fadoul. En effet, il a marqué à plus d'un titre les citoyens
Tchadiens des années 1960 tant par l'appauvrissement de la masse qu'il
instaure et les émeutes qu'il occasionne. Mahamat Hassan n'a pas
manqué de retracer ce fait dans son introduction consacrée aux
événements majeurs de l'Histoire du Tchad :
« Fin octobre 1965 : Excédés par les
prélèvements exagérés de taxes civiques
(impôts de capitation), les paysans de Mangalmé (localité
située au centre du pays) se soulèvent contre les
autorités administratives locales, massacrant plusieurs
fonctionnaires. » (UTAA, p. 8)
Contrairement à Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et
N'Gangbet Kosnaye se situent au coeur même de l'Histoire de leur pays
d'origine supprimant ainsi les frontières entre autobiographie et
mémoires. Dans Un Tchadien à l'aventure, par exemple,
l'auteur insiste sur les faits historiques en les proposant aux lecteurs comme
clé de l'herméneutique de son récit :
« Pour que le lecteur puisse comprendre ce récit de mes
aventures, il me paraît nécessaire de relater succinctement la
chronologie des événements les plus importants qu'a connus le
Tchad. » (UTAA, p.7). Dans l'introduction qui
précède l'histoire de ses aventures, il retrace dans une datation
minutieuse les événements historiques de son pays d'origine ainsi
que ceux de ses pays d'accueil. Nous lisons par exemple les notations du
genre :
11 août 1960 : Le Tchad est
proclamé indépendant. Et Monsieur François Tombalbaye
devient Président de la république. [...] « juin
1971 : Les troupes françaises d'intervention se retirent du Tchad.
[...] 13 avril 1975 : Les militaires prennent le pouvoir et tuent
Tombalbaye. [...] octobre 1973 : L'Egypte et la Syrie déclenchent
la guerre contre Israël dans le but de récupérer leurs
territoires occupés... (UTAA, pp.7-10)
L'histoire du Tchad et d'ailleurs, des années 1960
à 1990, se trouve ainsi inscrite dans le texte de Mahamat Hassan. Ces
faits assumés dans le récit renvoient au
« modèle ». En effet, les événements
relatés se sont effectivement passés dans un temps et un espace
réel. Les lecteurs soucieux d'une comparaison avec le hors-texte
peuvent, de ce fait, se référer à des livres d'Histoire
qui les rapportent avec détail36(*).
Dans Tribulations d'un jeune Tchadien de même,
les données historiques reflétant le
« modèle » sont perceptibles. N'Gangbet Kosnaye
rapporte avec précisions les faits coloniaux ayant marqué
l'Afrique et les intellectuels noirs se trouvant à Paris dans les
années 1950. C'est ainsi qu'il écrit : « C'est
en octobre 1958 que je débarque en France, donc en pleine efferverscence
(sic) au sein de la FEANF. Seule la Guinée de Sékou Touré
opte pour une indépendance immédiate. Les autres Etats membres
des fédérations d'AEF et d'AOF optent pour la communauté
franco-africaine, en un mot pour une autonomie au sein de l'ensemble
français. » (TDJT, p.147). Son récit s'inscrit
donc au coeur d'une période de lutte pour l'indépendance des pays
africains et celle qui s'en est suivie : l'indépendance et ses
nouveaux régimes dictatoriaux.
Pour nous en tenir à ces quelques exemples, nous
retiendrons que les textes de Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet
Kosnaye sont truffés d'éléments
référentiels. Du paratexte au contenu narratif, les
références renvoyant aux « modèles »
abondent et contribuent à éclairer les lecteurs sur la nature
autobiographique de leurs récits.
Au terme de ce chapitre portant sur la poétique de
l'autobiographie, il est juste d'affirmer que les textes de Zakaria Fadoul,
Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye sont véritablement
autobiographiques. En effet, en dépit de quelques manquements
observés, ils répondent aux critères
énumérés et théorisés par Philippe Lejeune.
Partant des éléments de base du « pacte
autobiographique », nous avons eu à voir que ces textes sont
des récits de vie parce que centrés sur l'histoire de la
personnalité. La situation d'énonciation nous a permis
d'établir les rapports d'identité entre auteur, personnage et
narrateur. Exercice qui nous a révélé que dans Loin de
moi-même et Un Tchadien à l'aventure, les trois
instances forment un seul corps tandis que dans Tribulations d'un jeune
Tchadien, elles ne sont pas univoques. Joignant le « pacte
référentiel » au « pacte
autobiographique », nous avons eu à confirmer la nature
autobiographique de ces récits, grâce aux données
référentielles (constituants para-textuels et aussi bien
textuels) renvoyant à des « modèles »
susceptibles de certifier les faits racontés et se porter garant sur
l'auteur. Cette certitude du choix de genre opéré par les auteurs
de notre corpus nous amène, dans la suite, à nous interroger sur
les raisons de leur prédilection pour le genre autobiographique. La
réponse à cette préoccupation trouvera pignon sur rue dans
le dernier chapitre de notre travail, qui portera sur l'analyse des
expériences migratoires et la réinsertion sociale.
CHAPITRE QUATRIÈME : EXPÉRIENCES
MIGRATOIRES ET RÉINSERTION SOCIALE
Nous avons vu plus haut qu'en choisissant d'écrire
l'histoire de leur migration par le biais du genre autobiographique, Zakaria
Fadoul Khidir, Mahamat Hassan Abakar et Michel N'Gangbet Kosnaye ont mis
l'accent sur ce qu'ils ont vu lors de leur traversée des espaces
migratoires. Cela a donné lieu à diverses évaluations des
faits rencontrés durant les séjours d'errance. Cependant, il faut
noter que si les interprétations des vécus quotidiens d'une
époque occupent l'arrière-plan dans leurs récits, c'est
parce que chaque narrateur a mis au premier plan l'évocation de ses
expériences migratoires. Dans ce chapitre qui clos notre travail, nous
avons choisi, dans un premier temps, de faire le point sur l'ensemble de ces
expériences migratoires puis, dans un second temps, de montrer en quoi
elles constituent les motivations du retour au bercail. De là, pour ce
qui relève de l'expérience de l'ailleurs, nous mettrons l'accent
sur les difficultés et les acquisitions émanant du trajet
d'errance et, dans la phase retour, nous nous attèlerons à
déterminer la nature de la réinsertion à laquelle se sont
confrontés ces autobiographes une fois au pays natal.
L'intérêt de cette analyse qui consacre l'aboutissement de notre
travail réside dans le fait qu'elle nous permettra de dégager la
symbolique de ces récits autobiographiques. C'est donc ici le lieu de
déterminer le projet de base ayant motivé Zakaria Fadoul Khidir,
Mahamat Hassan Abakar et Michel N'Gangbet kosnaye à écrire,
chacun, une autobiographie qui relate ses années d'errance
marquées du sceau de la vicissitude.
I. EXPÉRIENCES MIGRATOIRES
Dans les récits de Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et
N'Gangbet Kosnaye, les narrateurs témoignent d'un effort
conséquent dans l'évocation de leurs expériences
migratoires. Par expérience, nous entendons dans un premier temps la
situation vécue par un individu, et dans un second temps, la pratique
qui permet d'acquérir un savoir-faire ou une connaissance de la vie.
Dans la première acception, elle peut être l'expérience
vécue simplement, c'est-à-dire celle qui suscite un
questionnement identitaire chez le personnage.
Ainsi, l'expérience migratoire commence lorsque le
personnage entame la procédure de départ et de retour,
c'est-à-dire l'absence et l'expérience de vie dans un espace
étranger quand, dans le récit, l'attention n'est pas
exclusivement centrée sur les problèmes qui surgissent chez le
personnage migrant à la suite de sa migration. Dans Loin de
moi-même, Tribulations d'unjeune Tchadien et Un
Tchadien à l'aventure, elle commence avec le projet de
départ, qui instaure l'éloignement ou, si l'on
préfère, la séparation avec le milieu d'origine37(*). Ainsi l'on peut dire que
l'expérience migratoire chez Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet
Kosnaye pose une question existentielle, car elle permet d'analyser le
psychisme humain et prend ancrage dans le social, de par l'observation critique
de la société (aspect traité dans le chapitre
deuxième). Émanant des rapports avec leurs milieux d'accueil,
mais aussi bien avec leur moi, elle se révèle à la fois
épreuve et facteur d'évolution, de mûrissement et
d'enrichissement personnel.
Dans cette partie, nous nous attèlerons
à analyser ces expériences en dégageant tour à tour
les difficultés (matérielles et psychologiques)
rencontrées ainsi que les acquisitions (découvertes et formations
universitaires) acquises par ces autobiographes lors de leur errance. Cette
dimension de notre étude nous offrira, à coup sûr, la
possibilité d'appréhender les motivations ayant suscité la
prise de conscience d'un certain « attachement au sol natal38(*) ».
1. Les difficultés rencontrées
Nombreuses sont les difficultés relatées
par les narrateurs de Loin de moi-même, Un Tchadien à
l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien. En plus de celles
liées à leur intégration en milieu d'accueil (manque
d'emploi, racisme, haines religieuse et ethnique) déjà
évoquées dans la première partie de notre travail, nous
percevons bien d'autres inhérentes aux conditions du voyage. N'Gangbet
Kosnaye souligne l'évidence du risque possible à encourir lorsque
l'on emprunte le chemin de l'ailleurs. ? l'annonce de son voyage pour Moundou,
ses marâtres n'ont cessé de s'inquiéter :
« Malgré les paroles réconfortantes de leur mari,
mes marâtres ne cessent de s'inquiéter et de souligner les
inévitables difficultés que je risque de rencontrer dans ce pays
lointain. » (TDJT, p.60). Mahamat Hassan, de même,
évoque les dangers possibles auxquels l'on peut s'exposer dans le
processus d'accomplissement d'un voyage. Il rapporte de ce fait, l'incident
survenu lors de son excursion au Liban où il a failli perdre la vie,
n'eut été la bienveillance d'un chauffeur de taxi. En effet,
ignorant de la situation de guerre qui prévaut dans ce pays, il se jette
volontiers au-devant des canons sans prendre le soin de mesurer les
conséquences de son aventure :
C'est à ce moment seulement que je
réalise l'étendue de ma stupidité et le risque grave et
inutile dans lequel je me suis engouffré. Je ne sais comment remercier
ce chauffeur libanais. Il a pris un risque énorme pour me conduire
à destination. [...] Et que serais-je devenu cette nuit si j'avais
été laissé quelque part dans Beyrouth en feu !
(UTAA, p.69)
Ainsi, le voyage dans les circonstances de Zakaria
Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye (c'est-à-dire départ
vers des horizons inconnus) est une véritable aventure. C'est un
parcours parsemé d'embûches, et les différents
autobiographes se plaisent à relater ces difficultés.
En effet, chaque autobiographe met l'accent sur
l'étape marquante de ses difficultés. Zakaria Fadoul
évoque ses « moments difficiles39(*) » durant son
séjour au Sénégal où il a été
secoué par une maladie : « Quelques jours
après je tombais malade. Je reçus d'abord les soins chez moi mais
quand on vit que la maladie s'aggravait je fus
hospitalisé » (LDMM, p.71). En dehors de la maladie comme
difficulté que peut contracter le migrant et telle que Zakaria Fadoul
l'évoque, les trois autobiographes mentionnent encore le manque de
nourriture, l'absence de toit pour s'abriter et bien d'autres risques. Mahamat
Hassan relate ainsi la précarité de son premier séjour
à Abidjan : séjour durant lequel le repas quotidien se
résume à quelque bourratif : « Je connais et
j'aime ses bananes plantains grillées sur des braises ! avec une de
ces bananes et une poignée de cacahuètes, on peut tenir toute la
journée. » (UTAA, p.36).
N'Gangbet Kosnaye de même n'a pas manqué de
démontrer combien l'inquiétude de ses marâtres quant
à son départ pour Moundou n'était pas un simple acte
émotionnel. En effet, le narrateur de Tribulations d'un jeune
Tchadien souligne leur déboire lorsque abandonnés et
livrés à eux-mêmes dans un nouvel espace
étranger :
Un vendeur d'arachides passe. Nous l'interpellons pour en
acheter. Nous profitons pour nous présenter et lui demander s'il ne
connaît pas un homme de notre tribu dans cette grande ville où
nous sommes maintenant abandonnés à notre sort. Le vendeur nous
répond négativement. Quel malheur ! Il faut attendre encore.
Qui ? Dieu seul le sait. (TDJT, P.65).
En évoquant le manque de logement, Zakaria Fadoul
montre combien l'immigré à un moment donné de son parcours
perd de sa valeur humaine. En effet, dans Loin de moi-même, le
narrateur se remémore ses nuits passées dans des endroits peu
favorables. ?Ambam par exemple, il n'a pas eu d'autre choix que dormir dans une
cuisine :
- Puis-je avoir une chambre pour la nuit ?
- Tu peux dormir dans la cuisine
- Pouvez-vous me la montrer ?
- C'est cette porte. (LDMM, p.117).
Pire encore, à défaut d'un endroit du genre
cuisine, c'est à l'air libre qu'il passe une autre de ses nuits en
attendant la suite de son voyage : « A côté de
l'aéroport se trouvait tout de même une place, en plein air, avec
un peu de verdure et quelques fleurs, éclairée par des poteaux
électriques. Je m'y assis puis je m'étendis. Ma veste servait de
matelas, mon sac et mon bras droit de coussin. Mais je n'avais pas
sommeil » (LDMM, p.83)
Bref, la maladie, le manque de nourriture, de logement
ainsi que les éventuels dangers sont autant des difficultés qui
occupent l'arrière-plan des expériences migratoires dans les
récits de Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye. Les trois
autobiographes mettront beaucoup plus l'accent sur les difficultés
financières et routières ainsi que sur les problèmes
psychologiques.
1-1- Difficultés financières et
routières
Les autobiographes de notre corpus relatent les
difficultés financières et routières comme aléas
inhérents à la migration. Il ressort de leurs récits que
les difficultés financières sont porteuses de tous les autres
maux auxquels ils se sont confrontés dans le processus de leur
quête. En effet, nous avons eu à voir dans la partie portant sur
les conditions d'accueil que le manque d'argent a contraint ces migrants
errants à chercher du travail afin de pouvoir subvenir à des
besoins élémentaires comme manger, se loger, etc.. Plus encore,
il se dégage de leurs récits que le manque d'argent donne libre
cours au manque de nourriture rendant ainsi ardu leurs séjours en terres
étrangères. Dans Loin de moi-même et
Tribulations d'un jeune Tchadien, les personnages sont contraints
à simplifier leur repas afin de pouvoir économiser dans l'espoir
de joindre les deux bouts. Pour réussir ce calcul, Zakaria Fadoul opte
pour la suppression du petit déjeuner : « Pour
économiser, je ne prends pas de petit déjeuner car j'ai tout
juste assez d'argent pour vivre quelques jours et cela ne me paraît pas
logique de prendre deux petits déjeuners... » (LDMM,
p.107). N'Gangbet Kosnaye et ses amis quant à eux optent pour le
bannissement des repas copieux au profit des denrées correspondant
à leur bourse : « Deux mois viennent à
passer. Aucun événement majeur ne se produit. Avec nos bourses de
40 francs, nous essayons de subsister. Nous procurons la farine de mil, des
arachides, du gombo, du sésame ; bref, tout ce qui peut nous
nourrir. Nous mangeons rarement la viande et du poisson qui sont des
denrées chères. » (TDJT, p.70). Dans ce projet
d'économie, le personnage de Un Tchadien à l'aventure
n'en demeure pas moins vigilent : « Nous
préparons nos repas dans nos chambres, sur des petits réchauds.
C'est plus économique que de manger au restaurant et d'ailleurs nos
bourses ne nous permettent pas ce luxe. » (UTAA, p.88)
Aussi faut-il le remarquer, pour des immigrés
comme Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye pour qui la
réussite est une urgence et un impératif, le manque d'argent est
susceptible de prolonger leur errance, et même causer leurs
déchéances. C'est à juste titre qu'on peut lire le
monologue de Mahamat Hassan exprimant les angoisses suscitées par le
défaut des moyens financiers, qui est à même de
compromettre son projet initial : « Sans bourse, il m'est
impossible d'entreprendre des études quelconques. Mes modestes
économies ne peuvent pas m'entretenir plus de six mois. »
(UTAA, p.57). Loin de céder à cette tentation et abandonner le
projet initial, les autobiographes de notre corpus développent des
systèmes d'entraide pour pallier aux difficultés
financières. C'est donc grâce à cette solidarité
estudiantine que Mahamat Hassan, par exemple, survit à Damas et
parvient à obtenir sa licence en droit. Mais loin d'être la seule
victime de la pénurie financière, « la plupart des
étudiants étrangers, et parfois même les Syriens, adoptent
ce système d'entraide pour se loger. Les bourses d'étude
allouées par le gouvernement syrien étant très modestes et
l'accès à la cité universitaire extrêmement
difficile, c'est la seule solution pour se loger décemment à
Damas. » (UTAA, p.64). Si chez Mahamat Hassan la
solidarité estudiantine motivée par la nécessité de
survivre paraît pacifique, N'Gangbet Kosnaye et ses compatriotes en
France, forment un front commun pour s'attaquer au gouvernement tchadien qui
les a envoyés en étude mais paradoxalement suspend leur bourse.
Dans leur tenue de « victimes des décisions
arbitraires », Kosnaye et ses compagnons se décident en
assemblée. C'est ainsi qu'il écrit :
Les difficultés éprouvées par les
victimes de cette mesure arbitraire des autorités de Fort-Lamy vont en
s'aggravant. Comment résoudre ce problème ? Une
assemblée générale extraordinaire de l'AETF se
réunit. Un seul point est à l'ordre de jour.
« Problèmes posés aux patriotes par les mesures
impopulaires du gouvernement antinational de Fort-Lamy supprimant leurs
bourses, et solution à envisager. (TDJT, p.149)
Ainsi, durant leurs séjours dans tous les pays
parcourus, Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye se sont
heurtés au manque de moyen financier. En trempant leurs plumes pour
raconter ces histoires de vies estudiantines précaires, ils semblent
laisser dans leurs récits une leçon de sagesse : nous
comprenons par-là que la réussite à la quête d'un
idéal au-delà des frontières (dans leur cas bien
sûr) est aussi déterminée par l'acquisition des atouts
financiers.
En sus des difficultés financières remarquables,
les narrateurs de Loin de moi-même, Un Tchadien à
l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien évoquent
l'endurance dont ils ont dû faire montre pendant les trajets de leurs
voyages. En parlant des difficultés routières, Zakaria Fadoul,
Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye mettent tous l'accent sur l'ennui du voyage
qui naît de la solitude et de la longueur des chemins à parcourir.
N'Gangbet Kosnaye rapporte de ce fait l'itinéraire de son voyage
Doba-Laï, voyage qu'il trouve harassant parce
qu' « interminable » et mal conditionné :
Le voyage a l'air de s'éterniser, car celui
de Holo à Doba paraissait plus court et moins harassant. A certains
endroits bordés de hauts arbres, les passagers s'inclinent ou se
penchent pour éviter les branches qui se penchent sur la route. Le
conducteur ne se soucie guère de ce qui peut arriver à ses
passagers perchés là-haut. [...] En effet, les autres voyageurs,
pour des raisons que nul ne connaît, se taisent depuis le départ
de Doba. Ont-ils peur que le camion fasse des tonneaux ?
Mystère... (TDJT, p.44)
Cette interrogation que pose le narrateur
deTribulations d'un jeune Tchadieneu égard au silence de ses
compagnons voyageurs, témoigne de l'angoisse qui peut naître du
voyage. De là, les difficultés routières, en plus de la
fatigue inhérente aux conditions de voyage, peuvent aussi bien se
mesurer à l'aune de la peur qu'éprouve le voyageur. Ainsi, dans
le cas d'espèce, le voyage devient
« mystère » lorsqu'il s'avère un
déplacement auquel l'être s'adonne, porté par un moyen
(voiture, avion...) dont la garantie est incertaine. Et surtout, lorsqu'il
mène vers des horizons inconnus, le voyage peut créer à la
fois fatigue, peur et surprise. Telle est l'expression de Zakaria Fadoul :
« Le voyageest long, fatiguant. Je n'imaginais pas une telle
distance. Nous arrivons à Djoum vers vingt heures du
soir. » (LDMM, p.106)
Mahamat Hassan qui habituellement se renseigne avant
d'entreprendre un voyage, finit par annuler son premier projet qui consistait
à atteindre Alger pour descendre au nord du Tchad. En effet,
s'étant rendu compte de la distance qui sépare Bamako d'Alger, le
personnage de Un Tchadien à l'aventure a jugé inutile de
s'engager dans une voie qui chemine dans le désert. C'est ainsi qu'il
écrit : « Je m'aperçois que la distance qui
sépare ces deux capitales est extrêmement longue, plus de deux
mille kilomètre. Les deux-tiers du trajet ne sont que du désert,
du sable. Les moyens de transport sont rares. Il n'y a pas de liaison
permanente entre les deux villes » (UTAA, p.19). Ainsi, le
manque de moyen de déplacement amène Mahamat Hassan à
passer d'un projet de révolution à un projet de formation
professionnelle. Contrairement à Mahamat Hassan, N'Gangbet Kosnaye et
ses compagnons ne capitulent pas devant le manque de moyen de transport, la
longueur de la distance et l'impraticabilité de la route. Ils optent
cependant pour l'endurance en s'engageant pour un voyage à pied :
« Le voyage durera trois jours ; à pied, car c'est la
saison de pluie et le chemin traverse une zone inondée en cette
période de l'année : les camions ne passent plus. Le
départ est fixé pour le lendemain à 7
heures. » (TDJT, p.61)
Dans Loin de moi-même, l'acte de voyager se lit
comme une prémisse à de nombreuses difficultés. Le
narrateur fait d'ailleurs remarquer que dans sa religion (musulmane), l'on peut
raisonnablement rompre la communion avec Dieu durant le temps qu'il faut pour
le voyage. C'est ainsi que durant son trajet entre le Cameroun et le Gabon, il
rompt volontiers le jeûne : « Le matin je romps le
ramadan conformément aux règles musulmanes du voyage et je
poursuis ma route. » (LDMM, p.112)
Il faut préciser qu'en évoquant les
difficultés routières qu'ils ont rencontrées, les
autobiographes de notre corpus n'ont pas témoigné des
difficultés liées à la traversée des
frontières des pays parcourus. Les altercations que le personnage de
Loin de moi-même a eu avec les policiers au Cameroun se
rattachent aux problèmes d'intégration dus à son statut
d'immigré. Ce qui, par ailleurs laisse croire que les trois
autobiographes ne sont pas des voyageurs clandestins ; leur immigration
est donc légale et justifiée. Cependant, il faut signaler que si
cette remarque est vraie de Zakaria Fadoul et N'Gangbet Kosnaye, tel n'est pas
le cas avec Mahamat Hassan. ? la différence des personnages de Loin
de moi-même et Tribulations d'un jeune Tchadien
dont le voyage a été, pour la plupart, organisé par le
gouvernement qui avait la charge de leurs études, celui de Un
Tchadien à l'aventure avait quitté le pays clandestinement
parce que animé d'une ambition révolutionnaire :
« Pour déjouer la vigilance des services de renseignements
de Tombalbaye, j'ai pris la précaution de traverser le fleuve une
première fois la veille avec mon petit sac, dans lequel j'ai mis
quelques habits, pour le confier à un commerçant de Kousseri
(Cameroun). Au matin, je prends place dans l'un des cars jaunes qui font la
navette entre Kousseri et Maïduri. » (UTAA, p. 12). Du
Tchad en Côte-d'Ivoire en passant par le Nigéria, le Niger, le
Burkina et le Mali, Mahamat Hassan multiplie des stratégies pour
traverser chaque frontière. C'est ainsi que pour le trajet
Mali-Côte-d'Ivoire, il se déguise en apprenti-chauffeur pour
passer inaperçu comme il le note :
Deux jours plus tard, je prends le chemin de la Côte
d'ivoire. Bien qu'il ait de sérieux contrôles aux
frontières ivoiriennes, visiblement pour limiter l'immigration malienne,
je n'ai eu quant à moi, aucun problème pour entrer. Le chauffeur
de la citerne d'essence avec lequel je voyage me déguise en
apprenti-chauffeur. Il me conseille d'ôter ma chemise qu'il trouve trop
propre et m'en donne une autre, bleue, qui se trouve sous son
siège ! elle est toute noire de graisse et d'huile de moteur. Avec
cette apparence, je suis dispensé de tout contrôle. (UTAA, p.
22)
Ce n'est qu'après quelques années de
travaux en Côte-d'Ivoire qu'il parvient à s'offrir un passeport
qui lui permet de prendre le vol pour l'Égypte. De là, tout le
reste de sa pérégrination devient légale :
Plusieurs mois passent avant que je ne sois
convoqué par le consul de France à Korhogo. Il me remet mon
passeport après m'avoir fait signer sur la troisième page, en bas
de ma petite photo. Ouf ! Quel beau jour ! Je vois s'ouvrir devant
moi les portes du monde entier. (UTAA, p. 46).
Le voyageur clandestin n'est plus Mahamat Hassan, car
désormais c'est avec des vols réguliers qu'il arrive à ses
destinations. Il ne manque pas de le rappeler en fin de récit comme pour
comparer son ascendance : « Fin juin 1982, [...] Une semaine
plus tard, je prends le vol régulier d'Air Afrique pour
N'Djamena. » (UTAA, p. 123).
Bref, en trempant leur plume pour écrire l'histoire de
leur migration, Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye expriment
un désir de partager avec les lecteurs leurs moments difficiles ;
c'est pourquoi ils y ont mis l'accent sur les problèmes financiers
rencontrés, ainsi que sur les difficultés routières
bravées durant leurs multiples périples.
1-2- Problèmes psychologiques
Les problèmes psychologiques sont d'une part
les conséquences des difficultés financières et autres
énumérées plus haut, et, d'autre part, ils émanent
de la séparation avec un milieu et/ou surgissent au contact avec les
personnes rencontrées. Dans les trois récits, ils (ces
problèmes) s'appréhendent à travers les expressions des
narrateurs qui donnent lieu à un vocabulaire essentiellement
abstrait.
En effet, il faut remarquer que les premiers
problèmes psychologiques que rencontrent les migrants de notre corpus
sont ceux qui naissent avec l'annonce du départ. De là,
s'installe en chacun d'eux, la peur et/ou l'inquiétude en dépit
de la joie qui, quelquefois, anime le candidat à l'émigration.
Dans Tribulations d'un jeune Tchadien, le personnage constate avec
regret l'éclipse de la joie de partir qui fait désormais place
à la peur lorsque son voyage se prolonge vers des horizons inconnus.
Ainsi note-t-il :
Je me souviens : j'ai quitté mon village,
Holo, dans la joie. Je suis arrivé à Doba où j'ai
lié amitié avec maints enfants de mon âge, notamment Oumar
qui est en train de pleurer sur mon départ. Maintenant je vais vers
l'inconnu ; certes je suis avec ma famille mais on ne sait jamais... Ce
nouveau pays peut être plein de dangers. (TDJT, p.43)
Comme N'Gangbet Kosnaye, Mahamat Hassan manifeste un sentiment
d'inquiétude face à l'incertitude de la destination qui demeure
imprécise, inconnue. Cependant, mu par la détermination, il ne
renonce pas à son aventure : « Je commence à
m'inquiéter sérieusement mais il n'est pas question que je fasse
demi-tour. » (UTAA, p.66)
Au-delà de l'inquiétude et de la peur qui
coexistent avec l'envie de partir, le choc psychologique observable dans
Loin de moi-même, Un Tchadien àl'aventure et
Tribulations d'un jeune Tchadien est la nostalgie qui naît de la
solitude à laquelle sont confrontés Zakaria Fadoul, Mahamat
Hassan et N'Gangbet Kosnaye en pays étrangers. C'est ainsi que, pour
avoir quitté Doba, Gago exprime un remords pour tous les amis qu'il a
abandonnés. C'est en ces termes qu'il exprime son « mal
être » :
Abandonné à moi-même, je m'ennuie.
Oumar, mon ami n'est pas là pour me tenir compagnie. Pour l'heure, je ne
connais personne. [...] Je sais que je m'éloigne de plus en plus de mon
village natal et que rien ne sera plus comme avant, surtout avec cette
certitude d'aller à l'école. Soudain, je me plonge dans une
sombre nostalgie. Je maudis le père d'Oumar qui n'a pas voulu laisser
mon compagnon venir avec moi. C'est la cause de ma solitude
actuelle. (TDJT, p.47)
Évidemment, la solitude instaure la nostalgie chez
l'immigré. Cela s'avère patent avec l'expérience de
Mahamat Hassan qui, à peine arrivé au Nigéria, se met
à éprouver un grand sentiment de solitude. Ce sentiment
d'isolement l'amène à prendre conscience de son
étrangeté parmi les Noirs qu'il considère comme
frères : « Je suis bien en Afrique, parmi mes
frères mais je me sens déjà étranger ! Je
compense le manque de communication par l'admiration des paysages que m'offre
la nature. » (UTAA, p.13). Aussi faut-il le souligner, la
nostalgie chez Mahamat Hassan se mêle à l'inquiétude pour
les siens qu'il a laissés dans une situation de guerre. En effet, durant
tous ses séjours à l'extérieur, le personnage de Un
Tchadien à l'aventure n'a pas manqué de suivre de
près l'évolution de l'état de la guerre dans son pays. Cet
intérêt inconditionnel trouve sa raison d'être dans le
souhait de ne pas perdre ceux qui comptent pour lui, ses repères
identitaires : « Je suis en quatrième année
lorsque la guerre civile éclate au Tchad. Nouscaptons les nouvelles que
donnent les radios internationales mais ce n'est pas suffisant pour nous. Nous
cherchons à en savoir plus, mais nous restons sur notre faim. [...]
C'est une période très dure et nous avons l'oreille constamment
tendue vers le pays. » (UTAA, p.94). Dans cette situation
où se trouve Mahamat Hassan, le déséquilibre moral ne peut
qu'être une évidence.
Du reste, en dehors de la nostalgie qui naît de la
solitude, les problèmes psychologiques perceptibles dans les
récits de ces trois autobiographes émanent de leurs contacts avec
l'ailleurs. Ainsi, Zakaria Fadoul témoigne un sentiment de
complexité dès son atterrissage à Paris :
« Je me sens regardé par tous les regards. Je suis
très complexé mais j'essaie de faire le grand, parce que je porte
une veste, une veste empruntée, parce que j'ai un pull-over, un
pull-over emprunté. Je me crois très propre parce que j'ai pris
un bain avant de quitter Fort-Lamy. » (LDMM, p.63). Le mal
psychologique ici naît de l'introspection que le sujet effectue, et qui
l'amène à prendre conscience de l'hypocrisie dans laquelle il
baigne. Il faut aussi signaler que Zakaria Fadoul est un personnage
émotivement faible. Ainsi, durant ses années d'errance, il n'a
cessé de faire preuve d'une personne traumatisée. Il s'en rend
bien compte et trouve curieux cet état d'esprit qui amènent les
autres à le qualifier de fou : « Ce qui est curieux
chez moi, c'est que je m'identifie à tout ce qui souffre. Ainsi sur le
port, quand je vis un poisson que des pêcheurs avaient jeté hors
de la mer faire des bonds avant de succomber, je ne pus retenir mes
larmes. » (LDMM, p.74)
En effet, l'éloignement, l'errance avec leur
corolaire de frustration (privation de satisfaction) dus aux difficultés
d'adaptation, ont poussé Zakaria Fadoul à sombrer dans la
dépression. La dépression, notons-le, est un trouble psychique
durable, caractérisé par un profond sentiment de tristesse, de
découragement et de fatigue insurmontable. Appréhendant son
propre moi comme un psychologue, le personnage de Loin de moi-même,
commeà l'accoutumé décrit son état mental, et
nous donne l'opportunité de lire, dans cette description, son
état dépressif :
Ali m'accompagna à l'aéroport. Je devais
prendre l'avion à destination de Fort-Lamy. J'étais dans un
état de tension extrême. Ma bouche était sèche, mes
yeux ardents. Je n'avais pas de force et pourtant je me sentais assez fort pour
défier le monde entier. Je n'avais pas d'appétit. J'avais soif et
je n'avais pas envie de boire. Il y avait deux hommes en moi. J'avais le visage
livide, les yeux vagues et pourtant je voyais -si je peux utiliser ce mot dans
son vrai sens - les moindres détails, détails qui n'attirent
nullement mon attention en dehors de ces moments-là. (LDMM,
p.81)
Dans un dossier du magazine littéraire
numéro 411 de juillet-août 2002 consacré à la
dépression, Clément Rosset à travers son article
intitulé « Dans l'oeil du cyclone »,
décrit la souffrance dépressive comme une douleur
particulière qui est sans nature définissable et sans cause
apparente.Cette conception devient évidente lorsque nous observons dans
Loin de moi-mêmel'ahurissement de Zakaria Fadoul en
présence de son déséquilibre mental: il s'autoanalyse, et
perçoit en lui une attitude paranoïaque dont il peine à
définir la cause. Ses multiples interrogations au fil du récit
attestent de cette remarque :
Il n'y avait pas seulement en moi ce sens du
religieux, je me sentais traqué et je ne savais pas qui me traquait. Je
me sentais espionné et je ne connaissais aucun espion. Je sentais tous
les yeux sur moi mais pourquoi tout le monde se tournait-il pour me
regarder ? Il y avait en moi quelque chose de méfiant et de
réservé. Il y avait en moi la volonté de vouloir tout
cacher et de me cacher. Avais-je une raison ? Evidemment pas. Comment
sont-ils arrivés à prendre naissance et à s'installer en
moi ? Peut-être les réponses pourront-elles se trouver au fil
de mes récits ? Je ne suis pas un psychanalyste. Je ne suis qu'un
narrateur. (LDMM, p.84)
Il est clair que les causes des problèmes
psychologiques de Zakaria Fadoul ne sont définissables que lorsque l'on
s'évertue à suivre son récit qui commence de l'enfance
pour déboucher sur ses « moments de
désespoir ». En effet, nous avons eu à voir dans le
chapitre premier que Zakaria Fadoul était un enfant choyé et
gâté de sa famille. Donc, par déduction, il est
évident de lire ses troubles comme étant à la fois les
résultats de l'éloignement ainsi que les conséquences du
contact brutal avec l'extérieur : « De
dépaysement en dépaysement, je me sentais mal à
l'aise. » (LDMM, p.69). Après plusieurs années
d'errance soldées par un retour au pays natal, le personnage de Loin
de moi-même parvient à comprendre qu'effectivement, sa
dérive psychologique est la conséquence de sa séparation
avec le pays natal. Ainsi, de retour à Fort-Lamy,
« à la sortie de l'aéroport, je ne pus faire la
distinction entre les taxis et les autres voitures. Ces longs voyages hors du
pays natal avaient porté un coup dur à ma mémoire, mais ma
mémoire refusait de céder. » (LDMM, p.85)
Il faut aussi noter que Zakaria Fadoul n'est pas le
seul à parvenir à la porte de la dépression. Comme lui,
Mahamat Hassan arrive à nommer ce mal être sans pouvoir en
identifier les raisons. En effet, durant son premier séjour à
Paris, assailli par un flot de difficultés, le personnage de Un
Tchadien à l'aventure finit par perdre le contrôle. Le manque
de travail, les licenciements inopinés, les longues marches
interminables à travers la ville, le poussent au bord de la
dépression. Ainsi, après le travail dans une usine qui s'est
soldé par un accident tragique, « je n'ai pas pu dormir
comme d'habitude. Et le lendemain, je suis moi-même mis à la porte
comme si j'étais la cause de ce malheur. Je bosse encore quelque temps
dans divers endroits semblables, mais, en toute sincérité, je
suis au bord de la dépression. » (UTAA, p.106). La
dépression chez Mahamat Hassan s'accompagne du remords et de la
culpabilité qu'il éprouve en présence des scènes
« horribles » auxquelles il a assistées durant son
séjour à Paris. Ainsi, le personnage de Un Tchadien à
l'aventure, témoin d'un accident de circulation, subit un gros coup
au moral pour n'avoir pas pu témoigner en faveur de la victime, qui, se
trouvait être un Africain comme lui : « Mais ma
conscience n'est pas du tout en paix. Chaque fois que je pense à
l'accident, j'éprouve des remords cuisants : qu'est-il
devenu ? Va-t-il mieux ou plus mal ? Serait-il mort ou
vivant ?je ressens une certaine culpabilité à son
égard. » (UTAA, p.112)
Dans Un Tchadien à l'aventure, les
problèmes psychologiques se mesurent aussi à l'aune de la
déception et de l'humiliation que subit le personnage immigré
durant ses séjours d'errance : « Ce que je craignais
est arrivé. Déçu et humilié, je ne vais pas
à la police ! je préfère rentrer chez
moi. » (UTAA, p.77). Mais ils prennent aussi ancrage dans
l'inhumaine condition de vie à laquelle fait face l'immigré,
contraint à surmonter le moral et l'accepter tel quel. Mahamat Hassan
souligne de fait l'insalubrité des lieux dans lesquels il est
amené à dormir malgré l'opposition de sa conscience :
« Je passe cinq nuits au Centre Nicolas Flamel, cinq nuits de
cauchemar. Je m'inquiète chaque soir à l'approche de la nuit.
Faut-il encore passer une nuit là-bas ? Chaque jour nouveau est une
délivrance et je quitte précipitamment les lieux dès
l'aube. » (UTAA, p.104).
Le cauchemar que vit l'immigré et/ou l'errant,
c'est aussi la prise de conscience de la misère humaine et le difficile
exercice pour parvenir à l'admettre. C'est également la perte de
la personnalité, de la prétendue « pureté
humaine » lorsqu'on est contraint, comme Zakaria Fadoul à
dormir à même le sol, à la cuisine ou encore lorsqu'on est
amené comme Mahamat Hassan à faire sa sieste sur des nattes
crasseuses, à se mêler aux gens qu'on ne connaît pas. Mais
quand la migration se fonde sur l'espoir, on finit toujours par s'habituer,
s'adapter à tout, dompter les problèmes moraux. Le personnage de
Un Tchadien à l'aventure n'a pas manqué de
témoigner de cette expérience qui affecte la conscience :
« Les nattes de prière sont devenues crasseuses par
endroits. C'est là que j'élis domicile. Au début je suis
profondément gêné de dormir à côté de
gens que je ne connais pas, mais je m'habitue avec le temps. »
(UTAA, p.32). Ces impérieuses expériences, notons-le, ont aussi
permis une prise de conscience de soi. En effet, lorsque le migrant-errant
réussit à sauver son psychisme, lorsqu'il parvient à le
préserver contre la tourmente de l'aventure qui le déchire en
lambeaux, il peut prendre du recul et se regarder en face. Zakaria Fadoul
expérimente l'errance physique et l'errance psychologique en même
temps, et tente de prendre du recul afin de réfléchir pour
retrouver le « bon sens » :
Je baisse la tête. Je me contiens. Je me mets
à réfléchir. Quand j'étais à Yaoundé,
j'ai écrit à Paris et au Tchad pour dire à mes amis que je
me trouvais au Cameroun et leur demander de m'écrire et voilà que
brusquement j'ai changé d'avis, franchi des frontières, je me
suis dirigé vers le Gabon pour y rester peut-être des
années ! Ne vais-je pas ainsi confirmer l'idée de la folie
par mes instabilités ? (LDMM, p.120)
Retenons à la lecture de ce qui
précède qu'en relatant les difficultés qu'ils ont
rencontrées, Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye n'ont
pas manqué de faire part des problèmes psychologiques auxquels
ils se sont heurtés durant leurs années d'errance. Ces chocs
moraux commencent avec leur migration et éclosent au contact de
l'extérieur. Ainsi, nous avons eu à lire dans ces trois
récits une mosaïque de sentiments
« négatifs »: la peur, l'inquiétude,
l'humiliation, la déception, la dépression, la
culpabilité, le remords, etc. sont autant de maux ayant affecté
la conscience de ces autobiographes lors de leurs séjours en terres
étrangères.
2. Les acquisitions
Dans notre corpus en effet, les expériences migratoires
ne se résument pas seulement aux difficultés auxquelles ont fait
face les personnages. Elles se quantifient, au-delà, par la somme des
acquisitions, c'est-à-dire les profits que ces autobiographes ont su
tirer de la migration et de l'errance. Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et
N'Gangbet Kosnaye dont les motivations du départ avaient placé
leur migration sous le signe de l'espoir, ne manquent pas de faire part des
aspects positifs émanant de leurs longues quêtes. Ainsi, ils
évoquent tour à tour la découverte du monde dans sa
diversité ainsi que les succès liés aux multiples
formations qu'ils ont entreprises. Ces acquisitions peuvent donc se lire comme
l'accomplissement des projets de départ de chacun d'eux, dans la mesure
où elles constituent, en partie, les motivations du retour au pays
natal.
1-3- Découvertes
Le voyage, puisqu'il conduit vers l'ailleurs, permet de
découvrir le monde dans sa diversité. De là, le contact
avec les réalités nouvelles s'avère aussi une
expérience enrichissante au cas où il ne contribue pas
exclusivement à la perte des valeurs de l'immigré. Ainsi, en
dépit des difficultés rencontrées, la migration et/ou
l'errance de Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye, recèle
un atout, dans la mesure où elle leur a permis de découvrir des
horizons inconnus d'eux auparavant. Ces découvertes ont non seulement
suscité en eux la prise de conscience de l'existence de
l'altérité, mais ont aussi contribué à la
transformation de leurs visions du monde, formant ainsi leurs nouvelles
personnalités.
Dans Tribulations d'un jeune Tchadien, le voyage du
personnage au Congo lui a permis de détruire le mythe du Blanc comme
être supérieur au Noir. En effet, N'Gangbet Kosnaye qui, au Tchad,
n'avait même pas eu la chance de côtoyer lesBlancs, moins encore
les enfants métis de son âge, à cause de la couleur de sa
peau, découvre avec étonnement qu'à Brazzaville, ce sont
les Blancs qui cuisinent pour les « petits Noirs ».
Informés de cette réalité, le narrateur et ses camarades,
surpris, n'en reviennent pas :
A l'atterrissage de l'avion à l'aéroport de
Brazzaville, un petit bus du lycée Savorgnan de Brazza, du nom de
l'explorateur italien naturalisé français, nous conduit dans
notre centre. [...] Le temps de ranger les valises et de faire les lits, que
déjà Yatanga fait un petit tour dans les parages et revient avec
des informations absolument étonnantes :
- J'ai rencontré un lycéen tchadien il y a
quelques instants, s'exprime difficilement Yatanga
- Mais, parle donc ! lui lançai-je
brûlant de désir d'en savoir davantage.
- Il m'a montré la cuisine et le réfectoire.
Tout est blanc et propre. Le cuisinier est un Blanc.
- Quoi ? Blanc ? Et tu crois qu'il va nous
préparer à manger ?
[...]
- J'attends de le voir pour écrire tout cela aux
amis, aux parents et surtout à ma fiancée de Bongor. C'est
vraiment une nouvelle qui va les étonner. (TDJT, pp.11-12)
Ainsi, la découverte inopinée des faits qui ne
correspondent pas aux horizons d'attente de l'immigré, suscite chez lui
une foule de questions. C'est ainsi que pour avoir visité le site
touristique des Pharaons en Égypte, Mahamat Hassan parvient à
poser une problématique qui aurait pu être celle d'un chercheur
animé d'une idée de découverte scientifique40(*). En effet, lors de sa visite,
le personnage de Un Tchadien à l'aventure découvre une
statue d'un roi noir taillée dans du granit. Cette découverte ne
le laisse pas insensible, quand bien même ses interrogations demeurent
sans réponses : « Je m'interroge : `'Les
Egyptiens auraient-ils été gouvernés à une certaine
période par un Africain ? Ou bien étaient-ils d'origine
noire, je veux dire, africaine ?'' La rencontre inopinée de ce roi
noir soulève en moi une foule de questions qui demeurent sans
réponse. »41(*) (UTAA, pp.54-55).
Dans Tribulations d'un jeune Tchadien,
au-delà des interrogations suscitées, la découverte se
révèle transformatrice. Ainsi, au cours de l'errance, N'Gangbet
Kosnaye le « fervent protestant » chez qui la danse et
l'alcool sont prohibés, finit par transcender ce qui était pour
lui dogme. En effet, arrivé à Brazzaville, le personnage
découvre que le fait de danser n'est nullement un péché
pour les protestants. Et il commence à remettre en cause ses
convictions, à se transformer et à s'adapter à de
nouvelles manières d'exister :
Je pense de plus en plus à danser. J'ai appris,
indépendamment d'Agathon, par les protestants d'autres
nationalités que la sienne, que Dieu n'a jamais interdit la danse. Alors
pourquoi attendre encore ? me dis-je. C'est au dortoir, entre les lits,
que je commence par apprendre à danser en compagnie de mes amis
congolais, oubanguiens ou gabonais. Je commence par la rumba, qui est une danse
assez facile à exécuter. En une semaine j'y excelle. (TDJT,
p.115)
Pour nous en tenir à ces quelques exemples, il convient
de retenir que grâce à la migration et à l'errance, les
autobiographes de notre corpus ont pu découvrir d'autres
réalités du monde. Ces découvertes, avons-nous vu, ont
contribué à la mutation de leurs perceptions des choses. Il est
donc juste de lire ces acquisitions comme étant l'accomplissement des
motifs secondaires qui reposaient sur l'envie de découvrir.
1-4- Formations morale et professionnelle
Si la migration a permis à Zakaria Fadoul, Mahamat
Hassan et N'Gangbet Kosnaye de découvrir le monde, elle leur a aussi
permis d'acquérir une formation à la fois morale et
professionnelle.
Par formation morale, nous entendons cet exercice de
dépassement de soi qui concourt au savoir-vivre et au principe de
discernement du bien et du mal. En effet, les vicissitudes auxquelles se sont
confrontés les autobiographes de notre corpus participent de leur
mûrissement. Ainsi, au terme de ces expériences migratoires, il
est loisible de remarquer que ces derniers s'en sont tirés avec nombre
de leçons morales. Les enseignements de la vie et la prise de conscience
de leur limite en tant qu'être humain, ont chassé en eux les
complexes, l'orgueil et la vanité. Mahamat Hassan par exemple qui voyait
en la cuisine l'affaire de la gent féminine, parvient à
dépasser son « orgueil d'homme » pour cuisiner.
C'est ainsi qu'il écrit : « Nous nous sommes
organisés pour que chacun fasse à tour de rôle la cuisine
et le ménage. Jadis quand j'écoutais les étudiants parler
de faire la cuisine, cela m'étonnait, mais maintenant je trouve cela
tout à fait normal. » (UTAA, pp.75-76). Ainsi, qu'il s'agisse
des expériences négatives ou positives vécues par les
personnages, la migration a contribué d'une manière ou d'une
autre au modelage de leurs personnalités respectives. Plus encore, ces
déplacements hors de chez eux modèlent les voyageurs,
enrichissent leurs expériences, et façonnent autrement leur
rapport au monde : « Ces longs voyages hors du pays natal
avaient porté un coup dur à ma mémoire... »
(LDMM, p.84). Aussi rentrent-ils au bercail en « hommes
vaccinés », prêt à assumer toute
responsabilité, à bousculer le système en place :
« Je promets de faire de mon mieux pour ne pas décevoir
les jeunes qui viendront après moi. » (TDJT, p.154).
Cette formation morale, acquise au prix des difficultés, s'accompagne
d'une éducation professionnelle qui est la pièce du puzzle tant
recherchée par les immigrés, dont le périple repose sur
l'espoir.
La formation professionnelle dont il est question est
celle reçue au terme des parcours universitaires. Précisons que
chez Zakaria Fadoul, toutes les études entreprises s'étaient
soldées par des échecs. En effet, qu'il s'agisse de son
entrée à l'université de Kinshasa, de Dakar ou de
Yaoundé, le personnage de Loin de moi-même ne s'est
tiré avec aucun diplôme. Ainsi, puisque dans Un Tchadien
à l'aventure et Tribulations d'un jeuneTchadien, nous
mesurons la formation professionnelle à l'aune des études
parachevées et des diplômes obtenus, nous ne saurions mentionner
le cas de Zakaria Fadoul chez qui le cursus universitaire a souvent
tourné court dans les multiples localités où il a
entrepris ses études.
Contrairement à lui, Mahamat Hassan et N'Gangbet
Kosnaye ont pu remplir l'obligation académique qui constituait pour eux
tous, et pour chacun individuellement, le projet de base ayant conduit à
la migration. Ainsi, après plusieurs années d'errance, Mahamat
Hassan décroche une licence en droit privé à
l'université de Damas : « J'obtiens ma licence en
droit privé à la deuxième session avec la mention bien. Il
faut maintenant préparer l'étape suivante. »
(UTAA, p.97). « L'étape suivante » qui s'en est
suivie fut celle de sa double inscription « à
l'université de Paris II pour un diplôme d'études
approfondies (D.E.A) en criminologie et à l'Ecole Nationale de la
Magistrature (E.N.M.). » (UTAA, p.108). Là encore, le
personnage de Un Tchadien à l'aventure réalise une bonne
performance, et son parcours parisien est sanctionné par l'obtention
d'un diplôme de magistrat : « Fin juin 1982, l'E.N.M.
au cours d'une cérémonie grandiose, nous remet nos diplômes
de magistrat. » (UTAA, p.123). Ce diplôme, notons-le, est
validé par Mahamat Hassan au terme de plusieurs stages
professionnels :
A la fin de mon stage pratique dans les tribunaux de
Paris, mon directeur de stage me propose de conclure par un dernier stage dans
un cabinet d'avocat afin, dit-il, de `'vivre ce métier de
l'intérieur''. La proposition me plaît et je l'accepte. Le
lendemain je me rends donc au cabinet de Maître Gilbert, situé
dans le seizième arrondissement où je vais être stagiaire.
C'est un cabinet renommé où travaillent plusieurs
avocats. (UTAA, p.118)
N'Gangbet Kosnaye, de même, bénéficie de
diverses formations qui feront de lui tour à tour administrateur
colonial et fonctionnaire sous le règne de Tombalbaye, premier
président du Tchad indépendant. Rappelons qu'en terme de
formations acquises, le personnage de Tribulations d'un jeune Tchadien
a connu plusieurs succès qui ont marqué les étapes de ses
errances. Ainsi, la fin de son nomadisme scolaire se ponctue par l'acquisition
du BEPC (Brevet d'Etude du Premier Cycle), premier grand diplôme tchadien
à l'époque. C'est en ces termes qu'il commente ce succès
qui leur (Kosnaye et ses promotionnels) donne la possibilité
d'accès au rang des « fonctionnaires
supérieurs » :
Trois jours après, on affiche les résultats
du BEPC. La cour du lycée est pleine à craquer : candidats,
parents et badauds sont là. Le BEPC est le diplôme le plus
élevé passé au Tchad, car les épreuves du
baccalauréat se corrigent à Bordeaux, en France. Les
résultats sont acheminés par télégramme. Les douze
candidats du collège de Bongor sont tous admis, et ce brillamment. C'est
une tradition qui se perpétue depuis déjà trois
promotions. C'est un cycle court qui fournit des cadres supérieurs pour
l'administration coloniale, contrairement au cycle dit long de Fort-Lamy, qui
possède des classes préparant au baccalauréat. (TDJT,
p.107)
Aussi, après ce parcours de Bongor, le passage de
N'Gangbet Kosnaye à Brazzaville lui a permis de préparer le
concours administratif de l'Afrique équatoriale française. Une
fois de plus, ce fut une étape sans anicroches majeures, et Kosnaye
s'inscrit à la caste des meilleurs : «Le concours
s'approche. Tous les candidats travaillent d'arrache-pied pour réussir.
Je ne suis pas en reste. [...] Tout se passe bien. Yatanga et moi avons
réussi et nous sommes parmi les meilleurs. » (TDJT,
p.120). Comme Mahamat Hassan, c'est à Paris qu'il met un terme à
ses errances académiques par l'obtention de son baccalauréat
ainsi que de ses diplômes universitaires en sciences économiques
et politiques : « Après un parcours sans faute,
j'obtiens mes deux bacs et rentre à l'Université. [...] Mes
études universitaires sont donc sérieusement perturbées
par cet activisme politique et syndical. Malgré tout, j'obtiens mes
diplômes universitaires. » (TDJT, p.154). C'est donc
l'étape parisienne qui met un terme à ses aventures lorsqu'il
amorce le grand retour au pays dans l'espoir de travailler, faire valoir
l'enrichissement que son expérience aventureuse lui avait
rapporté.
Nous pouvons donc retenir que l'expérience migratoire a
transformé moralement les autobiographes de notre corpus. En sus de
cette formation morale, mis à part Zakaria Fadoul qui n'a connu aucun
succès académique durant ses années d'errance, Mahamat
Hassan et N'Gangbet Kosnaye ont reçu diverses formations d'ordre
professionnel attestées par la variété des diplômes
obtenus.
Nous noterons aussi, pour clore cette première partie
de notre dernier chapitre, qu'en écrivant l'histoire de leur migration,
les autobiographes de notre corpus ont fait une part belle à
l'évocation de leurs expériences migratoires. Nous avons ainsi eu
à voir qu'elles oscillent entre acquisitions (découvertes et
formations) et difficultés rencontrées (difficultés
matérielles et psychologiques) durant leurs séjours d'errance.
Somme toute, ces expériences ont permis d'affirmer l'accomplissement ou
l'échec des projets de départ de chacun d'eux, et nous le
verrons, constitueront les motivations du retour au bercail.
II. RETOUR ET RÉINSERTION SOCIALE
Une remarque générale montre que, dans la
plupart des cas, les immigrés, une fois en terre d'accueil
développent des stratégies pour s'intégrer et fonder une
nouvelle vie quelles que soient les situations auxquelles ils font
face42(*). Mahamat Hassan
semble confirmer cette observance lorsqu'il donne à voir le cas des
aventuriers tchadiens confrontés à un non-retour. C'est ainsi
qu'il écrit à propos de son hôte :
Ce cheikh est un Tchadien, il est venu en Egypte il
y a très longtemps, peut-être à l'époque du roi
Faroukh. Il a dépassé la soixantaine. Il a épousé
une femme égyptienne qui lui a donné plusieurs garçons,
tous majeurs maintenant. Des cas comme celui du cheikh Rouag sont nombreux au
Moyen-Orient. On trouve des Tchadiens aventuriers partout [...] C'est le cas
de cheikh Rouag, c'est le cas aussi de beaucoup d'autres que j'ai eu la chance
de rencontrer. (UTAA, p.55-56)
Nous avons tenu à évoquer cette
généralité afin de pouvoir spécifier le cas de la
migration de Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye qui
s'accompagne toujours d'un projet de retour au bercail. En effet, dans les
textes de notre corpus, les narrateurs n'ont pas manqué de mettre
l'accent sur la phase retour de leur migration. Parlant du retour au pays, il
faut préciser que dans le cas de Zakaria Fadoul et N'Gangbet Kosnaye, il
y a eu plusieurs retours. Cependant, dans les récits, l'attention est
focalisée sur le « grand retour », le retour que
l'on dirait « définitif ». Ainsi, en plaçant
le sous-titre : « Retour au pays natal »
(TDJT, p.155) N'Gangbet Kosnaye consacre le récit à l'histoire de
son retour après l'étape de la France qui marque la fin de son
périple. Zakaria Fadoul de même en sous-titrant une partie de son
récit « Retour au pays » (LDMM, p.81) donne
à lire son retour qui marque la pause de son errance qui va du Congo au
Sénégal en passant par la France. Pour ce qui est de son errance
qui s'est poursuivie au Cameroun, il n'a fait qu'annoncer le retour sans en
dire plus.C'est sur cette phrase que se termine le récit :
« je ne me crée plus de soucis et me prépare
à rentrer au Tchad. C'était le 26 octobre 1973. »
(LDMM, p.138).
En inscrivant leur migration sous le signe du
mouvement « aller-retour », les autobiographes de notre
corpus énoncent les circonstances qui les ont obligés à
amorcer le retour au pays ainsi que les objectifs pour lesquels ils y
reviennent. En effet, c'est au terme de leurs études que l'idée
du retour effleure les personnages de Un Tchadien à l'aventure
et Tribulations d'un jeune Tchadien. C'est ainsi que
N'GangbetKosnaye écrit : « Après un parcours
sans faute, [...] je pense maintenant rentrer pour contribuer à
l'édification de mon pays. » (TDJT, p.154). Comme lui,
c'est au terme de son parcours parisien que Mahamat Hassan prend le vol pour
N'djaména : « Fin juin 1982, l'E.N.M. au cours d'une
cérémonie grandiose, nous remet nos diplômes de
magistrats. Une semaine plus tard, je prends le vol régulier
d'Air Afrique pour N'Djaména. L'étudiant appliqué que
j'étais devait se transformer en magistrat au service d'un pays, le
sien, en proie à la discorde civile. » (UTAA, p.123). Il
faut noter pour signaler au passage que c'est par ce précédent
paragraphe que commence et s'achève le récit de la
migration-retour donné par le narrateur de Un Tchadien à
l'aventure. En effet, nous remarquons de par cette citation que Mahamat
Hassan annonce son retour et son projet pour le pays natal, cependant le
récit n'en dit pas plus, et c'est sur cette note elliptique que
s'achève son oeuvre43(*).Nous pouvons justifier ce gommage et cet inavouable
par le narcissisme précédemment évoquée. En effet,
dès l'incipit de son récit, Mahamat Hassan témoin une
urgence à raconter l'histoire de ses pérégrinations. Toute
l'attention du narrateur y est de ce fait rattachée et le regard
nombriliste se trouve porté sur lui-même : il raconte sa
propre aventure et s'intéresse moins à l'aventure et la
destinée du pays et de ses concitoyens comme c'est le cas chez N'Gangbet
Kosnaye et Zakaria Fadoul.
Si la fin des études universitaires
sanctionnée par l'obtention des diplômes stimule la prise de
conscience du bercail chez Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye, il faut dire que
chez Zakaria Fadoul, les échecs liés aux difficiles conditions
d'intégration, sont les vecteurs de la précipitation de son
retour. En effet, dans Loin de moi-même, chaque fois que le
personnage se trouve contrarié, s'installe en lui ce que le Martiniquais
Edouard Glissant nomme « pulsion du retour ». Ainsi,
étant au Sénégal, lorsque frustré par une
Américaine du service sanitaire, Zakaria Fadoul est saisi d'une
nostalgie soudaine : « Elle me tint un langage qui me fit
verser des larmes. Elle tira de son sac du papier hygiénique et me le
tendit. Je le pris et essuyai mes larmes. Puis je tournai la tête vers
elle et découvris un sourire qui contredisait ses paroles. Je changeais
immédiatement d'attitude et lui dit : `'Je veux rentrer au Tchad,
quelle est votre réponse ?'' ». (LDMM, p.78). De
même, durant son errance au Cameroun, lorsque tiraillé par des
policiers, Zakaria Fadoul n'a qu'une seule idée : rentrer au
bercail : « Oui, je désire revenir au Tchad, le
plutôt possible. Je frotte mes yeux fatigués par
l'obscurité. » (LDMM, p.127). Le retour de Zakaria Fadoul
est à la fois physique et spirituel. Ainsi, devant l'impossible retour
physique, il opte pour un retour psychologique : « Je me
blottis à côté d'une carte où sur un des coins je
peux voir écrit « Tchad ». (LDMM, p.127)
Eu égard à ces circonstances
singulières du retour, il est patent d'observer que les objectifs pour
le pays natal ne sont indubitablement pas les mêmes. Pour Mahamat Hassan
et N'GangbetKosnaye, comme le souligne leurs récits, l'ambition du
retour repose sur les possibilités de la mise en pratique des
connaissances acquises, et pour Zakaria Fadoul, l'enjeu est de retrouver
« l'ataraxie de l'âme » perdue durant le
séjour d'errance. Nous analyserons dans cette partie les conditions de
la réinsertion auxquelles feront face ces autobiographes une fois le
retour effectif, puis nous dégagerons, pour terminer, la symbolique de
leur récit autobiographique de la migration de manière
générale.
1. Transmutation de la terre d'origine
Par transmutation, nous entendons le changement d'une chose en
une autre. La transmutation de la terre d'origine est donc l'ensemble des
mutations des réalités du pays de départ. Ces
métamorphoses qui interviennent en l'absence de l'émigré,
le placent très souvent dans une situation d'étrangeté
dans son propre pays. Pris dans ce déphasage, l'émigré,
quand il revient, éprouve du mal à se positionner. Les
autobiographes de notre corpus se heurtent à ces formes de
décalages. Ainsi, une fois de retour au Tchad, les personnages de
Tribulations d'un jeune Tchadien et Loin de moi-même se
rendent compte du changement de mentalité dans leur pays.
Dès son arrivée au pays natal, N'Gangbet Kosnaye
remarque une nouvelle idéologie qui est mise en place par le premier
président tchadien, François Tombalbaye. Il faut rappeler que le
personnage de Tribulations d'un jeune Tchadien avait quitté le
Tchad dans les années 1950 à destination de la France, pour n'y
revenir que dans les années 1960, après une longue période
d'absence. Entre temps, les choses ont changé. Ceux pour qui il a
erré pendant une décennie dans l'espoir de revenir les
transformer, se trouvent englués dans un nouveau système :
le parti unique. Dans cette nouvelle ère, tout le monde pense la
même chose, réfléchit sous un même angle. C'est ainsi
que les parents de celui-ci, conscients de son penchant révolutionnaire,
le mettront en garde. Sa réinsertion se trouve ainsi
conditionnée : il a le choix entre prendre la carte du parti et
mener une vie décente, ou conserver sa tenue de révolutionnaire
et vivre l'enfer. C'est en ces termes que se formule le conseil adressé
à N'Gangbet Kosnaye, pris en charge par un porte-parole à l'issue
d'une assise familiale :
- Tu as fini tes études. C'est très bien et
nous en sommes fiers. Nous espérons que ton retour, cette fois-ci, est
définitif. Dans la fonction publique, tu seras classé en
catégorie A. Tu gagneras beaucoup d'argent et tu seras logé dans
une belle villa. Il faut maintenant que tu deviennes un adulte. Laisse donc
tomber ces histoires de militantisme révolutionnaire. On n'en veut pas
dans ce pays. Nous voulons te dire de laisser tomber la politique, les
critiques et les injures à l'égard du grand chef. D'ailleurs un
enfant bien élevé n'injurie pas un aîné. Cet homme
qui est aujourd'hui à la tête de notre pays a connu mille et une
brimades de la part des colons. Il a connu la prison. Il a obtenu
l'indépendance du Tchad. Cette indépendance que vous qualifiez de
formelle, mais n'en est pas moins réelle. On ne chicotte plus personne.
Si on peut maintenant parler à un Blanc la tête haute, c'est
grâce à lui. Il va te nommer sans aucun doute directeur. Il faut
que nous aussi, tes parents et amis, « mangions » avec les
autres... C'est tout ! Nous ne pouvons pas attendre indéfiniment
notre tour. (TDJT, p.156)
Ces conseils qui traduisent clairement l'idéologie du
moment, placent le personnage de Tribulations d'un jeune Tchadien
devant un dilemme cornélien. En effet, nous avions vu dans les
motivations du retour que N'Gangbet Kosnaye a promis de ne pas trahir les
compagnons de lutte qu'il a laissés en France. L'objection en
réponse à cette pétition serait donc une solution
adéquate pour la conservation de son statut de militant fidèle,
mais le faisant, il court le risque de passer pour un renégat aux yeux
de ses parents. Après avoir soupesé les enjeux de ces discours,
à sa manière, il se décide :
Ce discours agit comme un coup de massue sur moi. En
clair, cela veut dire que si je veux faire une bonne carrière
administrative, il me faut opérer un virage à 180 degrés,
une reconversion totale de mon comportement et de ma mentalité.
Sinon...Je suis conscient de ce dilemme. J'essayerai de tenir compte de ces
conseils pour d'abord m'intégrer et être accepté dans le
milieu de mon travail, ensuite dans la société, une
société en pleine mutation sociologique depuis
l'indépendance. (TDJT, p.157)
Comme lui, le personnage de Loin de
moi-même constate également un écart comportemental
dans sa société d'origine. Ainsi, de retour à Fort-Lamy,
Zakaria Fadoul se rend compte tout d'abord que l'accueil
témoigné à son égard par sa grand-mère avait
pour but de manifester l'évolution de son mode de vie. En effet, en lieu
et place de l'eau qu'elle avait l'habitude de servir aux étrangers
assoiffés, le narrateur remarque que « la vieille »,
pour reprendre ainsi son terme, avait choisi de lui offrir un verre de sirop
simplement parce qu'elle a appris qu'il vient de
loin : « Mais je n'avais pas soif et j'aurai bien
préféré une bonne boule de mil à son sirop.
Seulement je pense aujourd'hui qu'elle considérait le sirop comme un
produit rare donc prestigieux. » (LDMM, p.86). Aussi, Zakaria
Fadoul lit une mutation flagrante de mentalité dans le rang de ses amis
d'enfance qu'il vient de retrouver : « Le soir des amis
viennent me voir les uns après les autres. Il me fallut tout juste une
demi-journée pour me rendre compte du changement dans le comportement de
chacun, et des propos anormaux. » (LDMM, p.86). Ce changement
d'attitudes, loin de se limiter à un seul espace, est observable partout
où passe Zakaria Fadoul. Ainsi, de Fort-Lamy à
Abéché, il constate avec ahurissement et amertume le
déphasage entre lui et ce monde qu'il prétendait connaître
parfaitement. Ce nouveau dépaysement l'amène à ressasser
l'unique interrogation de savoir s'il est vraiment chez lui, au milieu des
siens. C'est ainsi qu'il écrit :
A l'aéroport d'Abéché, des gens de
toutes les branches de ma famille étaient là. Un peu de joie
entrait en moi, mais ils n'avaient pas le même air et les mêmes
termes de salutations qu'autrefois. Mon étonnement était total et
une fois encore je me demandai si j'étais réellement avec les
gens que je connaissais. Si oui pourquoi ce changement ? Ou suis-je dans
une phase de mutation fatale ? J'essayai d'observer les signes
caractéristiques de chaque personne que je connaissais, je me frottai
les yeux, j'écoutai les uns et les autres et je me disais
« quelque chose est certain : je ne suis pas en train de
rêver ». (LDMM, p.92)
Bref, une fois au bercail, les autobiographes du corpus se
sont rendu compte des changements qui s'étaient opérés
pendant leur absence. Ainsi, pour sa réinsertion, N'Gangbet Kosnaye est
appelé ouvertement à prendre la carte du parti tandis que Zakaria
Fadoul comprend le fait dans le silence, les regards qui traduisent
l'idéologie du moment.
1-1- Une réinsertion difficile
Zakaria Fadoul et N'Gangbet Kosnaye ont connu une
réinsertion difficile. Ces difficultés d'intégration
trouvent leurs causes dans la double transmutation : celle de l'espace
d'origine et celle de l'immigré lui-même qui a connu
l'expérience migratoire. Ainsi, dans Tribulations d'unjeune
Tchadien, c'est le refus d'adhérer à l'idéologie en
place qui contribue à la perte du personnage. En effet, malgré
les divers conseils prodigués par les siens, N'Gangbet Kosnaye, le
fervent militant n'entendait pas abdiquer à son rôle de
contestateur avéré. De là, après avoir pris
service, aidé par ses amis Sazi et Docteur, il met en place des astuces
pour « exposer publiquement les maux dont souffre notre
pays. » (TDJT, p.159). De là, il vilipende tour à
tour les autorités nationales en dressant à leur égard un
véritable réquisitoire. C'est donc au terme d'une de ses fameuses
conférences que commencent ses cauchemars.
Chez Zakaria Fadoul, c'est en partie à cause de
ses frustrations dues aux expériences négatives qu'il a connues
sur le trajet de l'errance que se poseront les problèmes de sa
réinsertion. Ainsi, son déséquilibre psychologique
porté au summum par les accueils froids le rend schizophrène.
C'est ainsi qu'il écrit : « Mais voilà que
vite, je me repliai sur moi-même et trouvais qu'il y avait trop de monde
ici. Je sentais un besoin poussé de solitude. Je sentais aussi un
déséquilibre qui peu à peu me poussait vers
l'indifférence totale. Le déséquilibre, je le subissais et
je ne pouvais pas l'éviter. » (LDMM, p.87). Notons au
passage que la schizophrénie est une psychose chronique
caractérisée par une perte de contact avec la
réalité et une perte de la personnalité. Elle se
caractérise par la dissociation psychique, le délire et les
signes de repli sur soi. Peut s'observer chez le schizophrène, la
dissociation de la pensée dans le langage, avec des perturbations du
cours des idées ou un débit ralenti, et dans les affects
(émotion, état d'âme, etc.), avec notamment des signes
d'indifférence : les réactions émotionnelles à une
situation apparaissent sans relief ou inappropriées. Il existe souvent
une ambivalence de la pensée et des sentiments, par exemple un
mélange d'amour et de haine pour la même personne. Une forme
particulière de dédoublement de la personnalité peut se
développer, la personne schizophrène ayant l'impression que deux
personnes coexistent en elle. Le délire est marqué par des
croyances fausses et des erreurs de jugement. Les hallucinations (impression de
lire dans les pensées des autres, perception de voix imaginaires) sont
les principaux troubles de la perception. Les relations avec les autres sont,
en général, très perturbées, et la personne
schizophrène a tendance à s'isoler. Les manifestations
autistiques (repli sur soi-même) se traduisent par le fait que cette
dernière se désinvestit la réalité et se met
à privilégier un monde intérieur, pour échapper
à un monde extérieur qu'elle ne comprend pas44(*). Ces remarques correspondent
exactement au comportement, manières d'être et perception de la
réalité de/par Zakaria Fadoul.
Aussi, pour avoir été transformé et/ou
influencé par l'ailleurs, le personnage de Loin de
moi-même sera dédaigné par les membres de sa famille.
Par exemple, pour avoir gardé des cigarettes dans son sac,Zakaria Fadoul
fera objet de la haine vis-à-vis de son oncle : « Un
oncle ou un ami -car nous vivions parfois entre oncles et neveux, parfois
simplement entre ami - ayant peut-être eu vent de cet état de
chose, vint ; il s'arrêta auprès de moi et s'emporta. Je
trouvais ses qualificatifs hors mesure mais je me contins parfaitement et lui
serrai la main. » (LDMM, p.88). De là, la terre d'origine
se révèle peu différente de l'espace migratoire
cataloguant ainsi dans le répertoire des illusions le rêve du
retour salutaire de Zakaria Fadoul. Ambroise Kom explique amplement ce
phénomène dans son article paru en 2002 dans la revue Mots
Pluriels, cité par Joseph Ndinda45(*). En effet explique-t-il, « Si les
retours sont aussi douloureux que l'expérience nous le
révèle, c'est bien sûr à cause des régimes
postcoloniaux et de leurs avatars, mais aussi, il faut l'avouer, du fait des
sociétés africaines qui n'acceptent pas nécessairement le
genre de mutations auxquelles les séjours en [pays étrangers]
soumettent leurs progénitures. Nous avons donc affaire à une
espèce de lutte hégémonique entre ethnocentrismes
concurrents. (Kom, Mots Pluriels, n°20, 2002).
Retenons que Zakaria Fadoul et N'Gangbet Kosnaye ont
connu une réinsertion difficile. Celle-ci est d'une part liée au
changement des mentalités de l'espace d'origine et, d'autre part, elle
est la conséquence des expériences migratoires.
1-2- Figures de l'échec social
Zakaria Fadoul et N'Gangbet Kosnaye, de retour au pays,
sont pris pour figures de l'échec social. Ceux qui sont restés au
pays ne reconnaissent plus en eux les mêmes personnes.
En effet, modelé par les expériences de
l'ailleurs, le personnage de Loin de moi-même et
Tribulations d'un jeune Tchadien paraissent contrastés avec
leur terre natale. Ainsi, psychologiquement affaibli par les années
d'errance, Zakaria Fadoul paraît bizarre aux yeux de ses anciens amis. Il
devient de ce fait, objet de raillerie et d'insulte :
« Pendant mon séjour à Fort-Lamy, un jeune homme
que j'estimais beaucoup, mais qui se distinguait par son conformisme non
conformiste, tenait près de moi des propos insensés,
dépourvus de tout fondement. « Auzubillahi !
« Que Dieu nous garde ! » regardez cette figure qui
était partie pleine de lumière, revenir tout sombre avec des yeux
rouges comme des braises... » (LDMM, p.90). C'est donc avec
amertume qu'il voit les siens (qui n'ont pas été à
l'école) se délecter de ses échecs. Ils se comparent donc
avec le Zakaria qu'on disait intelligent mais qui aujourd'hui, rentre la
tête basse pour se retrouver à la case du
départ : « `'Toute cette connaissance !
C'est parti comme un morceau d'argile jeté à la mer !''
Continuait-il, et il tâtait son ventre pour me montrer que lui, il avait
la conscience tranquille et qu'il s'était fait tranquillement un
ventre... » (LDMM, p.91). Après ses années
d'errance, le personnage de Loin de moi-même se heurte donc aux
affronts de tous genres. ? Abéché, s'il n'a pas été
conspué pour ses échecs, il a du moins inspiré la
pitié des parents venus l'accueillir : « Ma tante
soupirait. Ma soeur pleurait, mon frère aussi. Mes autres frères
me regardaient, interrogateurs. Pour toute réponse, je leur
disais : « Ce n'est qu'un dépaysement. J'ai besoin de
repos. Vous verrez que mon état va vite
s'améliorer ». (LDMM, p.92). De par son récit,
tout porte à croire que Zakaria Fadoul était conscient des
répercussions que susciteraient ses échecs. Ce n'est pas sans
raison lorsqu'il se compare dans son poème liminaire
à un berger qui, ayant perdu ses animaux
a peur d'être grondé par ses parents en
retournant à la maison,
à un jeune marchand qui, ayant fait d'énorme
pertes, ne veut plus vendre,
à un jeune officier qui, ayant perdu la bataille,
rentre au pays la tête basse... (LDMM, p.7)
Pareillement, pour avoir refusé de prendre la carte du
parti au profit de l'opposition, le personnage de Tribulations d'un jeune
Tchadien sera décrété personna non grata et
jeté en prison. Ainsi, malgré ses succès
académiques, N'Gangbet Kosnaye paraîtra aux yeux du gouvernement
et de la population tchadienne de l'époque, comme le visage de la honte
nationale. En effet, au sortir de leur conférence, il est vu comme le
traître de la nation, le vendeur d'illusions, l'oiseau de mauvais augure.
Ainsi, par un virulent réquisitoire lu à la radio nationale, le
gouvernement envisage ternir l'image des conférenciers. C'est en ce
terme que l'éditorial résume la personnalité de N'Gangbet
Kosnaye :
Il reste que Gago est un héros en paroles, un
mystagogue. Son passé et sa conduite actuelle, son ingratitude à
l'endroit de ses vieux parents que sans doute il a catalogués dans le
groupe des parasites attendant tout des leurs en bonne position, lui
enlèvent tout droit de s'intituler professeur de morale ou de vertu,
défenseur du peuple. (TDJT, p.165).
Qu'il s'agisse du réquisitoire fait par le
président ou des motions de soutien à l'endroit de ce dernier,
les termes utilisés pour qualifier Gago et ses amis sont loin de
caresser la litote et/ou l'euphémisme, tant ils sont crus et cruels. De
par ces motions dument rédigées par les quatorze
préfectures que comptait le Tchad, N'Gangbet Kosnaye apparaît tour
à tour comme un « traitre », « un petit
rat qui empêche de dormir », « un
apatride », « un monstre », « un
individu sans foi ni loi », bref, un homme inutile qui ne
mérite que le bannissement. (TDJT, cf.pp.169-170)
Il faut remarquer au passage que Zakaria Fadoul et
N'Gangbet Kosnaye ne regrettent pas leurs expériences d'errance
même si elles n'ont contribué qu'à leur
déséquilibre au bercail, tant psychologiquement que socialement.
Tout conscient qu'il soit des envergures périlleuses de ses actes, le
personnage de Tribulations d'un jeune Tchadien ne se reproche pourtant
rien. Avec ses amis conférenciers, ils estiment que leurs actions sont
légitimes, car ils n'ont fait « qu'exercer [leur] droit de
citoyen, droit qui est bien prévu dans la Constitution : droit de
réunion et d'expression. » (TDJT, p.160). Aussi,
malgré les aiguillonnements teintés d'hypocrisie, Zakaria Fadoul
ne se culpabilise pas non plus. Au contraire, il s'estime heureux en
dépit de ses expériences bien malheureuses. De fait, il se dit
souvent qu'il est simplement incompris et manifeste sa fierté
vis-à-vis de ceux qui n'ont connu aucune aventure, mais qui
prétendent se moquer de lui : « Je suis plus heureux
que ce type, moi, je vois au moins quelque centimètre plus loin que mon
nez. Je suis sincère et sans hypocrisie. S'il s'était
donné au moins la peine de se demander pourquoi j'ai les yeux rouges, un
corps amaigri, il aurait dû trouver une raison plus juste que des phrases
dont lui-même ne savait pas trop ce que cela voulait
dire. » (LDMM, p.90)
Bref, les mutations mentales de Zakaria Fadoul et
N'Gangbet Kosnaye liées à leur éloignement feront d'eux
des marginaux de leurs sociétés et familles respectives une fois
au bercail. Ayant échoué partout, Zakaria Fadoul s'est vu
dédaigné, raillé par ses proches. Pour avoir tenté
de réaliser son projet de retour, N'Gangbet Kosnaye devient un paria aux
yeux de la population et est envoyé à la geôle par le
président Tombalbaye.
2. Symbolique du récit autobiographique de la
migration
Nous avons souligné à l'introduction de
notre travail que l'écriture autobiographique donne lieu à un
projet multiforme. Ainsi, en choisissant d'écrire l'histoire de leur
migration par le biais de l'autobiographie, Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et
N'Gangbet Kosnaye expriment un désir de se repenser, de communiquer avec
les lecteurs, de redire leurs itinéraires qui ne sont, certes pas
singuliers, mais du moins authentiques. De ce fait, leurs récits
revêtent une double valeur symbolique : acte de témoignage
pour la postérité, et exercice de réconciliation avec le
moi écartelé durant les années d'errance.
1-3- Un témoignage pour la
postérité
Les autobiographes de notre corpus manifestent une
volonté de porter au-devant du public un témoignage sur une
période de l'histoire vécue. Cela est vrai de leurs récits
de la migration à travers lesquels le vu et le vécu durant le
trajet de l'errance occupent tantôt l'avant-scène, tantôt
l'arrière-plan de la narration. Par rapport aux expériences
acquises au prix de l'endurance dans des contrées lointaines, en passant
par les épisodes de la douloureuse enfance (Zakaria Fadoul et N'Gangbet
Kosnaye) et les turbulences de la vie quotidienne (Mahamat Hassan), chacun
d'eux, en trempant sa plume, a voulu partager ce que nous pouvons appeler
« leçons de la vie ».
Ce projet de témoignage est perceptible de par
les titres mêmes de ces récits qui, d'emblée, suscitent des
attentes chez le lecteur. En effet, mis à part la vocation du genre
lui-même dont l'objet est le témoignage de vie, qu'il s'agisse de
Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure ou
Tribulations d'un jeune Tchadien, les titres sont évocateurs.
Zakaria Fadoul s'évertue à témoigner de ce qui l'a
emporté loin de lui-même, Mahamat Hassan essaye de montrer comment
un Tchadien comme lui s'est retrouvé en pleine aventure et N'Gangbet
Kosnaye donne à lire les mésaventures d'un jeune tchadien qui
commencent de l'école coloniale pour s'achever à la prison de
l'indépendance. Mais à travers ces histoires de vies
individuelles, se lit un témoignage sur toute une époque, que ces
hommes apportent entant qu'acteurs impliqués et/ou observateurs directs,
lucides.
Ce désir de laisser un document à la fois
autobiographique et historique à la postérité
s'appréhende dès l'incipit de Un Tchadien à
l'aventure. C'est ainsi que le narrateur commence l'introduction de son
récit : « Pour que le lecteur puisse comprendre ce
récit de mes aventures, il me paraît nécessaire de relater
succinctement la chronologie des événements les plus importants
qu'a connus le Tchad. » (UTAA, p.8). De là, par ce pacte
de lecture noué, il livre le parcours tumultueux de la vie politique de
son pays de 1960 à 1990, avant de dérouler le récit de ses
aventures dont la cause émane justement de ces ébullitions
politiques. Ainsi, chez Mahamat Hassan, l'autobiographie chemine avec
l'histoire. L'écriture sur soi, revêt une fonction de
déposition auprès du lecteur pris ici pour juge et témoin.
La présence du lecteur implicite dans le texte de Mahamat Hassan
s'observe à travers l'usage de la deuxième personne du pluriel.
Par exemple le lecteur se trouve interpelé ainsi :
« Surtout ne pensez pas que les bâtisseurs de ces pyramides
étaient des géants... » (UTAA, p.55). Ou
encore : « Les frères musulmans vous croiront le
leur et les communistes aussi. » (UTAA, p. 62). L'usage
fréquent du « vous » dans le texte permet au
narrateur d'impliquer le lecteur dans l'histoire racontée tout en le
faisant assumer une double fonction : celle de juge et témoin.
L'urgence de rendre compte des troubles politiques qui lui ont ouvert la voie
de l'errance justifie les jeux elliptiques auxquels il s'adonne dans son
récit. En effet, si Mahamat Hassan ne s'est pas intéressé
à l'enfance et que, par ailleurs, il n'a pas mis l'accent sur la phase
retour, nous pouvons déduire que l'absence de ces deux pans n'handicape
en rien son projet de base : témoignage à travers le
« je »sur une époque trouble et regard
rétrospectif sur les chemins caillouteux de l'errance. Ainsi, par son
récit, Mahamat Hassan semble assimiler son parcours manifestement
« individuel » à celui de toutes les personnes de sa
génération : « 1972 : Le Tchad est en
pleine ébullition politique ! la révolution fait rage dans
le nord-est ! beaucoup de jeunes Tchadiens ont les yeux braqués sur
le Frolinat ! » (UTAA, p.8)
Comme chez Mahamat Hassan, l'autobiographie chez
N'Gangbet Kosnaye se frotte aussi aux mémoires (genre voisin de
l'autobiographie). Après ce long parcours semé d'embuches, le
narrateur de Tribulations d'un jeune Tchadien dresse un bilan à
la jeunesse tchadienne en particulier et africaine de manière
générale, comme le souligne sa dédicace :
« Aux enfants du Tchad et d'Afrique. » (TDJT,
p.11). C'est donc la somme de ses expériences que N'Gangbet Kosnaye
entreprend de léguer à la jeunesse africaine comme leçon
de courage et de volonté. Parti « de l'école
coloniale à la prison de l'indépendance » comme
l'indique le sous-titre à la fois antithétique et paradoxal, il
donne par-là le témoignage sur les tristes réalités
de l'Afrique indépendante, et du Tchad en particulier. Ce pays
rongé par ses divisions, « mangeant ses propres
enfants », est au coeur de l'écriture autobiographique. Ses
démons sont nombreux, qui l'empêchent de grandir, et qui hantent
les autobiographes d'hier et d'aujourd'hui : l'emprisonnement, les
tortures, l'humiliation, la misère, etc.
Au-delà, l'écriture autobiographique se lit
comme un acte qui place l'homme (Africain surtout) du XXe siècle
finissant devant sa misère, ses violences auxquelles il ne parvient pas
à remédier à cause de son mode de vie, sa
mentalité. En préfaçant le récit de N'Gangbet
Kosnaye, Antoine Bangui souligne bien cette remarque : « Des
témoignages comme celui de Michel N'Gangbet, dans la simplicité
d'un récit et d'une langue qui seront comprises par tous, prennent une
signification d'autant plus importante que nous sentons combien notre
époque est charnière, nos vies fragiles, nos espérances
déçues. » (TDJT, p.7). Comme Mahamat Hassan,
N'Gangbet Kosnaye assimile son itinéraire à celui de beaucoup de
Tchadiens dont les ambitions progressistes avaient été
censurées, étouffées au risque de leurs vies. Cela devient
une évidence lorsque, tout d'un coup, nous trouvons auprès
d'Antoine Bangui, son compatriote et contemporain, un écho favorable au
projet autobiographique de Kosnaye. Les deux écrivains, en
adhérant au même projet, envisagent pour ainsi dire une
confrontation de souvenirs:
Qu'allais-je découvrir dans cet ouvrage
autobiographique ? Michel N'Gangbet est comme moi issu d'une famille
paysanne de la même région. [...] Alors sa vérité
ressemblerait-elle à la mienne, telle une soeur jumelle, ou
emprunterait-elle simplement les traits indistincts d'une lointaine
parenté ? Serions-nous obligés de confronter nos souvenirs
pour que renaisse une troisième mémoire ? (TDJT,
p.5)
Ces souvenirs, notons-les, ce sont les tortures que
N'Gangbet Kosnaye, et apparemment ceux de sa génération, avaient
subies dans la prison de Tombalbaye. C'est aussi de ces « traitements
inhumains » que le personnage de Tribulations d'un jeune
Tchadien souhaite parler pour « donner à voir »
à la jeunesse africaine, tchadienne, afin qu'elle puisse prendre
conscience de son devenir qui paraît incertain. La dimension de la
motivation de prise de conscience qui se dégage du témoignage de
N'Gangbet Kosnaye trouve son expression dans l'interrogation existentielle qui
marque la fin de son récit : « A douze heures
précises, le grand portail de la maison d'arrêt s'ouvre largement.
Comme Saké et Sazi, Docteur et moi sommes libres. Mais le sommes-nous
vraiment ? » (TDJT, p.176).
Parlant des interrogations existentielles, nous noterons que
ce sont elles qui fondent le témoignage de Zakaria Fadoul. En effet,
après toutes les endurances sur les chemins de l'errance qui se sont
soldées par un déséquilibre psychologique, Zakaria Fadoul
témoigne, à travers son récit, la volonté de porter
devant le public la complexité du monde et de l'homme lui-même.
Ainsi, en racontant ses déboires dus à l'éloignement et au
retour douloureux, il donne à lire la problématique identitaire
qui place l'homme du XXe siècle devant l'infinie angoisse qui naît
de l'absence de repères. Au-delà de la question identitaire, son
témoignage donne à voir l'absurdité qui émane de
l'étrangeté de l'être qui, parfois, peine à
comprendre son propre fonctionnement. Zakaria Fadoul part de ce fait, de son
expérience vécue pour essayer de révéler à
ses semblables la « bête » qui les habite et qui est
susceptible de se réveiller à tout moment et bousiller leur
vie.
Bref, l'écriture autobiographique de la migration
de Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye, repose en partie sur la
volonté de léguer un témoignage à la
postérité. Ce témoignage, loin de se résumer sur
les vies individuelles de ces autobiographes, prennent ancrage sur le social
pour devenir la mémoire de toute une époque.
1-4- Une réconciliation avec
soi-même
En plus d'être un acte de témoignage,
l'écriture autobiographique est pour Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et
N'Gangbet Kosnaye un exercice qui conduit à la réconciliation
avec soi. Ces autobiographes ont émigré ; ils ont
erré de pays en pays, parcourant le monde entier à la recherche
du mieux-être. Sur ce chemin d'errance, ils ont connu la frustration, la
souffrance, l'humiliation ; ils ont appris à accepter à
certains moments, de tronquer leur identité, leur personnalité,
leur valeur humaine dans le seul but d'atteindre l'objectif qu'ils
s'étaient assignés. Ces années d'éloignement les
ont emportés ainsi loin d'eux-mêmes. Dans cette course
effrénée, ils ont connu le succès (Mahamat Hassan et
N'Gangbet Kosnaye), ont accepté la vicissitude, ont pris conscience de
la diversité du monde (Zakaria Fadoul) puis, revenus chez eux, ils ont
connu des déboires (Zakaria Fadoul et N'Gangbet Kosnaye), se sont
réinsérés et ont assumé des fonctions (Mahamat
Hassan et N'Gangbet Kosnaye) pour enfin finir en prison (N'Gangbet Kosnaye) ou
à l'hôpital psychiatrique (Zakaria Fadoul). Tous ces
événements : ce passage d'une candeur d'enfance (Zakaria
Fadoul et N'Gangbet Kosnaye) à la jeunesse avec le contact de la dure
réalité du vécu quotidien, ont été
marqué par la prise de conscience des enjeux de l'avenir, ont fait
naître en eux l'ambition de réussir. Tous ont, de ce fait,
bâti d'immenses espérances et sont passés de l'espoir
à la désillusion puis à un renouveau d'espoir.
Toutes ces turbulences subies ont causé à
chacun d'eux un choc de conscience. Ainsi, avec le recul du temps, ils ont
jugé nécessaire de faire leur introspection, essayé de
déplacer ce poids qu'ils portent en eux sur du papier en guise de
témoignage, mais aussi et surtout pour enfin renouer avec
eux-mêmes et ne plus jamais se laisser emporter aussi loin
d'eux-mêmes. L'écriture autobiographique de Zakaria Fadoul,
Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye est aussi bien le voeu de l'accomplissement
d'un aussi fastidieux projet de quête de soi à travers la
remémoration des vieux souvenirs. Zakaria Fadoul se confiant à
Marie-José Tubiana, avoue avoir retrouvé l'équilibre
grâce à cet acte autobiographique commis :
Si je n'avais pas écrit, surtout à
l'époque où je me sentais isolé, repoussé par tout
le monde, ma santé aurait été très perturbée
et peut-être n'aurai-je pas continué mes études jusqu'au
doctorat. J'imagine que j'aurai pu partir au Soudan ou quelque part ailleurs
pour finir ma vie comme porteur d'eau ou quelque chose d'approchant. Je ne
pouvais plus vivre dans mon milieu auquel pourtant j'étais très
attaché. Il y avait quelque chose de contradictoire : j'aimais ce
milieu mais je sentais qu'il m'oppressait et cela devenait insupportable. Si je
n'avais pas écrit, cela aurait été très dangereux
pour moi. L'écriture m'a permis de `'mûrir''. (Taboye, 2003,
p.379)
Il faut signaler au passage que chez N'Gangbet Kosnaye,
c'est à la fois une réconciliation avec soi et avec les autres.
L'autobiographie lui permet de recoller le miroir pour retrouver son
« vrai » visage détruit par le pouvoir. Ainsi, le
projet du témoignage sur le vécu quotidien s'accompagne à
la fois de celui du positionnement du moi et de sa justification aux yeux du
lecteur. En effet, en commettant l'acte autobiographique, N'Gangbet Kosnaye
entreprend de démentir un certain nombre de
« mensonges » tissés et vulgarisés contre
lui. C'est dans un accent pathétique qu'il récuse ces
« discours pourfendeurs » à son
égard :
Gago comme tout le monde écoute tous les mensonges
et les calomnies proférés à son encontre. Il est
profondément touché par le fait qu'on dise que devenu grand
fonctionnaire, il ne s'est pas occupé de sa mère. Celle-ci est
morte quand Gago était encore au collège de Bongor. Une vraie
ineptie. On l'accuse de détournement de deniers publics mais on oublie
que sous le régime colonial la gestion des caisses de l'Etat
était placée sous le contrôle direct des administrateurs
civils français et tout agent africain indélicat est
châtié sans complaisance. Le but recherché par cet
éditorial est clair : salir au maximum Gago. La manoeuvre ne
trompe personne. (TDJT, p.166)
Nous pouvons dire pour renchérir aux propos de Kosnaye,
que le but recherché par son écriture est manifeste :
redorer le blason de sa personnalité bafouée. Il faut donc noter
pour tout dire, qu'en écrivant l'histoire de leur migration, les
autobiographes de notre corpus joignent au projet du témoignage celui
de la reconstitution du Moi écartelé sur le trajet d'errance.
Chez Kosnaye, place est aussi à la fois aux contestations des affronts
subies sous le régime dictatorial.
? la fin de ce chapitre, nous retenons qu'après des
expériences migratoires caractérisées par des
difficultés (financières, routières, psychologiques) et
des acquisitions, (découvertes, formations), les autobiographes de notre
corpus ont amorcé le retour. Cependant, cela n'a pas été
un retour heureux dans la mesure où la terre d'origine, parce qu'elle a
subi une transmutation, n'a pas facilité leur réinsertion. Nous
avons eu à voir que Zakaria Fadoul a été rejeté de
part et d'autre, et N'GangbetKosnaye a fini en prison. En écrivant donc
toutes ces histoires de leurs vies, ils ont manifesté un désir
de laisser un témoignage à la postérité et/ou
annihiler les accusations portées à leur égard, mais aussi
et surtout, ils ont voulu retrouver l'apaisement de leur âme errante,
inquiète, qui peine à se fixer dans un monde en
perpétuelle mutation.
CONCLUSION GÉNÉRALE
Notre étude a porté sur la migration et l'espoir
dans Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure
et Tribulations d'un jeune Tchadien ; textes autobiographiques de
Zakaria Fadoul Khidir, Mahamat Hassan Abakar et Michel N'Gangbet Kosnaye. Il
était question de montrer en quoi l'expérience migratoire est
motif d'écriture autobiographique chez ces auteurs, et en même
temps, de démontrer comment cette écriture se matérialise
chez chacun d'eux.
Nous avons eu à relever, d'emblée, que les
récits autobiographiques de Mahamat Hassan Abakar, Michel
NgangbetKosnaye et Zakaria FadoulKidhir mettent l'accent sur ce qui est vu et
vécu par les personnages migrateurs lors de leurs séjours et/ou
passages dans les espaces migratoires. Toutefois, les visions de ces auteurs
sont labiles en raison de leur situation d'appartenance socio-culturelle et
religieuse; d'où la singularité d'esthétisation de l'ici
et de l'ailleurs chez chacun d'eux.
L'analyse que nous avons proposée a reposé
principalement sur une lecture autobiographique de ces récits. Philippe
Lejeune faisait déjà remarquer qu'une telle lecture prend en
compte deux dimensions : poétique et critique. Ainsi, au premier
pôle, nous avons eu recours à la poétique autobiographique
telle que exposée dans Le pacte autobiographique. Au volet
critique, nous avons convoqué l'approche idéologique de Philippe
Hamon, en référence à son ouvrage Texte et
idéologie.Le faisant, nous avons mis l'accent sur l'aspect
« évaluation » de cette approche, focalisant ainsi
notre attention sur « l'idéologie dans letexte »
pour enfin appréhender « l'idéologie du
texte » et situer « le texte dans
l'idéologie ».46(*)
En complément à la méthode hamonienne,
nous avons aussi eu à convoquer quelques notions de psychanalyse qui
nous ont permis de comprendre l'état d'âme de ces personnages
migrateurs contraints à l'errance. Le comparatisme aidant, nous avons
eu, tout au long de nos analyses, à faire interférer ces
méthodes afin d'aboutir à des résultats.
Dans la première partie, nous nous sommes
attelés à montrer comment ces autobiographes ont
présenté leur espace d'origine ainsi que les espaces
migratoires.Ainsi, dans le chapitre premier où il était question
d'analyser les situations d'origine et déceler les motivations ayant
amené les personnages à émigrer, nous avons
constaté que dans Loin de moi-même, Un Tchadien
à l'aventure et Tribulations d'un jeuneTchadien, les
motifs du départ sont liés à l'instabilité du pays
d'appartenance de ces autobiographes. Nous avons vu que Zakaria FadoulKhidir,
Mahamat Hassan Abakar et Michel N'Gangbet Kosnaye ont présenté
leur pays d'origine comme étant non seulement pauvre, mais aussi
anéanti par des conflits politiques de tout genre. Il ressort aussi que
ces autobiographes, dévoués à retrouver l'équilibre
socio-économique et politique de leur pays, ont fait de l'obligation
académique une passion, définissant ainsi leurs désirs de
changement social. L'obsession pour ce « manque à
conquérir », avons-nous souligné, les a mis dans une
situation d'errance née de l'espoir de réussir.
Pour ce qui est des espaces migratoires évalués
par les narrateurs de Loin de même, Un Tchadien à
l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien, nous avons retenu
que les évaluations proposées relèvent de la
subjectivité, car Zakaria FadoulKhidir, Mahamat Hassan Abakar et Michel
N'Gangbet Kosnaye ont fait preuve d'ouverture d'espritface aux spectacles du
monde. Dans leurs évaluations, nous avons eu à dégager des
thèmes sociaux à caractère essentiellement satirique. Nous
avons relevé la comparaison, l'oxymoron, le paradoxe, l'hyperbole,
l'ironie etla synecdoque comme procédés inhérents aux
évaluations qu'ils ont données. De par l'évocation des
réalités morceléesd'une période bien précise
de l'histoire, nous avons vu qu'ils sont parvenus à coller une image
à chaque pays évalué. En analysant les conditions
d'accueil, nous nous sommes rendu compte que la plupart des jugements de valeur
tenus sur les espaces migratoires sont occasionnés par les types
d'accueil auxquels ils se sont confrontés. Nous avons enfin vu que les
conditions d'accueil sont des données variables,car les trois
autobiographes n'ont pas reçu les mêmes accueils, quand bien
même ils ont eu des parcours comparables.
La deuxième partie de notre travail fait état du
genre et des raisons des choix faits par les auteurs de notre corpus. Nous
avons de ce fait proposé dans un premier temps, la poétique de
leurs oeuvres. Partant des critères énumérés et
théorisés par Philippe Lejeune, nous sommes parvenus à
affirmer que les textes de Zakaria FadoulKhidir, Mahamat Hassan Abakaret Michel
N'Gangbet Kosnaye sont véritablement autobiographiques. Nous fiant aux
éléments de base du « pacte
autobiographique », nous avons eu à observer que ces
écrits sont essentiellement centrés sur l'histoire de la
personnalité. Qu'il s'agisse de Loin de moi-même, Un
Tchadien à l'aventure ou Tribulations d'un jeune Tchadien,
la situation d'énonciation nous a permis de voir que les rapports
d'identité entre auteur, personnage et narrateur ne sont pas
étanches. L'autobiographie, selon Lejeune, étantle
résultat de la somme du « pacte
référentiel » et du « pacte
autobiographique », nous avons eu à confirmer la nature
autobiographique de ces récits grâce aux données
référentielles (constituants para-textuels et aussi bien
textuels) renvoyant à des « modèles »
susceptibles de certifier les faits racontés et porter garant sur
l'auteur.
Cette certitude du choix de genre opéré par
Zakaria FadoulKhidir, Mahamat Hassan Abakar et Michel N'Gangbet Kosnaye nous a
amené, dans le dernier chapitre de cette partie, à nous
interroger sur les raisons de leur prédilection pour le genre
autobiographique. Nous avons ainsi observé qu'à l'issue des
expériences migratoires marquées par des difficultés
(financières, routières, psychologiques) et des acquisitions,
(découvertes, formations), les autobiographes de notre corpus ont
amorcé un retour plein d'espoir et d'illusions.La transmutation de la
terre d'origine n'a pas facilité leur réinsertion faisant ainsi
de leur projet de départ une utopie et d'eux, des
« étrangers » dans leur propre pays. Nous avons eu
à souligner que leur projet autobiographique se situe aux confins de
tout ce qui précède. L'écriture de toutes ces histoires
de leurs vies peut se lire comme la manifestation du désir de laisser un
témoignage à la postérité quand l'âme errante
qui peine à retrouver l'ataraxie se situe par rapport à un monde
insaisissable où le rêve est chaotique et l'appartenance
problématique.
Au terme de notre analyse, nous avons établi que
Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure
et Tribulations d'un jeune Tchadien sont des récits
autobiographiques de la migration. Notre affirmation est corroborée par
le fait que chaque récit est centré sur un
« je » dont la vie est partagée entre
« l'ici » et « l'ailleurs ». Ces textes
traduisent le mal-être d'une époque tchadienne dont le
déséquilibre socio-politique et économique est de mise,
poussant ainsi les jeunes en exil. Ils constituent la mémoire du Tchad,
de l'Afrique, voire du monde lorsqu'ils permettent à travers le regard
errant, de recentrer l'Histoire d'une période précise. De par ces
oeuvres, nous pouvons aussi lire le destin de l'autobiographie dans une
société où le « je » est indissociable
du « nous » collectif. Enfin, elles traduisent l'expression
d'un espoir permis dans la mesure où elles attestent du charisme par
lequel ces jeunes Tchadiens ont su braver les obstacles durant les
années d'errance.
Des pistes de recherches se dégagent à la
fin de ce travail. Puisque l'autobiographie se pose en termes de
« vérité » et que les récits de
Zakaria FadoulKhidir, Mahamat Hassan Abakar et Michel N'Gangbet Kosnaye
s'inscrivent dans le registre du témoignage sur une
société et une époque précises, un travail de
réception permettra sans doute de mesurer la valeur qu'acquièrent
ces textes aux yeux des « lecteurs idéaux » et
des « lecteurs concrets ». Aussi, pour ce qu'ils se
prêtent pour mémoires d'un pays, ces textes peuvent
également faire objet d'une confrontation avec d'autres
récits(d'une même époque) des autobiographes d'un autre
pays africain,afin d'en dégager les similitudes et les dissemblances.
Cela pourrait être, à notre sens, une porte ouverte dans le vaste
chantier des études autobiographiques dans la littérature
africaine.
BIBLIOGRAPHIE
I- CORPUS
Zakaria Fadoul Khidir, Loin de moi-même,Paris,
L'Harmattan, 1989.
Mahamat Hassan Abakar, Un Tchadien à l'aventure,
Paris, L'Harmattan, 1992.
Michel N'Gangbet Kosnaye, Tribulations d'un jeune
tchadien, Paris, L'Harmattan, 1993.
1- Autres écrits des auteurs du corpus
Zakaria Fadoul Khidir
- Essai d'analyse des moeurs à travers l'histoire et
la tradition : le cas des Bery, N'djaména, Centre Al-Mouna,
1993.
- Les moments difficiles, Paris, Sépia, 1998.
- « Mes premiers contacts avec les Blancs »,
in Les Orientalistes sont des aventuriers, l'Irlande offerte à
Joseph Tubiana par ses élèves et ses amis, Paris,
Sépia, 1999, pp. 23-26.
- Identité tchadienne : une ou
multiple ?, N'djaména/CEFOD, mai 2000.
- Le chef, le forgeron et le faki ; chronique d'une
petite chefferie tchadienne confronté à l'islam, Paris,
Sépia, 2006.
- « Ethnies, langues, religions », in
Atlas du Tchad, Paris, Jaguar, 2006, pp. 20-21.
Mahamat Hassan Abakar
- Les premières journées de police
judiciaire, N'djaména, 1984.
- Les associations non lucratives au Tchad,
N'djaména, 1986.
- « La codification du droit au
Tchad », in Revue française juridique n°3 et
4, janvier-juin, 1986.
- Les crimes et détournements de l'ex-Président
Habré et de ses complices, Paris, L'Harmattan, 1993.
Michel N'Gangbet Kosnaye
- Peut-on encore sauver le Tchad ?, Paris,
Karthala, 1984.
II- TRAVAUX CRITIQUES
1- Ouvrages
- BACHELARD, Gaston, La Poétique de l'espace,
Paris, PUF, 1961.
- BAKHTINE, Mikhail, Esthétique et théorie
du roman, « Bibliothèque des idées »,
1978.
- BALTA, Venetia, Problèmes d'identité dans
la prose grecque contemporaine de la migration, Paris, L'Harmattan,
1998.
- BARTHES, Roland,
ü Essais critiques, Paris, Seuil, 1964.
ü Le degré zéro de
l'écriture, Paris, Editions du Seuil, 1972.
- BOURDETTE-DONON, Marcel, La Tentation autobiographique
ou la genèse de la littérature tchadienne, Paris,
L'Harmattan, 2002.
- BRUNEL, Pierre et al, Qu'est-ce que la
littérature comparée ?Paris, Armand Collin, 1996.
- CHEVRIER, Jacques, Anthologie africaine I, Monde
noir, 2003
- CINTRA, Iva et al, Le récit de voyage,
Bruxelles, Hatier, 1997
- Anal de Falsh de l'université de Yaoundé,
ü Écriture VII, Le Regard de l'autre :
Afrique-Europe au XXème siècle, Yaoundé, CLE,
1997.
ü Écritures XI : Littérature et
migration dans l'espace francophone,Yaoundé, CLE, juin 2012.
- FANDIO, Pierre et TCHUMKAM, Hervé (dir), Exils et
migrations postcoloniales, de l'urgence du départ à la
nécessité du retour, Yaoundé, Ifrikiya, 2007.
- GENETTE, Gerard,
ü Figures III, Paris, Seuil, 1978.
ü Seuils, Paris, Le Seuil, 1987.
ü Palimpseste,Paris, Seuil,
1999.
- HAMON Philippe, Texte et idéologie, Paris,
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textes, Presses universitaires de Lyon, 1997.
- LEFEVRE, Henri, La Production de l'espace, Paris,
Anthropos, 1974, réed. 2000.
- LEJEUNE, Philippe,
ü L'Autobiographie en France, Paris, A. Colin,
1971.
ü Le Pacte autobiographique, Paris,
Éditions du Seuil, 1975.
ü Je est un autre, Paris, Editions du Seuil,
1980.
- MAY, Georges, L'Autobiographie, Paris,
Éditions du Seuil, 1992.
- MIRAUX, Jean Philippe, L'autobiographie :
écriture de soi et sincérité, Paris, Éditions
Armand Colin, coll 128, mai 2009 (3e édition).
- PAGEAUX, Daniel-Henri, La littérature
générale et comparée, Paris, Armand Colin, 1994.
- SARTRE, Jean Paul, Qu'est-ce que la
littérature ?, Paris, Éditions Gallimard, 1948.
- TABOYE, Ahmad, Panorama critique de la
littérature tchadienne, N'djaména, Centre Almouna, 2003.
- TADIE, Jean-Yves, La critique littéraire au XXe
siècle, Paris, Belfond, 1987.
- TODOROV, Tzvetan, Qu'est-ce que le structuralisme ?
2 Poétique, Paris, Éditions du Seuil, 1968.
- VALETTE, Bernard, Initiation aux méthodes et aux
techniques modernes d'analyse littéraire, Paris, Éditions
Nathan, 1992.
- WESTERMANN, Diedriche, Onze autobiographies
d'Africains, Paris, Khartala,2001 (réédition).
- WIEDER, Catherine,Éléments de la
psychanalyse pour le texte littéraire, Bordas, Paris, 1988.
2- Articles :
- GUSDORF, Georges, «De l'autobiographie initiatique
à l'autobiographie genre littéraire» in Revue
d'Histoire Littéraire de la France, 1975, n° 6.
- Acta fabula, vol. 14, n° 2, Notes de lecture,
Février 2013, URL : http://www.fabula.org/revue/document7548.php, page
consultée le 18 octobre 2013
- Fabula/Les colloques, Kateb Yacine,
Nedjma, URL : http://www.fabula.org/colloques/document1161.php, page
consultée le 18 octobre 2013
- Martin-Granel,Nicolas, « Riesz, János &Shild,
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Dietrich Reimer Verlag, 1996, 211 p. (« MainzerAfrika-Studien » Band
10) », Cahiers d'études africaines [En ligne], 157 | 2000,
mis en ligne le 02 janvier 2000, consulté le 19 mai 2014. URL :
http://etudesafricaines.revues.org/16
- Baudouin,Jean-Michel etLeclerc,Natalia, «
Temporalités et autobiographie », Temporalités [En
ligne], 17 | 2013, mis en ligne le 24 juillet 2013, consulté le 25 avril
2014. URL :
http://temporalites.revues.org/2499
- Rosset, Clément, « Dans l'oeil du
cyclone »in Le magazine
littérairenuméro 411 de juillet-août,
2002.
3- Mémoires et thèses
consultés
- BemadjingarDjimnoudjingar, « La reconstitution
de l'identité personnelle dans Loin de moi-même de Zakaria Fadoul
Khidir », Université de Ngaoundéré,
2006-2007.
- Blaise Bangnadji, « Phénomène
migratoire et mutations sociales dans Nous enfant de la tradition de
Gaston-Paul Effa et Le Ventre de l'Atlantique de FatouDiome »,
Université de Ngaoundéré , 2009-2010.
- Clarisse Julie ChuemelaLontsi, « le mythe de
l'ailleurs et l'immigration dans l'oeuvre romanesque de Daniel Bayaoula et de
Jean Roger Essomba », Université de
Ngaoundéré,2007-2008.
- Félix Asguet Mah, « L'écriture
du Moi dans la littérature tchadienne : expression d'une
adversité politique et de création
littéraire », Université de
Ngaoundéré, 2006-2007.
- Louis Marcel Ambata, « La migration retour
chez quatre écrivaines africaines : Calixte Beyala, FatouDiome,
Fatou Keita et Aminata Sow-Fall », Université de
Ngaoundéré 2007-2008.
- Marion Chapuis, « Réception, lecteur et
autobiographie : les mémoires de Simone de Beauvoir »,
Université de Grenoble III, 2009-2010.
- Samira Farhoud, « Interventions
autobiographiques au Maghreb: l'écriture comme moment de transmission
des voix de femmes », Université de Montréal,
octobre 2008. (thèse)
- RegaiegNajiba, « De l'autobiographie
à la fiction ou le je(u) de l'écriture : Étude de
L'Amour, la fantasia et d'Ombre sultane d'AssiaDjebar »,
Université de Paris Nord, U.F.R. Lettres, 1995. (thèse)
- Véronique Bonet, « De l'exil à
l'errance : écriture et quête d'appartenance dans la
littérature des petites Antilles anglophones et
francophones », université de Paris XIII, 1997
(thèse)
III- DICTIONNAIRES :
- ARON Paul, Saint-Jacques Denis, VIALA Alain, Le
dictionnaire du littéraire, Paris, Quadrige, juin 2010.
IV- SITES INTERNETS CONSULTÉS
- Encyclopédie électronique Microsoft Ecarta,
2009.
- www.fabula.org;
www.Uquac.com;
www.temporalité.org;
www.Latortueverte.com;
www.etudesafricaines.revues.org;
* 1 LEJEUNE, Philippe, Le
Pacte autobiographique, Paris, Editions du Seuil, 1975.
* 2 Notons que Lejeune n'est
pas le seul théoricien de l'autobiographie. Il n'est pas non plus le
seul à en donner une définition. Georges Mish, Georges May,
Jacques Lacarme, Gusdorfe et al ont aussi théorisé ce genre. Dans
le cadre du présent travail, nous nous inscrivons dans la logique de
Philippe Lejeune. Raison pour laquelle nous nous conformons à sa
définition. Néanmoins il convient de souligner que cette
définition fut remise en cause par Lejeune lui-même. Il va donc
admettre l'autobiographie aussi bien sous d'autres formes (en vers par exemple)
qu'en prose uniquement. Point de vue identité du narrateur, il rectifie
en soulignant que le récit autobiographique peut aussi se faire à
la deuxième et troisième personne pourvu que l'auteur, le
personnage et le narrateur aient une identité commune.
* 3 Rousseau, Jean-Jacques,
Les Confessions, Librairie Générale Française,
1972.
* 4 Chateaubriand,
Mémoires d'outre-tombe, « Classiques
Garnier », Paris, 1998.
* 5Cf. ARON, Paul, Le
Dictionnaire du littéraire, Paris, Quadrige, juin 2010.
* 6 Westermann, Diedriche,
Onze autobiographies d'Africains, Paris, Khartala, 2001
(réédition).
* 7 La version originale
était en allemand et avait pour titre `'Afrikaner erzählenihr
Leben : Elf SelbstdarstellungenafrikanischerEingeborener aller
BildungsgadeundBerufeundausallenTeilenAfrikas''
* 8NicolasMartin-Granel,
« Riesz, János &Shild, Ulla, eds. - Genres
autobiographiques en Afrique. Berlin, Dietrich Reimer Verlag, 1996, 211 p.
(« MainzerAfrika-Studien » Band 10) », Cahiers
d'études africaines [En ligne], 157 | 2000, mis en ligne le 02
janvier 2000, consulté le 19 mai 2014. URL :
http://etudesafricaines.revues.org/16
* 9Nous pensons ici par
exemple aux textes de Ali AbdelrhamanHagar : Le mendiant de
l'espoir et Le prix du rêve tous deux publiés au
Centre-Almouna de N'Djamena, respectivement en 2000 et 2002.
* 10 Ces notions seront
définies tout au long du premier chapitre
* 11 Cité par
Jean-MichelBaudouinetNataliaLeclerc, « Temporalités et
autobiographie », Temporalités [En ligne], 17 | 2013, mis
en ligne le 24 juillet 2013, consulté le 25 avril 2014. URL :
http://temporalites.revues.org/2499
* 12Signalons que Gago est
le nom du narrateur-personnage qui assume le récit à la
première personne dans Tribulations d'un jeune Tchadien.
Logiquement il ne devrait pas être confondu avec l'auteur ;
cependant, dans le contexte de l'autobiographie, il n'y a pas d'écart
identitaire entre personnage-narrateur-auteur ; c'est pourquoi nous
assimilons Gago à N'Gangbet Kosnaye. La désignation
alternée que nous ferons tout au long du travail, dans ce cas, ne
relèvera pas de la confusion entre ces trois instances, car elles
forment un seul et même corps. Voir chapitre troisième pour plus
de précision.
* 13 Thèse
contestée par Josué Tobiana, Antoine Bangui et Ahmad Taboye qui
pensent que Bourdette-Donon traite des auteurs et d'une littérature
qu'il semble ignorer. Selon Tobiana et Bangui, certaines analyses faites sur
les autobiographes par Bourdette-Donon sont fausses. Taboye pour sa part
démontre que les récits autobiographiques qu'évoque
Bourdette-Donon ne fondent pas la genèse de la littérature
tchadienne comme ce dernier l'affirme. (Cf. Taboye, 2003, p.372).
* 14 Aron Paul et al, Le
dictionnaire du littéraire, Paris, PUF, 2002.
* 15 Kant Emmanuel,
Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Paris,
Vrin, 1993.
* 16 Genette Gérard,
La relation esthétique, Paris, Le Seuil, 1997.
* 17Jauss Hans Robert,
Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard,
1978.
* 18 Cité par Aron
Paul et al, ibid.
* 19 Dans les pages
suivantes, les trois titres du corpus seront abrégés de
manière suivante : (LDMM) pour Loin de
moi-même, (UTAA) pour Un Tchadien à
l'aventure et (TDJT) pour Tribulations d'un jeune
Tchadien.
* 20 In Ecritures XI,
Littérature et migrations dans l'espace francophone,
Yaoundé, Clé, 2012.
* 21 Nous analyserons plus
amplement ces éléments paratextuels dans le chapitre trois qui
est consacré à la poétique autobiographique de ces
textes.
* 22 Michel N'Gangbet
Kosnaye est diplômé en sciences économiques et politiques
de l'université de Paris.
* 23 Nous faisons allusions
ici par exemple à Antoine Bangui avec Prisonnier de Tombalbaye
et Ahmed Kotoko avec Le destin de Hamaïet AvoksoumaDjona avec
Enterrons l'enfant de la veuve avec sa mère : Orphelin en pays
tchadien (L'Harmattan, 2013)
* 24 Zakaria Fadoul Khidir
n'a pas donné grande place au fait politique dans ce premier
récit autobiographe. Il y revient dans le second intitulé Les
Moments difficiles qu'il consacre entièrement aux
événements politiques qui ont déchiré le Tchad en
général et sa communauté puis sa personne en particulier.
Dans cette oeuvre, on retrouve la verve d'Antoine Bangui (Prisonnier de
Tombalbaye), celle d'Ahmed Kotoko (Le destin de Hamai) voire
celle de Michel N'Gangbet Kosnaye (Tribulations d'un jeune Tchadien)
dans la description de l'univers carcéral. Cette deuxième
autobiographie politique de Zakaria Fadoul vient compléter la
première qui semble être une autobiographie pure placée sur
la problématique de la personnalité.
* 25 La question
d'identité entre auteur-narrateur-personnage qui atteste qu'un
récit est autobiographique ou ne l'est pas. Nous verrons cela en
détails dans le chapitre trois qui aborde largement le pacte
autobiographique.
* 26La réponse
à cette interrogation se trouve au dernier sous-titre du dernier
chapitre de ce travail.
* 27 Définition selon
laquelle la migration est un déplacement d'une personne ou d'une
population d'un pays dans un autre pour s'y établir.
* 28 Ne pas confondre
l'errance spirituelle qui dénote l'égarement dans la
pensée à l'errance physique qui se traduit par un
déplacement, un voyage. Dans le cas des textes de notre corpus, c'est de
la première acception qu'il est question.
* 29 Édouard
Glissant, Introduction à une Poétique du Divers, Paris,
Gallimard, 1996, p.130
* 30 Cité par
Véronique Bonet dans sa thèse de doctorat intitulée
`'De l'exil à l'errance : écriture et quête
d'appartenance dans la littérature des petites Antilles anglophones et
francophones'', université de Paris XIII, 1997, p.4
* 31 Personnage dans la
mythologie grecque condamné à rouler une pierre sur une montagne
qui, à peine atteint le sommet, retourne sans cesse.
* 32 Voir «
L'idéologie anti-autobiographique» dans
L'autobiographie de Jacques Lecarme et Eliane Lecarme-Tabone, Armand
Colin, Paris, 1999, p. 9-18. Philippe Lejeune défend l'autobiographie
contre la critique amère de Maurice Blanchot qui méprisait
l'autobiographie et « le pacte autobiographique», considérant
ce genre comme « la mort de la littérature »,
L'autobiographie en procès, sous la direction de Philippe
Lejeune, Université Paris X, 1997, p. 70. DansJe est un
autre, Philippe Lejeune conclue que l'autobiographie « s'est
progressivement approprié et assimilé des procédés
venant d'autres genres littéraires: c'est par ce processus que le
genre s'est fortifié, au point d'être en passe aujourd'hui de
s'établir comme un genre dominant», p. 316. (source des
références : Interventions autobiographiques au Maghreb:
l'écriture comme moment de transmission des voix de femmes,
thèse de doctorat soutenue par Samira Farhoud, Université de
Montréal, 2008, p.15-16)
* 33 Par espace
autobiographique Lejeune entend les techniques particulières par
lesquelles un auteur parvient à écrire l'histoire de sa
personnalité, la place qu'occupe l'histoire personnelle dans un
récit de nature indéfinissable a priori :
« L'espace autobiographique » était une
réalité dont, depuis la fin du XVIIIe siècle, beaucoup
d'écrivains avaient fait l'expérience. Se projeter, se confesser,
se rêver, se purger, s'exprimer à travers des actions,
voilà ce que chacun avait pu faire, plus ou moins intentionnellement,
depuis Rousseau. Quitte à écrire, aussi, journaux, confessions,
essais où le moi se dévoile librement. » (Lejeune,
1975, p.185)
* 34 Le zaghawa est l'ethnie
de Zakaria Fadoul Khidir.
* 35 Histoire comme
discipline qui donne le récit des événements relatifs aux
peuples en particulier, à l'humanité en général.
* 36 Parlant des livres
d'histoire, nous faisons allusion aux titres suivants :
GaliNgothéGatta, La guerre civile et la désagrégation
de l'état, Paris, Présence africaine, 1991. Mahamat Saleh
Yacoup, Des rebelles aux seigneurs de guerre, N'djamena, Al-mouna,
2005. Guy Jérémie Ngansop, Tchad : vingt ans de
crise, Paris, L'Harmattan, 1986. Abderrahmane Daddi, Tchad : Etat
retrouvé, Paris, L'Harmattan, 2005. Tous les
événements historiques du Tchad évoqués par les
autobiographes de notre corpus ont fait l'objet d'analyse dans ces
ouvrages.
* 37 Pour les
problèmes liés au départ, voir supra, chapitre
1.
* 38 Ernest Alima a
publié, en 2007 aux éditions Ifrikiya, un recueil de
poèmes intitulé L'Attachement au sol natal, dans lequel
il exalte particulièrement l'amour de la patrie. La couverture de son
livre, ainsi que les références explicites y contenues, nomment
clairement la patrie qu'il célèbre ; c'est le Cameroun. Mais
le rapprochement que nous faisons avec l'aventure contée par les
autobiographes tchadiens se trouve justifié par ce sentiment patriotique
qui anime les uns et les autres. La prise de conscience de leur amour pour la
terre natale est tellement perceptible qu'elle ne peut échapper au
lecteur. Et les trois autobiographes de notre corpus affirment, du fait de leur
éloignement de la mère patrie, leur désir manifeste d'y
revenir, pour contribuer à la bâtir... Voir infra, p.140
et sqq. (II. Retour et réinsertion sociale).
* 39Les Moments
difficiles est le titre d'une autre oeuvre de Z. F. Kidhir, paru aux
éditions Sépia en 1998.
* 40 Comme Kosnaye (voir
chapitre premier) Mahamat Hassan donne, par ses interrogations, une autre
fonction au genre autobiographique : l'écriture de soi devient
prétexte lorsque le récit cède place à des
réflexions essentiellement scientifiques.
* 41 Ces questions
restées sans réponses dans le récit autobiographique de
Mahamat Hassan ont fait objet d'une thèse controversée,
assumée par Cheik AntaDiop. En effet, en écrivant Nations
nègres et culture, le Sénégalais parvient à
démontrer de par l'existence de ce roi noir que les premiers
Égyptiens étaient des Noirs. Ce qui implique que si
l'Égypte est le berceau de la civilisation, les maîtres à
penser de cette civilisation étaient des Noirs.
* 42 Dans son article
intitulé `'Migration et atopie ou l'impossible retour dans L'Impasse
et La Source de joie de Daniel Biyaoula'' Joseph Ndinda parvient à
la remarque selon laquelle la plupart des critiques ayant traité de la
migration ont considéré l'immigré comme un être qui
est confronté à un non-retour une fois arrivé à
destination. Son propos s'appuie sur les travaux de Christiane Albert,
L'immigration dans le roman francophone, Paris, Karthala, 2005 ;
Charles Bonn (dir), Littérature des immigrations : un espace
littéraire émergent, 1, et Littérature des
immigrations : exils croisée, 2, tous deux publiés
à l'Harmattan, 1995 ainsi que les articles de Xavier Garnier et Yves
Chemla sur la question. Nous rapportons toutes ces références en
guise d'informations mais aussi de complément à notre revue de
la littérature sur la migration en général et cet aspect
de la question en particulier.
* 43 Ceci étant,
notre analyse du processus de la réinsertion sociale dans le corpus ne
fera pas mention du cas de Un Tchadien à l'aventure parce que
dépourvu d'éléments de réponses.
* 44 Cf. Encarta 2009.
* 45 Joseph Ndinda,
Migration et atopie ou l'impossible retour dans L'Impasse et la Source de
joie, in Exils et migrations postcoloniales, de l'urgence du
départ à la nécessité du retour, sous la
direction de Pierre Fandio et Hervé Tchumkam, Ifrikiya, 2007, p.149
* 46Philippe Hamon souligne
à l'introduction de son ouvrage que l'idéologie est une notion
traitée de manière pluridisciplinaire. Il note pour preuve les
analyses inhérentes à ce sujet dans les domaines tels que la
sociologie de la littérature, la sociologie textuelle, la sociocritique,
la sociolinguistique des contenus et pragmatique des discours.Parler donc du
rapport texte-idéologie, selon lui, ne relève pas d'un seul
domaine. C'est pourquoi il mentionne les multiples variantes
idéologiques abordées par les théoriciens de
l'idéologie en rapport avec le texte notamment
« l'idéologie dans le texte »,
« l'idéologie du texte », « le texte dans
l'idéologie » et « l'idéologie comme
texte ».En effet, « l'idéologie dans le
texte » revient à évoquer l'idéologie du texte
qui se dégage à travers sa structure c'est-à-dire les
personnages, les mots, l'espace, le temps, le groupe social ou éthique
auxquels appartiennent les personnages ou l'auteur.
« L'idéologie du texte » quant à elle, est
celle produite par le texte. En effet, dans son style, ses enjeux de mots, sa
visée, ses convictions morales, religieuses, philosophiques... l'auteur
peut influencer ses lecteurs pour les faire ingurgiter une idéologie.
Quand on parle du « texte dans l'idéologie », on
évoque la question des normes à partir desquelles on
conçoit les textes. Autrement dit, cette notion désigne tout
texte conçu à partir d'une idéologie bien précise.
« L'idéologie comme texte » est une sorte
d'idéologie écrite, fixée ou conçue sous forme de
texte. Ceci étant, le texte trouve ses marques dans l'idéologie
et vice-versa d'autant plus que le texte est écrit de telle sorte qu'il
puisse obéir aux normes ; question de légitimer le texte par
les instances de légitimation, ou encore, échapper à la
censure.
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