![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e1.png)
Trajectoire et (im)mobilités dans les
circulations internationales
Regard sur les Nord-Africains âgés et
isolés vivant à Montpellier
Université Montpellier 3
Master Développement Durable et
Aménagement
Mémoire de Master 1ère
année
Parcours Recherche - Spécialité
Territorialités et Développements
Présenté par : Sous la direction
de
Yacine Alahyane Pr. Geneviève Cortes
Janvier - Juin 2014
"Mora m'a cacheté en vert, Un rêve
s'est dessiné, Un avenir prometteur je croyais Qui n'est
aujourd'hui qu'une corde autour de mon cou, M'immobilisant dans cet
enfer, Dont j'ai bâti les murs il y a quelques années Mon
espoir de retour est devenu mirage, Je suis seul, isolé, Je crains
que mon seul répit parmi les miens soit six pieds sous une terre
dont j'aurais oubliée l'odeur et qui m'aurait oublié
aussi."
Layla El Mossadeq
Table des matières
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e2.png)
1
INTRODUCTION 3
I- CONTEXTE, ENJEUX ET PROBLÉMATIQUE
7
1. Présentation du contexte migratoire : brève
histoire des migrations
en Europe et en France. 7
2. Les immigrés nord-africains : une trajectoire
spécifique 10
2.1- Trajectoire historique : 11
2.2- Contexte actuel : 16
3. Enjeux et problématique 17
3.1- La recherche sur l'immigration : approche sectorielle et
approche intégrée: 19
3.1.1- L'approche sectorielle 19
3.1.2- L'approche intégrée 20
3.2- Migrations, territoires et mobilité : Questionnements
et objectifs : 21
II- LA NOTION DE TRAJECTOIRE EN GÉOGRAPHIE ET LES
ASPECTS GÉOPOLITIQUES, SPATIAUX ET SOCIAUX DE LA MIGRATION
NORD-
AFRICAINE EN FRANCE 25
1. Aspects géopolitiques 26
2. Aspects spatiaux 30
3. Aspects sociaux 33
III- DÉMARCHE DE TERRAIN 37
1. Description du terrain d'étude 37
1.1- La ville de Montpellier : population, structure et
immigration 37
1.2- La population ciblée et son espace de vie
montpelliérain : 38
2. Méthode d'enquête 43
IV- LA TRAJECTOIRE DES IMMIGRÉS NORD-AFRICAINS
ÂGÉS ET ISOLÉS DE
LEURS FAMILLES : résultats de l'enquête et
analyse 47
1. Le contexte géopolitique : le
référentiel de la trajectoire 48
2. L'espace : vecteur et cadre de la trajectoire
58
2.1-Territoire de départ 58
2.2-Territoire de circulation 63
2.3-Territoire d'arrivée et de résidence
67
3. ![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e3.png)
2
Aspects sociaux: une trajectoire globale 72
3.1-Les cadres sociaux de la trajectoire : causes de
l'émigration et imaginaire migratoire 72
3.1.1-Le cadre social de l'émigration
72
3.2-La condition sociale de l'immigration 74
4. Les (im)mobilités au regard des notions
d'espace, de société et de politique
79
4.1-Les (im)mobilités du travailleur puis retraité
migrant célibataire géographique 80
4.1.1-L'étape que constituent l'arrivée et
les débuts de l'enracinement en France 80
4.1.2-L'étape du travailleur avec le statut de
séjournant en France 81
4.1.3-L'étape de la résidence : un
enracinement administratif 82
4.1.4-L'étape du regroupement familial et de son
échec : un enracinement raté 84
4.1.5-L'étape actuelle : le statut de
retraité célibataire géographique 85
4.2-Les (im)mobilités des femmes au foyer
célibataires géographiques puis des couples
isolés dont le mari est dépendant physiquement
87
4.2.1-Le départ du mari ou l'enracinement dans la
situation de femme au foyer 88
4.2.2-Quand mon mari a commencé à tomber malade
88
CONCLUSION 91
BIBLIOGRAPHIE 94
ANNEXES 98
Annexe A : Grille d'entretien 99
Annexe B : Entretiens 1 101
Annexe C : Entretien 2 109
Annexe D : Entretien 3 120
Annexe E : Fiche d'accueil ATMF 126
INTRODUCTION
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e4.png)
3
Dans le contexte actuel d'un
intérêt croissant pour les mobilités humaines et leurs
enjeux, la prise en compte des populations migrantes les plus
vulnérables et la compréhension de leurs problématiques
s'avèrent particulièrement
nécessaires.
Le thème traité dans ce travail de recherche
prend place, d'une part, dans le contexte de la libre circulation de certaines
populations privilégiées, celle des capitaux, des marchandises et
des informations, et d'autre part, dans celui de la fermeture des
frontières, de la circulation conditionnée et de la «
militarisation »1 de la question migratoire. Ce
thème s'inscrit également dans une conjoncture de cumul
des richesses - par une minorité de personnes - la
mondialisation des profits et la paix sociale d'une part, la
paupérisation, la précarisation et toutes formes de
tensions, d'autre part.
Ces contradictions, ces discriminations et ces
inégalités résultant de l'ultralibéralisme
ont des répercussions considérables sur la teneur des
débats actuels concernant les questions migratoires. Ceci est
particulièrement notoire dans les pays occidentaux
industrialisés où la réémergence de ces
problèmes réactive l'image de « boucs
émissaires » et replace au devant de la scène des «
débats-écrans » visant à détourner
l'attention des véritables questions posées à la
société et légitimant des politiques migratoires
aux dimensions fondamentalement « guerrières » et «
économiques » (Bernardot 2012 : 11-90). En effet, barricades
érigées, frontières externalisées, arrestations,
internements et déportations d'individus, sont autant
de dispositifs actuels qui témoignent de la «
militarisation » de la question migratoire et de l'édification de
véritables forteresses en Europe, aux U.S.A. ou encore en Australie.
1 Sur la militarisation des frontières et les profits
économiques et idéologiques que cela engendre, voir : A Marc,
Bernardot (2012) Captures, Bellecombe-en-Bauges :
Editions du Croquant.
A Claire, Rodier (2012) Xénophobie
business. À quoi servent les contrôles migratoires ?,
Paris : La Découverte, coll. « Cahiers libres ».
On peut aussi rappeler ce qui se passe
régulièrement à Ceuta et à Melilia ou encore
à la frontière entre les USA et le Mexique, où
murs et barbelés, patrouilles d'hélicoptères, chiens
policiers, caméras infrarouge renvoient à ce dispositif
de militarisation des frontières.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e5.png)
4
Ainsi, à travers les politiques migratoires
contemporaines, les pays occidentaux reconstruisent leurs rapports
à l'étranger. Ces rapports - qu'ils aient lieu à
un niveau local dans ces pays, ou à un niveau plus global -
s'inscrivent dans une longue continuité où se
perpétuent trop souvent des modèles coloniaux et
impériaux.
Dans ce contexte, nous considérons que la question des
vieux migrants nord-africains isolés est un des aspects de la
problématique plus globale de l'émergence des populations dites
« coloniales » car issues des anciennes colonies, dans les courants
migratoires vers la métropole. En effet, cette population qui a
quitté sa terre natale d'Algérie, de Tunisie ou
du Maroc, pour des raisons économiques, est arrivée en France
dans les années qui ont suivi la fin de la 2ème Guerre
Mondiale, a contribué activement à la reconstruction de la France
d'après-guerre.
Cette population, au parcours difficile,
aujourd'hui âgée et très fortement
touchée par la maladie, est contrainte de vivre dans
l'isolement et dans la limitation de nombre de ses droits dont
celui, pourtant fondamental, de la liberté de circulation. Cela justifie
l'attention particulière que les sciences humaines et
sociales portent à ces thématiques.
S'intéresser à cette
population, à son histoire, à son parcours, aux conditions
passées et actuelles ainsi qu'aux divers aspects de son
vécu migratoire, c'est aussi interroger les
mobilité/immobilité et l'idée que «
La circulation est à la base de toute géographie et de toute
politique » (Gottmann 1952 : 119-120).
C'est également questionner la
trajectoire des immigrés nord-africains âgés et
isolés et leurs mobilité/immobilité dans les circulations
internationales, là où se joue l'articulation
entre la trajectoire sociale et la trajectoire spatiale du migrant, où
le politique est déterminant et où s'inscrivent
des enjeux de pouvoir, tout autant économiques que sociétaux ou
encore symboliques.
Notre questionnement va être centré ici sur une
catégorie « pionnière » en ce sens
qu'elle est cette « première
génération d'immigration » nord-africaine à venir en
France dont un grand nombre de membres vivent le vieillissement en immigration
loin de leurs familles qui se trouvent dans le pays
d'origine.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e6.png)
5
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e7.png)
6
Cette catégorie présente
l'intérêt de s'inscrire dans une
histoire qui a ses fondements dans l'histoire et la politique
françaises d'abord coloniales puis de
l'immigration qui ont encadré la mobilité de
cette catégorie, déterminé tout le processus des
différents statuts par lesquels elle est passée et en fin de
compte, construit sa trajectoire.
En tentant de rendre compte de
l'expérience de la migration vécue par les
immigrés nord-africains âgés et isolés vivant
à Montpellier, notamment dans les foyers, le présent travail
ambitionne aussi de contribuer à mettre en lumière la
complexité des trajectoires migratoires. Il s'agit de
replacer celles-ci - notamment celles qui concernent
l'immigration maghrébine en France -
dans un contexte qui va au-delà du cadre national dans lequel
cette migration a été pendant longtemps saisie, afin de
l'élargir à des espaces plus larges,
l'inscrire dans des circulations plus complexes, dans une
nouvelle géographie qui prend en compte les différents
territoires qui se croisent dans le phénomène migratoire.
Les recherches sur l'immigration
nord-africaine en France sont nombreuses et donnent lieu à des analyses
qui se sont essentiellement intéressées à cette
immigration du point de vue du territoire d'accueil et de
résidence. S'appuyant sur des approches dites globale
et intégrée, notre étude prendra en considération
d'autres paramètres tels que le territoire de
départ, de circulation et
d'arrivée/résidence pour montrer que la
trajectoire globale de cette migration - de ce groupe d'individus -
est construite par les aspects politiques, spatiaux et sociaux qui
marquent ces territoires et leurs imbrications à toutes les
échelles.
Les analyses qui vont suivre s'articuleront autour de quatre
grandes parties qui structureront notre travail. Dans une première
partie : « Contexte, enjeux et problématique »,
partant pour l'essentiel d'une recherche bibliographique et aussi
d'observations de terrain, nous présenterons le contexte global
et la trajectoire spécifique de cette migration nord-africaine. Ce cadre
nous permettra de proposer une petite lecture critique des travaux de recherche
qui concernent cette migration, de poser notre problématique, de
formuler nos questionnements et de fixer nos objectifs de recherche.
Dans une seconde partie, nous nous intéresserons
à « La notion de trajectoire en géographie » notion par
laquelle nous aborderons les aspects géopolitiques, spatiaux et
sociaux de la migration nord-africaine en France.
L'objectif essentiel ici sera de poser la question des
rapports au territoire et donc du rapport entre mobilité et
immobilité dans le cas d'une trajectoire migratoire
spécifique.
Dans la troisième partie de notre travail : «
Démarche de terrain », basée sur la recherche de terrain,
nous définirons la population concernée et son cadre de vie, la
ville de Montpellier ainsi que la méthode d'enquête que
nous avons suivie lors de cette recherche. Notre intention ici est de
souligner les particularités de cette population composée de
vieux migrants nord-africains âgés et isolés et de
mettre l'accent sur l'intérêt d'une enquête
qualitative menée auprès de cette population pour mieux
saisir les caractéristiques de sa trajectoire.
La quatrième et dernière partie de notre
investigation portant sur « La trajectoire des immigrés
nord-africains âgés et isolés de leurs familles » nous
amènera à livrer les résultats de notre
enquête et à proposer des analyses dont l'objectif principal sera
de prendre en compte les notions de pouvoir, d'espace et de
société.
I- CONTEXTE, ENJEUX ET PROBLÉMATIQUE
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e8.png)
7
Une description synthétique des
spécificités de cette migration, et de l'importance de ce courant
migratoire dans l'histoire de l'immigration de travail en France feront l'objet
d'une présentation ainsi que le contexte migratoire dans lequel il a
évolué. Ceci constituera le point initial de la
première partie de notre travail qui va se poursuivre en
s'intéressant à la trajectoire spécifique des
immigrés nord-africains, saisie dans son aspect historique et actuel.
Partant, nous proposerons également une lecture critique de quelques
travaux sur cette population ce qui nous permettra d'exposer notre
problématique et les objectifs de cette recherche qui s'articule autour
des notions de migration, territoires et
mobilités/immobilités.
1-Présentation du contexte migratoire :
brève histoire des migrations en Europe et en France.
Depuis les débuts de la révolution industrielle
dans les pays capitalistes avancés, les migrations de masse constituent
une réponse aux besoins de main-d'oeuvre, ou encore au
déséquilibre démographique. Ainsi, les flux
migratoires varient en fonction des booms et des récessions
économiques, entre recrutement de travailleurs migrants et expulsion du
plus grand nombre d'entre eux.
En France, depuis le 19éme siècle,
l'immigration est principalement de voisinage et spontanée. Migrants de
proximité - Belges, Italiens, Allemands, Suisses et
Espagnols...- et migrants de l'intérieur - Savoyards, Bretons,
Auvergnats...- vont « tenter leur chance en ville »,
constituant ainsi un champ migratoire entre les villages d'origine et les zones
de production.
Au début du 20éme siècle, les
besoins de main-d'oeuvre d'une économie française en
pleine expansion ne font qu'augmenter, au moment où l'exode rural ne
peut plus satisfaire cette demande et où les migrations
spontanées de travailleurs potentiels vers « le nouveau monde
» sont au plus fort. Les professions dans l'agriculture,
l'industrie et les mines mettent donc en place des organismes
spécialisés. C'est le début des recrutements
organisés de travailleurs venus de
l'étranger.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e9.png)
8
Cette évolution dans le phénomène que
constitue l'immigration en France est confirmée au cours de la
1ère Guerre Mondiale. En effet, la mobilisation aggravant le
manque de main-d'oeuvre, l'État prend alors les choses en main.
Cependant, « organisé par le Ministère de
l'Armement, le recrutement de travailleurs européens s'avère
difficile : en recourant à la Grèce, au Portugal,
à l'Espagne, on ne put trouver plus de 100 000 immigrants. Il fallait
donc faire appel à une main-d'oeuvre
extra-européenne et l'administration coloniale organisa un
recrutement massif de Nord-Africains (132 000), d'Indochinois (49 000) et
même de Chinois »2. Ces travailleurs sont mis à
l'écart du reste de la population - ce qui va favoriser ainsi
l'installation de nouveaux stéréotypes racistes
- encadrés par un système qui combine
méthodes coloniales et discipline militaire. Ainsi, se forment
des espaces qui prolongent la société coloniale au sein
même de l'espace métropolitain.
A la fin de la 1ère Guerre Mondiale, la
démobilisation de 4 millions de soldats engendrant une crise de l'emploi
et la situation de mise à l'écart - qui prend la forme
d'un cloisonnement socio-spatial - que vivent les
travailleurs et les ex-soldats des colonies, favorisent, dans
l'indifférence générale, les premières
expulsions massives organisées par les autorités
françaises : « sur 220 000, il ne restera guère dans
l'hexagone métropolitain que 5000 Nord-Africains »
(Granotier 1979) . Cependant, 130 0000 hommes sont morts aux combats et
l'économie française n'a jamais eu autant besoin de
main-d'oeuvre étrangère pour la
reconstruction.
Ainsi, le nombre d'étrangers en France va doubler entre
1921 et 1931, passant respectivement de 1 532 000 à 3 000 000, soit
environ 7% de la population selon les chiffres officiels. De ce fait, la France
devient durant les années 1920 le premier pays d'immigration,
devant les U.S.A. Les années trente, marquées par la
dépression économique et un repli sur soi, vont freiner
cette vague d'entrées en France. Aux expulsions des
chômeurs, s'ajoutent des lois contraignantes pour l'emploi des
étrangers leur interdisant notamment d'exercer des professions
libérales.
En 1939, le « plan Mendel », du nom du ministre des
colonies, prévoit le recrutement de 300 000 travailleurs coloniaux.
C'est ainsi que 498 000 Africains et
2 Revue Esprit, n°Spécial,
avril 1966, p. 535.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e10.png)
9
Malgaches et 100 000 Indochinois arrivent en France pour
« contribuer à l'effort de guerre ». 120 000
d'entre eux sont envoyés sur le front, les autres vont travailler, en
particulier, dans les usines d'armement aux cotés des femmes.
A la sortie de la guerre, l'ordonnance de 1945
crée l'Office National de l'Immigration (ONI), et son décret
d'application du 26 Mars 1946 lui donne le statut d'établissement public
à caractère administratif et le charge de toutes les
opérations de recherche, de sélection et d'acheminement
des travailleurs étrangers en France. L'État
français signe aussi des accords avec les pays pourvoyeurs de
main-d'oeuvre tels que l'Italie, en 1946, et au début
des années 1960 l'Espagne, le Portugal, le Maroc, la Tunisie, la
Yougoslavie et la Turquie.
Ainsi, une nouvelle vague de migrants va construire la France
des Trente Glorieuses. Le nombre d'étrangers en France va progresser de
manière continue et représente 7,7% de la population en 1974,
date à laquelle le gouvernement suspend l'entrée de travailleurs
étrangers permanents, dans un contexte de crise économique.
Algériens, Italiens, Portugais et Espagnols constituent les 2/3 de
l'immigration. Cependant, durant les années 1960, les Africains du Nord
représenteront la principale source de main-d'oeuvre
immigrée ; les Algériens en particulier qui
circulent librement entre la France et l'Algérie depuis
19473.
Après 1960, des spécificités
socio-économiques s'affirment définitivement : les migrants sont
localisés dans le bas de la hiérarchie professionnelle. De plus,
le logement des immigrés est marqué « par deux aspects :
celui d'un habitat de mauvaise qualité et celui d'une concentration dans
certains quartiers » (Bernardot, 2008)
Jusqu'au milieu des années 1970, bidonvilles,
logements de chantier, hôtels surpeuplés et autres taudis
urbains constituent ce logement, avec une population composée
principalement d'Algériens, de Portugais, de Marocains, d'Espagnols, de
Sénégalais, de Tunisiens et de Maliens. Par la suite, les
baraquements laisseront place aux cités de transit,
3 Cette libre circulation entre France et Algérie
durera même après l'indépendance algérienne. Puis,
un premier accord migratoire est signé entre les deux pays en 1964,
adoptant les principes de contingentement et de contrôle médical -
comme c'était déjà le cas pour le Maroc et la Tunisie
- et constituant ainsi un premier frein à la libre
circulation et une première étape vers la réglementation
des flux de l'Algérie vers la France.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e11.png)
10
et finalement, aux cités HLM, pour les familles et aux
foyers de travailleurs migrants - principalement
gérés par la Sonacotra4 actuelle Adoma -
pour les travailleurs célibataires5.
Ces spécificités socio-spatiales de
l'immigration de main-d'oeuvre des années 1960 dont il faudra
développer l'analyse, restent à l'ordre du jour en 2014. En
effet, que ce soit les familles ou les célibataires,
peu sont sortis de l'HLM ou du foyer. Ce constat est d'autant plus vrai
s'agissant des migrants venus des anciennes colonies d'Afrique du Nord et
d'Afrique de l'Ouest.
Pour ce qui est des foyers de travailleurs, ils logeaient en
1999 plus d'un quart (26,5%) de la population immigrée âgée
de plus de 60 ans (Bernardot, 2008). Cette proportion ne fait qu'augmenter avec
le vieillissement des populations de ces foyers qui, par différents
mécanismes, sont contraintes de rester isolées dans cette
catégorie de logement ; il faut rappeler ici que certains
immigrés y sont depuis plus de 30 ans.
2-Les immigrés nord-africains : une trajectoire
spécifique
Les « Chibani-a-s », - « chibani » au
masculin et « chibania » au féminin - mot dont la racine
« chibe » signifie « cheveux blancs » en arabe, est
utilisé pour désigner de manière affectueuse les
personnes âgées dans les pays d'Afrique du Nord, notamment
au Maroc, en Algérie et en Tunisie.
En France, le terme « chibani-a-s » a
été repris par différents collectifs et associations, qui
se sont organisés pour faire face à la situation sociale dans
laquelle se trouvent bon nombre de personnes âgées
immigrées notamment originaires de ces pays
4 La société nationale de
construction pour travailleurs d'Algérie
créée en 1956 construit et gère des
foyers de travailleurs migrants. La Sonacotra offre d'abord
aux Algériens avant de s'élargir à l'ensemble des migrants
- (post)coloniaux en particulier - des conditions de «
résidence temporaire et en-dessous des normes de logement pour des
actifs seuls » (Bernardot, 2008). La Sonacotra qui a un statut juridique
hybride de société d'économie mixte nationale combinant la
tutelle de plusieurs ministères, celui de l'intérieur notamment,
et des acteurs privés au sein du capital, constitue un exemple de
traitement de la population ouvrière par le biais du logement social qui
relie l'action policière dans le contexte de la guerre d'Algérie
et de besoin de main-d'oeuvre docile. Le 23 janvier 2007, la
Sonacotra change de nom et devient Adoma, nom construit à partir du
latin « ad » qui signifie vers et «
domus », la maison. Tout un symbole !
5 Pour beaucoup, il s'agit d'hommes mariés dont la famille
est restée dans le pays d'origine.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e12.png)
11
d'Afrique du Nord. Ce terme est même
élargi à l'ensemble des «vieilles » personnes
immigrées de toutes origines, enracinées de longue date
dans ce pays, à cette génération de la période des
Trente glorieuses qui est en train de vieillir aujourd'hui dans des
conditions sociales trop souvent dures et indignes.
2.1 Trajectoire historique
Les immigrés du troisième âge ont connu
une vie difficile avec des conditions de travail et d'autres aspects,
communs à toute la classe ouvrière
d'après-guerre. Cependant, s'ajoutent à cela,
des aspects spécifiques aux travailleurs immigrés originaires des
colonies puis « néo-colonies » :
inégalité de traitement, discrimination dans le droit au
logement, ségrégation, contrainte sociale permanente liée
au système de contrat précaire. De plus, ces
difficultés particulières tendent à se maintenir
jusqu'à maintenant, alors qu'ils/elles ont atteint l'âge de la
retraite : inégalités sociales de santé,
accès difficile à un logement digne et adapté, privation
des droits sociaux, « assignation à résidence »,
liberté de circulation conditionnée, etc.
Les travailleurs immigrés nord-africains qui ont
actuellement le statut de retraités sont venus en France au cours des
Trente glorieuses, constituant ainsi une « nouvelle vague »
d'arrivées, suite à la forte demande -
métropolitaine - de main-d'oeuvre dans le secteur des
mines, de l'industrie de transformation, du bâtiment et de
l'agriculture.
A l'époque, le gouvernement français se
chargeait directement de leur recrutement dans le pays
d'origine et organisait la répartition géographique de cette
immigration ; dès le début, ces personnes étaient
réduites à leur simple force de travail. Tout au long de cette
période d'après-guerre, on note que :
Le flux migratoire se poursuivra avec des phases de
répit ou d'accélération jusqu'en 1980. Le recrutement se
faisait sur la base de contrats (...) renouvelables une seule fois.
Ainsi, la maîtrise du volume de ce flux de main-d'oeuvre
était totale et, durant une trentaine d'années, la
flexibilité de sa gestion sera le principal moyen de réguler les
aléas de la conjoncture (...). La population d'origine
extérieure restera vouée à la régulation
des besoins en main-d'oeuvre » (Conus et al, 2004
: 19).
Pour ce qui est du recrutement, dans les années 1950,
il concerne le Maroc et notamment les grandes villes : Marrakech,
Oujda, Meknès parmi d'autres. Après les villes,
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e13.png)
12
ce sont les campagnes, avec des recrutements qui se font
exclusivement dans les régions atlasiques du Sud-est et du Souss.
Progressivement, à partir du milieu des années 1960, le
recrutement au Maroc devient une véritable institution, notamment
après la signature de la première convention de
main-d'oeuvre franco-marocaine, le 1er juin
1963. C'est le début des départs massifs
d'hommes jeunes, issus des campagnes les plus pauvres et qui sont
recrutés sur place.
Le bureau de la représentation française
de l'ONT au Maroc, situé à Aïn Borja, un quartier
de Casablanca, constituait le dernier point de passage obligatoire - avec une
dernière visite médicale - avant le départ pour la France
et la répartition géographique selon les besoins
économiques qui suivait. Par la suite, et jusqu'à maintenant, ce
bureau de Aïn Borja est resté un lieu de passage
obligatoire - pour une visite médicale - pour chaque
membre des familles qui souhaitent faire un regroupement familial. Ce lieu de
transit pour des milliers de personnes provenant de tout le Maroc et
arrivées en France dans le cadre du regroupement familial ou du
recrutement, est utilisé dans le langage courant chez les marocain-e-s
de France comme étant: « La route de Aïn Borja »,
expression qui témoigne d'une trajectoire migratoire commune,
marquée par ce passage obligé.
En ce qui concerne les méthodes de recrutement, la
mémoire populaire des régions du Souss et du Sud-est
marocain, ainsi que la mémoire collective de l'immigration marocaine
d'après-guerre en France, sont marquées par les
recruteurs, en particulier par un dénommé Félix Mora.
Comment en serait-il autrement quand autant de vies humaines sont
passées entre les mains d'une même personne ?
Ancien officier des Affaires Indigènes, connaissant
bien le Maroc, appartenant toujours à l'armée, Félix Mora
était recruteur, en particulier pour le compte des responsables des
mines du Nord-Pas-De-Calais et du reste de la France, mais plus
généralement, sa mission consistait à recruter, encadrer,
organiser et contrôler la main-d'oeuvre marocaine - et ce, avec
l'appui des autorités marocaines - pour satisfaire les besoins
de main-d'oeuvre « de qualité » du patronat
français.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e14.png)
13
Joël Dahoui, recruteur au Maroc pour
l'O.M.I.6, Office Français des Migrations Internationales, de
1963 à 1995, raconte :
Mon métier, c'était sélectionner la
main-d'oeuvre pour les employeurs français ... des gens qui au
début étaient assez réticents à employer
de la main-d'oeuvre maghrébine parce qu'ils étaient
habitués à de la main-d'oeuvre italienne et
à la main-d'oeuvre espagnole (...) leurs besoins
faisant force de loi il a bien fallu qu'ils s'adressent à la
main-d'oeuvre marocaine (...) Vous aviez tous les secteurs de
l'économie française (...) Il y avait un accord donc entre le
Ministère du Travail Marocain et l'Office d'immigration au Maroc
pour sélectionner dans certaines zones des contingents (...) On
prenait trois cents travailleurs dans la province de Marrakech, deux
cent cinquante dans la province de Fès, cent cinquante dans la province
de Taza etc. Autrement dit, on partageait le gâteau de l'immigration.
D'une façon générale, nous avons
préféré, pour des raisons de mentalité,
sélectionner en zone rurale plutôt qu'en zone urbaine, il y avait
une plus grande maniabilité de la personne, souvent plus disposée
à vraiment aller travailler en France (...) Le sélectionneur doit
fournir un produit de valeur pour la personne qui a sollicité son
service (...) Je dois dire qu'avec la main-d'oeuvre
marocaine, il y a eu très très très très peu de
déchet, moins de 2% de déchet sur tous ceux qu'on
envoyait, parce que y' avait des années on envoyait 50 000
personnes7.
Le système de recrutement a une histoire. Il a
été pensé dès son origine pour obtenir une
main-d'oeuvre la plus docile possible. Une
main-d'oeuvre qui accepterait ce que la classe ouvrière
en France, organisée collectivement, n'acceptait plus. Sont
particulièrement recherchés les jeunes hommes
illettrés, sans expérience du travail industriel et sans
expérience syndicale.
Le choix des zones de recrutement dans le rural n'est
donc pas neutre. De plus, bien souvent les hommes sont
sélectionnés selon des critères physiques, avec tout un
panel de tests et de visites médicales, porteur d'humiliation et
de subordination. « Des milliers de jeunes passaient en file
indienne soit devant Félix Mora, soit devant un médecin pour
être examinés de la tête aux pieds : les dents, les
oreilles, les yeux, les muscles, la colonne vertébrale
»8. Puis ils étaient marqués avec des tampons de
deux couleurs différentes pour
6 En 1988, l'ONI devient l'Office des Migrations
Internationales (OMI). Comme il est inscrit dans son
ordonnance d'origine, cet organisme a le monopole du recrutement pour
la France des travailleurs de toutes nationalités.
7 Partie d'entretien, retranscrite du film de Yamina Benguigui
: « Mémoires d'immigrés, l'héritage
maghrébin » (1997). Disponible sur
YouTube URL :
http://www.youtube.com/watch?v=mXbmjmO5rX8,
consulté le 15/02/2014.
8 Propos recueillis lors de discussions collectives «
Café mémoire » organisées par l'Association des
Mineurs Marocains du Nord-Pas-De-Calais (AMMN) et qui ont servi de base
à un ouvrage intitulé « Du bled aux corons, un
rêve trahi » paru en 2008 et édité par
l'association elle-même en collaboration avec les sociologues S. Bouamama
et J. Cormont. Cet ouvrage retrace le vécu des « gueules noires
», de leur
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e15.png)
14
les distinguer. « Si Mora t'affiche un cachet
vert sur la poitrine, cela signifie que tu es accepté ; un
cachet rouge signifie que tu es refusé ».9
Si à l'époque, l'espoir de venir
travailler en France faisait accepter ces procédures humiliantes, cela
s'expliquait en partie par l'imaginaire que ces personnes avaient de la France,
imaginaire qu'ont largement contribué à construire d'une part les
colons et les recruteurs, et d'autre part, les premiers Marocains partis en
France dans les années 19451960. En effet, ces derniers, en
rentrant au Maroc, donnaient de la France une image d'Eldorado,
où les conditions matérielles étaient bien plus
faciles et confortables que celles, misérables, que vivaient ces
candidats à l'émigration.
Comme chez beaucoup de travailleurs immigrés, le «
mythe du retour » fait partie intégrante du projet de
départ, de plus, dans le cas de nombre de travailleurs marocains, ce
mythe est entretenu par trois systèmes qui ont conditionné et
structuré matériellement le sentiment du provisoire :
· Le système de contrats successifs
à durée déterminée avec un retour au
pays à la fin de chaque contrat produisant une situation de «
travailleur saisonnier », et une immigration pendulaire d'homme seul, dont
la famille reste dans le pays d'origine.
· Le logement dans des
baraquements collectifs proches des lieux de travail et dans des foyers de
jeunes travailleurs immigrés. Souvent isolés du reste de la
société, ces immigrés qui ont plus ou moins le même
« mythe du retour » en tête, l'entretiennent entre eux.
· Le fait que le regroupement familial
n'ait été encouragé qu'en 1976 -
jusque-là le système de contrat conditionnait les flux
et favorisait une immigration pendulaire d'homme seul - il a
été suspendu ensuite en 1977, pour être de nouveau
autorisé en 1978. La législation française en a
restreint plus d'une fois les critères : surface de logement
requise en fonction du nombre de membres attendus, montant des revenus, nature
des liens familiaux restreints à la famille nucléaire, âge
des enfants, durée du séjour en France, stabilité
du travail et sincérité de l'engagement matrimonial.
recrutement au Maroc à leur logement dans des baraquements
de célibataires, dans ces corons de cités minières au nom
évocateur.
9 Idem.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e16.png)
15
Le « mythe du retour » correspond aussi bien
à une véritable intention des immigrés -
beaucoup comptaient rester en France 5 ou 6 ans, le temps d'avoir
assez d'argent pour monter une affaire au pays et y rester -
qu'à une manière de supporter leurs conditions de vie en
tant qu'immigrés. Cependant, le renouvellement des contrats, la
situation économique, sociale et politique dans le pays d'origine et le
sentiment perpétuel de « besoin de rester travailler en
France » font que le « provisoire qui dure » finit par avoir
progressivement le dessus sur ce « mythe du retour ».
Ce dernier est également mis à mal par
l'image de vie de famille des premiers travailleurs ayant fait venir
leurs femmes et leurs enfants, et par la possibilité -
conditionnée - du regroupement familial. Cependant, si la
majorité des personnes ont réussi leur regroupement familial, on
observe que beaucoup de travailleurs nord-africains sont restés seuls en
France.
Si pour certains, il s'agit d'une décision
personnelle et/ou familiale relevant de la « peur »
que les enfants soient acculturés des enfants, d'un objectif de
retour rapide au pays ou tout simplement d'une préférence de la
migration pendulaire, pour beaucoup - les plus précaires - il
s'agit de non conformité aux critères du regroupement familial,
en raison de revenus insuffisants et/ou de période de chômage, de
difficultés à trouver un logement convenable pour une vie en
famille. Ils restent donc isolés dans les foyers de travailleurs et
autres logements pour célibataires étrangers, et
généralement, ils envoient régulièrement de
l'argent à leurs familles au pays et leur rendent visite dans la
mesure du possible.
Ce mode de vie « entre ici et là-bas
» s'est fait dans l'optique qu'une fois atteint l'âge de la
retraite, il serait possible de passer plus de temps auprès de
la famille restée au pays, et même de retourner
définitivement dans son pays d'origine. Cependant, cette
optique est un prolongement du « mythe du retour »,
confrontée aux réalités que sont la retraite minime, la
situation sociale dans le pays d'origine et la dépendance
financière des familles, la perception des droits sociaux soumise
à la condition de la résidence sur le territoire français,
comme le montre le contexte actuel. Elle est largement remise en question.
2.2 Contexte actuel
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e17.png)
16
On note ainsi qu'une fois l'âge de la retraite
atteint, le montant de la retraite perçu par les
immigrés « célibataires » est souvent10
dérisoire, beaucoup perçoivent moins de 300 euros par mois. C'est
la conséquence directe du système de contrats saisonniers et du
travail non déclaré que ce système a favorisé, mais
ceci vient aussi du fait qu'ils aient été les premiers
licenciés au cours des restructurations industrielles des années
198011. La trajectoire professionnelle de ces personnes est donc
marquée par des périodes de chômage ou de travail non
déclaré, qui affectent les taux de cotisation calculés par
les organismes étatiques, pour leur retraite.
De ce fait, ce groupe de personnes est financièrement
dépendant des aides sociales étatiques telles que la
Retraite Complémentaire, ou encore l'Allocation de
Solidarité aux Personnes Agées (l'ASPA) qui
augmentent à hauteur du « niveau minimum de ressources » de
791,99 € par mois12 le montant de la pension
de retraite de base.
Toutefois, la perception de ces droits sociaux est
conditionnée par le fait de rester sur le territoire français au
minimum 6 mois dans l'année. Jusque-là, la stratégie
adoptée par les premiers concernés consistait à garder un
logement et une adresse en France, d'y venir uniquement le temps d'assurer les
formalités administratives, quelques semaines tout au plus, et de passer
le reste de l'année prés de leurs familles dans le pays d'origine
et de profiter ainsi de leur retraite.
10 Parmi les retraités immigrés vivant seuls en
France, il existe un groupe important qui a pu bénéficier d'une
véritable retraite. Il s'agit des personnes qui ont eu un parcours
professionnel continu, la plupart du temps au sein de grandes entreprises, en
tant qu'ouvriers qualifiés. Ces personnes bénéficient
ainsi d'une retraite complète et ne dépendent pas des
administrations chargées des retraites précaires.
11 Alors qu'ils représentaient 10 à 15% des
effectifs à la fin des années 1970, les travailleurs
immigrés ont absorbé à eux seuls de 40 à 50% des
suppressions d'emploi dans l'industrie et le bâtiment (Math, 2009).
12 Ce montant, calculé par les organismes de retraite
pour une personne seule, sous condition de résidence,
d'âge et de revenus, ne prend pas en compte les familles qui
résident à l'étranger. L'ancien travailleur toujours
« célibataire géographique » ne touche donc
rien pour sa famille.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e18.png)
17
Cependant, depuis la « crise » de 2007, sous couvert
de « lutte contre la fraude », les caisses de sécurité
sociale (CARSAT, CAF, CPAM, MSA) multiplient les contrôles auprès
des vieux migrants, en particulier ceux vivant en foyer. Du point de vue de
l'administration, il s'agit de vérifier la condition de
résidence en France et donc de vérifier le temps
passé sur le territoire français.
Si le temps passé hors de France est trop long, les
personnes sont considérées comme « non résidentes
» et la quasi-totalité de leurs droits sociaux en matière de
vieillesse, d'aides au logement ou de protection maladie, leur
est supprimée, souvent sans que la décision ne leur soit
notifiée ni qu'elles aient la possibilité de pouvoir s'expliquer
ou contester.
A la suite de ces contrôles, les caisses opèrent
des redressements pour des vieux migrants dont les revenus sont
inférieurs à 300 euros par mois, et certains d'entre eux se
retrouvent avec des dettes envers ces caisses, allant de 1000 à
20 000 euros. Ces contrôles qui s'inscrivent dans la
continuité des politiques menées à l'encontre de
ces anciens travailleurs immigrés - transnationaux - posent le
problème de la libre circulation de ces personnes et de ce qui
s'apparente à leur assignation à résidence.
3- Enjeux et problématique
Le statut actuel de « contrainte à immobilisme
» de ces anciens travailleurs, isolés et contraints au
célibat d'un point de vue géographique car sans regroupement
familial, s'inscrit dans des dimensions spatiales, sociétales et
économiques à différents niveaux :
V' Le niveau international montre le
déséquilibre de leur situation entre pays d'origine et pays de
résidence. Au Maroc comme dans le reste de l'Afrique du Nord, il ne leur
est pas possible de se soigner sans payer un prix élevé. De plus,
la famille reste dépendante économiquement des revenus du
travailleur en France. Ainsi, l'immobilité au niveau du pays de
résidence s'impose du fait de la contrainte administrative d'obligation
de résidence pour bénéficier des droits sociaux, ou
encore, du fait que les soins médicaux les plus
élémentaires soient payants dans les pays d'origine.
V' Le niveau local :
l'immobilité est à considérer dans un
contexte de précarité et notamment de précarité
résidentielle qui se matérialise par la vie en foyer - de type
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e19.png)
18
Adoma (ex Sonacotra) - ou dans d'autres
chambres et studios du parc public ou privé. Les faibles revenus, les
difficultés à faire valoir ses droits - plusieurs personnes
rencontrées consacrent la majorité de leurs déplacements
à des tracasseries administratives, pour des droits qui devraient leur
être accessibles - sont autant de paramètres
à prendre en compte pour analyser la (im)mobilité au niveau
local.
Depuis plusieurs années déjà, le contexte
reste toujours marqué par une crise économique, politique,
sociale et psychologique, où les conséquences désastreuses
de l'ultralibéralisme, en termes de paupérisation, de
précarisation et de dérégulations se propagent dans la
société et suscitent des débats autour de questions
récurrentes - et instrumentalisées - telles que
: l'immigration, l'identité nationale, le rapport à
l'Islam, la question de savoir qui est le peuple ou encore le poids
que représente une démocratie d'opinion publique et de
sondages.
Ainsi, la prétendue lutte contre la fraude
organisée par les caisses de sécurité sociale - qui laisse
penser que les vieux migrants sont responsables de la fuite des capitaux, de
fraude aux allocations et autres évasions fiscales - s'inscrit,
comme nous l'avons mentionné plus haut, dans un contexte de
réactivation de « boucs émissaires », où sont
alimentés des « débats-écrans » qui font
diversion et cachent les problèmes fondamentaux qui traversent la
société française, tout en cherchant à justifier
les politiques discriminatoires, voire racistes menées contre ces
populations.
De ce point de vue, les sciences humaines et sociales ont un
rôle fondamental à jouer dans la déconstruction des
stéréotypes et de certains schémas de pensée, ainsi
que dans la description des phénomènes et des processus tels
qu'ils existent. L'enjeu global est le passage d'une réaction
émotionnelle - limitée - à une approche
à la fois analytique et critique du système régissant les
questions migratoires, afin de mieux le comprendre et de mieux le cerner, pour
fournir des éléments objectifs et trouver des solutions
adéquates aux problèmes.
3.1 La recherche sur l'immigration : approche
sectorielle et approche intégrée
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e20.png)
19
3.1.1 L'approche sectorielle
De nombreuses analyses, notamment en sociologie, ont
été faites sur les populations issues de l'immigration, et plus
particulièrement sur les travailleurs étrangers en France
(Granotier, 1979 ; Minces, 1973 ; Sala et al. 2000). Ces analyses s'inscrivent
souvent dans des approches sectorielles (sociologie de l'immigration,
sociologie de l'émigration, sociologie historique de l'Etat, sociologie
historique du racisme...) qui donnent une vision monolithique et donc
biaisée de la réalité.
D'autres analyses assez médiatisées, comme
celles données par Alain Finkielkraut dans son livre «
L'identité malheureuse »
(2013)13 consistent à chercher des explications aux
questionnements sur l'immigration/émigration dans des
caractéristiques prétendument propres aux populations
concernées, avec des arguments en terme de « facteurs culturels
» qui expliqueraient les comportements, les attitudes et les
capacités « d'intégration » (ou pas) en France.
Ce type d'approche ne tient pas compte du fait que les attitudes et les
comportements sont socialement produits, notamment par le biais des
interactions entre les nouveaux arrivants et le reste de la
société.
De plus, la globalisation capitaliste -
déterminée par les impératifs de libre circulation des
biens et des services et ceux du marché du travail - conçoit les
rapports humains sur le même schéma que ceux qu'elle
entretient avec la nature, c'est-à-dire quelque chose
d'exploitable et de jetable.
Ainsi, aborder les « problèmes de
l'immigration » sous l'angle du « conflit entre les
civilisations » de la « culture différente » ou encore de
« l'identité nationale menacée », exonère de
toute responsabilité une mondialisation libérale qui met en
péril tout autant les populations du Nord que celles du Sud.
Populations que l'on cherche à opposer entre elles, rendant de
la sorte plus difficiles les nécessaires solidarités pour mettre
en échec un système économique inégalitaire et qui
profite aux plus riches.
Finkielkraut (2013) L`identité malheureuse,
Paris : Stock.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e21.png)
20
Dans une analyse qui nous semble pertinente, le sociologue
Said Bouamama explique, concernant ces « différences » «
que l'on peut instrumentaliser comme étant
irréductibles afin de produire des peurs. » :
Au racisme anti-maghrébin historique datant de la
colonisation succède une forme mutante : l'islamophobie. Des
débats sur la laïcité soi-disant menacée par
quelques foulards, aux polémiques contemporaines portant sur la viande
hallal, en passant par le débat sur l'identité nationale,
une tendance consensuelle particulièrement large se révèle
et dépasse les clivages politiques classiques. Ce consensus
révèle la prégnance de l'espace mental colonial
réactualisé qui a pour effet concret d'unir ceux qui
devraient être divisés (le pauvre et le riche blanc) et
de diviser ceux qui devraient être unis (les travailleurs de
toutes origines et confessions). Cela n'est rien d'autre que le rêve de
tout dominant. (Bouamama 2013 :2)
3.1.2 L'approche intégrée
Les limites de l'approche traditionnelle, sectorielle,
ont été analysées par Abdelmalek Sayad : «
On ne peut faire une sociologie de l'immigration sans esquisser en même
temps et du même coup, une sociologie de l'émigration ;
immigration ici et émigration là sont les deux faces
indissociables d'une même réalité, elles ne peuvent
s'expliquer l'une sans l'autre » (Sayad 1999 : 15).
En effet, il ne faut pas oublier que l'immigré a
d'abord été un émigré et que comprendre
l'immigration suppose de prendre en compte les facteurs, les causes et les
conditions de l'émigration. Ne pas prendre en compte cet « avant
» c'est se condamner à avoir une vision réductrice de «
l'après » et du présent.
La lecture de travaux portant sur le lien entre politique
migratoire, histoire économique nationale et luttes sociales
s'avère très utile pour appréhender la question des
migrants âges et isolés. Des travaux tels que ceux
réalisés par Marc Bernardot (2008, 2002, 1999) ou encore Choukri
Hmed (2006, 2007) portent sur les politiques - menées par les
autorités françaises - de contrôle, de sélection et
de séparation des populations présentant, à leurs yeux,
des risques pour la sûreté nationale, et plus
particulièrement, sur les politiques de logement des jeunes travailleurs
immigrés dans les foyers Sonacotra, actuellement Adoma.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e22.png)
21
Il s'agit d'une institution créée par le
ministère de l'intérieur, soucieux de surveiller les
Algériens présents en métropole durant la guerre
d'Algérie. La Sonacotra est ensuite devenue un acteur central de la
politique d'immigration et a développé un modèle de
contrôle social séparé pour les immigrés des
anciennes colonies. Les foyers Sonacotra furent le théâtre de la
plus longue mobilisation politique des étrangers en France au
20ème siècle. Cette mobilisation qui s'est
manifestée par une grève des loyers au niveau national remettait
en cause le modèle paternaliste et raciste qui régissait la
gestion des foyers de jeunes travailleurs.
En ce qui concerne la condition de travailleur immigré,
Abdelmalek Sayad est le précurseur de l'approche
intégrée de l'analyse sociologique sur les travailleurs
immigrés de la période des Trente glorieuses. Son
analyse sur la relation au travail de l'immigré montre que : «
l'émigration ne peut se concevoir et s'accomplir, ne peut être
supportée et se perpétuer qu'à la condition qu'elle
s'accompagne d'un intense travail de justification, c'est-à-dire de
légitimation » (Sayad 1999 : 108), aux yeux de la
société d'accueil, de la société
d'origine et aux yeux de l'immigré lui-même, de
sa présence ici et de son absence là-bas.
Cela implique que si l'immigré est venu pour
travailler, la fin de l'activité professionnelle ou sa
raréfaction est automatiquement synonyme de retour. C'est dire combien
la « condition immigrée » est éphémère et
subordonnée à l'activité. C'est dire aussi
combien le système capitaliste - pour qui la flexibilité et la
malléabilité de la main-d'oeuvre sont nécessaires
- a produit des conditions subjectives conduisant à favoriser
cette flexibilité et cette malléabilité chez les
travailleurs immigrés.
3.2 Migrations, territoires et mobilité :
Questionnements et objectifs
En ce qui concerne les migrations au sens large, les travaux
en géographie ont pour objectif principal de s'interroger sur
l'articulation entre territoires et migrations. Ces travaux se font
généralement par une approche intégrée mêlant
les disciplines qui privilégient une entrée analytique
par l'individu et celles qui considèrent le territoire comme un
agrégat de populations. Cette approche intégrée prend en
compte les différentes échelles entre processus globaux et
processus qui relèvent de l'enracinement dans une localité et
dans les pratiques quotidiennes.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e23.png)
22
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e24.png)
23
Concernant l'immigration maghrébine en France,
plusieurs analyses géographiques ont été faites sur les
pratiques et les stratégies migratoires, sur l'évolution des
relations transnationales, sur les flux qui élaborent un territoire
circulatoire ou encore sur les parcours de ces migrants. Cependant, en ce qui
concerne les immigrés maghrébins vieillissant dans l'isolement,
il semble difficile de trouver des travaux spécifiques portant sur le
rapport de cette population au territoire. Cependant, des travaux
réalisés sur « la mort en migration » (Lestage, 2012)
qui traitent du retour post-mortem des migrants comme un élément
du projet migratoire, ou encore les travaux de Céline Bergon (2013) sur
les rapports mobilité/immobilité dans le cas de situations
résidentielles spécifiques, constituent des réflexions
théoriques utiles pour mener des recherches sur la pratique contrainte
de l'espace chez les immigrés maghrébins vieillissants et
isolés.
Le travail de recherche proposé ici porte sur les
immigré-e-s nord-africain-e-s âgée-s et isolé-e-s
vivant en France, et plus particulièrement sur Montpellier. Ces
personnes ont chacune une trajectoire qui leur est propre. En effet, selon les
expériences personnelles de chacun-e, la région d'origine, le
parcours professionnel et résidentiel, le statut matrimonial ou encore
le sexe, on observe que le parcours et le statut actuel changent. Le
groupe étudié ici est loin d'être
homogène.
Cependant, concernant cette migration, certains processus se
dégagent, laissant apparaître des étapes communes
à l'ensemble de ce groupe. En effet, en partant des statuts
d'immigrés originaires des anciennes colonies - actuellement pays dits
en voie de développement ou encore pays du sud -, travailleurs
étrangers recrutés dans leurs pays d'origine et actuellement
à la retraite, ou encore femmes au foyer arrivées en France dans
le cadre du regroupement familial, on peut s'interroger sur les
processus par lesquels ce groupe de personnes est passé.
Quelles sont les étapes qui ont construit ces statuts
actuels et ce groupe ? Et quelle est leur spécificité ? Y a-t-il
une seule trajectoire globale pour ce groupe ? Cette migration transnationale
s'est-elle faite dans un cadre administratif, politique, spatial et social bien
précis ? Quels sont les mécanismes, les systèmes qui ont
cadré et cadrent encore la pratique de la mobilité chez
ce groupe de personnes ? Quelle est la part de l'immobilité dans
cette
présupposée mobilité de cette
catégorie de migrants, dans le cadre de la circulation transnationale
?
Ainsi, l'objectif de ce travail est de mettre en
lumière, l'ensemble de la trajectoire de ce groupe. Si l'analyse des
différents territoires de départ, d'arrivée et de
circulation nous semble utile. Toutefois, il ne s'agira pas « d'analyser
de façon segmentée les territoires » (Jolivet 2007
: 8) en question, mais de prendre en considération la trajectoire dans
son ensemble, à travers une approche globale, pour appréhender
les territoires et montrer comment s'opère leur imbrication
« à toutes les échelles en tachant de
décrypter les mobilités étudiées au regard
des notions de pouvoir, d'espace et de société. »
(Jolivet 2007 : 8).
Il s'agira également de comprendre pourquoi les
immigré-e-s nord-africain-e-s âgée-s et
isolé-e-s de leur famille durant toute la durée de leur
migration, constituent une population à la trajectoire
spécifique. Cette spécificité s'inscrit principalement
à travers les statuts comme nous le montreront dans la suite de notre
travail.
Dès lors, se pose l'intérêt d'une approche
géographique des mobilités de ce groupe de personnes. Ainsi, en
nous appuyant sur le travail de Céline Bergon (2013), nous
opérerons un croisement entre statut social spécifique -
d'immigré-e-s Nord-africain-e-s âgé-e-s et isolé-e-s
- et pratiques de mobilité/immobilité.
Le questionnement géographique doit se faire aussi bien
à une échelle locale que globale, mais aussi il doit
également prendre en compte les différentes étapes de la
trajectoire puis sa globalité. En effet, dans le cadre d'une migration
réglementée, transnationale et inscrite dans la durée,
l'approche intégrée des mobilités s'impose.
Ce projet se concentrera sur une recherche bibliographique
portant sur les principaux travaux faits sur les populations venues en France
dans le cadre de la migration de travail puis de la migration
familiale. Il s'agira aussi de réfléchir sur les cadres
politiques, sociaux et spatiaux qui ont marqué la trajectoire globale de
cette migration. Par la suite, la recherche se dirigera vers le terrain
dans l'objectif d'interroger les mobilités à partir des
notions de pouvoir, d'espace et de société afin de
mesurer leur impact sur la trajectoire des immigré-e-s
Nord-africain-e-s âgé-e-s et isolé-e-s.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e25.png)
24
Dans ce qui précède, nous avons principalement
essayé de contextualiser la problématique migratoire des
immigrés nord-africains âgés et isolés qui nous
préoccupe ici, en soulignant son aspect historique, sa
spécificité ainsi que les différentes approches
scientifiques dont cette population a fait l'objet. Cette phase de
notre recherche nous a permis de faire ressortir l'importance de l'approche
géographique et celle de la notion de trajectoire.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e26.png)
25
II- LA NOTION DE TRAJECTOIRE EN GÉOGRAPHIE ET
LES ASPECTS GÉOPOLITIQUES, SPATIAUX ET SOCIAUX DE LA MIGRATION NORD-
AFRICAINE EN FRANCE.
La première partie de ce travail donne un aperçu
du contexte dans lequel s'est faite la migration nord-africaine des trente
glorieuses et présente une description générale du
contexte actuel. A partir de ces éléments, l'objectif ici
est d'examiner la notion de trajectoire en géographie et de
saisir les aspects géopolitiques, spatiaux et sociaux de la migration
nord-africaine en France. Il s'agit aussi de comprendre la question des
rapports au territoire et partant, du rapport entre mobilité et
immobilité dans le cas d'une trajectoire migratoire
spécifique.
Dans son sens commun et général, la trajectoire
est « la ligne décrite dans l'air ou dans l'espace par un corps en
mouvement ».14 En sciences humaines et sociales, « une
trajectoire est la succession avec l'âge des passages d'un
individu d'un état ou d'une position sociale à l'autre
»15. Cette dernière définition
fait ressortir l'idée de trajectoire sociale. « Celle-ci
étant à la fois une trajectoire « objective »,
définie comme la suite des positions sociales occupées durant la
vie, mesurée au moyen de catégories statistiques, et une
trajectoire « subjective » exprimée dans des récits de
vie, des expériences individuelles, familiales ou collectives .»
(Jolivet 2007 : 2). Ici, le concept de trajectoire permet une approche
particulière de la question migratoire avec une vision
géopolitique des (im)mobilités. Cette approche vise à
mettre en exergue les champs politiques, spatiaux et sociaux qui encadrent et
structurent les (im)mobilités.
Le concept de trajectoire prend en compte les
conditions dans lesquelles s'effectue le mouvement entre un lieu de
départ et un lieu d'arrivée, et souligne l'influence de ces
conditions sur les modalités d'ancrage dans la
société d'accueil, sans oublier le rapport à la
société de départ. Le projet de départ des
migrants est généralement motivé par la quête
d'une vie meilleure, une amélioration de la trajectoire sociale
- dans le sens de « tracé de vie » - avec un
imaginaire migratoire qui repose sur l'image d'un Eldorado auquel on
accéderait en empruntant un itinéraire - une trajectoire
spatiale - que l'on souhaite sans
14 Selon l'encyclopédie en ligne,
Wikipédia.
15 Idem
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e27.png)
26
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e28.png)
27
encombre. Ainsi, la migration porte une idée
d'évolution positive que la réalité ne confirme
pas toujours. Quoiqu'il en soit, la migration change le rapport
à l'espace en instaurant une vie entre « ici
» et « là-bas »,
avec « une complexification des territoires et une connexion entre
différents lieux » (Marchandise 2007 : 39) constituant ainsi un
champ que l'on peut qualifier de territoire
circulatoire, avec « de multiples appartenances spatiales,
de multi-résidences » (Cortes, 1998) et « un éclatement
des espaces de vie » (Cortes 1998 : 271).
Cependant, on peut observer que la trajectoire sociale,
entendue comme quête d'une vie meilleure en termes de conditions de
travail et de logement et la trajectoire spatiale, dans le sens
d'itinéraire que l'on souhaite sans encombre, d'espace occupé, de
perception de l'espace, sont totalement dépendantes du cadre
fixé par le pouvoir politique. En effet, les cadres politiques et les
rapports de pouvoir influent sur la trajectoire migratoire.
Le projet de départ, lui même influencé
par ce pouvoir politique, est souvent modifié et contrarié pour
des raisons qui dépassent les premiers concernés,
c'est-à-dire les migrants : conditions de travail et de salaire
qui ne correspondent pas à l'image valorisée qu'ils s'en
étaient fait, ou encore, politique migratoire conditionnant les flux par
des barrières matérielles ou subjectives. Ainsi, la notion de
trajectoire « permet de mettre en lumière les paramètres
globaux qui encadrent le tracé, ceux auxquels le migrant doit se
soumettre, les points de passages « imposés » et ceux
dont il peut s'affranchir dans la durée. » (Jolivet 2007 :
2-3).
Les (im)mobilités des immigrés Nord-Africains
âgés et isolés seront donc étudiées
à travers la notion de trajectoire, telle qu'elle a
été définie ci-dessus. Cette notion permet de
prendre en considération l'interaction entre les aspects sociaux,
spatiaux et géopolitiques qui encadrent ces (im)mobilités. Ainsi,
cette approche géographique des migrations n'est pas une
approche sectorielle d'ordre spatial, démographique, ou encore social,
mais une approche intégrée qui vise à comprendre
les interactions entre ces différents aspects qui sont soumis à
des rapports de pouvoir.
1. Aspects géopolitiques
Nous voulons insister ici sur le rôle des structures et
des politiques qui a encadré la migration nord-africaine vers la France
durant les Trente glorieuses, et également sur la persistance de ces
structurations et de ces politiques, jusqu'à nos jours. En d'autres
termes,
notre objectif est de définir le cadre politique : le
référentiel de la trajectoire des immigrés nord-africains
actuellement âgés et isolés en France.
D'abord, il nous semble nécessaire de rappeler que le
mouvement migratoire nord-africain vers la France - qui s'inscrit dans le cadre
des mouvements migratoires effectués à partir des pays dits
sous-développés, à fortes populations rurales et
paysannes, vers les pays dits développés
caractérisés par la civilisation urbaine et industrielle
- est d'une certaine manière :
L'homologue des anciennes migrations internes à
travers l'exode rural que chacun de ces derniers pays a connu en son
temps. L'un et l'autre déplacement de populations (travailleurs et
familles entières) participent de la même logique et bien qu'ils
soient fort éloignés dans le temps et dans l'espace et
qu'ils portent respectivement sur des aires et sur des distances sans
commune mesure d'un cas à l'autre, ils procèdent de la même
genèse sociale et économique » (Sayad 1999 : 417).
Cette analyse de Sayad laisse entendre que les
migrations internationales d'aujourd'hui, en provenance
majoritairement des pays du tiers-monde, dits pays en développement,
sont soumises, dans un contexte différent, aux mêmes
mécanismes que les migrations internes d'hier.
Ces mécanismes sont le fruit du cadre politique
capitaliste, dans le sens où la demande de main-d'oeuvre, ou
encore le déséquilibre démographique,
conditionnent les flux migratoires en fonction des besoins économiques.
Ainsi, le début de la révolution industrielle s'accompagne de la
venue à Paris de main-d'oeuvre aveyronnaise, savoyarde ou
bretonne, alors que durant les Trente glorieuses, ce sont les
travailleurs coloniaux qui débarquent en France.
Sans entrer dans une approche comparative, notons que
l'exploitation des migrants au travail, que ces derniers proviennent «
d'outre-mer » - de la rive sud de la Méditerranée - ou des
campagnes avoisinantes, fait partie d'une exploitation globale à
laquelle s'ajoute le poids d'un passé de domination. Rappelons,
en effet :
- La domination de Paris sur les autres régions
marquée par des massacres, de
l'exploitation et jusqu'au début du
20ème siècle, l'interdiction de
parler Breton ou encore Occitan dans les cours des écoles.
- Ainsi les migrant-e-s du Massif Central, par exemple, qui
arrivent à Paris au cours du 19éme et au
début du 20émé siècles sont
perçus par la bourgeoisie parisienne comme
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e29.png)
28
une masse de prolétaires provenant d'une région
à civiliser. Ils/elles exerçaient des métiers durs et
fatigants que les parisiens boudaient : porteur d'eau à domicile
ou encore charbonnier16.
- La domination et la colonisation françaises en
Afrique du Nord, « colonisation qui a posé la population
dominée non seulement comme une nationalité différente,
mais comme une race différente (...) C'est un arbitraire
colonial qui a présidé à la circulation des
hommes. Celle-ci était soumise à la volonté de la seule
métropole, et plus précisément de l'administration
» (Liazu 2000 : 8), à la solde des patrons.
- Ainsi, malgré le souci de ces derniers à
privilégier une main-d'oeuvre provinciale, «
par le recours à la décentralisation industrielle, la croissance
de l'industrie s'opère à une allure telle que les entrepreneurs
se tournent également vers la main-d'oeuvre
immigrée ». (Boubeker et Hajjat 2008 : 86)
L'immigration Nord-Africaine en France est le produit d'une
colonisation brutale et totale qui a transformé les
sociétés colonisées, d'un point de vue économique,
politique, culturel et social. Frantz Fanon a, il y a longtemps
déjà, décrit les effets de cette colonisation sur le
peuple colonisé :
La domination coloniale a, on le sait,
privilégié certaines régions. L'économie de la
colonie (...) est toujours disposée dans des rapports de
complémentarité avec les différentes métropoles. Le
colonialisme (...) se contente de mettre à jour des ressources
naturelles qu'il extrait et exporte vers les industries
métropolitaines, permettant ainsi une relative richesse sectorale tandis
que le reste de la colonie poursuit, ou du moins approfondit, son
sous-développement et sa misère. (Fanon 1968 : 103).
De la même manière, ce fossé entre
régions a, par la suite, été entretenu et amplifié
par les pouvoirs locaux, relais du colonialisme. Ainsi, jusqu'à
maintenant, en Afrique du Nord, on parle de « Maroc utile » et de
« Maroc inutile », ou encore de « Tunisie du bord de mer »
où sont concentrées les richesses et de « Tunisie de
l'intérieur des terres » où sévissent le
chômage et la misère
Par les guerres de colonisation puis par la colonisation non
seulement de la terre, des richesses, du sol et du sous-sol, mais aussi des
personnes et des esprits, le colonialisme a ruiné les fondements de
l'économie traditionnelle et a détruit les structures sociales.
Ainsi, le fait colonial, qui a marqué durablement la
société colonisée, l'espace et les
16 A ce sujet, voir le travail de : Marc, Prival (1979)
Les migrants de travail d'Auvergne et du Limousin au XXe
siècle, Université de Clermont-Ferrand II
: Publication de l'Institut d'Étude du Massif Central, fascicule
XIX.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e30.png)
29
frontières mais aussi, la société
coloniale, a une grande part de responsabilité dans
l'émigration nord-africaine vers la France, et dans la
manière avec laquelle s'est faite cette migration. En effet, comme le
dit S. Bouamama : « Coloniser suppose la production de conditions
subjectives conduisant le peuple du pays colonisateur à soutenir le
projet colonial pour le pire et à s'en
désintéresser pour le mieux ». (Bouamama 2013 :
2).
Le colonialisme a instauré un contexte matériel
et mental favorable à une migration de travail caractéristique
« tant par son intensité, son importance numérique, sa
continuité dans le temps (...) et à travers l'espace
» (Sayad 1999) - notons de ce fait le prolongement de
l'espace colonial au sein de l'espace métropolitain - que par
le statut et les représentations du travailleur dans la
société d'accueil. Rappelons qu'on parlait à
l'époque coloniale de « travailleurs coloniaux » mais aussi -
et actuellement encore - de « travail d'Arabe ».
L'exploitation des travailleurs nord-africains sur le
territoire français fait partie d'une exploitation globale de cette
région par la France et les « indépendances »
n'ont rien changé à cela. En effet, les méthodes
de recrutement décrites ci-dessus ont été
appliquées avant et après l'indépendance du Maroc ; il y a
même eu une intensification après 1956.
De plus, les accords migratoires entre les pays d'Afrique du
Nord fraîchement « indépendants » et la France -
il s'agit ici d'accords essentiellement analysés en terme de
migration de main-d'oeuvre - ont été
signés dans un contexte de domination économique française
dans les échanges commerciaux, et d'influence politique plus ou moins
directe.
Ainsi, comme l'a souligné B. Granotier (1979),
concernant les relations globales de la France avec les pays
nord-africains et avec ses anciennes colonies en général,
il s'agit de la même exploitation qui se produit à trois
niveaux : l'échange des marchandises, l'exploitation du capital et le
recrutement de la force de travail.
A la fin des années 1960, le courant populationniste
- selon lequel, un état fort est un état
peuplé - alors à son apogée en France, va encourager les
recrutements massifs et organisés d'immigrés. Michel Debré
parlait à l'époque de « la France au 100 millions de
Français ». L'idée de base était que la population
française augmente sans que son « identité nationale »
et sa « substance » ne soient altérées. La
sélection des immigrés se faisait donc selon le critère de
la couleur de peau. Cependant, la concurrence entre pays
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e31.png)
30
occidentaux faisait qu'il fallait attirer suffisamment de
force de travail quelle que soit sa couleur de peau.
La trajectoire migratoire de la population
étudiée ici est marquée par les politiques coloniales puis
néocoloniales d'exploitation capitaliste. Celles-ci concernent
d'une part le fond : cette population a pu émigrer du pays
d'origine vers la France uniquement pour la force de travail qu'elle
constituait. De même que ces politiques portent d'autre part sur la
forme : les méthodes de recrutement, le système de
contrats fabriquant une main-d'oeuvre flexible et
malléable, la répartition géographique sur le territoire
français selon les besoins de
main-d'oeuvre17, le logement en foyer et en
cité, la possibilité tardive et conditionnée du
regroupement familial.
Ainsi, le conditionnement des droits sociaux à la
résidence, pour cette population actuellement âgée et/ou
à la retraite et dépendante de ces droits, s'inscrit dans la
continuité de ces politiques. Et le fait que les caisses de
sécurité sociale (CARSAT, CAF, CPAM, MSA) s'attaquent en premier
lieu à ces catégories de personnes vulnérables -
issues des anciennes colonies, vieillissantes, isolées,
analphabètes, ne maîtrisant que partiellement la langue
française - en connaissant bien les difficultés
de ces dernières à faire valoir leurs droits, n'est pas anodin et
soulève des interrogations.
2. Aspects spatiaux
Dans les propos qui précèdent, nous avons
rappelé comment la politique coloniale a marqué spatialement les
territoires colonisés, notamment en creusant un écart de
développement entre régions lui étant utiles, à
savoir les plaines du littoral et régions lui étant inutiles,
à savoir les régions de montagne et les régions
semi-désertiques et désertiques. Ce n'est pas un
hasard que ce soient - en ce qui concerne le Maroc - le Nord,
les différents Atlas, le Sud-est qui aient fourni le gros de la
main-d'oeuvre immigrée des années 1960.
Ainsi, le colonialisme et la politique coloniale ont
accentué le contexte de misère
17 Des cartes de séjour temporaires pour «
travailleur saisonnier » étaient délivrées avec
obligation de travailler dans le secteur d'activité (souvent il
s'agissait du secteur agricole) et la région mentionnés sur la
carte. « J'ai une carte de travail pour l'agriculture et dans le Vaucluse
seulement, avec possible extension aux Bouches-du-Rhône qui a les
mêmes besoins agricoles. » (Hubert et Loukili 2010 : 69)
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e32.png)
31
par les guerres de conquête puis de «
libération », la spoliation des terres, la destruction des
structures économiques et sociales, dans les campagnes que les
recruteurs ont privilégiées dans leur sélection de
main-d'oeuvre et toute une économie coloniale qui a
favorisé le colon aux dépend de l'autochtone. La
politique coloniale a été complètement menée au
profit du colon et aux dépends de l'autochtone, ce qui
a réduit ce dernier à une misère totale.
Dans les propos qui vont suivre, nous nous concentrerons sur
les aspects spatiaux de la trajectoire des migrants Nord-Africains, dans un
contexte où le colonialisme et les empires, avec un territoire
organisé en terme de colonies et de métropole, ont laissé
place aux états nationaux et aux grands ensembles régionaux de
part et d'autre des lignes imaginaires et matérialisées du
différentiel de développement. Ainsi, « les pays
développés », et « les pays
sous-développés », forment actuellement un territoire de
référence en termes de frontières fortifiées et
autres outils conditionnant les flux.
Comme le fait remarquer Le Boedec concernant le détroit
de Gibraltar :
Porte océane entre Atlantique et
Méditerranée, mais aussi porte transversale entre
l'Afrique et l'Europe, le détroit capte et polarise les flux
transméditerranéens. Avec seulement 13 kilomètres
qui séparent les deux continents, il est le point de passage le
plus étroit de la Méditerranée, mais aussi l'une
des frontières les plus inégalitaires au monde.
Alors que dans d'autres régions, la proximité favorise la
convergence économique, l'écart de développement entre les
deux rives ne cesse de croître : le PIB par habitant
espagnol représente aujourd'hui quinze fois celui du Maroc alors qu'il
n'était que quatre fois supérieur il y a trente ans. (Le
Boedec 2007 : 2).
La mer Méditerranée s'est donc
imposée - à travers les siècles - comme
l'espace modèle de la « frontiérisation
» de l'espace : entre Afrique « sous
développée » et Europe occidentale «
développée », mais aussi entre métropoles et
colonies, ou encore plus loin dans l'histoire, entre Conquête
musulmane et Reconquista catholique.
Ainsi, le fait de quitter l'Afrique du Nord pour l'Europe
occidentale détermine spatialement la notion de trajectoire. Il
ne s'agit pas uniquement d'un itinéraire menant jusqu'à la terre
voisine, mais du passage d'un bord à l'autre, marquant une
discontinuité spatiale naturelle et surtout sociopolitique. Le
migrant connaît ainsi une rupture nette : « rupture avec le groupe,
avec ses rythmes spatio-temporels, ses activités, bref, avec le
système de valeurs et le système de disposition communautaire qui
sont au fondement du groupe. » (Sayad 1999 : 422).
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e33.png)
32
Comme nous l'avons dit précédemment, le
recrutement de main-d'oeuvre tel qu'il a
été organisé durant les Trente glorieuses,
considérait le territoire colonial puis néocolonial nord-africain
comme étant un « espace réservoir de main-d'oeuvre
», avec tout ce que cela représente comme avantages :
- Les immigrés, arrivés en France à
l'âge adulte, constituent une force de travail
prête à l'utilisation. Sont
économisés ainsi les coûts de subsistance (pas
d'allocations et autres aides sociales), d'éducation et de formation car
la réserve de main-d'oeuvre se trouve à
l'étranger.
- Faible coût des infrastructures collectives : logement
peu cher pour les travailleurs (bidonvilles, puis HLM et foyers), de plus,
nul besoin d'équipements collectifs (écoles routes,
hôpitaux...) puisqu'il s'agit d'hommes seuls dont la famille reste au
pays18.
Le recrutement et le système de contrats temporaires -
piliers de la politique migratoire de l'époque - déterminent eux
aussi spatialement la notion de trajectoire. En effet, ces derniers rappellent
régulièrement à l'émigré potentiel que le
fait de venir en France et d'y rester n'est pas gagné d'avance. La
mobilité est entravée et conditionnée, favorisant ainsi le
sentiment de se trouver sur un territoire « prison » -
le pays d'origine - que l'on ne peut quitter que sous
conditions, et vers lequel on peut facilement se faire expulser.
Une fois en France, le cloisonnement socio-spatial que vivent
les immigrés nord-africains constitue un autre aspect de la trajectoire.
Le logement des immigrés, constitué dans un premier temps de
bidonvilles, logements de chantiers, hôtels et autres taudis
urbains, puis de citées HLM et de foyers de travailleurs, donne
à l'espace de la ville une organisation
ségrégationniste, discriminatoire et raciste qui marque
l'imaginaire, y compris celui des premiers concernés. Ainsi, dans les
représentations dominantes, un maghrébin habite forcément
un quartier HLM quand il est en famille, et un foyer Sonacotra /Adoma quand il
est seul. Il n'est pas rare lorsque deux personnes originaires d'Afrique du
Nord se
18 Nous rappelons ici que le regroupement familial n'a
été rendu légal et institutionnalisé qu'en 1976
(jusque-là le système de contrat favorisait une immigration
pendulaire d'hommes seuls), il a été suspendu ensuite en 1977,
pour être de nouveau autorisé en 1978. La
législation française en a restreint plus d'une fois les
critères (surface de logement requise en fonction du nombre de
membres attendus, montant des revenus, liens familiaux restreints à la
famille nucléaire, âge des enfants, durée du séjour
en France, sincérité de l'engagement matrimonial,
stabilité du travail).
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e34.png)
33
rencontrent à Montpellier, que l'une demande à
l'autre : « où est-ce que tu habites, La Paillade, Le Petit Bar ou
Figuerole ?».
Pour les personnes isolées - dont la famille est au
pays - la présence sur le territoire français
est souvent contrainte par la dépendance vis-à-vis des caisses
d'allocations retraites - et la résidence en France que cela implique -
et/ou par des problèmes de santé qui nécessitent une
présence en France, où visites médicales et hôpitaux
sont généralement pris en charge, contrairement au pays
d'origine. De ce fait, ce groupe a une pratique contrainte de l'espace.
Certaines personnes, résidant en foyers, décrivent leur chambre
comme étant « une tombe » ou encore « un gouffre
» dans lesquels elles attendent la mort. Cependant, les études
faites sur les immigrés âges et isolés de leur famille
montrent une forte mobilité dans la ville - entre les
différents quartiers populaires et particulièrement ceux du
centre ville - ainsi qu'un fort ancrage dans la vie de
quartier.
Dans l'ensemble, la sociabilité de
proximité est organisée autour de deux pôles. Le
premier s'organise autour des cafés et des PMU, avec la pratique
du loto et du tiercé ou encore de divers jeux collectifs. Le
marché hebdomadaire est aussi une occasion de sortie
privilégiée au moins tant que la mobilité n'est
pas réduite et même si la faiblesse des revenus
oblige souvent à « acheter avec les yeux ». L'autre pôle
est constitué par les activités commerciales
installées dans certains établissements qui fournissent aussi des
lieux de rencontres et d'échanges. (Bernardot 2006)
3. Aspects sociaux
Il existe évidemment une multitude de trajectoires
sociales dans le groupe que constituent les immigrés nord-africains du
troisième âge, vivant en foyer ou dans d'autres logements pour
célibataires, et isolés de leur famille. Tout comme pour les
autres catégories ouvrières vieillissantes,
l'arrivée à l'âge de la retraite marque une rupture dans
les fréquentations professionnelles, une baisse d'intensité dans
les relations sociales, une baisse des revenus et une fragilisation
des conditions de santé. Cependant, malgré les situations
socio-économiques variées et une condition commune à
l'ensemble des retraités et des personnes âgées, il
y a des spécificités propres à la vieillesse dans
l'immigration.
Tout d'abord, il y a les causes
économiques de la migration qui constituent un des cadres sociaux de la
trajectoire de ces vieux migrants : la quête d'une vie
matériellement meilleure, avec un travail et un bon salaire qui
permettraient de scolariser les enfants, de payer la maison. En somme, une
quête d'ascension sociale commune à toutes les migrations de
travail.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e35.png)
34
Il y a également la condition de
l'immigré venu des anciennes colonies qui est liée aux
représentations de cette communauté de migrant-e-s dans la
société française. Ces représentations qui
jouent un rôle important dans les trajectoires sociales, sont au coeur de
ce que S. Bouamama a appelé « l'espace mental
colonial ». En effet, « des représentations du peuple
colonisé, de sa culture et de sa religion desquelles découlent
logiquement les types de rapports envisageables avec les membres de ce
peuple. L'image de l'Arabe, du musulman, de l'indigène est ainsi
produite pendant un siècle et demi pour justifier logiquement les
rapports inégalitaires et les traitements d'exception que l'on doit
tisser avec lui et exercer sur lui. » (Bouamama, 2013 : 2).
Pour ce qui est du capital social des immigrés
nord-africains âgés et isolés, il existe une
véritable hétérogénéité. Cependant,
comme l'ont montré Bernardot (2006) et Sayad (1999), les migrants
Nord-Africains arrivés en France à l'époque des trente
glorieuses ont été « choisis » par des réseaux
familiaux et par des recruteurs - en quête de main-d'oeuvre
laborieuse et docile, de muscles - comme candidats à
l'émigration. Ainsi, les capacités physiques, la place
dans la fratrie, le statut économique et le capital social entraient
entre autres dans ce processus de choix.
En effet, quand les recruteurs disaient clairement qu'ils
préféraient sélectionner des contingents dans les zones
rurales, cela correspondait à un certain profil sociologique : hommes
illettrés, n'ayant aucune notion de langue française, avec des
valeurs paysannes basées sur le courage au travail, qui est laborieux de
nature, sans expérience du travail ouvrier ni expérience
syndicale, ni expérience de la vie citadine.
Il existe de nombreux rapports et études19
qui traitent de la condition sociale, sanitaire et économique
actuelle des travailleurs immigrés âgés et isolés.
Les uns comme les autres décrivent une situation difficile et
généralisée :
- Un vieillissement précaire : les études
(Rapports du HCI, (2005) ; Bernardot,
(2006) portant notamment sur l'état de
santé des immigrés, soulignent la présence de
pathologies particulières et/ou observées plus
tardivement chez le reste de la population. Si les mauvaises conditions de
logement, la sur- consommation de tabac et les carences alimen taires
provoquent une sur-morbidité (particulièrement chez les
immigrés isolés) ;
19 Rapports : HCI 2005 ; CIRRVI, 2011 et études : Noiriel,
1992 ; Guillemard, 1972 ; Choukri, 2006 ; Bernardot, 1999, 2006.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e36.png)
35
plus encore, les accidents du travail20, les
poly-expositions et les maladies professionnelles entraînent quant
à eux, diverses affections (ostéo-articulaires, respiratoires,
troubles gastriques, problèmes bucco-dentaires). D'autres formes
pathologiques comme les troubles somato-formes, douloureux
persistants, appelés aussi « sinistrose », touchent les
personnes seules et isolées. Selon une étude de l'INSEE
menée entre 1998 et 200121, l'âge moyen des
personnes dépendantes est de 75,3 ans pour les personnes
nées au Maghreb, contre 82 ans pour celles nées en France.
- Un accès limité au droit : Les migrants
nord-africains âgés - malgré la forte
dépendance d'un bon nombre d'entre eux aux minimas
sociaux22 et les dures conditions sanitaires - rencontrent
des obstacles spécifiques pour l'accès à la retraite et
aux prestations d'assurance vieillesse, mais aussi pour l'accès aux
soins et aux services à destination des personnes
âgées.
Ces difficultés sont dues à la nature de
certaines conditions posées par la législation, condition de
résidence par exemple, au parcours professionnel discontinu (faible taux
de cotisation dû au système de contrat mais aussi au fait que ces
migrants figurent parmi les premiers licenciés), au manque,
voire à l'absence, d'accès direct à certains
organismes qui ne fonctionnent que par courrier, téléphone ou
internet (sans prise en compte du public illettré), au manque de
compréhension et à la complexité des démarches
administratives, aux erreurs sur les numéros de sécurité
sociale, etc.).
20 Selon le rapport du HCI (2005) : « La part des
étrangers victimes d'accident du travail est de 13,1 % en 1991
alors que leur part dans la population active salariée n'est que
de 6,8 %. Dans le secteur du bâtiment et des travaux publics où
près d'un salarié sur cinq est étranger, 30,2 % des
salariés victimes d'accidents entraînant une
incapacité permanente sont étrangers. »
21 L'enquête «
Handicaps-incapacités-dépendance », dite «
enquête HID » (2001) porte sur les conséquences des
problèmes de santé dans la vie quotidienne des personnes. En ce
qui concerne les personnes âgées, ce sont au total 15 608
personnes de 60 ans et plus, représentatives de cette tranche
d'âge, qui ont été interrogées. L'enquête HID
permet de distinguer les personnes selon leur pays de naissance, avec les
catégories suivantes : France, CEE, Europe de l'Ouest,
Europe centrale et de l'Est, Maghreb, Afrique (hors Maghreb),
Proche-Orient et Moyen-Orient, Amérique et Caraïbes, Asie,
Océanie.
22 Comme nous l'avons dit, le système de
contrat renouvelable a entraîné des périodes de
chômage ou de travail non déclaré qui font que les
droits de pension des immigrés sont les plus faibles. S'ajoute à
cela le fait qu'ils aient été les premiers
licenciés au cours des restructurations industrielles des années
1980 (alors qu'ils représentaient 10 à 15% des effectifs à
la fin des années 1970, ils ont absorbé à eux seuls de 40
à 50 % des suppressions d'emploi dans l'industrie et le bâtiment)
(Math, 2009).
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e37.png)
36
L'idée reçue de l'immigré
âgé responsable du trou de la sécurité sociale est
totalement démentie par le rapport du Haut Conseil à
l'Intégration, paru en 2005. La personne âgée
maghrébine consulte environ trois fois moins que la personne
âgée d'origine française. La consommation de soins
de ces travailleurs âgés est très proche de celle du reste
de la population ouvrière. Ils consultent plus souvent des
médecins généralistes et moins souvent des
spécialistes. Les maladies sont dépistées plus tardivement
et conduisent plus fréquemment à des hospitalisations
d'urgence, comme le montrent les enquêtes menées par le
HCI (2005) et par Bernardot (2006).
Ainsi, cette deuxième partie de notre recherche avait
pour objectif essentiel de cerner la notion de trajectoire en géographie
et de mieux comprendre la migration nord-africaine en France, à
travers l'interaction de ses aspects géopolitiques, spatiaux et sociaux.
Retenons que la trajectoire spécifique de cette migration
marquée par cette interaction, laisse apparaître les rapports de
pouvoir qui la conditionnent.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e38.png)
37
III- DÉMARCHE DE TERRAIN
Dans les chapitres précédents, nous
avons tenté d'exposer, à travers une approche globale,
la trajectoire de la « première génération
d'immigration » Nord-Africaine venue en France et plus
particulièrement, celle des personnes qui vieillissent actuellement dans
cette immigration, isolées de leur famille restée au pays. A ce
stade de notre travail, nous allons nous pencher sur notre terrain
d'étude : la ville de Montpellier, ses quartiers populaires, ses foyers
de travailleurs migrants, son immigration et ses immigrés du
troisième âge contraints au célibat. Ainsi, après
avoir contextualisé l'immigration montpelliéraine de
manière très générale et décrit le
cadre de notre étude, à travers l'espace et les conditions
existant, nous allons détailler et justifier la démarche
de terrain sur laquelle repose l'analyse qui suivra.
1. Description du terrain d'étude
1.1 La ville de Montpellier : population, structure et
immigration
D'après les statistiques de l'INSEE de
l'année 2010, Montpellier compte 39 121 personnes
immigrées23 sur un total de 257 351 habitants, ce qui
représente 15,2% de la population de la commune. Cette moyenne est
supérieure à la moyenne nationale qui est de 8,6%. Les
Marocain-e-s représentent 41,9% de cette population immigrée
montpelliéraine - environ 6 Montpelliérain-e-s
sur 100 sont des immigré-e-s marocain-e-s, selon la
définition de l'INSEE - et l'ensemble des
immigré-e-s Nord-Africain-e-s constituent 8,8% de la population de la
commune. Les plus de 55 ans représentent 22,7% de la population
immigrée avec un total de 8913 individus. Il y aurait sur la commune de
Montpellier 5160 personnes immigrées, nées au Maghreb (Maroc,
Algérie, Tunisie) âgées de plus de 55 ans.
23 Selon la définition des concepts du recensement de
la population donnée par l'INSEE, un immigré est une personne
née étrangère à l'étranger et
résidant en France. Les personnes nées françaises à
l'étranger et vivant en France ne sont donc pas comptabilisées.
Certains immigrés ont pu devenir français, les autres restent
étrangers. Les populations étrangères et immigrées
ne se confondent pas : un immigré n'est pas nécessairement
étranger et réciproquement, certains étrangers sont
nés en France (essentiellement des mineurs). La qualité
d'immigré est permanente : un individu continue à appartenir
à la population immigrée même s'il devient français
par acquisition de la nationalité. C'est le pays de naissance, et non la
nationalité à la naissance, qui définit l'origine
géographique d'un immigré.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e39.png)
38
La commune compte 130 423 ménages, ce qui
représente une population de 248 825 individus. 49,9% de ces
ménages sont constitués d'une personne seule (soit 65 136
personnes vivant seules sur la commune de Montpellier). Cette
proportion de personnes habitant seules est largement supérieure
à la moyenne nationale qui est de 33,8%. Cela peut s'expliquer
par le fait que Montpellier soit une ville étudiante et jeune (32% de la
population a entre 15 et 29 ans et 42% des 20-24 ans déclarent
y vivre seuls).
Cependant, dans la commune, vivent seuls : 50% des
plus de 80 ans (c'est légèrement au-dessus de la moyenne
nationale qui est de 49,2%), 35% des personnes qui ont entre 65 et 79 ans
(contre 27% au niveau national) 32% des personnes qui ont entre 55 et 64 ans
(contre 19% au niveau national). Les plus de 60 ans représentent 18% de
la population montpelliéraine.
Toujours selon les données de l'INSEE (2010),
le taux de chômage sur Montpellier est de 19,3%, ce qui est
largement supérieur à la moyenne des villes françaises,
qui est à 9,1%. La population par catégorie socioprofessionnelle
se répartit comme suit : 0,07% d'agriculteurs exploitants, 2,6%
d'artisans, commerçants et chefs d'entreprise, 10,9% de cadres
et professions intellectuelles supérieures, 14,3% de professions
intermédiaires, 16% d'employés, 8,5% d'ouvriers, 18,5% de
retraités et 28,8% d'autres personnes sans activité
professionnelle.
1.2 : La population ciblée et son espace de vie
montpelliérain:
Comme nous l'avons dit - selon l'INSEE (2010) - vivent sur
Montpellier 5160 personnes immigrées de plus de 55 ans qui sont
nées dans un pays du Maghreb. En effet, sur les immigrés de cette
tranche d'âge, vivant à Montpellier : 3358 sont nés au
Maroc, 1368 en Algérie et 434 en Tunisie. Il est important de noter que
sur les 4726 Algérien-e-s et Marocain-e-s de plus de 55 ans vivant
à Montpellier, 2904 sont des hommes et seulement 1904 sont des femmes.
Cette tranche d'âge est ainsi marquée par une
surreprésentation masculine que l'on ne trouve pas chez les autres
tranches d'âge, notamment la plus jeune. Cette surreprésentation
est d'autant plus marquante chez les personnes nées au Maroc. En effet,
sur les 3358 individus de plus de 55 ans nés au Maroc, 2135 sont des
hommes et 1223 sont des femmes. Parmi ces personnes, certaines sont
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e40.png)
39
arrivées en France récemment, au cours des 10
dernières années, à un âge déjà
avancé24. Cependant, la grande majorité fait partie de
la génération d'immigrés arrivée - via le
système de contrats pour les hommes et via le regroupement familial pour
les femmes - durant les Trente glorieuses.
Toujours selon l'INSEE (2010), 2607 immigré-e-s
né-e-s au Maroc, en Algérie ou en Tunisie seraient à la
retraite ou en préretraite, sur la commune de Montpellier. Chez ces
retraité-e-s ou préretraité-e-s immigré-e-s
nord-africain-e-s de Montpellier, il y a aussi une surreprésentation
masculine. Cette dernière est aussi particulièrement importante
chez les « natifs du Maroc » dont 1207 sont des hommes et seulement
399 sont des femmes, sur un total de 1606 retraité-e-s ou
préretraité-e-s né-e-s au Maroc.
Concernant cette surreprésentation masculine chez les
immigré-e-s Nord-Africaine-s âgé-e-s de plus de 55 et/ou
retraité-e-s et préretraité-e-s, il y a d'autres
données à prendre en compte telle que la surreprésentation
féminine dans le type d'activité dit « femmes ou hommes au
foyer ». En effet, sur les 3145 immigré-e-s nord-africain-e-s de
plus de 15 ans qui sont dans ce type d'activité, 3042 sont des femmes et
seulement 103 sont des hommes. Les « femmes au foyer » qui
n'ont jamais ou très peu pratiqué d'activités
professionnelles déclarées n'ont donc pas de retraite ni
de préretraite.
Cela explique en partie le faible taux de femmes
immigrées nord-africaines qui sont en retraite ou en préretraite.
Cependant, il est possible de confirmer la spécificité masculine
de la population immigrée âgée nord-africaine, marocaine en
particulier (2/3 des « né-e-s au Maroc » de plus de 55 ans
sont des hommes). Ces chiffres laissent aussi entrevoir le fait que beaucoup
d'hommes immigrés âgés nord-africains sont seuls.
Nous n'avons pas trouvé de données INSEE sur les
ménages immigrés montpelliérains constitués d'une
seule personne, ou sur le nombre d'hommes (immigrés) dont la femme et
les enfants sont restés dans le pays d'origine. Cependant, nous avons pu
nous procurer certaines données d'Adoma (ex Sonacotra). L'organisme -
national - gère
24 Il est important de noter que plusieurs femmes de plus de
55 ans que nous avons rencontrées, sont venues seules pour rejoindre
leurs maris et sont passées par une phase « sans papiers » de
plusieurs années avant d'être - pour certaines -
régularisées.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e41.png)
40
deux foyers25 de travailleurs migrants sur
Montpellier. Les statistiques dont nous disposons, datent de l'année
2012 et concernent uniquement le foyer Le Bosquet.
Toutefois, nous considérons qu'une extension de ces
statistiques au foyer Pére Soulas est
pertinente et représentative de la structure des populations de ces
foyers de travailleurs migrants montpelliérains.
Ainsi, sur les 459 personnes qui
résident dans ces deux foyers, 86% sont des
Nord-Africains. La population de ces foyers se caractérise
par une surreprésentation masculine - 98% des
résidents sont des hommes seuls - et par le vieillissement
- 87% des résidents ont plus de 55 ans, 77%
ont plus de 60 ans et 38% ont plus de 70 ans -. De
plus, 71% des habitant-e-s sont des retraité-e-s.
Concernant l'ancienneté de résidence dans ces foyers,
73% des personnes y vivent depuis plus de 5 ans et 53% y
sont depuis plus de 10 ans. Nous pouvons ainsi dire
qu'à Montpellier, ces deux foyers réunis concentrent une bonne
partie des vieux migrants nord-africains
isolés26.
Le reste de la population étudiée ici vit dans
les quartiers populaires de la ville et plus particulièrement à
La Paillade (où se trouve déjà le foyer Le
Bosquet) et à Figuerolles-Gambetta. A Montpellier, se
trouve également une petite pension de famille - avec
22 chambres occupées principalement par de vieux migrants
maghrébins seuls - également gérée par la nouvelle
Adoma, (ancienne Sonacotra) et qui se situe dans le quartier de
Figuerolles-Gambetta.
Les quartiers populaires de La Paillade et de
Figuerolles-Gambetta, quant à eux, connaissent - comme beaucoup de
quartiers populaires - un niveau de précarité supérieur au
reste de la ville : plus de chômage, plus de personnes vivant en dessous
du seuil de pauvreté, plus de personnes dépendantes des minimas
sociaux étatiques. Le paysage social et urbain de ces quartiers est :
fortement imprégné d'une identité
communautaire qui s'inscrit dans un processus d'acquisition
territoriale (...) espace d'expériences, de rencontres, de ressourcement
identitaire (...) espace d'accueil, passager ou durable, de toute famille ou
personne en recherche d'emploi, d'un logement ou de rencontres. Le
système maghrébin s'appuie
25 Il s'agit du foyer Père Soulas
qui se trouve au 534, avenue du Père Soulas et qui compte
282 chambres, ainsi que du foyer Le Bosquet
situé au 1, rue de l'Agathois (prés de La Paillade)
qui contient 177 chambres.
26 Rappelons ici que les personnes vivent seules dans des
chambres qui font, en général, 9m2. En effet, au foyer
Le Bosquet, sur les 177 chambres, 141 font
9m2. Le foyer Pére Soulas est
construit sur le même modèle.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e42.png)
41
fortement sur l'infrastructure commerciale (...) qui
régit, en plus de l'activité économique, tout un
ensemble de rapports de sociabilité. (Marchandise 2007 : 19).
En effet, pour les personnes âgées isolées
qui sont au centre de notre étude, les quartiers de Figuerolles-Gambetta
et de La Paillade constituent des « pôles » autour desquels se
structure la sociabilité de proximité de ce groupe d'individus.
Si tel peut être le cas pour l'ensemble de la communauté
maghrébine de Montpellier et de sa région, cela est
d'autant plus vrai pour ces personnes retraitées contraintes au
célibat et à un mode de vie particulier.
D'une part, ces pôles de sociabilité s'organisent
autour des marchés quotidiens qui ont lieu dans ces quartiers et autour
des bars, cafés et petits restaurants familiaux qui s'y trouvent. Les
célibataires contraints vont y manger le couscous du vendredi pendant
que les familles le préparent et le mangent ensemble à la
maison.
D'autre part, ces pôles de sociabilité se
structurent autour des nombreux commerces de proximité que comptent ces
quartiers populaires : boucheries halal, primeurs, coiffeurs, bazars,
téléboutiques (pour communiquer par téléphone,
à moindre prix, avec le pays d'origine).
Dans ces quartiers se trouvent également les
locaux d'administrations telles que la CAF, la CPAM et l'URSSAF, mais
aussi des administrations telles que la CARSAT27 et la
MSA28 dont dépendent les retraites et les aides sociales
attribuées aux plus petites d'entre elles. A La Paillade comme à
Figuerolles, il existe des « écrivains publics », des
associations ou des individus connus pour apporter de l'aide dans les
démarches administratives.
Ces derniers ont une certaine importance, notamment pour ceux
qui ne savent pas lire, écrire et/ou parler le Français
et qui n'ont personne dans leur entourage pour les aider dans ces
démarches. A Figuerolles-Gambetta se trouvent également deux
établissements
27 La Caisses d'Assurance Retraite et de la Santé au
Travail est un organisme du régime général de la
Sécurité Sociale ayant une compétence régionale.
Les retraités du domaine de l'industrie et du BTP dépendent de la
CARSAT pour leur retraite et pour les éventuelles aides de
compléments de retraite. Les ouvriers agricoles eux dépendent de
la MSA.
28 La Mutualité Sociale Agricole est l'organisme de
protection sociale des salariés et exploitants du secteur agricole en
France. Les ouvriers agricoles retraités dépendent de cette
MSA.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e43.png)
42
bancaires marocains (Banque Chaabi et Attijariwafa Bank) qui
proposent des services bancaires en direction de la communauté marocaine
tels que la possibilité de transférer facilement l'argent - de la
retraite - vers le Maroc, ou encore des assurances pour le
rapatriement des corps, en cas de décès.
Ainsi, si le quartier de Figuerolles-Gambetta ou de La
Paillade ne constituent pas déjà le lieu de
résidence, le fait de s'y rendre - en tant qu'immigré
nord-africain montpelliérain - se fait pour diverses
raisons qui souvent se cumulent entre elles : faire des provisions ou des
achats spécifiques, rencontrer des amis, de la famille ou de nouvelles
personnes, parler et entendre sa langue maternelle, faire des démarches
administratives, manger certains plats du pays d'origine, boire un
verre, téléphoner au pays.
De cette manière, le quartier Figuerolles-Gambetta
notamment, de par son positionnement en centre ville et ses
spécificités sociales et urbaines est « le quartier arabe
» de Montpellier, tout comme Barbès l'est pour Paris, La
Guillotière, pour Lyon et Saint Michel pour Bordeaux. La Paillade quant
à lui, est un quartier comparable à tant d'autres quartiers de
nombre de villes françaises.
Pour rappel, au coeur de notre projet d'étude
se trouvent les immigré-e-s âgé-e-s
nord-africain-e-s isolé-e-s de Montpellier. Qu'il s'agisse de personnes
vivant seules - dont la famille est au pays d'origine ou en France mais dans un
autre logement - ou de couples isolés, nous nous intéressons
à la trajectoire globale de ces personnes ainsi qu'à leurs
rapports à l'espace dans un contexte de circulation
transnationale et d'enracinement parfois contraints.
A l'origine et au centre de ce projet de recherche, se
trouvent les permanences de la section montpelliéraine de
l'Association des Travailleurs Maghrébin de
France, l'ATMF29.
29 L'ATMF est une association qui puise ses racines
dans les mouvements de libération nationale, dans les mouvements
progressistes et de résistance, du mouvement ouvrier, et dans les luttes
de l'immigration, et des droits humains au Maghreb. L'ATMF est passée
par des phases historiques, de l'AMF, Association des Marocains en
France, créée par Mehdi Ben Barka en 1961, puis l'AMF
coordination des sections en 1975. L'ATMF, Association des Travailleurs
Marocains de France, a déposé ses statuts en janvier 1982. En
2000, l'ATM, Association des Travailleurs Marocains, s'est transformée
lors de son 7ème congrès en Association des Travailleurs
Maghrébins de France. Pour plus d'informations sur l'association, voir
le site : http://atmf.org/
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e44.png)
43
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e45.png)
44
Celles-ci sont consacrées à l'information,
l'écoute et l'orientation sanitaire et sociale des immigré-e-s
nord-africain-e-s âgé-e-s et/ou retraité-e-s.
Ces permanences qui se font à Montpellier depuis 2011 -
avec plus ou moins de succès, selon le nombre de bénévoles
disponibles - ont été le lieu d'une importante série de
discussions collectives et de demandes concernant les droits sociaux, les
problèmes vécus par les retraité-e-s et le logement. Dans
ces discussions, le public est souvent constitué d'anciens travailleurs
des secteurs du bâtiment, de l'industrie et de l'agriculture, dont la
trajectoire migratoire a été construite par un processus
systémique qui continue d'agir aujourd'hui.
Ainsi, les personnes qui viennent à ces permanences ont
toutes des difficultés dans l'accès à leurs droits
sociaux et à la libre circulation. La grande majorité est venue
en France dans le cadre des systèmes de contrat et de
recrutement décrits précédemment. Lorsqu'il s'agit de
retraités, leurs revenus sont souvent très faibles, avec une
forte dépendance aux aides sociales et à l'administration, ils
sont de ce fait, exposés à l'arbitraire qui peut en
découler.
Aux soucis - liés à la nature et au poids de
tout ce qui est administratif en France - qui touchent l'ensemble des personnes
qui sont souvent amenées à avoir affaire aux administrations,
s'ajoutent des problèmes de compréhension de la langue
française qu'elle soit écrite ou parlée, et
l'indifférence des services publics, pourtant au fait de ces
problèmes, face à de telles situations.
Dès lors, les démarches administratives de ce
groupe de personnes tournent vite au parcours du combattant. Ainsi, les
personnes âgées immigré-e-s nord-africain-e-s qui
viennent aux permanences, sont souvent isolées, parce qu'elles
n'ont personne dans leur entourage qui pourrait les aider dans leurs
démarches administratives.
2. Méthode d'enquête
La méthode de travail de cette étude repose sur
une enquête qualitative, visant à examiner de façon
approfondie d'une part, les échanges que nous avons eus avec les
personnes qui se sont présentées aux permanences tenues
au sein de l'association et leurs récits de vie, d'autre part.
Cette étude a pour but de mener à bien une investigation
sur la
trajectoire des migrant-e-s nord-africain-e-s
âgé-e-s et isolé-e-s de Montpellier et sur leurs
mobilités ou immobilités à l'échelle transnationale
et locale.
Nous considérons que ces anciens, à la fois
travailleurs « célibatérisés » et à la
marge, travailleurs postcoloniaux (Nord-Africains) et travailleurs du
bâtiment, de l'industrie ou de l'agriculture, ont une trajectoire
commune. Ainsi, les informations individuelles que nous avons
recueillies concernant la trajectoire migratoire et les mobilités /
immobilités ont une portée et une signification collectives.
Ce travail s'appuie sur l'accompagnement que nous
avons effectué auprès des migrant-e-s
âgé-e-s dans leurs démarches administratives, lors des
permanences que nous avons assurées dans le cadre de l'association,
entre le 31 Mars et le 2 Juin 2014. Cela nous a permis, de recueillir une
série d'informations générales concernant leurs parcours
professionnel, résidentiel et migratoire, leurs conditions sociales et
leur statut actuel.
De cette manière, sont identifiées les personnes
isolées qui constituent notre échantillon : les personnes seules,
dans le sens ou leur famille est dans le pays d'origine, ou encore les couples
dont le reste de la famille (les enfants adultes maintenant) habite dans le
pays d'origine. Avec ces personnes isolées, l'investigation a
été approfondie après présentation du
projet de recherche et consentement de la personne à y participer.
La méthode de travail est alors passée à
une phase de collecte d'informations spécifiques qui s'est faite
à travers des récits de vie et/ou des entretiens
semi-directifs. Les informations recherchées portent
sur l'expérience des personnes : le projet migratoire, le
parcours géographique et ses étapes, le lien entre
mobilité, travail - parcours professionnel - et logement - parcours
résidentiel -, le poids du statut de «
célibatérisés ».
Nous nous sommes également préoccupé de
connaître les conditions de ces personnes, en terme de statut
social et de leurs rapports à l'espace, leur perception du
pouvoir : leur rapport « actuel » à l'administration, en tant
que retraité-e et/ou personne âgée seule, et «
passé » en tant que travailleur et personne seule et demandeuse ou
pas de regroupement familial.
Soulignons que parmi les personnes que nous avons pu
interviewer, celles qui ont accepté l'entretien
enregistré sont celles qui ont des problèmes d'accès aux
droits, nécessitant un suivi sur le long terme, avec un
accompagnement - que nous avons effectué
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e46.png)
45
- auprès des administrations ou encore
chez l'avocat. Ces entretiens qui ont eu lieu chez les personnes et/ou au
café/restaurant, se sont faits dans une langue que les personnes
maîtrisent : l'arabe dialectal. Ils se sont
déroulés dans un climat de confiance qui s'est
installé tout au long des rencontres avec ces personnes
dont il faut préciser qu'elles ne sont pas issues d'une
société et d'une culture familiarisées avec les
enquêtes de ce genre.
Par ailleurs, l'association qui offre une source de
données et permet l'accès aux personnes - constituant
notre population cible - facilite aussi l'échange avec
les professionnels des administrations et autres établissements en
contact avec la population cible : gérant-e de foyer, assistant-e
social-e, conseiller-e téléphonique chargé-e des
dossiers-retraite à la CARSAT...
Avant de présenter les résultats de
l'enquête de terrain, rappelons ici quelques difficultés
rencontrées :
- La première d'entre elles résidait
dans la difficulté à recueillir la parole des
premier-e-s concerné-e-s, particulièrement lors des
enregistrements. Les personnes n'ont pas l'habitude d'être
enquêtées et sondées. Il y a des hésitations
à parler, des peurs qui ressurgissent, une prudence et une
certaine délimitation de ce qui « relève de l'intime »
et de la vie personnelle que l'on n'étale pas en public. Si cela
s'explique en partie par le référentiel culturel qui dicte des
attitudes réservées, il s'agit surtout, selon nous, de
comportements socialement construits qui soulignent l'intériorisation
par une partie des migrant-e-s âgé-e-s nord africain-e-s d'une
place que la société dans laquelle ils vivent, leur a
assignée.
- Nous avons aussi pris conscience de la complication, dans le
cadre de notre recherche, de faire la distinction entre ce qui relève de
la trajectoire de l'ensemble des travailleurs ouvriers des secteurs de
l'agriculture, de l'industrie et du bâtiment, et ce qui relève de
la spécificité de la trajectoire des travailleurs nord-africains,
et plus particulièrement de ceux d'entre eux qui sont «
célibataires géographiques ». Ceci peut faire
l'objet d'une recherche beaucoup plus vaste.
La présentation de notre terrain et celle de
notre méthode d'enquête, effectuées dans cette
troisième partie de notre travail, avaient pour but de mettre en relief
les caractéristiques de la population ciblée et la
singularité de sa trajectoire. La démarche qualitative pour
laquelle nous avons opté afin de saisir au mieux les sens et les
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e47.png)
46
significations de cette trajectoire, nous a permis
d'accéder à une connaissance du social et de tenter de
cerner les phénomènes tels qu'ils sont vécus,
perçus et exprimés par les personnes concernées
par cette étude.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e48.png)
47
IV- LA TRAJECTOIRE DES IMMIGRÉS NORD-AFRICAINS
ÂGÉS ET ISOLÉS DE LEURS FAMILLES : résultats de
l'enquête et analyse.
Dans cette partie consacrée aux résultats de
notre enquête de terrain, nous allons décrire la globalité
de la trajectoire des groupes caractérisés et analyser leurs
mobilités/immobilités au regard des notions de politique,
d'espace et de société. Rappelons tout d'abord nos objectifs de
départ qui sont d'une part, la caractérisation des
champs politiques, spatiaux et sociaux qui encadrent et structurent la
migration du groupe étudié ici, et d'autre part, l'analyse des
mobilité/immobilité de ces populations au regard de ces
notions d'espace, de société et de pouvoir
politique.
En enquêtant à Montpellier auprès des
personnes âgées, nées en Afrique du Nord et
isolées d'un point de vue familial et géographique, nous
avons pu, malgré la grande
hétérogénéité de cette population,
dégager et caractériser les deux trajectoires dominantes qui se
présentent comme suit :
§ La trajectoire de l'homme venu en France au
cours des années 1960, 1970 ou 1980. Il a été
recruté dans le pays d'origine, via le système de contrat et a
travaillé en tant qu'ouvrier agricole, travailleur du
bâtiment et des travaux publics, ouvrier de l'industrie ou
mineur de fond. Selon la carrière professionnelle, les revenus
perçus en tant que retraité, varient mais aussi,
l'état de santé et les mobilités liées
à ces deux variantes (nature et montant des revenus et état de
santé). Dans ce groupe de travailleurs migrants, isolés, les
trois quart des individus rencontrés sont mariés mais ils ne
résident pas avec leurs familles car le plus souvent30,
celle-ci vit dans le pays d'origine.
Dans ce premier groupe, comme nous l'avons dit, il y
a une grande hétérogénéité. En
effet, selon le pays de naissance mais surtout, selon le corps de métier
et la nature des contrats (CDI ou CDD (de plus de 6 mois) avec congés
payés réglementés, ou contrat de 6 mois
renouvelable chaque année avec obligation de rentrer dans le pays
d'origine les 6
30 De plus en plus de vieux migrants Nord-Africains ne
résident plus avec leur famille alors que celle-ci vit en France. En
effet, les enfants grandissent, constituent leur propre foyer (parfois dans une
autre ville), et le couple (ou le/la Veuf/veuve) se retrouve ainsi
isolé, avec de rare contacte avec le reste de la famille.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e49.png)
48
autres mois de l'année), les trajectoires
diffèrent. Cependant, le statut - matrimonial -
de « travailleur célibatérisé » puis de
« retraité célibatérisé » façonne,
au fil du temps, une trajectoire globale qui est celle du « travailleur
immigré isolé » qui devient « retraité
immigré isolé ».
Ce processus, comme nous l'avons dit, résulte
de conditions de précarité sociale - dépendance
aux aides sociales conditionnées à la résidence) et
sanitaire (état de santé nécessitant une présence
régulière en France - mais aussi du «
différentiel de développement » puisque dans les
pays d'origines où se trouve le reste de la famille
nucléaire, il y a une dépendance économique
- de cette dernière - ainsi qu'un
système de santé payant.
§ La trajectoire de la femme qui dans un premier temps
est restée dans le pays d'origine pour s'occuper seule des
enfants et/ou d'un parent vieillissant et malade. Puis, une fois que
les enfants ont grandi, que le parent vieillissant est mort et que le mari seul
en France commence à avoir de sérieux problèmes de
santé, qu'il ne peut pas rentrer au pays pour cause de revenus
conditionnés à la résidence en France et/ou de
système de santé trop cher là-bas, alors la femme,
seule, rejoint son mari et l'accompagne dans ses vieux jours.
Elle passe souvent par une période de
clandestinité, sans papiers, avant d'être «
régularisée » ou non. Ce second groupe, dans un contexte de
surreprésentation masculine chez les immigré-e-s
âgé-e-s nord-africain-e-s est très minoritaire mais
néanmoins présent. La trajectoire de ces femmes avec celles de
leurs conjoints - jusque-là «
travailleurs/retraités, immigrés isolés » -
laisse apparaître le schéma d'une trajectoire de
« couple retraité immigré isolé ».
1. Le contexte géopolitique : le
référentiel de la trajectoire
Comme nous l'avons dit, dans le groupe des immigré-e-s
nord-africain-e-s âgé-e-s et isolé-e-s de Montpellier, il
existe une grande diversité de situations et une réelle
hétérogénéité. Cependant, cette migration,
et ses modalités ont été fixées par un cadre
politique, juridique et administratif bien précis. Avant de parler des
lois qui ont régi le processus migratoire, et de leur perception par les
premier-e-s concerné-e-s, puis des administrations et du rapport,
notamment actuel, à l'administration en tant que personne
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e50.png)
49
âgée à la retraite, nous tenons à
rappeler que toutes ces personnes, qui ont actuellement plus de 60 ans, sont
nées en Afrique du Nord pendant la période coloniale.
Dans notre guide d'entretien, nous n'avons pas fait figurer
le thème de la situation coloniale, ni celui de la
décolonisation. Cependant, lors des échanges concernant les
conditions de recrutement ou encore le contexte de l'émigration pour la
France - en faisant le lien - certaines personnes parlaient
spontanément de souvenirs d'enfance avec des militaires français
qui patrouillaient et contrôlaient le village et la région, mais
encore des souvenirs de punitions infligées par ces derniers, de la
contrainte au travail forcé, des bombardements de l'aviation et des
guerres de libération.
Ces mêmes personnes parlaient également de
l'élite « nationaliste » au pouvoir après
l'indépendance et de la manière avec laquelle elle a
perpétué l'oeuvre coloniale en entretenant le
fossé entre riches et pauvres, villes et campagnes, lettrés et
illettrés. L'une d'entre elles s'est exprimée ainsi
:
Allal el Fassi31 est passé dans notre
village, il a fait le tour de toutes les campagnes du Maroc, il disait aux
gens: « Apprenez à vos enfants à lire et écrire
l'Arabe ». Les gens en l'écoutant étaient très
enthousiastes, mais ce qu'ils ne savaient pas c'est que lui, ses enfants
apprenaient le français et dans les meilleures écoles du pays. Il
voulait que les enfants de paysans apprennent l'Arabe pour finir
fkih32 pendant que les siens ont des postes importants et
contrôlent le pays maintenant.33
Ces propos que nous avons recueillis auprès d'un
Marocain de la région de Meknès - qui a étudié
jusqu'au baccalauréat et a travaillé dans la fonction publique en
tant qu'infirmier avant de venir travailler en France en 1972 - expriment une
conscience aiguë de l'enseignement élitiste qui continue de
caractériser le Maroc dans la production de ses élites. En effet,
le Maroc a recours à deux types d'enseignement : l'enseignement public
qui produit des cadres moyens et de plus en plus de
diplômés chômeurs et l'enseignement
31 Homme de l'élite politique et
économique marocaine, Allal El Fassi (1910 - 1974) est la figure la plus
emblématique du nationalisme marocain. Il a été leader du
parti de l'Istiqlal (l'indépendance en arabe),
dont il est aussi l'un des idéologues depuis sa création.
Allal El Fassi a fortement influencé la vie politique et
sociale marocaine pendant plus d'un demi-siècle.
32 Les fkihs sont les enseignants des écoles
coraniques. L'école coranique souvent plus accessible que l'école
publique (en termes de distance) fut pendant longtemps la seule porte ouverte
vers l'alphabétisation pour les enfants des campagnes en Afrique du
Nord. Les fkihs sont payés par les communautés qui y envoient
leurs enfants. Au Maroc, ils n'ont été reconnus comme
fonctionnaires que récemment.
33 Propos tenus lors d'une discussion après
l'entretien 2.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e51.png)
50
privé, dominé par les missions
étrangères, française et américaine notamment,
d'où provient l'essentiel des cadres supérieurs et dirigeants du
pays, dans le public comme dans le privé.
Ces propos montrent aussi que cette personne a
également conscience d'avoir été piégée par
l'arabisation de l'enseignement, imposée par les nationalistes -
au pouvoir - de l'époque et probablement par
l'échec de son projet d'éducation non seulement personnel
mais aussi de ses enfants. Ceux-ci sont, sans doute,
aujourd'hui dans une situation similaire à celle qui a
été la sienne lors de son départ en immigration ou tout au
mieux diplômés du supérieur mais
chômeurs.34
La personne citée ci-dessus - qui sait lire,
écrire et parler le Français et l'Arabe et qui parle
également le Tamazight - est l'une des rares personnes
rencontrées ayant été à l'école et
à être titulaire du baccalauréat. En effet, si le
système éducatif marocain contribue à reproduire un
système élitiste - donc d'exclusion -, il est durant les
décennies qui suivent l'indépendance, concentré dans les
villes et inexistant dans les campagnes. C'est dans ces conditions
marquées par le remplacement de l'administration coloniale par une
élite nationale que le système de contrat
s'institutionnalise : « Pour venir en France, à chaque
contrat, c'est l'O.N.I.35, à chaque contrat, c'est l'Office
National d'Immigration et le bureau est à Casablanca à Aïn
Borja, tout le Maroc passe par Aïn Borja », précise notre
interlocuteur (E2).
Au Maroc, l'O.N.I. a un grand pouvoir et c'est aussi le cas
en Algérie et en Tunisie. Les accords migratoires signés entre
ces pays et la France, au cours des années 1960 fixent,
réglementent et institutionnalisent les flux avec des sélections
basées sur les principes de contingentement et de contrôle
médical. Ces accords migratoires sont principalement
négociés en termes de migration de travail, avec des flux de
main-d'oeuvre allant de l'Afrique du Nord vers les
différents secteurs d'activités de l'économie
française, sur le territoire français.
34 L'enseignement public au Maroc est reconnu pour
être en inadéquation totale avec le monde du travail ce qui est
l'un des facteurs à l'origine du chômage des jeunes
diplômé-e-s marocain-e-s ayant fait
l'université au Maroc.
35 Nous rappelons ici que l'ordonnance de
1945 et son décret d'application du 26 Mars 1946 créent l'Office
National de l'Immigration (ONI), lui donnant le statut d'établissement
public à caractère administratif et le chargeant de
toutes les opérations de recherche, de sélection et
d'acheminement des travailleurs étrangers en France. En 1988, l'ONI
devient l'Office français des Migrations Internationales
(OMI)
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e52.png)
51
Selon le secteur d'activités et/ou selon le pouvoir et
les besoins du demandeur de main-d'oeuvre, « du client
»36, les méthodes de recherche et de sélection
des travailleurs varient. Les personnes avec qui nous avons pu mener un
entretien37et celles avec qui nous avons eu des discussions
informelles, confirment cette institutionnalisation et cette différence
de méthode entre :
- Les recrutements pour le compte des grandes
sociétés du public ou du privé (les houillères du
Nord-Pas-de-Calais, Renault, Citroën et autres grosses boîtes du
bâtiment de l'agriculture ou de l'industrie) où les recruteurs -
« ceux qui cherchent et vérifient la force/santé les yeux et
tout », (E1). - faisaient le déplacement au niveau de
chaque petite ville et chaque grand village. Les recruteurs s'installaient
directement dans les bureaux de l'administration locale pour
sélectionner massivement en procédant à « plusieurs
visites médicales »38.
Le passage par Casablanca se faisait en dernier,
c'était pour « la dernière visite médicale
»39 avant le départ en bateau pour la France. Pour les
individus sélectionnés, les contrats étaient d'une
durée relativement longue, à l'instar des mineurs pour
qui il s'agissait de contrats de 18 mois. De plus, la prise en charge - par
l'O.M.I. - était totale : « du bled à la mine ».
- Les recrutements pour le compte d'entrepreneurs
- plus ou moins - petits. Il s'agissait principalement, d'exploitants
agricoles en quête de main-d'oeuvre saisonnière. Les
critères physiques de sélection sont un peu moins «
contraignants » dans le sens où les candidats ne subissent qu'une
seule visite médicale, sans passer entre les mains des recruteurs. En
effet, les contrats sont directement distribués par les autorités
locales marocaines, ou bien envoyés par un proche, déjà en
France qui sert d'intermédiaire entre le patron et le
futur ouvrier.
Les propos qui suivent en témoignent :
Si tu as quelqu'un en France, il t'envoie un contrat, sinon les
patrons envoient les contrats à l'OMI au
36 Rappelons ici l'entretien retranscrit du film
« Mémoires d'immigrés » où Joêl Dahoui,
recruteur pour L'O.N.I au Maroc dit : « Le
sélectionneur doit fournir un produit de valeur pour la personne qui a
sollicité son service ».
37 Entretiens : E1, E2 et E3
38 Mot clefs recueillis auprès de mes
interlocuteurs lors de discutions informelles.
39 Idem.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e53.png)
52
Maroc et l'OMI les distribuent aux caïdats40.
Tu pars chez eux au bureau, au caïdat dont tu dépends et dés
que tu tiens ton contrat tu pars à Aïn Borja. C'était des
contrats de 6 mois renouvelables chaque année, tu restes en
France 6 mois et tu rentres au Maroc 6 mois et l'année
d'après tu fais la même chose. Pour chaque contrat, il
fallait passer par Aïn Borja pour la visite médicale. Si c'est bon,
ils te donnent un billet gratuit pour venir en France, là où tu
es recruté (E3).
Ou encore : « C'est mon beau frère qui m'a
amené à Cavaillon avec un contrat d'un an », (E2)
Toutes les personnes rencontrées et arrivées en
France pendant la période allant des années 1960 aux
années 1980 ont émigré pour travailler et leur venue en
France s'est faite à travers ce système de contrat ou de
recrutement. Ce système passe par plusieurs étapes clefs qui sont
: l'obtention d'un contrat de travail, la ou les visites médicales qui
valident ou non ce contrat - en vérifiant la
qualité de la force de travail - et l'obtention du
passeport dans des délais qui ne dépassaient pas la
validité du contrat, ce qui à l'époque était assez
compliqué.
S'ajoutaient à cela les va-et-vient vers la ville la
plus proche ou vers Casablanca, Alger ou Tunis, où se trouvent les
bureaux de l'O.M.I., et vers les capitales - Rabat pour le
Maroc - où sont centralisées certaines
administrations. Ainsi, ces démarches constituent un réel
parcours du combattant. C'est particulièrement le cas pour les personnes
illettrées qui ont été recrutées massivement et/ou
pour les nombreuses personnes qui n'avaient jamais quitté auparavant
leur village et son mode de vie.
Cette étape du recrutement constitue ainsi une
première épreuve qui conditionne déjà le mode de
relation entre les employeurs et les employés. En effet, il s'agit d'un
parcours où à chaque étape franchie se pose
immédiatement le problème de l'étape suivante. Ainsi, en
rentrant dans un système qui entretient le sentiment d'exposition au
« risque de na pas être pris »41, «
d'être empêché de partir en France »42, les
personnes se trouvent dans une position de subordonné qui marque
d'emblée les relations entre ces travailleurs migrants et leurs
employeurs, d'une part, mais aussi avec la société
française, d'autre part. De plus, ce système de subordination est
légitimé par le rôle de sous-traitant docile joué
par les autorités locales, soumises à la toute puissance de l'OMI
au service du
40 Échelon locale de la division
administrative du pouvoir marocain. Il s'agit de l'échelon juste au
dessus de la municipalité ou de la commune rurale.
41 Mot clefs recueillis auprès de mes
interlocuteurs lors de discussions informelles.
42 Idem
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e54.png)
53
patronat français.
Une fois cette étape du recrutement passée,
étape qui rappelons-le donne droit à un contrat de travail qui
faisait office de visa d'entrée et de séjour en France, le
parcours se poursuivait ainsi :
A cette époque, il n'y avait ni
récépissé, ni visa, ni carte de séjour,
c'était le contrat et les 6 mois renouvelables chaque
année qu'il ne fallait pas dépasser [...] si tu t'arranges avec
le patron, et qu'il t'ajoute 6 autres mois, là tu fais tes
papiers, il fallait au minimum 1 an de travail consécutif et tu a droit
à tes papiers, ce n'était pas la carte de
résidence de 10 ans, c'était une carte séjour de 1 an
d'une part et une carte de travail d'autre part. (E3)
Ainsi, la présence en France était
conditionnée par le travail. De plus, la catégorie de
métier et la localisation de l'employeur figurant sur le premier contrat
déterminaient et fixaient la localisation géographique du
travailleur et sa catégorie socioprofessionnelle pour les années
suivantes.
En effet, l'obtention d'un titre de séjour, en cas de
prolongement du premier contrat de 6 mois, était conditionnée par
le contrat, et si la carte de séjour permettait une libre circulation
sur le territoire français, la carte de travail quant à elle -
obligatoire pour pouvoir travailler - limitait la possibilité de travail
à la catégorie de métier et au département figurant
sur le contrat, avec une possible extension aux départements voisins
ayant les mêmes besoins en main-d'oeuvre. Comme en
témoigne notre interlocuteur (E3) : « Moi, j'avais une
carte de travail pour travailler dans l'agriculture dans le Gard ».
Ce n'est qu'au bout de quelques années, 3 en
théorie43, de présence en France avec un titre de
séjour - le temps passé avec les contrats de 6 mois renouvelables
chaque année n'étant pas pris en compte - que
ces travailleurs migrants ont pu faire la demande d'une carte de
résidence de 10 ans donnant le droit de travailler sans restrictions, ni
géographiques ni socioprofessionnelles. Les personnes rencontrées
ont mis en moyenne 7 ans avant l'obtention de cette carte. Une fois encore, la
résidence est conditionnée par le fait de travailler. L'obtention
de cette carte de 10 ans marque néanmoins un changement dans le
rapport au travail et à l'espace, avec une possibilité de
« choix » plus large comme l'expriment ces propos
: « A chaque fois j'ai plus fait des CDI, uniquement des CDI.
Quand
43 Pour l'obtention de la carte de résidence de 10
ans, la durée de présence en France fixée à trois
ans (avec un titre de séjour) est loin d'être une
condition suffisante : la préfecture devait également
être convaincue de « l'intégration » du
requérant dans la société française,
intégration essentiellement analysée en termes de travail stable
(contrat stable, de longue durée) et de montant des revenus.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e55.png)
54
ça ne convenait pas ou que ce n'était
pas bien stable, je trouvais un autre travail et je m'en
allais.», (E3). Ou
encore : « Quand j'ai eu mes papiers, j'aurais dû me sauver,
chercher une usine ou du bâtiment, j'aurais dû aller à St
Etienne, aller à Lyon, aller à Paris, mais je ne connais
ni le parlé ni rien, je me contentais juste de demander du travail aux
patrons, allant de celui-là à celui-ci et voilà ! »,
(E2)
Ce dernier témoignage tenu par un ancien travailleur
agricole questionné sur les raisons du faible montant de sa retraite,
montre - outre le fait que la carte de résident permet de se «
sauver » - que le retraité actuel a mis
du temps avant de comprendre le fonctionnement du système - qui
régit le travail et les cotisations pour la retraite - dans lequel il a
évolué en France.
Ce témoignage marque ainsi la différence de
statut entre, d'une part, l'ouvrier agricole au contrat saisonnier et
précaire, et d'autre part, l'ouvrier de l'industrie et du bâtiment
au contrat et au statut plus stables et plus valorisants. En effet, les
contrats de 6 mois renouvelables, en termes de droit du salarié sont
à l'époque ce qu'il y a de plus précaire et de plus
flexible, à coté du statut de travailleur sans papiers qui
commence à être de plus en plus présent.
Ce type de contrat qui, comme nous l'avons dit, place le
travailleur migrant cherchant à stabiliser sa situation administrative,
dans une position de subordonné, ce type arrangeait
particulièrement les exploitants agricoles qui profitaient pleinement de
la situation, comme en témoignent ces propos : « Je restais 4 mois,
5 mois et je partais au Maroc. Je revenais pour les asperges, après je
repartais et je revenais pendant les vendanges »(E3). Et surtout :
La première fois [...] A Cavaillon j'ai
travaillé 14 jours et le gaouri44 m'a mis en
arrêt de travail. Il m'a dit : « trop tard », parce que
je suis arrivé trop tard du Maroc [...] le travail était fini. Je
suis allé à Orange, [...] J'ai refait un contrat d'un an
là-bas toujours dans l'agriculture. J'ai travaillé
là-bas 2 ans avant de pouvoir retourner au pays [...] on
était 70 à dormir dans le hangar et à travailler
dans ce même mas chez le même patron [...] Après
Salon-de-Provence, je suis allé dans le 04 à Manosque, j'ai
travaillé là-bas 4 ans chez un gaouri. Il avait un
contremaître tunisien, quand il y avait du travail difficile, ils
appelaient les Arabes [...] Le patron m'a laissé travailler
jusqu'à l'été, et puis ça y est, le travail
agricole était fini, j'ai dit au gaouri : « je vais partir en
vacances et je reviens » et il m'a dit `Ok !'. Je suis parti, lui,
il m'a envoyé une lettre de licenciement [...] On
travaillait ainsi 1 an, 2 ans, 3 ans chez chaque patron, on ne s'arrêtait
pas beaucoup [...] On est resté comme ça en travaillant à
gauche à droite, jusqu'à l'âge de la retraite. ,
(E2).
44 « Gaouri » veut dire étranger blanc dans le
parler familier en Afrique du Nord. Ce mot, héritage de la colonisation,
s'emploie souvent pour désigner les Européens en
général. Ici il désigne les puissants patrons.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e56.png)
55
Ces propos montrent que si à l'époque, le besoin
de travailler - pour ses « enfants
», (E2 et E3) - et de stabiliser
sa situation administrative45, amène à accepter les
conditions de travail et de logement, toutefois, les témoignages
insistent aujourd'hui sur la violence que constitue la politique qui a
encadré la migration et les conditions de son déroulement en
France, notamment en ce qui concerne le droit du travail et au logement mais
aussi le regroupement familial. Cela est d'autant plus notoire que ce processus
se poursuit actuellement, une fois l'âge de la retraite atteint.
« Nous, on travaillait du congé au congé.
Maintenant qu'on a vieilli, on ne va pas aller se poser avec nos enfants ?
», interpelle notre interlocuteur, (E2).
Pour certaines personnes, le regroupement familial n'a pas
été fait pour des raisons de « mentalité
», comme l'explique ici notre interlocutrice dans E1 :
« Mais c'étaient des paroles en l'air tout ça [...]
Il disait que les garçons vont se marier avec des
françaises et qu'ils vont rester perdus ici [...] mon
mari a une mentalité bizarre », (E1) ou à cause de
stratégies personnelles ou familiales qui laissent entrevoir une vie
active transnationale qui sont aussi à l'origine du non
regroupement familial : « On n'allait pas non plus tous laisser
tomber là-bas, y a un peu de terre, y a un peu d'olives, il y a un peu
de têtes de bétail. », (E3). Mais aussi des raisons
affectives : « Moi je reste avec ma mère
», (E1) ; Et : « J'ai ma mère qui est toujours vivante
jusqu'à maintenant, je ne pouvais pas la laisser toute seule. »,
(E3).
Cependant, le regroupement familial est
sévèrement conditionné et beaucoup de personnes
rencontrées et isolées actuellement n'ont pas pu mener au bout
cette procédure, faute de travail stable, d'entrée d'argent
suffisante et/ou de logement convenable :
Je n'ai pas pu le faire, je n'arrivais pas à trouver
de travail stable. Quand je travaillais 2 ou 3 mois chez un patron, que je
sentais que c'était une personne bien, je lui demandais :
`Monsieur, faîtes-moi plaisir, je voudrais ramener ma famille.
Il me répondait : « Non, non, non, non, non ! » Et pour les
patrons suivants, c'était la même chose. Je voulais faire
le regroupement familial mais ce n'était pas possible. Au bout d'un
moment je me suis fatigué et j'en ai eu assez [...] Je
me suis fatigué en essayant d'amener les miens mais rien,
maintenant ils ont grandi. », (E2)
45 Ici, nous parlons de la situation administrative qui,
d'une part, est celle du migrant titulaire d'une carte de séjour de
courte durée (1an) conditionnée par le fait d'avoir un contrat de
travail, et d'autre part, celle du travailleur célibataire
géographique qui vise le regroupement familial. Rappelons que le
regroupement familial est lui aussi conditionné, notamment par le fait
de travailler. Le travailleur migrant célibataire géographique se
retrouve ainsi pris par une double contrainte - mise en place
par la politique migratoire française - qui accentue son
assujettissement au travail.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e57.png)
56
Ce statut de célibataire géographique marque
jusqu'à maintenant les rapports à l'administration et les
rapports à l'espace et aux (im)mobilités dans leurs
modes d'organisations contraints et entre « ici et là-bas ».
La personne avec qui nous avons mené un entretien (E1), qui est venue en
France pour rejoindre son mari malade (E1) est passée par une phase sans
papiers de 3 ans avant d'être
régularisée.
Une fois à la retraite, son mari a fait une demande de
regroupement familial pour qu'elle puisse venir mais en vain. Toutes les
personnes âgées que l'on peut qualifier de «
célibataires géographiques » - dans le sens où il n'y
a pas de rupture « voulue » avec leurs familles restées au
pays - ont un problème lié à la résidence en
France. En effet, lorsque celle-ci conditionne la perception des
revenus et/ou l'accès à la santé, la résidence
devient vite une contrainte.
Au cours des permanences que nous avons effectuées
à La Paillade et à Figuerolles, nous avons constaté la
faiblesse des montants perçus pour la retraite46 qui sont de
400 euros /mois en moyenne. Ainsi, beaucoup d'anciens travailleurs
migrants sont dépendants des aides sociales telles que l'ASPA
qui est soumise à une condition de résidence en France de 6
mois.47 : « Même maintenant qu'on est à la
retraite, on n'a pas le droit de dépasser 6 mois parce que
sinon c'est l'ASPA qui est supprimée. », précise mon
interlocuteur (E3) ; ou :
Ils veulent qu'on reste ici jusqu'à ce qu'on meure
[...] Comment tu peux rester là 6 mois sans travailler ni rien ? Tu
restes là, tu ne vois pas tes enfants ni rien. Et toi t'es là, tu
restes là. Pourquoi ? Pour que tu gaspilles leur argent ici même.
Mais pour que tu les gaspilles avec tes enfants, NON ! Tu vois ? [...]
Nous, on travaillait du congé au congé. Maintenant qu'on
a vieilli, on ne va pas aller se poser avec nos enfants ? On reste ici
jusqu'à qu'ils viennent nous prendre pour la morgue. Ce n'est
pas possible ! Regarde, depuis que je suis jeune, depuis 1972, je suis
en France. Là on est en 2014 et ils veulent encore que je reste
là. Mange ou ne mange pas, habite ou n'habite pas, dors ou ne dors pas,
tes enfants là-bas et toi ici ! Ce n'est pas possible ça !,
(E2).
Ainsi, outre l'invariant que constitue le statut - social et
administratif - de célibataire géographique, on note que les
anciens travailleurs migrants rencontrés sont passés par
différentes étapes du statut administratif, qui correspondent
à autant de phases de leur parcours. Ces étapes peuvent
être résumées ainsi :
46 Nous rappelons ici que ces « petites retraites »
sont la conséquence du système des contrats saisonniers qui se
combinent avec le statut de travailleur migrant originaire d'anciennes
colonies que l'on vire en premier.
47 Les aides sociales soumises à la condition de
résidence en France sont : la Couverture Maladie Universelle (CMU), la
Couverture Maladie Universelle Complémentaire (CMUC), l'Allocation de
Solidarité aux Personnes Agées (ASPA), l'Allocation
Supplémentaire d'Invalidité (ASI), et les prestations
familiales.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e58.png)
57
- Le statut de travailleur saisonnier : c'est avec ce statut
que sont arrivés - durant les années 1960, 1970 et 1980 - pour la
première fois en France, tous les hommes rencontrés lors de cette
enquête. Ce statut est déterminé par le système des
contrats. Ce sont les contrats qui autorisent l'entrée et la
présence en France généralement pour une durée de 6
mois renouvelables chaque année. Ces contrats sont signés dans
les pays d'origines où l'O.M.I française organise les
recrutements.
- Le statut de travailleur en séjour en France : ce
statut est accessible si le migrant, présent en France avec le statut de
saisonnier, décroche un contrat de travail d'un an minimum. Ainsi, le
migrant se présente à la préfecture avec son contrat de
travail et fait son changement de statut. Ce statut de séjournant en
France donne droit à une carte de séjour d'une durée d'un
an ou de 3 ans, selon la durée du contrat, renouvelables à
condition qu'il y ait à chaque fois un nouveau contrat de travail. Avec
ce statut, le travail est soumis à une autorisation, avec une liste de
métiers sous tension48, selon la région. Ainsi le
travailleur migrant se voit délivrer une carte de travail qui restreint
le choix du métier à exercer et de la région où il
sera exercé, ainsi que le montre l'exemple de l'entretien 3 qui
avait une carte de travail d'ouvrier agricole dans le Gard, ou encore l'exemple
de l'entretien 2 qui lui aussi avait une carte de travail d'ouvrier
agricole mais cette fois pour le Vaucluse.
- Le statut de résident : après plusieurs
années - 7 ans en moyenne pour les personnes
rencontrées - passées avec le statut de
travailleur en séjour en France, le travailleur migrant fait une demande
pour la carte de résident de 10 ans. La délivrance de cette carte
est soumise à l'appréciation des préfets qui jugent de la
bonne intégration ou non des personnes. Cette carte de résident
permet de travailler sans restrictions - législative du moins -
géographique et socioprofessionnelle. Ce qui n'était pas
le cas jusque-là.
- Le statut de retraité : comme nous l'avons dit, les
étapes citées ci-dessus ont été
48 Les métiers sous tension sont les
professions qui, à cause des problèmes de manque de
main-d'oeuvre qu'elles rencontrent, sont ouverts à tous
les étrangers. Contrairement aux candidatures dans les autres
métiers, les travailleurs étrangers qui sollicitent auprès
de l'administration une autorisation de travail pour l'une de ces professions
ne peuvent se voir opposer à leur demande l'absence de recherche
préalable de candidats déjà présents en France ou
encore la situation de l'emploi. La liste des métiers sous tension,
définie - jusqu'à maintenant - par les ministères du
Travail et de l'Intérieur varie selon la conjoncture et selon la
région. Dans les années 1960, 70,80, elle comprenait
principalement les métiers d'ouvrier agricole, de manoeuvre et OS de
l'industrie et d'ouvrier du BTP.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e59.png)
58
communes à tous les vieux hommes rencontrés.
Cependant, selon le parcours professionnel, le statut de retraité va
varier. Nous distinguons ainsi entre les petites retraites qui sont
dépendantes des aides sociales et notamment à l'ASPA qui est
conditionnée par la résidence en France 6 mois de l'année
et les retraites, disons convenables et non concernées par la condition
de résidence, pour la perception des revenus en tous cas, car ne
dépendant pas de l'ASPA.
Le statut de travailleur migrant célibataire
géographique ainsi décrit, nous allons maintenant nous
intéresser à l'espace tel qu'il a été cadré
par cette condition administrative de célibataire
géographique dans le cadre d'une migration internationale.
2. L'espace : vecteur et cadre de la
trajectoire
2.1 Territoire de départ :
Nous avons vu dans les parties précédentes
comment les recrutements de travailleurs ont été organisés
et institutionnalisés en Afrique du Nord durant toute la
période d'après-guerre, jusque dans les
années 1980. Ces recrutements ont constitué un cadre pour une
grande partie des flux de personnes allant de l'Afrique du Nord vers la France.
Les témoignages cités précédemment montrent le
rôle de sous-traitant docile joué par les autorités
locales dans l'institutionnalisation de ce système de recrutement massif
de main-d'oeuvre pour le compte du patronat
français.
Ces témoignages (E1, E2 et E3) montrent
également la manière avec laquelle les territoires de
départ que nous analysons ici - dans un premier temps -
à l'échelle du grand ensemble régional : Afrique
du Nord, ont été considérés comme des territoires
réservoirs d'une main-d'oeuvre flexible et
malléable, vers lesquels on s'oriente selon les besoins :
« Je revenais pour les asperges, après je repartais et je
revenais pendant les vendanges [...] je travaillais 6 mois et je
rentrais au Maroc 6 mois », se souvient notre interlocuteur (E3).
Cette organisation spatiale du travail entre territoire
français - territoire de production - et territoire de départ -
territoire réservoir de main-d'oeuvre - a assuré
de nombreux avantages à l'économie Française, mais aussi
aux élites politiques et économiques en place en Afrique du
Nord.
En effet pour l'économie française, le fait de
disposer d'une réserve de main-
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e60.png)
59
d'oeuvre étrangère et à
l'étranger a permis une mutation de la structure
professionnelle49 à un coût avantageux. Les
anciens travailleurs que nous avons rencontrés, sont tous arrivés
en France alors qu'ils étaient de jeunes adultes, constituant ainsi une
force de travail toute prête à l'utilisation.
De plus, le système de contrat ne prévoit
aucune indemnité chômage ou autre revenu minimum, puisque lors
des périodes d'arrêt de travail, les travailleurs
saisonniers sont retournés dans le pays d'origine donc à
l'étranger. Pour la même raison, la famille vivant dans
ce pays d'origine ne perçoit durant cette première phase de
contrat 6 mois renouvelable chaque année, aucune prestation sociale du
type allocations familiales.
Par la suite, une fois passés au statut de
résident, les travailleurs saisonniers ont droit à une allocation
pour leur famille et leurs enfants, mais celle-ci est largement
inférieure à celle perçue par les travailleurs dont la
famille réside en France. Ainsi, à la question «
touchiez-vous des allocations pour vos enfants au Maroc ? », notre
interlocuteur de l'entretien 2 a répondu : « Oui, j'en
touchais quand je travaillais mais ce n'était rien
comparé à ce que touchent les parents en France.
C'était versé au Maroc, en dirhams. ». La
précision : « quand je travaillais », apportée dans ce
témoignage est là pour rappeler le fait qu'une fois à la
retraite, les célibataires géographiques sont
considérés comme des personnes seules, sans conjointe et sans
enfants, y compris si ces derniers sont mineurs. Ainsi, pour cette
catégorie de personnes, le montant des aides sociales attribuées
aux personnes âgées est calculé comme s'il
s'agissait de personnes seules et sans charge familiale.
Pour les élites en place en Afrique du Nord, cette
migration massive qu'elles contribuent à organiser, constitue une
véritable soupape de sécurité économique mais aussi
politique. En effet, les contextes algérien, marocain et tunisien au
cours des décennies qui ont suivi les « indépendances »
sont marqués par bon nombre de problèmes sociaux50 et
les
49 En effet, l'abondance de main-d'oeuvre
étrangère considérée comme non qualifiée a
permis, par la promotion des travailleurs et travailleuses nationaux ,
de faire face aux besoins de main-d'oeuvre qualifiée. Ainsi,
cette mutation dans la structure professionnelle s'est faite sans
pénurie au niveau des qualifications inférieures et donc sans
incidence sur la structure des coûts de production.
50 Nous parlons ici du bas niveau de vie, en
particulier dans les campagnes où l'agriculture et les revenus sont
dépendants du climat. Ainsi, à chaque sécheresse, l'exode
rural atteint des pics d'intensité et les paysans partent pour les
bidonvilles autour des grandes villes où là sévissent
aussi le chômage et la misère.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e61.png)
60
pouvoirs en place, depuis ces « indépendances
», sont de plus en plus remis en question et considérés
comme illégitimes. Ainsi, l'exportation des chômeurs et des
paysans et la fabrication d'un territoire - de départ -
réservoir de main-d'oeuvre ont été
encouragés par les autorités locales dans le but de
maintenir la paix sociale et de réduire - de
façon simpliste car à court terme - les
problèmes liés à l'exode rural, au chômage et
à la misère.
Rappelons-le, quasiment toutes les personnes
rencontrées sont nées en milieu rural. Parmi elles, les
montagnards du Sud-est marocain et les paysans de la région de
Meknès sont surreprésentés à Montpellier.
Ainsi, malgré le fait qu'il n'y ait eu aucun critère
d'origine géographique mis en avant dans notre enquête
- excepté celui d'être originaire d'Afrique du
Nord - il se trouve que les personnes avec lesquelles nous
avons mené un entretien enregistré (E1, E2 et E3) sont toutes
originaires de cette région de Meknès.
Cependant, au cours des permanences, et tout au long
de notre travail d'enquête, nous avons observé que dans
leur grande majorité, les personnes rencontrées sont originaires
de zones rurales situées dans des régions
délaissées depuis la période coloniale telles que les
montagnes du Sud et du Sud-est marocains, le Rif, la Kabylie, la Tunisie de
l'intérieure des terres, etc.
Beaucoup ont pratiqué l'agriculture avant de venir en
France - c'est le cas des personnes de l'entretien 2 et 3
- et certains disent clairement être venus suite
à une incapacité d'assurer une vie décente à leurs
enfants : « En 85, 86, 87 il y avait la sécheresse au
Maroc. C'était donc pour des raisons économiques.
J'avais à ce moment-là 3 enfants, qui sont nés en 73, 82
et 84 », (E3). Ou encore : « Moi, j'ai laissé mes enfants au
pays, je ne sais pas s'ils ont mangé, s'ils ont bu ou je ne sais quoi.
», (E2).
Les revenus perçus en France par le jeune travailleur
migrant d'alors, originaire de la campagne, permettaient
souvent de mettre un peu d'argent de côté, de se marier et
Les diplômé-e-s chômeurs et
chômeuses, pour défendre leurs droits s'organisent en
coordination. Ils et elles sont ainsi au centre de bon nombre de mouvements
sociaux en Afrique du Nord. Ce qui fait d'eux et d'elles les cibles de la
répression policière et bon nombre d'entre eux/elles croupissent
dans les prisons marocaines, algériennes et tunisiennes. Rappelons ici
que la détresse psychologique dans laquelle se trouvent ces
chômeurs et chômeuses a poussé certains d'entre eux
à s'immoler par le feu. C'est notamment ce qui a
contribué au déclenchement en 2010 des grandes
révoltes populaires en Tunisie - et dans bon nombre de pays d'Afrique du
Nord et du Moyen orient -.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e62.png)
61
d'assurer la migration de sa famille vers la ville la plus
proche pour l'accès à l'école et aux
autres services de la ville où s'installait ainsi la femme qui
élevait seule les enfants. « Avant de venir en France je
vivais à la campagne où j'étais paysan. Après
être venu en France, je me suis marié et on a
habité en ville, à Meknès où mes enfants sont
nés. », (E2).
La maison en ville constitue ainsi un «
quartier général » (E1) par lequel les membres
de la famille restés à la campagne peuvent transiter avant une
installation définitive pour eux aussi. Ils peuvent encore y venir pour
profiter temporairement des services de la ville et particulièrement y
poursuivre des études dans les lycées et les universités
mais aussi des loisirs comme le montrent les propos de notre interlocutrice
dans l'entretien 1 qui, rappelons-le, est une dame dont la maison -
où elle a élevé seule ses enfants
jusqu'à ce qu'ils soient financièrement indépendants,
pendant que son mari travaillait en France - est
à Meknès :
Oui Meknès, dans la ville, pas dans la campagne. La
capitale ismaïlienne, c'est là-bas notre quartier
général [...] Plusieurs membres de la famille
sont venus étudier chez moi, les enfants de mon oncle [...] notamment
celui dont je t'ai parlé qui est devenu pharmacien
[...] il venait s'amuser, il ne venait pas me voir
(rire). Il allait à la piscine et il sortait tout le temps...,
(E1).
Il y a ainsi un exode rural qui se fait en parallèle
et suite à la migration en France. Au Maroc par exemple, il existe
actuellement autour de certaines grandes villes, des banlieues où se
retrouvent majoritairement les familles d'émigrés. C'est
le cas de Aït Melloul, grande banlieue d'Agadir où
ne se sont installées en grande majorité que des familles
d'émigrés de l'Anti-Atlas, ou encore de Toulal, banlieue
de Meknès où se sont établies les familles
d'émigrés de l'Atlas, du Rif et des autres campagnes
avoisinantes.
Cependant, les villes et les quartiers populaires
où s'installent les familles d'immigrés partis en France
et/ou les familles ayant connu l'exode rural, se caractérisent -
malgré les services - par de forts taux de
chômage et de précarité. La jeunesse, faute de moyens et
d'emplois stables, a du mal à quitter la maison familiale et à
être indépendante financièrement. Le grand nombre de
diplômés chômeurs - et le sort qui leur ait
réservé51-
51 Les diplômé-e-s chômeurs et
chômeuses, pour défendre leurs droits s'organisent en
coordination. Ils et elles sont ainsi au centre de bon nombre de mouvements
sociaux en Afrique du Nord. Ce qui fait d'eux et d'elles les cibles de la
répression policière et bon nombre d'entre eux/elles croupissent
dans les prisons marocaines, algériennes et tunisiennes. Rappelons ici
que la détresse psychologique dans laquelle se trouvent ces
chômeurs et chômeuses a poussé certains d'entre eux
à s'immoler par le feu. C'est notamment ce qui a
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e63.png)
62
fait perdre tout espoir en l'école.
L'immigration vers l'Europe paraît alors être l'unique
solution pour beaucoup de jeunes qui aujourd'hui encore tentent
coûte que coûte leur chance, très souvent au péril de
leur vie, comme le montrent les drames de l'immigration clandestine et
autres naufrages de « pateras » dont les médias se
font régulièrement l'écho.
Les propos qui suivent témoignent de ces
problématiques liées au territoire de départ que vivent
notamment les enfants du travailleur puis du retraité immigré
:
Tu vois tes fils à 20 ans, 25 ans, ils n'ont
rien à faire à part manger, dormir et c'est tout ! Ils
ne trouvent rien à faire [...] J'en ai un, il est sorti de
l'école en 5ème, il ne voulait pas
étudier. Mais lui ça va, il s'est
débrouillé ; il est en Italie il travaille et il
est indépendant [...] Mon fils qui est en Italie, il est venu
d'abord en France. Il est allé chez sont père.
Son père a voulu le ramener au Maroc. Mais il lui a dit qu'il ne voulait
pas y retourner [...] Il a arrêté l'école en
5ème au Maroc, il ne voulait plus étudier [...]
Même s'il était très jeune, il était
débrouillard. Il est parti en Italie. Il a fait ses papiers
là-bas, en ce moment il fait des démarches pour la
nationalité. Il travaille et il a deux petites filles. (E1).
Cet autre interlocuteur, conscient de la dépendance
financière des familles restées au pays, vis-à-vis des
revenus perçus en France par le travailleur puis le retraité,
exprime ici son inquiétude et son impuissance :
Mes enfants [...] je leur envoyais toujours 400 ou 500 euros.
Maintenant, je ne leur envoie que 300€, c'est quoi
300€ ? Il y a le loyer de la maison au Maroc. J'ai juste
un fils qui travaille, je ne sais même pas s'il donne de
l'argent à sa mère ou pas, les 3 autres enfants ne travaillent
pas [...] 300€ ! Avec ça il faut choisir entre
manger, louer la maison, payer l'électricité et l'eau
[...] Je touche 600€, j'envoie à mes enfant 300€ il me reste
300€ [...], (E 2)
Ainsi le territoire de départ - en
proie, à l'exode rural, au chômage et à la
précarité - est souvent perçu par l'immigré comme
une charge à assumer et comme un rappel permanent de la raison de sa
présence en France. En effet, ce territoire de départ semble
être celui d'une double dépendance/contrainte :
celle du travailleur/retraité qui se sent responsable et lié
à ce territoire et celle de sa famille restée au pays dont les
conditions de vie dépendent des revenus de ce même
travailleur/retraité.
Dès lors, le territoire de départ peut
être caractérisé à différentes
échelles imbriquées entre elles :
- Au niveau micro-local : il y a le village
et la campagne d'origine. Celle-ci se situe le plus souvent dans des
régions marginalisées depuis longtemps et se caractérise
par une petite paysannerie pauvre. Ce territoire de départ est
marqué par un contexte de
contribué au déclenchement en 2010 des grandes
révoltes populaires en Tunisie et dans bon nombre de pays d'Afrique du
Nord et du Moyen orient.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e64.png)
63
misère, constitue le principal réservoir de
main-d'oeuvre et renvoie au point de départ de
l'émigration des années 1960-1980 vers la
France. En effet, la grande majorité des personnes rencontrées
sont originaires du milieu rural et sont venues en France, en partant de leur
village d'origine.
- Au niveau local : il y a l'exode rural -
qui est aussi dû au contexte de misère qui règne
dans les campagnes - et le passage de la famille de l'immigré
vers la ville qui se trouve à proximité, vers la
capitale régionale. Le territoire de départ prend ainsi une
dimension régionale et ce d'autant plus que la connexion entre la ville
de résidence de la famille nucléaire et le village d'origine
reste très forte du fait des visites régulières des
membres de la famille. L'immigré qui rentre pour les vacances passe
ainsi par la ville où se trouve la famille nucléaire et aussi par
le village d'origine situé plus ou moins à proximité. A
cette échelle, le territoire de départ se caractérise par
des quartiers populaires et des banlieues où réside la famille de
l'immigré. Le chômage et la précarité y sont tels
que beaucoup de familles restent dépendantes des revenus du travailleur
immigré en France et actuellement de ceux du retraité
immigré.
- Au niveau global des grands ensembles régionaux :
l'Afrique du Nord constitue un territoire de départ
marqué par l'héritage colonial et par la
domination néocoloniale. En effet, il s'agit d'un territoire
réservoir de main-d'oeuvre pour les secteurs
d'activités de l'économie française. Ces derniers y
organisent, avec la complicité des autorités locales, des
recrutements massifs et institutionnalisés qui conditionnent et cadrent
les déplacements et les flux. Ainsi, le territoire de départ
apparaît comme un territoire d'enfermement
qu'il est difficile de quitter, comme un territoire-prison. Le
contexte de misère sociale qui y règne favorise cette migration
massive et la prolonge dans la durée.
2.2 Territoire de circulation :
Selon le pays d'origine et le statut du migrant -
premier contrat où le billet est payé par
l'employeur et les modalités du trajet fixées par les
employeurs français et l'O.M.I, retraité et vacancier contraint
par le travail et/ou l'administration - le territoire de
circulation, sa perception par le migrant et ses points de passage varient. Il
y a des points de passage obligatoires que toutes les personnes
rencontrées ont empruntés au moins une fois. C'est le cas
des ports de Tanger, d'Alger, de Tunis, d'Algésiras, de Sète, de
Marseille
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e65.png)
64
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e66.png)
65
ou de Toulon qui constituent des lieux de transit
caractéristiques par l'intensité des flux qui les traversent
depuis des décennies.
Pour les immigré-e-s âgé-e-s marocain-e-s
rencontré-e-s, qu'ils/elles aient été recruté-e-s
par le système des contrats, ou qu'ils/elles soient venues en France via
le regroupement familial, tous et toutes sont passé-e-s par « la
route de Aïn Borja »52 : « A chaque contrat c'est
l'Office National d'Immigration et le bureau est à Casablanca à
Aïn Borja, tout le Maroc passe par Aïn Borja , tout le Maroc, de El
Hoceima, de Nador du Sahara, tout le monde passe par Aïn Borja »,
(E3).
Si pour le regroupement familial, la venue en France est
organisée et prise en charge par les familles elles-mêmes, le
système des contrats organise quant à lui, la venue des
travailleurs. La prise en charge est totale et le parcours balisé :
« Ils te donnent un billet gratuit pour venir en France, là
où tu es recruté », (E3). Ainsi, les travailleurs marocains
vont - en masse - prendre le train de la gare
de Casablanca à la gare de Tanger qui se trouve à l'entrée
du port.
Ensuite, après le passage par des contrôles
douaniers sévères, c'est le bateau jusqu'à
Algésiras - où il y a de nouveau, l'étape de la
douane -, puis le train jusqu'à Madrid où les migrants sont
divisés selon la région géographique où ils vont
travailler. Ceux qui partent pour le Sud-ouest et l'Ouest de la France,
prennent le train pour Hendaye et on leur donne « une étiquette
« Hendaye » pour les marquer »53.
Ceux qui vont travailler dans le Sud et l'Est de la France
prennent le train pour Barcelone, Perpignan, Montpellier, etc. A partir des
gares, les travailleurs migrants se dispersent. Pour beaucoup d'entre eux qui,
rappelons-le, quittent leur campagne pour la
52 Ce terme retranscrit de l'entretien 1
est largement utilisé par les Marocain-e-s de France pour
désigner les parcours géographiques mais aussi administratifs qui
sont ceux du regroupement familial et des recrutements via le système
des contrats. La grande majorité des Marocain-e-s vivant actuellement en
France sont venus via le système des contrats - c'est
le cas des hommes venus au cours des années 1950, 60, 70 et 80 -
ou via le regroupement familial - c'est le cas des
femmes et des enfants en bas âge -. Ces deux démarches sont
centralisées par l'Office Français des Migrations
Internationales (O.M.I.) dont le bureau marocain est à
Aïn El Borja.
53 Propos recueillis auprès d'un
interlocuteur lors de discussions informelles concernant la
première venue en France.
première fois, ce voyage qui dure au moins quatre
jours, constitue un choc psychologique et culturel lié au fait de se
retrouver dans un milieu complètement étranger par son
système de fonctionnement et du fait de la langue : « A la gare de
Casablanca, il y avait des gens, les pauvres, qui étaient
complètement perdus, les patrons venaient les chercher à la gare
», (E3). Pour les travailleurs saisonniers du système des contrats,
la circulation entre Maroc et France se fait ainsi pour chaque voyage : «
Tu restes en France 6 mois et tu rentres au Maroc 6 mois et
l'année d'après tu fais la même chose, pour chaque contrat,
il fallait passer par Aïn Borja », (E3).
Par la suite, les travailleurs qui sont maintenant des
résidents en France, d'un point de vue administratif car ils disposent
de la carte de résident valable 10ans, travaillent à longueur
d'année. Au niveau local et régional - français -
ces travailleurs circulent de ville en ville et de région en
région pour trouver du travail. Cette circulation se fait souvent en
fonction des réseaux de connaissances et elle est motivée
uniquement par le fait de trouver un travail et un pied-à-terre le plus
facilement possible.
Certaines personnes rencontrées ont ainsi
résidé, entre 1 et 5 ans, dans plus de 7 villes
différentes, et dans plus de 4 régions différentes :
« Une fois que j'ai obtenu mon titre de résidence de 10 ans je suis
allé partout en France pour travailler avec les entreprises du
bâtiment. », témoignent ces propos recueillis lors de
discussions informelles ou encore ceux qui suivent.
Pour Marseille, je connaissais des gens de chez moi. Je suis
allé chez eux pour le travail. Ils ont demandé à leur
patron et ils m'ont fait travailler avec eux là-bas
jusqu'à ce que le travail soit fini et j'ai cherché encore.
Je suis venu à Nîmes chez des gens de chez moi aussi.
J'ai trouvé un travail avec eux. Des connaissances du pays. (E2).
Ainsi, pendant les périodes de travail, les retours au
pays se font selon les congés54. Il faut que ces derniers
soit assez longs car le voyage - qui se fait maintenant en voiture ou en car -
dure 4 jours à l'aller et 4 jours au retour : « A
cette époque, pas d'autoroutes en
54 Soulignons ici que plusieurs travailleurs
rencontrés - sous différentes pressions
décrites précédemment et liées au besoin de
travailler - acceptaient des contrats tacites avec leurs
employeurs qui ne toléraient aucune absence longue. Ainsi, ces personnes
enchaînaient 2 voire 3 ans de travail (avec une semaine de repos, de
temps en temps) sans aucun respect du code du travail : « J'ai
travaillé là-bas 2 ans avant de pouvoir retourner au pays »,
dit notre interlocuteur (E2)
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e67.png)
66
Espagne »55, et les routes marocaines ne sont
guère mieux. Les personnes interviewées (E1, E2 et E3) sur les
retours pendant cette période de travail, parlent toutes avec
précision du temps accordé à ce retour au pays : «
Je ne dépassais pas un mois par an. Si j'avais
dépassé le mois le patron me disait de partir »,
(E2). Ou encore : « Quand mon mari travaillait, il passait avec nous 25
jours pas an et il revenait ici, en France pour travailler », (E1).
Si les congés sont plus ou moins les
mêmes pour l'ensemble de la classe ouvrière, cette
contrainte de 5 semaines pour les travailleurs célibataires
géographiques marocains s'ajoutant aux 10 jours (aller/retour) de
traversée56, au mauvais état des routes, à leur
dangerosité57, à la barrière de la langue,
notamment en Espagne, et à la confrontation aux douaniers espagnols puis
marocains, cette contrainte fait que le trajet des vacances est vécu
comme un parcours du combattant. Il faut faire vite. La traversée se
fait sans aucun arrêt - ou du moins les arrêts sont limités
à de courtes pauses pour manger ou faire ses besoins -, donc
sans penser ou s'autoriser à s'arrêter en route pour de vrais
moments de repos ou de tourisme, faute de temps mais aussi de
moyens.
Les vacances sont ainsi faites pour visiter la famille. Tant
que la santé le leur permet, les célibataires
géographiques font le voyage en voiture ou en car, avec des
collègues dans la même situation de célibat. En effet, les
familles voyagent généralement entre elles, dans la grande
voiture familiale et le billet d'avion à l'époque est tout
simplement hors de prix. Une fois à la retraite et une fois que «
la santé ne suit plus », pour rentrer au
pays, les vieux célibataires géographiques prennent l'avion dont
le prix des billets est plus abordable de nos jours, particulièrement en
ce qui concerne les vols entre le Maroc et la France : « Quand je pouvais
conduire, je prenais la voiture, maintenant que la santé ne suit plus,
je pars en avion. », (E3).
Ainsi, le territoire circulatoire est balisé,
limité et marqué par des contraintes administratives,
matérielles, sociales - on rentre pour voir la famille
- et psychologiques
55 Propos recueillis auprès
d'un interlocuteur lors de discussions informelles concernant les
retours effectués au pays.
56 Traversée d'une partie de la France
et d'une partie du Maroc.
57 Les grandes migrations d'été -
où les Marocain-e-s d'Europe retournent au pays, en voiture -
sont le théâtre de nombreux accidents de la route mais
aussi de vols dont sont victimes ces personnes, de nuit comme de jour,
notamment sur les aires de repos.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e68.png)
67
qui ne permettent pas une véritable liberté de
circulation. Même si on bouge, on est en vase clos, c'est toujours le
même itinéraire dont on ne peut sortir : soit la route de l'Est
via Barcelone, soit la route de l'Ouest, via Hendaye. Le trajet est vécu
comme étant un parcours du combattant qu'il faut suivre le plus
rapidement possible, en espérant ne pas avoir de soucis avec les
différentes douanes, ni d'accident ou de problèmes de
voiture, ni d'autres types d'ennuis. On peut dire aussi que circuler entre le
territoire de départ et le territoire d'arrivée et de
résidence rappelle constamment à celui/celle qui y circule, sa
condition d'immigré/émigré. Cette circulation est alors
paradoxalement non pas le signe d'une liberté mais plutôt d'un
enfermement dans ce qui s'apparente à un territoire à la fois
physique et symbolique marqué par la contrainte.
2.3 Territoires d'arrivée et de résidence
:
Nous avons vu dans les parties précédentes les
conditions et le statut qui marquent la venue en France des personnes
rencontrées. Les témoignages évoquent des
« gens complètement perdus », (E3),
ce qui laisse percevoir le choc psychologique et culturel que la venue en
France a pu susciter. Le fait que les recrutements organisés en Afrique
du Nord ciblaient particulièrement le milieu rural et ses populations
paysannes au mode de vie différent est pour partie, à
l'origine de ce choc.
En effet, du point de vue de l'organisation sociale
par exemple, dans ces campagnes - et c'est d'autant plus vrai à
l'époque des années 1930, 1940 et 1950, à laquelle sont
nées les personnes rencontrées - dominent une
organisation tribale mais aussi une économie paysanne traditionnelle.
Celle-ci est basée sur le travail collectif et l'entraide
où tout le monde se regroupe pour les grands travaux agricoles,
dans le champ de l'un puis celui de l'autre. La culture est orale et
l'imaginaire est nourri par un environnement riche.
Partant, l'arrivée sur le territoire
français - qui se caractérise par une urbanisation
avancée, par une organisation du travail fondée sur le couple
patron /salarié et par un système institutionnel et administratif
centralisé et où tout se fait par écrit -
cette arrivée impose alors un mode de vie différent,
impliquant des comportements autres, étrangers, voire étranges,
pour le nouvel arrivant.
Mais c'est aussi dans la nature paternaliste de ces
recrutements qu'il faut également chercher une explication au
choc subi par le travailleur migrant. En effet, en programmant
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e69.png)
68
la prise en charge d'une bonne partie de la condition
immigrée : le voyage jusqu'en France et parfois même
l'hébergement et en mettant en place des pratiques condescendantes
: soumission aux visites médicales du candidat au départ
et sélection de celui-ci sur la base de sa seule force physique, ces
recrutements ont conditionné le rapport entre le travailleur migrant et
le reste de la société française le plaçant ainsi
dans une position de subordonné.
Cette position de subordonné - qui conditionne
l'accès au territoire d'arrivée - est entretenue, par la
suite, par le statut de travailleur saisonnier puis celui de travailleur en
séjour qui conditionne le fait de résider en France à
l'obtention d'un contrat de travail. Le territoire d'arrivée et de
résidence est par conséquent un territoire où il faut
travailler et sur lequel on n'est pas sûr de rester. Il
apparaît alors comme un territoire où le travailleur
migrant est en sursis.
« Si tu t'arranges avec le patron [...] là tu
fais tes papiers, il fallait au minimum 1 an de travail consécutif.
», (E3). Ce témoignage montre bien la situation dans laquelle se
trouve le travailleur migrant : il faut « s'arranger
» avec le patron pour pouvoir vivre sur le territoire
français. Ainsi, avec les contrats et les titres de séjour
provisoires, le territoire de résidence est un territoire où l'on
doit sans cesse négocier et surtout, faire des concessions, notamment au
patron si on veut y rester.
Ce rapport au territoire est producteur de
conséquences importantes sur le rapport aux droits de ces travailleurs.
En effet, il est difficile de penser à de bonnes conditions de
travail et de logement si l'on n'est pas sûr de rester, si la
première priorité est de « faire ses papiers
», en gardant coûte que coûte son travail.
Cette situation vis-à-vis du statut sur le territoire
français qui a été celle de tous les travailleurs migrants
nord africains rencontrés - qui sont venus en France
entre les années 1960 et 1980 - a permis aux patrons de disposer
d'une main-d'oeuvre encore plus travailleuse que les
autres et surtout plus docile et moins revendicatrice face aux injonctions qui
lui étaient faites. « Après Salon-de-Provence, je suis
allé dans le 04 à Manosque, j'ai travaillé là-bas 4
ans chez un gaouri58, il avait un contremaître tunisien,
58 « Gaouri » veut dire « étranger
blanc » en langage courant d'Afrique du Nord. Ce mot, héritage de
la colonisation s'emploie souvent pour désigner les Européens en
général. Ici, il est utilisé pour désigner le
puissant patron.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e70.png)
69
quand il y avait du travail difficile, ils appelaient les Arabes.
», (E2).
Le rapport au travail de ces migrants en quête de
stabilité dans leur statut administratif, est marqué par un
mélange particulier - un aspect paradoxal - entre
précarité et sécurité. Le sentiment de
sécurité est produit par le fait de percevoir un revenu pour soi
et pour la famille restée au pays, mais aussi et surtout par le fait de
disposer de contrats de travail qui permettent un changement de statut et/ou au
moins un maintien sur le territoire.
Ce sentiment de sécurité est aussi entretenu
par le modèle paternaliste suivi par les patrons qui logent souvent leur
travailleurs, c'est particulièrement le cas des ouvriers agricoles,
comme le montrent les entretiens E2 et E3. Le sentiment de
précarité quant à lui, est tout simplement le produit d'un
constat personnel fait sur sa propre condition de vie.
Ainsi, les témoignages font ressortir le paradoxe
évoqué ici, qui a pour conséquence une dépendance
particulièrement forte vis-à-vis des patrons, comme le montre ces
échanges :
Je suis venu en France [...] la première fois,
[...] j'ai travaillé 14 jours et le gaouri m'a mis en arrêt de
travail [..]. Il ne voulait plus me faire venir travailler
déjà là-bas au pays mais mon beau frère lui a
demandé de me laisser juste venir avec le contrat et que lui
s'occuperait de me trouver où travailler [...] Je suis
allé à Orange où j'ai refait un contrat d'un an. J'ai
habité chez le gaouri dans le mas, il nous a donné un logement,
mais il avait beaucoup de travailleurs. [...] on était 70 à
dormir dans le hangar et à travailler dans ce même mas
chez le même patron. Le logement, c'était un logement de
zoufri59 et c'est tout !
- C'était comment ? Des lits superposés ?
Comment?
- Non, non ! Qui se souciait de toi, toi qui connais juste le
contrat et c'est tout. Quel lit ? Il nous a donné un hangar beaucoup
plus grand que cette pièce, avec deux garages, un où on a
installé des paillasses et l'autre, on y cuisinaient et on y mangeait,
puis on allait dormir à côté. Je suis resté 5 ou 6
ans chez ce patron et dans ce logement [...] Les patrons, y en a qui te donnent
un hangar, y en a qui te donnent un vieux logement. Ils ont toujours
donné des logements, même si c'étaient de mauvais logements
mais qu'est-ce que tu veux faire les Arabes, c'est ça !
- Comment ça ?
- Les patrons, ils s'en fichent des Arabes, les
Arabes... Ils te donnent du travail et ils te disent : « tiens,
fais comme tu veux ici et habite !, (E2).
« En 1972, je suis venu par contrat de travail
de l'Office National d'Immigration. [...] De 1972 à 1979, je
logeais gratuitement, dans le domaine agricole, chez le patron.
On vivait à 4 ou 5 dans un F2.»60, (E3).
59 Terme utilisé en Afrique du Nord pour
désigner un ouvrier célibataire sans attache familiale, vivant
seul, par extension : menant une vie dissolue.
60 Notons ici que cette personne a pu obtenir une
carte de résidence de 10 ans, au bout de 7 ans de travail et de logement
dans le même domaine, avant de retourner au Maroc « pratiquer
l'agriculture » pendant 10 ans moins deux mois ce qui lui a permis de
revenir en France via cette carte de résidence « pour cause de
sécheresse au Maroc ».
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e71.png)
70
Ainsi, comme nous l'avons dit, le rapport au territoire est
producteur de conséquences importantes sur le rapport aux droits de ces
travailleurs. Ces derniers, du fait de leur statut administratif
précaire et instable sur le territoire, sont sans cesse dans une
position subalterne vis-à-vis des patrons. Leur priorité
étant de passer à un statut de résident qui donne droit
à une carte valable 10 ans, les travailleurs migrants sont prêts
à fermer les yeux sur les mauvaises conditions de travail et de
logement.
Cette situation se prolonge après l'obtention du
statut de résident pour ceux qui souhaitent faire le regroupement
familial. En effet, là aussi, la résidence en famille sur le
territoire français est conditionnée par un travail stable. Les
personnes rencontrées, qui n'ont pas pu réussir leur regroupement
familial, ont dû se résoudre à vivre seules sur le
territoire français. Ce territoire constitue maintenant -
depuis quelques années déjà - un
cadre dans lequel on travaille, dans lequel on réside à
l'année et, aujourd'hui, dans lequel on sent qu'on ne pourra
jamais vivre en famille, avec ses enfants :
« Je voulais faire le regroupement familial, mais rien !
Au bout d'un moment je me suis fatigué et j'en ai eu assez [...]
Je me suis fatigué en essayant de les ramener mais en vain !
Maintenant ils ont grandi. Tu vois, la situation n'est pas terrible ! »,
(E2).
Une fois à la retraite, le problème n'est plus
de stabiliser sa situation administrative et de consolider son enracinement en
faisant venir sa famille. Maintenant, la résidence est une condition
à laquelle on doit se soumettre, une obligation. En effet, pour les
vieux célibataires géographiques, la présence sur le
territoire de résidence est contrainte par la situation
financière et/ou par les problèmes de santé : Les petites
retraites sont dépendantes d'aides sociales soumises à la
condition de résidence et les malades doivent consulter et être
hospitalisés en France où les soins sont pris en charge
contrairement au pays d'origine.
« A chaque fois, je vais, je viens. A chaque fois, je
vais, je viens ! Même maintenant qu'on est à la retraite,
on n'a pas le droit de dépasser 6 mois parce que sinon c'est
l'ASPA qui est supprimée. Donc je reviens à cause de ces papiers,
tout le monde revient à cause de ces papiers. », (E3).
Et sur la nécessité de se soigner en France, la
même personne continue :
J'ai des hospitalisations pour des problèmes de
santé. Au Maroc il n'y a rien. Moi j'ai des problèmes de
santé [...] j'ai un défibrillateur, avec une
pile, ici je suis suivi, un suivi médical, en cardiologie et en
pneumologie, les deux [...] Ah, oui ! Je suis obligé de revenir à
chaque fois. Chaque fois que je ne me sens pas bien, je reviens. Je ne pars pas
d'ici avant d'avoir pris mes rendez-vous. Et tous les vieux que tu vois ici ne
reviennent que pour leurs problèmes de santé, sinon ils n'ont
rien à faire ici., (E3).
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e72.png)
71
Ou encore : « Le médecin m'a dit que si je voulais
vivre je ne devais pas partir au Maroc, si j'y vais, je ne dois pas tarder.
», (E2)
Ainsi, la présence sur le territoire est vécue
comme une contrainte. L'unique « avantage » qu'il y a à
résider en France seul et malade est le fait de pouvoir se soigner ou du
moins être suivi par des médecins pour des maladies souvent
incurables. Les vieux migrants organisent ainsi comme ils peuvent leur
séjour entre ici et là-bas, entre territoire de résidence
qui n'est plus vraiment le lieu de résidence à l'année
mais le lieu de résidence administrativement parlant, et
territoire de départ/d'origine qui redevient de plus en plus un
lieu de résidence, sans pour autant l'être
totalement :
- Comment organisez- vous votre année ?
Je fais moitié-moitié. L'essentiel,
c'est que je ne dépasse pas 6 mois de l'année,
là-bas. Donc je passe 2 mois ici et je pars 2 mois
là-bas. Je fais des va-et-vient quoi ! Et dès que j'arrive
à 6 mois passés hors de France je ne bouge plus, jusqu'à
ce que vienne l'année d'après, (E3).
Ou :
Arrivé à la retraite, il n'a pas pu rentrer
définitivement parce que sinon il lui prenait l'argent de sa retraite.
Quand il a commencé à tomber malade, il venait au Maroc pendant
l'année, et notre fille le ramenait en France pendant
l'été, pour voir les médecins et tout [...] Quand la
maladie de mon mari s'est aggravée, le médecin lui a dit
de choisir : soit il reste ici, soit il rentre au Maroc, mais pas de
va-et-vient !, (E1).
Ou encore, toujours sur la condition de résidence pour
la perception de l'ASPA :
« Ils veulent qu'on reste ici jusqu'à ce
qu'on meure [...] Comment peux-tu rester là 6 mois sans
travailler ni rien. Tu restes là tu ne vois pas tes enfants ni rien. Et
toi t'es là, tu restes là. Pourquoi ? [...] On reste ici
jusqu'à qu'ils viennent nous prendre pour la morgue. Ce n'est pas
possible ! [...] Regarde, depuis que je suis jeune, depuis
1972 je suis en France. Là on est en 2014 et ils veulent encore que je
reste là. », (E2).
En somme, on peut dire que tous les territoires que nous
avons tenté de saisir jusque-là : territoires de
départ, de circulation, d'arrivée et de résidence
s'avèrent être marqués par la
contrainte et sont anxiogènes pour les travailleurs immigrés
nord-africains âgés et isolés auprès desquels nous
avons mené notre enquête.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e73.png)
72
3. Aspects sociaux: une trajectoire globale
3.1. Les cadres sociaux de la trajectoire : causes de
l'émigration et imaginaire migratoire
3.1.1 Le cadre social de l'émigration
Nous avons déjà souligné que les
personnes âgées qui font l'objet de cette
étude, sont toutes nées à la période coloniale.
Nous avons également rappelé comment le colonialisme a
transformé les territoires colonisés, d'un point de vue
économique, politique, social et culturel, contribuant ainsi à
creuser un fossé entre, d'une part, les régions qui
représentent un intérêt économique -
et dans lesquelles serons construites des routes, des lignes de chemin
de fer, des écoles, etc. - et d'autre part, les régions
délaissées. Un fossé s'est également
installé entre les colons et l'élite locale
collaboratrice, d'une part et les paysans et le petit prolétariat des
villes, d'autre part.
Ce contraste dans le paysage social du territoire de
départ sera par la suite entretenu par les élites nationalistes
au pouvoir, notamment à travers la mise en place d'un
enseignement élitiste qu'elles encourageaient, comme l'a si
bien fait remarquer la personne de l'entretien 3 en parlant de Allal el
Fassi qui partait faire la promotion de l'arabisation de l'enseignement dans
les campagnes marocaines. Le territoire de départ est donc,
comme nous l'avons dit, marqué par un contexte de misère sociale,
notamment dans les campagnes qui se vident en raison de l'exode rural et/ou les
départs vers l'étranger.
Ainsi, toutes les personnes rencontrées sont
nées dans le milieu rural et/ou font partie de la première
génération à avoir grandi en ville. Beaucoup pratiquaient
l'agriculture avant de venir en France, en tant que petits paysans, «
fellahs ». C'est le cas des personnes de l'entretien 2 et de l'entretien
3. Dans son témoignage, cette dernière montre, d'une part, la
dépendance de la condition de « fellah » aux aléas
climatiques et d'autre part, combien la précarité de cette
situation pousse à l'émigration. En effet, questionnée sur
les raisons de sa venue en France, la personne répond : « La
sécheresse ! En 85, 86, 87, il y avait la sécheresse au Maroc.
C'était donc pour des raisons économiques.
J'avais à ce moment-là 3 enfants, qui sont nés en 73, 82
et 84. », (E3).
Dans ce témoignage, la personne fait clairement le
lien entre l'émigration vers
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e74.png)
73
laquelle elle a été poussée, sa condition
de « fellah » - dont les revenus dépendent du climat -
et ses enfants, laissant ainsi comprendre la difficulté voire
l'impossibilité d'assurer une vie décente - d'un
point de vue matériel et économique - pour sa famille et pour
elle-même. La migration paraît ainsi comme la solution à ce
problème. Cependant, il est à noter que cette personne parle ici
des raisons de sa deuxième venue en France, faite en 1989 après
une tentative de réinstallation au Maroc qui a avorté pour les
raisons que nous avons évoquées précédemment. La
première venue, quant à elle s'est faite en 1972, avant le
mariage et les enfants. A propos de cette première venue, cette personne
déclare : « Ce sont les amis et les copains qui m'ont poussé
à venir en France. », (E3).
Ici, c'est le réseau social et le rôle qu'il a
joué dans cette migration qui sont mis en avant. Parmi les personnes
rencontrées, plusieurs sont venues en France « poussées
» par ce réseau social et/ou familial, et notamment par les membres
déjà présents en France. Outre le soutien technique
qu'il fournit - contrat de travail,
attestation d'hébergement, avance des frais liés
à l'émigration, etc. - pour faciliter la venue en France du
migrant, ce réseau alimente l'imaginaire d'une France,
idéalisée comme un territoire-Eldorado, où les conditions
matérielles seraient bien plus avantageuses que celles qui existent dans
le territoire où vivent les candidats au départ. Ces derniers
ayant un profil jeune et étant en quête d'indépendance
financière - qui permette de construire sa propre maison et de «
fonder une famille » - sont donc
particulièrement sensibles au discours porté par les copains du
même âge, qui travaillent en France.
Ainsi, plusieurs personnes rencontrées se sont
mariées et ont eu leur premier enfant dans la période qui a suivi
l'arrivée en France. C'est le cas de la personne de
l'entretien 3 qui est venue en France en 1972 - «
poussée par les copains » - et qui a eu
son premier enfant en 1973. D'autres témoignages montrent aussi
clairement le lien entre venue en France, indépendance
économique, mariage et enfants : « Avant de venir en France, je
vivais à la campagne où j'étais paysan.
Après être venu en France, je me suis marié, on a
habité en ville, à Meknès où mes enfants sont
nés. », (E2).
Cependant, notons qu'il arrive que le réseau
social, et plus particulièrement familial, empêche
l'immigration d'avoir lieu, c'est notamment le cas pour les femmes qui - dans
une organisation sociale patriarcale - se voient souvent attribuer le
rôle de la personne qui reste avec les parents vieillissants, qui
éduque les enfants et qui garde la maison familiale. Ainsi, à la
question pourquoi n'y a-t-il pas eu de regroupement familial, la
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e75.png)
74
personne de l'entretien 3 répond qu'il agissait d'un
choix sans toutefois préciser s'il était
individuel ou collectif : « En 1979, mon père est mort.
J'ai ma mère qui est toujours vivante jusqu'à maintenant, je ne
pouvais pas la laisser toute seule. C'était la seule raison. Ma femme,
mes enfants et ma mère vivent ensemble jusqu'à présent.
», (E3).
Ce statut social de femme au foyer célibataire
géographique, dans le pays d'origine, dans lequel se retrouvent les
femmes, est assigné pour partie, par la politique migratoire
française sexiste. En effet, les recrutements organisés et
massifs visaient principalement et même uniquement les hommes, et le
regroupement de la famille rendu possible tardivement61 et en
restant soumis à des conditions strictes, constituait pour la grande
majorité des femmes nord-africaines la seule possibilité
- légale - de venir résider en
France62. Par ailleurs, notons qu'il y a la «
mentalité bizarre », évoquée par notre
interlocutrice (E1) de certains maris qui décident de façon
unilatérale, qui intervient pour beaucoup dans le cantonnement de ces
femmes au statut de femme au foyer célibataire géographique,
statut qu'elles n'ont - dans ce cas - en rien décider d'occuper. Ainsi,
la personne de l'entretien 1 questionnée sur la venue en France de son
mari et sur les raisons du non regroupement familial répond:
Mon mari est venu en France au moment où mon dernier
fils [...] n'avait même pas 40 jours. Il me l'a laissé, il n'avait
même pas 40 jours. J'ai 4 enfants, et avec ce dernier ça fait 5
enfants. (...) Non, non, il n'a pas voulu le faire, (le
regroupement familial) si au moins il avait ramené les garçons !
Je lui ai dit, que ce n'était pas la peine de me prendre moi, « moi
je reste avec ma mère, prends au moins
l'aîné, et après les autres ! ». Mais
il n'a pas voulu, il disait que les enfants vont devenir mauvais et qu'ils vont
faire ceci et cela... Mais c'étaient des paroles en
l'air tout ça ! (...) Il disait que les garçons
vont se marier avec des françaises et qu'ils vont rester ici perdus.
Comme si on est bien là ! (au Maroc) Qu'est-ce que tu
veux mon garçon, mon mari a une mentalité bizarre ! Il ne voulait
pas. Je lui ai dit [...] C'est moi qui en ai souffert, ce n'est pas lui ! [...]
Qu'est-ce que tu veux ! , (E1).
3.2 La condition sociale de l'immigration
Nous avons montré dans la partie
précédente comment le statut de célibataire
géographique, dans son rapport au territoire, place le travailleur
migrant - qui cherche à résider avec sa famille
- dans une situation de subordonné qui marque le rapport au droit de
ce dernier. Ainsi, outre les concessions qu'il fait aux
patrons pour des raisons décrites
61 Le regroupement familial n'a été rendu
possible qu'au milieu des années 1970, de plus, pour que ce dernier ait
lieu, il fallait que le mari en France ait le statut de résident (statut
que les personnes rencontrées ont mis en moyenne 7 ans à avoir).
De ce fait, la femme du travailleur migrant reste elle aussi un long moment
dans le statut de célibataire géographique (en supposant que le
regroupement familial ait lieu).
62 Ainsi, pour venir en France en tant que femme, il vaut mieux
être une femme mariée.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e76.png)
75
précédemment, liées au statut sur
le territoire ou au désir d'entrer dans les critères de
travail stable en vue du regroupement familial, le travailleur
célibataire géographique est soumis à des contraintes
spécifiques, du fait de son statut.
Ainsi, la personne de l'entretien 2 témoigne de deux
accidents du travail consécutifs qui se sont produits sur le lieu de
travail et qui ont engendré deux opérations au dos. Selon la
personne qui a subit ces deux accidents, ces deux opérations et les
séquelles physiques que tout cela a laissées, elle aurait
dû percevoir une pension d'invalidité.
Cependant, ça n'a pas été le cas. La
personne explique cela par le fait qu'elle ne sache ni parler, ni
écrire, ni lire le Français pour pouvoir défendre ses
droits, ainsi que par la discrimination dont elle a le sentiment
d'avoir été victime : les gens de l'administration
« n'aiment pas les Arabes », (E2). Notre
interlocuteur a également expliqué ce qu'il
considère comme une injustice par le fait que les enfants
soient au pays et que cela ne permet pas, ne laisse pas le temps d'entamer une
action en justice :
Ils m'ont payé mon mois de convalescence, mais je n'ai
pas eu le droit à l'invalidité. Je me suis dit si je reste comme
ça sans travailler, mes enfants ne vont pas vivre et tout et tout.., ils
n'auront rien à manger donc je dois retourner travailler. Ils ne
m'ont rien donné, je suis retourné travailler avec la
douleur [...] Si c'était l'un des leurs, ils lui
auraient donné son droit, parce que eux ils savent parler, et en plus
ils ont leur lieu où habiter, manger et boire, jusqu'à ce qu'ils
aient leurs droits. Moi, j'ai laissé mes enfants au pays, je ne sais pas
s'ils ont mangé, s'ils ont bu ou je ne sais quoi. Et je ne sais pas ici
ce que je vais leur dire, je ne suis ni lettré ni rien. Je me dis, c'est
mieux si je meure, c'est mieux !, (E2).
On comprend aussi, à travers ces propos que la famille
et les enfants restés au pays constituent un poids et une
responsabilité qui sont à la seule charge du travailleur migrant.
En effet, la famille ne perçoit que de petites allocations -
symboliques - versées par l'état français dans le
pays d'origine. Quant à ce dernier, il ne donne lui aussi que des
minimas sociaux symboliques qui ne permettent en rien de vivre dignement. La
femme au foyer restée dans le pays d'origine et les enfants sont ainsi
totalement dépendants des revenus du travailleur puis du
retraité.
S'agissant de la condition sociale de la femme
célibataire géographique restée dans le pays
d'origine, comme nous l'avons dis, celle-ci est la plupart du temps,
totalement dépendante des revenus de son mari travailleur en France. En
effet, hormis le fait que l'organisation sociale patriarcale du pays
d'origine assigne aux femmes le rôle de s'occuper du foyer,
cette situation est confortée par l'absence totale du mari et par la
présence des enfants. La femme subit donc seule les contraintes que peut
constituer le fait d'élever des
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e77.png)
76
enfants, avec tout ce que cela implique et représente,
contraintes auxquelles s'ajoute souvent la prise en charge d'un membre de la
famille vieillissant et malade.
Je n'ai jamais travaillé, j'ai travaillé pour
mes enfants. J'étais femme au foyer [...] je m'occupais de mes enfants
qui étaient encore à l'école et de ma mère
qui était malade [...] Mon mari est venu en France au
moment où mon dernier fils [...] n'avait même pas 40
jours. Il me l'a laissé il n'avait même pas 40 jours. J'ai
4 enfants, et avec lui ça fait 5 enfants [...] Non, je n'étais
jamais venue le voir, avec les enfants en bas-âge, comment
voulais-tu que je fasse ? [...] (Le regroupement familial) il
n'a pas voulu le faire C'est moi qui en ai souffert, ce n'est pas lui ! Tu vois
tes fils à 20 ans, 25 ans, ils n'ont rien à faire, à part
: manger, dormir et c'est tout, ils ne trouvent rien à faire ! ,
(E1).
Souvent, - une fois que les enfants ont
grandi - ce n'est que lorsque le mari vieillit et commence
à comprendre que sa santé nécessite un suivi
médical régulier - et donc une présence
régulière voir totale en France - que ce dernier
tente un regroupement familial pour amener sa conjointe qui va l'accompagner
dans ses vieux jours.
Se posent alors le problème des revenus et des
conditions du regroupement familial qui font que la femme passe souvent par une
« phase sans papiers » :
- Quand vous êtes venue en France, c'était la
première fois que vous veniez à l'étranger ?
Oui, c'était la première fois, je suis venue
pour mon mari. [...]
Quand la maladie de mon mari s'est aggravée, le
médecin lui a dit de choisir : soit il reste ici, soit il rentre au
Maroc, mais pas de va-et-vient !
- Donc racontez-moi votre venue à Montpellier ?
A cette époque comme je te l'ai dit, j'allais et je
revenais avec le visa. J'emmenais mon mari au Maroc, je devais revenir au Maroc
parce qu'à l'époque, j'avais ma mère qui
était malade. Quand ma mère est morte, on est revenu en France
avec mon mari, et j'ai « brûlé »63 le visa.
Quand le visa était encore valable, j'ai déposé le dossier
à la préfecture pour la résidence, Ils me l'ont
refusé. J'ai redéposé un autre dossier, ils me l'ont
encore refusé. Je suis restée 3 ans sans papiers. Alors, j'ai
pris un avocat. Mon mari a essayé de faire le regroupement familial pour
moi, mais ils lui ont dit qu'il ne touchait pas assez d'argent. Ils lui ont dit
qu'il faut toucher plus que 1000 euros. Mon mari voulait me ramener par la
route de Aïn Borja mais ça ne s'est pas fait [...]
Pourquoi tu crois que je suis ici moi ? Je suis là pour lui !
(E1).
C'est ainsi que se forme la situation sociale du couple
isolé de vieux migrants. Dans ces couples, le mari, ancien travailleur
célibataire géographique, est souvent dans un état de
santé très dégradé, dû le plus souvent aux
conditions de travail. Ainsi, c'est la femme qui prend tout en charge, les
démarches administratives, le fonctionnement du foyer : ménage,
courses, préparation des repas et le mari alors physiquement
dépendant.
Je change mon mari, je le lave, je lui rase le visage, je
prépare le petit déjeuner, je lui mets le masque pour la
respiration, je lui branche l'oxygène, et après tout ça je
sors. S'il y a des papiers à faire, je sors sinon, je fais ce
que j'ai à faire, je fais le ménage, je lave le linge, je range
la maison et voilà ! Pour les courses, ce n'est pas un problème,
il y a tout ici, il y a le marchand de légumes. (E1).
63 « Brûler le visa » signifie ne pas
respecter les délais de séjour qu'il impose sur le territoire
français.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e78.png)
77
Pour ce qui est des travailleurs célibataires
géographiques qui deviennent - seuls - retraités
célibataires géographiques, les petites
retraites et/ou la condition de résidence, liée à la
perception des aides sociales ou aux soins médicaux, marquent leurs
conditions sociales. Ainsi, malgré les
hétérogénéités -
liées au montant des revenus perçus pour la retraite -
constatées au sein de ce groupe, toutes les personnes rencontrées
sont dans une détresse psychologique liée à la solitude.
Pour les petites retraites, la détresse psychologique est encore plus
grande. Celle-ci est principalement le fait de :
- La solitude qui est le résultat de la
dépendance aux aides sociales et de la condition de résidence 6
mois de l'année sur le territoire français pour la perception de
ces aides. Il s'agit ici principalement de l'allocation dite de
Solidarité aux Personnes Agées (ASPA)
qui comme nous l'avons dit, complète le montant de la retraite pour
qu'il arrive à la somme de 791,99 euros par mois. Les personnes
rencontrées qui ont droit à l'ASPA touchent en moyenne des
retraites de 400 euros/mois. Nous avons vu des personnes qui avaient mois de
150 euros de retraite. Ainsi, on peut dire que ces personnes sont totalement
dépendantes de cette aide sociale, puisque quand bien même elles
rentreraient dans leur pays d'origine, elles ne pourraient pas vivre dignement
avec de tels revenus. Il leur faut donc rester en France, seules, 6 mois de
l'année. Pour les personnes rencontrées, cette condition pour la
perception des revenus est vécue comme un supplice vecteur
d'ennuis et de solitude. Les témoignages laissent
paraître ces souffrances psychologiques :
Comment peux-tu rester là 6 mois sans travailler, ni
rien ? Tu restes là tu ne vois pas tes enfants ni rien. Et toi t'es
là tu restes là. Pourquoi ? [...] J'habite seul [...] Je rentre
dans ma chambre juste pour dormir et le matin je sors. [...] Oui,
je sors le matin, je reviens à midi ou bien des fois je reste
à Plan-Cabane jusqu'à l'après-midi et je
rentre. Je reste sur Plan-Cabane à regarder et c'est tout. Pour passer
la journée et après je prends le bus et je rentre. (E2).
- Le second vecteur de détresse psychologique est
lié aux faibles montants des revenus perçus en tant que
retraité et donc au faible montant des revenus transférés
à la famille restée au pays. Cette faiblesse des revenus,
liée au fait de ne plus travailler - outre les conditions
matérielles extrêmement difficiles - est lourde de
conséquences pour l'image de soi. En effet, la perte de la justification
et de la légitimité de la présence en France liée
au travail provoquent une profonde remise en question de
l'identité et la faiblesse des montants
transférés porte atteinte au statut de chef de famille, comme le
laissent entendre ces propos :
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e79.png)
78
Mes enfants, avant quand je travaillais [...] je leur envoyais
toujours 400 ou 500 euros. Maintenant, je ne leur envoie que
300€, c'est quoi 300€ ? Il y a le
loyer de la maison au Maroc. J'ai juste un fils qui travaille, je ne sais
même pas s'il donne de l'argent à sa mère
ou pas, les 3 autres enfants ne travaillent pas. Avant je leur envoyais de
l'argent, maintenant je ne trouve pas quoi leur envoyer.
300€, avec ça il faut choisir entre manger, louer
la maison, payer l'électricité et l'eau. Et moi ici, il ne me
reste rien. Je touche 600€, j'envoie à mes enfants
300€, il me reste 300€. Et
voilà, il n'y a rien, je n'ai même pas assez d'argent pour aller
voir ma famille ! (E2).
Ainsi, le territoire d'arrivée constitue dans un
premier temps - au début du parcours migratoire - un point de chute au
sens propre où on arrive dans un lieu mais aussi pour cette population,
avec un vrai choc psychologique et culturel lié au fait de se retrouver
dans un milieu complètement étranger. Au fil du temps, des
contrats et des titres de séjour qui se renouvellent, le territoire
d'arrivée devient territoire de résidence : un cadre dans lequel
va se faire le parcours professionnel, résidentiel et aussi de vie.
Cependant, ce cadre de vie où l'on vit seul, sans possibilité de
ramener ses enfants, restera marginal.
Au cours de la relecture de nos entretiens, nous nous somme
rendu compte à quel point les termes « Ici » et «
là-bas » - souvent utilisés par les chercheurs et les
chercheuses qui travaillent sur les thématiques liées à
cette migration - sont des termes qui reviennent
régulièrement dans la bouche même des premier-e-s
concerné-e-s. On peut même dire que ce sont les principaux termes
utilisés par ces dernier-e-s pour désigner respectivement le
territoire d'arrivée/de résidence, et le territoire de
départ. Outre le fait que les entretiens et les discussions aient eu
lieu sur Montpellier, donc « ici », ces termes désignent des
représentations sociales de territoires sans nom mais familier et en
même temps vagues mais comportant un imaginaire bien précis.
Ainsi, la comparaison se fait sans cesse entre « ici » par rapport
à « là-bas » et vice-versa : «
Là-bas si tu vas dans une administration, que tu as
besoin d'un papier ou de quelque chose d'autre, ils te répondent comme
ici ? », (E1).
Les sentiments de colère et de détresse aussi
sont exprimés en décrivant des situations par « ici »
et « là-bas » : « Ils veulent encore que je reste
là. Mange ou ne mange pas, habite ou n'habite pas, dors
ou ne dors pas, tes enfants là- bas et toi ici
! Ce n'est pas possible ça ! », (E2).
Ou encore des sentiments d'appartenance :
« Mais ici en France, il n'y a personne qui en parle. Les plaintes et tout
ça viennent de Hollande et de Belgique et nous ici les gens de France,
on ne fait que suivre [...]. Mais ici en France, on ne fait que les suivre.
», (E3).
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e80.png)
79
De plus, la liste des verbes utilisés pour marquer le
déplacement entre « ici » et « là-bas » est
réduite. En effet, c'est soit « partir » soit « rentrer
» soit « aller » soit « venir ». Ces verbes
décrivent quant à eux, les représentations sociales du
territoire de circulation et des trajets marqués par les
différentes contraintes décrites précédemment.
Outre les aspects que nous venons d'évoquer,
il y a également la condition de l'immigré venu des anciennes
colonies qui est liée aux représentations de cette
communauté de migrant-e-s dans la société
française. Ces représentations jouent un rôle important
dans les trajectoires sociales.
4. Les (im)mobilités au regard des notions
d'espace, de société et de politique
Dans ce qui précède, nous avons tenté de
décrypter le référentiel politique ainsi que le cadre
spatial et social de la trajectoire des immigré-e-s âge-e-s
nord-africain-e-s rencontré-e-s à Montpellier. Ainsi, en
utilisant les témoignages de ces personnes nous avons essayer d'analyser
les territoires - de départ, de circulation, d'arrivée et de
résidence - de manière à montrer la façon avec
laquelle ces territoires sont imbriqués à toutes les
échelles. La mobilité étant le lien transversal entre ces
différents territoires et entre les différents paramètres
politiques, spatiaux et sociaux qui cadrent la trajectoire globale, le but de
notre analyse va être dès lors de faciliter la lecture des
mobilités propres au groupe des personnes, objet de notre recherche.
Dans le cadre de la migration internationale qui est celui de
la migration qui nous occupe ici, les mobilités sont à lire
à différentes échelles et au regard des notions de pouvoir
politique, d'espace et de société. Ayant
abordé ces mobilités sous l'angle de la trajectoire globale, nous
nous intéresserons particulièrement à la part
d'immobilité dans ces présupposées mobilités
- de la migration internationale - mais aussi à
l'ancrage des migrant-e-s âge-e-s et isolé-e-s
rencontré-e-s à Montpellier. Le croisement à
différentes échelles sera ainsi fait entre une trajectoire
globale spécifique - qui est celle des migrant-es
nord-africain-e-s âgé-e-s et isolé-e-s -
et la pratique de la mobilité/immobilité. Nous
organiserons ainsi cette partie en fonction des étapes clef de la
trajectoire. Nous ferons la distinction entre la trajectoire du travailleur
immigré célibataire géographique puis celle du
retraité, d'une part, et la trajectoire de la femme au foyer,
célibataire géographique puis en couple
isolé, d'autre part.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e81.png)
80
4.1 : Les (im)mobilités du travailleur puis
retraité migrant célibataire géographique :
4.1.1 : L'étape que constituent
l'arrivée et les débuts de l'enracinement en France :
Pour ce qui est de la période d'arrivée en
France des travailleurs migrants célibataires géographiques
actuellement à la retraite, qui rappelons-le sont venus via le
système des contrats de travail au cours des années 1960, 70 et
80, nous pouvons dire que la mobilité non seulement au niveau
international mais aussi au niveau local faisait partie des clauses du contrat.
En effet, le système des contrats et de recrutement tel qu'il a
été conçu, a ciblé une main-d'oeuvre
laborieuse, disponible et prête à être très
(im)mobile entre les pays, les régions, les secteurs
d'activités et les entreprises. Ainsi, pour cette première
phase qui correspond à celle de l'installation ou des premiers
va-et-vient, nous pouvons précisément distinguer entre
:
- Les travailleurs saisonniers qui restent quelques
années dans ce système de contrat de 6 mois renouvelable chaque
année. La pratique de la mobilité se fait donc à un niveau
international et dans le cadre du contrat de travail à savoir : des
déplacements tous les six mois entre le lieu d'origine et le lieu de
travail, déplacement qui se font principalement par train et qui sont
totalement pris en charge par l'O.M.I.
Ces contrats de 6 mois renouvelables chaque année
- avec un retour obligatoire au pays à la fin de chaque
contrat - constituaient pour certains, une mobilité « choisie
» voire avantageuse, du moins en apparence : « Donc je travaillais 6
mois et je rentrais au Maroc pendant 6 mois, je pratiquais la chasse à
l'époque et les randonnées, j'ai fait tout le Maroc. »,
(E3).
- Les travailleurs qui sont immédiatement sortis de ce
système des contrats O.M.I. Ainsi, la plupart des hommes ont
cherché à renouveler leurs contrats avec leur patron ou à
en faire un nouveau en se trouvant un autre patron afin de stabiliser leur
situation administrative en passant du statut de travailleur saisonnier au
statut de travailleur séjournant en France. Ils ont entamé de la
sorte leur enracinement sur le territoire français. Les personnes
rencontrées ont ainsi mis deux ans en moyenne avant de changer de statut
et de retourner sur le territoire de départ auprès de leur
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e82.png)
81
famille.
Dans ce cas de figure, la mobilité telle que
définie par les contrats (O.M.I.) constitue une contrainte
imposée dont on cherche à s'affranchir. Cependant, cet
affranchissement passe par une phase d'immobilité, à
l'échelle internationale, qui elle aussi, est vécue
comme une contrainte car elle impose une longue séparation avec la
famille et le territoire de départ.
Au niveau local, cet affranchissement peut se traduire par
une pratique de la mobilité qui se fait pour le motif de se trouver un
contrat de travail avec obligation que ce soit dans la même région
et dans la même catégorie socioprofessionnelle que le premier
contrat. Souvent cette mobilité au niveau local s'organise
socialement via le réseau social et familial comme le montre le
témoignage ci-dessous ainsi que toutes les phases de la pratique de la
mobilité, décrites précédemment.
Je suis rentré en France, j'ai
travaillé 7 et 7 : 14 jours, puis le travail s'est
terminé. Je suis allé à Orange, c'est là-bas que
travaillait mon beau frère. J'ai refait un contrat d'un an,
là-bas toujours dans l'agriculture. J'ai
travaillé là-bas pendant 2 ans avant de pouvoir retourner au
pays. J'ai attendu d'avoir mon
récépissé et je suis parti au pays en vacances ;
j'y ai passé un mois et je suis revenu.
J'ai retrouvé mon beau frère qui
m'a dit que mes papiers étaient prêts et je les
ai récupérés et j'ai continué le
travail. (E2).
4.1.2 : L'étape du travail avec le statut de
séjournant en France
Pour les travailleurs migrants séjournant64
en France, la mobilité géographique et socioprofessionnelle est
conditionnée par la carte de travail : La circulation peut se faire
librement sur le territoire français et entre ce dernier et le
territoire d'origine, mais le travail est quant à lui, limité
à une région et à une seule catégorie de
métier. Ainsi, comme nous pouvons le constater, les personnes de
l'entretien 2 et 3 sont restées dans le même
département et dans la même catégorie socioprofessionnelle
: l'agriculture, durant toute cette période.
En effet, la personne de l'entretien 2 qui lors de sa
première venue en France est arrivée à Cavaillon
(Vaucluse) où elle est restée 14 jours, est ensuite allée
à Orange (Vaucluse). Elle y aurait passé entre 3 et 5 ans avant
d'aller ensuite à Salon-de-Provence dans les Bouches du Rhône,
département voisin où il y avait la possibilité
d'extension de la carte de travail car il y avait les
mêmes besoins agricoles que ceux du Vaucluse. La
64 Nous utiliserons ce terme pour désigner les
personnes titulaires d'un titre de séjour de courte durée (1 an
ou 3 ans) pour leur qualité de titulaire d'un contrat de travail.
Contrat qui rappelons-le doit être de la durée d'une année
au minimum.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e83.png)
82
mobilité - régionale - entre ces
différentes villes s'est faite pour le motif que constituent le travail
et la nécessité d'avoir un contrat de travail pour changer de
statut - et passer à celui de résident -
ou au moins se maintenir en renouvelant son titre de séjour.
La personne de l'entretien 3, quant à elle, est
restée 7 ans dans le lieu de première arrivée, dans la
petite ville d'Aigues-Mortes, où elle a travaillé chez le
même patron par qui elle était aussi logée,
« dans le domaine ». Notons que cette
personne a immédiatement quitté ce travail et le territoire
français après l'obtention de son statut de résident et de
la carte de résidence valable 10 ans qui
l'accompagne.
Ainsi, pour ce qui est de cette période de
séjour en France, la pratique de la mobilité au niveau du
territoire de résidence se caractérise par les contraintes
liées au statut, qui limitent les lieux et les catégories de
métier. La mobilité de ville en ville se fait pour trouver un
travail. De plus, les travailleurs logent sur les lieux de travail, ce qui
restreint à ce lieu de travail, la pratique de la mobilité
quotidienne. A l'échelle internationale, les mobilités durant
cette période sont aussi soumises aux contraintes du statut. Il faut
enchaîner les contrats d'un an pour renouveler les titres de
séjour et il arrive qu'un contrat se présente directement
à la suite de l'autre. De plus, les patrons ont le pouvoir de refuser
toute absence longue. Les vacances au pays sont ainsi repoussées
à l'année d'après, et l'immobilité
est vécue comme une contrainte que l'on estime supportable grâce
à l'espoir d'un changement de statut.
4.1.3 : L'étape de la résidence : un
enracinement administratif
Le statut de résident représente un tournant
dans la pratique des mobilités pour le travailleur mais aussi pour le
migrant. Ce statut renouvelable tous les 10 ans permet en effet de se projeter
un petit peu plus sur le long terme. Il permet également une circulation
plus libre car sans restriction concernant la catégorie de métier
et la région où l'exercer. Ainsi, la personne de l'entretien 3
comme nous l'avons dit, a tenté une réinstallation au Maroc.
Cette tentative aura duré 10 ans moins 2 mois : juste le temps de
revenir en France, trouver un travail et renouveler ce statut.
Pour les autres personnes rencontrées, ce tournant
dans la pratique des mobilités est tout aussi flagrant : « Une fois
que j'ai obtenu mon titre de résidence de 10 ans, je suis allé
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e84.png)
83
partout en France pour travailler avec les entreprises du
bâtiment. »65
Cependant, cette mobilité reste conditionnée
par le travail qui donne une légitimité à la
présence du travailleur sur le territoire français aux yeux de
l'administration française, mais aussi aux yeux du travailleur lui
même. Il faut subvenir aux besoins de la famille restée au pays.
Le seul changement effectif, c'est la possibilité d'une mobilité
sociale et géographique qui s'inscrit dans le passage du métier
d'ouvrier agricole - mal rémunéré et
instable - à celui d'ouvrier du bâtiment ou de
l'industrie qui représente une sorte d'aristocratie ouvrière
comme le décrit le témoignage de la personne de l'entretien 3 qui
parce qu'elle est restée « immobile » durant
toute sa carrière au poste d'ouvrier agricole, a le sentiment
d'avoir raté quelque chose :
- A votre arrivée à la retraite, vous avez peu
de cotisations, comment expliquez-vous cela ?
- C'est l'agriculture, ça ne donne pas beaucoup. On a
travaillé, travaillé beaucoup mais l'agriculture, ça ne
donne pas beaucoup, si tu veux une bonne retraite, il faut que t'ailles dans le
bâtiment ou à l'usine. Je me suis fait avoir à cette
époque, mais quand j'ai eu mes papiers, j'aurais dû me sauver,
chercher une usine ou du bâtiment, j'aurai dû aller
à Saint-Étienne, aller à Lyon, aller à
Paris, mais je ne connaissais ni le parlé ni rien, je demandais juste
aux patrons, à celui-là, à celui-ci et voilà !
(E2).
Pour certains, cette mobilité sociale a lieu, et sa
pratique se fait avec plus de liberté, tout en restant
conditionnée au travail. Ainsi, la personne de l'entretien 3
affirme qu'après son retour du Maroc et le renouvellement de la
carte de résidence, elle n'a plus signé que des CDI
c'est-à-dire ce qu'il y a de plus stable dans les contrats de
travail. De plus, cette même personne ajoute : « Quant
ça ne me convenait pas et que ce n'était pas bien, je trouvais un
autre travail et je m'en allais. » (E2).
Pour ce qui est des mobilités au niveau transnational,
hormis la personne de l'entretien 3 et sa tentative de
réinstallation au Maroc, les travailleurs sont soumis aux 5
semaines de congés payés. La mobilité entre lieu de
travail et lieu de résidence de la famille se pratique donc avec
des contraintes liées au temps, mais aussi à l'organisation
sociale : le travailleur rentre voir sa famille au pays et cela
correspond pour lui à des vacances. De plus, cette
mobilité est perçue par le vacancier, par le trajet qu'elle
implique, comme étant une contrainte à dépasser rapidement
dans l'espoir que tout se passe bien. Ce statut de résident,
nécessaire pour commencer la démarche de groupement familial,
65 Propos recueillis lors de discussions informelles.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e85.png)
84
constitue pour les travailleurs qui souhaitent la
présence de leur famille auprès d'eux sur le territoire
français, une étape de plus qui les place dans une position de
subordination vis-à-vis des patrons et du travail. Cette position de
subordination marque également la pratique des mobilités entre
mobilité contrainte et mobilité concédée.
4.1.4 : L'étape du regroupement familial et de
son échec : un enracinement
raté
Je n'ai pas pu le faire, je n'arrivais pas à trouver
de travail stable. Quand je travaillais 2 ou 3 mois chez un patron, que je
sentais que c'était une personne bien, je lui demandais : «
Monsieur, faîtes- moi un plaisir, je voudrais ramener ma famille. ».
Il me répondait : « Non, non, non, non, non, il te faut un bon
logement, il te faut, si ! Il te faut ça, l'état ne va pas te
laisser ! ». Et dans le mois je me faisais virer, on me disait que «
ça y est, il n'y a plus de travail ! ». Et pour les patrons
d'après, c'était la même chose.
[...] Je voulais faire le regroupement familial, mais rien !
Au bout d'un moment, je me suis fatigué et j'en ai eu assez. (E2).
Ainsi, pour cette personne, l'immobilité constitue une
sécurité. Dans le sens où le fait de rester quelque temps
chez un patron lui permet d'introduire l'envie de passer en CDI, lui aussi
vecteur d'immobilité, dans le but de rentrer dans les critères du
regroupement familial qui exigent notamment ce CDI. Cette immobilité
prête à être concédée dans un espoir de
réussite du regroupement familial est par la suite transformée en
mobilité contrainte liée au fait de se faire licencier.
L'échec du regroupement familial marque un changement
dans la perception des lieux de la mobilité. En effet, si le travailleur
est célibataire géographique depuis longtemps déjà,
le fait de se rendre compte que le regroupement familial n'aura jamais lieu
ancre ce dernier dans la situation de célibataire géographique
sans attaches familiales en France.
Le lieu de résidence est ainsi perçu comme un
lieu de grande solitude. Solitude que l'on continue à supporter
uniquement pour le travail et les revenus dont dépend la famille. Le
territoire de départ aussi change dans la perception du migrant,
celui-ci est non seulement le lieu d'origine mais aussi le lieu où se
trouve et où vont rester ancrés ses enfants et sa famille, sans
possibilité aucune de regroupement. Il faut choisir entre revenus dont
dépendent le travailleur et sa famille, et retourner vivre auprès
de cette famille. Cette situation se poursuit jusqu'à la retraite.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e86.png)
85
4.1.5 : L'étape actuelle : le statut de
retraité célibataire géographique :
Dans l'entretien que nous avons mené
avec notre interlocuteur (E2), on peut prendre la mesure de
l'étape actuelle :
- Où est votre famille ?
- Ma famille est toujours à Meknès [...]
à Meknès où mes enfants sont nés. Je me suis
fatigué en essayant de les ramener mais en vain ! Maintenant, ils ont
grandi.Tu vois, la situation n'est pas terrible ! [...] Quand j'ai eu ma
retraite, j'en ai eu assez, ce que je touchais de la M.S.A., ça
n'était pas terrible. Je suis allé chez eux, j'en ai eu assez, je
leur ai dit : « je vais rentrer définitivement au pays.
Voilà les papiers ! Transférez-moi l'argent de ma retraite au
pays ! ». Ils m'ont dit : « on va te couper l'ASPA ! ». Je leur
ai dit : « c'est combien ? ». Ils m'ont dit : «
300€ ». Je leur ai dit : « coupez-la ! Combien
j'aurai de retraite ? ». Ils m'ont dit : « t'auras tant...
». Je leur ai dit : « ça y est, donnez-moi ma
retraite et le complément de retraite ! » [...] J'en avais
assez, quand je suis parti au Maroc, je ne recevais pas ma retraite, alors je
suis revenu ici [...] Ils veulent qu'on reste ici jusqu'à ce
qu'on meure [...] Comment peux-tu rester là 6 mois sans
travailler, ni rien ? [...] Si je travaillais, d'accord !
Je partirais, je laisserais le travail 1 mois ou 2 et j'irais chez mes
enfants et je reviendrais travailler [...] Maintenant qu'on a vieilli,
on ne va pas aller se poser avec nos enfants ? On reste ici jusqu'à
qu'ils viennent nous prendre pour la morgue [...] tes enfants
là- bas et toi ici ! Ce n'est pas possible ça !
», (E2).
Ce témoignage montre bien ce que nous avons fait
remarquer précédemment. En effet, le travailleur
célibataire géographique, une fois à la retraite, perd
l'une des raisons qui lui faisait supporter son immobilité dans le
territoire de résidence, à savoir le travail. En effet, ce
dernier, par le statut de travailleur et les revenus qu'il permet,
légitimait l'immobilité, la rendait supportable et organisait
socialement la pratique de cette (im)mobilité.
Ainsi, ce travailleur récemment retraité,
décide de renoncé à 1/366 de ses revenus et de
rentrer de manière définitive au Maroc, auprès de sa
famille. Cependant, cette décision sera vite remise en question par le
fait que l'argent de la retraite, qui normalement devait être
transféré au Maroc, continuera à être versé
mais en France67. Le retraité revient donc à sa
situation de retraité célibataire géographique au bout de
5 mois passés au Maroc. Maintenant, il ne perçoit plus l'A.S.P.A.
car il lui manque un papier de la préfecture qui
66 En effet, en décidant de rentrer au Maroc, cette
personne perd son droit à l'ASPA qui était de 300 euros. Cette
personne qui touche 450 euros de retraite plus 150 euros de complément
de retraite perd ainsi prés de 1/3 de ses revenus en ne résidant
plus en France.
67 Ici, la personne, pour des raisons de mauvaise
compréhension du système bancaire et de tout ce qui relève
des questions administratives, n'a pas modifié le numéro du
compte sur lequel devait être transféré l'argent de la
retraite. Il lui faudra 5 mois - passés au Maroc sans revenus - pour
réaliser que l'argent est toujours versé sur son ancien compte,
en France. De plus, la M.S.A. qui verse cette retraite et qui a demandé
à la personne de signer un papier déclarant qu'elle
renonçait à la perception de l'A.S.P.A. n'a pas
jugé bon de vérifier si cette retraite était bien
transférée au Maroc.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e87.png)
86
prouve sa présence en France depuis 10 ans au moins.
Cette personne est venue en France en 1972.
La situation décrite ici et le témoignage de la
personne qui vit cette situation nous éclairent sur le fait que la
condition de résidence de 6 mois de l'année en France pour la
perception de l'A.S.P.A. est vécue par le retraité
célibataire comme étant une immobilité très dure
à supporter. En effet, la personne concernée perçoit cette
immobilité comme une attente de la mort. Le territoire de
résidence - lieu de la pratique de l'immobilité
- est ainsi perçu comme un lieu où on attend la mort, seul, un
lieu où l'on reste « jusqu'à qu'ils viennent
nous prendre pour la morgue ».
Par ailleurs, la situation que nous avons décrite
illustre la teneur des problèmes administratifs auxquels sont
confrontées ces personnes âgées, souvent illettrées
et ayant du mal à comprendre le système administratif et son
fonctionnement. Cette situation montre également que la réponse
des administrations aux problèmes vécus par ces personnes, est
froide, inadaptée, sans dialogue possible et que le moindre
problème peut aboutir à la perte d'une partie des revenus tant
que dure le contentieux entre les deux parties.
Ce rapport aux administrations et les problèmes
liés à la perception de certains revenus, constituent en grande
partie ce qui cadre les déplacements et donc la pratique de la
mobilité des personnes rencontrées au niveau de la ville de
Montpellier, mais aussi au niveau international. Ainsi, à la question
« pour quel motif sortez-vous ?», la personne de l'entretien 3
répond : « Pour voir les amis, les rencontrer et voir aussi les
autres personnes qui connaissent un peu le fonctionnement de
l'administration, etc. », (E3)
Ou encore à propos du temps passé avec sa
famille, une fois à la retraite : « Même maintenant
qu'on est à la retraite, on n'a pas le droit de dépasser 6 mois
parce que sinon, c'est l'A.S.P.A. qui est supprimée. Donc je reviens
à cause de ces papiers, tout le monde revient à cause de
ces papiers. », (E3).
Ainsi, la mobilité internationale de ces personnes se
fait à une intensité fixée par l'administration
pour la perception des revenus et au niveau local, la pratique de la
mobilité se fait pour motif de démarches administratives
à régler ou à clarifier en se renseignant de part
et d'autre, auprès des personnes susceptibles de
connaître « un peu le fonctionnement de l'administration
».
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e88.png)
87
Cette dimension administrative de la mobilité chez ce
groupe de personnes est tout à fait prégnante. Certaines
personnes ont passé des mois voire des années à
régler un problème, avec des aller retours réguliers entre
les différentes administrations telles que Préfecture,
MSA, CARSAT, CAF, etc. Il s'agit principalement de problèmes liés
à la perception de l'ASPA et aux conditions de résidence que
celle-ci impose. L'autre motif qui fixe la pratique de la
mobilité est celui de l'accès à la santé. En effet,
les personnes perçoivent, à juste titre, le territoire d'origine
donc de départ, comme étant un territoire où
« il n'y a rien » concernant la
prise en charge de la santé. Ainsi, au niveau international, la
mobilité entre territoire d'origine et territoire de
résidence se pratique selon le rythme imposé par les
visites médicales et les hospitalisations :
Je continuerais à venir, déjà parce que
j'ai des hospitalisations pour des problèmes de santé. Au Maroc,
il n'y a rien. Moi, j'ai des problèmes de santé [...] ici
je suis suivi, un suivi médical en cardiologie et en pneumologie, les
deux [...] Ah, oui ! Je suis obligé de revenir à chaque
fois. Chaque fois que je ne me sens pas bien, je reviens. Je ne pars pas d'ici
avant d'avoir pris mes rendez-vous. Et tous les vieux que tu vois ici ne
reviennent que pour leurs problèmes de santé, sinon ils n'ont
rien à faire ici. (E3).
Pour ce qui est du rapport à l'administration
ou de l'accès à la santé de ces personnes
âgées, ceux-ci sont les mêmes que ces personnes soient
retraitées célibataires géographiques, ou femmes
responsables de couples isolés. En effet, ces rapports fixent la
pratique des mobilités aussi bien au niveau local de la ville qu'au
niveau global.
4.2 : Les mobilités des femmes au foyer
célibataires géographiques puis des couples isolés dont le
mari est dépendant physiquement
Nous ne disposons que d'un seul témoignage
enregistré et retranscrit (Entretien 1) qui témoigne de la
trajectoire globale de ces femmes au foyer célibataires
géographiques dans le pays d'origine. Celles-ci viennent en France par
la suite pour accompagner leur mari dans leurs vieux jours. Cependant, nous
avons rencontré et échangé avec plusieurs personnes qui
rentrent dans ce cas de figure et qui ont plus ou moins la même
trajectoire globale.
Ainsi, le témoignage retranscrit décrit des
réalités générales sur cette catégorie de
personnes et sur les étapes clefs de leur trajectoire dans la mesure
où nous ne prenons en compte que les étapes qui ont un lien avec
la migration internationale du mari ou de la personne elle-même.
C'est cette étape que nous allons croiser avec les pratiques de la
mobilité.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e89.png)
88
4.2.1 : Le départ du mari ou l'enracinement dans
la situation de femme au
foyer
Le départ du mari pour la France -
avec le statut de travailleur migrant - constitue
pour la femme, un tournant dans le statut social et dans la
réalité des pratiques de la mobilité. En effet, celle-ci
se retrouve femme au foyer célibataire géographique, elle est
seule à s'occuper des enfants - voire même d'un ou
d'une proche malade - et à affronter
les aléas de la vie quotidienne :
Mon mari est venu en France au moment où mon
dernier fils [...] n'avait même pas 40 jours. Il me l'a
laissé il n'avait même pas 40 jours. J'ai 4
enfants, et avec lui ça fait 5 enfants. [...]
- Vous veniez voir votre mari à l'époque où
il était à St Étienne ?
Non, je n'étais jamais venue le voir, avec les
enfants en bas âge, comment voulais-tu que je fasse ?
[...]
- Pourquoi il n'a pas voulu ?
- Demande-lui [...] C'est moi qui en ai souffert, ce
n'est pas lui ! Tu vois tes fils à 20 ans, 25 ans, ils n'ont
rien à faire, à part : manger, dormir et c'est
tout, ils ne trouvent rien à faire ! (E1).
La pratique de la mobilité est conditionnée par
la présence des enfants en bas âge et se fait donc sous forme
d'immobilité contrainte. Pas possible de circuler autant au niveau
international que local : « avec les enfants en bas âge, comment
voulais-tu que je fasse ? ».
De plus, le témoignage de la personne de l'entretien
3, en expliquant sa solitude dans la souffrance - face au spectacle quotidien
des enfants qui grandissent et qui se retrouvent confrontés au
chômage - décrit la représentation qu'elle a du lieu
où se pratique l'immobilité : il s'agit d'un lieu douloureusement
anxiogène.
Ainsi, la femme de migrant célibataire
géographique se retrouve claustrée dans le rôle -
immobilisant - de femme au foyer célibataire
géographique. Cette situation dure jusqu'à
l'indépendance, plus ou moins précaire des enfants, et
jusqu'à ce que le mari retraité commence à avoir des
problèmes de santé qui le rendent dépendant.
4.2.2 : Quand mon mari a commencé à tomber
malade
La période où le mari fraîchement
retraité pense à une réinstallation définitive
auprès de sa famille - dans le pays d'origine -
laisse vite place à celle ou le couple commence des
aller-retours entre ce pays d'origine et le pays où le mari a
travaillé.
En effet, les faibles revenus dus notamment à la
suppression de l'ASPA - et la condition de santé - du
mari particulièrement - allant en se dégradant, font que le
couple
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e90.png)
89
évalue cette pratique de la mobilité entre
« ici » et « là-bas » comme étant la
meilleure. Souvent - c'est le cas de la personne de l'entretien 3 et de
son couple - cette pratique de la mobilité est
contrainte par la présence d'un proche malade resté dans le pays
d'origine. Une fois que cette contrainte n'est plus, le couple entame alors une
pratique de l'immobilité sur le territoire français.
Arrivé à la retraite, il n'a pas pu rentrer
définitivement parce que sinon il lui prenait l'argent de sa retraite.
Quand il a commencé à tomber malade, il venait au Maroc
pendant l'année [...] A cette époque comme je te l'ai
dit, j'allais et je revenais avec le visa. J'emmenais mon mari au Maroc, je
devais revenir au Maroc parce qu'à l'époque, j'avais ma
mère qui était malade. Quand ma mère est morte, on est
revenu en France avec mon mari, et j'ai « brûlé
» le visa. (E1).
Ce témoignage montre toutes les étapes
décrites précédemment : de la tentative avortée de
retour définitif du mari, à l'immobilité du couple sur le
territoire français. La femme conforte cette immobilité en
entrant dans la clandestinité - suite aux refus des
demandes de titre de résident faites à la préfecture
- et en « brûlant »
le visa. Visa qui jusque là ne lui permettait que de cours
séjours de 2 mois maximum en France. Ainsi, on voit ici que
l'hyper-mobilité a été vécue comme une contrainte
et l'immobilité - installation en France -
comme étant la meilleure option car il y a la maladie du mari
qui est prise en charge et son ASPA qui lui est versée, de plus les
époux ne vont pas vieillir chacun de son côté,
malgré le statut de « sans papiers » : « Je venais, je
restais 20 jours, je rentrais, je restais 2 mois puis je retournais à
Fès au consulat pour le visa et je revenais ici ; il fallait
quand même pointer au consulat. C'était dur pour moi.
», (E1).
Ainsi, la période de clandestinité due au refus
de régularisation de la préfecture dure plus ou moins longtemps
selon les personnes rencontrées et selon l'arbitraire des
préfectures. Si la personne est régularisée, elle retourne
alors occasionnellement au pays d'origine où sont restés
les enfants, et où se trouve l'ancienne maison familiale. Cependant,
l'état de santé du mari allant en s'aggravant,
l'immobilité au niveau du pays de résidence devient de
plus en plus grande. Là aussi, s'amorce le même processus
où l'on compare les deux lieux de la mobilité, à savoir le
territoire de résidence et le territoire de départ. Le premier
est perçu comme étant un lieu d'immobilité contrainte mais
nécessaire à la survie, par la perception des revenus et
l'accès aux soins. Le second, quant à lui, est perçu comme
un lieu dans lequel on aimerait bien retourner, sauf que les
conditions - vitales - ne sont pas réunies pour
envisager ce retour.
- Et si les revenus que vous avez maintenant
étaient totalement versés au Maroc, Qu'est-ce que vous
feriez ?
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e91.png)
90
- Oui, mais là, on touche 1000 euros, si on part au
Maroc, ils ne vont pas nous verser 1000 euros. Ils ne vont pas les verser. Et
puis, il y a les médicaments, les médecins,
l'ambulance, tout ça, qui va te le payer au Maroc ? Tu
vois, il y a des dépenses. Si tu appelles l'ambulance pour aller
à l'hôpital, l'aller et le retour. Qui va te la payer ? Si tu
appelles le médecin, pour combien il va faire le déplacement et
venir à la maison? L'autre médecin lui aussi, pour combien il va
venir à la maison ? Ici, il y a deux médecins qu'on n'a pas
à payer. Il y a le médecin pour les poumons, et l'autre, pour le
coeur qui viennent ici à la maison. Tout ça, ils
vont te le payer au Maroc ? Pourquoi tu crois que je suis ici moi ? Je suis
là pour lui ! Ici quand même, quand il y a une urgence, je les
appelle, y en 10 qui viennent : un qui tient par là, l'autre, par
là, un qui lui met ceci, l'autre qui lui met cela... Il
est tombé au Maroc, on a appelé l'ambulance, ils
ne sont venus qu'une fois que mon mari a commencé à suffoquer,
tellement il a attendu. On aurait dit qu'ils allaient venir d'un autre pays,
pas de la ville où toi tu es ! », (E1).
Ainsi, on peut voir que la personne saisit bien les raisons
de son immobilité sur le territoire de résidence. Cette
immobilité se vit tous les jours via les mêmes fonctionnements que
ceux décrits pour les retraités célibataires
géographiques. Il s'agit d'une mobilité pratiquée
uniquement dans le cadre de démarches administratives ou
d'hospitalisation et une immobilité liée à la condition de
dépendance physique du mari.
« -Pouvez-vous me décrire vos déplacements,
les raisons de ces déplacements ?
-Si je reçois des papiers, je sors, si je ne
reçois rien, pas de papiers à faire, je ne sors pas. S'il y a
quelque chose qui est liée aux médicaments, au
médecin, à l'hôpital, alors je sors régler
ça. Sinon, je ne vais pas me balader alors que je n'ai rien à
faire. [...]
-Pouvez-vous me décrire vos journées ?
-Je change mon mari, je le lave, je lui rase le visage, je
prépare le petit déjeuner, je lui mets le masque pour la
respiration, je lui branche l'oxygène, et après tout ça je
sors. S'il y a des papiers à faire, je sors sinon, je fais ce
que j'ai à faire, je fais le ménage, je lave le linge, je range
la maison et voilà ! Pour les courses, ce n'est pas un problème,
il y a tout ici, il y a le marchand de légumes. », (E1).
La pratique de la mobilité des immigré-e-s
Nord-africain-e-s âgé-e-s et isolé-e-s rencontré-e-s
sur Montpellier varie selon les échelles d'analyse et selon les
étapes de la trajectoire. Ces étapes comme nous les avons
décrites sont principalement marquées par les différents
statuts administratifs occupés par les migrants. Cet aspect
administratif - qui relevait du pouvoir politique -, en s'imbriquant avec des
aspects sociaux et spatiaux de la trajectoire constitue le cadre dans lequel
vont être pratiquées les (im)mobilités.
Ainsi, dans un contexte de migration internationale
organisé via des systèmes et des mécanismes - nous parlons
ici du système des contrats ou encore des étapes fixées
par l'administration concernant le séjour et la résidence en
France -, la pratique de la mobilité est contrainte tout au long de la
trajectoire migratoire. De plus, dans un contexte de précarisation
croissante des populations, les personnes rencontrées se vivent comme
« piégées » sur des
territoires, prisonnières de leur situation sociale et de leur statut
administratif.
CONCLUSION
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e92.png)
91
Rappelons tout d'abord nos objectifs de départ
qui sont d'une part, la caractérisation des champs politiques,
spatiaux et sociaux qui encadrent et structurent la migration du groupe ici
étudié, et d'autre part, l'analyse des
mobilité/immobilité de ces populations au regard de ces
notions d'espace, de société et de pouvoir politique.
S'articulant autour des notions de migration,
territoires et mobilités/immobilités, ce travail de recherche
s'est attaché dans un premier temps à dégager les
spécificités de la migration nord-africaine en
l'inscrivant dans l'histoire de l'immigration de travail, en
France.
Dans ce contexte, notre intérêt
s'est alors porté sur la problématique
migratoire des immigrés nord-africains âgés et
isolés en mettant en avant son aspect historique et spécifique.
En se focalisant sur la trajectoire spécifique des immigrés
nord-africains, ce travail a aussi tenté de saisir son aspect historique
et actuel.
Partant, nous avons posé la question de
l'approche que nécessite
l'expérience migratoire de cette population ce qui nous
a amené à souligner l'intérêt de
l'approche géographique et celui de la notion de
trajectoire. L'examen de cette notion a conduit à
l'analyse des aspects géopolitiques, spatiaux et
sociaux de la migration nord-africaine en France pour mettre en exergue leur
interaction.
Ainsi, nous avons pu dégager le fait que la
trajectoire spécifique de cette migration marquée par cette
interaction, laisse apparaître les rapports de pouvoir qui la
conditionnent. Par cette approche globale, nous avons pu comprendre à
travers cette trajectoire migratoire spécifique comment se posent les
rapports au territoire et partant, du rapport entre mobilité et
immobilité.
L'enquête qualitative menée
auprès des immigrés nord-africains âgés et
isolés, vivant à Montpellier nous a amené à
comprendre les caractéristiques et la particularité de la
trajectoire de cette catégorie de migrant-e-s et de dégager ainsi
quelques conclusions.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e93.png)
92
S'agissant de la notion de trajectoire dans laquelle
est incluse la notion de mobilité/immobilité, celle-ci
est le résultat de la conjugaison de plusieurs facteurs dont les plus
importants sont :
§ l'espace à travers les trois territoires
de départ, d'arrivée et de circulation,
§ la situation sociale dominée par la
pauvreté du territoire de départ : Maroc inutile, montagnes
pauvres, aléas climatiques, etc.
§ une situation politique déterminante pour cette
main-d'oeuvre venue des anciennes colonies,
§ cette trajectoire est la preuve même de
la perpétuation d'une situation néocoloniale dans
le sens où au lieu d'exploiter ces populations chez elles comme
à l'époque coloniale, on les fait venir chez soi.
Ainsi, les témoignages que nous avons collectés
montrent comment pouvoir, espace et société s'imbriquent
pour cantonner l'immigré dans un espace balisé où il est
plus question d'immobilité que de mobilité qu'il soit dans le
territoire de résidence ou dans celui de départ/origine au point
qu'on pourrait croire que les deux pays - d'origine et d'accueil - se
sont concertés pour que tout mouvement de ces migrant-e-s soit
cadré. Ceci est d'autant plus accentué que ces gens sont
en retraite et dans un état de santé qui aggrave encore
plus le cantonnement évoqué, leur assignation à
résidence.
Si au commencement de son projet migratoire, ce groupe
d'individus était dans une projection de retour, au fur et à
mesure que le temps passe, il n'y a plus de projection et la
trajectoire des vieux immigrés nord-africains âgés
et isolés, catégorie qui nous est apparue dans sa
marginalisation, est ainsi construite par des rapports de pouvoir qui
contraignent les migrants à des conditions socio-spatiales circonscrites
entre mobilité et immobilité.
Cette trajectoire comporte plusieurs enseignements : elle
s'inscrit dans la continuité des rapports entre anciennes colonies et
ancien empire. Elle s'inscrit également dans la continuité de la
longue histoire du rapport au travail, dans un cadre de monopolisation des
moyens de production d'une part, et de constitution d'une force de travaille
laborieuse - et dépendante de ces moyens de production
- d'autre part. La trajectoire est ainsi balisée par les aspects de
pouvoir qui selon les besoins fixent et configurent les étapes
administratives mais aussi les statuts sociaux et les pratiques des
individus.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e94.png)
93
Des prolongements possibles à ce travail de recherche
peuvent ainsi être faits, notamment en analysant, dans une optique
comparative, les trajectoires d'autres groupes d'individus, comme les migrants
de proximité : Portugais ou Espagnols, ou encore les migrants «
de l'intérieur » Aveyronnais, Bretons, Savoyards,
etc. Une comparaison avec d'autres migrations qui ont eu lieu dans d'autres
régions du monde serait aussi intéressante, nous pensons ici
particulièrement aux « Braceros » et à la migration de
travailleurs saisonniers mexicains vers les États-Unis.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e95.png)
94
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Filmographie
·
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e98.png)
97
Benguigui, Yamina (1997) Mémoires
d'immigrés : l'héritage maghrébin, Paris :
Canal+ Editions. 2h40.
· Musée de l'histoire de l'immigration, « Le
film : deux siècles d'histoire de l'immigration en France », en
ligne depuis juillet 2006, consulté le 12 avril 2014. URL:
http://www.histoire-immigration.fr/histoire-de-l-immigration/le-film
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e99.png)
98
ANNEXES
Annexe A
Grille d'entretien
QUESTIONS ELEMENTS RECHERCHES
Pouvez-vous me décrire votre situation dans
votre pays d'origine ?
|
Repérer les motivations de la migration ; les
difficultés rencontrées ; les contraintes et les priorités
personnelles et familiales ; les catégories sociales
d'appartenance.
|
Pouvez-vous me décrire les conditions de votre
arrivée en France ?
|
Date d'arrivée, statut pour l'entrée en France ;
rôle du réseau familial et/ou villageois ; le trajet ;
l'existence d'un point de chute ou non ; les
premières impressions et difficultés en France.
|
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e100.png)
99
Quelles sont les villes où vous avez vécu
?
|
Quels sont les métiers que vous avez
exercés ? Dans les villes citées
précédemment ? Dans
quelles conditions ? Avec quelles répercussions sur la santé
?
|
Point de chute ou non ; rapport entre mobilité et
travail ; durée de résidence dans chaque ville ; rôle du
réseau familial et/ou villageois
Rôle du réseau familial et/ou villageois pour
trouver ce travail ; rapport entre mobilité et travail ; Les conditions
de travail ; La duré des contrats ; les périodes de chômage
; les difficultés principales ; l'accès au droit ; les accidents
de travail ; les conséquences sur la
santé ; repérage des
sentiments d'humiliation, de dévalorisation.
Où logiez- vous à chaque étape
?
Pourquoi n'avez-vous pas fait de regroupement
familial?
|
Parcours résidentiel, rapport entre travail et
logement; logement chez patron ; conditions de logement.
Les raisons : non conformité aux conditions
imposées ; choix personnel et/ou familial ; Autre.
Quels ont été vos liens avec votre
famille pendant les périodes de travail ? Et actuellement une fois
à la retraite ?
Durée et fréquence des retours au pays ; envoi
d'argent ; de cadeaux ; pressions liées au fait
d'être loin de sa famille en cas de maladie, de revenus
insuffisants, etc.
Quels sont actuellement vos revenus ?
|
Que pensez-vous de la condition de résidence
pour la perception de l'ASPA ? Et pour le droit à la CMU ou autre type
de couverture maladie ?
Et des administrations ?
|
Montant ; organismes dont dépendent ces revenus ;
conditions de perception de ces revenus.
Repérage des sentiments de mise en indignité ;
perception du cadre politique ; conséquences sur la personne, sur son
rapport à l'espace ; organisation des séjours au
pays et gestion des situations d'urgence (ex : un proche gravement malade).
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e101.png)
100
Pouvez-vous me décrire vos journées ou
vos semaines ?
|
Rapport à l'espace :
(im)mobilités
quotidiennes ; motifs et fréquences des
déplacements dans la ville ; lieux
de déplacement ; relations sociales.
|
Quels sont vos projets d'avenir ?
|
Etat de la projection ; effets de la précarité ;
état de santé ; retour au pays.
|
Avez-vous quelque chose à ajouter ?
|
|
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e102.png)
101
Annexe B Entretien 1
Entretien 1 : Mi Milouda, effectué le
06.05.2014
Née le 01.01.1940 à Béni Mellal, Maroc
Entrée en France : 03/2007 (après
l'arrivée au pouvoir de Sarkozy)
Je suis née à Béni Mellal, mais j'ai grandi
à Meknès, j'y suis venue à 2 ans, à peine Je n'ai
connu mon pays que quand j'ai eu mes enfants.
Pourriez-vous me décrire votre situation dans
votre pays d'origine ?
Je n'ai jamais travaillé, j'ai travaillé pour
mes enfants. J'étais femme au foyer. Avant de venir en France, mon mari
était commerçant, il vendait des ustensiles de cuisine, des
couverts, des verres, des choses comme ça.
Pourriez-vous me décrire les conditions de
votre arrivée en France ?
Avant j'allais et je venais avec les visas. A
l'époque où Sarkozy est devenu président je suis
restée ici. Quand ma mère est morte j'ai «
brûlé »68 le visa. C'est quand ma mère est morte,
avant j'allais et je venais pour 52000 rials le billet aller. Je venais, je
restais 20 jours, je rentrais, je restais 2 mois puis je retournais à
Fès au consulat pour le visa et je revenais ici ; il fallait quand
même pointer au consulat. C'était dur pour
moi.
La première fois, ils m'ont donné 2 ans de visa.
Ce n'était pas 2 ans à faire d'affilé, je
devais venir au maximum 2 mois et repartir 2 ou 3 mois là-bas et
revenir. Il fallait répartir les 2 ans de visa. Moi, je venais 20
jours-1 mois ici et je repartais. Je revenais au Maroc, je m'occupais de mes
enfants qui étaient encore à l'école et de ma mère
qui était malade.
Quand votre mari est-il venu en France
?
Mon mari est venu en France au moment où mon dernier fils
- qui est en Italie maintenant -
68 « Brûler le visa » signifie ne pas
respecter les délais de séjour qu'il impose sur le territoire
français.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e103.png)
102
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e104.png)
103
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e105.png)
104
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e106.png)
105
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e107.png)
106
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e108.png)
107
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e109.png)
108
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e110.png)
109
n'avait même pas 40 jours. Il me l'a laissé il
n'avait même pas 40 jours. J'ai 4 enfants, et avec lui ça fait 5
enfants. Pour la période, qu'est-ce que tu veux que je
te dise, el haj quand il est tombé malade, il a tout laissé
tomber, il a laissé tous ses papiers, il a laissé la maison
meublée. Il en a eu assez avec la maladie, la
solitude...
Ma fille est venue le voir. Il lui a dit : « regarde ma
fille, je n'ai plus envie de rester dans ce pays, j'en ai
assez de ce pays. Maintenant, je m'en vais. ». Et il est rentré au
Maroc. Il était en arrêt maladie, il était vraiment malade,
avec la poussière et tout ça, il a eu des problèmes aux
poumons, ses bronches se sont bouchées. Il travaillait dans le
bâtiment, la construction. Il ramenait du bois, lui et ses
collègues, ils se chauffaient avec parce que les maisons étaient
en bois. Ça faisait de la fumée, ça rajoutait à la
poussière du travail, et la solitude, le pauvre, il est tombé
malade ! Là où il était, il y avait de la neige.
Il était où ?
Dans le 43, au Puy, Le Puy En Velay. Ce n'est pas très
loin de St Étienne. St Étienne, c'est leur grand centre dans
cette région. St Etienne, c'est le grand marché, tous ceux qui
font des légumes dans la région vont les vendre là-bas.
Là-bas, il y a les gens d'Agadir, de Marrakech. Celui qui veut faire des
achats de ce qui vient du Maroc, il va à St Etienne.
Savez-vous comment votre mari est venu en France
?
Il est venu avec le contrat, il est passé par la route
de Aïn Borja. Il est passé devant ceux qui cherchent et
vérifient la force et la santé, les yeux et
tout...
Même ce contrat, il ne l'a pas ramené. Le dossier
est resté chez le patron dans le 43. Vas savoir si le patron est
toujours vivant. Je ne peux pas aller le chercher moi, depuis que je suis
venue, je m'occupe de lui, je ne peux pas le laisser.
Là-bas dans le 43, il y a les Rifains, des amis
à mon mari. Ce sont des gens très bien, quand mon fils qui est en
Italie est venu voir son père dans le 43, ils l'ont très bien
accueilli. Ils lui ont trouvé un logement au chaud, ils l'ont nourri,
ils l'ont accompagné. Mon mari avait fait une opération pour son
oeil, et mon fils est parti le voir.
Tout ça parce que mon mari est une bonne personne, lui
aussi, il a pris soin d'eux quand ils venaient juste d'arriver et qu'ils
n'avaient rien. Maintenant, ils ont tous des maisons, des enfants et
tout... Deux d'entre eux sont venus nous voir ici, à
Montpellier.
Mon mari est resté dans le 43 jusqu'à sa
maladie.
Et qu'est-ce qui vous a amené à
Montpellier ?
Ce sont des gens qu'on connaît. Et ma fille vient les
voir.
Votre fille vit en France ?
Non, elle vit au Maroc. Les gens dont je parle, je les
connais, ils sont ici à Montpellier, on est resté chez eux
pendant 1 an. La dame a préparé la chambre de l'un de ses
enfants, et elle m'a dit : « tiens la chambre ! » Tu vois ça,
qui ferait ça ? Les gens de la famille et ils ne feraient pas ça
! Elle, elle a fait ça alors qu'on n'est même pas
de la même famille, on connaissait juste son mari.
Vous veniez voir votre mari à l'époque
où il était à St Etienne ?
Non, je n'étais jamais venue le voir,
avec les enfants en bas âge, comment voulais-tu que je fasse ?
J'ai une fille qui travaille au tribunal, dans la commission
judiciaire. J'ai un fils qui travaille en Italie, un autre qui est instituteur,
un autre qui est ouvrier dans l'usine de lait (La Centrale Laitière), et
l'autre qui a un pick-up et qui travaille avec. Ils sont tous à
Meknès.
Quand mon mari travaillait, il passait avec nous 25 jours pas
an et il revenait ici, en France pour travailler. Il est toujours resté
dans le 43.
Arrivé à la retraite, il n'a pas pu rentrer
définitivement parce que sinon il lui prenait l'argent de sa retraite.
Quand il a commencé à tomber malade, il venait au Maroc pendant
l'année, et notre fille le ramenait en France pendant
l'été, pour voir les médecins et tout...
Elle aussi, elle avait droit au visa.
Ma fille vient encore nous voir quand elle a des vacances,
elle n'a qu'un mois. Elle pourrait rester plus parce que à force de
faire des visas au consulat, sans jamais les « brûler », le
consulat lui a donné 2 ans sans obligation de venir
pointer. Elle peut rentrer quand elle veut et sortir quand elle veut mais son
travail ne le lui permet pas.
Quand la maladie de mon mari s'est aggravée, le
médecin lui a dit de choisir : soit il reste ici, soit il rentre au
Maroc, mais pas de va-et-vient !
Donc racontez-moi votre venue à Montpellier ?
Où est-ce que vous avez logé ?
On est resté un an chez la dame dont je
t'ai parlé, on a mis un an avant d'avoir ce logement. A
cette époque comme je te l'ai dit, j'allais et je revenais avec le visa.
J'emmenais mon mari au Maroc, je devais revenir au Maroc parce
qu'à l'époque, j'avais ma mère qui
était malade. Quand ma mère est morte, on est revenu en France
avec mon mari, et j'ai « brûlé » le visa. Quand le visa
était encore valable, j'ai déposé le dossier à la
préfecture pour la résidence, Ils me l'ont refusée. J'ai
redéposé un autre dossier, ils me l'ont encore refusé. Je
suis restée 3 ans sans papiers. Alors, j'ai pris un avocat.
Mon mari a essayé de faire le regroupement familial
pour moi, mais ils lui ont dit qu'il ne touchait pas assez d'argent. Ils lui
ont dit qu'il faut toucher plus que 1000 euros. Mon mari voulait me ramener par
la route de Aïn Borja mais ça ne s'est pas fait.
Est-ce que votre mari avait fait la demande de
regroupement familial quand il travaillait ?
Non, non, il n'a pas voulu le faire, si au moins il avait
ramené les garçons ! Je lui ai dit, que ce n'était pas la
peine de me prendre moi, « moi je reste avec ma mère, prends au
moins l'aîné, et après les autres !
». Mais il n'a pas voulu, il disait que les enfants vont devenir mauvais
et qu'ils vont faire ceci et cela... Mais c'étaient des
paroles en l'air tout ça !
Pourquoi il n'a pas voulu ?
Demande-lui. Il disait que les garçons vont se marier
avec des Françaises et qu'ils vont rester ici perdus. Comme si on est
bien là ! Qu'est-ce que tu veux mon garçon, mon
mari a une mentalité bizarre ! Il ne voulait pas. Je lui ai dit : «
regarde-les maintenant, ils n'ont pas fait d'études ! ».
C'est moi qui en ai souffert, ce n'est pas lui ! Tu vois tes
fils à 20 ans, 25 ans, ils n'ont rien à
faire, à part : manger, dormir et c'est tout, ils ne
trouvent rien à faire !
Qu'est-ce que tu veux ! Les études
ça aurait été bien ! J'en ai un, il est sorti de
l'école en 5ème, il ne voulait pas
étudier. Mais lui ça va, il s'est
débrouillé, il est en Italie, il travaille et il est
indépendant.
Et voilà ! Qu'est-ce que tu veux que
je te dise ! Après à l'époque où j'ai fait le visa
pour venir ici, il a fait la demande de regroupement mais ils lui ont dit qu'il
était déjà à la retraite et qu'il ne touchait pas
assez.
Je voudrais vous demander ce que vous pensez des
administrations ? Quelles sont les difficultés que vous rencontrez, ou
bien les choses qui se passent bien ?
J'ai rencontré des problèmes avec les gens du
conseil général pour l'aide aux personnes âgées, au
niveau du dossier qu'on a rempli toi et moi. Pour la CARSAT, ce qu'ils ont
calculé, ils le donnent. Qu'est-ce que tu veux que je
fasse ? Je suis partie les voir, je leur ai dit : « regardez le monsieur
est malade et dépendant physiquement, il nous faut quelqu'un pour le
sortir au moins ! ». Mais ici au moins, ils répondent à tes
courriers. Mais les nôtres, tu leur écris une lettre, ils ne te
répondent pas. Même si tu leur écris le journal de
l'année, ils ne te répondent pas !
Et si les revenus que vous avez maintenant
étaient totalement versés au Maroc, Qu'est-ce que vous feriez ?
Oui, mais là, on touche 1000 euros, si on part au
Maroc, ils ne vont pas nous verser 1000 euros. Ils ne vont pas les verser. Et
puis, il y a les médicaments, les médecins,
l'ambulance, tout ça, qui va te le payer au Maroc ? Tu
vois, il y a des dépenses. Si tu appelles l'ambulance pour aller
à l'hôpital, l'aller et le retour. Qui va te la payer ? Si tu
appelles le médecin, pour combien il va faire le déplacement et
venir à la maison? L'autre médecin lui aussi, pour combien il va
venir à la maison ?
Ici, il y a deux médecins qu'on n'a pas à payer.
Il y a le médecin pour les poumons, et l'autre, pour le coeur
qui viennent ici à la maison. Tout ça, ils vont te le
payer au Maroc ? Pourquoi tu crois que je suis ici moi ? Je suis là pour
lui !
Ici quand même, quand il y a une urgence, je les
appelle, y en 10 qui viennent : un qui tient
par là, l'autre, par là, un qui lui met ceci,
l'autre qui lui met cela... Il est tombé au Maroc, on a
appelé l'ambulance, ils ne sont venus qu'une fois que
mon mari a commencé à suffoquer, tellement il a attendu. On
aurait dit qu'ils allaient venir d'un autre pays, pas de la ville où toi
tu es !
Quand vous êtes venue en France, c'était
la première fois que vous veniez à l'étranger ?
Oui, c'était la première fois, je suis venue pour
mon mari.
Et vos enfants, à part votre fille, qui
vient vous voir, est-ce qu'ils sont allés dans un autre pays ? Et votre
fils qui est en Italie ?
Mon fils qui est en Italie, il est venu
d'abord en France. Il est allé chez son père.
Son père a voulu le ramener au Maroc. Mais il lui a dit qu'il ne voulait
pas y retourner. On lui a dit de lui trouver une formation dans le 43 parce
qu'il a arrêté l'école en
5ème, au Maroc, il ne voulait plus étudier. Il
l'aurait mis dans une formation, ça aurait été bien ! Mais
il n'a pas voulu. Les gens lui ont rempli le cerveau, ils lui ont dit «
laisse ton fils retourner chez sa mère qu'il finisse l'école !
». Mon fils n'a pas voulu. Même s'il était très jeune,
il était débrouillard. Il est parti en Italie. Il a fait ses
papiers là-bas, en ce moment il fait des démarches pour la
nationalité. Il travaille et il a deux petites filles
Retournez-vous dans votre maison de Meknès
?
Cela fait environ trois ans qu'on n'y est pas
parti. La dernière fois qu'on y est parti, on a passé 4 mois. Le
médecin nous avait dit de ne pas dépasser 3 mois, mais bon !
Pouvez-vous me décrire vos déplacements,
les raisons de ces déplacements ?
Si je reçois des papiers, je sors, si je ne
reçois rien, pas de papiers à faire, je ne sors pas.
S'il y a quelque chose qui est liée aux
médicaments, au médecin, à l'hôpital, alors je sors
régler ça. Sinon, je ne vais pas me balader alors que je n'ai
rien à faire.
Comme hier, je suis sortie le matin je ne suis revenue
qu'à 12h30. Je suis sortie pour un papier. Je suis allé à
Plan Cabane, j'ai trouvé un monde fou chez Bouchra, celle qui remplit
les
papiers. Elle nous remplit les papiers, nous qui ne savons
rien du Français. Elle est là-bas le Mercredi. Elle arrange bien
les gens, hier il y avait chez elle au moins 30 personnes. Elle fait ça
à Plan-Cabane et à la maison, pour tout le monde, ceux du Petit
Bar et ici chez nous à La Paillade.
Pouvez-vous me décrire vos journées
?
Je change mon mari, je le lave, je lui rase le visage, je
prépare le petit déjeuner, je lui mets le masque pour la
respiration, je lui branche l'oxygène, et après
tout ça je sors. S'il y a des papiers à faire,
je sors sinon, je fais ce que j'ai à faire, je fais le ménage, je
lave le linge, je range la maison et voilà ! Pour les courses, ce n'est
pas un problème, il y a tout ici, il y a le marchand de légumes.
On ne prépare pas de gros plats avec sauce et tout, juste une petite
salade, des fruits et c'est tout !
Et vous avez des relations avec le voisinage
?
Non je n'ai pas de relation. Là j'ai une voisine, son
père est mort récemment, je ne suis même pas encore
allée pour les condoléances. Les gens sortent ici, ils
emmènent leurs enfants à la piscine, mais moi, non Je n'ai pas
avec qui faire ça ! Ici, il y a des familles. Les Chleuhs sont entre
eux, les Sahraouis sont entre eux. C'est mieux de ne voir personne et que
personne ne te voit. Si je sors, je sors pour mes affaires et pour mes papiers
et voilà !
Mais il y a des gens de Meknès ici
?
Il y a des gens de tous les pays, mais des gens valables, ils n'y
en a pas. Toi, t'as des amis ici ?
Oui un peu, ça dépend !
Tu vois ça dépend ! Ça dépend les
liens, il faut les entretenir. Il faut que la personne soit comme toi, quelle
pense comme toi, qu'elle marche comme toi et beaucoup de choses encore.
Et comment voyez-vous l'avenir ?
C'est maintenant que je vais voir l'avenir ? Je ne vois plus que
la mort !
Dîtes-moi quels sont vos souhaits, par
exemple vous parlez de la mort, est-ce que vous aimeriez finir vos jours
à Meknès ou bien préfèreriez-vous rester ici ?
La dernière fois que je suis allée à la
maison elle était dans un sale état, il y avait de l'eau sur le
toit qui est restée là-bas et voilà c'est comme ça
! Qu'es-ce que je vais faire ? Là, je suis ici, si je rentre avec
l'argent de la retraite, on va le perdre chez les médecins, et il n'y
aura pas de résultats. C'est vrai ou pas ? Toi, tu as grandi au Maroc,
tu sais comment c'est. Alors comment trouves-tu le Maroc par rapport à
la France ?
Sans parler des médecins, là-bas si tu vas dans
une administration, que tu as besoin d'un papier ou de quelque chose d'autre,
ils te répondent comme ici ? Ils sont polis comme ici ? Ils te
respectent comme ici ? Hein, dis-moi ! C'est notre pays, hein ? Ce n'est pas je
ne sais pas où, mais ils ne te donnent pas de respect, ils ne te donnent
pas de considération, même pas pour ta parole.
Ici, quand l'assistante est passée69, elle
ne m'a pas laissé parler. Elle me disait « NON,
NON, NON, Madame ! » Elle m'a énervée, je lui ai dit «
va au diable ! va ! ». Comme si elle allait me donner je ne sais pas quoi.
Le pain j'en mange, je n'ai pas besoin d'elle pour ça !
Si la situation au Maroc était meilleure, qu'il y avait
des médicaments, des médecins qui te traitent bien et tout et
tout, là il n'y aurait pas de problème ! Si la personne meurt, au
moins elle meurt dans son pays !
Non franchement, toi tu es encore jeune, tu n'as pas les nerfs
quant tu pars dans ton pays ? Non, dit-moi est-ce que ça te fait monter
les nerfs ou ça ne te fait pas monter les nerfs ? Si tu veux juste un
papier, tu pars chez eux juste pour parler, avoir un conseil. Ils vont te
parler ? Ici ils t'attrapent, ils te parlent, ils te disent :
« Oui d'accord ! » Ils t'écoutent. Même s'ils ne veulent
rien te donner. Ils t'écoutent et ils te donnent un moment. Nous, rien
que notre
69 Ici, l'assistance sociale est venue diagnostiquer la
dépendance physique du mari pour la perception (ou non) de
l'allocation personnalisée d'autonomie (APA)
qui est destinée à couvrir en partie les dépenses de toute
nature concourant à l'autonomie des personnes âgées ayant
besoin d'aides pour accomplir des actes essentiels de la vie ou dont
l'état nécessite une surveillance régulière.
consulat, ça n'a rien à voir avec la
préfecture !
Il y a quelques temps, je n'avais pas reçu mon titre de
séjour, alors que le récépissé était
périmé depuis 25 jours. Je suis allée à la
préfecture, j'ai dit à la dame qui travaille au guichet : «
Madame, je n'ai toujours rien reçu, comment ça se fait ? ».
Elle m'a dit : « attendez madame ! », elle m'a
apporté une lettre et elle m'a dit qu'ils me l'avaient envoyée en
recommandé, et que le facteur a dû la rapporter à la
préfecture. Je lui ai dit : « moi je suis encore là, et
j'habite toujours à la même adresse. ». Donc, elle m'a
demandé mon récépissé, et elle m'a donné ma
carte. Elle m'a dit : « regarde le courrier comme ça tu ne dis pas
qu'on ne t'a rien envoyé ! ».
Les nôtres, ils font comme ça ? Ils te
répondent comme ça ? Ils te donnent ce temps-là ? C'est
ça ce qu'il y a de mauvais chez nous ! Ici en France, il y a la
politesse. Même s'ils ne nous aiment pas. Ils te disent
bonjour, même s'ils n'en n'ont pas envie. Tu sens qu'ils n'ont pas
envie.
Et quand j'ai vu le facteur, je lui ai dit :
« Monsieur, pourquoi as-tu retourné le papier à la
préfecture et tu n'es pas passé chez moi ? » Je lui ai dit :
« pourquoi ? Regarde la boîte aux lettres est ici avec notre nom de
famille ! ». Il m'a dit : Oh, madame pardon, pardon ! Je lui ai dit :
« Là ça va pas ! ».
(Lui il fume de l'herbe). Je lui ai dit : « c'est toi qui
étais là pour ce courrier ? ». Il m'a dit : « oui c'est
moi ! ».
Maintenant à chaque fois qu'il me voit, il me dit : «
bonjour madame, bonjour ! »
Je lui réponds : « Bonjour ! ». Ils
reconnaissent eux, s'ils font une faute, ils la reconnaissent.
Les nôtres non ! Ils t'envoient balader et ils nient.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e111.png)
110
Annexe C Entretien 2
Entretien 2 : Oulaidi : effectué le
20.05.2014
Je suis né en 1946, je suis marocain, de la région
de Guerouane, du Douar Aït Ikkou.
Quel était votre métier au Maroc ?
J'étais dans l'agriculture, paysan, « fellah
», et quand je suis venu ici, « fellah » aussi. Ici, aussi je
n'ai travaillé que dans l'agriculture.
Quand êtes-vous venu en France pour le
première fois ?
Je suis rentré en France le 7 Juin 1973, euh non 1972 !
Je ne me rappelle plus ! La première fois, c'est mon beau frère
qui m'a amené, il m'a amené à Cavaillon avec le contrat
d'un an. A Cavaillon, j'ai travaillé 14 jours et le gaouri m'a mis en
arrêt de travail. Il m'a dit : « trop tard ! », parce que je
suis arrivé trop tard. Il voulait ne plus me faire venir travailler
là-bas au pays mais mon beau frère lui a demandé de me
laisser juste venir avec le contrat et que lui s'occuperait de me trouver
où travailler.
Je suis rentré en France, j'ai
travaillé 7 et 7 : 14 jours, puis le travail s'est
terminé. Je suis allé à Orange, c'est là-bas que
travaillait mon beau frère. J'ai refait un contrat d'un an,
là-bas toujours dans l'agriculture.
J'ai travaillé là-bas pendant 2 ans avant de
pouvoir retourner au pays. J'ai attendu d'avoir mon
récépissé et je suis parti au pays en vacances ; j'y ai
passé 1 mois et je suis revenu. J'ai retrouvé mon beau
frère qui m'a dit que mes papiers étaient prêts et je les
ai récupérés et j'ai continué le travail. Quand
j'ai fini chez ce gaouri, j'avais passé chez lui 3 ou 4
ans et j'ai changé pour un autre endroit.
On est resté comme ça en allant à gauche
et à droite jusqu'à l'âge de la retraite.
Où êtes-vous allé après
Orange ?
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e112.png)
111
Je ne sais plus, je ne peux pas te dire, je suis allé
vers Salon, Salon-de-Provence toujours dans l'agriculture toujours, toujours
dans l'agriculture, il n'y a pas d'usine !
L'agriculture, c'est-à-dire ?
Oui l'agriculture, les fruitiers : les poires, les pommes, les
tomates, les légumes, de tout !... On travaillait 1 an,
2 ans, 3 ans chez chaque patron, on ne s'arrêtait pas beaucoup ce
qu'on avait comme vacances on descendait au Maroc 1 mois, 2 mois ce qu'il y
avait comme vacances et on retournait au travail jusqu'à ce
qu'on arrive à notre retraite.
J'ai tout travaillé déclaré, je n'ai jamais
travaillé au noir.
A votre arrivée à la retraite, vous
avez peu de cotisations, comment expliquez-vous cela ?
C'est l'agriculture, ça ne donne pas beaucoup. On a
travaillé, travaillé beaucoup mais l'agriculture, ça ne
donne pas beaucoup, si tu veux une bonne retraite, il faut que t'ailles dans le
bâtiment ou à l'usine. Je me suis fait avoir à cette
époque, mais quand j'ai eu mes papiers, j'aurais dû me sauver,
chercher une usine ou du bâtiment, j'aurait dû aller à
Saint-Etienne, aller à Lyon, aller à Paris, mais je ne
connaissais ni le parlé ni rien, je demandais juste aux patrons,
à celui-là à celui-ci et voilà !
Depuis que vous êtes arrivé en France,
où avez-vous logé ?
Quand je suis rentré par contrat chez le
guaouri, j'ai passé 15 jours, y avait plus de travail chez lui,
je suis allé à Orange, j'ai habité chez le gaouri dans le
mas, il nous a donné un logement, mais il avait beaucoup de
travailleurs, on était dans les 70 à travailler dans ce
même mas chez le même patron. Le logement c'était un
logement de zoufri70 et c'est tout !
C'était comment ? Des lits superposés,
comment ?
70 Ouvrier célibataire sans attaches familiales, vivant
seul, par extension : menant une vie dissolue.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e113.png)
112
Non, non ! Qui se souciait de toi, toi qui connais juste le
contrat et c'est tout ! Quel lit ! Il nous a donné un hangar beaucoup
plus grand que cette pièce, avec deux garages, un où on avait
installé des paillasses et l'autre où on cuisinait et on y
mangeait, puis on allait dormir à coté. Je suis resté 5 ou
6 ans chez ce patron et dans ce logement.
Et après à Salon-de-Provence
?
Après, je suis allé à Salon. J'ai
travaillé là-bas 2 ans. Là-bas aussi le logement,
c'était pareil. Les patrons, y en a qui te donnent un hangar, y en a qui
te donnent un vieux logement. Ils ont toujours donné des logements,
même si c'étaient de mauvais logements mais qu'est-ce que tu veux
faire les Arabes, c'est ça !
Comment ça ?
Les patrons, ils s'en fichent des Arabes, des
Arabes... Ils te donnent du travail et ils te disent : « tiens,
fais comme tu veux ici et habites ! ».
Et après Salon-de-Provence, où est-ce
que vous êtes allé ?
Après Salon-de-Provence, je suis allé dans le 04
à Manosque, j'ai travaillé là-bas 4 ans chez un
gaouri71. Il avait un contremaître tunisien, quand il y avait
du travail difficile, ils appelaient les Arabes, ils donnaient des travaux
agricoles.
Une fois, j'ai travaillé sur le
tracteur, ça faisait à peu près 1 an que je
travaillais sur ce tracteur, je n'en descendais pas. Du labour au
défrichage, du défrichage au bois, etc. Un jour, le
contremaître a ramené un Espagnol de chez eux, il l'a
ramené là-bas, il ne savait pas faire ce boulot. Le
contremaître est venu et il m'a appelé moi. Il m'a dit : «
laisse le tracteur ici et viens, il y a du travail ». Je lui ai dit :
« comment ? Le tracteur, je l'ai toujours conduit, c'est le gaouri qui me
l'a laissé ». Il m'a répondu que c'était lui
qui commande et pas le gaouri : « toi tu travailles ici
et l'Espagnol prend le tracteur ! ». Je lui ai demandé
pourquoi. Il m'a dit : « parce que ce travail, lui, il ne sait pas le
faire, et toi, l'Arabe, tu l'aimes ». Je lui ai alors dit :
71 « Gaouri » veut dire étranger blanc en
langage courant d'Afrique du Nord. Ce mot, héritage de la colonisation
s'emploie souvent pour désigner les Européens en
général.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e114.png)
113
« je vais aller à mon tracteur, si le patron me
dit d'aller à l'autre travail j'irai mais toi, mêle-toi de tes
affaires ! ». Il a insisté et je lui ai dit non, j'ai pris un
bâton et j'ai commencé à le frapper. Je l'ai frappé
mais heureusement je ne l'ai pas tué. Et je suis retourné
à mon tracteur et j'ai continué à travailler.
Il est parti comme ça avec son sang chez le patron, il
lui a raconté l'histoire. Le patron lui a dit que c'était lui qui
était fautif et qu'il n'avait pas à me parler, que ça
faisait des années que j'étais sur ce tracteur, qu'il
n'avait pas à venir chez moi... Le patron m'a laissé travailler
jusqu'à l'été, moment où le travail
agricole était fini. J'ai dit au gaouri : « je vais partir en
vacances et je reviens » et il m'a dit : « Ok ! ». Je suis
parti, lui, il m'a envoyé une lettre de licenciement ; il m'a dit :
« quand tu reviendras, il n'y aura plus ton travail. ». Vois la
politique de ce bâtard ! Il a attendu que je rentre au Maroc pour
m'envoyer une lettre. Je suis revenu en France dans le 04, j'ai vu qu'il n'y
avait plus de travail. Je suis alors allé en chercher jusqu'à ce
que j'en trouve. Je suis allé à Marseille, après,
je suis allé à Nîmes.
Comment trouviez-vous du travail ?
Je passais dans les fermes. Sinon, pour Marseille, je
connaissais des gens de chez moi, je suis allé chez eux pour le travail.
Ils ont demandé à leur patron et ils m'ont fait travailler avec
eux là-bas, jusqu'a ce que le travail soit fini. Et j'ai cherché
encore, je suis venu chez des gens de chez moi, aussi là-bas à
Nîmes. J'ai trouvé un travail chez eux. Des connaissances du pays.
Et voilà comme ça, étape par étape, jusqu'à
la retraite !
Je suis resté à Nîmes puis j'ai
travaillé ici à Montpellier, et encore, quand le travail s'est
fini, je suis retourné à Nîmes, jusqu'à la
retraite.
A chaque fois, vous changiez de patron
?
Oui ! Qu'est-ce que tu veux faire, celui qui a des enfants,
c'est ça hein ! Y en a je restais chez eux 1 an, d'autres 2, d'autres 3
ans et j'ai enchaîné comme ça jusqu'à la retraite.
De temps en temps, j'étais au chômage et voilà
!
A Marseille et à Nîmes, où est-ce
que vous habitiez ?
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e115.png)
114
J'étais chez les patrons, c'est juste à
Nîmes que le patron m'a dit : « va te trouver un logement ! ».
Alors, je me suis trouvé un logement à Nîmes, chez un
gaouri qui m'a fait une location à St-Gilles, jusqu'à ma
retraite. C'était un logement qui prenait le froid et la brise.
Plusieurs fois je me suis plaint au propriétaire mais il ne voulait pas
faire de travaux. Quand j'ai eu ma retraite, j'en ai eu assez, ce que je
touchais de la MSA, ça n'était pas terrible. Je suis allé
chez eux, j'en ai eu assez, je leur ai dit : « je vais rentrer
définitivement au pays. Voilà les papiers ! Transférez-moi
l'argent de ma retraite au pays ! ». Ils m'ont dit : « on va te
couper l'ASPA ! ». Je leur ai dit : « c'est combien ? ». Ils
m'ont dit : « 300€ ». Je leur ai dit : «
coupez-la ! Combien j'aurai de retraite ? ». Ils m'ont dit : «
t'auras tant... ». Je leur ai dit : « ça y
est, donnez-moi ma retraite et le complément de retraite ! ». A
l'époque, le complément de retraite était
versé tous les trois mois, c'était 450€ tous les trois mois,
maintenant tu touches 150€ par mois.
Est-ce que vous pensez que les conditions de
travail et de logement ont eu des répercussions sur votre santé
?
Il n'y a plus de santé. Nous avons été
détruits dans notre santé. J'ai fait deux opérations, et
ils ne m'ont pas donné mon droit. Deux fois. J'ai fait une
opération à Salon, j'étais chez un gaouri
où on travaillait moi et un maçon, à
l'intérieur de la maison et je suis tombé. Et j'ai eu
une blessure au dos.
Vous avez travaillé en maçonnerie ?
Non, j'ai travaillé avec le maçon, je l'aidais !
Vous n'étiez pas déclaré ?
Si, j'étais déclaré mais pour des
travaux agricoles, pas pour la maçonnerie !
Je suis allé à l'hôpital à
Salon, j'y ai dormi et le lendemain j'ai eu l'opération du dos. Je suis
sorti, ils ne m'ont rien donné. J'ai commencé à
aller mieux, je suis retourné au travail. Ils m'ont payé mon mois
de convalescence, mais je n'ai pas eu le droit à l'invalidité. Je
me suis dit si je reste comme ça sans travailler, mes enfants ne vont
pas vivre et tout et tout.., ils n'auront rien à manger donc je
dois retourner travailler. Ils ne m'ont rien donné, je suis
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e116.png)
115
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e117.png)
116
retourné travailler avec la douleur jusqu'à ce
que j'en finisse avec ce patron. Après, je suis allé travailler
à Nîmes où j'ai fait un autre accident du travail, dans la
vigne.
C'est la même blessure au dos. Je me suis baissé
comme ça, quand j'ai voulu me relever, j'ai entendu un je ne sais quoi
dans mon dos. Je suis tombé sur place. Ils sont venus m'emmener à
l'hôpital où ils m'ont opéré. Et là aussi je
n'ai rien touché, pas un centime ! J'étais
déclaré.
Vous avez fait les démarches pour l'accident de
travail ? Vu les prudhommes ?
Oui j'ai fait la demande mais ils ne m'ont rien donné.
Pourquoi ?
Je ne sais pas. Moi je ne sais pas lire. Je ne sais pas, ils ne
m'ont rien donné.
En parlant de l'administration, que pensez-vous de
cette administration ?
Ils ne m'ont rien donné. Je pense qu'ils n'aiment pas
les Arabes. Les médecins et ceux qui travaillent à la caisse, ils
n'aiment pas les Arabes. Parce que celui qui fait deux opérations du dos
n'a pas droit à l'accident de travail ! Ils savent que je ne sais pas
lire et que je ne sais même pas quoi dire. Il fallait qu'ils me donnent
mon droit même si je ne sais pas parler. Mais qui va leur dire ça,
tu vois ? Si c'était l'un des leurs, ils lui auraient donné son
droit, parce que eux ils savent parler, et en plus ils ont leur lieu où
habiter, manger et boire, jusqu'à ce qu'ils aient leurs droits. Moi,
j'ai laissé mes enfants au pays, je ne sais pas s'ils ont mangé,
s'ils ont bu ou je ne sais quoi. Et je ne sais pas ici ce que je vais leur
dire, je ne suis ni lettré ni rien. Je me dis, c'est mieux si je meure,
c'est mieux !
Que pensez-vous de l'ASPA, de la condition de
résidence en France et de cette politique ?
Ils veulent qu'on reste ici jusqu'à ce qu'on meure.
Non, juste attends, toi qui es lettré comme eux, toi qui comprends ce
qu'ils disent et tout ça, est-ce que tu ne comprends pas que cette
politique est faite pour eux ? Comment peux-tu rester là 6 mois sans
travailler, ni rien ? Tu
restes là tu ne vois pas tes enfants ni rien. Et toi
t'es là tu restes là. Pourquoi ? Pour que tu gaspilles leur
argent ici même. Mais pour que tu le gaspilles avec tes enfants, non ! Tu
vois ? Toi, tu es lettré tu sais.
Si je travaillais, d'accord ! Je partirais, je
laisserais le travail 1 mois ou 2 et j'irais chez mes enfants et je
reviendrais travailler. Nous, on travaillait entre un congé et un autre.
Maintenant qu'on a vieilli, on ne va pas aller se poser avec nos enfants ? On
reste ici jusqu'à qu'ils viennent nous prendre pour la morgue.
Ce n'est pas possible ! Ça aussi il faut que vous les
lettrés, vous en parliez.
Regarde, depuis que je suis jeune, depuis 1972, je suis en
France. Là on est en 2014 et ils veulent encore que je reste là.
Mange ou ne mange pas, habite ou n'habite pas, dors ou ne dors pas, tes enfants
là- bas et toi ici ! Ce n'est pas possible ça
!
Combien de temps passiez-vous avec votre famille quand
vous travailliez ?
Je ne dépassais pas un mois par an. Si j'avais
dépassé le mois le patron me disait de partir. En
novembre, il fallait être là, pour les vignes, pour le
débroussaillage, etc. Si tu tardais le patron te disait : « tu es
parti, j'ai trouvé un autre travailleur. ». Le patron, il cherche
le moindre petit truc pour te virer.
Vous touchiez des allocations pour vos enfants
restés au Maroc ?
Oui j'en touchais quand je travaillais mais ce
n'était rien comparé à ce que touchent les parents en
France. C'était versé au Maroc en dirhams.
Pourquoi n'y a-t-il pas eu de regroupement familial
?
Je n'ai pas pu le faire, je n'arrivais pas à trouver de
travail stable. Quand je travaillais 2 ou 3 mois chez un patron, que je sentais
que c'était une personne bien, je lui demandais : « Monsieur,
faîtes- moi un plaisir, je voudrais ramener ma famille. ». Il me
répondait : « Non, non, non, non, non, il te faut un bon logement,
il te faut, si ! Il te faut ça, l'Etat ne va pas te laisser ! ». Et
dans le mois je me faisais virer, on me disait que « ça y est, il
n'y a plus de
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e118.png)
117
travail ! ». Et pour les patrons d'après,
c'était la même chose. Je voulais faire le regroupement
familial, mais rien ! Au bout d'un moment, je me suis fatigué
et j'en ai eu assez.
Où est votre famille ?
Ma famille est toujours à Meknès.
Avant de venir en France, je vivais à la
campagne où j'étais paysan. Après être venu en
France, je me suis marié, on a habité en ville, à
Meknès où mes enfants sont nés. Je me suis fatigué
en essayant de les ramener mais en vain ! Maintenant, ils ont grandi. Tu vois,
la situation n'est pas terrible !
Depuis que vous êtes à la retraite,
combien de temps passez-vous avec votre famille sur une année ?
Je passe avec eux 2 ou 3 mois, c'est juste cette année
que j'ai passé 5 mois. Le reste de l'année, je suis ici. C'est
juste cette année, quand je leur ai dit que je voulais rentrer
définitivement : « donnez-moi ma retraite là-bas !
», qu'alors j'ai passé 5 mois. Mais avant, je ne passais
pas tout ce temps, juste 2 ou 3 mois et je revenais.
Quand vous êtes revenu du Maroc, cette
année, vous êtes allé habiter en foyer, c'était la
première fois que vous habitiez en foyer ?
Oui cette année c'est la première fois depuis que
je suis en France.
Pourquoi le foyer, pourquoi Montpellier, alors que
vous viviez à Nîmes ?
Ils m'ont dit qu'il me faillait une résidence en
France. J'en avais assez, quand je suis parti au Maroc, je ne recevais pas ma
retraite, alors je suis revenu ici. J'ai de la famille ici. Les enfants de ma
tante sont tous les deux ici. Je me suis dit que si je trouve un logement ici
sur Montpellier, je me pose ici. Je suis resté 3 ou 4 jours chez eux,
j'ai vu que je n'étais pas vraiment le bienvenu, alors je suis parti.
J'ai commencé à chercher un logement. Ça a mis plus d'un
mois ou 2. En attendant, je logeais à Aigues-Mortes, j'ai ma
belle-soeur là-bas. Ils m'ont dit par
téléphone de venir prendre les clefs. Le soir même je suis
venu au foyer.
Que pensez-vous de ce logement ?
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e119.png)
118
On est comme des cochons dans une porcherie et c'est
tout, n'est-ce pas ? J'habite seul, même s'il y a du
monde au foyer, je ne connais personne. Je rentre dans ma chambre juste pour
dormir et le matin je sors. Je ne connais personne là-bas.
Donc vous rentrez le soir et vous sortez le matin
?
Oui je sors le matin, je reviens à midi ou bien des
fois je reste à Plan-Cabane jusqu'à
l'après-midi et je rentre. Je reste sur Plan-Cabane à
regarder et c'est tout. Pour passer la journée et après je prends
le bus, je rentre.
Vous avez des amis comme Driss par exemple
?
Driss, il n'est pas disponible, il est
malade, des fois, il doit aller chez le médecin, des fois, il
doit aller à ... chacun selon ce qu'il a à
faire...
Et au foyer, vous cuisinez ?
Des fois, je cuisine là-bas, des fois, je mange quelque
chose ici, à Plan-Cabane et je vais dormir. C'est tout ! Le matin je me
lève, je vais prendre une douche, me faire un café dans la
cuisine, je retourne dans ma chambre pour m'habiller et je sors pour venir ici
à Plan-Cabane. Je n'ai pas de relations dans le foyer, je viens juste
d'y habiter. En plus, ils viennent tous de partir au pays. Les Algériens
aussi. Là juste avant hier il y a un monsieur de Tinghir, du Sahara qui
est parti lui aussi.
Là cela fait 4 mois que vous êtes
à Montpellier, vous y étiez déjà venu auparavant ?
Oui j'y étais venu travailler, sinon, de temps en temps
je venais pour les marchés le samedi ou le dimanche. Avant je
travaillais, mais maintenant ce n'est pas comme avant.
Comment voyez-vous l'avenir ?
Je n'ai plus d'avenir. L'avenir c'est ton travail qui
le dira. S'ils ne me règlent pas mon problème, je vais
rentrer chez moi chez mes enfants. Oui, qu'est-ce que tu veux que je fasse ?
Que je reste là jusqu'à ce que je meure ?
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e120.png)
119
Et s'ils vous rendent L'ASPA ?
Je verrais, là au moins si je vais au pays, je ne tarde
pas trop, je reste 2 mois ou 3 mois et je reviens en gardant le logement ici.
Quand j'en ai assez, je retourne au pays, j'y reste un mois et je reviens, je
reste ici 3 ou 4 mois et je retourne et ainsi de suite.
En plus, le médecin m'a dit que si je voulais vivre je
ne devais pas partir au Maroc, si j'y vais je ne dois pas tarder. Hier, je suis
allé chez mon médecin, je lui ai dit que j'allais au Maroc, elle
m'a dit de ne pas tarder, et de faire attention pour que les médicaments
ne se finissent pas là-bas. Elle est médecin, elle aussi elle ne
veut pas que tu dépasses 2 ou 3 mois.
Est-ce que vous avez quelque chose à ajouter
?
La seule chose que je vais ajouter c'est qu'il faut qu'il me
rende L'ASPA pour que je puisse survivre. Mes enfants, avant quand je
travaillais, et même à la retraite, quand je touchais tous mes
droits, je leur envoyais toujours 400 ou 500 euros. Maintenant, je ne leur
envoie que 300€, c'est quoi 300€, il y a le loyer de la
maison au Maroc. J'ai juste un fils qui travaille, je ne sais
même pas s'il donne de l'argent à sa mère ou pas, les 3
autres enfants ne travaillent pas.
Avant je leur envoyais de l'argent, maintenant je ne
trouve pas quoi leur envoyer. 300€, avec ça il faut
choisir entre manger, louer la maison, payer l'électricité et
l'eau. Et moi ici, il ne me reste rien. Je touche 600€, j'envoie
à mes enfants 300€, il me reste 300€. Et voilà, il n'y
a rien, je n'ai même pas assez d'argent pour aller voir ma
famille !
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e121.png)
120
Annexe D Entretien 3
Entretien 3 : Driss, effectué le
25.05.2014
Né le : 01.01.1950, de nationalité marocaine
Région d'origine : région de Meknès
Pourriez-vous me décrire votre situation
dans votre pays d'origine, avant votre venue en France ?
J'étais agriculteur. Non !
déjà, j'étais étudiant, j'ai eu
mon bac en 1971. J'ai été ensuite infirmier pendant même
pas un an. En 1972 je suis venu ici jusqu'en 1979. De 1979 à 1989, j'ai
pratiqué l'agriculture au Maroc.
Pour quelle raison êtes-vous venu en France
?
En 1972, je suis venu par contrat de travail de l'Office
National d'Immigration. Ce sont les amis et les copains qui m'ont poussé
à venir en France.
Où êtes-vous arrivé lors de
votre première venue en France ?
Dans la région d'Aigues-Mortes, je travaillais dans
l'agriculture. De 1972 à 1979, je logeais gratuitement, dans le domaine
agricole, chez le patron. On vivait à 4 ou 5 dans un F2.
Donc de 1972 à 1979, vous étiez dans
le même domaine ?
Dans le même domaine, mais je ne travaillais pas
beaucoup : je restais 4 mois, 5 mois et je partais au Maroc. Je revenais pour
les asperges, après je repartais et je revenais pendant les vendanges.
Le type de contrat, c'était les contrats de 6 mois.
Et donc ensuite vous êtes retourné au
Maroc pendant 10 ans ?
10 ans, jusqu'en 89, j'ai exercé l'agriculture dans ma
région d'origine.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e122.png)
121
Et pour quelle raison êtes-vous revenu en
France ?
La sécheresse ! En 85, 86, 87, il y avait la
sécheresse au Maroc. C'était donc pour des
raisons économiques. J'avais à ce moment-là 3 enfants, qui
sont nés en 73, 82 et 84.
Et vous êtes revenu dans quelle région
?
C'était à Lyon, je suis resté un petit
peu à Lyon, après je suis parti dans l'Ain, dans le 01, à
Oyonnax. Là-bas, j'ai exercé un métier de transformation
de matière en plastique.
A Lyon, j'étais dans le
bâtiment, pas beaucoup je suis resté un an.
Et après ?
Après, je suis allé dans le 01, je suis
resté là-bas 1 an. Après, je suis retourné dans le
Vaucluse à Cavaillon où je suis resté jusqu'en 94. En 94,
à Saintes-Maries-de-la-Mer, dans la riziculture, jusqu'à 60 ans,
jusqu'à ma maladie professionnelle.
Et vous travailliez dans quoi, dans le Vaucluse ?
A Cavaillon j'étais dans l'industrie,
une très grande entreprise de bâtiment.
Et vous logiez où depuis que vous
étiez revenu du Maroc, à Lyon et dans les autres villes où
vous étiez ?
A Lyon j'étais chez ma soeur, à
Oyonnax dans l'Ain, j'étais en F1 privé. A Cavaillon
c'était au foyer SONACOTRA, jusqu'en 94, je suis venu à
Saintes-Maries-de-la-Mer où j'ai eu un logement de fonction,
c'était un F3 dans le domaine.
Dans le foyer Sonacotra, je suis resté de 91 à
94, On demandait un contrat CDI, j'étais en CDI, il y avait moins de
monde à l'époque, j'ai eu un studio avec balcon et douche
à l'intérieur et tout le reste.
Expliquez-moi le système de contrat avec
lequel vous êtes venu ?
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e123.png)
122
C'étaient des contrats de 6 mois
renouvelables toutes les années, 6 mois de travail par an. Donc je
travaillais 6 mois et je rentrais au Maroc pendant 6 mois, je pratiquais la
chasse à l'époque et les randonnées, j'ai fait tout le
Maroc.
Quand vous êtes revenu en 1989, c'était
par quel moyen ?
A l'époque, j'avais les papiers de 10 ans, il me
restait 2 mois sur mes papiers et j'ai renouvelé mes papiers.
En 1972, comment ça ce passait avec les
contrats ?
Pour venir en France, à chaque contrat c'est l'OMI,
à chaque contrat c'est l'Office National d'Immigration et le bureau est
à Casablanca à Aïn Borja, tout le Maroc passe par Aïn
Borja , tout le Maroc, de El Hoceima, de Nador, Du Sahara, tout le monde passe
par Aïn Borja.
Si tu as quelqu'un en France, il t'envoie un contrat, sinon
les patrons envoient les contrats à l'OMI au Maroc et l'OMI les
distribuent aux caïdats72. Tu pars chez eux au bureau, au caïdat dont
tu dépends, et dès que tu tiens ton contrat tu pars à
Aïn Borja.
C'étaient des contrats de 6 mois renouvelables chaque
année, tu restes en France 6 mois puis tu rentres au Maroc
pendant 6 mois et l'année d'après tu fais la même chose
; pour chaque contrat il fallait passer par Aïn Borja pour la
visite médicale, une visite pire que celle de l'armée. Si c'est
bon, ils te donnent un billet gratuit pour venir en France, là où
tu es recruté. A la gare de Casablanca, il y avait des gens, les
pauvres, qui étaient perdus, les patrons venaient les chercher à
la gare !
Et c'était comment pour les titres de
séjour, pour les visas ?
A cette époque, il n'y avait ni
récépissé, ni visa, ni carte de séjour,
c'était le contrat qui servait de papier et les 6 mois renouvelables
chaque année qu'il ne fallait pas dépasser.
72 Échelon local de la division administrative de
l'organisation administrative marocaine. Il s'agit de l'échelon
juste au dessus de la municipalité ou de la commune rurale.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e124.png)
123
Et combien de temps avez-vous mis avant d'avoir le
titre de séjour ou la carte de résident de 10 ans ?
Si tu t'arrangerais avec le patron, et qu'il te rajoutait 6
autres mois, là tu faisais tes papiers, il fallait au minimum 1an de
travail consécutif et tu avais droit à tes papiers, ce
n'était pas la carte de résidence de 10 ans, c'était une
carte de séjour de 1 an d'une part, et une carte de travail
d'autre part. Moi, j'avais une carte de travail pour travailler dans
l'agriculture dans le Gard.
Après, quand vous avez eu votre carte de 10
ans, à quel rythme travailliez-vous et avec quel type de contrat ?
A chaque fois, j'ai surtout fait des CDI, uniquement des CDI.
Quand ça ne me convenait pas ou que ce n'était pas stable, je
trouvais un autre travail et je m'en allais.
Est-ce que vous pensez que les métiers que vous
avez exercés ont eu une influence sur votre santé ?
Non ! Dans la riziculture, il y a un peu de produits chimiques
pour les traitements et tout ça, dans l'industrie plastique
aussi. Mais ce n'est pas ça qui a provoqué ma maladie, ma
maladie, d'après les médecins, c'est la cigarette. Même si
on appliquait les traitements, on le faisait par
hélicoptère.
On parlait tout à l'heure des contrats, mais
aussi des administrations chargées des retraites, que pensez-vous de
tout ça ?
Hé bien, les administrations, la CARSAT, tu as bien vu.
Tu leur envoies des courriers recommandés, elles ne répondent
pas. Même pour répondre, elles ne le font pas. Si au moins, elles
répondaient par un oui ou par un non ! Ou bien qu'elles nous disent de
patienter ou quelque chose comme ça. Mais là, elles ne disent
rein, pas de réponse du tout ! Ou bien encore le truc de la
préfecture où on demande aux gens de prouver leur présence
en France depuis 10 ans pour toucher l'ASPA. Ils demandent ça
à des gens qui sont à la retraite ! S'il est à la
retraite, c'est qu'il a existé depuis plus de 10 ans ici ! Pourquoi lui
demander un papier de
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e125.png)
124
la préfecture comme quoi il est là depuis 10 ans
? Les gens qui sont à la retraite, ils ont plus de 30 ans de
présence en France. En plus, c'est écrit sur les cartes de
séjour, « entrée en France depuis... ». Ce genre de
chose, ils ne doivent plus le demander !
Et il faut, comme je t'ai dit, qu'ils répondent aux
gens, quelle que soit la réponse, un oui ou un non ! Avoir droit
à une réponse quelle qu'elle soit !
Donc pour vous il y a des organismes auxquels vous
n'avez pas accès ?
Voila, c'est cela même ! Il faut qu'ils nous
disent ce qu'il manque comme pièce au dossier si c'est le cas.
Là, tu ne reçois rien du tout ! On leur a écrit toi et
moi, tu vois bien. C'est fatigant, tu écris un recommandé, le
recommandé te revient, il n'y a ni réponse, ni rien !
Et que pensez-vous de la condition de résidence
pour toucher l'ASPA ?
Il n'y a personne pour parler de ça, si les
gens faisaient des revendications pour ça...Les gens en
Hollande et en Belgique parlent de ce genre de chose, mais ici en France, il
n'y a personne qui en parle. Les plaintes et tout ça viennent de
Hollande et de Belgique et nous ici les gens de France, on ne fait que suivre.
Les Marocains de Hollande et de Belgique se font entendre dès qu'ils ont
un souci, pour les voitures, pour tout. Mais ici en France, on ne fait que les
suivre, s'il y a une avancée, on en profite, sinon rien
! C'est-à-dire qu'on ne les aide pas, nous.
Où est votre famille ?
J'ai un enfant à Tanger, et les deux autres à
Meknès, ma femme aussi est à Meknès.
Quand vous travailliez, combien de temps passiez-vous
avec votre faille ?
5 semaines de vacances.
Et maintenant que vous êtes à la retraite
?
A chaque fois, je vais, je viens ! A chaque fois, je vais, je
viens ! Même maintenant qu'on est à la retraite, on n'a
pas le droit de dépasser 6 mois parce que sinon, c'est l'ASPA qui
est
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e126.png)
125
supprimée. Donc je reviens à cause de ces
papiers, tout le monde revient à cause de ces papiers.
Alors, comment organisez-vous votre année ?
Je fais moitié-moitié. L'essentiel, c'est que je
ne dépasse pas 6 mois de l'année. Donc je passe 2 mois ici, et je
pars 2 mois là-bas. Je fais des va-et-vient quoi ! Et dès que
j'arrive à 6 mois passés hors de France, je ne bouge plus,
jusqu'à ce que vienne l'année d'après.
Et comment rentrez-vous au Maroc ?
Quand je pouvais conduire, je prenais la voiture, maintenant
que la santé ne suit plus, je pars en avion.
Pourquoi il n'y a pas eu de regroupement familial
?
En 1979, mon père est mort. J'ai ma mère qui est
toujours vivante jusqu'à maintenant, je ne pouvais pas la laisser toute
seule. C'était la seule raison. Ma femme, mes enfants et ma mère
vivent ensemble jusqu'à présent.
Pourquoi ne pas avoir fait venir votre mère
?
Non, on n'allait pas non plus tous laisser tomber
là-bas ! Il y a un peu de terre, il y a un peu d'olives, il y a un peu
de têtes de bétail. Quand je pratiquais l'agriculture jusqu'en 89,
j'avais deux tracteurs, j'avais une moissonneuse, j'avais deux presses à
paille, tout ça avant la sécheresse. J'avais beaucoup de
matériel.
Vous étiez à
Saintes-Maries-de-la-Mer, quand vous êtes venu à Montpellier,
où habitiez-vous ?
Là où j'habite actuellement, Chez ACM à
l'Aiguelongue. Je suis le seul marocain, le seul à ne pas vivre en
foyer. C'est un F2 j'y vis depuis 2007.
Décrivez-moi une journée-type chez vous
!
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e127.png)
126
Je me lève le matin, je pars, je reviens à midi,
je repars vers 16h-17h et je reviens vers 19h.
Pour quel motif sortez-vous ?
Pour voir les amis, les rencontrer et voir aussi les autres
personnes qui connaissent un peu le fonctionnement de l'administration,
etc. comme ce qu'on est en train de faire maintenant.
Comment voyez-vous l'avenir, si votre
problème d'ASPA se règle, ou bien supposons que l'ASPA soit
reversée au Maroc sans condition de résidence, que feriez vous ?
Est-ce que vous rentreriez définitivement ?
L'ASPA ne sera jamais versée au Maroc.
Supposons que l'ASPA soit reversée au Maroc
sans condition de résidence, que feriez vous ? Est-ce que vous
rentreriez définitivement ?
Non, je continuerais à venir, déjà parce
que j'ai des hospitalisations pour des problèmes de
santé. Au Maroc, il n'y a rien. Moi, j'ai des problèmes
de santé,
Votre médecin est ici ?
Ce n'est même pas une question de
médecin, c'est l'hôpital, j'ai un défibrillateur, avec une
pile, ici je suis suivi, un suivi médical en cardiologie et en
pneumologie, les deux.
Au Maroc, pour les mêmes soucis de
santé, il faudrait payer, n'est-ce pas ?
Ah, oui ! Je suis obligé de revenir à chaque
fois. Chaque fois que je ne me sens pas bien, je reviens. Je ne pars pas d'ici
avant d'avoir pris mes rendez-vous. Et tous les vieux que tu vois ici ne
reviennent que pour leurs problèmes de santé, sinon ils n'ont
rien à faire ici.
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e128.png)
127
Annexe E
Les fiches d'accueil ATMF
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e129.png)
128
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e130.png)
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e131.png)
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e132.png)
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e133.png)
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e134.png)
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e135.png)
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e136.png)
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e137.png)
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e138.png)
![](Trajectoire-et-immobilites-dans-les-circulations-internationales-regard-sur-les-nord-africain-e139.png)
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