Juin 2013
Université Rennes 2 Haute Bretagne
Master 2 Aires Anglophones
L?Art du Jeu Vidéo
William Vasseur
Directeur de Recherche : Éric Gonzalez
2
Remerciements
Je souhaiterais tout d'abord remercier Mr Gonzalez pour avoir
accepté de diriger mon travail. Ce dernier n'aurait pas pu aboutir sans
son aide et ses conseils.
Un grand merci à ma soeur Julie, ainsi que Widukind
Sauvage pour leur aide et leur soutien sans faille.
Je voudrais remercier tout particulièrement mon ami
Alan Tanguy avec qui j'ai eu le plaisir d'échanger de nombreuses
idées sur l'Art et sur les jeux vidéo. Je le remercie
également pour avoir pensé à moi lorsqu'il trouvait des
informations intéressantes (ou pas d'ailleurs) sur le jeu vidéo.
Ce travail n'aurait pas été le même sans son enthousiasme
et son aide.
3
Table des matières
Introduction 4
I. Un média dans son adolescence 7
A. Une industrie à deux vitesses 8
B. Mode de fonctionnement : l'immersion et
l'interactivité 16
II. Au-delà du jeu 23
A. Le poids de l'esthétisme 26
a) Les Graphismes 27
b) Des jeux poétiques ? 34
B. La Narration 51
a) Des histoires d'un nouveau genre ? 56
b) Comment impliquer le joueur dans l'histoire ? 64
c) Les narrations marquantes du jeu vidéo 75
III. Les zones d'ombre 91
A. La notion d'auteur 91
B. La recherche de reconnaissance 100
C. Skill 104
Conclusion 108
Chronologie 114
Bibliographie 116
4
Introduction
L'industrie du jeu vidéo est devenue le premier secteur
du divertissement devant le cinéma, et paradoxalement le jeu
vidéo peine encore à trouver sa place dans l'imaginaire
collectif. Est-ce un simple passe-temps ? Pourrait-il s'agir d'un Art ?
Certains sont convaincus que non, d'autres n'ont aucun doute à ce sujet.
Comment expliquer cette dichotomie ? Elle est certainement liée à
la nature même des jeux vidéo et à leur
diversité.
À l'heure où les jeux vidéo commencent
à faire leur entrée dans les musées, les avis sont
partagés.1 Aujourd'hui encore, beaucoup ont une vision
négative de ce média, ou ne savent pas comment le
considérer, à l'image du cinéma à ses
débuts.
Traditionnellement, on divise les arts en deux grandes
catégories : les beaux-arts qui se concentrent principalement sur
l'esthétique pure de l'objet (le Beau), et les arts libéraux qui
concernent plutôt le langage, la parole et le raisonnement. Certains
pensent que le jeu vidéo est, comme le cinéma, à la
croisée des deux.
D'un côté, il semble difficile de nier la
beauté visuelle qui se dégage de nombreux jeux vidéo, et
de l'autre, il semblerait que la narration et le « jeu » soient en
conflit. Le média semble peiner à convaincre, notamment en termes
de narration et d'émotion.
L'interactivité permet au joueur d'influer sur le
déroulement de la narration comme aucun autre média ne le permet.
Le joueur peut être tantôt spectateur, tantôt acteur,
tantôt coauteur. C'est là que se pose la question de l'artiste et
de l'oeuvre : le game designer2 n'est plus la seule
entité à prendre en compte, il n'est plus seul maître de sa
création. Émile Zola a écrit « Une oeuvre d'art
est un coin de la création vu à travers un tempérament
».3 Or, si une oeuvre d'art est avant tout la vision
personnelle d'un artiste, est-ce que ce média peut-être vraiment
considéré comme un art ? Il semblerait qu'avec le jeu
vidéo, la définition classique d'artiste, et donc d'art, peine
à s'appliquer. Le jeu vidéo semble transgresser les codes de
l'Art. La notion d'auteur n'est plus aussi bien définie que dans
d'autres domaines tels que la peinture et la littérature. Mais est-ce
simplement par l'auteur que se définit l'Art ?
1
www.guardian.co.uk.
«Sorry MoMA, video games are not art.» Jonathan JONES,
30/11/12
2 Le créateur du jeu, le game designer est au
jeu vidéo ce que le réalisateur est au cinéma. Parfois
appelé concepteur.
3 Émile ZOLA. Mes haines. éd. Charpentier,
1879, chap. « M.H. Taine, artiste », p. 229.
5
Après un court bilan sur l'industrie du jeu
vidéo et son évolution récente, nous analyserons le
fonctionnement quelque peu particulier de ce média. Nous nous
intéresserons plus particulièrement à l'immersion qui lui
est si spécifique, ainsi qu'à l'implication émotionnelle
qu'il permet. Selon l'auteur Nic Kelman, « les jeux vidéo
pourraient bien nous obliger à revoir notre définition de l'art
».4 Afin de vérifier cela, nous tenterons de voir
si le jeu vidéo peut être reconnu comme un Art. Dans ce but, nous
utiliserons la théorie du philosophe Berys Gaut. Ce dernier donne une
définition non-stricte basée sur dix critères.
L'intérêt de celle-ci est qu'elle permet de vérifier si un
« artéfact » peut être considéré comme une
oeuvre d'art. Nous explorerons notamment deux aspects primordiaux du jeu
vidéo. À savoir son aspect esthétique (à savoir le
travail de l'image et du son) et son aspect narratif en prenant certains jeux
pour exemples. Nous verrons enfin les points les plus problématiques
quant à la reconnaissance du média en tant que forme d'art.
Les jeux vidéo ont bien des formes, et les techniques
pour toucher le joueur sont variées. Il s'agira ici d'essayer de
comprendre les contraintes liées à la forme du média et
d'en voir les différents usages. Le storytelling, ou l'art de
raconter une histoire, est sans aucun doute un sujet qui divise encore la
communauté de spécialistes, critiques et autres professionnels en
tous genres, et même les joueurs. Les théoriciens du jeu
vidéo sont répartis en deux grandes catégories : les
ludologistes qui s'intéressent avant tout au
gameplay5et rejettent la notion de récit ; et les
narratologistes qui voient dans le jeu vidéo un média narratif.
Ce travail s'inscrit dans une logique narratologiste.
Le média est-il efficace pour raconter une histoire au
joueur ? Ce dernier n'est-il pas un obstacle pour le game designer ?
En effet, on connaît déjà d'autres possibilités
où l'auteur n'a pas à s'embarrasser des intrusions externes qui
pourraient biaiser l'ensemble de son oeuvre. . Qu'est-ce que le jeu
vidéo offre de plus (ou au contraire, de moins) qu'un autre type de
média ? Pourquoi choisir ce média contraignant pour raconter une
histoire ? Comment fonctionne-t-il ?
Depuis quelques années, et plus particulièrement
depuis 2006 avec l'arrivée de la Nintendo Wii, un nouveau marché
a émergé : celui du casual gaming. Les jeux dits
casual
4 Nic, KELMAN. Jeux video : L'art du XXIe siècle.
Editions Assouline, 2005, p. 311.
5 Gameplay fait référence aux
règles ou mécaniques de jeu, aux différentes interactions
possibles pour le joueur. C'est l'ensemble des éléments qui font
qu'un jeu est un jeu. En général cela n'inclus pas les autres
aspects du jeu (narratif ou artistique). Parfois aussi appelé «
mécaniques de jeu ».
6
sont des titres très accessibles qui ont pour but de
plaire au plus grand nombre. Ces titres sont pensés pour être
joués en petites parties rapides, le genre de jeux que l'on joue
typiquement entre deux stations de métro. Ils ne nécessitent
aucun investissement personnel de la part du joueur, que ce soit en termes de
temps ou d'attention. L'idée derrière ces titres est simple : du
fun tout de suite. À cause de cela, ces jeux manquent souvent
de profondeur en termes de gameplay, d'histoire, ou de sensations. Ils
sont considérés comme des « petits jeux » par les
hardcore gamers, car ils n'offrent pas d'expérience forte.
Aussi réducteur que cela puisse paraître, on pourrait dire qu'ils
sont justes des jeux. Cela n'enlève rien à leur
intérêt, mais ces titres sont souvent peu intéressants d'un
point de vue artistique. Les exemples utilisés dans ce travail sont plus
que de simples jeux. Certains se veulent artistiques, d'autres narratifs, et
tous requièrent un investissement de la part du joueur.
Les joueurs adolescents des années 1980 sont devenus
les game designers d'aujourd'hui. De fait, les jeux commencent
à mûrir avec les joueurs. Il y a une demande grandissante pour
autre chose que des jeux d'action ou de simulation. Le public (les game
designers les premiers) souhaite des expériences plus narratives,
plus émotionnelles, plus adultes et plus artistiques. Il y a une demande
pour des thématiques plus mâtures telles que « l'abandon,
le deuil, la tendresse, ou l'érotisme ».6 Le
game designer français David Cage (Nomade Soul, Heavy
Rain, Beyond Two Souls) s'efforce de mettre en avant l'histoire
dans ses productions et de proposer une expérience autre que de «
tirer sur tout ce qui bouge ». Pour lui, « dans la plupart des
jeux, ce qui importe ce n'est pas le voyage, mais le challenge, ce qui est une
erreur ».7
Pendant que certains chercheurs travaillent sur le potentiel
éducatif du média, d'autres s'intéressent donc à
son potentiel artistique. Le jeu vidéo dépasse parfois son simple
statut de passe-temps pour devenir quelque chose de plus grand. Serait-ce
l'aube d'une nouvelle ère pour le jeu vidéo, sa reconnaissance en
tant qu'Art ?
6 Éric VIENNOT, Le débat de Game One
Spécial Paris Games Week 2012.
7
www.gamespot.com. «David
Cage on creating emotion in Heavy Rain». Laura PARKER, 03/03/2011.
I. Un média dans son adolescence
7
Avant toute chose, l'on pourrait se demander : qu'est-ce qu'un
jeu vidéo ? Selon G. Tavinor, joueur invétéré et
maître de conférences en Philosophie à la Lincoln
University en Nouvelle-Zélande :
X est un jeu vidéo si c'est un artéfact
évoluant dans un medium visuel et numérique, qui est conçu
comme objet de divertissement, et qui produit du divertissement en utilisant
l'un ou les deux modes d'investissement du joueur suivants : la règle,
et l'objectif du jeu ou la fiction interactive.8
Cette définition n'est pas parfaite, comme l'avoue
lui-même l'auteur dans son livre, mais a l'avantage d'être concise
et d'englober 99% des jeux vidéo.9 Le jeu vidéo est
donc avant tout un objet de divertissement. Cependant, grâce au
progrès technique, à son aspect utilitaire (le ludique) vient
s'ajouter une autre perspective, celle de l'art (qu'il soit narratif ou
esthétique). C'est un média encore jeune (à peine soixante
ans10) et aujourd'hui encore, les professionnels ont parfois du mal
à s'exprimer avec.
Avant de plonger plus en détail dans le potentiel
artistique du média, il me semble important de faire un point sur
l'industrie et la production de jeux vidéo, ainsi que sur le
fonctionnement de l'immersion dans ce média. Cela permettra de rappeler
en quoi ce dernier se distingue des autres et les difficultés qui lui
sont propres.
8 Grant TAVINOR. The Art of Videogames.
Wiley-Blackwell, 2009, p 24. «X is a videogame if it is an
artefact in a visual digital medium, is intended as an object of entertainment,
and is intended to provide such entertainment through the employment of one or
both of the following modes of engagement: rule and objective gameplay or
interactive fiction.»
9 On peut trouver sur Internet des jeux interactifs pour
aveugle qui sont des expériences purement sonores, sans interface
graphique.
10 Voir l'Historique.
8
A. Une industrie à deux vitesses
Les joueurs ne sont pas tous des adolescents. La moyenne
d'âge d'un joueur est d'environ 35 ans. 11 D'où un
certain décalage entre le média et ses consommateurs qui semblent
évoluer plus vite que lui. Le fait est que l'industrie du jeu
vidéo vend énormément dits « à la Mario »
(entendez par-là des jeux qui sont basés sur les mêmes
principes qu'il y a quinze ou vingt ans). Mais puisque cela se vend, pourquoi
prendre le risque de changer ? Comme l'écrivait très justement
Daniel Ichbiah en 2004, il semblerait que le temps soit « davantage
aux recettes établies ».12 En ce début 2013,
la situation semble inchangée. L'industrie du jeu vidéo a
naturellement comme objectif principal la croissance de son volume de vente et
l'augmentation de son chiffre d'affaires. Le mercantilisme des éditeurs
(tels qu'Activision, Electronic Arts, Ubisoft, etc.) n'est plus à
démontrer. Activision est particulièrement critiqué pour
fermer de nombreux studios tout en faisant d'énormes profits. Un trait
que l'éditeur partage avec de nombreuses grandes entreprises. Activision
est aussi l'éditeur de la licence à succès Call of
Duty qui a battu tous les records de ventes sur plusieurs années
consécutives.13 L'industrie du jeu vidéo devrait
générer 60 milliards d'euros en 2013 et 79 milliards en
2016.14
De manière globale, il semble bien que l'industrie ait
de beaux jours devant elle. Mais à l'échelle d'un éditeur
ou d'un studio, la production de jeux vidéo n'est pas sans risque, et la
concurrence est rude. À titre d'exemple, THQ, pourtant éditeur de
licences à succès telles que Warhammer 40.000 et
Company of Heroes, a fermé ses portes en décembre 2012.
Bien qu'il affichait un chiffre d'affaires de 899,10 millions de dollars en
2010, THQ était déficitaire.15 Les éditeurs
gèrent des millions de dollars, et l'avenir de l'entreprise toute
entière peut se jouer sur le financement d'un seul jeu. Ce fut le cas de
Sega qui a édité Shenmue, un jeu révolutionnaire
pour son époque et très apprécié de la critique,
mais qui s'est avéré être un gouffre financier qui joua un
rôle non-négligeable dans la chute de l'ancien constructeur
japonais. Electronic Arts a aussi pris un risque avec Mirrorøs
Edge, un jeu mélangeant action
11
www.afjv.com. Le jeu vidéo
en Fance en 2011 : élément clés. Édition du
19/10/11.
12 Daniel ICHBIAH. La saga des jeux vidéo: de Pong
à Lara Croft. Vuibert, Paris, 2004, p XX.
13 Call of Duty Modern Warfare 3 a atteint le
milliard de dollars de recette en seize jours, soit une journée de moins
que le film Avatar de James
Cameron.
www.jeuxvideo.com. Un milliard de recettes pour COD : Modern
Warfare 3. 12/12/2011.
14
www.afjv.com. Le marché
mondial des jeux vidéo. Édition du 19/02/2013.
15
www.gamescharts.fr.
Année fiscale 2010-2011 : THQ. Oscar LEMAIRE. 07/05/2011.
9
et plateforme à la première personne (ce genre
de jeu se jouant habituellement à la troisième
personne).16 Malgré une critique très positive, le
titre ne rencontra pas le succès commercial escompté. Comme le
dit Tom Chatfield, faire un hit est un art, pas une
science.17 Même si un jeu reprend les mécaniques d'une
licence à succès, rien ne garantit que lui aussi rencontre le
même succès. Le journaliste Bertrand Amar explique «
qu'il n'y a plus de place dans ce marché pour les jeux
moyens, déjà un jeu tout simplement bon n'a aucune chance
d'être rentable ».18
Les jeux dits « triple-A » (AAA) sont des
produits très complexes et très onéreux à produire
(de l'ordre de dizaines de millions de dollars). On comprend mieux la
réticence des éditeurs à s'impliquer dans des projets trop
ambitieux ou novateurs. Ceci explique pourquoi ils sont si enclins à
exploiter au maximum des licences déjà
établies,19 et pourquoi des licences comme Call of
Duty comportent plus d'une dizaine de titres. D'où un sentiment
d'éternel recommencement pour certains consommateurs. Beaucoup de titres
se ressemblent, dans le fond comme dans la forme : jeux de voitures, jeux de
guerres, jeux de sports, etc. Pour le game designer David Cage, «
les suites tuent la créativité et l'innovation
».20
Lorsque les éditeurs financent les studios de
développement, il semble naturel qu'ils aient leur mot à dire sur
la direction que prend le jeu. Jesse Schell explique que faire de bons jeux est
difficile,21 et les contraintes sont nombreuses, surtout sous
contrat avec un éditeur. Les développeurs ont souvent du mal
à garder un esprit ouvert et n'ont pas le temps de rechercher de
nouvelles techniques. « Ils restent concentrés et font le
boulot » sans essayer d'innover, la tâche étant
déjà suffisamment ardue.22 Le documentaire Indie
Game: the Movie montre bien à quel point les développeurs
peuvent être stressés et éprouvés par leur travail.
Et même s'il s'avère que ces derniers veulent parfois essayer
quelque chose d'innovant, rien ne garantit qu'ils le puissent. Aleski Briclot,
directeur artistique chez Dontnod Entertainment (Remember Me), parle
de « bataille à monnaie » avec
l'éditeur.23 Plus il y a d'enjeux et plus
16 La vue à la première personne met
la caméra au niveau des yeux de l'avatar, le joueur ne voit souvent que
ses mains tenants une arme. La vue à la troisième personne place
généralement la caméra derrière l'avatar, le joueur
voit son avatar en entier.
17 Tom CHATFIELD. Why games are the 21st Century's Most
Serious Business. London, Virgin Books, p. 214.
18 Le Débat de Game One du 21/03/2012
19 T. CHATFIELD, op. cit., p. 214.
20
www.jeuxvideo.com. David Cage
: "Les suites tuent la créativité". 11/01/2013.
21 Jesse SCHELL. The Art of Game Design: A book of
lenses. CRC Press, p. Xxii.
22 Ibid., p. XXVII.
23 Aleski BRICLOT. Le débat de Game One spécial
Paris Games Week. 18min.
10
l'éditeur essaye de limiter les risques. Souvent les
développeurs doivent se battre pour des idées originales. Dans
son livre LøArt du game design, Jesse Schell consacre trois
chapitres entiers à la gestion de la relation entre le game designer
et le client (éditeur ou autre).
Depuis quelques années, on voit apparaître une
autre scène du jeu vidéo : celle des studios dits «
indépendants » et des jeux d'auteurs. Lorsque Gabe Newell, PDG du
studio Valve24, a créé son service Steam (une
plateforme de vente jeux vidéo et de logiciels en ligne) sur ordinateur
en 2002, il offrit pour la première fois une voie de distribution dite
« dématérialisée », qui pouvait se substituer
à celle des éditeurs. En effet, les petits développeurs
pouvaient distribuer leurs jeux directement sur la plateforme de Newell sans
avoir recours au réseau de vente des éditeurs. Avec Steam, les
petites équipes de développeurs n'avaient plus à
s'embarrasser des objectifs mercantiles des éditeurs, et pouvaient
prendre plus de risques et proposer des choses plus originales et/ou
personnelles. Il n'aura pas fallu longtemps pour que d'autres plateformes
similaires voient le jour, comme le Xbox Live de Microsoft (2002), ou le
PlayStation Network (PSN) de Sony (2006).
Si les studios gagnent en indépendance en se passant
d'éditeurs, ils perdent en financement. L'éditeur est au jeu
vidéo ce que le producteur est au cinéma. Si Internet permet de
se passer de son réseau de distribution, le développement d'un
jeu a toujours un coût. Il semble peu probable qu'un studio de
développement seul puisse trouver les ressources suffisantes pour faire
un jeu dit triple-A, ces blockbusters qui coûtent
plusieurs millions de dollars et qui nécessitent des dizaines, voire des
centaines, de personnes sur plusieurs années de développement.
Les studios indépendants sont souvent de petites équipes, allant
d'une seule à cinq personnes en moyenne, et qui
s'autofinancent.25 Évidemment, il y a peu de chance qu'une
banque prête 120 millions de dollars (le coût de production de
Grand Theft Auto IV) à un petit studio. Ils doivent souvent se
cantonner à de plus humbles ambitions ne coûtant que 50
ou 100 mille dollars en développement.26
Cela étant, un autre mode de financement a
émergé ces dernières années : le financement
participatif. Le plus connu est le site Kickstarter qui permet à
n'importe qui d'y présenter un projet (jeu vidéo ou autre) que
les gens peuvent choisir de soutenir
24 Valve Corporation est à la base un studio de
développement dont Gabe Newell est le co-fondateur et le directeur.
25 Emmanuel FORSANS (AFJV) Le débat de Game One
spécial Paris Games Week
26 Certains jeux indépendants ont tout de
même coûté plus d'un millions de dollars en
développement.
11
financièrement. Un joueur peut, par exemple, financer
un jeu à hauteur de 15 euros et recevoir sa copie du jeu lorsqu'il sera
terminé, huit mois plus tard. Tim Schafer, célèbre
game designer connu pour son humour décapant, a proposé sur
Kickstarter un projet de jeu d'aventure (un genre qui a connu son âge
d'or dans les années 90). L'objectif était de solliciter 400 000
dollars en un mois pour financer son projet. Il récolta 1.3 million de
dollars en moins de vingt-quatre heures.27 Bien que l'on soit encore
loin du prix d'un Grand Theft Auto IV, cela a permis à Tim
Schafer de faire son jeu comme bon le lui semblait, et même plus que ce
qui était initialement prévu. Via Kickstarter, ce sont des
millions de dollars investis dans la production de jeu vidéo, et ce sans
intermédiaire entre le consommateur et le producteur. Mais Tim Schafer
avait une arme que peu de studios ont : sa célébrité. Il
est une véritable personnalité dans le monde du jeu vidéo,
ce qui aide considérablement à faire parler de ses productions.
Les petits studios indépendants rencontrent plus de difficultés
à faire connaître leur travail, notamment parce qu'ils n'ont pas
accès à la force marketing des grands éditeurs.
Selon certains analystes, Bioshock Infinite aurait coûté
environ 100 millions de dollars de développement, et autant en
marketing.28
L'année 2013 devrait marquer l'Histoire avec
l'apparition de deux nouvelles consoles de salon : la « Ouya » et la
« Steam box ». La première est née d'un projet
Kickstarter. Elle a la particularité de fonctionner sous le
système d'exploitation Android (très utilisé en
téléphonie mobile). La seconde serait en fait « un label
accordé par Valve pour les constructeurs le désirant,
»29 si la console respecte certains critères. Le
principal de ces critères étant que « les Steam box
devront être équipées de Linux. » En attendant la
version de Valve, une première Steam box, la « Piston » est
annoncée pour l'été 2013 par le constructeur
Xi3.30 Ces deux consoles ont pour particularité d'être
basées sur des systèmes d'exploitation open
source,31 et ne nécessitent donc pas de kits de
développement. Pour les autres consoles en effet, les
développeurs sont obligés d'acheter ces kits aux constructeurs
(Nintendo, Sony, et Microsoft). Cela représente à la fois un
coût (ces kits peuvent coûter plusieurs milliers de
27
venturebeat.com. Double Fine's
Tim Schafer on Kickstarter success: It can happen again (interview).
Stefanie FOGEL, 21/02/2012.
28
www.jeuxvideo.fr. Un budget
d'environ 200 millions de dollars pour Bioshock Infinite ?. Nerces,
22/03/2013.
29
www.tomsguide.fr. Dossier Console,
10 consoles de jeux vidéo qui vont déchainer les
passions. Geoffroy HUSSON, 14/02/2013.
30
www.tomsguide.fr. Steambox: le
premier modèle en précommande à 900 dollars. Geoffroy
HUSSON, 11/03/2013.
31 Les logiciels open source sont libres de droit
d'auteur ou de copyrights, n'importe qui peut les utiliser gratuitement et
même les modifier à volonté.
12
dollars), mais aussi une contrainte technique : les
développeurs doivent apprendre à travailler avec. Pour un jeu
multiplateforme, cela implique un kit par plateforme, des compétences
spécifiques pour chacun d'eux, et plus de temps pour adapter le jeu sur
chaque plateforme. C'est l'une des raisons pour lesquelles les jeux sortant en
fin de vie d'une console sont de meilleure qualité que ceux sortant
à ses débuts : les développeurs se sont habitués
à travailler avec ces kits. Pour faciliter le développement sur
sa prochaine machine, Sony a décidé que le hardware (les
composants) de la PlayStation 4 serait proche de celui des ordinateurs. Comme
le souligne David Cage, cela permettra de « perdre moins de temps
à essayer de faire marcher les choses et plus à en créer
».32 La remarque serait, a priori, aussi valide pour la
Ouya ou la Steam box. Pour Edmund McMillen et Tommy Refenes (Super Meat
Boy) l'accessibilité des plateformes est importante pour les
développeurs:
Les frais globaux pour développer juste sur
consoles sont fous ! Ça ne coûte rien de développer pour
Steam si vous possédez déjà un ordinateur. Quand vous
regardez la PlayStation, la Xbox ou Nintendo vous devez acheter à des
centaines de dollars des dev kits et payer pour la certification et payer pour
les tests et payer pour la localisation.
Vous devez faire ce genre de choses et à la fin
vous vous dites : J'aurais pu développer sur d'autres plateformes, cela
aurait été plus facile.33
Pour Nicholas Lovell, un analyste de l'industrie, les consoles
dites « propriétaires » (comprendre par cette
dénomination, les consoles de grands constructeurs) vivent leurs
dernières années. Selon lui, il serait inévitable que le
monde ouvert (l'open-source) prenne le dessus sur le monde
fermé.34 Les grands constructeurs que sont Sony, Nintendo et
Microsoft sont aussi de grands éditeurs ayant le contrôle
d'importantes licences. Mais pourront-ils empêcher les autres
éditeurs (tels que Ubisoft, Activision, Electronic Arts) de sortir des
jeux sur ces nouvelles plateformes open-source ? Il est peu probable
que ces éditeurs se privent d'une part de marché en ne
développant pas pour ces plateformes, surtout si cela n'implique pas
d'investissements supplémentaires. Le dilemme pour les constructeurs est
le suivant : garder les licences exclusives afin de promouvoir la vente de
leurs consoles s'exposant ainsi au danger de ne pas vendre assez de ces jeux
exclusifs ; ou développer ces jeux sur plusieurs consoles afin de
rentabiliser le coût de développement, au risque de vendre moins
de consoles. Il semblerait que certaines licences, comme les franchises Mario
et Pokémon, ne soient pas près de voir le jour sur d'autres
consoles que celles de Nintendo. Sans oublier que seuls les
32
www.gameblog.fr. PS4 : notre
interview vidéo de David Cage (Heavy Rain, Beyond). 21/12/2013.
33
www.gameblog.fr. La Team Meast
se fiche de la Next-Gen. AntoineV_007, 13/03/2013.
34 T. CHATFIELD, op. cit., p. 215-216.
13
grands éditeurs (dont font partie les constructeurs)
peuvent s'offrir des jeux triple-A. Pour reprendre l'exemple de
Grand Theft Auto IV, non seulement il aura fallu investir 120 millions
de dollars, mais ce jeu aura nécessité une équipe de 550
personnes sur trois ans et demi de développement (et presque 1000
personnes en comptant les acteurs et autres professionnels pour les voix et la
motion capture).35
Les studios ne sont pas tous obligés de choisir entre
les sentiers bétonnés des blockbusters, financés
à coups de millions de dollars par un éditeur, et le chemin de
l'indépendance, où la créativité n'est
bridée que par les limites budgétaires. Certains éditeurs
financent des studios sans influencer la direction que prend le jeu.
C'était le cas de Sony avec thatgamecompany. Ce studio est à
l'origine de titres parmi les plus novateurs des dix dernières
années (Flower, Journey) qui ont
révélé au public une facette méconnue du
média. D'autres licences comme Tomb Raider, The Sims,
et Pokémon ont rencontré un franc succès.
Pourtant, ils déplaisaient à certains « spécialistes
» envoyés par les éditeurs, car ils trouvaient ces jeux trop
novateurs et donc trop risqués.36
Au final, les « jeux indépendants » se
réfèrent aussi bien aux productions de studios
financièrement indépendants, qu'aux productions de studios tels
que thatgamecompany, qui sont certes financés par un éditeur mais
gardent leur liberté et indépendance créatrice. Pour
Markus « Notch » Personn (créateur de Minecraft) les
studios indépendants sont composés de gens qui font des jeux pour
le plaisir de les faire (l'objectif principal n'étant pas
forcément la vente) ou afin d'exploiter le potentiel artistique du
média. Il déplore que « beaucoup de gros studios fassent
des jeux pour faire de l'argent ».37
Éric Viennot, auteur et Directeur de Création
chez Lexis Numérique, pense que l'un des problèmes de l'industrie
est qu'il n'y a pas d'intermédiaire entre les jeux triple-A et
les petits jeux indépendants.38 Selon Émmanuel Forsans
il y aurait un mode de financement à trouver, autre que celui des
éditeurs, pour permettre la conception de jeux indépendants plus
ambitieux, à l'image du financement du cinéma en
France.39 Hideo Kojima (créateur de la série Metal
Gear Solid) envisagerait le modèle du « jeu épisodique
» « afin d'alléger les coûts
35 T. CHATFIELD, op. cit., p. 29.
36 D. ICHBIAH, op. cit., p. XXI. Cela
représente entre cent et cinq cents fois l'effectif d'un petit studio
indépendant !
37 Markus PERSONN. Minecraft : The Story of Mojang 2
Player Production, à 28:30min.
38 Le débat de Game one spécial Paris Games Week
39 Idem.
14
de développements des jeux triple-A sur console
next-gen ».40 L'idée consiste à diviser le
jeu en chapitres. La recette des ventes du premier chapitre servirait à
financer le développement des chapitres suivants, cela donnerait plus de
flexibilité aux développeurs. En cas d'échec commercial,
cela permettrait de limiter les pertes. En cas de succès, cela pourrait
mener à faire plus de chapitres que ce qui était initialement
prévu.
Un autre mode de financement que l'on rencontre de plus en
plus est celui du modèle économique dit « free to play
».41 Pour le studio (ou l'éditeur), cela consiste
à proposer son jeu gratuitement. Le jeu est financé par la
publicité (comme certain jeux sur Facebook ou sur navigateur Internet) ;
ou bien en proposant des améliorations payantes. Cela peut aller de
l'achat d'une meilleure arme, en passant par l'acquisition d'un skin
(l'apparence de votre avatar42), jusqu'à un meilleur tracteur
pour votre ferme virtuelle ! Ce modèle économique a permis
à certains jeux de rencontrer un large public. C'est le cas de
League of Legends devenu un pilier du sport électronique, avec plus
de 32 millions de joueurs à travers le monde.43 L'ensemble de
ce jeu est gratuit, mais il requiert un long temps de jeu afin de gagner des
points pour débloquer certains éléments, comme de
personnages (héros). Pour gagner du temps, il est possible d'acheter des
points.
Le free to play est aussi un excellent moyen pour un
jeu en « fin de vie » de retrouver un second souffle (comme un MMORPG
44 normalement basé sur un système d'abonnement), ou
simplement une roue de secours pour un jeu qui ne rencontre pas un
succès suffisant avec le modèle économique classique.
On voit que l'industrie est en mutation constante et que sa
situation est aujourd'hui très différente de celle d'il y a dix,
vingt ou trente ans. Tom Bissell relate sa rencontre avec un développeur
indépendant qui allait bientôt distribuer son jeu sur le Xbox
Live. D'après cette personne, la meilleure voie économique pour
l'industrie est bien celle de petites équipes de développement
qui sortent de petits jeux fun. Le coût excessif des jeux
triple-A serait la raison
40
www.jeuxvideo.fr. Kojima
envisage le modèle du "jeu épisodique" pour les consoles
next-gen. Benoit, 12/03/2013. À noter que certains studios comme
Telltale utilisent déjà ce système.
41 Aussi appelé F2P ou « freemium ».
42 Le personnage que vous dirigez dans un jeu.
43
www.polygon.com. League of
Legends boasts impressive stats: more than 70 million registered, 32 million
active players. Tracey LIEN, 09/12/2012.
44 MMORPG: en anglais Massively multiplayer online
role-playing game soit jeu de rôle en ligne massivement
multijoueurs.
15
pour laquelle de nombreux éditeurs n'arrivent plus
à faire de profits. « La focalisation sur des titres si
exorbitants est, selon lui, mauvaise pour l'industrie ».45
Pour David Cage :
La réponse aux problèmes de l'industrie
pourrait venir des jeux indépendants. Je le sais. Le
développement des jeux indépendants est passionnant,
intéressant et risqué. Les
développeurs de jeux indépendants sont des
pionniers, et nous avons besoin désespérément de
pionniers.46
Il est vrai que la production de jeux triple-A peut
être risquée. Mais beaucoup des meilleures expériences
vidéo-ludiques proviennent de jeux triple-A. Mais un jeu AAA,
même s'il aura coûté des millions de dollars, ne sera pas
nécessairement bon.
Grâce à l'émergence des studios
indépendants, c'est toute une nouvelle facette de l'industrie qui
s'éveille. Ces développeurs doivent redoubler de
créativité pour pallier le fait qu'ils n'ont pas les moyens des
plus grosses productions.
Qui pourrait prédire à quoi ressemblera
l'industrie dans cinq ou dix ans ? Les éditeurs sont souvent frileux
lorsqu'il s'agit d'innover. Mais le succès rencontré par certains
jeux précurseurs pourrait pousser les éditeurs à donner
plus de liberté aux studios. Quant à notre façon de
consommer les jeux, elle est en pleine mutation. Le support physique (le
disque) est de moins en moins nécessaire et les voies de distributions
passent de plus en plus par Internet. L'éditeur n'a plus un rôle
aussi important qu'avant. Selon Cliff Bleszinski,47 l'industrie du
jeu vidéo est dans « une période charnière
». Tout semble aller très vite, « entre les
smartphones, les tablettes, la scène indépendante et le cloud
gaming, les éditeurs ne savent À visiblement À plus
où donner de la tête ».48 Les consoles
semblent perdre du terrain faces aux nouvelles plateformes. Selon une
étude de la Game Developers Conference, 58% des
développeurs prévoient leurs prochains jeux sur smartphones ou
tablettes.49 Cela signifie-t-il que le marché risque
d'être orienté vers les jeux casual à l'avenir ?
Les jeux sur smartphones et tablettes sont souvent de « petits jeux
». Pour le producteur de Battlefield Ben Cousins, «
c'est l'anarchie là-bas, et ces grandes entreprises ont du mal
à orienter leur navire de guerre ».50 Pour le
meilleur ou pour le pire, l'industrie est en pleine évolution. Le jeu
vidéo n'a pas
45 Tom BISSELL. Extra lives: why video games matter.
Vintage Books, New York, 2011, p. 74. Citant ce mystérieux
développeur: The concentration on hideously expensive titles, he
said, was Øwrong for the industry'.
46
www.gameblog.fr. David Cage:
"Les développeurs de jeux indépendants sont des pionniers."
AntoineV_007, 08/03/2013.
47 Game-designer étant à l'origine des
Gears of War et de certains jeux de la franchise Unreal.
48
www.jeuxvideo.fr. EA : "C'est
l'anarchie° dans l'industrie. Kevin, 27/03/2013.
49
www.gdconf.com. GDC State of
Industry research exposes major trends ahead of March show. 28/02/2013.
50
www.bloomber.com. Anarchy
Roils Games Market as Talent Migrates to Mobile. Cliff EDWARDS,
05/03/2013.
16
encore dévoilé tout son potentiel, mais si la
façon de produire se « casualise », cela risque
d'avoir un impact négatif sur les jeux eux-mêmes.
B. Mode de fonctionnement : l'immersion et
l'interactivité
Lorsque l'on lit, parle ou écrit au sujet d'un
média comme le jeu vidéo, il est important d'en comprendre un
minimum le mode de fonctionnement. Dans le cas contraire, ce serait un peu
comme parler de littérature en étant analphabète.
Pour la première fois dans un média, il ne
suffit pas de voir, d'écouter ou de lire, mais il faut prendre part aux
événements pour donner vie au média : c'est
l'interactivité. Le joueur ne peut pas rester passif, il est à la
fois spectateur, acteur et co-auteur. C'est ce qu'explique James Paul Gee
lorsqu'il parle des trois identités du joueur (qui peuvent ne pas
être applicables à tous les types de jeu51). Il y a :
le joueur, son personnage (ou « avatar ») et le joueur jouant
son personnage.52 Il y a donc un lien émotionnel et
narcissique qui se crée entre le joueur et son avatar. Les joueurs
projettent une identité sur leur personnage virtuel, basée
à la fois sur leurs propres valeurs et sur l'histoire de ce personnage
dans le monde fictif.53
Dans son livre, Tom Bissell raconte à plusieurs
reprises son expérience lorsqu'il jouait à Grand Theft Auto
IV. Il écrit notamment :
Les moments où je m'identifiais le plus à
Niko [le personnage que l'on dirige dans le jeu] n'étaient pas
pendant les fréquentes cut-scenes,54 qui
bombardaient du « sens » et de « l'importance narrative »
avec la délicatesse nucléaire, mais plutôt lorsque je le
regardais se déplacer dans Liberty City et que je projetais sur lui mes
propres suppositions sur ce qu'il pouvait penser ou
ressentir.55
51 Par exemple il n'y a pas d'avatar dans
Tetris.
52 James Paul GEE. What Video Games Have to Teach Us About
Learning and Literacy. Palgrave Macmillan, 2007, p. 49-50. Le joueur
jouant son personnage renvoie à la notion de projection
d'identité. Le joueur projette ses propres désirs et valeurs sur
son avatar. Le joueur est son avatar.
53 Ibid., p. 53.
54 Les cut-scenes sont des scènes
cinématographiques où l'on enlève le pouvoir du joueur qui
redevient simple spectateur.
55 T.BISSELL, op cit., p. 169. «The times I
identified most with Niko were not during the game's frequent cut scenes, which
drop bombs of "meaning" and "narrative importance" with nuclear delicacy, but
rather when I watched him move through the world of Liberty City and projected
onto him my own guesses as to what he was thinking and feeling.»
17
La relation entre le joueur et l'avatar est
étrange. Parfois le joueur est distinct de l'avatar, d'autres fois
où l'esprit du joueur est complètement projeté sur
l'avatar, au point que le joueur se crispe si l'avatar est blessé ou
menacé.56
Ce fut le sujet d'une exposition en 2010 au National Media
Museum dirigée par l'artiste anglais Robbie Cooper. Appelée
« Immersion », on y voyait notamment des portraits d'enfants
immergés dans un jeu vidéo (voir Annexe 1).
L'identification du joueur à son avatar implique de
vibrer au même rythme que lui et, dans les situations de grande
intensité, de se voir soi-même parcouru de vagues
d'adrénaline. Dans ces instants, comme une bougie
qu'on souffle, le monde réel disparaît.57
Pour se plonger dans un livre, il faut savoir lire. Pour se
plonger dans un jeu il faut en maîtriser les commandes.
Il n'est d'immersion dans l'univers en ligne qu'à
en maîtriser l'interface. On ne peut s'y perdre qu'à d'abord
savoir s'y reconnaître, puis s'y mouvoir. Un apprentissage doit
précéder cette immersion, transitant par la maîtrise de la
médiation technologique, par le
développement des habitudes, puis À
habitudes et expériences acquises À par l'oubli de cette
médiation.58
Premier problème (très visible avec les
néophytes) : le joueur doit développer une nouvelle approche de
l'espace, car il est à la fois sur son canapé et dans le
monde fictif du jeu. En général, sur les jeux en deux dimensions
(2D), ce n'est pas très compliqué.59 Par exemple,
Mario va à droite quand j'appuie sur la flèche droite, il saute
quand j'appuie sur un bouton. En revanche, avec les jeux en 3D, cela prend une
toute autre dimension. En effet, la flèche droite peut ordonner au
personnage d'aller à droite du point de vue du joueur (donc à
droite par rapport à la caméra dit « le déplacement
relatif caméra »)60, ou de celui du personnage (donc la
droite de l'avatar dit « le déplacement relatif personnage »).
Dans les premiers FPS,61 la flèche droite faisait pivoter le
personnage sur la droite, par la suite la norme voulut qu'elle serve à
faire des pas de côté vers la droite. Il y a beaucoup de points de
vue différents utilisés dans les jeux vidéo : la vue de
côté (jeux de plateforme 2D) ; la vue du dessus (souvent
56 J. SCHELL, op. cit., p. 312. The relationship
between player and avatar is strange. There are times when the player is
distinctly apart from the avatar, but other times when the player's mental
state is completely projected into the avatar, to the point that the player
gasps if the avatar is injured or threatened.
57 Maxime COULOMBE. Le monde sans fin des jeux
vidéo. La Nature humaine. Paris : Presses universitaires de France,
2010, p. 59.
58 Ibid., p. 39.
59 Même si les formes et les points de vue dans les jeux
vidéo sont très variés (que ce soit en deux ou trois
dimensions).
60 Le terme caméra désigne la « caméra
virtuelle », le point de vue que l'on donne au joueur.
61 First Person Shooter : Jeu de tir en vue
subjective.
18
utilisée en jeu de stratégie) ; la vue à
la première personne ; la vue à la troisième personne (la
caméra se situe derrière l'avatar, on ne voit que son dos) ;
parfois ce sont de multiples points de vue fixes, à la manière de
caméras de sécurités, comme dans Resident
Evil62 ou Experience 113,63 et parfois le
joueur peut contrôler simultanément son personnage et la
caméra.
À noter que, même si un jeu reste le même
pour tout le monde, tout le monde n'en a pas la même expérience.
Par exemple, la vue subjective d'un jeu de course est très
impressionnante, l'impression de vitesse est accrue et l'on voit moins la
route, tandis que la vue du cockpit peut donner une impression de
réalisme, et que la vue à la troisième personne permet de
mieux voir la route et les concurrents. Ainsi, suivant ce que recherche le
joueur, il choisira une vue plutôt qu'une autre. La façon dont il
joue peut aussi influer sur l'immersion. Il va sans dire que jouer avec des
pédales et un volant à retour de force (qui simule la
résistance dans les virages) change profondément
l'expérience de jeu. Les conditions dans lesquelles on joue peuvent
optimiser l'expérience, comme jouer à un survival-horror
dans le noir, ou à un FPS avec un casque ou un système
de son en 5.1. Nous ne consommons pas tous les jeux de la même
manière, et l'aspect matériel est à prendre en compte.
Ceux qui jouent sur un plus grand écran verront plus vite certains
détails (ce qui, dans le cas de compétition, peut influer sur les
performances). Ceux qui ont un ordinateur plus puissant pourront afficher plus
de détails, avoir de plus beaux graphismes, et une meilleure
fluidité64 (plus d'images par seconde) que les joueurs moins
fortunés. Jouer à un simulateur de vol sur trois écrans
d'ordinateur est bien plus intéressant que sur un seul. Toutes les
améliorations de l'interface (meilleure souris, meilleur clavier etc.)
ont pour but de permettre d'entrer plus facilement dans le jeu. L'interface
doit se faire oublier et répondre parfaitement aux commandes du joueur,
pour laisser place au monde fictif. Les plus fortunés peuvent même
se construire leur propre simulateur monté sur vérins à la
manière de certaines attractions du Futuroscope ou de Disneyland.
Certains périphériques ont un grand potentiel immersif, comme le
projet Kickstarter Oculus Rift : un casque de réalité
virtuelle (voir Annexe 2). Les mouvements de tête seraient reproduits
dans le jeu. Malgré quelques réserves notamment quant au poids
de
62 Cela joue un rôle très important dans ces
survival horror, la caméra étant fixe et
non-contrôlable par le joueur ; il se sent beaucoup plus
vulnérable et doit gérer les angles morts par lesquels il peut se
faire attaquer.
63 Dans ce cas, il s'agit effectivement de
caméras de sécurité fictives, le point de vue devient un
élément diégétique du monde fictif.
64 La fluidité des jeux se calcule en images par
seconde (frames per second soit FPS en anglais). L'oeil commence
à voir un effet de saccade en dessous de 24 images par seconde. La norme
sur console est d'au moins 30 FPS, 60 FPS étant de plus en plus
apprécié.
19
l'appareil et aux éventuels maux de tête qu'il
pourrait causer, une grosse communauté de joueurs est derrière ce
projet et y voit le Graal de l'immersion. Et que penser du prototype Throw
Trucks with your mind65 qui se joue avec un casque analysant
les variations d'ondes cérébrales du joueur ? Que ces
différents projets respectent leurs promesses ou non, on peut imaginer
que l'avenir sera sans doute fait d'accessoires similaires.
L'immersion peut être si intense que certains jeux
utilisant la vue à la première personne peuvent vous rendre
malade. Il s'agit du même mal que celui des transports (en terme
vidéoludique, on appelle cela le motion sickness). Il provient
d'une contradiction entre ce que perçoivent les yeux et ce que ressent
l'oreille interne. Les écrans larges et les graphismes de plus en plus
réalistes sont probablement des éléments aggravants. Mais
cela illustre bien l'intensité du lien qui peut se créer entre
l'homme et la machine. « La communication avec l'imagerie informatique
est de l'ordre du psychique. Hormis les mains et le regard, le corps du joueur
est peu mobilisé ».66 C'est aussi ce qu'explique
Benoît Virole :
La puissance des jeux vidéo résulte de
l'effet de proximité entre la réalité virtuelle et les
processus internes de la réalité psychique. Ils proposent ainsi
une sorte d'espace
transitionnel entre la réalité et la
réalité psychique dans lequel le sujet va fortement
s'impliquer.67
Lorsque le joueur est familier avec l'interface, ses actions
sont simultanément reportées à l'écran. Cette
simultanéité est nécessaire pour permettre l'immersion du
joueur et le processus d'identification. L'avatar devient une sorte d'extension
du joueur.68 Celui-ci finit par se croire dans le jeu.69
Il entre dans un nouveau monde. C'est ce qu'explique la psychomotricienne
Evelyne Esther Gabriel :
La collusion du temps réel et du temps du jeu
propulse le joueur dans la situation mise en scène à
l'écran. Généralement, le joueur dit « je » en
commentant les actions du jeu (« je passe par là », « je
tire », « j'ouvre la porte », « je meurs » ...)
[...] Et c'est ce phénomène d'identification qui
actualise la rencontre entre le monde du jeu vidéo,
représenté, fictif mais extérieur au joueur et son monde
intérieur.70
65
www.kickstarter.com. Throw
Trucks With You Mind!.
66 Evelyne Esther GABRIEL. Que faire avec les jeux
vidéo ?. Hachette éducation, Paris, 1994, p. 155.
67 Benoît VIROLE. Du bon usage des jeux vidéo
et autres aventures virtuelles. Hachette Littératures, 2003, p.
116-117.
68 Pour les joueurs professionnels, c'est comme
s'il n'y avait pas d'intermédiaire entre l'esprit et la machine, ils ont
complètement acquis les contrôles, un peu comme un athlète
et son corps, un tennisman et sa raquette, ou un pianiste et son instrument.
69 D'où la crainte, infondée, que le
joueur ne sache plus faire la différence entre la réalité
et le virtuel.
70 E. E. GABRIEL, op. cit., p. 98.
20
En découle un sentiment tout à fait similaire
à celui ressenti par le lecteur devant un bon livre. Les notions
d'évasion, d'émerveillement et d'immersion sont au coeur du
média.
S'il apprend très jeune à reconstruire des
images, des actions, des émotions à parti de mots écrits
À telle est bien la littérature -, l'homme apprend de même
à oublier les médiations pour se plonger dans ce qu'elles peuvent
représenter.71
L'auteur et théoricien Tom Chatfield raconte comment il
s'est plongé dans l'univers d'un jeu à base de texte
(probablement Zork) des années 1980 :
[...] mon esprit (et une version de moi) se projetait
facilement dans le monde imaginaire dans le monde de la machine. C'était
comme tomber dans le terrier du lapin blanc
d'Alice au Pays des Merveilles, ou passer par la penderie
et entrer dans une forêt enneigée.72
Pour s'immerger dans un jeu vidéo, ou plus
généralement dans un monde fictif, le joueur doit « oublier
son corps ». Beaucoup pensent que les contrôles à
reconnaissance de mouvements, qui ont commencé à massivement
entrer dans les foyers en 2006 avec la Nintendo Wii, sont nuisibles à
l'immersion parce qu'ils empêchent ce processus. Une des sources de
plaisir que l'on trouve dans la pratique du jeu vidéo provient de «
l'économie particulière du plaisir suscité par leur
usage ».73 Avec la reconnaissance de mouvements, il n'y a
plus d'économie d'énergie et donc le plaisir est
moindre.74
Dans les jeux vidéo, la réalisation de ces
actes virtuels s'effectue par une action limitée sur le plan moteur,
sans aucun rapport quantitatif avec les actions réelles. Le retour
sensitif à la réalisation de l'acte est donc très faible,
mais le plaisir qui lui est lié est éprouvé
néanmoins. Cette économie d'énergie devient alors source
de plaisir.75
Il est assez fascinant de voir les similitudes entre le
rêve et le jeu vidéo. Comme dit l'auteur Gerard Jones, si les jeux
vidéo sont si populaires, c'est parce qu'ils permettent aux adolescents
et aux adultes de continuer à jouer et d'utiliser leur
imagination.76 Entrer dans un monde virtuel n'est pas si
différent d'entrer dans un rêve, l'esprit prend le pas sur le
corps.
Le flux ininterrompu d'images et de sons requiert toute
l'attention du cerveau. De plus, l'activité physique est tellement
réduite à de petits gestes des doigts que le joueur « oublie
»
71 M. COULOMBE, op. cit., p. 41.
72 T. CHATFIELD, op. cit., p. 42. «[...] my
mind was very quick to project itself - and a version of me - imaginatively
into the other world of the machine. It was like falling down a rabbit hole, or
stepping out of the back of an ordinary wardrobe into a winter
forest.»
73 B.VIROLE, op. cit., p. 58-59.
74 Cela dit, elle peut procurer un plaisir
différent (celui de faire de l'exercice physique par exemple).
75 B.VIROLE, op. cit., p. 58-59.
76 Jérôme Scemla. «Pixel
Room» arte France. 2004., à 6:30min.
21
son corps, comme lorsqu'il s'endort, il n'est plus
là mais là-bas : on parle d'abstraction du
corps. C'est un processus tellement fort que certains joueurs peuvent oublier
de manger, boire ou dormir pendant de longues périodes.77
C'est aussi pour cela que les joueurs ne parlent pas beaucoup lorsqu'ils sont
en pleine partie.78 Cédric Berger explique qu'une personne
qui regarde simplement l'écran n'a pas la même appréciation
que le joueur. Ce dernier a une appréciation globale de ce qui
se passe à l'écran. Celle-ci est la combinaison de trois
éléments : la représentation du présent, la
représentation prédictive et l'empreinte du
passé.79 Si un spectateur verra simplement Mario sauter, pour
le joueur, Mario est en l'air et ne va pas tarder à atterrir. Il doit
donc contrôler son saut, tout en anticipant la réception et les
actions suivantes, le tout d'après ses expériences
passées.
Voilà pourquoi les joueurs parlent peu. Ils sont
pris dans un bain de signes qui doivent acquérir une signification et
leur activité cognitive est sollicitée en permanence
à
différents niveaux de mentalisation : perception,
reconnaissance, réflexion, élaboration de plans de
stratégies.80
La forte intensité de l'activité peut
entraîner un état appelé flow.81 Jenova
Chen, co-fondateur de thatgamecompany, décrit ce processus en ces termes
:
C'est ça le truc avec les médias
interactifs, ils ont le pouvoir de recevoir les directives du joueur puis de
s'adapter. Le flow décrit comment une personne en pleine activité
se retrouve dans une situation où son aptitude et le challenge sont
équilibrés, à ce moment
la personne entre dans un état où elle
commence à se perdre elle-même dans le
processus.82
Le terme provient du livre Flow : The Psychology of
Optimal Experience de Mihaly Csikszentmihalyi, psychologue hongrois. Il
désigne un état d'intense concentration et de bien-être
ressenti en pratiquant une activité.83 C'est ce qui garde le
joueur complètement absorbé
77 Ce qui s'est avéré fatal à
plusieurs
reprises.
www.dailymail.co.uk Teenager collapses and dies after playing
online computer game for 40 hours straight. Emma REYNOLDS, 18/06/2012.
78 D'expérience personnelle, je sais qu'il
est très difficile de jouer correctement tout en discutant. Pour s'en
convaincre, il suffit de voir les testes de jeux en vidéo sur les sites
spécialisés, où l'on voit souvent un présentateur,
trop concentré sur ce qu'il veut dire, ne pas arriver à
progresser normalement dans le jeu, ou deux présentateurs qui se
partagent les tâches.
79 Cédric BERGER. L'écriture sonore dans les
jeux vidéo. Mémoire de fin d'étude. École
Nationale Supérieure Louis Lumière, promotion 2010, p. 22.
80 E. E. GABRIEL, op. cit., p. 66.
81 Le terme Flow, ou « fluidité »,
vient de témoignages où un individu se trouve comme
emporté par une activité. Mihaly CSIKSZENTMIHALYI. Flow : The
psychology of optimal experience. Harper & Row, 1990, p. 40.
82 T. CHATFIELD, op.cit., p. 122. citant Jenova Chen.
«That is the thing with interactive media, that they have the power to
read input from a player and then to adapt. The flow experience describes how a
person engaged in an activity finds that their ability and the challenge have
reached a state of balance, at which point they enter a state where they start
to lose themselves in the process.»
83 M. CSIKSZENTMIHALYI, op cit., p. 39.
dans l'univers du jeu. Pajitnov, le créateur de
Tetris, appelait cela la « dynamique émotionnelle du
jeu ».84 On parle de flow, ou d'expérience
optimale, lors d'une performance parfaite d'un athlète professionnel ou
celle d'un musicien se perdant dans l'interprétation d'une oeuvre (voir
Annexe 3).85 On peut également le ressentir en travaillant
à la chaine dans une usine, c'est avant tout un état
d'esprit.86
Sherry Turkle, professeur au MIT, ajoute que :
Pour maîtriser un jeu vidéo, on ne peut pas
se limiter à jouer au niveau conscient. Il faut penser avec ses doigts.
Comme dans le sport, l'action physique et mentale doivent s'unir... Le fait de
sentir une continuité entre l'esprit et le corps fait partie de
l'expérience vécue de n'importe quel sportif de bon
niveau.87
Pour Csikszentmihalyi l'état de flow est
lié aux huit caractéristiques suivantes : la tâche peut
être accomplie ; il est possible de se concentrer sur cette tâche ;
la tâche présente des objectifs clairs ; l'utilisateur
perçoit immédiatement un retour sur ses actions ; l'utilisateur a
une sensation de contrôle de ses actions ; l'immersion est grande, et ne
nécessite pas d'effort, faisant oublier les frustrations de la vie
quotidienne ; la conscience de soi disparait, mais revient renforcée
après l'activité ; et la perception du temps qui passe est
altérée.88 Difficile de ne pas penser aux jeux
vidéo en lisant ces huit critères.
22
84 T. CHATFIELD, op. cit., p. 42.
85 Idem.
86 M. CSIKSZENTMIHALYI, op cit., p. 39-40.
87 E.E. GABRIEL, op.cit., p. 73.
88 M. CSIKSZENTMIHALYI, op cit., p.49 à 66.
23
II. Au-delà du jeu
Certains jeux vidéo offrent de telles
expériences que beaucoup n'hésitent plus à
considérer le média comme un Art. Mais la notion d'« Art
» ne va pas de soi. De l'Antiquité à nos jours, de nombreux
philosophes et théoriciens se sont penchés sur la question sans
réussir à donner une définition qui satisfasse tout le
monde. Certains philosophes doutent même que l'on puisse trouver une
définition convenable.89 Alors, comment savoir si le jeu
vidéo peut être qualifié d'Art ?
Tout comme l'opéra et le cinéma, on entend
parfois dire que le jeu vidéo est un art complet car il exploite nos
deux sens principaux que sont la vue et l'ouïe. Pour certaines personnes
comme le game designer Phil Fish (FEZ), le fait que le jeu
vidéo puisse incorporer d'autres médias et que l'inverse soit
impossible placerait le jeu vidéo au-dessus des autres médias.
Pour moi, les jeux sont l'ultime forme d'art. C'est tout
simplement l'ultime média. C'est la somme de tous les médias
d'expression de tous les temps rendus interactifs.90
Le raisonnement est simple : puisque le jeu vidéo est
un média qui peut en incorporer d'autres déjà
considérés comme arts (le cinéma, la musique, la
photographie, la peinture etc.), le jeu vidéo devrait donc être
aussi considéré comme tel : Art + Art + Art +
interactivité = super Art. Un raisonnement similaire pourrait nous faire
penser que la photographie est un Art meilleur puisque l'on peut
photographier des tableaux à la perfection, mais qu'il est très
difficile91 de peindre un tableau avec un niveau de détails
des photographies actuelles. Il nøy a rien qui ne puisse être
incorporé dans un jeu.92 Mais est-ce une raison
suffisante pour qualifier le jeu vidéo d'Art ? Pour le philosophe et
théoricien Berys Gaut, le paradigme de ressemblance n'est pas suffisant
et empêcherait le renouvellement artistique.
Pour Gaut, on ne peut pas strictement définir l'«
Art » car c'est un concept susceptible d'évoluer avec le temps.
Mais on peut le comprendre à travers différentes
caractéristiques qui lui sont liées. Son essai baptisé
«"Art" as a Cluster Concept »93 est devenu l'une
des
89 G. TAVINOR, op cit., p. 176.
90 Phil Fish dans Indie Game : The Movie à
0:02:29
91 À noter que la photographie est aussi un outil pour
certains peintres hyperréalistes (tel que Steve Mills ou Ralph
Goings)
92 J. SCHELL, op cit., p. 48.
93 Berys GAUT. "Art" as a Cluster Concept.
Publié dans Theories of Art Today de Noël CARROLL.
Madison, University of Wisconsin Press, 2000, p. 25-44.
24
références modernes en philosophie sur l'Art.
Les avantages de cette théorie sont nombreux. D'abord, elle est simple
à comprendre. Ensuite, elle n'est pas hermétique au changement :
elle est adaptable et modifiable suivant l'évolution du concept d'«
Art ». Et surtout, on peut l'appliquer au jeu vidéo et voir dans
quelle mesure ce média serait, ou ne serait pas, un art. Gaut nous livre
une liste des dix critères définissant le concept d'Art. Plus une
entité rencontre ces caractéristiques et plus celle-ci
peut-être considérée 94 comme de l'Art.
Inversement, moins elle en rencontre et moins elle pourrait-être
considérée comme telle. Ces critères seraient, selon
l'auteur, les caractéristiques principales. Il ajoute qu'elles sont
sujettes à remaniement selon l'évolution de l'Art, et qu'il est
envisageable d'en ajouter ou de les modifier. Voici ces dix
critères95 :
1- Présenter des propriétés
esthétiques positives, comme la beauté, la grâce, ou
l'élégance (propriétés à la base d'un
plaisir sensoriel).
2- Susciter de l'émotion.
3- Être intellectuellement stimulant.
4- Être complexe et cohérent.
5- Avoir le potentiel d'évoquer un sens complexe.
6- Être la vision personnelle de l'auteur.
7- Être le fruit de l'imagination (être
original).
8- Être un artéfact ou une performance
requérant une haute maîtrise technique.
9- Appartenir à une forme d'art déjà
établie (musique, peinture, film, etc.).
10- Être le produit d'une intention de faire une oeuvre
artistique.
Pour être qualifiée « d'Art », une
entité doit au moins respecter un des ces dix critères. «
Il serait difficilement imaginable qu'un objet puisse ne rencontrer aucun
de ces critères et être tout de même de l'Art.
»96 Si un jour le cas se présentait, il suffirait
de mettre à jour cette
94 À noter que B. Gaut utilise les termes «
counts toward », tout est donc relatif.
95 B. GAUT, op cit., p. 28. «Here are some
properties the presence of which ordinary judgment counts toward something's
being a work of art, and the absence of which counts against its being art: (1)
possessing positive aesthetic properties, such as being beautiful, graceful, or
elegant (properties which ground a capacity to give sensuous
pleasure);10 (2) being expressive of emotion; (3) being
intellectually challenging (i.e., questioning received views and modes of
thought); (4) being formally complex and coherent; (5) having a capacity to
convey complex meanings; (6) exhibiting an individual point of view; (7) being
an exercise of creative imagination (being original); (8) being an artifact or
performance which is the product of a high degree of skill; (9) belonging to an
established artistic form (music, painting, film, etc.); and (10) being the
product of an intention to make a work of art.»
96 Ibid., p. 38. «[...] it isn't clearly
imaginable that an object could lack all the criteria of art mentioned above
and still be art [...]»
25
liste pour inclure ce qui fait d'un tel objet une oeuvre
d'Art. Il semble tout de même difficile d'imaginer reconnaitrait le
statut d'Art à une entité qui ne respecterait qu'un seul
critère. Il s'agit alors de savoir combien faut-il de critères au
minimum ? À cela, l'auteur ne donne pas de chiffre exact. La question ne
se pose pas avec une entité respectant les dix critères, il
s'agit alors d'Art. Il semblerait que neuf suffisent dans la plupart des cas.
Si l'on considère une entité ne respectant qu'un seul
critère, celle-ci pourrait difficilement se voir attribuer le statut
d'Art, dans la mesure où l'absence des neuf autres serait
contre-indicative.
Il n'est pas nécessaire de remplir chacune de ces
conditions97 : beaucoup d'oeuvres ne les respectent pas toutes. Mais
ces oeuvres respectent tout de même la théorie de Gaut à
plus d'un point. Parmi les nombreux exemples d'oeuvres ne respectant pas chaque
critère, Gaut mentionne le Carré noir sur Fond Blanc de
Malevich « qui n'est pas complexe. »98 On
pourrait aussi débattre de l'aspect esthétique de deux des
tableaux les plus chers au monde que sont No.5 de Jackson Pollock
et Woman III de Willem de Kooning (voir Annexe 4 et 5). Bien entendu,
Gaut ne remet pas en cause le fait que ce soit des oeuvres d'Art. Simplement,
ils ne respectent pas le premier critère. De nombreuses peintures du
XXème siècle ont une politique «
anti-esthétique », elles n'ont pas pour but le plaisir des sens
mais de provoquer ou d'intriguer.99 Bien sûr, et c'est une des
problématiques liées à l'Art, la beauté est un
jugement subjectif et non scientifique, bien qu'une théorie
darwinienne de la beauté existe.100 Le philosophe en art
Denis Dutton explique que certaines choses comme la forme d'une goutte d'eau ou
d'un silex sont agréables pour toute l'humanité, ce qui serait
lié à l'évolution et à l'histoire de l'Homme.
Selon Gaut, il n'est pas impératif de respecter chaque
critère pour qu'une oeuvre soit de l'Art. Aussi, une combinaison de
certains critères ne signifie pas automatiquement que l'on a affaire
à de l'Art. Gaut prend l'exemple d'un écrit philosophique :
celui-ci peut être intellectuellement stimulant (3), être complexe
et cohérent (4), avoir un sens profond (5), être original (7).
« Ce n'est (malheureusement) pas pour autant une oeuvre d'Art
».101 L'auteur explique aussi que si une oeuvre d'art
respecte une certaine combinaison, toute entité
97 Ibid., p. 27 et p. 31.
98 Ibid., p. 32.
99 Ibid., p. 31.
100
www.ted.com. Denis Dutton: A
Darwinian theory of beauty. Denis DUTTON, TED. (2010-02).
101 B. GAUT, op cit., p. 34. «[...] a
philosophy paper may be intellectually challenging, have a complex and coherent
form, a complex meaning, and be original, but it is not (sadly) thereby a work
of art. But the cluster account does not claim that the obtaining of simply any
subset is sufficient for something to be art.»
26
respectant la même combinaison pourrait difficilement se
voir refuser le statut d'art.102 Si bien que de cette seule
théorie découle plusieurs combinaisons ou regroupements de
critères pouvant servir à définir le statut artistique
d'une entité. L'Art est donc multiple, d'où
l'impossibilité de lui donner une définition stricte.
La question se pose donc de savoir dans quelles mesures les
jeux vidéo respectent-ils ces critères ?
A. Le poids de l'esthétique
[...] les jeux vidéo incorporent des
éléments de 'représentation', ce que Dutton et beaucoup
d'autres À dont Platon avec ses remarques désobligeantes dans
'République' et
l'appréciation plus positive d'Aristote dans la
'Poétique' À ont affirmé être une condition
importante des arts.103
Ce n'est pas un hasard si le premier critère de Gaut
est l'esthétisme. La première notion qui nous vient à
l'esprit lorsque l'on parle d'art est souvent le Beau. Dans un jeu vidéo
aussi, la première chose qui saute aux yeux est l'aspect
esthétique, aspect intimement lié à la technologie (voir
Annexe 6). Mais comment les jeux vidéo procurent-ils ce plaisir
sensoriel ?
Depuis le début des années 1990,
l'évolution graphique n'a cessé d'émerveiller les joueurs.
La technologie a toujours permis et restreint à la fois le travail des
développeurs. Par exemple, si JumpMan (qui deviendra plus tard Mario)
porte une salopette, ce n'est pas tant dû au choix des
développeurs, mais à cause des capacités limitées
des machines du début des années 1980. Il n'y avait pas non plus
assez de mémoire pour intégrer plus de couleurs ou de pixels pour
représenter Luigi, le frère de Mario, qui sera la copie conforme
du personnage en vert.104
Aujourd'hui, on pourrait peindre Mario de mille couleurs. Il
semblerait même que l'évolution graphique ait atteint un palier.
Non pas qu'elle n'évoluera plus, mais nous sommes à un stade
où les machines sont capables d'afficher plus de détails que nos
yeux ne peuvent en
102 Ibid., p. 35.
103 G. TAVINOR, op. cit., p. 182. «[...]
games involve element of 'representation' that Dutton and many others
À including Plato's disparaging remarks in the 'Republic' and
Aristotle's rather more positive assessment in his 'Poetics'- have claimed to
be an important condition of the arts.»
104
www.gameblog.fr. Pourquoi Luigi
est vert ? Miyamoto l'explique. JulienC, 09/04/2013.
27
voir105 (voir Annexe 7). Les améliorations
graphiques ne se font plus exclusivement sur le nombre de polygones
affichés à l'écran, mais sur la qualité des
textures,106 les effets visuels (de particules, de lumières,
etc.), ou encore sur l'animation.
Pour le professeur Henry Jenkins, le jeu vidéo sera
véritablement un art lorsqu'il offrira autant de manières de
représenter le monde que la peinture.107 Il semble difficile,
voire impossible, de quantifier une telle chose. En revanche, il est certain
qu'il y a beaucoup de formes et de styles différents dans le jeu
vidéo. D'un point de vue technique, la 2D, la 3D et les
différents points de vue (voir Chapitre I - B) permettent une multitude
de possibilités de représentations et de ressentis. Mais c'est
bien l'aspect visuel est bien ce qui nous interpelle en premier.
a) Les Graphismes
De bons graphismes ne sont pas indispensables à un bon
gameplay, ce sont deux choses distinctes (voir Annexe 6). De nombreux
jeux ont une esthétique minimaliste. Pour certains game
designers, l'aspect esthétique d'un jeu n'est qu'un
détail superficiel, le coeur du jeu étant les
mécaniques de jeu (le gameplay).108 Mais comme le
souligne Jesse Schell, un game designer ne crée pas seulement
des mécaniques de jeu, mais une expérience
globale.109Après tout, rien ne vous empêche
d'échanger les pièces de votre jeu d'échecs par des bouts
de papier sur lesquels vous écrivez le nom de chaque pièce. D'un
point de vue gameplay, le jeu resterait fonctionnel. Mais pour quel
plaisir ? N'est-il pas plus stimulant, et gratifiant, de voir son armée
représentée par de vraies pièces ? De voir la couronne
adverse symboliquement tomber ? Beaucoup de jeux pourraient être
fonctionnels avec seulement un papier et un crayon. Pensez au poker où
les mises pourraient être simplement remplacées par des additions
sur une feuille de papier... mais quel plaisir de déplacer de vrais
jetons et d'en faire de petites piles devant soi !
105 D'où une course aux écrans larges et aux hautes
résolutions pour profiter de cette technologie.
106 Une texture est la peinture que l'on applique
à un élément. L'image la plus simple est celle du papier
peint appliqué sur un mur. Lorsque l'on crée un jeu vidéo,
tout est à faire, la physique, la lumière, les sons, les
décors etc. Lorsque l'on créer un personnage, celui-ci n'est
qu'une forme en fil-de-fer tant que l'on ne lui a pas appliqué une
texture de peau et de vêtements.
107 Pixel Room. 48min.
108 J. SCHELL, op cit., p. 347.
109 Idem.
28
Le plaisir sensoriel est souvent le plaisir du jouet. Il
ne peut pas rendre bon un jeu qui ne l'est pas, mais il peut souvent rendre un
bon jeu encore meilleur.110
L'esthétique peut rendre le monde d'un jeu plus
solide, réel et sublime, il sera pris plus au sérieux par le
joueur, et augmentera sa valeur endogène.111
Les jeux sont visuellement de plus en plus agréables.
Le nombre de polygones que peuvent afficher nos ordinateurs a été
démultiplié en quelques années. En conséquence, les
univers de jeu vidéo sont de plus en plus riches,
détaillés, complexes, et offrent un rendu de plus en plus beau.
On pourrait voir en cette course au réalisme une relation avec
l'hyperréalisme, ce mouvement artistique né aux États-Unis
qui consiste à peindre la réalité le plus
fidèlement possible. Citant d'Adorno T.W., l'auteur Jean-Pierre Balpe
nous rappelle que :
Même des oeuvres d'art qui se présentent
comme des copies de la réalité ne le sont
qu'extérieurement ; elles deviennent une seconde réalité
en réagissant à la première ;
subjectivement, elles représentent une
réflexion, peu importe que les artistes aient réfléchi ou
non.112
Un jeu vidéo propose donc une seconde
réalité. Les titres se voulant sérieux, et notamment les
jeux basés sur des faits historiques, ont tendance à être
le plus réaliste possible (au moins en ce qui concerne les graphismes).
Par exemple, les jeux de stratégie de la franchise Total War
(voir Annexe 8) permettent au joueur de zoomer pour voir certains
détails. Ce n'est absolument pas utile du point de vue du gameplay
; il est beaucoup plus commode de garder une certaine distance pour jouer
efficacement. Alors pourquoi permettre le zoom? Pour le plaisir du spectacle et
pour ce que Jesse Schell appelle « l'effet jumelles
».113 Au début, le joueur observe l'environnement
de près. Lorsque les détails sont mémorisés, il n'a
plus besoin du zoom, et son imagination rajoute les détails, devenus
invisibles depuis la vue aérienne.
D'autres genres de jeux tels que le FPS114 et le
TPS115 mettent le joueur plus près de l'environnement. Caque
détail devient plus visible. Il ne faut pas que l'immersion se brise
à cause de ces détails. Le développement de nouveaux
moteurs graphiques116 a permis de grandes avancées visuelles.
Parmi les moteurs les plus connus, on trouve les différentes
110 Ibid., p. 109. «Sensory pleasure is
often the pleasure of the toy [...]. This pleasure cannot make a bad
game into a good one, but it can often make a good game into a better
one.»
111 Ibid., p. 347. «It can make the game
world feel solid, real, and magnificent, which makes the player take the game
more seriously and increases endogenous value.»
112 Jean-Pierre BALPE. Contextes de l'art
numérique. Paris: Hermès Science publications, Technologies
et cultures, 2000, p. 70.
113 J. SCHELL, op cit., p. 200. Binocular
effect.
114 First Person Shooter : jeux de tir à la
première personne.
115 Third Person Shooter : jeux de tir à la
troisième personne.
116 Le moteur graphique est l'ensemble des logiciels qui
gèrent les calcules physique et géométrique.
29
versions de l'Unreal Engine et du CryEngine
(voir Annexes 9 à 11). Ils permettent l'affichage de textures en
haute définition. Concrètement, pour le joueur, les décors
ont l'air plus vrai que nature. « [...] ces choses sont non seulement
des représentations précises et techniquement excellentes, mais
[elles sont] belles ».117
De nombreuses communautés de joueurs PC sortent
régulièrement des « mods »118 pour
leurs jeux favoris. Il y en a de toutes sortes. Pour Grand Theft Auto
IV, certains servent à introduire la toute dernière
Lamborghini ou la Delorean de Retour Vers le Futur. D'autres peuvent
modifier la couleur du ciel ou faire une refonte graphique
générale à couper le souffle (voir Annexe 12). Même
les jeux de base très beaux, comme The Elder Scroll V : Skyrim
ont de nombreux mods graphiques (voir Annexe 13). Cela illustre
bien l'importance de l'esthétique pour les joueurs. En effet, un jeu
plus réaliste peut faciliter l'immersion. Cela passe par les
environnements, mais aussi par les personnages. De nos jours, il devient de
plus en plus difficile de faire la part entre le réel et le virtuel
(voir Annexe 14). Faire de magnifiques décors est une chose, faire un
personnage proche du réel en est une autre. Lors de la
dernière Game Developers Conference, une interview d'un certain
Joakim Mogren aura fait parler de Hideo Kojima (créateur de la
franchise Metal Gear Solid) et de son moteur graphique : le Fox
Engine.119 La cause ? On soupçonne Joakim Mogren de ne
pas exister ! En effet, l'interview est déroutante : on ne voit jamais
le journaliste et Mogren en même temps, ils n'ont pas l'air d'être
dans la même pièce, la tête de Mogren semble flotter dans
les airs devant un étrange fond noir, sans parler du bandage qu'il a sur
la tête masquant la moitié de son visage (voir Annexe 15).
Même les professionnels ont du mal à savoir s'il s'agit d'un
acteur réel ou virtuel.120
Il existe différents moyens d'atteindre un tel niveau
de réalisme. Il y a bien sûr la capture de mouvements qui consiste
à poser des capteurs sur le corps d'un acteur pour enregistrer ses
mouvements dans un univers en trois dimensions. Cette technique était
principalement utilisée pour le corps de personnages virtuels. Par
exemple, on enregistre les mouvements d'un joueur professionnel pour une
simulation de football. Aujourd'hui, on
117 G. TAVINOR, op cit., p. 181. «[...]
these things are not only accurate and technically excellent representations,
but beautiful.»
118 Parmi les jeux les plus populaires, certains
étaient à la base des mods crées par une
communauté de joueurs, tel que Counter Strike, ou DOTA
qui sera la base du jeu de League of Legends. Un mod est
un programme qui modifie le jeu original en changeant ses règles, son
aspect ou en y ajoutant des éléments.
119
www.gameblog.fr. Decryptage :
Phantom Pain, et si rien nøétait vrai ?!. JulienC,
18/03/2013.
120 Idem.
30
utilise aussi cette technique pour les expressions du visage :
c'est le principe de la capture faciale. Cette technologie n'enregistre que les
mouvements, et non l'aspect extérieur. D'autres techniques ne
nécessitent pas de capteurs, mais des dizaines d'appareils photo haut de
gamme que l'on place tout autour de l'acteur. Tous les appareils prennent
simultanément une photo, et un logiciel se charge de compiler toutes ces
images pour créer un modèle en trois dimensions : c'est la
photogrammétrie. Cette technique est excellente pour capturer l'aspect
physique du modèle (la peau ou le skin en anglais). La
vidéogrammétrie utilise des caméras à la place des
appareils photos. Elle permet d'enregistrer les mouvements en plus de
reproduire l'aspect du modèle (voir Annexe 16). Certains logiciels
utilisant ces méthodes sont si puissants qu'ils permettent de calculer
en temps réel les changements de couleurs et les ombres du modèle
suivant le changement de l'éclairage virtuel.121
Atteindre un tel degré de réalisme marque une
étape dans l'histoire du jeu vidéo. Selon le directeur de 2K
Games, Christoph Hartmann, le photoréalisme permettra l'arrivée
de nouveaux genres et de nouveaux thèmes dans les jeux vidéo.
Cela permettra notamment de rendre les émotions de manière plus
fidèle.122 Même si la technologie permet aujourd'hui un
tel niveau de détails, peu de studios ont accès à ces
techniques coûteuses. De surcroît, peu d'entre eux sont en
quête d'un réalisme absolu. Beaucoup tentent de donner à
leur jeu un style qui lui est propre, une patte artistique
particulière.123 D'après les mots de Tavinor, «
les jeux sont soucieux de leur style ».124 Il
prend pour exemple Portal (sorti en 2007), où le joueur
évolue dans des décors blancs, épurés, et froids.
Ce qui coïncide avec l'histoire, où le joueur passe des testes
scientifiques dans une série de salles à l'aspect
aseptisé.125 La plupart des grands jeux sont identifiables en
une image, tant leur direction artistique est singulière. Par exemple,
Mirrorøs Edge et ses immeubles blancs, le monde non moins blanc
de The Unfinished Swan que le joueur devra repeindre a coup de jet
d'encre noir, ou les graphismes d'El Shaddai Ascension of the Metatron
qui sont tous reconnaissables au premier coup d'oeil (voir Annexe 18).
121 Pour voir une démonstration de
vidéogrammétrie ou de photogrammétrie, vous pouvez
regarder les vidéos de Lee Perry-Smith sur
vimeo.com.
122 www.gamesindustry.biz. Games must achieve photorealism
in order to open up new genres says 2K. James BRIGHTMAN, 01/08/2012.
123 Par exemple les développeurs de World of
Warcraft n'ont pas cherché à faire dans le réalisme,
ils ont plutôt imaginé les décors comme des tableaux. La
raison principale étant que le réalisme vieillissait très
mal à l'époque.
124 G. Tavinor, op. cit., p. 174. «Games also
display a concern with style,»
125 Ibid., p. 185.
31
Il faut savoir que, au-delà du coût, le
réalisme peut être une épée à double
tranchant. D'un côté, des personnages un minimum réalistes
sont nécessaires pour faciliter l'implication émotionnelle du
joueur (l'empathie) ; mais de l'autre, il y a le risque de provoquer l'effet
dit de la « vallée dérangeante » (en anglais, the
uncanny valley). Ce terme vient de la robotique et fait
référence à l'effet de malaise ressenti lorsque l'on est
confronté à une entité d'apparence humaine (voir Annexe
18). Certaines personnes le ressentent en regardant un film comme Le
Pôle Express (The Polar Express). Si on observe une image
fixe, on appréciera la qualité graphique du film (les textures).
Mais avec l'animation, on peut avoir une étrange sensation, on se dit
que quelque chose ne va pas.126 Pour ce long-métrage en
particulier, le malaise est atténué par l'effet jumelles, que
nous avons déjà explicité plus tôt. Le visage de Tom
Hanks est tout à fait reconnaissable, et même si la technologie
utilisée est limitée lorsqu'il s'agit de montrer les
micro-expressions du visage, le public est familier avec le visage et les
expressions de l'acteur. Les spectateurs superposent les souvenirs qu'ils ont
d'autres films à sa représentation virtuelle. Malgré cela,
on se rend compte que les visages moins familiers sont souvent trop
figés, comme un masque. Ce sont les petits détails qui peuvent
faire tomber une oeuvre dans cette uncanny valley, et empêcher
un joueur/spectateur de s'immerger. La technologie permet d'intégrer ces
détails dans un jeu vidéo avec de plus en plus de
précision.
Avant même qu'un quelconque degré de
réalisme ne soit possible, les développeurs composaient avec les
outils qui leurs étaient accessibles pour tenter de donner autant de
charme que possible à leur jeux. Les consoles 16-bits127 leur
ont offert une plus large palette de couleurs, ce qui manquait jusqu'alors
à ce média. Certains jeux arboraient alors de formidables
mosaïques pixélisées (voir Annexe 19). La différence
avec les machines précédentes est particulièrement visible
lorsque l'on observe différente versions d'un même jeu sorti
à la fois sur consoles 8-bits et 16-bits (voir Annexe 20). On pourrait
argumenter que c'est à cette époque que les jeux deviennent
agréables à l'oeil. Dès lors, le style
pixélisé sera présent dans de nombreux jeux vidéo,
mais aussi dans d'autres sphères culturelles.
Alors que la technologie actuelle permet d'avoir une
représentation beaucoup plus fine ou réaliste, beaucoup de
développeurs entretiennent ce style pixélisé (par exemple
FEZ, sorti en 2012). Pourquoi est-ce que l'on continue à voir
ce type de graphismes 20 ans plus tard ? Est-ce par pure nostalgie d'une
époque révolue ? Par simplicité technique ? Ou est-ce
un
126 J. SCHELL, op. cit., p. 328.
127 Voir la chronologie pour plus de détails.
32
véritable choix artistique ? Peut-être les trois
à la fois. Au-delà de l'aspect culturel, il ne faut pas
sous-estimer l'intérêt artistique du pixel-art. On en
trouve des exemples dans des clips de musiques, dans les collections de mode
(voir Annexe 21), ou dans la rue. Les mosaïques de Space Invader (ou
Invader) en sont un bel exemple. Cet artiste français multipliant ses
créations sur les murs des villes du monde entier sur le thème du
jeu vidéo homonyme. Il va même jusqu'à pixéliser des
portraits (comme celui de Mona Lisa) et utiliser des Rubik's Cubes
pour donner du volume à ses oeuvres.128
Dans les années 1990, les ordinateurs voient arriver
les premiers jeux avec des environnements en 3D pré-calculés
(images de synthèse), avec en tête le fameux Myst sorti
en 1994 (voir Annexe 22) qui a occupé la tête des ventes PC
pendant cinq années consécutives.129 Ce point
& click130 consiste en une succession de tableaux où
le joueur doit résoudre des énigmes en interagissant avec le
décor. Mais la caméra reste hors de contrôle tout au long
de l'aventure. Myst utilisait les nouvelles capacités
qu'apportait le CD ROM pour afficher des environnements photo-réalistes.
Si bien que les graphismes restent de qualité presque 20 ans
après sa sortie.
D'autres jeux d'aventure ont aussi bien vieilli, sans pour
autant avoir recours au photoréalisme. Pour le troisième volet de
la série des Monkey Island, Tim Schafer et Ron Gilbert ont
opté pour un style cartoon. Non seulement cela correspondait très
bien au style loufoque de la série, mais cela a aussi l'avantage
d'être à l'épreuve du temps (voir Annexe 23). En 2000
sortait un autre jeu au style cartoon qui a su marquer les esprits. Il s'agit
de Jet Set Radio (voir Annexe 24). Il est l'un des premiers jeux
affichant des graphismes en cel-shading,131 style
évoquant fortement le dessin-animé ou la bande-dessinée.
La différence avec un titre comme The Curse of Monkey Island
vient du fait que Jet Set Radio est entièrement en 3D.
S'il suffit simplement d'utiliser des dessins pour donner un style cartoon
à un jeu 2D, la 3D comporte quelques difficultés. En effet,
comment marquer d'un trait noir les contours d'un objet en trois dimensions ?
La technique du cel-shading le permet, en plus de la gestion des
ombres et des couleurs. Elle sera aussi utilisée pour le jeu XIII
afin de respecter le style visuel
128
www.streetpress.com. Space
Invader: l'artiste masqué a envahi la planète avec ses
mosaïques pixélisées. Thomas BRINGOLD, 06/06/2011.
129 J. SCHELL, op. cit., p. 407.
130 Sous-genre du jeu d'aventure, se jouant principalement
à la souris où le joueur cherche les interactions possibles dans
l'environnement du jeu.
131 Cela correspond en français à « Ombrage
de celluloïd », mais la communauté de joueur et la presse sont
bien plus familiers avec le terme anglophone.
33
de la célèbre bande-dessinée
éponyme de William Vance (voir Annexe 25). Elle permettra
également d'inhiber la violence et de soutenir l'humour de Team
Fortress 2 (voir Annexe 26).
Il est vrai que le style cartoon tend à
dédramatiser un jeu. Mais il serait erroné de penser qu'un style
cartoon signifie qu'un jeu est nécessairement destiné aux plus
jeunes. Dragon's Lair, sorti en 1983 sur bornes d'arcades, est un jeu
en full motion video (voir Annexe 27) ; c'est un dessins-animés
interactif. Réalisé par Don Bluth, un ancien animateur de Disney,
les graphismes de ce titre rappellent les plus grands classiques du
célèbre studio d'animation américain. Bien qu'il puisse
être théoriquement terminé en une dizaine de minutes, le
jeu Dragon's Lair est réputé pour son niveau de
difficulté élevé. Ayant plusieurs embranchements narratifs
possibles, le jeu comporte au total environ une demi-heure de vidéo (le
joueur n'en voyant qu'une fraction lors d'une partie). Très peu de
contrôle est donné au joueur. Ce dernier ne dirige ni le
personnage ni la caméra. Il se contente de regarder l'action se
dérouler, et il lui est demandé d'appuyer sur la bonne touche au
(très court) moment propice.132 Dragon's Lair est le
fondateur du genre communément appelé Quick Time Event
(QTE) ou « action contextuelle ». Aujourd'hui, il y a
très peu de jeux exclusivement en QTE, mais nombreux sont les titres
appartenant partiellement à ce genre. Le plus souvent, cela prend la
forme d'une cut-scene interactive. Les QTE modernes affichent à
l'écran les touches que le joueur est sensé actionner, tandis que
rien n'est indiqué dans le titre de Don Bluth. Non seulement le joueur
doit sentir le moment précis où il doit appuyer, mais il doit
aussi ne pas se tromper de touche. La difficulté est telle que
très peu de joueurs ont réussi à finir ce jeu.
Les apparences peuvent être trompeuses. Les liens entre
la forme et le contenu du jeu peuvent être plus complexes qu'il n'y
parait. Pour le studio Crytek (Far Cry, Crysis), les
graphismes représentent 60% de l'intérêt d'un
jeu.133 Bon nombre de leurs jeux ont été
mètre-étalons en matière de graphismes. Pourtant leur
dernière production, Crysis 3 (voir Annexe 11), bien
qu'étant l'un des plus beaux jeux jamais produit, est loin d'être
un jeu d'exception si l'on en croit la presse spécialisée. Un jeu
est une expérience globale, complète. Nous en revenons donc aux
quatre éléments interdépendants de Jesse
Schell,134 à savoir : l'esthétique, le gameplay,
l'histoire et la technologie (voir Annexe 6). Selon lui, l'esthétisme
ne
132 Le joueur n'a parfois que quelques dixièmes de seconde
pour réagir.
133
www.jeuxvideo.com. Crytek :
« les graphismes font 60% du jeu ». 13/04/2013.
134 J. SCHELLE, op. cit., p. 41-42.
34
représenterait que 25% de l'expérience d'un jeu
puisque aucun de ces éléments n'est plus important qu'un
autre.135
« Un jeu ayant une belle esthétique » ne
signifie pas seulement avoir de beaux graphismes, ni avoir des graphismes
très réalistes. L'animation, les mécaniques de jeu, les
sons (la musique et les effets sonores), la cohérence globale, et le
design sont autant d'éléments capitaux à
l'expérience offerte par un jeu. Si le rôle premier de toute
représentation graphique est de soutenir les mécaniques de jeu,
elle sert aussi à soutenir la narration et l'ambiance du titre. Certains
titres sont si envoûtants que certains n'hésitent pas à
parler de chef-d'oeuvre, d'art, ou de poésie. Il n'y a pas si longtemps,
cela aurait fait sourire de parler de « poésie » ou «
d'art » du jeu vidéo, et même aujourd'hui nombreux sont les
sceptiques. Et pourtant, ces jeux sont de plus en plus nombreux. Mais alors
quels sont ces jeux que la communauté de joueur et la critique jugent
poétique ? Comment donnent-ils l'impression d'être poétique
?
b) Des jeux poétiques ?
Pour le philosophe allemand Hegel, la poésie est l'art
le plus expressif.136 Le principe de celle-ci réside dans
l'accommodation rythmique de mots choisis pour leurs sons et les
allitérations qu'ils permettent, mais surtout dans les images (plus que
le sens) qu'ils véhiculent et l'émotion qu'ils provoquent.
137 Au travers des mots, la poésie offre une
expérience émotionnelle (le deuxième point de Gaut) et une
expérience sensorielle (son premier point). La poésie est surtout
visuelle puisqu'elle exige du lecteur qu'il se construise sa propre
représentation que lui inspire le texte. La poésie est donc un
art qui tient à la fois de la musique (de par son rythme et ses sons) et
de la littérature (de par l'importance des mots et de leurs
significations). Elle suggère presque un chant.138
135 Idem.
136 Les oeuvres d'Hegel sont disponibles en
intégralité sur
www.marxists.org.
«Hegeløs Lectures on Aesthetics - III The relation of the
content to the mode of its representation.»
137 À noter que les moins important semblent être
les sons et les allitérations, il faut avant tout comprendre le sens des
mots pour apprécier la poésie. Si ce n'était pas le cas,
on n'aurait aucun problème à écouter un poème dans
une langue que l'on ne maîtrise pas, or il perdrait presque tout son
intérêt puisque l'on ne verrait pas les images qu'il est
supposé nous évoquer. Encyclopedia Britannica
(15ème édition) sur la poésie.
138 Dans la Grèce antique, la musique et la
poésie étaient d'ailleurs vues comme un seul et même art.
Encyclopedia Britannica (15ème édition) sur la
poésie.
35
Si l'art a une place si importante dans nos
sociétés, c'est principalement parce qu'il nous inspire toutes
sortes d'émotions et de sentiments intenses. William Wordsworth a
écrit que toute bonne poésie découle du débordement
spontané du sentiment.
Pour être poétique, un jeu se doit d'avoir une
esthétique envoûtante ; comme nous l'avons vu, la poésie
fait naître des images dans l'esprit du lecteur. Ici, il faut montrer ces
images, et les construire pour le joueur. Il faut lui montrer la
poésie. Cela passe souvent par une représentation pittoresque du
monde virtuel avec un accent sur les éléments (l'eau, le vent, le
feu, la nature, les effets de lumières etc.).
Comme nous l'avons déjà mentionné, de
beaux graphismes ne suffisent pas pour élever un jeu au rang d'oeuvre
d'art, et ce même selon l'avis des journalistes spécialisés
dans le domaine vidéoludique. Des jeux comme MadWorld ou
DeathSpank sont visuellement agréables et originaux, mais on
pourrait difficilement les considérer comme poétique. Le premier
(voir Annexe 28), presque exclusivement en noir et blanc, rappelle les
bandes-dessinées américaines (comics), et plus
particulièrement Sin City de Frank Miller. Certains passages
pourraient même faire penser à des estampes asiatiques.
L'esthétique du titre pourrait être très agréable si
le jeu n'était pas aussi violent. Les environnements
dénués de couleur font ressortir les gerbes de sang rouges des
ennemis, et soutiennent une histoire sombre. Si on trouve des poèmes sur
des thèmes graves tels que la guerre et la violence (les oeuvres de
Wilfred Owen par exemple), MadWorld met trop l'accent sur le ridicule
et le fantasque pour être pris au sérieux. Tout comme
DeathSpank (voir Annexe 29) qui est surtout axé sur l'action,
l'humour et le second degré, laissant peut de place à la
contemplation.
La poésie est donc affaire de thèmes
particuliers (le fond), de beauté souvent, mais aussi de rythme (la
forme). Vient s'ajouter à l'élégance des images le plaisir
kinesthésique, à savoir le plaisir du mouvement (que l'on
retrouve en danse ou au cinéma par exemple). Nous avons
déjà mentionné à quel point le joueur peut
être immergé dans un jeu. Il arrive que les mouvements de
caméra ou une animation particulière de l'avatar
déclenchent ce plaisir kinesthésique. Certains jeux parviennent
à hypnotiser le joueur, et souvent ce plaisir y est pour quelque chose.
Katamari Damacy est un jeu très particulier dans lequel le
joueur pousse une boule sur laquelle se colle les objets du décor. La
boule grossit de plus en plus jusqu'à emporter des
éléments pour le moins incongrus, comme des bâtiments, des
arbres ou des gens. C'est un jeu simple, à prendre au second
degré. Ce titre aura pourtant marqué les mémoires comme un
jeu artistique. Sans être extraordinaires, les graphismes sont
colorés et les
36
musiques déjantées, s'inspirant de la J-pop
des années 1990. Les mouvements de cette boule grotesque ont
quelque chose de charmant : c'est le plaisir provenant des formes en
mouvement.
Dans un jeu vidéo, le « rythme » est
défini par plusieurs éléments qui, combinés
à la qualité visuelle du jeu, crées « la dynamique du
jeu », le fameux flow. La difficulté, le
level-design,139 la mise-en-scène, l'animation, les
angles de caméra et sa vitesse de déplacement, la vitesse du
personnage, les effets sonores, la musique, les cut-scenes, les
événements « scriptés »,140 etc. Tout
cela rythme le jeu. On pourrait y voir une ressemblance avec ce que Ricciotto
Canudo disait à propos du cinéma. Pour lui, le septième
art est une superbe harmonisation entre le rythme de l'espace (les arts
plastiques) et le rythme du temps (la musique et la poésie), un «
synchronisme idéal ».141 Les arts plastiques
seraient donc la représentation visuelle (l'esthétique, les
graphismes) et le rythme du temps serait composé des différents
éléments cités précédemment. Iouri Tynianov
a écrit :
Aussi étrange que cela paraisse, si l'on
établit une analogie entre le cinéma et les arts du
mot, elle sera légitime non pas entre le
cinéma et la prose, mais uniquement entre le cinéma et la
poésie.142
Cela pourrait aussi bien être le cas pour les jeux
vidéo. Mais quels sont ces jeux que l'on dit poétiques ?
Qu'ont-ils de particulier ?
Dear Esther est une fiction interactive
143 dans laquelle de magnifiques décors soutiennent une
narration à la fois mélancolique et métaphorique (voir
Annexe 30 et 31). Le joueur est transporté en Écosse, sur une
île désolée des Hébrides où le narrateur, que
l'on contrôle, nous dévoile l'histoire par petites bribes au fil
de la progression. Le jeu peut être terminé en moins de 30
minutes, mais on peut y passer plus d'une heure si l'on explore chaque recoin
de l'île. L'expérience n'est pas tout à fait la même
suivant la vitesse à laquelle on progresse. Ce titre est très
loin de ce qu'on attend d'un FPS classique. Le gameplay est
très
139 Le level-design fait référence
à la construction et au style des décors (ou niveaux). Dans
Shadow of the Collosus, bien que les graphismes soient ordinaires, le
level-design est grandiose.
140 Evénement qui se déclenche
systématiquement lorsqu'un certain nombre de conditions sont remplies.
Par exemple une voiture qui explose lorsque le joueur se trouve à tel
endroit.
141 Ricciotto CANUDO, Giovanni DOTOLI, Jean-Paul MOREL.
L'usine aux images. Paris, Séguier Arte, 1995 [1927], p. 91-94.
142 Extrait de François ALBERA, et al. Les
formalistes russes et le cinéma: poétique du film. Paris:
Nathan, 1996. p. 86-88.
143 Qualifier Dear Esther de jeu vidéo ne fait
pas l'unanimité. En effet, le fait qu'il n'y ait pas de règle ou
d'objectif claire dérange. Le joueur a pour seul but de faire avancer la
narration en explorant l'île. C'est donc une fiction interactive, ce qui
suffit à qualifier Dear Esther de jeu vidéo selon la
définition de Tavinor.
37
simpliste, voire pauvre, puisque le joueur ne peut que se
déplacer, il n'y a pas de touche d'action, il ne peut ni courir ni
sauter, et il n'y a aucun ennemi. En conséquence, le rythme est lent, ce
qui a pour effet de focaliser l'expérience sur les environnements,
l'ambiance et la narration. Pour apprécier un titre aussi particulier,
il faut avoir l'esprit contemplatif. Nombreux ont été les joueurs
déçus ou surpris par ce titre extraordinaire. Les paysages y
remplissent leur rôle à la perfection : l'émerveillement du
joueur. L'île est à la fois belle et inhospitalière. Les
couleurs sont froides, les nuages laissent filtrer de pâles rayons de
lumière, le bruit du vent se mélange à celui des vagues...
On se croirait parfois dans une peinture de George Reid, James Cassie ou encore
de David Farquharson (voir Annexe 32). Les effets d'eau, de brume et de
lumière sont particulièrement travaillés. Le titre
était à la base une démonstration technique pour le
Source Engine (le moteur graphique de Valve). Ce n'est que par la
suite que le projet a évolué en Dear Esther, avec son
histoire, sa musique, etc. Le HUD144 y est minimaliste, voir
inexistant si l'on exclut les sous-titres optionnels. Cela met à la fois
les décors en valeur et contribue à garder le joueur
absorbé, sans le distraire par des informations
extradiégétiques. La progression est accompagnée par une
musique tout aussi mélancolique que les décors : du piano, du
violon, du chant. Le ton est aussi donné par la voix du narrateur. On y
ressent une profonde tristesse dès les premières minutes de
jeu. Dear Esther se veut profondément émotionnel. Sa
mélancolie est palpable dans les moindres détails de l'île,
dans la moindre note de musique et surtout dans la voix du narrateur. Telle une
poésie dont on ne comprend pas forcément toute la signification,
mais qui est bouleversante de par son imagerie et sa sonorité. Nous
reviendrons plus tard sur l'aspect narratif du titre.
Shadow of the Colossus, sorti en 2006, est
considéré par la presse spécialisée comme un
chef-d'oeuvre vidéoludique (voir Annexe 33 et 34). Ce jeu
d'action-aventure vue à la troisième personne met le joueur au
contrôle d'un certain Wanda, aidé de son cheval Agros, et qui
devra terrasser seize colosses pour sauver Mono, que l'on suppose être sa
bien-aimée. Encore une fois, la nature et les environnements sont mis en
avant. Le joueur passe beaucoup de temps à galoper sur ces
contrés, à la recherche du prochain colosse à abattre. Les
décors paraissent vides et gigantesques. Il n'y a ni ville ni donjon que
l'on trouve habituellement
144 HUD : Head-up Display. On utilise parfois le mot
« interface » en français. Cela fait référence
aux éléments 2D sur l'écran qui donnent des informations
au joueur, par exemple les points de vie, le compte à rebours d'un
niveau, une carte ou boussole, le score, les munitions etc. Ces
éléments sont quelques fois intégrés de
manière diégétique (comme le tableau de bord d'un avion
dans un jeu simulation de vol), mais souvent ils n'ont pas d'existence
fictionnelle à proprement parler, et n'existent pas dans le monde du
jeu.
38
dans ce type de jeu, et aucun ennemi hors-mis les seize
colosses. Les graphismes n'ont rien de fantastique en soi, on les qualifierait
même d'ordinaire si tôt que la caméra se rapproche trop
près du héro. Ce sont bien les environnements (le
level-design), son ambiance et sa mise en scène qui en font un
titre extraordinaire. Comme le dit Tacite, de loin, l'admiration est plus
grande,145 comme un tableau dont il faut s'éloigner pour en
apprécier les qualités. Les angles de caméra mettent
souvent en avant l'immensité des environnements. La journaliste
Aurélie Knosp voit en ce jeu un hommage à Joseph Mallord William
Turner et à ses oeuvres pré-impressionnistes (voir Annexes 35 et
36). Turner « voue son art et sa technique à la recherche du
sublime ».146 Le travail sur la lumière et l'eau
est central. Tout comme dans le titre de Fumito Ueda. Les nombreux lacs et
rivières seront autant d'occasion d'éblouir le joueur. On ne
donne que peu de détails sur l'histoire. L'ambiance rappellera vite au
joueur les mythes et légendes européennes.
Cette volonté de défier les forces
supérieures pour vaincre la mort, tout en fermant les yeux sur les
sacrifices, rappelle les plus belles tragédies grecques. Pensons au
mythe
d'Orphée, qui descend au royaume des Enfers pour
tenter de sauver sa femme Eurydice, en vain.147
Turner s'inspira beaucoup de la mythologie grecque.
Aurélie Knosp fait le parallèle entre Regulus (voir
Annexe 36) et le travail fait sur la lumière dans Shadow of Colossus
:
Ce tableau met le spectateur dans la situation du
supplicié à qui l'on a arraché les paupières et qui
sera rendu aveugle par la brûlure du soleil. La lumière de cette
scène est rendue extrêmement intense par l'exaltation de la source
lumineuse, comme si le peintre désirait aveugler le spectateur. Ainsi,
l'observateur peut « vivre » ce que subit le héros, afin que
la charge émotionnelle soit directement transmise. Cette sensation est
similaire dans l'oeuvre de Fumito Ueda, le joueur devant faire face à
l'éclat du soleil [...] une
lumière très crue nous assaille avant de
voir notre héros se relever d'une douloureuse
victoire.148
Sur ses toiles représentant de grandes batailles
(Trafalgar et Waterloo, par exemple), Turner met l'accent sur le gaspillage de
vies humaines. On y voit les figures humaines se confondre et se
mélanger au décor. Le joueur ressent un sentiment similaire
à chaque fois qu'il terrasse un colosse. En effet ceux-ci ne sont pas
agressifs, et ils n'utilisent leur force titanesque que pour se
défendre. Si bien que lorsqu'ils tombent dans un fracas de terre et de
poussière, ces êtres entre le minerai et le vivant
s'éteignent. Et la quête de Wanda nous parait alors injuste et
145 Major e longinquo reverentia. TACITE,
Annales.
146 Aurélie KNOSP. « William Turner et Shadow
of the Colossus. » IG Magazine #18. Février/Mars
2012. p. 176-180.
147 Idem.
148 Idem.
39
égoïste. « Chaque victoire laisse un
goût amer et n'a finalement rien d'héroïque
».149 À la fin de chaque combat, un fluide noir
transperce Wanda. L'apparence du jeune garçon s'assombrira au fil de ses
victoires contre les colosses, une demi-mort.150 Le prix
à payer pour sauver Mono est peut-être trop élevé.
Wanda donne l'impression d'avoir déclaré la guerre à la
nature elle-même. Il est aisé d'avoir une lecture
écologiste du titre. Le petit garçon, abusant de la nature pour
son compte (bien que ce soit dans le but de sauver quelqu'un), finit par
s'empoisonner et ruiner l'équilibre du monde.
Provoquant un plaisir mêlé d'effroi, le
sublime À étymologiquement « qui atteint la limite, au plus
haut » - joue sur la démesure. De vision idyllique, le paysage
devient exaltation d'une nature parfois hostile dans laquelle l'homme n'a plus
la première place. Ainsi, en
peignant des paysages de montagne, des glaciers, des
tempêtes et des tornades, Turner est devenu un maître du
sublime.151
Le vertige se ressent tout au long de l'aventure, les
environnements sont très vastes, et chaque colosse est, naturellement,
gigantesque. Le héro paraît non seulement minuscule, mais aussi
secondaire, comme si les véritables héros étaient les
seize colosses. L'apparence de ceux-ci, comme la mise-en-scène de leur
entrée, est véritablement sublime.
Ces immenses créatures suscitent un incroyable
sentiment d'attirance et de crainte [...]
Cet aspect inquiétant est contrebalancé par
leur forme animale, minérale ou végétale, qui les place
dans le domaine du chimérique, de l'onirique.152
Pour les vaincre, le joueur devra les escalader et atteindre
leur point faible. Le corps du colosse lui-même devient donc le champ de
bataille, ce qui crée des scènes très dynamiques.
Plusieurs dizaines d'années avant les impressionnistes
français, Turner était le « peintre de la lumière
».
L'artiste semble agir par soustraction car il retire de
ses paysages la représentation des éléments solides pour
ne garder que les couleurs, les lumières et les phénomènes
tels que la pluie, le brouillard et la vapeur. Avec ce caractère
éthéré, presque immatériel des formes, le peintre
suggère plus qu'il n'affirme. Cette audace montre bien une totale
liberté dans une vision onirique du monde, pour exprimer
l'inexprimable.153
En ce qui concerne le jeu, la lumière est la seule
chose qui guide le joueur dans un immense environnement désertique.
Cette solitude est prompte à la contemplation, et magnifie l'apparition
de chaque colosse. Par exemple, le cinquième colosse apparait au milieu
d'un lac
149 Idem.
150 Idem.
151 Idem.
152 Idem.
153 Idem.
40
baigné de brume et de lumière (voir Annexe 34) :
une vision impressionniste qui amplifie son aspect divin.
Dear Esther et Shadow of the Colossus
exhibent tous les deux une nature à la fois belle, hostile, et
effrayante. Un élément non-négligeable de ces jeux est le
plaisir de la découverte et de l'exploration. Il s'agit du même
plaisir dont parlait William Gilpin dans ses essais sur le beau pittoresque
:
La première source de l'amusement d'un voyageur
pittoresque est la 'poursuite' de son objet, dans l'espérance de voir
continuellement de nouveaux sites s'élever à ses yeux [...]
l'amour de la nouveauté, ce mobile puissant du plaisir, tient
l'âme dans une attente continuelle et agréable, et chaque horizon
nouveau promet quelques beautés nouvelles. Animé par cette
espérance, avide des beautés variées que la nature
répand partout avec profusion, le voyageur pittoresque la poursuit
à travers tous ses sentiers, du fond des vallées jusqu'aux
sommets des montagnes. [...]
Nous jouissons bien davantage à l'aspect imposant
d'un site majestueux, quoique d'une composition incorrecte, lorsque [...]
toute opération mentale est suspendue. Dans ce silence de
l'intelligence, cet abandon de l'âme, une sensation exaltée de
plaisir surpasse tout autre sentiment et prévient même l'examen
par les règles de l'art. L'idée générale du
site fait une impression sur l'âme avant qu'il
puisse y avoir un appel au jugement. Nous 'sentons' l'effet avant de l'avoir
'aperçu'.154
Ce plaisir est très présent dans les jeux aux
mondes ouverts. Le joueur y trouve une grande part de liberté, et peut
explorer le monde virtuel sans objectif particulier en tête. La
série des Grand Theft Auto offre généralement de
grandes villes à explorer, ce qui n'exclut pas une certaine
contemplation de temps à autres. En revanche, ce plaisir pittoresque est
beaucoup plus présent dans les lieux exotiques de la série des
The Elder Scroll, Far Cry, ou Tomb Raider. Ces
titres ont la particularité d'offrir des dizaines, voire centaines de
kilomètres carrés à explorer au joueur. Le sentiment de
liberté y est très agréable. Mais surtout, permettre au
joueur d'aller où il veut, quand il le veut, le rend propice à la
contemplation des environnements. On ne lui impose pas de rythme, il ira donc
à la vitesse qui lui procurera le plus de plaisir. Ces jeux ont souvent
des graphismes de très haute qualité, pour attirer le joueur.
Qu'y a-t-il derrière cette colline, ou dans ces anciennes ruines
près des côtes ? Est-ce que je peux grimper cette montagne ?
154 William GILPIN. Trois essais sur le beau
pittoresque. Essai II. Paris: ditions du Moniteur, 1982 (1792). Le Temps
des jardins, p. 43-44.
41
[...] c'est souvent la curiosité d'explorer qui
intéresse au premier abord les joueurs, et qui les motive à
explorer le potentiel du monde fictif.155
The Elder Scroll IV: Oblivion et The Elder Scroll
V: Skyrim offrent de vastes contrées à explorer, aussi bien
remplies de villages que d'animaux sauvages, de cavernes et de ruines. Leurs
mondes sont si grands que le joueur ressent tout à fait ce que William
Gilpin décrit dans ses essais sur le beau pittoresque.
Certains titres poussent ce concept à l'extrême.
Proteus (voir Annexe 37) fait office d'OVNI vidéoludique, un
non-jeu pour beaucoup. Ce dernier semble avoir pour but de détendre ses
utilisateurs en leur offrant une promenade vertigineuse dans une forêt
aux couleurs pastelles. Le joueur se déplace en vue subjective sur une
île générée à chaque nouvelle partie. Il ne
peut que marcher et s'assoir. Il n'y a pas d'objectif particulier, on ne dit au
joueur ni ce qu'il doit faire ni où il doit se rendre. Il passe son
temps à se promener, sa présence déclenchant parfois des
évènements. Ses graphismes minimalistes si singuliers (l'aspect
pixélisé pouvant rappeler Minecraft), ses effets
sonores, et sa bande son aux sonorités parfois étranges ou
infantiles, charment le joueur qui se laissera porter.
Sorti en 2002, Ico est un autre jeu dit «
poétique » (voir Annexe 38). On y dirige un jeune garçon
injustement enfermé dans une immense forteresse en ruine.156
Il y rencontre une autre prisonnière à la silhouette
éthérée nommée Yorda, qu'il devra aider, guider et
protéger des ombres. Il devra sans cesse lui prendre la main pour
progresser ensemble. Si jamais il lui arrivait de trop s'éloigner
d'elle, les ombres tenteront de la capturer. Le joueur n'est pas libre d'aller
et de faire ce qu'il veut puisqu'il doit toujours garder un oeil sur Yorda.
Cette dépendance crée un rythme un peu lent, mais après
tout, ce n'est pas un jeu d'action. En effet, bien qu'il faille souvent
réfléchir, ce n'est pas un jeu très exigeant en terme de
dextérité, ni très difficile. Encore une fois, le HUD est
inexistant. C'est un jeu qui se veut envoûtant. À sa sortie, le
titre a conquis la critique à l'unanimité. Son ambiance onirique
soutenue par sa musique, les environnements, et les effets de lumière
charment le joueur. Il ressentira alors la fragilité de la jeune fille,
et, saisi d'un élan chevaleresque, happé par ses émotions
ou simplement par empathie, il voudra la protéger. Il aura
même peur de s'en éloigner.
155 G. TAVINOR, op. cit., p. 147. «[...] it
is often a sense of curious exploration that primarily interests gamers, and
motivates them to explore the potential of a fictional world».
156 Bien qu'il soit sorti avant, Ico est la suite de
Shadow of The Collosus. Les deux titres ont été faits
par le même studio de développement.
42
Si de nombreux titres dits poétiques mettent en avant
une nature sublime, d'autres n'ont pas comme objectif le lyrisme.
Limbo (voir Annexe 39) est un jeu de plateforme indépendant, il n'y
a pas de dialogue, on n'impose pas d'histoire : le joueur est directement
plongé dans le jeu sans autre forme de préambule. C'est au joueur
de se faire sa propre théorie. L'interface est réduite à
son minimum. Lorsqu'il lance le jeu, le joueur se retrouve sur un menu
classique (Nouvelle Partie, Option, Quitter, etc.)
Ce sera la seule fois où on lui demandera de lire. Dès qu'il
lance une partie, le menu disparaît, laissant juste un décor
presque vide à l'écran... Et rien ne se passe : pas
d'écran de chargement, rien qui n'indique que le jeu a bien
commencé. Après quelques secondes d'hésitation
(l'ordinateur aurait-il planté ?), le joueur finit par appuyer sur une
touche du clavier, et un petit garçon anonyme aux yeux blancs se
relève de la pénombre. Le jeu avait déjà
commencé. Il n'y a ni HUD, ni introduction traditionnelle aux jeux
vidéo de type « Level 1 » ou « Start
» en début de partie. On entre directement dans le vif du
sujet. Les contrôles sont assez simples. Un bouton d'action et les quatre
touches de déplacement. Limbo n'est pas un jeu d'adresse. On ne
demandera pas au joueur de faire preuve de dextérité, on lui
demandera tout au plus une certaine réflexion de temps en temps. Ce
non-challenge permet de se plonger facilement dans l'atmosphère du jeu
et de l'apprécier. Le personnage se déplace lentement, il n'a pas
d'arme et il passe le plus clair de son temps à courir. Le jeu n'est pas
difficile, mais à moins d'être un génie de la manette, le
joueur verra le petit garçon mourir noyé, écrasé,
électrocuté, découpé, empalé ou
dévoré par une araignée géante. On traverse
notamment une forêt et une usine, sans jamais vraiment savoir où
nous sommes... dans les limbes ? Le petit garçon est-il mort ? Qui est
cette fille qu'il essaye de rejoindre ? Le titre restera interprétatif.
Sombre et sans couleur, le jeu fait penser à un spectacle d'ombres
chinoises et rappellera à certains l'aura d'une peinture de Pierre
Soulages. Le monde de Limbo est à la fois beau,
dérangeant, inquiétant, lugubre et silencieux. Les musiciens vous
le diront : en musique le silence est aussi important que les notes. Les
musiques de Limbo sont graves et discrètes, parfois absentes.
On entend surtout le son ambiant, le bruit de ses pas, la respiration haletante
du petit garçon et le souffle du vent. Cela amène des images et
des sensations similaires à ce que peuvent offrir certains poèmes
sur la nature.157 Mais surtout, cela donne une forte impression de
vulnérabilité et de vide. Il n'y a pas non plus la petite musique
accompagnant d'habitude la mort d'un personnage de jeu vidéo
157 Personnellement, Limbo m'a fait penser à
LøEternité d'Arthur Rimbaud.
43
et annonçant le Game Over. L'ambiance reste la
même, froide et terrifiante. La mort du petit garçon ne semble pas
avoir une quelconque importance, ce qui la rend encore plus tragique.
À une époque, le Japon était le principal
producteur de jeux vidéo. Le pays a marqué toute cette industrie
de son empreinte. Les Japonais ont par conséquent été
parmi les premiers à exploiter le potentiel artistique du média.
Difficile de trouver un jeu plus ancré dans le folklore japonais
qu'Okami (voir Annexe 40). Ses graphismes s'inspirent des estampes
asiatiques. Les fleurs, les pétales de cerisier, le vent, le soleil, la
lune et l'eau accompagnent le joueur tout le long de l'aventure. Ce sont autant
d'éléments récurrents de la littérature et de la
peinture nippone.
[...] force est de reconnaître qu'à mesure qu'on
sonde les profondeurs d'Okami, on se
perd facilement dans une sereine contemplation née
d'une atmosphère fantasmagorique relayée par un graphisme
fabuleux [...]158
Shenmue est un autre jeu très ancré
dans la culture japonaise, et certains n'ont pas hésité à
le qualifier de « poétique ». À sa sortie en 1999, le
jeu offrait alors un degré de liberté rarement vu à
l'époque. C'est celle-là même qui est propice à la
contemplation, puisque l'on invite le joueur à prendre son temps et
à explorer les environnements. 159 L'aventure commence dans
un village japonais fidèlement reproduit. Le joueur peut s'y promener
à loisir. Il peut même en venir à oublier les objectifs du
jeu, en s'immergeant complètement dans un univers plus vivant que
nature. Si Shenmue était un poème, ce serait un
Haïku, ces courts poèmes japonais qui dépeignent
l'évanescence de toutes choses et capture l'émotion du moment :
la poésie du quotidien. Il suffit de peu de chose parfois pour toucher
notre corde sensible. On peut s'émouvoir d'un arbre en fleur ou d'un
chaton dans un carton au coin d'une rue, même dans un monde fictif.
Cependant, on pourrait dire que ceci n'est qu'une petite partie du jeu, presque
accidentelle, et que cela ne suffit pas à qualifier le jeu de «
poétique ». Et pourtant, la mise en scène, sublimée
par un gameplay discret (et simple), ne laisse pas indifférent
: l'émotion est là.
Bien qu'elle permette l'expression de sentiments très
divers, un des thèmes récurrents de la poésie est celui de
la Nature. Elle est belle et envoûtante dans Dear Esther, mais
aussi hostile et froide. Un poème classique est souvent bien plus
optimiste et chaleureux. Combien de poèmes parlent de fleurs ? Est-ce
étonnant que l'un des jeux les plus poétiques jamais
158
www.jeuxvideo.com. Test
d'Okami. Logan, 10/07/2008.
159 On pourrait citer The Elder Scroll IV Oblivion et
The Elder Scroll V Skyrim qui offrent de vastes contrées
fantastiques à explorer. Pour ces derniers également, la
contemplation est un élément persistant de
l'expérience.
44
conçus s'appelle Flower (voir Annexe 41)? Pour
Kellee Santiago, co-fondatrice de thatgamecompany, Flower est
un poème qui a la forme d'un jeu vidéo. On y demande «
quelque chose de différent » au joueur.160
L'émotion était au centre de la conception de ce titre. Si
Limbo se rapproche de l'ambiance de Le Corbeau d'Edgar Allan
Poe, Flower se rapproche plus de Harmonie du soir de
Baudelaire.161 Il n'est pas question de score, ni de limite de
temps, de mort, de victoire ou de défaite. Ce n'est pas un challenge.
Alors que demande-t-on au joueur ? Une certaine sensibilité, un
état d'esprit tourné vers la contemplation. Après tout,
nous ne sommes pas tous enclins à apprécier la poésie. Un
certain état d'esprit est nécessaire pour apprécier l'art
en général.162 Il est question ici de sensations. Le
joueur y dirige un pétale de fleur et doit redonner de la couleur au
monde. Là encore les environnements sont oniriques, du moins il ne tient
qu'au joueur de les rendre ainsi. Chaque fois que l'on touche une fleur une
note est jouée. Celle-ci tient une place très importante.
Le but n'est pas d'amener le joueur vers la victoire ou la
défaite, mais de permettre à ce flux constant de signaux et de
réponses de devenir une expérience
artistique.163
La musique et le gameplay sont intimement
liés. Cela vient du fait que le compositeur Vincent Diamente fut
impliqué très tôt dans le développement du jeu. Il
influença les développeurs sur la façon d'exploiter au
mieux sa musique.164 Flower s'inspire beaucoup du concept
de synesthésie.
Flower peut faire penser à un autre jeu de
l'Ecole Nationale du Jeu et des Médias Interactifs Numériques
(ENJMIN). Dans PaperPlane165on dirige, comme son nom
l'indique, un avion en papier qui tombe inexorablement. C'est sûrement
par choix thématique que des instruments à vent vous
offrent une douce musique. Le piano, mais surtout le hautbois créent une
mélodie aussi aérienne et légère que l'avion que
l'on dirige. L'introduction et les graphismes font très nettement penser
à de la peinture (voir Annexe 43). Comme pour Flower, le joueur
ne peut pas réellement « perdre ». Au pire des cas, il peut
« ne pas réussir ». Il n'y a pas un nombre d'essais
limité, ni de score ou de limite de temps. Le joueur prend un plaisir
160 Kellee Santiago, extrait de Flower Developer Diary.
Disponible sur youtube.
161 Tiré de Les Fleurs du Mal, disponible sur
www.alalettre.com.
162 Dans son livre, Mihaly Csikszentmihalyi parle beaucoup de
l'importance que peut avoir l'état d'esprit sur l'appréciation
d'une activité.
163 Citation de Jenova Chen, le second co-fondateur de
thatgamecompany. Extrait de T. CHATFIELD, op. cit., p. 122.
«The intention is to lead players not towards victory or loss, but to
allow these constant shifting signals and responses themselves to become an
artistic experience.»
164
www.gamasutra.com. Roundtable
: Indie Game Composer Scene, Explored. 15/10/2009, Jeriaska.
165 Disponible gratuitement sur
paperplane-game.com.
45
enfantin à virevolter le plus loin possible. Au
début, l'environnement est presque vide, hormis une balançoire
toute blanche. S'il parvient à la traverser, celle-ci se colorise, et un
nouvel élément du décor apparaît un peu plus loin,
tout blanc lui aussi, l'invitant à répéter
l'expérience.
Revenons un instant sur la musique et la synesthésie.
Originellement, la synesthésie est une pathologie où le malade
« entend » avec les yeux et « voit » avec les oreilles.
Elle est au centre de titres comme Rez et Child of Eden (voir
Annexe 42) où les sons et couleurs se confondent et se répondent.
Ces jeux sont des Shootøem up, un genre où le joueur
passe le plus clair de son temps à tirer sur des vagues successives
d'ennemis tout en évitant de se faire toucher. Mais ceux-là ont
la particularité de faire du joueur un musicien. En effet, chaque tir et
chaque ennemi détruit provoque un son, une note. Le rythme de la musique
dépend essentiellement du joueur et de sa progression. Rez
plonge le joueur dans un univers géométrique,
psychédélique et étrange, baigné de musique
électronique. L'atmosphère froide qui s'en dégage peut
rappeler celle du film Tron sorti en 1982. Le non moins
rythmé Child of Eden est quant à lui beaucoup plus
chaleureux. À noter que l'imagerie de Child of Eden se
prête plus à la poésie que l'austère Rez.
Bien qu'il y ait un certain onirisme dans ces deux titres, on trouve dans le
premier toutes sortes de formes évocatrices : des fleurs, des oiseaux,
des raies, des baleines, des phénix, etc. Les deux jeux offrent des
expériences tout à fait remarquables où le joueur,
hypnotisé par ses propres actions, devient virtuose. Une des
inspirations avouées est le travail du peintre Vassily Kandinsky, l'un
des fondateurs de l'art abstrait, lui-même atteint de
synesthésie.
Après Flower, Journey est un autre
chef-d'oeuvre de thatgamecompany. Un titre où le regard du
joueur est perpétuellement ébloui par la beauté et la
direction artistique, sans oublier sa musique qui vous transporte (voir Annexe
44). Son compositeur, Austin Wintory, a d'ailleurs été
nominé à la cinquante-cinquième cérémonie
des Grammy Awards dans la catégorie de la Meilleur Bande Originale pour
un média visuel :166 une première pour une musique de
jeu vidéo.167
166 Best Score Soundtrack For Visual
Media.
www.gameblog.fr. Journey nominé aux Grammy Awards
!. Trazom, 06/12/2012.
167 Bien qu'en 2011 Christopher Tin ait gagné un Grammy
Awards pour « Baba Yetu » (Sid Meierøs
Civilisation IV), ce fut dans une catégorie différente :
« Best Instrumental Arrangement Accompanying Vocalist(s). »
Le lien entre la musique et le jeu pour lequel elle fut écrite
n'apparait pas.
46
L'idée derrière la scène
d'introduction et son énorme crescendo musical était de laver le
joueur de toutes émotions. Tel une vague déferlante purifiant le
joueur.168
Le joueur peut par exemple s'émouvoir du vent sur la
courbe d'une dune de sable doré ou du mouvement de la cape rouge de
notre personnage lorsqu'il fait un vol plané. « Journey
privilégie l'esthétique au sens étymologique du terme
à savoir la sensation ».169 Sans un mot,
Journey est un véritable voyage pour les sens, un transport
étourdissant de l'âme. Jenova Chen, co-fondateur et directeur
artistique de thatgamecompany, décrit ce transport en ces
termes :
La sensation de flow, ou d'immersion en quête
d'illumination et d'exploration, se lie aux émotions fondamentales qui
sont à la base même de tout art persistant : sa capacité
à
subjuguer et transporter son auditoire, et sublimer sa
perception du temps et de l'espace.170
Le titre fut un gouffre financier pour thatgamecompany,
dépassant les délais prévus de plusieurs mois.
L'équipe de développeurs a terminé le projet grâce
à ses propres fonds. Ils souhaitaient finir proprement le jeu, proposer
une expérience émotionnelle forte, avant de le distribuer.
Jusqu'à ce que « trois des vingt-cinq testeurs [aient]
pleuré en terminant la version finale du jeu
».171
On remarque que la musique a une place importante dans la
plupart de ces titres. Ces jeux poétiques créent de
l'émotion via leur rythme et leur thème. Et bien entendu, quoi de
plus naturel que de penser à la musique lorsqu'il s'agit de rythme.
La composition musicale « vidéoludique » a
ses propres contraintes. En effet, le compositeur ne travaille pas sur un
support figé, comme un film. Sa musique doit accompagner une action et
un rythme dont le joueur a la maîtrise. Cela demande un certain talent.
Comme le dit Mark Fishlock, directeur de la British Academy of Songwriters,
Composers and Authors :
168 Commentaire d'Austin Wintory sur Journey. Extrait de
Journey À Complete score with text commentary. Vers 2min 30.
Disponible sur youtube, vidéo posté par le Austin Wintory
lui-même (nom d'utilisateur : « awintory »). «The idea
behind this opening sequence, and the enormous musical crescendo, was to
essentially wipe the emotional palette clean. One big surge that leaves the
player as a blank canvas.»
169
www.jeuxvideo.fr. Test de
Journey. Virgile.
170 «Here, the sensation of flow À of
immersion in the task of illumination and exploration À connects to some
of those fundamental emotions that are the basis of all enduring art: its
ability to enthral and transport its audience, to stir in them a heightened
sense of time and place.» Extrait de T. CHATFIELD, op. cit.,
p. 124.
171
www.destructoid.com.
Journey took thatgamecompany into bankruptcy. Dale NORTH,
07/02/2013.
47
Comparé à l'écriture musicale d'un film,
celle de jeu vidéo demande un certain nombre d'aptitudes
spéciales tel que la composition non-linéaire et sur plusieurs
niveaux.172
Puisqu'il n'est pas toujours possible de savoir combien de
temps un joueur restera dans une certaine situation, la musique est souvent
écrite pour qu'elle puisse être répétée en
boucle et interchangée avec une autre à n'importe quel moment.
La tradition voudrait que la musique serve à soutenir
l'atmosphère plus qu'à rythmer l'action, puisque celle-ci
échappe au contrôle du compositeur. Mais il n'est pas impossible
de calquer la musique sur l'action, et ce malgré
l'imprévisibilité du joueur. Comment ? En utilisant des
scripts : un évènement qui se déclenche lorsque
certaines conditions sont réunies. Par exemple, lorsque le joueur se
trouve à un endroit précis (la condition), des ennemis surgissent
derrière lui et une musique particulière se déclenche
(évènement). Le jeu de stratégie Command and Conquer
Alerte Rouge 3 utilise le script suivant : la musique est calme en
début de partie ou lorsque rien ne se passe pendant un certain temps,
jusqu'à ce qu'une unité reçoive des dégâts -
se déclenche alors une musique de bataille, beaucoup plus
rythmée.
Comme l'explique le compositeur James Hannigan (Command
and Conquer Alerte Rouge 3), les musiques sont parfois écrites sans
connaître le contexte exact dans lequel elles seront utilisées. Il
ajoute que l'écriture musicale se doit d'être une part
intégrale au développement du jeu, et ce le plus tôt
possible afin de bien cerner ce que veulent exprimer les
développeurs.173
Nombreux sont les jeux dont les musiques s'inspirent
directement du répertoire classique. Le fameux Tetris utilise
notamment une musique traditionnel russe, mais on pourrait citer le
shoot'em up Gyauss qui utilise des compositions de J.S. Bach. Au fil
des années, les développeurs ont saisi l'importance de
créer une musique originale pour leur production. Ils font parfois appel
à des compositeurs très connus dans le monde du cinéma,
tels que Danny Elfman (Fable), Harry Gragson-Williams (Metal Gear
Solid 4: Guns of the Patriot), et Hanz Zimmer (Call of Duty: Modern
Warfare 2). La musique de jeux vidéo est d'autant plus
soignée que le joueur va l'entendre plusieurs heures durant.
172
news.bbc.co.uk. «Video
games recognised by Ivor Novello awards». 18/01/2010.
«Writing music for games also requires a number of specialist skills
compared with conventional film scoring, such as non-linear and multi-layered
composition. »
173
news.bbc.co.uk. «Magical
challenge of video game music». Monise DURRANI, 09/03/2009.
48
On observe bien l'importance de ces musiques lors des
Video Games Live, des concerts philharmoniques reprenant les plus grands
thèmes de jeu vidéo. Véritable spectacle audiovisuel,
chaque représentation se situe entre le sobre concert classique et
l'extravagant concert de rock. La popularité et l'engouement qui
entourent les Video Games Live sont bien un indice de la
qualité de ces compositions.
L'importance de la musique et l'émotion qu'elle peut
inspirer n'est plus à démontrer. Dès les débuts du
cinéma, un orchestre était présent pour illustrer, donner
le ton et de la couleur aux films muets en noir et blanc.
[...] le déroulement d'un film, sans l'appui de la
musique, est fastidieux et que le rayonnement de son émotion sur le
public résulte amoindri par le Øsilence musical', dans une
proportion considérable.174
Steven Spielberg a déclaré que la moitié
de la valeur émotionnelle d'un film proviendrait de sa musique. Les jeux
vidéo ne sont guère différents. Lors d'une interview, le
compositeur pour le dernier opus de Tomb Raider Jason Graves parle de
ses influences musicales :
Les grands compositeurs classiques. Je m'inspire
directement de la source. [...] Cela remonte au ballet ou à
l'opéra qui sont en quelques sortes les précurseurs du
cinéma et des jeux vidéo. Ils racontaient une histoire. C'est ce
que j'aime dans la musique, elle raconte une histoire. Même si vous ne
connaissez pas l'intrigue, vous pouvez quand même l'écouter.
[...] Une des premières choses que je demande à
n'importe quel développeur est l'émotion. Car, pour moi, c'est la
chose la plus importante que la musique puisse faire en un dixième de
seconde. La musique capture l'émotion.175
Lorsque l'on observe ces jeux poétiques, on voit
émerger un schéma récurrent. Tout d'abord, ils sont tous
dotés d'une certaine simplicité offrant une plus grande
accessibilité au jeu et donc à l'oeuvre (la fiction).
Fumito Ueda [Shadow of the colossus]
reconnait parfaitement l'idée qu'un jeu, pour être le meilleur,
doit être le plus simple. Il souhaite que le joueur commence l'aventure
sans devoir passer par une notice, pour se laisser guider par son instinct et
ses émotions. Ce « minimalisme » sert avant tout à
l'immerger dans un univers réaliste, où il peut facilement
projeter ses sentiments.176
174 R. CANUDO, G. DOTOLI, J.P. MOREL, op cit., p. 91.
175 Interview de Jason Graves, extrait de la video The
Final hours of Tomb Raider (episode 3). À partir de 05:00. It's
classical composers. I kind of go directly back to the source. [...]
Kind of goes back to ballet or opera which is kind of precursors to films
and video games. They were telling a story. That's what I love about that
music, it tells a story, even if you don't know the plot you can listen to it.
[...] One of the first thing that I ask any developer is the emotion.
Cause to me that's the biggest thing music can do in tenth of a second. The
music nails the emotion.
176 A. KNOSP, op. cit.
49
Le plaisir de la compétition (le challenge) est souvent
complètement mis à l'écart, au profit d'une contemplation
et d'un spectacle accrus. Le plaisir d'accomplissement aussi est
relégué au second plan. Beaucoup de ces titres ont en commun une
importante rejouabilité.177 On aime retrouver les sensations
qu'ils offrent même si on en connait la fin (si fin il y a). Ce n'est
guère différent de se replonger dans un bon livre. Le HUD
disparait ou est réduite au minimum afin de mettre en avant les
graphismes et la direction artistique. Le joueur s'en passe très bien
puisqu'il n'y a pas un nombre de vie limité, ni de limite de temps ou de
score à atteindre (les informations lambda). Certains jeux ont un HUD
diégétique. Dans Half-life, c'est seulement lorsque le
joueur revêt une combinaison spéciale qu'il apparaît pour la
première fois. Rares sont les jeux prenant la peine de donner une raison
à leur forme. En général, le jeu affiche directement les
informations au joueur sans autre forme d'introduction. Ici les informations
sont affichées par la combinaison de Gordon Freeman (le personnage
qu'incarne le joueur). Ce n'est qu'un détail. Pourtant l'accumulation de
détails travaillant conjointement à renforcer l'univers du jeu ne
peut qu'améliorer l'expérience du joueur. Un HUD
extra-diégétique n'ayant aucun rôle fictionnel tend
à rappeler sans cesse au joueur qu'il joue à un jeu vidéo
(comme dans un jeu Mario).
Le rôle de la musique est le même dans la plupart
des titres observés précédemment : celui de soutenir
l'ambiance, plus que de rythmer l'action. D'ailleurs, le rythme est
généralement plutôt lent, ce qui rend le jeu plus
accessible d'une part, et l'expérience plus propice à la
contemplation d'autre part. En d'autres termes, le rythme dicte l'état
d'esprit que l'on attend du joueur. Les mécaniques de jeu, par leur
discrétion, mettent en avant l'esthétique. Souvent, gagner n'est
pas l'objectif principal. Parfois il n'y a pas de Game Over, et perdre
n'implique pas de sanction envers le joueur. On peut se poser la question de
savoir si le terme de « jeu » vidéo est adapté
aux titres que nous avons vus. « Fiction interactive, » ou «
fiction artistique » conviendrait peut-être plus pour un jeu
comme Dear Esther ou Proteus dont les gameplays sont
quasiment inexistants : des non-jeux ou l'esthétisme et l'émotion
sont au centre de l'expérience.
Placer [les jeux de la Team Ico] dans le domaine
de l'art et les qualifier de chefs-d'oeuvre semble une évidence.
[...] Les membres de la Team Ico ne souhaitent pas faire des
177 C'est un point assez important puisque la plupart de ces
« jeux d'auteurs » se terminent en peu de temps. Mais comme c'est la
sensation qui importe, le joueur aura plaisir à se replonger dans des
jeux contemplatifs.
50
oeuvres døart réservées à une
élite, mais bien des jeux de qualité qui se vendent au plus grand
nombre.178
Beaucoup de jeux d'auteurs ont des mécaniques de jeu
assez simples (Limbo et PaperPlane par exemple). Phil Fish,
créateur de FEZ (voir Annexe 45), un autre jeu d'auteur au
style pixélisé, a parlé de son oeuvre en ces termes :
En fait, vous ne gagnez aucun autre pouvoir. Il n'y a
aucun ennemi et aucune pénalité en mourant. J'ai conçu le
jeu pour qu'il soit joué lentement et pour qu'il soit
apprécié. C'est un peu comme prendre le temps de sentir une
fleur. Quand j'ai expliqué ce à propos de
quoi était le jeu et à quel point il est
lent, et passif et relaxant, plusieurs personnes ont compris ce que je visais.
Les gens aimaient ce qu'on leur montrait.179
Phil essaie de marcher autour d'une peinture cubiste.
C'est ce que FEZ est, vous marchez autour d'une peinture cubiste. Des
personnages 2D dans un monde 3D qui pivote sur lui-même. À tout
moment, vous ne voyez qu'une face de ce monde.180
Baudelaire a écrit que « La poésie est
ce qu'il y a de plus réel, ce qui n'est complètement vrai que
dans un autre monde ».181 Nous avons vu à quel
point l'immersion et l'interaction sont source d'émotions fortes.
Tavinor explique que, puisque le joueur a un impact sur la fiction, le lien
émotionnel qui les relie est très fort.182
L'interactivité ouvre une brèche dans le mur qui nous
sépare de la fiction. En un sens, chaque jeu vidéo est une porte
vers un monde que l'on peut explorer soi-même. Le flow est ce
sentiment d'intense évasion. Lorsqu'il ne s'agit plus de victoire ou de
score, naît alors la sensation que le jeu est aussi vivant que le
joueur.183 Soudain, ce qu'il offre va bien au-delà de la
simple somme de son expérience visuelle et auditive.
Si les limites de mon monde sont les limites de mon langage,
comme le disait Ludwig
[Wittgenstein], alors le mot « poétique »
semble être le territoire indépassable du territoire
verbal.184
178 A. KNOSP, op. cit. Parlant du jeu Ico et
Shadow of Colossus.
179 Indie Game The Movie vers 1h31.
180 Anthony Carboni (journaliste spécialisé).
Indie game the movie. à 13 min.
181 Charles BAUDELAIRE, Claude PICHOIS. OEuvres
complètes. Tome II. Paris: Gallimard, 1976. Bibliothèque de
la Pléiade, N°7. p. 59. « Puisque réalisme il y a.
»
182 G. TAVINOR, op. cit., p. 144.
183 T. BISSEL, op. cit., p. 126-127. «It is
the sensation that the game itself is as suddenly, unknowably alive as you
are.»
184
www.jeuxvideo.com. Chronique
3615 Usul sur la poésie.
51
B. La Narration
Pourquoi va-t-on voir un film au cinéma ? Pourquoi l'Art
tient une place si importante dans nos sociétés ? La raison
principale est certainement les émotions que les différentes
formes d'arts peuvent procurer.
Le game designer Marc LeBlanc trouve huit plaisirs
principaux185 dans la pratique des jeux vidéo :
- la sensation (le plaisir de voir ou d'entendre de belles
choses) dont nous avons déjà
parlé
- la fantaisie (le plaisir du monde imaginaire, de
prétendre être quelqu'un d'autre)
- la narration (voir la progression dans le jeu, de l'histoire ou
comme voir l'évolution
d'une simple partie d'échec)
- le challenge (résoudre des problèmes, battre la
machine ou un autre joueur)
- le social (aspect communautaire, la coopération avec
d'autres joueurs)
- la découverte (trouver de nouvelles choses, comme une
stratégie fantasque ou
l'exploration d'une partie inconnue du monde virtuel)
- s'exprimer (les joueurs peuvent créer des niveaux ou des
costumes dans certains
jeux, ou les mods qui détournent un jeu
d'origine pour le remanier d'une toute autre
façon)
- la soumission (le plaisir d'entrer dans un autre monde plus
plaisant).
Les jeux ayant bien des formes et d'usages distincts on pourrait
en ajouter beaucoup. Jesse Schell ajoute à la liste certains plaisirs
qu'il juge importants186 :
- l'anticipation
- le plaisir du malheur d'autrui
- le plaisir d'offrir
- l'humour
- le plaisir d'avoir le choix
- la fierté liée à l'accomplissement
185 J. SCHELL, op. cit., p. 109-110.
186 Ibid., p. 111-112.
52
- la purification (liée à la manie humaine de
vouloir mettre de l'ordre, c'est le plaisir
d'aligner les blocks dans Tetris)
- la surprise
- la peur (« Tout se passe comme si l'homme avait besoin
de sentir la possibilité de la
chute et vivre son effroi avant de jouir de la
sécurité retrouvée »)187
- le triomphe
- l'émerveillement
Les frères Diberder sous-entendent même que le
plaisir de récit est plus important pour les joueurs que la satisfaction
qu'offre l'interactivité : « La plupart des joueurs
préfèrent être les jouets d'un récit bien
charpenté que les acteurs de scènes répétitives
».188
N'importe qui peut faire de belles explosions, ou faire un
monde incroyablement beau, mais nous entrons dans une période où
il s'agit d'avoir une connexion avec quelque chose de plus profond que de dire
ØJ'ai la manette en main, je dirige un personnage et je le fait
combattre ou je résous des puzzles.' Il y a de la profondeur dans
l'histoire que nous essayons de raconter, qui je l'espère posera les
bases pour notre future.189
Ces émotions sont source de plaisir. Lorsqu'elles ne
sont pas provoquées par l'esthétique, elles passent par la
signification et la narration.
En se basant sur les écrits de la philosophe Susan
Feagin, Tavinor explique que les émotions ressenties dans une fiction
traditionnelle prennent le plus souvent la forme de sympathie ou d'empathie
envers un personnage.190 Il y a une certaine distance entre la
fiction et le spectateur. 191 Les jeux vidéo permettent aussi
une forme d'empathie avec les personnages du monde fictif, mais ils permettent
également de réduire cette distance et d'impliquer d'avantage le
joueur sur le plan émotif (à travers son avatar). C'est
d'ailleurs les émotions du joueur qui sont à la source de sa
motivation et le guident dans le monde fictif.192
187 Citation de l'auteur Roger Callois, B.VIROLE, op.
cit., p. 69-70.
188 Alain et Frédéric LE DIBERDER. L'univers
des jeux
vidéo. Nouv. éd.
ref. et act. Cahiers libres. Paris: Ed. La Découverte,
1998, p. 137-138.
189 Karl Stewart, Directeur de marque chez Crystal Dynamics
(Tomb Raider). Extrait de la vidéo Tomb Raider The Final
Hours (Episode 5 part 2). Anybody can make an explosion look beautiful make a
world look phenomenal, but we're now moving to a period of time where it's
about having a connection with something which is more deeper than just saying
I have a controller in my hand, I'm guiding a character around and fighting or
solving puzzles. There's a depth in the story that we try to tell which
hopefully, for us, is going to set that structure for the future.°
190 G. TAVI NOR, op. cit., p. 143.
191 Dans de rares circonstances, ces sentiments peuvent ne pas
être dirigés vers un personnage, mais vers soi-même, par
exemple la peur que l'on ressente en regardant un film d'horreur.
192 G. TAVI NOR, op. cit., p. 131.
53
[...] l'empathie est partie intégrante du gameplay
[...] [mais] en vérité, nous ne nous identifions pas
à des personnes réelles ou des animaux, mais avec notre image
mentale que nous avons d'eux À ce qui veux dire que nous sommes
facilement manipulables.193
Par rapport aux médias traditionnels le jeu
vidéo permettrait de faire ressentir un panel d'émotions quelque
peu différent. Alex Neill a écrit que des sentiments tels que la
jalousie, la crainte ou la culpabilité ne sont pas accessibles avec les
médias traditionnels, car il n'y a pas le lien émotionnel ou
social nécessaire entre le spectateur/lecteur et le personnage de
fiction.194 Les trois identités du joueur transcendent
l'identification au personnage. Le joueur est directement impliqué avec
les autres personnages fictifs. Il est actif et ses actions ont un impact sur
la fiction.195 Il devient tout à fait possible de lui faire
ressentir de la culpabilité,196 de la fierté, de la
honte, ou de la crainte : chose quasiment inatteignable dans un autre
média. Il peut ressentir la peur parce que le joueur aussi « existe
» (du moins il projette une partie de lui-même) dans la fiction et
donc il peut s'y sentir vulnérable.197
Il suffit de voir un joueur sauter sur place après
avoir remporté un niveau
particulièrement délicat pour comprendre la
puissance exceptionnelle du lien qui s'est tissé. A-t-on jamais vu
quelqu'un bondir de joie à la fin d'un film ?198
Tom Bissell explique l'investissement du joueur qui ne se rend
plus compte qu'il est manipulé ou qu'il manipule le jeu. Il devient
tellement investi :
[...] l'attention qu'il porte au jeu et ses émotions
deviennent aussi essentielles à
l'expérience que ses millions de lignes de code.
Survient la sensation que le jeu lui-même est soudainement et
inexplicablement aussi vivant que le joueur.199
L'auteur ajoute aussi une petite anecdote qui illustre bien le
degré d'implication émotionnelle qu'offrent certains jeux.
Alors que je m'asseyais pour réfléchir
à ce que je devais faire, Mass Effect,200
malgré son script de trois cent milles mots et ses graphismes
magnifiques, n'était plus une
193 J. SCHELL, op. cit., p. 123. «empathy is
an integral part of gameplay. [...] in truth we are empathizing not with real
people or animals, but with our mental models of them À which means we
are easily tricked.»
194 G. TAVI NOR, op. cit., p. 141-142.
195 J.P. GEE. Op. cit., p. 53-54.
196 J'ai fait moi-même l'expérience de jouer
à Fable III en essayant d'être le plus maléfique
possible, ce que le jeu permet. Prendre systématiquement la direction
opposée à celle que votre conscience vous indique s'est
avéré éprouvant. Même si ce n'était qu'un
jeu vidéo j'ai eu du mal à ne pas faire le bien.
197 G. TAVI NOR, op. cit., p. 142 et 149.
198 N. KELMAN. op. cit., p. 192.
199 T. BISSELL, op. cit., p. 126-127. «[...]
and instead feel inserted so deeply inside the game that your mind, and
your feelings, become as seemingly crucial to its operation as its many
millions of lines of code. It is the sensation that the game itself is as
suddenly, unknowably alive as you are.»
200 Mass Effect est un jeu réputé pour
les choix et la place qu'il offre au joueur. Il a un impact important sur le
déroulement de l'histoire, chose que peu de jeux offrent à un tel
degré à l'heure actuelle. Il est aussi possible
54
expérience visuelle et verbale. C'était une
expérience pour tout le corps. J'appréhendais, j'avais un
sentiment de perte et d'anxiété et j'ai même appelé
ma petite amie pour lui expliquer mon dilemme et lui demander conseil. Ø
Tu sais que tu es dingue ?' D'un côté, elle avait raison. Me
voilà, un homme de trente-quatre ans, se souciant de la direction que
devrait prendre l'histoire d'amour de son avatar féminin. Mais elle
avait également tord. Dire qu'un jeu offrant un attachement
émotionnel et un sentiment de projection si intense et incroyable est
sans rapport avec des questions d'identité humaine, de choix, de
perception, et d'empathie (ce qui est, et sera toujours, le domaine
privilégié de l'art), c'est se méprendre non seulement sur
un tel jeu, mais sur ce qu'est l'art même.201
Il ajoute avec humour :
Ce qui distingue le style de BioWare [studio à
l'origine des Mass Effect] est la longue duré de vie de
leurs jeux : j'ai déjà eu des relations modérément
sérieuses dans lesquelles j'ai investi moins de temps que dans les jeux
de BioWare.202
Assimilable à celles d'un rêve, les
émotions ressenties lors d'une partie semblent bien réelles. Les
questions morales posées dans un contexte purement fictif restent tout
à fait intéressantes et « valables » du point de vue
humain. Comme nous le rappelle Evelyne Esther Gabriel :
Le jeu vidéo, tout comme le rêve, les contes et
le jeu en général pouvait permettre un travail souterrain
d'expérimentation de la vie.203
Lorsque l'on lit un livre, on considère la fiction
comme s'il s'agissait de la réalité (ou d'une
réalité). Certains jeux demandent une approche similaire de la
part du joueur.204 Tout ce qui arrive à l'avatar arrive donc,
fictivement et par extension, au joueur : il le ressent comme si cela lui
arrivait. Par conséquent il va avoir tendance à
réagir de façon naturelle, guidé par ses
émotions.
Le lien entre émotion et art est le sujet de nombreuses
réflexions philosophiques et littéraires, mais une chose est
sûre, l'émotion que procure une oeuvre d'art est primordiale.
pour son avatar d'avoir une relation amoureuse (et même
homosexuelle). Il y a plusieurs possibilités, et c'est de cela qu'il
s'agit ici.
201 T. BISSELL, op. cit., p. 126-127.As I sat
there trying to figure out what to do, Mass Effect, despite its
three-hundred-thousand-word script and beautiful graphics, was no longer a
verbal or visual experience. It was a full-body experience. I felt a tremendous
sense of preemptive loss and anxiety, and even called my girlfriend, described
my dilemma, and asked her for her counsel. "You do know," she said, "that
you're crazy, yes?" On the face of things, she was right. Here I was--a
straight, thirty-four-year-old man---worrying over the consummation of my
female avatar's love affair. But she was also wrong. To say that any game that
allows such surreally intense feelings of attachment and projection is divorced
from questions of human identity, choice, perception, and empathy---what is,
and always will be, the proper domain of art--is to miss the point not only of
such a game but art itself.°
202 Ibid., p. 106. «What also distinguishes
the BioWare style is gameplay longevity: I have had moderately meaningful
relationships in which I invested less time than what I have spent on some
BioWare games.»
203 E.E. GABRIEL, op. cit., p. 111.
204 G. TAVI NOR, op. cit., p. 135.
55
« Nos émotions nous connectent au monde fictif
présent dans les oeuvres. »205 Plusieurs
théoriciens se sont penchés sur le problème de
l'émotion dans les jeux vidéo, et n'ont pas tous la même
opinion à ce sujet. Pour simplifier une des questions soulevées :
les émotions ressenties dans les jeux vidéo sont-elles bien
réelles, ou sont-elles fictives ? Puisque l'on sait que les personnages
et les situations n'existent pas réellement, pourquoi s'en soucie-t-on ?
Tavinor explique que, selon Kendall Walton, les émotions
procurées par des fictions sont des « quasi-émotions
». Ce que l'on ressentirait seraient des émotions fictives,
car elles n'ont pas d'objet réel sur lequel se projeter. Ainsi la peur
du T-Rex dans Jurassic Park serait une quasi-émotion puisque le
T-Rex n'existe pas et donc l'objet de cette peur n'est pas réel. Pour
Noël Carroll et Robert J. Yanal les émotions procurées par
une fiction n'en sont pas pour le moins « réelles ». Pour
Joseph LeDoux, une émotion n'a pas nécessairement besoin d'un tel
objet, d'être réfléchie pour être qualifiée
d'émotion.206 Mais alors, qu'est-ce qu'une vraie
émotion ? Sans doute que seules les neurosciences pourront un jour
apporter une réponse définitive à cette question.
Les émotions ressenties sont essentielles, qu'elles
soient sincères et réelles ou dans le cadre de la suspension
d'incrédulité :207 on choisit d'y croire et donc, pour
un moment, la fiction devient réalité à nos yeux. Selon le
professeur Graeme Kirkpatrick, les joueurs n'ont pas de « suspension
d'incrédulité », 208 ils se contentent de
manipuler et d'essayer de comprendre le jeu et ses objectifs. Mais une telle
analyse va à l'encontre de l'investissement émotionnel observable
chez les joueurs. Ainsi bon nombre de théoriciens acceptent cette
idée que le joueur fasse « comme si » c'était vrai,
comme au théâtre ou au cinéma. C'est la thèse de
Jacques Henriot quant à ce qu'il appelle « l'attitude ludique
» ou « jouer le jeu ».209
Comme nous l'explique Tom Chatfield, cet investissement se
fait de manière inconsciente. Donc dire que ces émotions
émergent dans le cadre de la suspension d'incrédulité ne
veut pas dire qu'elles soient feintes.210 L'imagination et
l'empathie humaine permettent de vivre des fictions et de ressentir des
émotions, de se confronter à des situations
205 T. CHATFIELD, op. cit., p. 131. «Our
emotions connect us to the fictional worlds presented in
artworks.»
206 G. TAVI NOR, op. cit., p. 140-141.
207 En anglais suspension of disbelief
théorisé par Samuel Taylor Coleridge.
208 Graeme, KIRKPATRICK. Aesthetic Theory and the Video
Game. Manchester New York New York: Manchester University Press
distributed in the United States exclusively by Palgrave Macmillan, 2011. p.
41.
209 Jacques, HENRIOT. Sous couleur de jouer: la
métaphore ludique. Paris: J. Corti, 1989, p. 47.
210 G. TAVI NOR, op. cit., p. 139.
56
que l'on ne rencontrerait pas normalement dans nos
vies.211 Puisque le joueur peut interagir avec la fiction, le lien
émotionnel créé est particulièrement
fort.212
[...] les expériences créées à
travers nos jeux ont une chance døêtre ressenties comme
étant aussi réelles et significatives (et
parfois même plus) que nos expériences de la vie
quotidienne.213
Mais plus concrètement, comment font les jeux
vidéo pour créer ce lien ? Quelles en sont les limites ? Quelles
techniques utilisent les game designers ? Quels outils ont-ils
à leur disposition ?
a) Des histoires d'un nouveau genre ?
Raconter une histoire ne va pas de soi avec un média
comme le jeu vidéo. Les contraintes techniques sont nombreuses, et le
médium à la réputation d'être tout simplement
incompatible avec une narration digne de ce nom. Pourquoi l'histoire de la
plupart des jeux est-elle anecdotique, si ce n'est inexistante (ou du moins
apparait comme telle) ?
On trouve trois phases plus ou moins
présentes214 dans la majorité des jeux : la phase
action (gameplay), la phase narration (très souvent sous la
forme d'une cut-scene), et la phase errance ou de contemplation (ayant
une place très importante dans Dear Esther, Shadow of
Colossus, Proteus, etc.).
Comme il est difficile de jouer tout en suivant l'intrigue,
les phases de narration sont des passages où l'action s'efface et
où l'on enlève volontiers le contrôle au joueur. Pour un
bref instant, il redevient simple spectateur. Ces phases peuvent être
nombreuses et longues selon la complexité scénaristique. Par
exemple, pour un jeu Mario, quelques minutes en début et en fin de jeu
suffisent pour son scénario classique: Mario part secourir la princesse
Peach, kidnappée par le méchant Bowser.
Actuellement, il y a deux méthodes de narration
dominantes dans le monde vidéoludique. La première,
qualifiée de « linéaire », est ce que Jesse Schell
appelle « le collier
211 Idem.
212 G. TAVI NOR, op. cit., p. 144.
213 J. SCHELL, op. cit., p. 22. «[...] the
designed experiences that are created through our games have a chance of
feeling as real and as meaningful (and sometimes more so) than our everyday
experiences.»
214 Il y a des jeux vidéo sans histoire. (Tetris,
Pac-Man)
57
de perle ».215 Elle consiste en une succession
de passages narratifs non-interactifs (la ficelle), qui peuvent prendre la
forme d'une cinématique, d'une cut-scene, de texte ou autre ;
suivi de périodes de gameplay où le joueur est aux
contrôles, libre de ses actions (la perle) (voir Annexe 46). Une fois
l'objectif de la zone atteint, le joueur passe à un autre passage
narratif, suivi d'une autre période d'action. Cette méthode
nécessite donc au préalable une écriture
scénaristique classique (linéaire). Certains argumentent que
cette méthode dénaturalise le média, puisque ces passages
narratifs ne sont pas interactifs. Mais on se souvient aussi que « la
plupart des joueurs préfèrent être les jouets d'un
récit bien charpenté que les acteurs de scènes
répétitives ».216 Cette
méthode est très populaire. Pour preuve, la série des
Call of Duty en a fait sa spécialité. Elle permet à
la fois de suivre une histoire cohérente et d'avoir un bon challenge,
où chaque réussite se voit récompensée par la suite
de l'histoire et par plus de challenges.
Schell continue avec la seconde méthode, dite de la
« machine à histoires ».217 Elle concerne les jeux
dont la structure permet l'émergence d'histoires spontanées que
l'on appelle parfois « ludonarrative ».218 Contrairement
à la méthode du collier de perle, moins il y a
d'éléments scénaristiques imposés et plus il y a
une émergence d'histoires. L'auteur rappelle qu'une histoire n'est rien
de plus qu'une succession d'évènements. 'Je n'avais plus de
lait, je suis sorti en acheter' est une histoire, pas très
intéressante, certes, mais une histoire tout de même. Des jeux
comme The Sims ou The Roller Coaster Tycoon sont faits pour
leur permettre d'émerger. Far Cry 3 et GTA IV, bien
qu'ils soient dotés d'une histoire, sont également dotés
d'un monde ouvert où une quasi-infinité
d'évènements est possible. Beaucoup ne les considèrent pas
comme de véritables histoires interactives, puisqu'elles n'ont pas
d'auteur. On pourrait cependant considérer le joueur comme l'auteur. Des
milliers d'histoires se créent en permanence, notamment dans des MMORPG
où de véritables sociétés se construisent. Tom
Chatfield nous relate une histoire prenant place dans l'univers d'EVE
Online, un MMORPG dans un univers futuriste.
Si EVE était de l'art, le genre dont il serait le
plus proche serait la performance artistique, avec ses narrations et
comportements émergents que les joueurs ont eux-mêmes
amené, créant au fil du temps un monde bien plus riche qu'aucun
script n'aurait pu offrir. Un évènement dont on parle encore
aujourd'hui est le 'hold-up' de 2005 dans
215 J. SCHELL, op. cit., p. 264-265.
216 A. et F. LE DIBERDER, op. cit., p. 137-138.
217 J. SCHELL, op. cit., p. 265.
218 T. BISSELL, op. cit., p. 37.
58
lequel, sur une période de douze mois, une alliance
secrète d'assassins, la Guiding Hand Social Club, a infiltré tous
les niveaux d'Ubiqua Seraph, l'une des plus puissantes organisations de
joueurs. Sa présidente était à la tête d'un vaisseau
spatial rarissime, avec seulement deux exemplaires connus dans l'univers d'EVE.
Cette organisation avait le contrôle d'une quantité
stupéfiante de biens, estimés à plusieurs dizaines de
milliers de dollars dans le monde réel. Le signal fut donné et
avec une coordination meurtrière, les infiltrés lancèrent
l'attaque. En quelques heures, ils débarrassèrent le vaisseau de
la présidente et de ses occupants, et en prirent le contrôle
s'emparant au passage de plus de 15 000 dollars de biens. C'était un
chef-d'oeuvre d'espionnage et de planification, un contrat lucratif
commandité et dûment payé par une organisation rivale du
jeu. Tout s'est passé dans le respect des règles et dans l'esprit
du jeu. En réalité, un tel complot - qui implique le
déploiement de centaines de personnes sur toute une année
À est exactement ce que la conception d'EVE devait
permettre.219
Il y a un rêve assez répandu chez les joueurs :
celui de combiner une totale liberté d'action tout en offrant une
formidable histoire où chaque action aura un impact :
l'interactivité ultime. On comprend bien d'où vient ce
rêve. Pour la première fois, un média laisse le
consommateur avoir un impact sur l'histoire. C'est bien ce qui
différencie le jeu vidéo de n'importe quel autre médias.
Naturellement, certains joueurs veulent que leurs décisions aient une
influence sur le monde. Or, ce rêve est aujourd'hui inatteignable. Une
liberté sans bornes est incompatible avec une histoire cohérente
(et si le joueur ne veut pas que Mario aille sauver la princesse ? S'il veut
plutôt devenir l'ami de Bowser ?) La seule manière d'y palier
serait d'utiliser une intelligence artificielle capable d'adapter l'histoire
à chaque action du joueur, mais cela restera encore impossible pendant
de nombreuses années.
Jesse Schell prend pour exemple un jeu où le joueur
doit choisir parmi trois propositions à chaque fois qu'il a un choix
à faire (chacun représentant un chemin scénaristique
différent). S'il y a dix choix durant le jeu, cela représente 88
573 résultats possibles (5 230 176 601 avec vingt).220 Le
faire manuellement serait digne des travaux
219 T. CHATFIELD, op. cit., p. 130-131. «If EVE
is art, the genre it's most closely aligned to is performance art, with the
emergent behaviours and narratives that players themselves have created over
time providing a far richer context than any script. One incident that's still
talked about to this day is a 'heist' in 2005 in which, over a period of twelve
months, one specialist alliance of covert assassins, the Guiding Hand Social
Club, infiltrated every level of one of the game's most powerful player-run
corporations, the Ubiqua Seraph. The corporation CEO herself flew an ultra-rare
ship of which only two known examples existed in the EVE universe, while it
controlled a staggering quantity of in-game assets valued at tens of thousands
of real-world dollars. The signal was given, and a deadly coordinated attack by
the infiltrators wiped out within a matter of hours the CEO herself, her ship,
and over $15,000 worth of corporate assets. It was a masterpiece of espionage
and planning for which a lucrative in-game contract had been taken out, and was
duly paid, by a rival corporation. And it was all entirely within the rules and
spirit of the game. In fact, such a plot - involving many hundreds of people
unfolding over the best part of a year - was exactly what EVE had been created
to facilitate. And it was all entirely within the rules and spirit of the game.
In fact, such a plot - involving many hundreds of people unfolding over the
best part of a year - was exactly what EVE had been created to
facilitate.»
220 J. SCHELL, op. cit., p. 267.
59
d'Hercule. Même avec cette contrainte de trois
propositions, autant de trames scénaristiques est simplement
ingérable. Enlever cette limitation et donner une totale liberté
au joueur, tout en adaptant l'histoire aux actions du joueur, relève
actuellement de la pure fantaisie. Tim Schafer et Ron Gilbert, les
créateurs de la série des Monkey Island, s'en amusent et
exposent cette limitation dans le second volet de leur série : essayant
une combinaison d'objets insolites, le joueur se verra répondre par le
héro que « cøest une bonne idée, malheureusement
les développeurs du jeu nøy ont pas pensé. »
Malgré tout, ce désir persiste : les joueurs
veulent avoir leur mot à dire. Dans un jeu linéaire (utilisant la
méthode du collier de perle), on ne donne pas de réel choix au
joueur. Les développeurs ont donc conçu des jeux à
embranchements scénaristiques pour tenter de répondre à
cette demande. Ils limitent le nombre d'issues possibles en les regroupant, en
faisant des noeuds scénaristiques, comme nous le montre le schéma
proposé par Schell (voir Annexe 46). Les choix du joueur
l'amèneront à emprunter un chemin plutôt qu'un autre, mais
la destination finale est la même pour tous. Un exemple de jeu utilisant
ce schéma est The Walking Dead du studio Telltale. Ce titre met
au centre de son gameplay les relations qu'entretient le joueur avec
les autres personnages du jeu. Il y incarne un certain Lee Everett qui prendra
sous son aile Clémentine, une fillette de 11 ans séparée
de ses parents. Dans un monde hostile et dangereux, les relations sociales sont
au centre de l'histoire. Certains passages peuvent variés selon les
choix du joueur, mais hormis quelques détails la fin reste la même
pour tous. Ceci illustre bien une certaine incapacité des
développeurs à adapter profondément l'histoire aux choix
du joueur. Pour Schell, une bonne histoire est une histoire unifiée,
pensée comme un tout. En conséquence, il ne peut y avoir qu'une
seule « vraie fin ».221 Pour lui, le jeu vidéo
n'est pas si différent des autres médias.
Si la narration interactive est plus difficile que la
narration traditionnelle, elles ne sont en aucun cas fondamentalement
différentes.222
Il y a une certaine frustration à ne pas tout voir de
l'histoire (ou toutes les histoires), sentiment souvent trop
présent dans les jeux proposant plusieurs conclusions possibles. La fin
d'un jeu à ceci de particulier qu'elle est une récompense pour
tous ces efforts fournis par le joueur. Certains jeux, proposent des fins
très différentes, souvent avec la « bonne » et la
« mauvaise » fin. Avoir la mauvaise conclusion après plusieurs
heures de jeu a donc de quoi
221 Idem.
222 Ibid., p. 264.
60
déplaire, et seule une minorité de joueur aura
le courage de refaire le jeu pour avoir « la bonne fin ». Le
mercantilisme peut aussi être un frein à la narration. Dans
Asuraøs Wrath, un QTE sorti en 2012, l'histoire se termine sur
une « fausse fin ». En effet, quatre fins supplémentaires,
payantes, sont accessibles en téléchargement.223 Cela
signifie qu'une partie des joueurs n'a pas accès à l'histoire, ou
n'a accès qu'à une partie de celle-ci. À cause de leurs
formes, certains jeux ne parviennent donc pas à communiquer
convenablement leur histoire. On pourrait se demander si cette fin tant
recherchée, « la meilleure », n'est-elle pas simplement la
vraie fin ? Celle qui devrait clore l'histoire par défaut ? Selon
Schell, plus il y a de conclusions ou de chemins proposés au joueur,
plus l'histoire s'en trouve affaiblie.224 Il est vrai que certains
jeux proposant plusieurs fins peuvent laisser un goût d'inachevé
au joueur. Si certains ne voudront pas prolonger l'expérience, d'autres
chercheront à connaître les autres conclusions afin de comprendre
toute l'histoire (ou toutes les histoires).
Mass Effect est une autre série
réputée pour l'impact que peut avoir le joueur sur le
déroulement de l'histoire. La fin du troisième volet clôt
la série débutée quatre ans auparavant. Quelques
incohérences du scénario225 et une fin jugée
trop brutale firent polémique. Il faut dire que de nombreux joueurs
attendaient ce dernier volet de la saga avec impatience, et la clôture
n'était à la hauteur ni de leurs espérances ni de la
qualité générale de la série. De nombreux joueurs
s'en sont plaints, si bien que quelques mois plus tard, le studio de
développement BioWare finît par sortir un patch afin
d'améliorer les cinématiques finales et les
allonger.226 Les trois fins proposées ne sont guère
très différentes les unes des autres et ne reposent que sur un
choix de dernière minute. Bien que leur mise en scène soit digne
des plus grosses productions hollywoodiennes, les cinématiques de fins
sont quasiment identiques et les actions et choix précédents ne
changeront que quelques détails. Pour le joueur qui s'est
223 Décision paradoxale puisqu'une des forces du QTE est
de permettre une narration de qualité.
224 J. SCHELL, op. cit., p. 268. Schell mentionne
également Star Wars : Knights of the Old Republic, où le
joueur doit choisir entre le côté clair et le côté
obscure de la force. Suivant son choix, l'aventure est très
différente, la fin l'est également. Certains voient en cela non
pas deux chemins d'une même histoire, mais deux histoires
complètement différentes. Se pose alors la question : à
partir de quel degré de modification une histoire en devient-elle une
autre ?
225 Pour simplifier : une intelligence artificielle
régule les civilisations de l'univers en récoltant les
plus avancées, afin de préserver la paix. En ce faisant, elle
déclenche une guerre totale sur plusieurs planètes : elle fait la
guerre pour éviter le chaos. Après des années de combats,
elle finit par se rendre', sans résistance et sans logique
apparente, et laisse le héro choisir (pour on ne sait quelle raison) le
moyen de mettre fin à la guerre. À noter que Drew Karpyshyn, le
scénariste des deux premiers opus, n'a pas travaillé sur le
troisième, d'où une certaine rupture scénaristique.
226 Patch : mise à jour. Il introduit une
quatrième fin, assez distincte des trois autres puisque, au lieu de
sauver l'humanité et les autres civilisations, il les laisse mourir.
61
investi des heures dans ce monde virtuel, ce choix ultime aura
peut être de l'importance. On pourrait dire que le joueur choisit la
seule vraie fin'. Similairement, Deus Ex : The Human
Revolution propose de choisir entre quatre fins différentes. La
situation est scénaristiquement plus cohérente que dans Mass
Effect. Encore une fois, les cinématiques de fins sont les
mêmes, seule le texte du narrateur varie. Pour ces deux jeux, bien que la
conclusion scénaristique soit différente selon le choix du
joueur, le fait que les cinématiques finales soient toutes quasiment
identiques pourrait être vu comme une confirmation de la thèse de
Schell : il ne peut y avoir qu'une seule histoire.
Certains répondront que seul le voyage compte, et non
la destination ; auquel cas les choix du joueur seraient primordiaux à
l'expérience. D'autres rétorqueront que bien que similaire en
apparence, les différentes fins de Mass Effect ou de Deus
Ex : The Human Revolution représentent trois histoires
différentes et non trois versions d'une même histoire, et qu'il
est gratifiant pour le joueur de choisir celle qui lui convient le mieux. Si
l'on en juge par les nombreuses discussions autour de la fin de Mass
Effect, il lui tiendra même à coeur de débattre de la
meilleure fin. En effet, les trois possibilités posent un
problème cornélien qui aura de lourdes répercutions sur le
monde virtuel (répercutions que le joueur devra imaginer). Un des
problèmes soulevés par cette quête de vraie fin'
est le suivant : à quel point une « version d'histoire »
devient-elle une « histoire à part entière » ?
De nombreux développeurs essayent tout de même de
proposer de multiples conclusions à leur jeu, sans que l'histoire n'en
pâtisse. C'est le cas de David Cage pour Heavy Rain. Il propose
plusieurs fins possibles, toutes plus ou moins tragiques. L'histoire se
déroule aux États-Unis où sévit le « tueur
à l'origami ». Ethan Mars doit retrouver son fils kidnappé
avant qu'il ne soit trop tard. La narration évolue suivant les dialogues
choisis et les actions du joueur. Il est vrai que faire des histoires à
fins multiples, tout en conservant la qualité d'écriture, est un
exercice relativement nouveau et inhabituel. Mais est-ce réellement
impossible ? Malgré ses 18 fins différentes, Heavy Rain
a su convaincre, aussi bien les joueurs que la presse
spécialisée. Mais s'agit-il de 18 versions d'une même
histoire (auquel cas l'une de ces fins serait la « vraie »), ou
s'agit-il de 18 histoires différentes ? Schell ne précise pas
assez sa pensée pour permettre cette différentiation. Mais est-ce
que le succès rencontré par Heavy Rain est suffisant
pour déclarer que l'on peut avoir des histoires fortes avec de multiples
fins ? On pourrait répondre qu'un jeu est une expérience globale,
et celle d'Heavy Rain ne se résume pas qu'à son
histoire. D'autres répondront que la narration est
62
centrale au titre et que la base même du gameplay
est d'adapter l'histoire aux décisions du joueur.
Mettre les décisions au centre de l'expérience
crée une histoire où le joueur va s'investir, peut-être
plus que dans n'importe quel autre média. Nous voici donc devant un
paradoxe du jeu vidéo : donner un fort pouvoir décisionnel au
joueur lui permet de fortement s'investir émotionnellement dans la
narration et d'en augmenter son impact ; mais cela suggère de multiples
fins qui, selon Schell, affaiblissent l'impact de cette même narration.
Pourquoi cela l'affaiblit-elle ? La raison principale est la dégradation
de la qualité d'écriture. Produire une bonne histoire n'est pas
donné à tout le monde ; mais écrire un unique début
correspondant et s'unifiant parfaitement avec plusieurs fins distinctes semble
pour le moins difficile. Mais il ne faudrait pas désapprouver ces
histoires simplement parce qu'elles diffèrent de ce que l'on a
l'habitude de voir dans les autres média. On peut juger de la
qualité d'une histoire à fins-multiples, mais peut-on affirmer
que cette forme de narration ne peut pas, par sa nature, offrir
d'expérience profonde ? David Cage fait figure de pionnier et le
succès d'Heavy Rain indique qu'il y a une demande très
forte pour ce type d'expérience. L'avenir nous procurera sans doute avec
d'autres formidables narrations non-linéaires, révélant
des auteurs géniaux au monde. Mais pour le moment, les
développeurs avancent encore à tâtons et
expérimentent avec ce média encore dans l'adolescence.
Pour de nombreux théoriciens comme Tavinor, le
gameplay du jeu entre en conflit avec sa narration.227 On
remarque que les titres ayant une narration pauvre sont le plus souvent des
jeux d'actions où le challenge prime sur l'histoire. Difficile de faire
avancer le scénario lorsque le joueur est occupé à tirer
sur tout ce qui bouge. Les combats épiques de ces jeux sont bien plus
mémorables que leur scénario ou les interactions (souvent
superficielles) entre les protagonistes. À l'inverse, les jeux mettant
en avant l'histoire ont souvent un gameplay simple, que l'on qualifie
parfois de pauvre.228 Celui de Heavy Rain consiste
principalement en actions contextuelles, en Quick Time Event et en
choix lors de dialogues. Pour les jeux d'aventures, genre mettant aussi en
avant l'histoire, il s'agit souvent de résoudre des énigmes ou
des puzzles avec une part importante de dialogues avec les autres
personnages.
227 G. TAVINOR, op. cit., p. 128-129.
228 On pourrait d'ailleurs se poser la question : pourquoi
appelle-t-on ce type de gameplay pauvre' ? Après
tout, dit-on d'un film dénué d'action qu'il est pauvre ? L'on
pourrait y voir une illustration d'une certaine immaturité du
média. Encore une fois, cela provient de ce rêve de joueur
cité précédemment, cette volonté de tout faire
soi-même et d'être tout-puissant, et qu'un rythme lent est vu comme
un point négatif.
63
Le joueur passe la majorité de son temps à
ramasser des objets, les combiner, ou les utiliser de différentes
manières avec les éléments du décor et, surtout,
à discuter avec les personnages du jeu. Certains titres parviennent
à avoir le meilleur des deux mondes, en alternant les phases de
narration et de challenges (comme le ferait un film d'action). Par exemple,
Mass Effect propose de nombreuses scènes de combat tout en
donnant une place importante aux dialogues et aux relations avec les autres
personnages.
Un autre aspect particulier au média est la
durée de vie de certains jeux. On pourrait penser qu'une durée de
vie trop longue pourrait entraver la narration. Pensez aux centaines d'heures
nécessaires pour voir « la fin » de certains MMORPG. Garder le
joueur intéressé sur une telle durée semble difficile. Les
titres indépendants, ont ceci d'agréable qu'ils sont souvent
courts. Le joueur n'a aucune difficulté à se remémorer
l'ensemble des évènements. On constate que,
généralement, plus un jeu est long plus la narration est mise au
second plan. Le joueur continue de jouer non pas pour le scénario, mais
pour le gameplay et le plaisir que celui-ci procure. Par exemple, on
peut aisément jouer plus de vingt heures à The Elder
Scroll
V : Skyrim sans progresser sur la trame principale.
Prenons un autre exemple, pour beaucoup de joueurs, la célèbre
série des Final Fantasy repose plus sur le
leveling229 de son équipe que sur son
scénario. En jouant une heure par jour, il faudrait entre 5 et 15
semaines (suivant la détermination du joueur) pour terminer la trame
principale d'un titre comme Final Fantasy 7. Ces périodes sont
suffisamment longues pour qu'une fois arrivé à la fin, le joueur
ne se souvienne plus des évènements du
début.230 Apprécier le scénario dans ses
moindres détails nécessiterait pour le joueur un très gros
investissement sur une courte période. Les RPG231 sont
généralement très chronophages, et
généralement une bonne partie de leur gameplay repose
sur de nombreux combats. Si une longue durée de vie peut entraver la
narration par des périodes trop longues entre chaque phase narrative,
l'entrave naît surtout d'une répétition d'actions trop
fréquente, ici les nombreux combats. Ceux-ci nuisent à la
narration dans la mesure où la plupart n'apportent rien à la
trame scénaristique, et n'ont qu'un rôle utilitaire (donner des
points d'expériences).232 Il semble que certains types de
gameplay soient
229 Le leveling fait référence à
la montée en niveau de ses personnages. Les RPG sont
généralement basés sur un système
d'expérience où les personnages s'améliorent et
acquièrent des capacités au fil des affrontements. Ce type de
gameplay peut être très addictif.
230 Pour aider le joueur, de nombreux jeux intègrent un
système de « journal de quête » où sont
enregistrés les évènements précédents.
231 Role Playing Game, ou jeu de rôle.
232 G. TAVINOR, op. cit., p. 118 et 120.
64
incompatibles avec une narration de qualité. Pourtant,
un jeu comme Mass Effect, dont le gameplay est aussi
basé sur le leveling, et malgré sa durée de vie
pouvant aller jusqu'à environ 40 heures par volet (soit plus de 100
heures au total), il parvient à garder une narration digne de ce nom. La
plus grande différence avec Final Fantasy 7 vient du fait que
les combats n'y sont pas aléatoires et se passent toujours dans le cadre
du scénario : ces combats ont une raison d'être. Sans oublier que
les phases narratives y sont relativement fréquentes : le joueur ne perd
pas le fil de la narration.
Nous avons vu que certains jeux vidéo font appel
à la sensibilité lyrique. Mais qu'en est-il de l'émotion
liée à la narration ? Comment parvient-elle à toucher le
joueur ? Le média souffre d'une piètre réputation en
matière de scénario, et pourtant de gros progrès ont
été accomplis ces dernières années.
b) Comment impliquer le joueur dans l'histoire ?
Le jeu vidéo et le cinéma ont quelque chose en commun
:
Tous les arts, avant de devenir un commerce et une
industrie, ont été à leur origine des expressions
esthétiques de quelques poignées de rêveurs. Mais le
cinématographe a eu un
sort contraire, commençant par être une
industrie et un commerce, il est ensuite devenu le septième
art.233
Certains voient des similarités avec le jeu vidéo,
et n'hésitent pas à l'appeler le dixième art.
« Løart dont le jeu vidéo est le plus
proche est le cinéma ».234 C'est un fait, les
game designers n'hésitent pas à se servir de techniques
cinématographiques pour enrichir leur jeu, et plus
particulièrement lors de cinématiques 235 ou de
cut-scenes. 236 Ces deux termes désignent une
séquence narrative (la plupart du temps non-interactive). D'usage,
la cut-scene utilise le moteur du jeu tandis que la cinématique
est un véritable film, en images de synthèse ou classiques avec
de véritables acteurs (voir Annexe 47). Le rendu d'une
cut-scene dépendra de la puissance de l'ordinateur ou de la
console, alors qu'une cinématique, étant un film pré-
233 Citation de Ricciotto Canudo, François
GUÉRIF. Ciné miscellanées. Paris: d. Payot &
Rivages, 2010. Print. Petite bibliothèque Payot 777, p. 19.
234 D. ICHBIAH, op. cit., p. XI.
235 Les cinématiques sont d'ailleurs un des
faire-valoir les plus importants et un moyen pour créer l'attente des
joueurs et se démarquer des autres jeux. Certains studios comme Blizzard
et Square Enix sont très réputés pour leurs magnifiques
cinématiques.
236 Par exemple, on peut voir les bandes noires,
empruntées au cinéma, en haut et en bas lors de l'introduction du
cinquième colosse dans Shadow of Colossus (voir Annexe 34).
65
calculé, permet un rendu bien meilleur et sera la
même pour tous.237 Ces films sont souvent utilisés aux
moments clés de l'histoire, notamment l'introduction et la conclusion.
Mais depuis quelques années, les moteurs graphiques permettent un rendu
tel qu'il est parfois difficile de savoir s'il s'agit d'une cut-scene
utilisant le moteur du jeu, ou d'une cinématique créée
à part et réintroduit par la suite (voir Annexe 48). Si bien que
de nombreux jeux n'utilisent plus de cinématique. Les séquences
finales de Mass Effect, par exemple, utilisent le moteur graphique du
jeu.
La similarité avec le cinéma est aussi
évidente avec les bandes-annonces de jeux (trailers) qui
ressemblent à s'y méprendre à celles de films. Il arrive
qu'un éditeur engage des réalisateurs ou autres professionnels du
cinéma pour les aider dans les différentes étapes de leur
travail.238 Les cinématiques et l'effet jumelles
sont très importants, surtout dans les productions plus anciennes
ou l'écart graphique entre les cinématiques et le jeu
lui-même était bien plus notable. Ces films ont même permis
à des jeux de stratégies d'avoir une histoire de qualité
alors que le genre est peu enclin, par nature, à une narration. Un jeu
de stratégie classique se joue vu du ciel. Le joueur n'a qu'une vision
globale des choses et il est donc difficile de proposer une histoire dans ces
conditions. Les développeurs ont donc intégré des passages
narratifs entre chaque mission, donnant une motivation supplémentaire au
joueur. Comme au cinéma, les angles de caméra, la musique,
l'ambiance sonore, les dialogues ou encore le jeu d'acteur sont aussi des
éléments étudiés pour plonger le joueur dans un
univers cohérent tel qu'imaginé par le game designer.
Nous avons mentionné la possibilité qu'une bonne
histoire ne puisse avoir qu'une seule fin. Nous avons également vu que
la liberté dans le monde fictif est source d'investissement
émotionnel de la part du joueur. Mais si on considère que le
résultat est le même, quels que soient les choix du joueur,
s'agit-il véritablement de choix ? Derrière cette question se
cache la notion de liberté, si chère au joueur.
Actuellement, la liberté ressentie dans ces jeux n'est
qu'illusion. Les mondes ouverts offrent bien un sentiment de liberté.
Mais cela concerne davantage les déplacements du joueur que la
narration. Le joueur peut parfois influer sur le récit (la
manière dont est racontée l'histoire). Par exemple il ne tient
qu'à lui de faire des quêtes annexes, dans l'ordre qui lui
convient. Mais il n'a pas d'influence profonde sur l'histoire elle-même.
Le joueur n'est libre
237 La seule variable étant le type d'écran sur
lequel on la regarde.
238 Par exemple Albert Hughes (Le Livre
døEli, From Hell) a travaillé avec Electronic Arts
sur Crysis 3.
66
que de choisir un chemin déjà tracé pour
lui. Il n'y a de liberté que celle accordée par les
développeurs. Sébastien Genvo a écrit :
[...] le jeu vidéo est un médium où
chaque joueur a la possibilité de faire du jeu une oeuvre qui lui est
propre, modifiant l'oeuvre créée originellement par les
concepteurs.239
En réalité, le joueur ne modifie pas le
jeu, sauf s'il crée du contenu comme un mod. Le jeu peut donner
l'illusion d'importance et de choix. Mais le joueur n'a d'influence que sur
l'expérience du jeu : il personnalise bien son
expérience et non l'oeuvre.240 L'effet est
comparable à la littérature où chaque lecture est unique,
pourtant le livre ne change pas.
Même si elle n'est qu'illusion, il ne faudrait pas pour
autant négliger cette sensation de liberté. Bien qu'elle soit
factice, elle peut soulever la narration à un niveau d'implication
encore jamais atteint alors, car il en découle un investissement
très important de la part du joueur. Les développeurs ont l'art
et la manière de manipuler le joueur sans qu'il ne s'en rende compte.
Ils savent lui donner l'impression d'avoir le choix, d'être
libre. Schell liste six méthodes permettant une telle
manipulation.241 La première est la contrainte : il faut
limiter les choix. Au lieu de demander au joueur de choisir une couleur parmi
toutes, on lui demande de choisir entre le bleu, le rouge et le vert. La
deuxième est celle de l'objectif. En lui donnant une quête, on
peut manipuler le joueur puisque l'on sait ce qu'il doit (ou veut si
le jeu est bien fait) faire. Schell prend un exemple simple : une cible mise
dans les urinoirs publiques afin d'éviter de malencontreuses
éclaboussures. Les « joueurs » sont indirectement
contrôlés, sans que leur liberté ne soit atteinte (ils ne
sont pas obligés de la viser mais ils le feront naturellement). La
troisième technique repose sur l'interface. En voyant que la «
manette » de Guitar Hero ressemble au véritable
instrument, le joueur ne s'attendra pas à pouvoir jouer de la batterie
dans le jeu. La quatrième méthode repose sur le level
design. Schell prend une de ces expériences pour exemple. Il
s'agissait de faire en sorte que le joueur aille tout droit alors qu'il avait
la possibilité de se promener dans une grande pièce ouverte. Lui
et son équipe ont réussi à manipuler les
déplacements du joueur en mettant un tapis rouge, indiquant le chemin
à suivre. Les joueurs n'ont pas eu conscience d'être
manipulés, et leur liberté n'a pas été atteinte,
mais ils sont restés sur le tapis. La cinquième technique
consiste à manipuler le
239 Sébastien. GENVO, Introduction aux enjeux
artistiques et culturels des jeux vidéo. Paris: L'Harmattan, 2003.
Print. Champs visuels. p. 64.
240 Sauf si l'on considère que l'oeuvre est
l'expérience.
241 J. SCHELL, op. cit., p. 283-299.
67
joueur à travers les personnages. S'ils sont
convaincants, le joueur voudra les aider, les protéger, les sauver, etc.
La sixième et dernière méthode est la manipulation par la
musique.
La musique est le langage de l'âme, et en tant que
tel, elle parle profondément aux joueurs À à tel point
qu'elle peut changer leur humeur, leurs désirs et leurs actions À
sans qu'ils ne s'aperçoivent de ce qui arrive.242
Bien maîtrisée, cette sensation de liberté
peut grandement encourager l'implication du joueur dans la narration et dans le
monde fictif en général.
Parmi les productions vidéoludiques, de nombreux
désastres narratifs sont autant d'indices sur les éléments
indispensables à une narration digne de ce nom. C'est bien lorsqu'il y a
un problème que les rouages sont le plus visibles.
La cinquième méthode de Schell est un point
important quant à la narration. Le joueur a besoin de personnages
auxquels s'identifier ou s'attacher. Malheureusement, de nombreux jeux mettent
le joueur dans la peau d'archétypes, un surhomme viril à la force
herculéenne ou une héroïne à la plastique
surnaturelle. L'idée derrière est simple : personne ne veut
incarner une personne faible, ni même « normale », les gens
veulent être des super-héros. Cela crée un clivage avec le
personnage qui n'a finalement plus grand-chose d'humain et avec qui il devient
difficile de s'identifier. Pour convaincre, un personnage doit avoir l'air
crédible, vivant, il doit donc avoir des faiblesses. Il y a
principalement trois éléments qui influent grandement sur la
qualité d'un personnage : l'apparence, le comportement, le texte.
Concernant le premier, la direction artistique se charge de
créer des personnages charismatiques dont le style correspond bien
à l'univers du jeu. Les deux évoluent conjointement et sont
pensés comme un ensemble, si bien qu'il est assez rare de voir des
personnages jurant avec l'univers du jeu. Du rôle du personnage
dépend grandement son style. Une princesse sera belle, douce et gentille
pour que le joueur ait naturellement envie de la sauver. L'habit ne fait pas le
moine, mais il reste un outil très efficace pour manipuler le joueur.
Le comportement des personnages ne dépend pas de la
direction artistique mais des développeurs. Il s'agit ici de
défis purement techniques, tels que l'intelligence artificielle. Cela ne
fait que très peu de temps que la technologie permet d'avoir des
personnages ayant l'air vivant. Certains peuvent avoir l'air
convaincant en apparence, mais se comportent trop
242 Ibid., p. 293. «Music is the language of
the soul, and as such, it speaks to players on a deep level À a level so
deep that it can change their moods, desires, and actions À and they
don't even realize it is happening.»
68
souvent comme des robots ou des machines, trahissant leur
nature. Ils tombent dans la vallée dérangeante (voir Annexe 18).
Les avancées technologiques en matière d'intelligence
artificielle prennent beaucoup plus de temps qu'en matière de
graphismes, d'où un réel décalage. Même un jeu
récent, tel que The Walking Dead (sorti en 2012) n'est pas sans
défaut. Le titre réussit globalement son pari d'impliquer le
joueur émotionnellement et notamment grâce à des
personnages convaincants. Et pourtant, certaines interactions brisent
l'immersion et rappellent soudain au joueur qu'il joue à un jeu
vidéo. En effet, le joueur peut parler avec les autres personnages,
s'ouvre alors un menu avec les différents sujets abordables. Lorsque
l'on en choisit un, le dialogue commence, et le sujet disparaît de la
liste. Si bien qu'une fois tous les sujets épuisés, il ne reste
rien à dire ; mais le joueur peut encore engager la conversation. Dans
ce cas, Lee (l'avatar du joueur) pourrait simplement dire, en se parlant
à lui-même comme il le fait à maintes reprises, quelque
chose comme je n'ai pas envie de lui parler ou je n'ai plus rien
à lui dire. Au lieu de cela en ressort un dialogue stérile
ressemblant à ceci :
Lee : - Hi ! (Salut !)
Ben : - Hi ! (Salut !)
[Là le joueur doit normalement choisir un sujet de
conversation, mais comme ils sont tous
épuisés, il ne reste de disponible que la
réplique pour y mettre fin.]
Lee : - Catch you later Ben ! (À plus tard Ben
!)
Et ceci est répétable à l'infini.
Peut-être est-ce un oubli ou une erreur des développeurs. La
grande difficulté du média repose sur le fait qu'il faille
absolument penser à tout et tout créer : les décors, les
personnages, les dialogues, mais aussi les interactions possibles, la physique
(comme la gravité), etc. Chaque détail est susceptible de briser
l'immersion. Les choses qui paraissent simples et naturelles peuvent demander
des jours de programmation. L'intelligence artificielle est peut être
l'élément le plus complexe dans la création d'un jeu
vidéo. À noter que hormis cet exemple, les interactions avec les
personnages de The Walking Dead sont, comme cité
précédemment, plutôt convaincantes, ce qui indique qu'un
grand pas a été fait ces dernières années dans le
domaine. Le personnage de Clémentine est si réussie que le joueur
voudra la protéger tout autant que Lee, son alter-égo
virtuel. L'implication est telle que la fin du jeu est un moment très
émouvant pour une grande majorité de joueurs.
Les développeurs font tout leur possible pour rendre
leurs personnages vivants et crédibles. Il y a quelques années,
un personnage ne bougeait que s'il le fallait, que s'il devait bouger
pour le bien de la narration. Il restait figé le reste du temps. Puis
progressivement, on leur a donné des animations se déclenchant
aléatoirement, des choses simples comme se
69
gratter la tête ou bâiller. Un détail
très important est le regard : lorsque les personnages se sont mis
à suivre du regard le joueur (ou son avatar), il y a soudain eu une
connexion particulière avec le monde virtuel. Au fil des années,
de nouveaux détails se sont ajoutés et ont finis par créer
des comportements convaincants. Les développeurs introduisent souvent
des dizaines voire des centaines de scriptes, codifiant les comportements des
personnages virtuels selon certaines situations. Plus il y a de scriptes et
plus l'illusion s'approche de la perfection. Le dernier exemple en date est le
personnage d'Elizabeth du jeu Bioshock Infinite. Ses actions et
réactions semblent si naturelles et variées que l'on oubli qu'il
s'agit d'un personnage artificiel. Mais une telle illusion ne pourrait exister
sans sa voix et ses répliques de qualité. Ce qui nous
amène au troisième point : le texte.
Le texte fait référence à la
qualité d'écriture du jeu, son scénario et ses dialogues.
Certains jeux en sont presque totalement dénués. Comme l'explique
Tavinor, les développeurs sont parfois beaucoup plus soucieux de la
qualité du gameplay ou des graphismes que de la
narration.243 Par exemple, les jeux Mario reposent beaucoup plus sur
leur gameplay que sur leur histoire. Ces jeux procurent du plaisir,
notamment celui lié au challenge et à l'accomplissement, mais
celui de la narration n'y a qu'une place secondaire.244 On ne joue
pas à Mario pour les mêmes raisons que l'on joue à un jeu
d'aventure. L'investissement n'est pas le même. D'où le fait que
de nombreux jeux vidéo ont un scénario que l'on qualifiera, au
mieux, de convenu. Même de grosses productions ont souvent un
scénario inintéressant qu'ils compensent par une très
bonne mise-en-scène.245
Le texte est source de sens et donc
d'émotion.246 Pour que le joueur s'attache à un
personnage, il faut qu'il puisse comprendre ses sentiments, ses motivations et
son histoire. Le sens peut passer par les images (sens interprétatif),
ou par du texte et une narration classique.
Dans les années 1970 et 1980, les jeux dits «
døaventures textuelles » n'avaient pour interface que du
texte (le fameux Zork en est un exemple). S'inspirant directement des
jeux de rôle classiques tels que Donjon et Dragon, le joueur
devait alors user de son imagination pour situer les décors, comprendre
les situations et prendre des décisions, le rôle du maître
de jeu étant tenu par la machine. Sont ensuite arrivés les RPG
plus classiques que les joueurs
243 G. TAVINOR, op. cit., p. 114.
244 Ibid., p. 116.
245 On pourrait argumenter que la série des Call of
Duty fait partie de ceux-là.
246 Mais pas la seule, dans un jeu plus interprétatif
comme Journey, qui n'a pas de texte, le sens (et la sensation) sont
véhiculés par les images. On y voit notamment des fresques
racontant l'histoire de ce monde.
70
d'aujourd'hui connaissent. Mais il aura fallu du temps avant
que les machines ne permettent un rendu visuel pouvant être
utilisé à des fins narratives. La série des Baldur's
Gate sur PC est le digne successeur de ces jeux d'aventures textuelles.
Bien que la description générale du décor et des
personnages soit rendue inutile par les images, la qualité de ces
dernières ne permettait pas d'afficher de détails précis,
si bien que le texte venait combler ce vide. Le joueur peut y lire des
centaines de dialogues. On trouve souvent dans ces titres des livres que le
joueur peut lire afin d'en apprendre plus sur l'univers du jeu, sa mythologie
et ses personnages. Dans le récent The Elder Scroll V : Skyrim,
le joueur peut en collectionner et en lire des centaines. Mais est-ce
surprenant ? Ces titres puisent leur inspiration dans l'univers des jeux de
rôle papier, s'inspirant eux-mêmes de la littérature
fantastique, comme les oeuvres de Tolkien.
Le texte permet donc d'approfondir le monde virtuel. Dans le
jeu Deadlight, Randall Wayne, le personnage principal, tient un
journal. Le lire permet d'en savoir plus sur lui, sur son passé et ses
craintes. Les textes se doivent d'être en accord avec l'univers du jeu.
Cet aspect est généralement soigné. Si les dialogues de
certains titres ne passe que par du texte ont (laissant le joueur imaginer les
voix) d'autres ont recours à des doubleurs. On pourrait déplorer
le fait que ces jeux vidéo, devenant de plus en plus
cinématographiques, demandent de moins en moins d'efforts d'imagination
de la part du joueur. De la qualité du texte et du doublage
dépend la crédibilité des personnages.
Un exemple probant en France est celui de Metal Gear
Solid, sorti en 1999 sur PlayStation 1, beaucoup de joueurs se souviennent
d'un dialogue entre le héro et un des bosses du jeu :
Le boss : - Toi aussi tu vis en Alaska. Tu connais
les Olympiades esquimau-indiennes ?
Solid Snake (le héro) : - J'en ai entendu parler.
Tu dois être très fort dans la discipline « Mangeur de Muktuk
».
Le boss : - Oui, c'est vrai. Mais il y a une
autre catégorie dans laquelle j'excelle... « Le tirage d'oreille
esquimau ». [...]
Solid Snake : - Tu veux qu'on se tire l'oreille... ?
L'absurdité de la conversation réduit à
néant toute la mise-en-scène annonçant pourtant un combat
épique. Le principal problème de cette scène vient du
texte. On pourrait aussi mentionner les voix caricaturales, mais elles sont
adaptées puisque ces personnages le sont tout autant. De plus,
lorsqu'arrive cette scène, le joueur est déjà
habitué à la voix du héro, cela fait plusieurs heures
qu'il a commencé l'aventure. Il n'y a donc aucune raison que sa voix
71
choque dans cette scène plus qu'ailleurs : le malaise
vient bien du texte (peut-être dû à une erreur de traduction
dans le cas présent).
Un mauvais texte s'explique en partie par la façon dont
sont conçus certains jeux. En parlant de sa création Fable
II, Peter Molyneux explique que :
Lorsque l'on en vient à l'histoire, il faut
attendre, car il y a toute cette technologie qui se crée. Il faut
d'abord faire le moteur de script, les environnements, il faut faire les
mécaniques de jeu, il faut faire les contrôles... L'histoire est
mise de côté pendant ce temps, et tout ça n'est
terminé qu'environ deux mois avant la fin. Et bien devinez quoi ? C'est
à ce moment que l'on commence à éditer l'histoire, et il
n'y a juste pas assez de temps [...] C'est un processus très
étrange.247
Parfois ce sont les doubleurs qui ne parviennent pas à
être à la hauteur du texte. Mais cela relève rarement d'une
erreur de casting. Le comédien Donald Reignoux explique que les
méthodes de doublage sont trop souvent mauvaises.248 Les
conditions dans lesquelles ils travaillent ne permettent pas toujours de faire
honneur au texte. En effet, il explique que, contrairement au cinéma, il
n'y a pas de bande rythmique. Le comédien ne voit pas ce qu'il se passe
dans le jeu : il double en aveugle. De plus, il n'y a personne pour le diriger.
Il ignore ce qui se passe juste avant ou après la scène en cours.
Par conséquent, n'ayant aucune idée du contexte, les doubleurs
font plusieurs prises avec différentes intonations
(énervé, joyeux, fatigué, essoufflé, etc.) en
espérant que l'une d'elles fonctionnera. Il souligne tout de même
que la situation s'améliore doucement. Il prend pour exemple son
expérience sur Kingdom Hearts où un conseiller bilingue
japonais expliquait toutes les situations aux acteurs, d'où la
qualité du titre en terme de doublage.
La voix humaine est très efficace pour la transmission
d'émotions. Peter Molyneux témoigne :
C'était un moment incroyable lorsqu'on s'est rendu
compte que les nuances que l'on recherchait, les émotions que l'on
essayait de faire passer par les personnages, étaient
seulement et purement transmises par le dialogue. Une
bonne partie de ce qu'on avait écrit aurait mieux marché à
la radio qu'à l'écran.249
247 Discussion entre Tom Bissell et Peter MOLYNEUX, T.BISSELL,
op. cit., p189-191. «[...] when you come to the "story," you
have to wait, because there's all this technology that's being created. You
have to create your scripting engine, you have to create your environments, you
have to create your gameplay, you have to create your controls . . . you're
going away all along, and all of that stuff is not finished until, probably,
two months before the end. Well, guess what? That's when you've got to start
editing your story, and that's just not enough time [...] It's a very
weird process.»
248 Connu pour doubler le personnage de Titeuf, il a aussi
travaillé sur les jeux Kongdom Hearts et Battlefield
3. Informations extraites du Débat de Game one du
11/04/2012.
249 T. BISSELL, op. cit., p 189-191.
72
The Elder Scroll IV : Oblivion a été
critiqué pour n'avoir qu'une douzaine d'acteurs pour plusieurs dizaines
de rôles. Le joueur y entend donc souvent les mêmes voix, ce qui,
encore une fois, peut briser l'immersion. En réponse à cela, le
studio Bethesda n'engagea pas moins de 70 acteurs pour environ 110 rôles
pour The Elder Scroll V : Skyrim.250 L'actrice Joan Allen
qui en faisait partie explique que l'expérience n'est pas la même
qu'au cinéma :
Il faut changer d'état d'esprit rapidement,
à chaque réplique. [...] Vous êtes là
à crier ØAller ! C'est notre meilleure occasion !' et l'instant
d'après, tout va bien. C'est un beau défi pour un
acteur.251
De bons doubleurs réussissent à embarquer le
joueur dans l'histoire. Quelques performances ont été très
remarquées ces dernières années. Celle d'Ellen McLain
incarnant l'ordinateur maléfique GLaDOS dans la série
des Portal,252 celle de Stephen Merchant incarnant
Wheatley dans Portal 2 et celle de Jennifer Hale incarnant la
version féminine de Shepard dans la série Mass Effect,
ont permis de créer des personnages convaincants et attachants. Avec de
tels acteurs, il n'est pas surprenant que les narrations de Mass
Effect et de Portal soient considérées parmi les
meilleures du monde vidéoludique.
Lorsque les doubleurs interviennent très tard dans la
production, ils doivent s'adapter à un personnage déjà
créé et il en ressort une impression de superficialité.
Mais plus ils sont intégrés en amont dans le développement
du jeu, meilleure sont leurs prestations. La logique voudrait que l'on laisse
l'acteur apporter sa propre vision du personnage, comme au cinéma ou au
théâtre. Cette logique commence seulement à être
perçue dans le jeu vidéo. Far Cry 3 est un exemple de
projet qui a su évoluer avec les acteurs, et notamment avec Michael
Mando (voir Annexe 49):
Lorsque Michael Mando, [...] se présente
pour la première fois aux auditions de Far Cry 3, sa prestation est loin
de correspondre à ce que l'équipe recherchait initialement pour
le personnage concerné.
Mais Michael Mando convainc tellement l'équipe de
développement d'Ubisoft Montréal, par son implication et la force
de son interprétation, qu'ils décident finalement de s'inspirer
directement de l'acteur pour créer le personnage dans le jeu. Ces
doubles réels
250 Todd Howard, concepteur du jeu. Bethesda Game Studio
À The Elder Scroll V : Skyrim À The Sound of Skyrim. vers 4
:15 (disponible sur YouTube)
251 Joan Allen Bethesda Game Studio À The Elder
Scroll V : Skyrim À The Sound of Skyrim. vers 5 :00.
«You're jumping from line to line and so your emotional states are
changing just on a dime. [...] One minute you're screaming: 'Come on!
This is our best chance!' and the next minute everything is all fine. And it's
fun, as an actor, to see if you can just hit that moment.»
252 Le réalisateur Guillermo Del Toro voulait
spécifiquement la voix d'Ellen McLain pour son film Pacific Rim
grâce à sa prestation dans Portal.
73
et virtuels ne sont en fait qu'une seule et même
personne. Modélisé entièrement à l'image de
Michael, c'est ainsi que le personnage de Vaas Montenegro est
né.
Plus qu'un simple personnage de fiction auquel un acteur
essaie de s'identifier, Vaas est une interprétation par Michael d'un
sociopathe sanguinaire.
Renforcé par la technologie innovante de la
Performance Capture', cela confère au
personnage une crédibilité et un charisme uniques dans le monde
du jeu vidéo.253
Le scénario de Far Cry est en effet très
poussé : il y a plusieurs histoires au sein de la trame principale, avec
des personnalités fortes et complexes. Et pour servir ce
scénario, nous avons voulu adopter une approche cinématographique
en soignant particulièrement la phase de sélection des
comédiens. D'ailleurs, une fois le casting figé, nous avons
été jusqu'à retravailler le script initial pour faire
vraiment ressortir ce qu'il y avait de plus fort en chacun des personnages.
[...]
Ce que nous voulions c'était des acteurs capables
d'apporter une nouvelle dimension aux personnages que nous avions
imaginés ; un petit plus qui surpasse notre imagination et nos
attentes. 254
S'il est vrai que la voix d'un acteur peut suffire à
donner vie à un personnage, cela est encore plus vrai lorsque l'acteur
peut utiliser tout son corps. Nous avons déjà mentionné la
technologie liée au réalisme et à la capture de mouvement.
On se rend bien compte ici à quel point cela peut enrichir
l'expérience et la narration.
On n'en est pas forcément conscient, mais le langage
corporel, aussi qualifié de « nonverbal », est très
important dans notre façon de communiquer. Graeme Kirkpatrick nous
rappelle la théorie de Ludwig Wittgenstein quant à la
signification du comportement selon le contexte social. Ce serait le
comportement d'une personne qui donnerait tout le poids à ses
mots.255 Le langage corporel est quelque chose que l'on ne pouvait
pas intégrer à un jeu vidéo jusqu'à
récemment.
Le personnage n'est plus une entité programmée
pour se comporter comme un être humain normal, il est le résultat
d'un jeu d'acteur et paraît donc naturel. Far Cry 3 est le
premier jeu à avoir utilisé la full performance capture
:
La Øfull performance captureø permet de
capter la chimie qui s'opère entre les acteurs lors du tournage, en
capturant à la fois les expressions du visage, la voix et donc le jeu
d'acteur dans son ensemble. Au départ, les acteurs ressentent un certain
inconfort du fait de la logistique que cela implique : espace confiné,
combinaison, absence de décor, caméras multiples...
253
www.afjv.com. Far Cry 3 - le
dossier : genèse, réalisation, interviews... Édition
du 07/11/2012.
254 Anne Gibeault, Productrice associée &
responsable des scènes
cinématiques.
www.afjv.com. Far Cry 3 - le dossier : genèse,
réalisation, interviews... Édition du 07/11/2012.
255 G. KIRKPATRICK, op. cit., p. 55.
74
Cet environnement de tournage peut être intimidant
pour les acteurs, mais nous leur laissons le temps de s'y adapter et de
s'imprégner du rôle. Et au final tous les comédiens
professionnels parviennent à passer outre ces contraintes
techniques.256
Beyond : Two Souls, le prochain titre du studio
Quentic Dream, utilise cette technologie. La full performance capture
va permettre de rendre fidèlement le jeu des acteurs Ellen Page et
Willem Dafoe (voir Annexe 50). Les productions de David Cage se veulent
basées sur les émotions plus que sur une action
effrénée du gameplay : en résumé, une
histoire interactive.
Je veux créer un voyage émotionnel Je ne
suis [pas] intéressé pour leur apporter du fun
[...] Je ne veux pas défier leurs pouces, mais leurs
esprits.257
Le titre a même été
sélectionné au festival du film de TriBeCa.258 Cela
illustre bien une convergence entre les deux médias.
Avec cette technologie, de nouveaux horizons s'ouvrent pour le
jeu vidéo, et David Cage en est un explorateur. Le studio Quantic Dream
est à l'origine d'une démo technique appelée
Kara.259 Se présentant sous la forme d'un
court-métrage, il met en scène un personnage robotique, Kara, sur
une chaîne de montage. Très rapidement, elle prend l'apparence
d'une femme, et commence à se comporter comme telle, avec une conscience
et un instinct de survie. On peut lire sa détresse lorsqu'elle
réalise qu'elle n'est qu'une marchandise, et non un être libre :
« Je pensais être vivante ».260
Au-delà de la question de ce qu'est l'humanité, Kara est aussi le
reflet des personnages vidéoludiques. Le souffle de vie qui l'anime
permet au spectateur de ressentir de la compassion pour elle. Mais puisqu'elle
n'est pas sensée « penser », on décide de la
désassembler. La mise-en-scène et la musique transcendent le
spectateur qui peut alors ressentir la peur dans sa voix et lire la tristesse
sur son visage. C'est ce type d'émotions auxquelles s'intéresse
le studio de développement français.
Si ces jeux sont si importants, c'est parce qu' «
aujourd'hui, le véritable terrain d'aventures de l'homme est
[...] bien celui des relations humaines ».261
Réussir à sauver le monde dans Duke Nukem n'apporte que
peu de satisfaction262 comparé à sauver
Clémentine
256 Anne Gibeault, Productrice associée &
responsable des scènes
cinématiques.
www.afjv.com. Far Cry 3 - le dossier : genèse,
réalisation, interviews... Édition du 07/11/2012.
257
www.jeuxvideo.fr. David Cage
et sa notion du fun dans les jeux vidéo. Kevin, 31/07/2012.
258
tribecafilm.com. C'est le second
jeu vidéo présent à ce festival, le premier étant
L.A. Noire.
259 Disponible sur YouTube. Kara À Heavy Rain's Dev
Trailer.
260 «I thought I was alive»
261 E. E. GABRIEL, op. cit., p.120.
262 Le joueur est satisfait d'avoir massacré ses ennemis,
sauver le monde n'en est qu'une conséquence.
75
de The Walking Dead, car il y a un lien
émotionnel dans ce dernier que l'on ne trouve pas dans le premier.
c) Les narrations marquantes du jeu
vidéo
Malgré toutes les complications liées au
média mentionnées précédemment, quelques jeux se
sont tout de même fait remarquer par leur narration originale.
Histoire et gameplay sont comme huile et vinaigre. En
théorie, ils ne se mélangent pas,
mais si vous les mettez dans une bouteille et que vous
secouez bien, ils iront très bien sur une salade.263
Parmi les jeux reconnus pour leur narration, nous avons
mentionné les deux titres sombres et torturés que sont Heavy
Rain et The Walking Dead, dont les gameplays sont
centrés sur les dialogues (une des caractéristiques centrales du
jeu d'aventure). Ces trois titres posent des problèmes moraux au joueur,
souvent en le plaçant dans une position inconfortable où aucune
solution ne semble être la bonne. Par exemple, lors d'une scène de
The Walking Dead, le joueur tombe sur deux étudiants et leur
professeur, ce dernier a la jambe prise dans un piège à loup. Son
cri a alerté les zombies, et il ne reste que peu de temps pour agir. Le
professeur clame qu'il peut se libérer, mais qu'il a besoin d'un peu de
temps. Alors que les zombies se rapprochent, le joueur doit soit prendre le
risque d'essayer de gagner du temps en les combattant, soit couper la jambe du
professeur avec sa hache, prenant le risque de le tuer. Grâce au doublage
de qualité, les complaintes du blessé ne laisseront pas le joueur
de marbre. Les décisions difficiles de ce type se multiplient tout au
long de l'aventure. À qui donner le peu de vivres qu'il reste ? Faut-il
aider une personne contaminée à se suicider ? Bien que tout soit
virtuel, le choix reste difficile, et le joueur se sent impliqué parce
que le jeu utilise des thèmes qui lui sont familiers.
Selon de nombreux théoriciens dont Schell et Tavinor,
les jeux vidéo seraient incompatibles avec la tragédie. La mort
du héro perd tout son sens, toute son importance s'il revient
constamment à la vie. Bien que l'argument soit valide, il faut
relativiser ce propos. Premièrement la plupart des jeux où le
héro meurt sont des jeux d'action où, à la base, la
263 Citation du game-designer Bob Bates, cité
par J. SCHELL, op. cit., p. 262. «Story and gameplay are like
oil and vinegar. Theoretically they don't mix, but if you put them in a bottle
and shake them up real good, they're pretty good on a salad.»
76
narration n'a qu'une place secondaire. Et deuxièmement,
peu de jeux prétendent à la tragédie. Mais ceci
soulève plusieurs questions. Si la mort du héro principal
(alias le joueur) semble perdre toute sa signification (puisqu'il faut
bien que le joueur revienne), qu'en est-il des autres personnages ? Et
même concernant des personnages jouables, la tragédie ne semble
pas si inaccessible. Par exemple, la mort d'Aeris dans Final Fantasy 7
a marqué beaucoup de joueurs. Au milieu de l'aventure, elle se fait
tuer lors d'une cut-scene. Le joueur n'y peut rien, et elle ne
réapparaitra pas par la suite. Sa mort était d'autant plus
symbolique qu'Aeris avait le rôle du healer, le «
médecin » du groupe. Prenons un autre exemple, s'il y a bien un jeu
ayant une histoire tragique, c'est The Walking Dead. Dans ce titre Lee
(le joueur) peut se faire tuer à plusieurs reprises. Pourtant, lorsqu'il
meurt (dans le scénario) à la fin, le joueur n'est pas
sentimentalement anesthésié comme on pourrait le croire. La
scène finale est profondément triste. Alors même que le
joueur sait qu'il va mourir, puisque Lee se fait contaminé par
un zombie quelques heures auparavant. Ses quelques décès «
de parcours » pourraient être considérés par le joueur
comme son erreur, et non la mort de Lee à proprement parler. De plus,
dans certains jeux le joueur incarne une « coquille vide ». Dans
Portal ou Half-life, le personnage que l'on incarne ne parle
jamais, et c'est le joueur qui comble ce vide. Ainsi mourir dans ces jeux
n'implique absolument pas la mort du personnage, mais l'échec du
joueur.
Schell explique que lorsqu'un jeu parvient à mettre le
doigt sur un thème qui tient à coeur au joueur,
l'expérience qui en découle peut être transcendante et
bouleversante.264 On pourrait se demander, quel est le thème
de The Walking Dead ? Cela peut être quelque chose de
très général, comme « aidez-vous les uns les autres
». Dans le cas de Heavy Rain, cela pourrait être «
jusqu'où iriez-vous pour sauver la vie d'un de vos proches ? ». On
retrouve aussi le thème classique : « l'amour est plus fort que
tout ». Des jeux exploitant des thèmes graves ne sont pas
très fréquents, ce qui les rend d'autant plus marquants. Prenons
l'exemple de Monkey Island. Techniquement, ce jeu à tous les
pré-requis pour permettre une bonne narration. Il a toutes les
caractéristiques du jeu d'aventure : son gameplay est
centré sur la résolution d'énigmes, l'exploration et
surtout les dialogues. Mais son thème (le fantasme d'être un
pirate) est abordé de manière légère et
humoristique. Beaucoup d'hommes, femmes et enfants ont, ou ont eu, ce fantasme.
Schell nous apprend que s'il est si courant, c'est parce
264 J. SCHELL, op. cit., p. 53.
77
qu'il fait appel à la soif de liberté en chacun
de nous.265 Mais le second degré fait que l'expérience
n'est pas aussi profonde que celles des titres cités
précédemment.
Un jeu vidéo n'est pas qu'un gameplay
habillé par un graphisme : c'est un univers dans lequel le joueur est
amené à s'immerger, avec sa propre mythologie, ses
créatures terrifiantes, ses héros
inoubliables.266
Jesse Schell a écrit qu'« un artiste est
quelqu'un qui vous emmène là où vous ne pourriez aller
seul ».267 Les développeurs sont aussi des
créateurs de mondes.
Il est parfois difficile de savoir si un jeu est marquant par
sa narration ou par son monde virtuel. Pensez aux oeuvres de Tolkien et au
monde du Seigneur des Anneaux. Pourquoi ce dernier a-t-il tant
marqué les esprits ? Bien d'autres livres traitaient avant lui de
chevaliers, de quêtes épiques, de courage ou de sacrifice. Ce qui
le différencie des autres est la profondeur du monde qu'il a
créé. La Terre du milieu a une géographie propre
où chaque plaine et rivière a un nom et une histoire. Les
différentes espèces peuplant son continent ont leur propre
culture. L'auteur est allé jusqu'à créer des alphabets,
des langages, des poèmes et des chants. Aujourd'hui encore, la plupart
des univers de fantaise (ou fantasy) prennent place soit dans
l'univers de Tolkien soit dans un univers qui lui est voisin. Le professeur
Henry Jenkins parle de mondes transmédiatiques (transmedia
worlds),268 où un univers créé devient
indépendant du média sur lequel il repose. Schell prend pour
exemples Star Wars et Pokémon. Les objets
dérivés de ces licences peuvent être vu comme autant de
portes sur leurs univers. Star Wars est originellement un film ; mais
les jouets, les jeux vidéo, les livres, les bandes-dessinées
permettent au consommateur d'entrer et de s'approprier cet univers
(contrairement à un puzzle ou une tasse estampillée Star
Wars). Pokémon est tout d'abord un RPG sorti en 1996 sur
GameBoy ; s'en sont suivis le dessin-animé, le manga, et le jeu de
cartes. Chaque média renforce l'univers Pokémon. La
GameBoy ne pouvait pas afficher de très beaux graphismes, et le joueur
devait user de son imagination pour imaginer les combats. Le
dessin-animé leur a donné une nouvelle dimension, donnant
même des indications sur les stratégies applicables dans le jeu.
Le jeu de cartes aussi respecte les règles de l'univers
Pokémon.
265 Idem.
266 Prof Pirou'. « Multivers. »
IG Magazine #18. Février/Mars 2012. p. 160.
267 J. SCHELL, op .cit., p. 55. «An artist is
someone who takes you where you could never go alone.»
268 Ibid., p. 301.
78
Cela étant, la difficulté liée à
un monde transmédiatique vient du fait que la multiplication des
supports peut être source d'incohérences. La moindre contradiction
est susceptible de détruire ce monde aux yeux des fans.269
Comme l'écrit Schell, les mondes
transmédiatiques ont aussi de nombreuses forces. Tout d'abord, ils
attirent énormément de fans ; ces mondes deviennent en quelques
sortes leurs utopies personnelles. Comme le remarque l'auteur, si l'on regarde
les fans « hardcore », les plus dévoués sont
ceux de mondes transmédiatiques : Star Trek, Star
Wars, Transformers, Le Seigneur des Anneaux, Marvel
Comics, Harry Potter, etc. Ces univers ont aussi une longue
durée de vie. La plupart des exemples cités
précédemment respecte déjà ce critère,
l'auteur ajoute néanmoins James Bond à la liste, avec plus de 55
ans d'existence. Ils évoluent également avec le temps. Schell
prend l'exemple de Sherlock Holmes dont la pipe et le chapeau ont
été ajouté par l'acteur William Gillette, et dont l'auteur
originel, Sir Arthur Conan Doyle, ne fait jamais mention.
Et surtout, ils facilitent la création de nouvelles
histoires. 270 Les mondes transmediatiques ne sont jamais
basés sur une seule trame narrative et laissent la possibilité de
créer et d'imaginer d'autres histoires.271 Par exemple, les
mondes que l'on trouve dans les productions du studio Blizzard, telles que
celles de Starcraft, Diablo, ou encore Warcraft,
sont créés pour permettre une multitude d'histoires. Ces trois
sagas ont chacune de nombreux livres racontant, par exemple, des
évènements antérieures aux événements des
jeux ou narrant l'histoire d'un personnage en particulier. De nombreux joueurs
fantasment de voir un jour une production cinématographique reprenant le
monde de leur jeu favori. Pour s'en rendre compte, il suffit d'observer le
nombre croissant de courts-métrages autour d'Half-Life, de
Portal, de Halo, ou encore de Fallout. Les joueurs
aiment ces univers, peut-être plus que l'histoire du jeu original. C'est
une des raisons pour lesquelles les adaptations cinématographiques de
jeux vidéo ne fonctionnent pas. Elles essayent d'introduire, ou de
montrer, des éléments du gameplay dans le film, souvent
maladroitement. Et elles se contentent de copier la trame scénaristique
du jeu, là où il faudrait peut-être faire preuve
d'originalité. C'est à la fois pour
269 Ibid., p. 276.
270 Schell rapporte la méthode de la « montagne
distante » selon les mots de Tolkien. Elle consiste en mentionnant des
faits historiques ou des lieux qui font partie du savoir collectifs des
personnages de l'univers fictif. L'important étant de ne jamais tout
raconter, de laisser une part belle à l'imagination. Si jamais on
utilise un de ces faits pour produire une histoire plus détaillé,
il faut à nouveau construire une « montagne distante » pour
ces histoires.
271 J. SCHELL, op. cit., p. 303-307.
79
enrichir ses licences vidéoludiques et pour en garder
le contrôle qu'Ubisoft a créé en 2011 une branche
dédiée à la production cinématographique : Ubisoft
Motion Pictures. De son côté, lors de l'annonce officielle de la
prochaine Xbox One, Microsoft a annoncé un partenariat avec Spielberg
pour une adaptation272 du jeu Halo en série
télévisée.
Les mondes transmédiatiques sont l'avenir du
divertissement. Il ne suffit plus de faire de bonnes expériences via un
seul medium. On demande de plus en plus aux créateurs de faire de
nouvelles portes vers ces mondes À ce qui n'est pas chose
facile.273
Récemment, une série
télévisée de la chaine Syfy nommée
Defiance a débutée. Celle-ci a la particularité
d'être connectée, ou combinée, au jeu vidéo
éponyme. C'est la première fois qu'un tel projet est
réalisé entre ces deux médias. L'originalité se
trouve dans la volonté de partager la narration entre jeu vidéo
et série télévisée. C'est-à-dire que les
actions dans l'un ont des répercussions dans l'autre. Mais la
difficulté que représente une telle narration n'échappe
à personne, et l'on se demande bien comment cela fonctionnera
concrètement. Toujours est-il qu'en ce qui concerne le jeu vidéo,
et malgré une critique mitigée, en un mois ce ne sont pas moins
d'un million de joueurs qui y ont créés un compte.274
Cela illustre bien l'engouement et la demande pour ce genre
d'expériences transmédiatiques.
Nous avons observé des exemples où les
environnements étaient au centre de l'esthétique, mais nous
n'avons pas mentionné la relation qu'entretiennent les environnements
avec la narration. Par exemple, il est clair que le monde apocalyptique de
The Walking Dead va avoir une forte influence sur les thèmes et
enjeux des histoires qui y prennent place. Un monde en phase avec la narration
permet d'augmenter l'impact que celle-ci a sur le joueur. À l'image de
la musique, les environnements ont un fort pouvoir de suggestion. Ils peuvent
même, selon les termes de Raul Rubio, « raconter l'histoire sans
dire un mot ».275 Comme le souligne Tom Bissell, on
pourrait dire que le monde de Fallout 3 est plus important que
272 « Adaptation » sous-entend une copie du
scénario du jeu, or il n'y a aucune information précise
concernant l'originalité de l'histoire.
273 J. SCHELL, op. cit., p. 307. «Transmedia
worlds are the future of entertainment. It is no longer sufficient to focus
just on creating a great experience in a single medium. Increasingly, designers
are asked to create new gateways to existing worlds À not an easy
task.»
274 JT de Game One du 07/05/03.
275 Citation de Raul Rubio, créateur du jeu
Deadlight, un autre jeu prenant place dans un monde apocalyptique par le
studio Tequila Works, extraite de The Deadligh Diaris 4 À A Living
Dead World. «[The environments] tell you the story without saying
a word.»
80
l'histoire qui y est racontée. Mais celle-ci est tout
de même capitale puisqu'elle donne la motivation initiale qui est
nécessaire au joueur.276
Pour reprendre un exemple cité
précédemment, comment les environnements de Dear Esther
soutiennent-ils la narration ? Le joueur ne comprend que tard l'histoire,
car on ne lui explique pas tout, il doit interpréter les monologues
parfois alambiqués du narrateur. D'autant plus qu'une partie de ces
monologues sont choisis semi-aléatoirement, ce qui signifie que le
joueur devra jouer plusieurs fois pour espérer tous les entendre et en
apprendre le plus possible sur cette triste histoire.277 Il finit
tout de même par comprendre que le narrateur (que l'on incarne) s'adresse
à sa défunte femme, Esther, tuée dans un accident de
voiture. Certains monologues sont en fait des extraits de lettres qui lui sont
destinées. Le joueur trouvera beaucoup d'indices sur ce qui s'est
passé : des parties de voitures, des photos de l'accident ou encore du
matériel médical. Autant d'éléments perturbants qui
n'ont rien à faire sur une île, mais qui sont souvent en rapport
avec ce que raconte le narrateur. On voit à quelques occasions une
silhouette humaine au loin (serait-ce Esther ?), mais jamais on ne la rattrape.
La compréhension se fait principalement en écoutant cette voix,
mais elle est grandement renforcée par les environnements (voir Annexe
51). Cette combinaison environnement-narration crée une
expérience très forte et a un impact émotionnel surprenant
sur le joueur. Se promener dans un environnement en rapport avec ce qui est
raconté donne l'impression d'être dans la tête
(possiblement malade) du narrateur : « Je voyage à travers mon
propre corps » nous dit-il. L'impression est renforcée par la
vue subjective. Bien que ce point de vue soit fréquent dans ce
média, on pourrait y voir un choix volontaire. Si la plupart du temps
elle permet seulement de rendre un jeu de tir (FPS) dynamique, la vue
subjective peut, comme au cinéma, mettre en avant «
l'intériorité inconfortable du personnage », et
mettre le joueur « dans une position incommode
».278 La scène de l'autoroute immergée (voir
Annexe 52) révèle que l'on évolue dans une sorte de
cauchemar, et il se pourrait que rien ne soit réel :
J'ai parfois l'impression d'avoir donné naissance
à cette île. [...] J'avais des calculs rénaux et
tu es venue me voir à l'hôpital. Après l'opération,
alors que j'étais encore sous l'influence de l'anesthésiant, ta
silhouette et tes paroles tous deux indistincts. Maintenant
276 T. BISSELL, op. cit., p. 11-12.
277 L'on pourrait se demander pourquoi les développeurs
ont fait ce choix. Cela n'améliore en rien la narration. Il est fort
probable que les développeurs cherchaient à gonfler
artificiellement la durée de vie de leur jeu.
278 Alexis. BLANCHET. Les jeux vidéo: au
cinéma. Les fiches de Monsieur cinéma. Paris: A. Colin,
2012, p. 118. À propos de l'emprunt manifeste du jeu vidéo au
cinéma qu'est la vue à la première personne.
81
mes calculs ont grandi en une île, se sont enfuit et
tu as été rendue opaque par la voiture d'un
ivrogne.279
Chaque joueur peut se faire sa propre opinion sur la
signification de Dear Esther. Le jeu traite du deuil, de la mort et
peut être de la folie. Donner un sens arrêté n'est pas chose
aisée car il y a plusieurs lectures possibles. Le narrateur semble
parfois schizophrène, certains monologues laissent entendre qu'il
était présent lors de l'accident, d'autres laissent penser le
contraire. Lui-même semble confus :
J'aurais aimé connaître Donnelly en cet
endroit À nous aurions eu tellement de point à débattre.
A-t-il peint ces pierres ou est-ce moi ? Qui a laissé les pots dans la
hutte près de la jetée ? Qui a construit le musée sous la
mer ? Qui est tombé silencieusement lors de sa mort, dans les eaux
glacées ? Qui a érigé cette foutue antenne en premier lieu
? Est-ce que l'île entière s'est élevée à la
surface de mon estomac, forçant les mouettes à fuir ?
Très rapidement, le joueur s'attend à une fin
tragique. Il se dirige toujours en direction d'une antenne, comme attiré
par sa lumière rouge, comme un phare lugubre. Le joueur/narrateur finit
par y monter au sommet, et se jeter dans le vide. Mais il ne s'écrase
pas sur le sol, il s'envole tandis que son ombre est devenue celle d'une
mouette.
Chère Esther. J'ai brûlé mes affaires,
mes livres, ce certificat de décès. Le mien sera écrit
partout sur cette île. Qui était Jakobson, qui se souvient de lui
? Donnelly a écrit à son sujet, mais qui était Donnelly et
qui se souvient de lui ? J'ai peins, creusé, taillé et
façonné cet espace tout ce que je pouvais dessiner de lui. Il y
aura quelqu'un d'autre sur ces rives pour se souvenir de moi. Je
m'élèverais depuis l'océan comme une île sans fond,
m'assemblerait comme une pierre, deviendrais une antenne, un phare qu'ils ne
t'oublieront pas. Nous avons toujours été attirés ici : un
jour les mouettes reviendront et feront leurs nids dans nos os et notre
histoire. Je regarderai à ma gauche et verrais Esther Donnelly, volant
à mes côtés. Je regarderai à ma droite et verrais
Paul Jakobson, volant à mes côtés. Ils laisseront des
lignes blanches creusées dans le ciel pour atteindre le continent,
où de l'aide sera envoyée.280
Le narrateur n'a que faire de la beauté de l'île.
Ayant perdu Esther, la vie n'a plus de sens. D'ailleurs le joueur ne peut rien
faire avec les éléments du décor, aucune interaction
possible. Le chapitre dans les grottes souterraines peut être
analysé comme une introspection du
279 I sometimes feel as if I've given birth to this
island. [...] I had kidney stones, and you visited me in the hospital.
After the operation, when I was still half submerged in anaesthetic, your
outline and your speech both blurred. Now my stones have grown into an island
and made their escape and you have been rendered opaque by the car of a
drunk.
280 Monologue final. Dear Esther. I have burnt my
belongings, my books, this death certificate. Mine will be written all across
this island. Who was Jakobson, who remembers him? Donnelly has written about
him, but who was Donnelly, who remembers him? I have painted, carved, hewn,
scored into this space all that I could draw from him. There will be another to
these shores to remember me. I will rise from the ocean like an island without
a bottom, come together like a stone, become an aerial, a beacon that they will
not forget you. We have always been drawn here: one day the gulls will return
and nest in our bones and our history. I will look to my left and see Esther
Donnelly, flying beside me. I will look to my right and see Paul Jakobson,
flying beside me. They will leave white lines carved into the air to reach the
mainland, where help will be sent.
82
narrateur. Tout se passe comme si celui-ci cherchait dans
l'environnement un sens à sa vie. Dear Esther est une
expérience se passant dans l'esprit plus qu'à l'écran ; sa
profonde tristesse ne peut toucher que si le joueur accepte de se laisser
porter, et d'oublier toute notion d'action ou de victoire. Ce titre est
marquant à la fois par sa thématique (le deuil) et par la
façon dont est narrée l'histoire (à travers un
gameplay simpliste). L'environnement joue un rôle important dans
la narration, même dans un titre aussi court que Dear Esther, et
de nombreux univers virtuels sont bien plus vastes et riches que celui-ci.
Half-Life, sorti en 1998, marque un pas en avant en
matière de technique narrative. Concernant son monde, celui-ci a la
particularité de ne pas être divisé en niveau. Il y a bien
de courts temps de chargement entre les différentes zones, mais le
joueur peut pratiquement dessiner une carte du chemin parcouru du début
à la fin. Cela peut sembler n'être qu'un détail, mais un
monde « en continu » améliore la narration dans le sens
où celle-ci reste fluide et naturelle. Moins il y a de coupures et plus
le joueur restera immergé. D'ailleurs, lors des premières minutes
de jeu servant de générique, le joueur se trouve dans un wagon
suspendu traversant la base scientifique de Black Mesa. Il peut voir
à l'extérieur des personnages vaquer à leurs occupations,
créant une impression de vie. Les réactions des personnages
étaient particulièrement novatrices à l'époque
(qualité des voix et du texte). L'arrivée du joueur est
accueillie par des répliques de circonstances : « Bonjour
Gordon » et autres « Comment allez-vous Freeman ?
» ponctuant ses déplacements et confortant le joueur dans son
rôle. Un autre élément permettant d'éviter les
coupures est l'utilisation de scripts. Le jeu n'utilise pas de
cut-scenes. À la place, les évènements se
déclenchent lorsque le joueur est présent. Il peut s'agir d'un
simple garde qui s'anime pour lui ouvrir une porte. Contrairement à
une cut-scene classique, le joueur garde toujours le contrôle,
même lorsqu'il n'y a rien d'autre à faire qu'attendre.
Bastion, sorti en 2011, s'est aussi fait
remarqué par sa narration. Celle-ci se fait via la voix d'un narrateur
extra-diégétique281 racontant des
évènements passés, comme un conte classique.
L'originalité vient du fait qu'il raconte ce que le joueur est en train
de faire. Celui-ci a alors une impression étrange : le sens des mots
trouve son écho dans ses actions à l'écran. Il y a une
sorte de dédoublement de point de vue sur la même histoire.
Celle-ci a d'ailleurs marqué les esprits. À la fin du jeu, le
joueur se voit proposer un choix : revenir dans le passé,
281 Bien que l'on rencontre ce personnage-narrateur par la suite,
il raconte l'histoire même lorsqu'il en est absent.
83
avant le cataclysme ayant presque anéanti le monde, ou
aller de l'avant. Si le joueur décide de repartir dans le passé,
le jeu se termine sur la voix du narrateur (et le générique de
fin) :
Au revoir gamin... Peut être que je te verrai dans
la prochaine vie. Caelondia ! Nous rentrons à la
maison.282
De retour sur le menu principal, apparaît alors un
« mode histoire + », une invitation à refaire une partie. Ce
genre de procédé est parfois utilisé afin de gonfler
artificiellement la durée de vie du jeu, le mode débloqué
proposant des bonus sous diverses formes. L'originalité provient cette
fois du fait que le scénario légitime cette possibilité.
En effet, les premiers mots lorsque l'on commence une partie sont : «
Une histoire est censée commencer au début, pas si simple
avec celle-là. »283 Leur signification restera
mystérieuse jusqu'à la fin. Le début du mode histoire +
commence avec les derniers mots de la partie précédente :
...je te verrai dans la prochaine vie. Une histoire est
censée commencer au début, pas si simple avec
celle-là.284
Reliant la fin et le début : la boucle est
bouclée. L'expérience est intéressante car la forme du jeu
épouse le fond.285 On peut tout à fait penser que tout
ceci n'est, tout compte fait, qu'artificiel. Pourtant, à en juger par la
critique, cela produit son effet. Et finalement cela n'est pas moins artificiel
qu'une révélation finale qui nous ferait relire un livre avec un
regard nouveau.
Sorti en 2007, Bioshock est un autre jeu où
l'impact du scénario est accentué par sa nature
vidéoludique. L'histoire est une uchronie prenant place dans une
cité immergée nommée Rapture. Un titre très
immersif à plus d'un titre. Ses environnements sont un mélange
d'art déco des années 1920 et de « rétrofuturisme
» (ou steampunk) sur lequel plane une ambiance dérangeante
digne d'un film d'horreur (les habitants étant tous devenus fou). Peu de
jeux ont un univers aussi riche et détaillé que Rapture. Le
joueur y incarne un certain Jack, seul rescapé d'un crash d'avion en
pleine mer. Non loin de l'accident se trouve un étrange phare,
isolé au milieu de l'océan. Le joueur y trouve une
bathysphère qui lui servira à rejoindre la cité
immergée. À l'image de Half-Life, l'histoire n'est pas
présentée sous forme de cut-scenes mais
d'évènements scriptés. Et là encore, les
décors sont mis en avant pendant
282 «So long, Kid... Maybe I'll see you in the next one.
Caelondia! We're coming home.»
283 «Proper story's supposed to start at the beginning.
Ain't so simple with this one.»
284 «I'll see you in the next one. Proper story's
supposed to start at the beginning. Ain't so simple with this
one.»
285 Reste à vérifier si le mode histoire + se
débloque si l'on choisit d'aller de l'avant à la fin de la
première partie. La logique voudrait qu'il reste inaccessible.
84
la descente à bord de la bathysphère, à
l'image du wagon de Half-Life (voir Annexe 53). On apprend l'histoire
de Rapture et de sa descente aux enfers via des flashs mettant en scène
des fantômes et des enregistrements audio décimés à
divers endroits. Encore une fois, ceux-ci permettent de continuer à
jouer tout en écoutant l'histoire d'un personnage. Ces enregistrements
témoignent d'une cité vivante, et met en exergue le contraste
avec la ville actuelle, dévastée où la mort règne.
Ce système apporte de nombreuses narrations sous-jacentes à la
trame principale. L'une des plus marquantes se trouve peut être dans
Bioshock 2. Le joueur y trouve de nombreux enregistrements appartenant
à un père parti à la recherche de sa fille. Au fur et
à mesure de sa progression, il apprend qu'elle a été
kidnappée pour être transformée en « petite soeur
». Après un combat impliquant un Big Daddy, ces puissants
adversaires chargés de protéger les petites soeurs (voir Annexe
53), le joueur trouve sur le cadavre du vaincu un de ces enregistrements. Il
s'agit du père. Sur cet ultime enregistrement, on apprend qu'il a
retrouvé sa fille, mais trop tard : elle était déjà
transformée en petite soeur et avait perdu son identité. Ne
supportant pas d'avoir perdu sa fille, il choisit de devenir un Big
Daddy qui protège les petites soeurs. Se faisant, il perd aussi son
humanité. En échange, il devient le garde du corps de sa propre
fille. Voilà une histoire tragique qui prend fin par la main du
joueur.
Selon Tom Bissell, la grande différence entre le
cinéma et le jeu vidéo est que le premier favorise un type de
narration « compressé » rendu possible parce que l'on
décide pour le spectateur de la position de la caméra ; tandis
que le second permet au joueur de contrôler la caméra.
Certains jeux sont si vastes et si riches que le joueur risque
de ne jamais en voir « la meilleure partie ».286
L'auteur raconte son expérience avec le jeu Fallout 3 qui a un
monde ouvert. Pour lui, le moment narratif le plus significatif n'était
pas de voir son père mourir ou de sauver Wasteland ; mais
d'entrer dans une grotte dans laquelle il a découvert le corps d'un
personnage du jeu (Argyle) dont il écoutait les émissions de
radio pendant qu'il explorait ce monde :
286 T. BISSELL, op. cit., p. 12.
85
Quelqu'un a mis ce corps là pour que je le trouve et
en tire mes propres conclusions [...]
C'est ce genre de narration que les jeux maîtrisent
mieux que n'importe quel autre média.287
En parsemant des éléments distincts de la trame
principale, les développeurs donnent de la profondeur à leur
monde. Ils invitent le joueur à adopter une attitude d'exploration et de
recherche. Contrairement à une histoire qui lui est imposée, ce
type de narration nécessite une participation active du joueur où
il doit interpréter les signes. Le monde parait plus vivant et
l'histoire que vit le joueur n'en est qu'une parmi d'autres. Les histoires qui
s'y déroulent seront plus authentiques et auront donc un impact plus
important.
Revenons-en à Bioshock premier du nom. Afin de
survivre dans ce milieu hostile, le joueur devra se procurer de l'ADAM, sorte
de drogue procurant divers pouvoirs. Pour ce faire, il peut notamment choisir
d'en « récolter », en tuant des petites soeurs au passage ; il
peut aussi les sauver en les purgeant de leur ADAM (mais il n'en
récupère pas). De ce choix moral dépendra la fin
scénaristique du jeu. Le happy end correspond à la
purification, c'est aussi la « vraie fin » puisque Bioshock 2
se base sur celle-ci. Certains prétendent que ce choix n'est pas
moral mais stratégique, la logique voulant que le joueur récolte
l'ADAM afin de devenir plus puissant. Mais ce serait négliger
l'investissement émotionnel du joueur, s'il fait l'effort de «
jouer le jeu », il le fera selon sa conscience. Sauver les petites soeurs
est synonyme de sacrifice, il fait passer la morale avant ses propres
intérêts, il se peut même qu'il soit fier de lui.
Après tout, il sauve des enfants innocents. Mais pour certains ce
sentiment d'altruisme perd son sens environ trois minutes après avoir
sauvé la première fillette, lorsqu'il reçoit une
récompense. Comme l'on pouvait s'y attendre, le joueur choisissant la
purification sera « dédommagé » en se voyant offrir
diverses compensations par les petites soeurs (améliorations d'armes, un
peu moins d'ADAM, etc.). Cela maintient l'équilibre du gameplay
entre les deux possibilités, et reste cohérent avec le
scénario. Mais on pourrait tout de même pointer du doigt le fait
que cet équilibre rend le choix trivial. Le sacrifice n'en est plus
vraiment un. Et cette précieuse fierté, sentiment assez rare,
n'aura duré que très peu de temps. Peut-être aurait-il
fallu faire en sorte que le choix du sacrifice soit respecté ?
Dans son livre, Tavinor déclare que les jeux semblent
tous avoir gardé quelque chose de leur « passé peu
raffiné ».288 Pour Bioshock cela pourrait
être cette volonté d'équilibrer la
287 Ibid., p. 216. «Someone put that body
there for me to find and allowed me to draw my own conclusions and resonance
from it. This is the kind of storytelling games handle better than any
medium».
288 G. TAVINOR, op. cit., p. 195. «[...] video games
seem to retain something of their unrefined past.»
86
difficulté des deux chemins scénaristiques, ou
encore la présence du boss final qui jure avec l'ambiance
générale du titre et rappelle soudain au joueur que ce n'est
qu'un jeu vidéo. Encore une fois, la narration perd de son impact
à cause d'un souci d'équilibrage du gameplay. À
noter que, bien entendu, le ressenti des joueurs est multiple. Certains n'ont
pas perdu cette fierté, et être récompensé
était peut-être une bonne surprise. D'autres, par un élan
de clémence, ont choisi de tuer les petites soeurs car elles leur
faisaient pitié.
Il y a autant d'expériences de jeu qu'il y a de
rencontres possibles entre les joueurs et un jeu, c'est-à-dire une
infinité.289
Mais nous n'avons pas encore mentionné ce qui a
marqué les joueurs avec ce titre. Pour résumer l'histoire, Jack
est rapidement contacté par radio par un certain Atlas qui a besoin de
son aide pour secourir sa femme et son fils. Malheureusement, Andrew Ryan, le
fondateur de la cité, fait exploser le sous-marin dans lequel sa famille
se trouve. Il demande donc à Jack de retrouver et d'abattre Ryan
(toujours par radio). Ce n'est qu'une fois dans le bureau de Ryan, après
de nombreuses heures de jeu, que l'on comprend qu'il n'est pas aussi malfaisant
que l'on pensait. Il explique que Jack n'est qu'un pantin, originaire de
Rapture (d'où les flashs), et qu'il a été
conditionné pour obéir sitôt qu'il entend « je vous
prie » (le fameux « would you kindly » en version
originale). On se rend compte alors qu'Atlas utilisait systématiquement
cette formule pour demander de l'aide, et rare sont les joueurs à avoir
mis le doigt sur ce détail avant cette révélation. Ryan
nous le prouve : « Arrêtez, je vous prie. [...] Assis,
je vous prie ». Jack s'exécute, et pour la première
fois le joueur n'a plus le contrôle. Assis, debout, courez : Ryan fait ce
qu'il veut de Jack. Il décide de se suicider par
procuration.290 Il lui donne donc un club de golf : « Un
homme choisit, un esclave obéit, TUEZ ! »291 Jack
s'exécute et le tue, mais malheureusement pour les âmes sensibles,
il n'y arrive pas du premier coup.
Les thèmes de contrôle, manipulation et de choix
moraux sont intégrés à l'histoire et aux mécaniques
de jeu de façon cohérente dans le monde fictif.292
Outre le rebondissement scénaristique qui aura marqué de nombreux
joueurs, ceci est aussi une vision sarcastique sur l'illusion de choix dans le
jeu vidéo. Nous l'avons déjà mentionné, il n'y a de
liberté que celle
289
www.jeuxvideo.com. Chronique
3615 Usul sur les jeux vidéo.
290 Ceci est un résumé, et bien que cela puisse
paraître étrange dit sur quelques lignes, la situation est plus
complexe que décrite ici. De plus, l'on comprend mieux son envie de
suicide lorsque l'on a visité Rapture. Cela marque également son
libre arbitre, il meurt en homme libre.
291 «A man chooses. A slave obeys. Kill
!»
292 G. TAVINOR, op. cit., p. 110.
87
accordée par les développeurs. Les joueurs sont
toujours priés de remplir des objectifs qui leurs sont donnés.
L'expérience est particulièrement prenante si les motivations du
joueur correspondent à ce qu'avaient prévu les
développeurs, à savoir : vouloir sauver les petites filles,
vouloir aider Atlas, et vouloir se venger d'Atlas après cette
révélation de manipulation. Cela a provoqué diverses
réactions au sein de la communauté de joueurs. Pour certains,
c'est un coup de maître. Après tout, réussir à
utiliser la linéarité du média à des fins
narratives tout en le justifiant n'est pas chose aisée. D'autres se sont
sentis frustrés, presque insultés par une
révélation détruisant le quatrième mur et se
moquant d'eux pour s'être laissés porter par
l'histoire.293
Bioshock est aussi une critique de l'objectivisme de
la philosophe Ayn Rand. D'ailleurs, le nom de l'ennemi est directement
inspiré de The Fountainhead et Atlas Shrugged.
Après la révélation, et la mort, de Ryan, on apprend que
le véritable nom d'Atlas est Frank Fontaine, supposé être
mort. Quant à Andrew Ryan, son nom contient l'anagramme d'Ayn Rand.
L'échec de Rapture est le résultat d'une trop grande
liberté donnée et de la recherche constante de «
l'intérêt personnel rationnel ». Cela a conduit à des
excès et, finalement, à sa chute.
David Cage a déclaré vouloir faire un jeu
à propos de la guerre mais sans la glorifier, à l'inverse de
nombreux titres actuels.294 Le studio Yager Development l'a
devancé. Spec Ops : The Line (2012), un jeu à
première vue similaire à n'importe quel autre jeu de guerre,
hante encore de nombreux joueurs. Le titre s'inspire de Au coeur des
ténèbres de Joseph Conrad, et parvient à être
tout aussi marquant et dérangeant :
[...] la guerre reprend dans Spec Ops: The Line toute sa
dimension tragique et choquante. Sur le terrain, le manichéisme s'efface
devant des réalités autrement plus complexes, dictées
autant par le sens du devoir que par l'instinct de survie.
Si le joueur est parfois le témoin
d'atrocités, il lui arrive tout autant d'en être l'auteur - par
accident ou nécessité.
Héros un instant, le joueur devient sans transition
la pire des ordures. À mesure qu'il oscille entre tous ces états,
le protagoniste sombre peu à peu dans la folie. Et le joueur ne peut
s'empêcher de le suivre, autant acteur que spectateur d'une spirale
infernale dont il sait que l'issue ne peut être heureuse.
293 Le game-designer Clint Hocking a écrit une
critique très intéressante, bien que discutable, sur le
sujet.
clicknothing.typepad.com. Ludonarrative Dissonance in
Bioshock. 07/10/2007.
294
uk.gamespy.com.Heavy Rain
Creator Wants to Tackle the True Nature of War. Mike Sharkey,
04/03/2011.
88
Ce «rollercoaster» émotionnel, entre
jubilation et consternation, entre plaisir et dégoût, entre
toute-puissance et peur profonde, est la plus grande force de Spec Ops: The
Line. Les choix imposés au joueur n'ont pas de bonne solution. Juste une
mauvaise et une pire. Et parfois, la pire des options est aussi la
meilleure.
La guerre n'est pas propre. Elle est sale, glauque et
profondément répugnante. Spec Ops: The Line le sait et ne le
cache pas au joueur. Avec une science du détail remarquable, le
jeu distille le malaise en continu autant qu'il le
déverse en abondance dans des scènes chocs.295
On demandera au joueur « Ça y est, tu as
l'impression d'être un héro ? »,296 mais la
réponse ne peut être que négative. Le jeu rappelle
Apocalypse Now avec la scène des hélicoptères,
mais aussi avec une scène de combat sur fond de musique classique, non
pas La Walkyrie de Wagner mais Dies Irae, Libera me de
Giuseppe Verdi. Les musiques diégétiques297
évoquent la guerre du Vietnam et les années 1970 (Deep
Purple, Jimi Hendrix, etc.). Trop souvent le héro d'un jeu
reste inchangé par l'histoire, il reste le même du début
à la fin. Ici le personnage principal, Walker, est transformé par
la guerre qui l'amène au bord de la folie. Cette transformation est
d'ailleurs un élément nécessaire à une narration
profonde, l'histoire parait beaucoup plus significative.298 Parmi
les différentes fins proposées, aucune n'est heureuse. Walker
meurt, symboliquement ou au sens propre du terme :
Soldat : - Vous savez capitaine, on a traversé
toute la ville pour vous trouver. On a vu des choses... qu'est-ce qui s'est
passé ? Comment avez-vous survécu à tout ça
?
Walker (plus à soi-même qu'au soldat) : - Qui a
dit que j'avais survécu...299
Far Cry 2 et Spec Ops : The Line ont ceci de
similaire qu'ils mettent « le joueur à l'origine du chaos,
qu'il nourrit tout en risquant de se faire consumer par lui
».300
Nous avons vu que certains studios essayent de faire du jeu
vidéo bien plus qu'un simple divertissement. Le gameplay,
étant pourtant le coeur de ce qui en fait un jeu, se fait plus discret
et laisse plus de place à l'esthétique ou à la narration.
Cela aura comme effet pour le jeu de devenir quelque chose d'autre, une
expérience plus intense. Mais cela demande une certaine ouverture
d'esprit, une certaine approche.
295
www.lefigaro.fr. Test :
Spec Ops: The Line', la folie salutaire. Adrien
Guilloteau, 05/07/2012.
296 «Feeling like a hero yet?°
297 Elles sont jouées par un certain Radioman,
personnage à la santé mentale douteuse.
298 J. SCHELL, op. cit., p. 326.
299 «- You know Captain, we drove through this whole
city to find you. We saw things, if you don't mind me asking, what was it like?
How did you survive all this?
- Who said I did...»
300 T. BISSELL, op. cit., p. 143.
89
À l'échelle de l'industrie vidéoludique,
peu de titres offrent de telles expériences. Certains jeux n'ont
d'autres prétentions que d'être un simple passe-temps. Mais on
remarque que quelques pionniers, notamment des studios indépendants,
commencent à utiliser le média dans une autre optique que celle
d'apporter du fun. Ils l'utilisent pour s'exprimer et produire quelque
chose de plus personnel, et se détachent des productions
uniformisées destinées à la vente au plus grand nombre
:301 que ce soit une production se voulant esthétique ou
poétique (Proteus, Flower, etc.) ou une production
plus axée sur la narration (The Walking Dead, Heavy
Rain, etc.).
On observe les prémices d'une narration proche de celle
du cinéma, notamment avec une meilleure implication des acteurs. Mais il
y a encore des éléments « peu raffinés »,
hérités de la « tradition » vidéoludique (par
exemple, l'ajout presque artificiel d'un « boss de fin »), qui
ralentissent l'évolution du média.
Les difficultés techniques sont nombreuses. Il y a bien
sûr la hantise du bug qui pourrait briser toute immersion. Mais
il y a aussi la constante friction entre le gameplay et la narration.
Augmenter le rôle de l'un signifie souvent la disparition progressive de
l'autre. De fait, certains choisissent « de sortir des registres de
l'action pour réussir à susciter l'ensemble du spectre
émotionnel par le médium vidéoludique ».
302 La dualité du jeu repose sur les contraintes
imposées par le game designer et la liberté
donnée au joueur. Les game designers ont
développé différentes méthodes permettant de
manipuler le joueur, lui donnant une impression de liberté tout en
imposant leurs décisions. Bien qu'elles soient encore perfectibles,
elles ont offert des expériences convaincantes, impliquant
émotionnellement le joueur.
Nous avons principalement discuté des cinq premiers
points de Gaut. Les deux premiers étant la qualité
esthétique et émotionnelle (qu'elle soit liée à la
narration où à l'esthétique) ; le troisième point
(être intellectuellement stimulant) se retrouve à plusieurs
niveaux. Tout d'abord au niveau du gameplay (la réflexion
nécessaire pour parvenir à la victoire, l'élaboration de
stratégie) mais aussi au niveau de l'interprétation (l'histoire
de Dear Esther ou de Limbo). Nous avons mentionné des
jeux à la fois complexes et cohérents (la fusion du gameplay
et de l'histoire dans Bioshock par exemple), pouvant
évoquer un sens complexe (la critique de la guerre pour Spec Ops :
The Line, la critique de l'objectivisme dans
301 Le concept d'industrie culturelle de Théodor W.Adorno
et Max Horkeimer.
302
www.ludologique.com, L'art
du game design, caractéristiques de l'expression
vidéoludique. Sébastien GENVO, 18/03/2012.
90
Bioshock). Mais nous n'avons que peu, voire pas du tout,
mentionné les cinq points suivant sur la liste :
6- Être la vision personnelle de l'auteur.
7- Être le fruit de l'imagination (être
original).
8- Être un artéfact ou une performance
requérant une haute maîtrise technique.
9- Appartenir à une forme d'art déjà
établie (musique, peinture, film, etc.).
10- Être le produit d'une intention de faire une oeuvre
artistique
Nous allons discuter plus précisément des ces
points dans le chapitre suivant.
91
III. Les zones d'ombre
Nous avons vu que le jeu vidéo pouvait avoir des
qualités le rapprochant du domaine artistique. Nous nous
intéresserons ici à des critères moins évidents,
parfois utilisés comme arguments contre le fait que le jeu vidéo
soit un art. En effet certains des critères de Gaut sont plus difficiles
que d'autres à appliquer au jeu vidéo.
A. La notion d'auteur
La notion d'auteur est sujette à de nombreuses
théories. On fera le rapprochement avec celle de Roland Barthes sur la
mort de l'auteur. Pour lui, l'appréciation d'une oeuvre ne
nécessite pas une connaissance de la vie de l'auteur ni du contexte de
son travail. Le joueur apprécie l'oeuvre sans faire de lien avec son
auteur. Il apprécie le jeu en lui-même et n'a
généralement que faire de son créateur.
On pourrait aussi citer le philosophe italien Benedetto Croce
(1866-1952) pour qui l'art est le cheminement intellectuel de l'artiste, et que
l'artéfact physique qui en ressort n'est qu'une conséquence de ce
processus.303
Un jeu est souvent le travaille de plusieurs dizaines,
centaines, voire milliers de personnes. Le problème qui se pose est le
suivant : qui est l'auteur ? Est-ce le game designer, le directeur, ou
le chef de projet ? Ou bien est-ce le directeur artistique ? Serait-ce enfin le
studio de développement ?
Tout comme un film, un jeu vidéo est un travail
collectif. D'ailleurs, si l'on regarde le générique de fin des
plus grosses productions (films et jeux), on observe de nombreuses
similarités. Dans le développement d'un jeu, chacun peut influer
sur la direction que prendra le projet. Nous avons mentionné l'acteur
Michael Mando dont la performance à conduit à des modifications
du script original de Far Cry 3. Ce sera également le cas avec
le compositeur Vincent Diamente et son influence sur le développement
de Flower.
303 Encyclopedia Britannica (15ème
édition) «For the Italian philosopher Benedetto Croce
(1866-1952), the work of art exists only in the mind of the artist, and the
physical artifact then counts as an effect of the work of art».
92
Dans les années 1970-1980, Atari interdisait aux
programmeurs de signer leurs jeux. On n'achetait pas le jeu d'un
créateur mais celui d'Atari. Cela a bien changé. Aujourd'hui,
quelques noms de l'industrie vidéoludique sont devenus
célèbres. Certains game designers signent leurs
productions, à l'exemple de Tom Clancy (Rainbow Six, Ghost
Recon, Splinter Cell), American McGee (Alice), Sid Meier
(Civilization, Railroad Tycoon, Pirates!). Seule une
minorité d'entre eux voient leur nom apparaître directement sur la
boîte de jeu. Pourtant, les autres n'en sont pas moins connus de la
communauté. Nous avons souvent cité David Cage, grande figure de
la production vidéoludique française et célèbre
pour ses thèmes adultes et pour la place de la narration dans ses jeux.
Peter Molyneux, souvent vu comme le père du God Game, est connu
pour être à l'origine de jeux comme Theme Park,
Populous, Black & White, Fable et plus
récemment l'étrange Curiosity. En 2013, Marcus «
Notch » Persson, le créateur de Minecraft, a
été classé comme la seconde personne la plus influente au
monde, selon le magasine Time.304
Certains jeux sont définis par leurs auteurs. Par
exemple, l'annonce d'un prochain jeu du studio Double Fine Productions sera
systématiquement accompagnée du nom de Tim Schafer, tout comme
celui de Spielberg ou Cameron pour leur dernier film. Il s'agira d'un gage de
qualité et d'un repère pour les joueurs.
Lorsqu'une production n'est pas reliée à un nom
connu, elle est généralement liée au studio dont elle est
originaire. Ce sont alors ces studios qui se forgent une réputation.
Blizzard est un studio qui ne sort que peu de jeux, mais ils sont toujours
très travaillés. Certains de leurs projets démarrent dix
ans avant leur sortie officielle.
Au Japon, l'individualité ne s'exprime pas de la
même façon qu'en Occident. Ainsi, bien que certains noms soient
connus,305 on entend plus souvent le nom des compagnies dont les
créateurs font partie. C'est le même raisonnement que celui
qu'avait Atari.
L'individu responsable de la création d'un produit
n'obtient pas de reconnaissance individuelle. C'est à l'entreprise que
revient le crédit, et l'individu, bien qu'il soit connu dans certains
cercles, demeure inaccessible et non identifié.306
Certaines grosses productions sont des collaborations
internationales. On peut alors se demander dans quelle mesure ces titres ont
une identité, s'ils ne sont pas des produits
304
time100.time.com. The 2013
TIME 100 Poll.
305 Par exemple, Shigeru Miyamoto (parfois appelé «
Mr Nintendo » et notamment créateur des licences Mario, Zelda,
Donkey Kong) ou Hideo Kojima (créateur des Metal Gear).
306 Susan Lammers (journaliste) cité dans D. ICHBIAH,
op. cit., p. XIII.
93
homogènes d'une industrie culturelle aseptisée
(à l'image de certaines productions cinématographiques). Ce qui
nous amène à la question de l'originalité (septième
point de Gaut).
La principale difficulté de la notion
d'originalité est qu'elle est très relative et porte sur un
jugement parfois subjectif. Chaque fois que l'on entend, lit ou voit quelque
chose, cela laisse une trace indélébile, souvent inconsciente,
susceptible de nous inspirer quelque chose d'autre. Nous avons vu que certains
jeux, par leurs thèmes et leur formes, peuvent nous évoquer des
oeuvres littéraires, picturales ou cinématographiques. Mais
est-ce étonnant ? Non seulement ces média s'inspirent les uns des
autres, mais tous les hommes ont potentiellement la même
sensibilité lyrique ; et les sources d'inspiration telles que la nature
ou les sentiments, sont communes à toute l'humanité.
Au concept d'« intertextualité » vient
s'ajouter celui de l'« intermédialité ». Les sources
d'inspiration ne se limitent plus au média utilisé. Les
premières idées viennent de notre environnement. Les meilleurs
poèmes sont inspirés de la Nature et des relations humaines ; ils
ne surgissent pas spontanément du Néant. De ces oeuvres sont
dérivées d'autres oeuvres, qui à leur tour en ont
influencé d'autres : tout ne serait qu'une reformulation de ce que l'on
connait déjà.307 Mais cela signifierait-il l'absence
totale d'innovation ou d'originalité ? Il semblerait, a priori,
que l'on puisse trouver des sources d'inspiration ou d'influence à
toutes productions culturelles ou oeuvres artistiques. Avatar de James
Cameron n'est qu'une autre version de l'histoire de Pocahontas avec une couche
de science-fiction. L'originalité se trouverait donc dans un «
nouvel agencement » d'histoires que l'on connait déjà. Le
seul moyen d'être complètement original serait de s'isoler
totalement de toute production de l'esprit humain dès la naissance. Mais
même en faisant cela, l'environnement serait une source d'inspiration.
Par conséquent, toute production ne serait pas originale mais issue de
la Nature.
Le jeu vidéo s'inspire souvent de mondes
déjà connus du grand public. Qu'un monde soit moderne,
médiéval, ou futuriste, il aura un impact sur le type d'histoire.
Dans un monde médiéval, on s'attend à des chevaliers et
des batailles. On peut tomber très rapidement dans la fantaisie d'un
monde rempli de magie et de créatures surnaturelles comme celui de
Tolkien. Bien évidemment, celui-ci s'inspirait déjà des
contes et légendes préexistants, mais son
307 C'est pourquoi dans beaucoup de films de science-fiction
les extra-terrestres ressemblent aux humains, ou à des pieuvres. Si un
jour l'humanité rencontre une espèce extra-terrestre, il y a peu
de chance qu'elle ressemble à quelque chose que nous connaissons.
94
univers est devenu la plus grande référence du
genre. Dans un monde futuriste, on s'attend à des pistolets laser, des
voyages spatiaux, des extra-terrestres, et des planètes inconnues. On
pourrait considérer ces mondes comme des meta-univers
transmédiatiques servant de base à des milliers d'histoires.
L'originalité se trouve peut-être dans des ajouts et des
agencements particuliers d'auteurs. Les développeurs de Deadlight
ne cachent pas leurs inspirations, le monde du jeu est très
inspiré de Hello America (J.G. Ballard), de Cell
(Stephen King), de la bande-dessinée The Walking Dead, de
I am Legend (Richard Matheson) ou encore de The Road (Cormac
McCarthy).308 L'ambiance du jeu I Am Alive est une copie
quasi-conforme de l'atmosphère ce dernier.
Prenons un monde apocalyptique classique. Il y a de forte
chance que celui-ci soit rempli de zombies, le thème est si familier
qu'il n'a pas besoin d'être expliqué. Les jeux The Walking
Dead et Left 4 Dead utilisent ce genre et ne tentent même
pas de donner une explication scénaristique à ces zombies : ce
n'est pas nécessaire. Cela a pour effet de plonger le joueur dans un
univers familier, laissant plus de place à l'histoire des protagonistes
(The Walking Dead) ou à l'action (Left 4 Dead).
Les Resident Evil tentent, quant à eux, de donner une
explication au côté apocalyptique de leur univers : la fameuse
Umbrella Corporation est à l'origine du désastre. La seule
façon de comprendre toute l'histoire de cette saga est de jouer à
tous les jeux. Les spectateurs des films éponymes à la licence
qui ne connaissent pas l'histoire des jeux risquent de ne rien comprendre. De
plus, ceux qui ne les connaissent que partiellement ne sont pas vraiment plus
avancés. Selon Schell, une telle approche exclue beaucoup trop de
personnes. Un monde transmédiatique devrait pouvoir être compris
quel que soit le média d'entrée utilisé.309
Nous avons mentionné les histoires émergentes
qui n'ont pas d'auteur au sens propre. On pourrait argumenter que ce sont les
joueurs qui sont à la fois auteurs et acteurs de leurs actions. Ou
plutôt co-auteurs, dans la mesure où ils évoluent dans un
environnement déjà créé pour eux et qui est
pensé pour pouvoir leur permettre de vivre certains
évènements sans que ceux-ci ne soient directement imposés
par les développeurs.
308 Documentaire en bonus dans le jeu Deadlight.
Également visionable sur YouTube : The DeadLight Diaries 1 - Back to
the 80s.
309 J. SHELL, op. cit., p. 307.
95
Si une personne vit quelque chose qu'elle considère
être une superbe histoire, et que
celle-ci n'a pas d'auteur, est-ce que cela diminue pour
autant l'impact de son expérience ? Bien sûr que
non.310
De nombreuses peintures ne sont pas
signées,311 et cela n'enlève rien à leur
qualité artistique. Ce cas particulier, concernant les histoires
émergentes, pourrait être mis en parallèle avec les
logiciels compositeurs, comme Emily Howell, un programme
développé par le professeur et chercheur en musique et
intelligence artificielle David Cope. Emily Howell analyse des compositions
musicales d'un genre donné et est ensuite capable de créer ses
propres compositions originales. Il semblerait que la musique tienne des
mathématiques, puisque plusieurs albums sont déjà
signés par le logiciel Emily Howell. Dans ce cas-ci, qui en est l'auteur
? Serait-ce David Cope ou Emily Howell ? Et est-ce qu'Emily Howell peut
être considérée comme un auteur ? La qualité de ses
compositions ne laisse en rien transparaître sa nature
robotique.312 La technologie pourrait nous forcer à revoir
plus d'une notion.
Ce qui nous amène au dixième point de Gaut :
l'intention de faire une oeuvre artistique. Emily Howell ne peut
prétendre avoir une quelconque forme de volonté.
Étrangement, certains n'hésitent pas à considérer
que les développeurs n'ont pas cette intention et que ces programmeurs
sont des techniciens et non des créatifs. De ce seul constat ressort que
le jeu vidéo ne peut être de l'art. La remarque peut rappeler ce
qui était dit du cinéma au début du
XXème siècle. Gaut cite des exemples ne respectant pas
le dixième point, mais qui ont tout de même assez de mérite
pour être considérés comme de l'Art. Il parle notamment de
ce qu'un artiste peut produire lorsqu'il s'entraine ou teste des idées.
Le travail qui en découle peut être assez complet pour être
une oeuvre d'art. Gaut ajoute :
[...] pensez aux pionniers d'un nouveau médium, qui
n'ont peut-être pas pour intention de faire de l'art, mais de simplement
voir leur travail comme une expérience technique ou
un divertissement, mais qui produisent quelque chose assez
intéressant pour que l'on considère comme de
l'art.313
310 J. SCHELL, op. cit., p. 265. If someone experiences
something they consider a great story, and it has no author, does that diminish
the impact of the experience? Certainly not.°
311 De même que certaines de peintures signées
par un maître étaient en grande partie réalisées par
ses élèves ; et inversement des imitateurs signent parfois du nom
d'un maître.
312 Pour avoir moi-même entendu deux de ses
compositions, je n'aurai jamais pu deviner que l'auteur était une
machine.
313 B. GAUT dans N. CARROLL, op. cit., p. 33.
«consider early pioneers of a new medium, who may not intend to
produce art, but merely think of their work as technical experiment or
entertainment, but who produce work of sufficient merit that we judge it
art.»
96
Il est probable que les premiers programmeurs n'avaient pas
cette intention artistique. Mais que penser maintenant ? Considérer les
développeurs comme de simples techniciens serait en ignorer certains
indépendants, dont la démarche est très similaire à
celle d'un artistique. Le film Indie Game the Movie illustre
très bien cela, au travers de certains témoignages :
Je suis déterminé à créer des
jeux vidéo [...] parce que je peux le faire. Je suis vraiment,
vraiment bon en programmation. Je peux même créer quelque chose
qui me représente. Comme un film ou une chose que j'aurais
écrite. Je peux faire ça dans un jeu vidéo. Et j'ai toutes
les capacités pour le faire. [...] créer des jeux
vidéo est la façon la plus efficace que j'ai pour m'exprimer.
Même si c'est un jeu que les gens doivent acheter, ce n'est pas un jeu
que j'ai créé pour les gens. Je l'ai créé pour
moi-même. Ed et moi l'avons créé comme une
représentation de qui nous sommes.314
Je suis sur la sellette, moi. Mon nom, ma carrière.
Si ça échoue, c'est terminé. Je ne crois pas que je
travaillerais dans cette industrie à nouveau. Et ce n'est pas qu'un jeu.
J'y suis vraiment connecté. C'est moi. C'est mon ego, ma
représentation de moi-même. Je suis en train de tout risquer.
C'est mon identité: FEZ. Je suis le gars qui crée
FEZ.315
J'ai toujours essayé de comprendre où sont
les limites, et de voir à quel point je peux les repousser avant d'avoir
des ennuis. C'est ce que je fais en ce moment. Si je ne fais pas ça, je
m'ennuie. Et si je m'ennuie, je ne suis pas créatif. Je crée des
jeux qui tournent autour de ma vie. Ce que j'aime, ce à quoi je pense,
dis et fais. Je crée des jeux pour m'exprimer, je
suppose.316
Une partie de ceci consiste à ne pas être
professionnel. Des gens se lancent dans les jeux « indie » en
essayant d'agir comme une grande compagnie. Ce que font ces compagnies, c'est
créer des choses très raffinées qui atteignent le public
le plus large possible. [...] La création d'un produit
commercial est aux antipodes de créer quelque chose de personnel. Les
choses qui sont personnelles ont des défauts, des faiblesses. [...]
créer mon jeu a consisté à prendre mes faiblesses les
plus profondes ainsi que mes vulnérabilités et de les mettre dans
le jeu, et voir ce qu'il se passe.317
Edmund McMillen y raconte l'historie autour d'un jeu très
personnel nommé Aether :
Aether a été inspiré par ma
nièce. Elle me rappelait qui j'étais, parce qu'elle ne semblait
pas aimer jouer avec les autres enfants. Elle aimait faire les choses
elle-même ; explorer par elle-même. Elle avait beaucoup
d'imagination. Elle aimait beaucoup les monstres. Ça m'a donc
ramené à quand j'étais jeune. Je me suis dit, à
quel point ce serait cool de créer un jeu qui pourrait transporter les
gens dans mon esprit au moment où j'avais 5, 6, 7 ans. Et c'est ce
qu'est devenu Aether. Donc c'est ce petit enfant sur le dos d'un monstre. Le
monstre se promène dans l'espace, et il explore toutes ces
planètes. Il n'arrive pas à communiquer avec les gens. Alors il
quitte la Terre pour trouver des amis. Mais ces planètes sont
habitées par des créatures étranges ou tristes. Il essaie
de résoudre leurs problèmes. Et il réussit. Mais ils ne
deviennent jamais heureux. Et il continue à se
314 Tommy Refenes (programmeur pour Super Meat Boy et
coéquipier d'Edmund McMillen). Indie Game The Movie. entre 2 et
12min.
315 Phil Fish. Indie Game The Movie. vers 39min.
316 Edmund McMillen (designer pour super Meat Boy et
coéquipier de Tommy Refenes) . Indie Game The Movie. vers
20min.
317 Jonathan Blow, créateur de Braid, Indie
Game The Movie. de 1min30 à 10 min.
97
promener à travers ces planètes. Mais chaque
fois qu'il résout un problème, la Terre devient plus petite.
Quand il y revient, elle est tellement petite que lorsqu'il la touche, elle se
brise. Il est alors perdu dans l'espace. Le jeu était à propos de
cette idée. C'est vraiment cool d'être un enfant créatif.
Mais il y a un danger de devenir isolé, et obsédé par
certaines choses. Et d'avoir des phobies. [...] [Les images du jeu]
représentent parfaitement comment je me sentais quand j'étais
jeune. Quand je joue à ce jeu, c'est exactement ce que je
ressentais.318
On voit bien à quel point ces jeux sont des objets
d'abord personnels, comme le montrent les parties du film autour de Jonathan
Blow et de son jeu Braid qui sont particulièrement
intéressantes :
Tout a commencé comme une expérimentation.
Mais c'est rapidement devenu un processus de
découverte.319
J'ai été très déprimé
pendant les 3-4 mois qui suivirent la sortie de Braid. Lorsque que vous
travaillez sur quelque chose d'aussi complexe, vous avez cet espoir que les
gens seront en mesure de comprendre ce que vous avez fait, et que vous aurez
une sorte de connexion avec votre audience. En fait, ce qui était le
plus démoralisant, c'était les critiques positives du jeu.
[...] ils nommaient ce qui était bon à propos du jeu, et
dans plusieurs cas ce n'était qu'une compréhension
légère du jeu. Ils ne voyaient même pas ce que je
considérais le plus important. Peu de personnes avaient compris. Et
c'était déchirant. En quelque sorte, j'avais envisagé que
j'aurais une sorte de connexion avec les gens, à travers ce jeu. Ils
croient que le jeu est bon, mais cette connexion n'est pas présente.
Parce que, c'est comme s'ils vivaient toujours dans un monde différent.
Donc ils croient que le jeu est bon, j'approuve ceci pour certaines raisons
mais, pas pour d'autres, ils ne voient pas ce qui est le plus
important.320
Braid est un jeu aux multiples qualités qui
aurait eu sa place dans le chapitre consacré à
l'esthétique ou la narration. On ne peut parler de ce titre sans
évoquer son auteur, puisqu'on y trouve des allusions autobiographiques,
notamment sur sa vie sentimentale.321 Avec ses décors
très colorés, le jeu est plaisant à l'oeil (voir Annexe
54), mais la musique, sans être « triste » à proprement
parler, est quelque peu mélancolique. L'auteur voulait que le joueur se
dise que « ce n'est pas un endroit aussi heureux que je le pensais
».322 À première vue, le jeu porte sur une
histoire classique entre le « héro » Tim et une princesse
qu'il recherche, comme dans Mario. Les clins d'oeil à ce dernier sont
d'ailleurs assez nombreux, mais le jeu raconte bien plus qu'un simple conte de
fées. Tim part à la recherche de pièces de puzzle, comme
une invitation au joueur à chercher un sens caché.
318 Edmund McMillen. Indie Game The Movie. vers
24min.
319 Jonathan Blow, Indie Game The Movie. vers 20 min.
320 Jonathan Blow, Indie Game The Movie. vers 56min.
321 T.BISSEL, op.cit., p. 99.
322 Discussion entre Tom Bissell et Jonathan Blow. T.BISSEL,
op.cit., p. 99.
98
Les mécaniques de jeu reposent principalement sur la
manipulation du temps. Si celle-ci n'est pas nouvelle dans le jeu vidéo,
sa signification est d'une autre amplitude dans Braid. Il y est
question d'erreurs qu'aurait commises Tim à l'égard d'une femme.
La manipulation du temps serait un moyen d'apprendre de ses erreurs sans
souffrir des conséquences. L'anneau du sixième monde, qui
ralentit le temps autour de lui, est peut-être une bague de
fiançailles. Le fait qu'il ralentisse le temps pourrait avoir deux
lectures opposées. Cela permettrait de passer plus de temps avec son
aimée, ou cela pourrait signifier que l'amour n'est pas
réciproque, puisque le temps passe plus vite lorsque l'on est heureux.
L'histoire n'est pas présentée de manière chronologique,
étant donné que le jeu commence par le « monde 2 ». Ce
n'est que rendu au dernier monde que toute l'histoire prend un sens.
En entrant dans ce dernier monde, la princesse échappe aux mains du
chevalier qui la kidnappée. Elle aide Tim à avancer tandis
qu'elle fuit son ravisseur. Le joueur remarque que la musique est jouée
à l'envers, comme lorsqu'il remonte le temps. Alors que Tim est enfin
à deux pas de la princesse, l'image se bloque dans un flash blanc. Il ne
peut plus avancer. Il doit donc remonter le temps. Mais cette fois la musique
est jouée dans le bon sens, ce qui indique qu'il s'agit de l'ordre
correct des évènements. La princesse ne semble plus l'aider. Au
contraire, elle le fuit tout en essayant de mettre des obstacles sur son
chemin. Et le chevalier ravisseur devient alors son sauveur. Sébastien
Genvo donne une analyse du jeu et de ce moment clef :
L'inversion de signification qui se déroule dans ce
dernier niveau incite alors le joueur à prendre en considération
le double discours que peut tenir le jeu, qui met dès lors en oeuvre une
forte contingence sémiotique, appelant à réinterroger
l'ensemble du parcours effectué dans le jeu (le joueur peut d'ailleurs
rejouer l'ensemble des niveaux après ce « dernier » monde, son
personnage réapparaît au tout début du jeu et peut
revisiter librement chaque tableau). Le devoir-faire n'est finalement pas de
délivrer la princesse qui s'est faite ravir par un « horrible
monstre » puisque celle-ci s'est volontairement enfuie avec un preux
chevalier. Dès lors, quel peut être le véritable objectif
du joueur
alors que le jeu semble se terminer par le commencement,
cet événement générant finalement une boucle sans
fin ?323
Après cela, le joueur a accès à
l'épilogue où d'autres éléments de l'histoire sont
dévoilés. Mais il a parfois du mal à comprendre la
succession de ces évènements. On lui parle de désert, de
recherche et de calculs mathématiques qui ne semblent pas en rapport
avec l'histoire de Tim. Il y a notamment une citation mystérieuse :
Ce moment semblait durer une éternité. Le
temps s'était arrêté. L'espace s'était
contracté en un point minuscule, comme si la Terre s'était
ouverte et les cieux s'étaient déchirés. Il se sentit
très privilégié, comme s'il avait assisté à
la naissance du monde...1 Quelqu'un
323
www.ludologique.com. La
princesse est une bombe atomique. Sébastien GENVO, 13/06/2012.
99
près de lui s'exclama : « Ca a marché
». Un Autre : « Maintenant, nous sommes tous des bâtards.
» 324
En regardant le générique de fin (les
credits), on voit que la note de renvoi fait référence
à The Broken Connection325 de Robert Jay. «
Ce passage désigne plus particulièrement le premier essai de
la bombe atomique ».326 Si, au dernier monde, le joueur
parvient à toucher la princesse (ce qui n'est pas aisé), l'action
s'arrête, l'image tremble et devient blanche tandis qu'un bruit
d'explosion se fait entendre. Alors que le décor d'introduction
apparaissait jusqu'alors comme le tableau impressionniste d'une ville le soir,
le joueur se demande soudain s'il ne s'agit pas d'une ville en proie aux
flammes après une explosion (voir Annexe 54).
Ce titre est complexe, et il y aurait beaucoup de choses
à dire sur les interprétations possibles de l'histoire et de la
signification que porte le gameplay.327 Braid a
plusieurs niveaux de lecture et a un sens caché qui demande des efforts
pour être compris, « un jeu à clefs ».
On dirait que la personne qui l'avait créé
essayait de transmettre un message, aussi
compliqué et mystérieux qu'il puisse
être. Comme une déclaration ou une confession. En d'autres termes,
on pourrait considérer cela comme de l'art.328
Braid n'est pas le simple résultat d'un «
travail de technicien ». C'est un jeu personnel qui a de la profondeur, et
il serait difficile d'en parler sans mentionner Jonathan Blow.
La question de l'auteur reste donc entière en ce qui
concerne les plus grosses productions, mais cet exemple prouve que l'on ne peut
refuser le statut d'art au jeu vidéo sous le seul prétexte qu'il
n'y aurait pas d'auteur.
Si Léonard de Vinci, David Griffith ou Michel-Ange
avaient repris forme, ils oeuvreraient désormais comme créateur
de jeu vidéo.329
324Traduction empruntée au texte de
Sébastien Genvo (Ibid.) «On that moment hung eternity.
Time stood still. Space contracted to a pinpoint. It was as though the earth
had opened and the skies split. One felt as though he had been privileged to
witness the Birth of the World...1 Someone near him said: "It
worked.° Someone else said: "Now we are all sons of bitches.»
325 The Broken Connection (1983) de Robert Jay
Lifton, psychiatre s'étant intéressé aux effets des
guerres et génocides.
326
www.ludologique.com. La
princesse est une bombe atomique. Sébastien GENVO, 13/06/2012.
327 Pour plus de détail, se référer au texte
de Sébastien Genvo cité précédemment.
328 T.BISSEL, op.cit., p. 101. «It feels as
though the person who created it was trying to communicate something, however
nameless and complicated. It feels like a statement, and an admission. It
feels, in other words, a lot like art.»
329 D. ICHBIAH, op. cit., p. IX.
100
La France commence à reconnaitre ces créateurs
puisqu'en 2006, Shigeru Miyamoto (Mario, Zelda), Frédéric Raynal
(Alone in the Dark) et Michel Ancel (Rayman) ont
été faits Chevaliers de l'Ordre des Arts et des Lettres. Cela
nous amène à la question de la reconnaissance et au
neuvième point de Gaut : l'appartenance à une forme d'art
déjà établie.
B. La recherche de reconnaissance
La théorie « Art + Art + Art +
Interactivité = super Art » s'inscrit dans cette logique. Ceux qui
la défendent pensent que le jeu vidéo devrait avoir sa place aux
côtés des autres formes d'art dont il s'inspire, et du
cinéma plus particulièrement. On comprend bien la logique de
cette approche. Nombreux théoriciens ont eu une approche similaire,
comme Aaron Smuts dans le Contemporary Aesthetics
journal.330 Il est vrai que certains jeux vidéo peuvent
nous rappeler le cinéma, la peinture ou la littérature. Les
comparer aux autres médias est naturel. Mais est-ce suffisant ?
[...] les jeux vidéo on leurs propres
propriétés ; en tant que forme d'art, seules leurs propres
caractéristiques devraient être prises en compte et ils ne
devraient pas être simplement considérés comme un
dérivé de formes préexistantes.331
Selon les mots de Gaut, « une forme d'art
établie » suggère qu'une autorité a
déclaré que telle forme d'expression était de l'Art.
L'approche institutionnelle est souvent utilisée comme argument pour
« légitimer » l'Art. Pour le professeur en philosophie George
Dickie, c'est le monde de l'art qui, en donnant sa reconnaissance, donne le
statut d'oeuvre artistique.332 C'est souvent le cas pour des objets
atypiques ou avant-gardistes tels que la fameuse Fontaine de Duchamp
qui consiste en un urinoir posé sur un socle.
Il n'y a pas d'autorité formelle dans le monde du jeu
vidéo qui encadrerait tout les acteurs de l'industrie, imposant une
vision ou des règles. Le jeu vidéo est un objet culturel avant
tout : la communauté et la critique prennent essentiellement place sur
Internet. Il s'agit d'organisations spontanées, des sites de joueurs,
des sites spécialisés, des forums, etc. Personne n'impose de
lecture particulière à un jeu. Il n'y a ni institution, ni
critique influente, ni leader. Comme pour l'industrie du film
où « le spectateur ordinaire peut devenir
330
www.contempaesthetics.org.
Are Video Games Art?. Aaron SMUTS.
331 G. TAVINOR, op. cit., p. 172.
«videogames have their own distinctive features, meaning that as a
form of art they should be treated on their own terms and not simply seen as
derivative forms of pre-existing types.»
332 George DICKIE. The Institutional Theory of Art. dans
N. CARROLL, op. cit., p. 93-108.
101
momentanément un « expert » en
matière de cinéma »,333 chaque joueur peut
donner son avis sur un jeu. Reste à savoir si ce manque
d'autorité est une bonne chose (dans la mesure où son absence
permet une créativité sans contrainte) ou une mauvaise chose
(dû à l'absence de guide) pour l'industrie.
Né d'un besoin de reconnaissance et du désir de
récompenser, beaucoup de cérémonies annuelles se sont
créées ces dix dernières années. À la
manière des Oscars ou des Césars pour le cinéma, ces
événements consistent en un jury composé de professionnels
divers et variés de l'industrie du jeu vidéo qui
récompense des jeux et leurs créateurs dans diverses
catégories. Parmi les cérémonies les plus importantes, on
peut citer les BAFTA (British Academy of Film and Television
Arts), Games Award, le D.I.C.E (Design, Innovate,
Communicate, Entertain) Summit, les Game Developers Choice
Awards, et les Spike Video Game Awards (VGA) souvent
présentés par des célébrités du monde du
cinéma comme Samuel L. Jackson ou Neil Patrick Harris. Ces
événements peuvent être vus comme un indicateur de la place
qu'occupe le jeu vidéo dans le monde culturel et artistique
d'aujourd'hui.
On pourrait également voir une reconnaissance
institutionnelle du jeu vidéo au travers d'expositions organisées
dans certains musées. C'est le cas de l'exposition Museo Games
au Musée des arts et métiers et de la Game Story : Une
histoire du jeu vidéo au Grand Palais. Cela soulève
toutefois plusieurs questions : qu'est-il exhibé et est-ce
réellement l'art du jeu vidéo ?
Certaines de ces expositions ne concernent que des
artworks, autrement dits, les dessins conceptuels servant de base à
la création du monde fictif. Par exemple, les artworks
d'Assassin's Creed III à la galerie Arludik à
Paris334 y ont incontestablement mérité leur place aux
vues de leur qualité esthétique (voir Annexe 55). Mais ils ne
sont pas le jeu. Ils sont certainement un élément important
puisque c'est en se basant sur ces artworks que le style graphique du
jeu a été modelé.
Pensez aux jeux datant de l'époque où la
puissance graphique des consoles et ordinateurs n'étaient pas capable
d'offrir un rendu aussi précis et fidèle que les
artworks. Un jeu pouvait être mauvais et moche tout en ayant de
magnifiques dessins conceptuels.
333 Laurent JULLIER, Qu'est-ce qu'un bon film ?, Paris,
La Dispute, 2002, p. 166.
334
www.afjv.com. L'Art d'Assassin's
Creed III à la galerie Arludik. Édition du 13/09/2012.
102
Dans une certaine mesure, l'intérêt de ces
expositions est comparable à celui d'exposer des images extraites de
films. Celles-ci ne peuvent donner qu'une vague idée de ce qu'est le
film dans son rendu final. Les artworks, qui n'apparaissent pas
directement dans le jeu, ne peuvent donner qu'une idée de ce dernier.
Néanmoins, les expositions en galeries d'art permettent aux artistes de
l'industrie du jeu vidéo de montrer leurs talents. Cela montre aussi que
la conception d'un jeu nécessite une considération artistique
non-négligeable. Sans être inintéressantes, ces expositions
ne donnent qu'un aperçu du jeu en question.
D'autres expositions, comme celle du musée d'Art
moderne de New York (MoMA)335 mettent directement à
disposition des bornes jouables pour les visiteurs. Si cela peut permettre de
découvrir les titres les plus simplistes (PacMan ou
Canabalt), il est peu probable qu'elles puissent permettre de
réellement découvrir la complexité et la profondeur
d'autres titres plus élaborés (Minecraft ou
Portal). Pour ceux-là, les organisateurs ont mis en place des
démos jouables (limitées à un segment du jeu ou en temps)
ou non-jouables, comme pour le MMORPG EVE Online, afin de
présenter autant que possible son univers.
Pour Tavinor, les jeux vidéo ne sont pas entrés
dans les musées en tant qu'art mais en tant qu'objets
culturels.336 L'exposition permanente du jeu vidéo au MoMA a
le mérite d'avoir relancé le débat. Un tumulte
médiatique en résulte. Jonathan Jones, journaliste et critique en
Art, fut l'un des premiers à s'exprimer à ce sujet : «
Désolé MoMA, les jeux vidéo ne sont pas de l'art
».337 Selon lui, les jeux vidéo ne peuvent pas
être de l'Art car ils ne sont pas « une vision personnelle
». Pire, ils n'auraient même pas d'auteur à proprement
parler. Une semaine plus tard Keith Stuart, journaliste
spécialisé dans le domaine vidéoludique, écrit que
« John est un peu à la traine sur le sujet
»,338 expliquant que ses arguments ne sont pas
adaptés, et sont symptomatiques d'une nouveauté émergeante
dans le domaine artistique. Il ajoute que l'interactivité en Art est une
notion antérieure au jeu vidéo :
Bien sûr, on peut argumenter que l'interactivité
se trouve dans tout art : elle est là, dans l'acte même
d'interprétation.339
On voit pourtant mal quelle interprétation donner
à PacMan. Alors comment s'est-il retrouvé exposé
au MoMA ? Paola Antonelli, conservatrice au MoMA, s'explique :
335
www.wired.com. MoMA to Exhibit
Videogames, From Pong to Minecraft. Olivia SOLON, 29/11/2012.
336 G. TAVINOR, op. cit., p. 190.
337
www.guardian.co.uk. Sorry
MoMA, video games are not art. Jonathan JONES, 30/11/2012.
338
www.guardian.co.uk. Are
video games art: the debate that shouldn't be. Keith STUART, 06/12/12.
«Jones is a little behind on all of this.»
339 Idem. «It is possible to argue, of
course, that all art is interactive; it is there in the very act of
interpretation.»
103
Est-ce que les jeux vidéo sont de l'Art ? Ils le sont
certainement, mais ils sont aussi des
designs, et c'est cette approche que nous avons choisie
pour cette première incursion dans cet univers.340
En plus de prendre l'aspect visuel en considération,
d'autres critères de sélection tels que «
l'élégance du code » et le «
système définissant le comportement du joueur »
sont pris en compte.341 Elle ajoute qu'il y a trois principes
importants dans la démarche du musée: la sélection,
l'exhibition et la conservation.342
Cette exposition fait donc office de reconnaissance en
demi-teinte. Le média y est présenté sous un angle bien
particulier, non comme un Art mais comme des designs interactifs. C'est un
premier pas timide, mais une évolution de la considération du jeu
vidéo.
Pour Aaron Smuts, la reconnaissance de gouvernements
(allemand343 et américain344 par exemple) et
d'autres institutions comme la Smithsonian aux
États-Unis345 serait un indicateur très significatif
quant à la place du jeu vidéo dans le domaine artistique.
Il nous reste le huitième point de Gaut à
aborder, à savoir : être un artéfact ou une performance
requérant une haute maîtrise technique.
340
www.moma.org. Video Games: 14 in
the Collection, for Starters. Paola ANTONELLI, 29/11/2012. «Are
video games art? They sure are, but they are also design, and a design approach
is what we chose for this new foray into this universe.»
341 «from the elegance of the code to the design of the
player's behavior»
342
www.ted.com. Paola Antonelli : Why
I brought Pac-Man to MoMA. Paola ANTONELLI, mai 2013, vers 7min 40.
343
www.gameblog.fr. Le jeu
vidéo devient un art en Allemagne. Julien CHIEZE, 25/08/2008.
344
www.gamespot.com. US
government recognises video games as art. Laura PARKER, 17/05/2011.
345
www.artmediaagency.com.
Le jeu vidéo hissé au rang d'oeuvre d'art ?.
29/04/2011.
104
C. Le skill
Il est intéressant de noter que pour son
huitième point, Gaut utilise les termes « artéfact »,
« performance » et, dans la version originale, « skill
» pour désigner la maîtrise technique. Cela pourrait
donc s'appliquer au jeu vidéo sur plusieurs niveaux. Ce média est
un à mi-chemin entre un artefact conçu par les
développeurs et une performance produite par le joueur. La question est
alors la suivante : qui détient la maîtrise technique ?
Le jeu vidéo est un artéfact complexe
nécessitant toutes sortes de compétences. Il faut, entre autres,
faire preuve d'imagination pour créer un monde et arranger un
gameplay, avoir les connaissances techniques en programmation ; et
susciter l'intérêt du joueur (que ce soit via le
gameplay, la narration ou l'esthétique).
Comme les réalisateurs de cinéma, les
concepteurs de jeux vidéo doivent posséder une imagination, un
sens de la mise en scène et du suspense hors du commun. Dans les
deux
cas, ils utilisent des scenarios, cadrages, effets
spéciaux, bande-son etc. pour nous faire entrer dans leur
univers.346
Pour le game designer Raul Rubio
(Deadlight), la manière de produire un jeu « devrait
être considérée comme une forme døart
».347 Un jeu vidéo est un délicat
mélange de savoirs technique (programmation) et artistique (la musique,
l'esthétique, la narration). Il suffit parfois d'un seul
élément, d'un détail pour gâcher l'expérience
de jeu ; et ce sont ces détails qui distinguent les bons titres des
mauvais. Un gameplay trop rigide, un problème de caméra,
un bogue, une texture trop grossière et la magie risque de se briser.
Le média se complexifie avec le temps, offrant des
expériences de plus en plus fortes. Mais plus il se complexifie et plus
il faut de compétences. Les ressources humaines et financières
nécessaires à une production vidéoludique sont comparables
à celles de grosses productions cinématographiques. Il semble
évident que les développeurs font preuve d'une haute
maîtrise technique et que le développement d'un jeu vidéo
n'est pas à la portée de n'importe qui.
346 Jacques, HENNO, Les Jeux Vidéo. Le Cavalier
Bleu, idées recues. 2002, p. 23.
347 Raul Rubio, The Deadligh Diaris 1 À Back to the
80s. vers 2min50.
105
On remarquera que le métier de menuisier
nécessite également une haute maîtrise technique. C'est une
caractéristique que l'Art et l'artisanat ont en commun. Le jeu
vidéo est proche de cette frontière, tantôt
design,348 tantôt Art.
Gaut utilise également le terme de « performance
», notamment relatif à la danse ou à la musique. Mais ne
peut-on pas également l'appliquer au jeu vidéo ?
Le terme « skill » est utilisé par les
joueurs pour désigner leur dextérité manette en main. Pour
certains, le jeu vidéo n'est pas qu'un passe-temps, mais leur
métier. Beaucoup de joueurs professionnels parviennent à vivre de
leur passion. Le sport électronique est de plus en plus
médiatisé, particulièrement sur Internet où les
joueurs « streament » leurs matchs ou leurs
entraînements. À l'instar des autres sports, l'e-sport
s'est doté de commentateurs spécialisés, de grandes
compétitions et de stars.
Les titres joués en compétition sont nombreux,
mais actuellement il y en a cinq particulièrement populaires :
Stacraft II (RTS), League of Legends (MOBA), Shootmania
(FPS), Dota 2 (MOBA), et Counter Strike : Global Offensive
(FPS).349 Mais que ce soit sur un jeu de stratégie ou de
tir, les joueurs professionnels montrent de nombreux talents :
précision, rapidité, réflexes, prise de décisions,
jeu d'équipe. Un tel niveau de maîtrise ne peut s'acquérir
qu'avec un entrainement intensif.
Il s'agit bien d'une performance requérant une haute
maîtrise. Mais on pourrait dire qu'il s'agit de sport et non d'un Art. Ce
débat a commencé bien avant les jeux vidéo, alors dans
quelle mesure le sport (ou le jeu) est-il de l'Art ?
On pourrait parler des échecs dont le statut artistique
est sujet à débat. Comme le souligne Aaron Smuts, lors de
compétition aux échecs, il y a deux prix, un pour le gagnant et
un pour la plus belle partie. Cette dernière est choisie selon «
l'élégance des coups, l'originalité des solutions et
la difficulté du jeu ».350 Certains diront que
l'élégance n'est qu'accidentelle et que le joueur ne la recherche
pas. D'autres répondront qu'elle pèse dans le choix d'une
stratégie plutôt qu'une autre. Si l'on considère les
échecs comme un Art, il
348 Design désigne ici le travail sur l'aspect
extérieur du jeu (son esthétique) tout en gardant comme
priorité son aspect fonctionnel, à savoir le jeu.
349 RTS pour Real Time Strategy ; FPS pour First
Person Shooter ; MOBA pour Multiplayer Online Battle Arena.
350
www.contempaesthetics.org.
Are Video Games Art?. Aaron SMUTS.
106
faudrait considérer tous les jeux de stratégie,
ces arguments étant aussi valables pour un jeu comme Starcraft
II.
Pour Aaron Smuts, les arts du spectacle sont souvent les
grands oubliés des philosophies et théories en Art.351
Par exemple, la Danse n'était pas prise au sérieux avant les
années 1980.352 Il suggère que le joueur puisse
être un artiste performer. Nous avons mentionné les
jeux Flower, Rez et Child of Eden où les
actions du joueur engendrent des sons, faisant de lui un musicien en herbes. En
ce qui concerne l'aspect sportif du jeu vidéo, l'auteur souligne que la
performance d'un joueur est normalement jugée en termes de prises de
décisions, de précision ou de rapidité et non pour sa
qualité esthétique comme la grâce ou la beauté d'un
mouvement.353 À noter que ce n'est pas fondamentalement
incompatible avec le média. Il se peut qu'un jour un jeu vidéo
joué en compétition nécessite une performance artistique
de la part des joueurs. Pensez aux jeux de danse utilisant une caméra
(comme le KinectTM de Microsoft) ou des jeux de musique.354
Pour Graeme Kirkpatrick, le jeu vidéo est similaire
à la danse. Cependant, certains théoriciens réfutent
l'aspect discursif du jeu vidéo,355 notamment les «
ludologistes » qui ne voient dans le média que le jeu ;
contrairement aux « narratologistes », pour qui un jeu vidéo
peut être source de sens et de signification. Et pourtant, comme le
souligne l'auteur, dans les deux média il y a bien « quelque
chose » qui est communiqué. Dans certains jeux, le joueur doit
apprendre une série de mouvements pour évoluer dans le monde
virtuel. Il prend pour exemple Mirror's Edge (voir Annexe 17) dans
lequel le joueur doit évoluer à la manière du «
parkour », ce sport urbain rendu célèbre par les Yamakasi.
Il voit dans le level design le chorégraphe qui impose et
rythme les mouvements du joueur.356 La comparaison n'est pas sans
intérêt. Nous avons déjà mentionné le plaisir
kinesthésique du jeu vidéo qui est notamment lié aux
environnements qui rythment la progression. Mais bien qu'il puisse rappeler la
danse, Mirror's Edge ne demande pas une haute maîtrise
technique.
351
www.contempaesthetics.org.
Are Video Games Art?. Aaron SMUTS.
352 G. KIRKPATRICK, op. cit., p. 122-123.
353 Comme nous l'avons déjà mentionné,
les mouvements de certains personnages (comme celui de Journey) ont
une esthétique importante, mais ces mouvements sont codés par le
développeur et non par le joueur, celui-ci n'a donc qu'une influence
relative.
354 Rocksmith est un jeu se proposant d'enseigner
à jouer de la guitare, le joueur devant manipuler un véritable
instrument. On pourrait imaginer un jeu similaire en multijoueur où la
machine note les musiciens selon leur performance.
355 G. KIRKPATRICK, op. cit., p. 120.
356 Ibid., p. 122-123 et 137.
107
Certaines disciplines sportives ne sont pas
dénuées d'esthétisme. Pensez aux arts martiaux.
Entre danse et combat, les coups peuvent être aussi violents
qu'élégants. La maîtrise technique passe par la
maîtrise du corps et du mouvement. Les combattants ne recherchent
peut-être pas la beauté du geste, mais elle n'en est pas moins
présente.
On pourrait se demander si certaines performances comme
les speed runs, qui consistent à finir le jeu le plus
rapidement possible, ne sont pas aussi dotées d'un aspect
esthétique. Par exemple toutes sortes de performances sont faites avec
les jeux Mario. Il y a de nombreuses speed runs, mais certains
s'imposent des difficultés supplémentaires, comme ne ramasser
aucune pièce ou ne pas tuer d'ennemis (sauf les bosses qui sont
obligatoires). Ces performances sont très impressionnantes, et ces
joueurs font bien preuve d'une haute maîtrise technique. Il est possible
que les mouvements de Mario puissent rappeler la danse : le personnage semble
flotter et répondre aux commandes comme s'il était dirigé
par la pensée.
Bien que la performance vidéoludique ne soit pas
totalement incompatible avec un souci esthétique, il faut
reconnaître que ce dernier passe après la performance sportive.
À ce stade, la haute maîtrise technique du joueur a souvent pour
finalité la compétition. Ses performances ont donc pour but
principal l'efficacité et non l'élégance ou la
grâce.
Si on veut démontrer que le jeu vidéo est un art
on considérera plutôt la maîtrise technique des
développeurs que la performance sportive du joueur. Cela dit on pourrait
parfaitement imaginer un jeu à mi-chemin entre l'art et le sport,
basé sur la performance esthétique du joueur : la nature du
média le permettrait. Comme aux échecs, reste à savoir
dans quelle mesure l'élégance d'un coup rentre en
considération dans les décisions du joueur.
108
Conclusion
Si le créateur d'oeuvre interactive choisit le
labyrinthe expressif de l'interactivité, c'est parce qu'il n'a pas
d'autre moyen pour communiquer ce qu'il veut faire
passer.357
Aujourd'hui, beaucoup de jeux vidéo sont les objets
mercantiles d'une industrie culturelle qui tend à
s'homogénéiser. Ces titres visent le divertissement avant tout.
Ils mettent donc en avant leur gameplay, l'aspect esthétique
est souvent réduit à un simple outil marketing. Cela
s'explique en partie par l'histoire des jeux vidéo. La technologie a
permis l'élaboration de mécaniques de jeu efficaces bien avant
qu'elle n'ait permis des graphismes et une esthétique de qualité.
Donc les développeurs se sont concentrés sur le jeu avant toute
chose.
Par définition, un jeu vidéo est ludique.
Combien de fois aura-t-on lu que le jeu vidéo n'est pas un art parce que
« ce n'est qu'un jeu » ? Pourtant tous les Arts ont commencé
par être un passe-temps avant de gagner leurs lettres de noblesse. Il
aura fallu des années d'essais et d'erreurs avant que les médias
ne gagnent en complexité. Les premières notes jouées au
tambour n'étaient-elles pas qu'un simple divertissement ?
L'écriture n'était-elle pas qu'un outil avant de devenir source
de plaisir ? Le cinéma n'était-il pas vu comme une technique sans
potentiel artistique au début du XXème siècle ?
En cela, le jeu vidéo ne déroge pas à la règle. Il
s'inscrit dans cette logique. De simple divertissement, il est devenu une
industrie lucrative, et il devient progressivement quelque chose d'autre de
plus significatif. Cette « tradition » de voir le jeu vidéo
comme un simple jeu tend à changer avec le temps. Les
développeurs et les joueurs ont mûri. La demande se diversifie et
l'évolution technologique donne de plus en plus de possibilités
aux développeurs.
Ainsi, quelques pionniers voient en ce média plus qu'un
simple challenge pour le joueur. Il devient une nouvelle façon de
s'exprimer et de susciter de l'émotion. Profitant de la mutation que
l'industrie subit depuis quelques années, les studios
indépendants ont pu s'épanouir et innover. Kellee Santiago et
Jenova Chen (thatgamecompany) ont su utiliser le potentiel artistique du
média. Ils favorisent l'émotion et les sensations en mettant
l'esthétique au coeur de leur production (au lieu du challenge). Ils ont
dévoilé une facette méconnue du jeu
357 J.P. BALPE, op. cit., p. 172.
109
vidéo avec des titres poétiques comme
Flower et Journey. D'autres développeurs comme David Cage
s'inspirent du cinéma et adoptent une approche plus centrée sur
la narration. Là encore ce n'est pas le challenge qui importe, mais la
connexion émotionnelle du joueur avec le jeu.
Il y a quelques années, certains éléments
(comme l'histoire, l'esthétique, la musique et l'implication des
acteurs) paraissaient superflus aux développeurs. Ceux-ci ne se
souciaient que du gameplay. De nos jours, ils tiennent compte de
chaque aspect constituant un jeu vidéo. Par exemple, les
scénaristes, les acteurs et les musiciens sont intégrés de
plus en plus tôt dans le développement d'un jeu.358
Lorsqu'ils sont sollicités trop tard, ils devaient s'adapter au mieux
à un produit déjà terminé, d'où une certaine
limite à leur contribution. De nos jours ils peuvent avoir un impact
très tôt sur la direction que doit prendre le jeu. Les musiciens,
acteurs et scénaristes participent à la création d'un
tout. Leur travail ne constitue plus un « ajout de dernière minute
». Les développeurs ont pris conscience qu'ils ne créaient
pas un jeu mais une expérience.
Le célèbre critique de cinéma Roger
Erbert a déclaré que par nature les jeux vidéo ne
pouvaient pas être de l'Art. Il soulève notamment le
problème de la narration. Au cinéma, il est difficile de rendre
compte de la profondeur des personnages. En littérature, il est
difficile de rendre dynamique les scènes d'action.359 Par
contre, développer l'esprit d'un personnage est la force de la
littérature, tout comme l'est l'efficacité des scènes
d'action au cinéma. Pourtant, ces médias sont communément
considérés comme de l'art, malgré qu'ils soient
imparfaits. De ce point de vue, le jeu vidéo cumule les forces des deux,
puisqu'il est capable de rendre dynamiques des scènes d'action tout
comme il peut permettre une certaine profondeur dans les personnages.
De plus, le joueur ne rentre pas forcément en conflit
avec la narration. Il revient aux développeurs de le manipuler et le
motiver à faire avancer l'histoire comme ils le souhaitent. Bien
sûr, il y a un risque d'échec. Mais en cas de réussite,
l'implication du joueur fait que l'oeuvre a parfois un impact plus important
sur lui.
358 Tom Bissell cite notamment l'exemple de Mass
Effect dont le script contient 300 000 mots. T. BISSELL, op.
cit., p. 112.
359 T. BISSELL, op. cit., p. 215. «Of
course, every medium has its weaknesses. The great weakness of the novel, for
instance, is the action sequence, which is why many great novelists--Graham
Greene comes to mind-- allow big, showy moments to occur offstage. Films
frequently, struggle with representing the inner world of their
characters.»
110
Pour signifier, il faut qu'il y ait résistance, effort
à comprendre, risque et danger, c'est-à-dire engagement de
l'intellect [...].360
On pourrait penser que le jeu vidéo se doit d'offrir la
plus grande interaction possible au joueur. Mais ce n'est pas parce que le
média peut offrir une grande interaction qu'il faut le faire : tout
dépend de ce que visent les développeurs. Ce n'est pas parce
qu'il y a 88 notes sur un piano que chaque morceau doit toutes les utiliser ;
et ce n'est pas parce qu'une peinture n'utilise pas toutes les couleurs qu'elle
est « incomplète ». Les jeux vidéo peuvent avoir des
rythmes et des formes très variés. Ils doivent être
considérés pour ce qu'ils sont et non comme ce qu'ils pourraient
ou devraient être.
Aaron Smuts s'oppose directement aux théories de Roger
Erbert puisqu'il écrit que rien dans la nature du média ne lui
enlève son potentiel artistique. Il est même parfaitement apte
à procurer de l'émotion via la narration
interactive.361
Regardons à nouveau la liste de Gaut avec des exemples
de jeu vidéo respectant ses critères:
1- Présenter des propriétés
esthétiques positives, comme la beauté, la grâce, ou
l'élégance (propriétés à la base d'un
plaisir sensoriel) : Journey.
2- Susciter de l'émotion : The Walking
Dead.
3- Être intellectuellement stimulant : Braid
(au sens interprétatif) ou presque n'importe quel titre
nécessitant de réfléchir pour progresser.
4- Être complexe et cohérent : Bioshock
et l'intégration des émotions du joueur dans le
gameplay.
5- Avoir le potentiel d'évoquer un sens complexe :
Spec Ops : The Line qui dénonce l'horreur de la guerre ou
Braid.
6- Être la vision personnelle de l'auteur :
Braid est un très bon exemple.
7- Être le fruit de l'imagination (être original)
: Katamari Damacy ou Journey.
8- Être un artéfact ou une performance
requérant une haute maîtrise technique : le travail de
développeur requière effectivement une haute maîtrise
technique.
360 J.P. BALPE, op. cit., p. 76.
361
www.contempaesthetics.org.
Are Video Games Art?. Aaron SMUTS. «[...] nothing inherent to
the video game rules out its artistic potential, here the arousal of emotions
through an interactive narrative. It should be clear that a strong case can be
made that most expressive theories of art would have to include video games if
they include film and literature.»
9-
111
Appartenir à une forme d'art déjà
établie (musique, peinture, film, etc.) : le média n'est pas
encore une forme d'art établie, mais il semblerait que l'on s'y
dirige.
10- Être le produit d'une intention de faire une oeuvre
artistique : Il y a clairement une volonté artistique pour des jeux
comme Braid, Proteus, Journey ou encore Flower
qui est explicitement conçu comme un poème sous forme de jeu
vidéo.
On constate donc que le jeu vidéo respecte la plupart
de ces critères. Il semble difficile de refuser le statut d'Art à
un artéfact simplement parce qu'il est un jeu vidéo. Autrement
dit, le média permet l'Art, tout comme le cinéma, la peinture et
la littérature. Grant Tavinor écrit que ce n'est pas un Art tout
à fait comme les autres.362 Mais chaque Art, chaque
média n'est-il pas distinct des autres ? Et quel serait
l'intérêt du jeu vidéo s'il ne proposait rien de
différent ?
L'aspect novateur du média est son interactivité.
Pour Nic Kelman :
L'interactivité du jeu lui assigne sans nul doute
une place à part : elle métamorphose la notion de récit,
qui n'a plus du tout le même sens que dans la littérature ou au
cinéma. Mais elle ne la ramène pas pour autant au rang du pur
divertissement. La manière de raconter une histoire, de la percevoir et
de la comprendre, en ressort totalement transformée, et peut-être
aussi notre attitude envers l'art.363
Le jeu vidéo serait donc un Art aussi particulier qu'un
autre. Nous avons déjà mentionné que l'Art est multiple.
Et cette diversité se retrouve dans le nombre de combinaisons possibles
avec les dix points de Gaut.
Le fait que le joueur puisse personnaliser son
expérience gène ceux qui pensent que cela dénature le
travail de l'auteur. Mais chacun apprécie une oeuvre d'Art à sa
manière, l'expérience est toujours personnelle quel que soit le
média.
La rencontre avec l'art est affaire
d'interprétation, et dans cette situation de communication nous ne
sommes pas seuls à jouer. Des objets nous sont proposés avec
certaines intentions, certains contenus, certaines significations. Pour une
raison ou pour une autre, nous nous y intéressons. Nos raisons peuvent
être bonne ou mauvaises, biaisées ou exactes. Tout
l'intérêt de la situation est dans le jeu, à tous les sens
du terme, qu'elle nous permet : jeu avec notre propre identité et celle
des autres, jeu avec notre
compréhension et nos erreurs, jeu avec notre
recherche, ses échecs et ses recommencements
[...].364
Nous avons mentionné plusieurs jeux respectant un ou
plusieurs des critères de la liste de Gaut. Il n'y a guère que le
neuvième point qui semble encore résister, mais la
considération
362 G. TAVINOR, op. cit., p. 193. «Videogames
may be art, but at the very least they are distinctive
art'.»
363 N. KELMAN, op. cit., p. 310.
364Citation de l'auteur Yves Michaud extraite de JP.
BALPE, op. cit., p. 80.
112
du média évolue rapidement depuis peu. Mais cela
ne signifie pas que chaque jeu vidéo soit de l'Art. La plupart des
titres vidéoludiques n'ont pas de prétention artistique. Mais
pour certains jeux qui ont cette prétention, leur refuser le statut
d'Art simplement à cause du média utilisé est
incohérent. Bien qu'il y ait encore de la résistance, nous avons
vu que le jeu vidéo permet l'Art. Apprécier la qualité
artistique d'un jeu en tant qu'oeuvre d'art restera tout à fait
subjectif. Selon Tavinor, certains jeux respectent plus la liste de Gaut que
certaines oeuvres avant-gardistes.365 Ces titres devraient donc
être considérés comme de l'Art. Par exemple on peut tout
à fait argumenter que Braid respecte tous les points de la
liste avec pour seul exception le neuvième critère (appartenir
à une forme d'art établie).366
Il faut reconnaître que ces jeux sont une
minorité noyée dans une masse de produits culturels. On pourrait
se demander pourquoi les jeux ont mis autant de temps à servir de moyens
d'expression. Cet essor est lié aux progrès technologiques qui
offrent à présent plus de possibilités aux
développeurs que par le passé.
Le jeu vidéo est aussi un produit mercantile qui est
donc sujet aux contraintes liées aux lois du marché. La
production, le financement, la créativité, l'innovation, les
plateformes, les interfaces et les outils d'immersion sont tous des
éléments en mutation constante, à tel point que même
les analystes ne savent à quoi ressemblera l'industrie dans cinq ans.
Un autre point est que, même si cela tend à
disparaitre, le média souffre encore d'une mauvaise
réputation.367 Si le cinéma peut se permettre
d'aborder des sujets délicats comme le viol, un jeu vidéo ne le
pourrait pas sans risquer un véritable scandale
médiatique.368 Ce qui explique pourquoi la sexualité
est une des thématiques encore peu abordées dans les jeux
vidéo. Mais le changement est en marche, on peut par exemple citer le
jeu Catherine (sorti en 2012) salué par la critique et qui pose
des questions morales au joueur autour du thème de la
sexualité.
365 G. TAVINOR, op. cit., p. 195.
«Videogames seem to share more of the cluster of properties,
expression of emotion, and stylistic and obvious virtuosic achievements
À than do some instances of modern avant-garde art that seem bereft of
such qualities.»
366 Il se peut donc que Braid respecte les dix points dans un
avenir proche.
367 Pour le député Bernard Debré, les
« jeux hyper violents » seraient en partie responsables de
la mort de l'étudiant Clément
Méric. www.gizmodo.fr.
L'agression de Clément Méric incombe... aux jeux
vidéo, selon Bernard Debré. 06/06/2013.
368 L'exemple de Tomb Raider illustre bien ce propos,
même s'il n'y a pas de viol à proprement
parler.
www.jeuxvideo.fr. Tomb Raider : la scène de « tentative
de viol », faux débat qui fait jaser. 14/06/2012, par
Benoît.
113
Une fois le statut de la création artistique
redéfini pour ce médium, il sera alors possible
pour chacun d'en apprécier la qualité
artistique intrinsèque, comme cela a déjà
été le cas pour le cinéma, ou la
photographie.369
Le jeu vidéo sort doucement de son adolescence pour
devenir un Art plus adulte. Le média a ses propres contraintes mais
aussi son propre potentiel. Les développeurs ont de plus en plus les
capacités de faire plus qu'un simple jeu. Tout comme La Nuit
étoilée de Van Gogh est bien plus qu'un peu de peinture sur
une toile, certaines oeuvres vidéoludiques sont plus que de simples
jeux.
Pour moi les jeux ont le potentiel d'être ce que
j'appelle la forme d'art prédominante du XXIème
siècle [...] Je pense qu'on en est au point où
était le cinéma en 1905.370
369 S. GENVO, op.cit., p. 76.
370 Citation du game-designer Chris Hecker
(Spore, SpyParty). Minecraft: The Story of Mojang. 2
Player Productions, vers 29min. «[...] in my opinion, games have the
potential to be, what I call, the preeminent art form of the 21st
century [...] I figure we're about where films was in
1905.»
114
Chronologie
1952 : Alexander S.Douglas crée
OXO (un jeu de morpion sur ordinateur) dans le cadre de sa
thèse en Computer Science à l'Université de
Cambridge.
1958 : William Higinbotham invente Tennis
for Two sur oscilloscope. 1962 : Space War.
1972 : Pong. Sortie de la
première console : l'Odyssey.
1978 : Space Invaders Les jeux
commencent à prendre de la couleur. 1979 : Zork
(jeu d'aventure textuel).
1980 : Pac-Man.
1983 à 1992 : Troisième
génération de console (systèmes 8-bits) Gros succès
commercial pour la Nintendo Entertainment System (NES ou Famicom), les
jeux vidéo commencent à entrer en masse dans les foyers. La
guerre économique entre Sega et Nintendo commence.
1987 à 1996 : Quatrième
génération, (systèmes 16-bits) Les jeux deviennent de plus
en plus complexes.
1993 à 2002 : Cinquième
génération (systèmes 32 et 64 bits). La
PlayStation (Sony) conquit un très grand public, notamment
grâce à un argument de vente de taille : l'utilisation du support
CD. C'est aussi la période où les premiers jeux
véritablement en 3D apparaissent. Certains jeux (comme Metal Gear
Solid) essayent de copier le cinéma, le support CD permet une plus
large utilisation des cinématiques ainsi que l'utilisation de musiques
de meilleure qualité.
2002 : Gabe Newell sort son service Steam.
1998 à 2006 : Sixième
génération (128bits). Les jeux adoptent le format DVD. La
Dreamcast sera la dernière console de Sega, malgré des
jeux et une technologie en avance sur ses concurrents. La PlayStation 2 de Sony
sera la console de jeu la plus vendue de l'Histoire
pendant des années. Microsoft lance sur le
marché la Xbox, tandis que la GameCube de Nintendo
rencontre un succès modéré.
2005 : Septième
génération. Nintendo lance la Wii et ses contrôles
novateurs utilisant la reconnaissance de mouvements. La console rencontrera un
très gros succès. Sony et Microsoft ont choisit de mettre en
avant la puissance de leurs consoles avec respectivement la PlayStation 3
et la Xbox360. Cette période marque le début de la
standardisation de la Haute Définition (HD).
2012 : Huitième
génération de consoles, avec la Wii U de Nintendo qui
innove encore une fois avec l'introduction du gameplay
asymétrique : le joueur a une tablette avec un écran en plus
de l'écran de télévision.
115
2013 : Annonce de la PlayStation 4 de Sony et de
la Xbox One de Microsoft.
116
Bibliographie
Sources Primaires
Documentaires
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France. 2004. 52min.
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Mojang. 1h45. James Swirsky. Indie Game: The
Movie. 1h43.
Émissions
télévisés
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www.ted.com, Février 2010.
Paola ANTONELLI, « Paola Antonelli : Why I brought
Pac-Man to MoMA. » TED Conferences,
www.ted.com, Mai 2013.
Sites Internet spécialisés dans le
jeu vidéo Sites francophones :
Agence Française pour le Jeu Vidéo :
« Far Cry 3 - le dossier : genèse,
réalisation, interviews... » Agence Française pour le
Jeu Vidéo,
www.afjv.com, Édition du
07/11/2012.
« L'Art d'Assassin's Creed III à la galerie
Arludik. » Agence Française pour le Jeu Vidéo,
www.afjv.com, Édition du
13/09/2012.
« Le jeu vidéo en Fance en 2011 :
élément clés. » Agence Française pour le
Jeu Vidéo,
www.afjv.com, Édition du
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« Le marché mondial des jeux
vidéo. » Agence Française pour le Jeu Vidéo,
www.afjv.com, Édition du
19/02/2013.
117
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« PS4 : notre interview vidéo de David Cage
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AntoineV_007, « David Cage. "Les développeurs
de jeux indépendants sont des pionniers." » GameBlog,
www.gameblog.fr, 08/03/2013.
AntoineV_007, « La Team Meast se fiche de la
Next-Gen. » GameBlog,
www.gameblog.fr, 13/03/2013.
Julien CHIEZE, « Le jeu vidéo devient un art
en Allemagne. » GameBlog,
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JulienC, « Decryptage . Phantom Pain, et si rien
n'était vrai ?! » GameBlog,
www.gameblog.fr, 18/03/2013.
JulienC, « Pourquoi Luigi est vert ? Miyamoto
l'explique. » GameBlog,
www.gameblog.fr, 09/04/2013.
Trazom, « Journey nominé aux Grammy Awards !
» GameBlog,
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« David Cage : "Les suites tuent la
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www.wired.com, 29/11/2012.
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www.youtube.com):
« Flower Developer Diary » (posté par
thatgamecompany, compte officiel du studio de développement
thatgamecompany)
« Journey À Complete score with text
commentary » (posté par awintory, compte officiel du
compositeur Austin Wintory)
« Kara - Heavy Rain's Dev Trailer »
(posté par IGN, compte officiel du célèbre site
spécialisé dans les jeux vidéo)
« The Sound of Skyrim » (posté par
BethesdaSoftworks, compte officiel du studio Bethesda)
121
« Tomb Raider [NA] The Final Hours: Episode 5 - part
2 » » (posté par tombraider, compte officiel lié
au jeu de Square Enix)
« Tomb Raider [UK] The Final Hours #3 - The Sound of
Survival » (posté par tombraider, compte officiel lié
au jeu de Square Enix)
122
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· CHATFIELD (Tom). Fun Inc.: Why Games Are the 21st
Century's Most Serious Business. Virgin Books, 2010.
· COULOMBE (Maxime). Le monde sans fin des jeux
vidéo. Paris: Presses universitaires de France, 2010. Print. La
Nature humaine.
· GABRIEL (Esther Evelyne). Que faire avec les jeux
vidéo ? Pédagogies pour demain. Paris: Hachette
éducation, 1994.
· GEE (James Paul). What Video Games Have to Teach
Us About Learning and Literacy. Revised edition. Palgrave Macmillan,
2008.
· GENVO (Sébastien). Introduction aux enjeux
artistiques et culturels des jeux vidéo. Champs visuels. Paris:
L'Harmattan, 2003.
· GRAEME (Kirkpatrick). Aesthetic Theory and the Video
Game. Manchester New York New York: Manchester University Press
distributed in the United States exclusively by Palgrave Macmillan, 2011.
· HENNO (Jacques). Les Jeux Vidéo.
Idées reçues. Paris: le Cavalier bleu, 2002.
· HENRIOT (Jacques). Sous couleur de jouer: la
métaphore ludique. Paris: J. Corti, 1989.
· ICHBIAH (Daniel). La saga des jeux vidéo: de
Pong à Lara Croft. Vuibert informatique. Paris: Vuibert, 2004.
· KELMAN (Nic). Jeux vidéo : L'art du XXIe
siècle. Editions Assouline, 2005.
· LAFRANCE (Jean-Paul). Les jeux vidéo: à
la recherche d'un monde meilleur. Collection dirigée par Jean-Marie
Doublet. Paris: Hermes science Lavoisier, 2006.
· LE DIBERDER (Alain), et LE DIBERDER
(Frédéric). L'univers des jeux vidéo.
Nouv. éd. ref. et act.
Cahiers libres. Paris: Ed. La Découverte, 1998.
· SCHELL (Jesse). The Art of Game Design: A book of
lenses. First Edition. CRC Press, 2008. 489p.
· TAVINOR (Grant). The Art of Videogames.
Wiley-Blackwell, 2009.
· VIROLE (Benoît). Du bon usage des jeux
vidéo et autres aventures virtuelles. Paris: Hachette
littératures, 2003.
Autre ouvrage
· CSIKSZENTMIHALYI (Mihaly). Flow: The Psychology of
Optimal Experience. New York: Harper Perennial, 1991.
Travail académique
· BERGER (Cédric). L'écriture sonore
dans les jeux vidéo. Paris, cole Nationale Supérieur Louis
Lumière, 2010, 75p. Mémoire de fin d?étude, Directeur
interne : Jean-Pierre Halbwachs, Directeur externe : Cécile Le Prado.
Magazine
IG Magazine #18
Aurélie KNOSP. « William Turner et Shadow of the
Colossus. » IG Magazine #18. Février/Mars 2012. p. 176-180.
Ouvrage de référence
123
Encyclopedia Britannica (15ème
édition)
Index
Aaron Smuts Voir Smuts
Activision, 7, 12
Adorno, 29, 94
Aether, 103
Aleski Briclot Voir Briclot
Alex Neill Voir Neill
Alice, 20, 98
Alone in the Dark, 106
Amar, 8
American McGee, 98
Arludik, 108, 123
Artworks, 58, 108, 109
Assassin's Creed III, 108
Asura's Wrath, 64
Aurélie Knosp Voir Knosp
Austin Wintory Voir Wintory
Auteur, 2, 3, 5, 11, 13, 16, 20, 21, 25, 26, 27, 29, 53,
55, 57, 61, 82, 83, 90, 93, 95, 97, 101, 104, 106,
109, 113, 118, 119
BAFTA, 108
Balpe, 29
Bastion, 88
Battlefield, 15, 76
Ben Cousins Voir Cousins
Benedetto Croce Voir Croce
Benoît Virole Voir Virole
Berger, 21
Bertrand Amar Voir Amar
Berys Gaut, 24, Voir Gaut
Bioshock Infinite, 10, 73, 124
BioWare, 58, 64
Bissell, 14, 16, 57, 76, 85, 90, 104, 116
Black & White, 98
Bleszinski, 15
Blow, 103, 104, 106
Braid, 103, 104, 106, 117, 118, 119
Briclot, 9
Cage, 4, 5, 8, 11, 15, 65, 66, 79, 93, 98, 116, 124,
125
Call of Duty, 7, 8, 51, 61, 74
Canabalt, 109
124
Canudo, 38, 69 Carroll, 59
Cassie, 39
Catherine, 120
Cédric Berger Voir Berger
cel-shading, 34
Chatfield, 8, 20, 59, 61
Child of Eden, 48, 113
Christoph Hartmann Voir Hartmann
Cinéma, 2, 9, 13, 24, 37, 38, 39, 51, 54, 59, 68,
69,
76, 77, 86, 90, 94, 102, 107, 108, 111, 115, 116,
118, 120, 121
Civilization, 98
Cliff Bleszinski Voir Bleszinski
Command and Conquer, 50
Company of Heroes, 7
Cooper, 17
Counter Strike, 112
Cousins, 15
Croce, 97
CryEngine, 30
Crysis, 35, 69
Crytek, 35, 124
Csikszentmihalyi, 22, 23, 47
Curiosity, 98
D.I.C.E, 108
Daniel Ichbiah Voir Ichbiah
Danny Elfman Voir Elfman
David Cage Voir Cage
David Cope, 101
David Farquharson Voir Farquharson
Dear Esther, 39, 42, 46, 53, 60, 85, 86, 87, 95
DeathSpank, 37
Defiance, 84
Denis Dutton Voir Dutton
Dessins conceptuels Voir artworks
Deus Ex, 65
Diablo, 83
Diamente, 47, 98
Diberder, 55
Dickie, 107
Dragon's Lair, 34
Duchamp, 107
Dutton, 26, 27, 123
Éditeurs, 7, 8, 9, 10, 12, 13, 14, 15
Edmund McMillen Voir McMillen
Effet jumelles, 30, 32, 69
El Shaddai Ascension of the Metatron, 32
Electronic Arts, 7, 8, 12, 69
Elfman, 51
Émile Zola Voir Zola
Emily Howell, 101
Émmanuel Forsans Voir Forsans
Éric Viennot Voir Viennot
Esthétique, 2, 3, 5, 26, 27, 28, 29, 30, 35, 36, 37,
38,
49, 53, 84, 94, 104, 108, 111, 112, 113, 114,
115,116
EVE Online, 61, 109
Evelyne Esther Gabriel Voir Gabriel
Expérience, 4, 16, 18, 21, 22, 23, 29, 35, 36,
39, 46,
47, 48, 49, 52, 53, 54, 57, 64, 65, 66, 67, 70, 76,
77, 78, 81, 85, 87, 88, 90, 92, 94, 101, 102, 111,
116, 119
Experience 113, 18
Fable, 51, 57, 75, 98
Facebook, 14
Fallout, 84, 85, 90
Far Cry, 35, 43, 61, 77, 78, 79, 94, 98, 123
Farquharson, 39
Feagin, 56
FEZ, 24, 33, 53, 102
Final Fantasy 7, 67, 81
Fish, 24, 53, 102
Fishlock, 50
flow, 22, 23, 38, 49, 54
Flower, 13, 46, 47, 48, 94, 98, 113, 116, 118, 127
Forsans, 13
FPS, 18, 30, 39, 86, 112
Frank Miller Voir Miller
Frédéric Raynal, 106
free to play, 14
Fumito Ueda, 41, 52
Gabe Newell Voir Newell
Gabriel, 20, 58
Game designer, 2, 3, 4, 8, 9, 10, 24, 28, 54, 60,
69,
70, 95, 97, 98, 111
Game Developers Choice Awards, 108
Game Developers Conference, 15, 31, 127
Game Story, 108
Gameplay, 3, 4, 5, 28, 29, 30, 35, 39, 46, 47, 56,
58,
125
60, 63, 66, 67, 68, 74, 76, 79, 80, 81, 82, 84, 87,
91, 94, 95, 106, 111, 115, 116, 117, 122
Games Award, 108
Gaut, 3, 24, 25, 26, 27, 36, 95, 97, 99, 101, 106, 107,
110, 111, 112, 117, 118, 119
Genvo, 70, 105, 106, 125
George Dickie Voir Dickie
George Reid Voir Reid
Gerard Jones Voir Jones
Ghost Recon, 98
Gilbert, 34, 63
Gilpin, 43, 44
Graeme Kirkpatrick Voir Kirkpatrick
Grand Theft Auto IV, 10, 12, 16, 30
Grant Tavinor Voir Tavinor
Graphismes, 18, 19, 28, 29, 32, 33, 34, 35, 36, 37,
38, 40, 43, 44, 46, 47, 52, 57, 72, 74, 83, 115,
124
GTA IV Voir Grand theft Auto IV
Guitar Hero, 71
Gyauss, 51
Half-life, 52, 81
Hanks, 33
Hannigan, 50
Harry Gragson-Williams Voir Williams
Hartmann, 32
Heavy Rain, 4, 5, 11, 65, 66, 67, 79, 80, 81, 93,
94,
124, 125, 127
Hegel, 36, 127
Henry Jenkins Voir Jenkins
Hideo Kojima Voir Kojima
HUD, 40, 44, 45, 52
Ichbiah, 7
Ico, 44, 53
Immersion, 3, 5, 16, 18, 19, 20, 23, 30, 53, 72, 73,
76
Implication émotionnelle, 3, 32, 57
Indie Game, 9, 24, 47, 53, 102, 103, 104, 123, 125
Industrie, 1, 2, 3, 5, 7, 12, 13, 14, 15, 16, 45, 68, 69,
94, 98, 99, 102, 107, 108, 109, 115, 120, 124
Iouri Tynianov Voir Tynianov
James Cassie Voir Cassie
James Hannigan Voir Hannigan
Jean-Pierre Balpe Voir Balpe
Jenkins, 28, 82
Jenova Chen, 22, 47, 49, 115
Jesse Schell Voir Schell
Jet Set Radio, 34
Joakim Mogren Voir Mogren
Jonathan Blow Voir Blow
Jonathan Jones, 109
Jones, 21, 109
Joseph LeDoux Voir LeDoux
Journey, 13, 48, 49, 74, 113, 116, 117, 118, 124,
125, 127
Kandinsky, 48
Katamari Damacy, 38, 118
Keith Stuart, 109
Kellee Santiago, 46, 47, 115
Kickstarter, 10, 11, 19, 127
Kirkpatrick, 59, 78, 113, 130
Knosp, 40, 41
Kojima, 13, 31, 99, 124
Kooning, 26
Le Pôle Express, 32
League of Legends, 14, 30, 112, 125
LeBlanc, 54
LeDoux, 59
Left 4 Dead, 100
level-design, 38, 40
Lexis Numérique, 13
Limbo, 44, 45, 47, 53, 95
Lovell, 12
MadWorld, 37
Malevich, 26
Mando, 77, 97
Marc LeBlanc Voir LeBlanc
Marcus «Notch» Persson, 13, 98
Mario, 7, 12, 17, 21, 27, 28, 52, 60, 62, 74, 99, 104,
106, 114
Mark Fishlock Voir Fishlock
Markus « Notch » Personn, 13
Mass Effect, 57, 58, 64, 65, 67, 68, 69, 77, 116
McMillen, 11, 102, 103
Metal Gear Solid, 13, 31, 51, 75, 121
Michael Mando Voir Mando
Michel Ancel, 106
Microsoft, 9, 11, 12, 84, 113, 122
Mihaly Csikszentmihalyi Voir Csikszentmihalyi
Miller, 37
Minecraft, 13, 44, 98, 109, 120, 123, 127
Mirror's Edge, 8, 32, 113
MMORPG, 14, 61, 67, 109
mods, 30, 55
126
Mogren, 31 Molyneux, 75, 76, 98
MoMA, 2, 109, 110, 123, 127
Monkey Island, 34, 63, 81
Museo Games, 108
Musique, 24, 25, 36, 37, 38, 39, 44, 45, 47, 48, 49,
50, 51, 53, 70, 71, 79, 85, 93, 95, 101, 104, 111,
112, 113, 116, 118
Myst, 34
Narration, 2, 36, 39, 54, 56, 60, 63, 64, 65, 66, 67,
68, 70, 71, 73, 74, 77, 78, 80, 81, 82, 84, 85, 87,
88, 90, 91, 93, 94, 95, 98, 104, 111, 116, 117
National Media Museum, 17
Neill, 56
Newell, 9, 121
Nic Kelman, 3, 118
Nicholas Lovell Voir Lovell
Nintendo, 4, 11, 12, 20, 99, 121, 122
Noël Carroll Voir Carroll
Okami, 46, 124
Ouya, 11
PacMan, 109, 110
Pajitnov, 22
PaperPlane, 47, 53
Peinture, 3, 24, 25, 28, 39, 45, 46, 47, 53, 95, 107,
117, 118, 120, 129
Peter Molyneux Voir Molyneux
Phil Fish Voir Fish
Photogrammétrie, 31
Piston, 11
PlayStation, 9, 11, 12, 75, 121, 122
Pokémon, 12, 13, 82
Pollock, 26
Populous, 98
Portal, 32, 77, 81, 84, 109
Proteus, 44, 53, 60, 94, 118
QIE, 35, 64
Quick Time Event Voir QIE
Railroad Tycoon, Pirates!, 98
Rainbow Six, 98
Raul Rubio Voir Rubio
Rayman, 106
Refenes, 11, 102, 103
Reid, 39
Resident Evil, 18, 100
Rez, 48, 113
Ricciotto Canudo Voir Canudo
Robbie Cooper Voir Cooper
Robert J. Yanal Voir Yanal
Robert Jay, 105
Roger Erbert, 116, 117
Ron Gilbert Voir Gilbert
RPG, 67, 68, 74, 82
Rubio, 85, 111
Schafer, 10, 34, 63, 98, 127
Schell, 8, 28, 30, 35, 55, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66,
71, 80, 81, 82, 83, 101
Sébastien Genvo Voir Genvo
Shadow of the Colossus, 40, 41, 42, 130
Shenmue, 8, 46
Sherry Turkle Voir Turkle
Shigeru Miyamoto, 99, 106
Shoot'em up, 48
Shootmania, 112
Sid Meier, 49, 98
Sin City, 37
Skyrim, 30, 43, 46, 67, 74, 76, 77, 128
Smuts, 107, 110, 112, 113, 117
Sony, 9, 11, 12, 13, 121, 122
Source Engine, 39
Space Invader, 33, 126
Spec Ops, 93, 94, 95, 117, 126
Spike Video Game Awards, 108
Splinter Cell, 98
Stacraft II, 112
Star Wars, 64, 82, 83
Starcraft, 83, 113
Steam, 9, 11, 12, 121
Susan Feagin Voir Feagin
Tavinor, 5, 32, 39, 54, 56, 58, 66, 73, 80, 91, 109,
118, 119
Team Fortress 2, 34
Telltale, 13, 63
Tetris, 16, 22, 50, 55, 60
thatgamecompany, 13, 22, 46, 47, 48, 49, 115, 125
The Broken Connection, 105
The Elder Scroll, 30, 43, 46, 67, 74, 76, 77
The Polar Express Voir Le Pôle Express
The Roller Coaster Tycoon, 61
The Sims, 13, 61
The Unfinished Swan, 32
The Walking Dead, 63, 72, 73, 80, 81, 85, 94, 100,
117
Theme Park, 98
THQ, 7, 124
127
Throw Trucks with your mind, 19
Tim Schafer Voir Schafer
Tolkien, 75, 82, 83, 100
Tom Bissell Voir Bissell
Tom Chatfield Voir Chatfield
Tom Clancy, 98
Tom Hanks Voir Hanks
Tomb Raider, 13, 43, 51, 52, 56, 120, 124
Tommy Refenes Voir Refenes
Total War, 29
transmédiatique, 83, 101
transmédiatiques, 82, 84, 100
Turkle, 22
Turner, 38, 40, 41, 42, 130
Tynianov, 38
Ubisoft, 7, 12, 77, 84
Ubisoft Motion Pictures, 84
uncanny valley, 32
Unreal Engine, 30
Valve, 9, 11, 39
Vance, 34
Vassily Kandinsky Voir Kandinsky
Video Games Live, 51
Vidéogrammétrie, 31
Viennot, 13
Vincent Diamente Voir Diamente
Virole, 19
Warcraft, 32, 83
Warhammer 40.000, 7
Wii, 4, 20, 122
William Gilpin Voir Gilpin
William Turner Voir Turner
William Vance Voir Vance
William Wordsworth Voir Wordsworth
Williams, 51
Wintory, 48, 49, 127
Wordsworth, 37
Xbox, 9, 12, 14, 84, 122
Xi3, 11
Yamakasi, 113
Yanal, 59
Zelda, 99, 106
Zola, 2
Zork, 20, 74, 121
|