Poétisation d'un univers chaotique( Télécharger le fichier original )par Assia Benzetta Université Mentouri - Master 2 Analyse du discours 2014 |
III.2.b. Enjeu linguistiqueLa question linguistique, en Guadeloupe, est d'une importance capitale car on y retrouve deux langues, le créole et le français, qui ne bénéficient pas d'un statut égalitaire. Pour l'écrivain, le choix d'écrire dans l'une ou l'autre langue n'est pas fortuit. À ce propos, Moura déclare qu'« On peut en l'occurrence parler (...) de surconscience linguistique puisque écrire est un 18véritable acte de langage, le choix d'une langue d'écriture engageant de fait toute une conception de la littérature. A cause de sa situation, l'auteur francophone est condamné à penser la langue156(*) ». La question de la langue est problématique dans l'espace guadeloupéen. Dans notre corpus, les deux langues utilisées sont des symboles de l'hybridité de la culture antillaise. Cette hybridité se manifeste dans le créole lui-même, la langue maternelle des Antillais, originellement multilingue, et où sont fusionnés des éléments a priori disparates. Cette langue souffre d'un statut inférieur par rapport au français. Elle subit la diglossie, c'est-à-dire qu'en raison de sa coexistence avec le français, elle occupe un statut sociopolitique inférieur. La diglossie accorde à une langue la supériorité sur une autre. Dans le cas de la Guadeloupe, c'est le français qui domine. Cette situation s'est inscrite dans une démarche colonialiste. Brahimi déclare que l'impérialisme s'est révélé par une primauté de la langue du conquérant. Le post colonialisme s'est attardé à ce phénomène et a désigné deux vocables qui expliquent ce fait: le bilinguisme et la diglossie (Brahimi, 2001, p.50)157(*). Nous avons écarté la possibilité d'appliquer le bilinguisme à la situation linguistique de la Guadeloupe vu que ce concept confère aux langues en présence un statut égalitaire, alors que le créole a longtemps fait l'objet d'une chasse aux sorcières au profit du français. Ceci a créée la situation de diglossie. Pour Paré, la diglossie s'inscrit dans une « Itinérance »158(*). Pour la part de Moura, il y voit une forme de drive car cette pratique fait référence au déplacement (d'une langue à l'autre) et convoque une identité qui est constamment remise en question. Ce drive linguistique traduit l'instabilité dans laquelle le locuteur se trouve. Conséquemment, si une langue est dépréciée et que l'idiome est intimement lié à l'identité, une partie de l'identité est dévalorisée. De fait, l'individu est condamné à driver entre ses deux langues et, par extension, entre les multiples facettes de son identité. En défendant sa langue, l'individu ne fait que défendre son identité. Dans le même ordre d'idées, interdire la pratique du créole ou déprécier celle-ci équivaut à nier l'existence d'une spécificité culturelle guadeloupéenne, car on parle également de culture créole. Aussi, au-delà de l'aspect identitaire, les créolistes affirment que «cette non-intégration de la tradition orale fut l'une des formes et l'une des dimensions de notre aliénation. Sans le riche terreau qui aurait pu constituer un apport à une littérature, enfin souveraine, la rapprocher de ses lecteurs potentiels, notre écriture (...) demeura en suspension »159(*). Toutefois, la situation a changé, comme le dit Turcotte qui affirme que la littérature antillaise écrite s'est développée assez tardivement comparativement aux autres littératures, ce qui fait que la tradition orale160(*) a longtemps été le principal mode de transmission de la culture et de la tradition aux Antilles. Ceci explique l'importance que les auteurs accordent à son inscription dans leurs oeuvres. (2003, p. 231). D'ailleurs, il y a une forte présence de la tradition orale (proverbes, mots créoles, chansons, exclamations, etc.) dans la littérature antillaise contemporaine, comme c'est le cas dans les romans de notre corpus où on détecte un nombre considérable de phrases en Créole: « Li pral mouri ! » « Nous rivé, fit l'Haïtien » « I Pati, Movar. I pa atan ou... » p13. « Pran kouwaj, Movar » p14. « Ou pa sonjé' m ? » p 48. « E si li vin pou akouché, ka nou ké fé »p58. « Féy o, sové la vi mwen, nan mizè mwen yé o, fey o, sové la vi mwen ».p61. « Gade, gade ki jan li blanch, ki jan li fen! », p.231. Ce dépassement conteste la hiérarchisation des langues en établissant une relation, un lien entre elles qui peut mener au métissage linguistique. De même, les détournements des règles littéraires métropolitaines, surtout par l'entremise de la langue, entraînent une déconstruction du canon littéraire. De fait, le choix de la langue d'écriture n'est pas inopiné. La dimension linguistique questionne deux mondes, guadeloupéen et occidental, sur lesquels la société créole, produit de cette fusion, se construit. Cette société, principalement fondée sur le mythe Souligné par les auteurs161(*). * 156 Moura, Jean Marc. Post colonialisme et comparatisme. Université de Lille. Consulté le 09 Janvier 2014 à 16h 21. * 157 Ibid. * 158 Ibid. * 159 Ibid. * 160 En ayant recours à la tradition orale, l'auteur s'engage dans un processus de subversion puisqu'il va à l'encontre des normes établies. Toutefois, Bardolph déclare qu'au sein du post colonialisme antillais, tous les textes ne s'opposent pas aux pouvoirs hégémoniques aliénants au nom du nationalisme. En réalité, les écrivains francophones des îles créoles sont à l'origine d'un combat qui s'inscrit dans la tendance générale de notre époque vers un retour aux sources : « En utilisant ces tactiques d'écriture, l'auteur guadeloupéen réfute et refuse les liens de dépendance qui existent entre la périphérie (la Guadeloupe) et le centre (la France). Cela engendre une mise à distance prise par rapport à la langue dominante. Par ailleurs, l'intrusion du créole (assez récente) ou de l'oralité dans le texte littéraire correspond à une remise en question de la norme qui donne lieu, comme le dit Christiane N diaye, à un « dépassement de la discrimination des formes : métissages intertextuels et transculturels » (2004). * 161 Le plus souvent pour lui reprocher ses carences en ce domaine, soit qu'elles fassent de la théorie post coloniale un symptome de la domination nouvelle baptisée « empire » (Michel Hardt, Antonio Negri ; Empire, Harvard U. P. 2000), soit q'elles voient celle-ci comme une « comprador intelligentsia » (Arif Dirlik : The postcolonialbAura. Londres : Macmillan Press Ltd, 1998. |
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