Poétisation d'un univers chaotique( Télécharger le fichier original )par Assia Benzetta Université Mentouri - Master 2 Analyse du discours 2014 |
III. Troisième chapitre : Mosaïque d'une écriture féminine métisséeLes traces laissées par le colonialisme touchent au domaine linguistique, aux systèmes scolaire et administratif ainsi qu'à l'ensemble de la culture du pays donné. Bien sûr, la littérature n'échappe pas à l'emprise impérialiste. Par conséquent, c'est en réaction contre la domination hégémonique de l'Occident que le post colonialisme a vu le jour. Ce courant a pris naissance d'abord dans le monde anglo-saxon avant de s'étendre à la francophonie et, singulièrement, à la Guadeloupe où il a un caractère particulier. Dans le domaine littéraire, le post colonialisme met de l'avant une écriture fortement ancrée dans la culture de l'auteur. C'est ce qui fait dire à Jean-Marc Moura que: « l'auteur postcolonial a, de façon presque obligée, une conception forte de la littérature dans l'histoire » et qu'il est doté d'une «conscience culturelle»109(*). Par conséquent, dans un contexte postcolonial, l'acte d'écrire ne relève pas uniquement d'une préoccupation personnelle. Il a lieu dans et pour une collectivité. L'écrivain s'éloigne du modèle (néo-)colonial afin de prôner une conception de la littérature qui doit refléter une diversité littéraire. Pour ce faire, il va s'appuyer sur un des principes du post colonialisme, à savoir que l'oeuvre enracine son récit dans un «espace d'énonciation»110(*). La littérature antillaise a été traversée par plusieurs courants : la négritude, l'antillanité et la créolité. La créolité met en scène le vécu du peuple guadeloupéen longtemps absent de l'Histoire officielle. Si on veut brosser un portrait plus complet de la société guadeloupéenne, on ne saurait le faire sans se pencher sur la femme poto mitan. Femme poto mitan111(*), mérite qu'on s'attarde à la question de la femme. Il importe de voir comment la figure féminine prend sa place au sein de cet espace postcolonial malgré la triple servitude - sexe, race et classe- à laquelle elle confrontée. Le domaine spatial devient un élément devant mener à son affranchissement. III.1-Une féminité oppresséeSi la violence vient pour la plupart des personnages masculins dans les romans de Maryse Condé, les personnages féminins doivent lutter contre la tentation de la complicité ou, plus importante encore, de la démission. Elles y parviennent avec un succès inégal et au prix d'efforts pénibles.
1. De la condition de la femmeLa trame d'En attendant la montée des eaux est faite de deux genres de femmes : la lutte douloureuse des femmes pour acquérir le droit légitime d'exister et d'être traité comme un être humain : instruites : Thécla, ou bien pas instruites et obéissent aveuglement aux ordres de l'homme : Azelia, ainsi que le cas de la femme antillaise libre actuelle : Jahira. Maryse Condé, à propos des écritures féminines, ne soutiendra pas le contraire dans son essai. Elle explique dans Le roman antillais : À travers leurs oeuvres si différentes soient-elles, se retrouvent les mêmes thèmes : émasculation du mâle antillais, difficulté d'édifier l'avenir avec lui, virulence des préjugés de couleur, misère et deuil. Peu d'entre elle se révoltent. Elles constatent, elles déplorent. Ce sont des écrits marqués d'une sorte de fatalisme, et même de résignation (...). Toujours est-il que la littérature féminine des Antilles a un étrange parfum d'amertume112(*). La fiction désamorce la radicalité des faits de l'amertume et les formes narratives choisies écartent la rigueur d'une oppression qui construirait l'intime caractéristique de l'identité féminine. Les stratégies narratives séparent les oppressions de toute évocation pathétique, de toute dramatisation de la souffrance, de toute exagération de la misère qui terrorise les femmes. D'une part, l'auteure cherche à dépeindre les chemins déroutants qu'empruntent les hommes, d'autre part l'ambition comme quête d'identité, n'existe que par rapport au jeu d'influence entre les personnages, la défaite des femmes telle que Reinette par opposition à sa soeur Estrella qui en quête de célébrité et de richesse profite de l'amour de Roro Meiji en se servant de son don d'artiste, ou encore Thécla la belle instruite par opposition à Azelia l'« ânesse ». Une manière d'aborder la thématique de l'oppression113(*) dans En attendant la montée des eaux, la possession sexuelle de la femme. Maryse Condé ainsi que les auteurs antillais ne l'ont pas occultée dans les textes. Ces derniers dévoilent ce qu'Edouard Glissant, Aimé Césaire et Patrick Chamoiseau avaient masqué dans leurs oeuvres, le pouvoir sexuel des hommes était comme censuré et tabou. Pour enlever ce masque, Maryse Condé a trempé sa plume au coeur des conflits, les femmes en sont les vaincues, les victimes. L'essentiel ne réside pas seulement dans l'abondant : « (...) mon papa a disparu sans même prendre la peine de nous dire au revoir. (...) ma maman est restée à se débattre comme elle pouvait avec ses trois enfants sur les bras (...)», p.49. Mais encore dans l'affliction, le sentiment d'être trahie. Le viol est révélateur parce qu'il exprime la force des hommes, reflète la puissance masculine, et suggère la violence des mâles dans une société antillaise et parallèlement romanesque. Pour comprendre cette métaphore animale, on peut rappeler les origines paternelles incertaines : « un de ses fils bâtards », p.104. Dans En attendant la montée des eaux, Maryse Condé renforce d'une image bestiaire, le désordre social, l'instabilité conjugale, l'absence des pères et l'abondant des femmes : les orgies, (p.98), qu'organisait Hassan, l'évocation constante des bordels outre les chiens qui apparaissent plusieurs fois dans les pages : 55, 133, 116 et 301. Le chien qui symbolise la violence et la servitude à la fois, ainsi que les pulsions charnelles : « la véritable raison est que j'avais trop peur des chiens (...) les chiens les plus féroces : dogues allemands, dobermans, bas-rouges, pit-bulls (...) les chiens se mettaient à galoper en aboyant et en bavant, leur gueule rouge plantée de crocs blanc tranchants comme ceux des caïmans, grande ouverte », p.55.Et : « (...) parcouru par des habitants et des grands chiens, également faméliques », p.301. En plus de l'image docile du chien : « les enfants jouaient avec les chiens joyeux et dociles comme des animaux en peluche », p. 133. Cette possession sexuelle a ses origines, elle remonte à la période de l'esclavage, aux temps de l'objet sexuel et du bétail humain qui caractérisaient la femme esclave. Vouée à satisfaire les fantasmes érotiques des Maîtres, la femme était plus qu'une esclave, une servante, elle était une propriété sexuelle : « le chiptel humane society » population animale. La femme fut contrainte à ce rôle, à la procréation forcée et plus tard, malgré l'abolition de l'esclavage, la coutume continuera, les esclaves libérés se substitueront aux Maîtres et les femmes se plieront à leur cupidité. Dans cette oppression sexuelle, le complexe d'Oedipe, le destin tragique de ce personnage mythique, qui tuera son père sans le savoir, et épousera sa mère, tel était la prédiction de l'Oracle114(*). Il faut détruire le mystère érotique, renverser les rôles, violer les règles, et c'est pour protéger le sujet post-esclavagiste antillais, dans son nouveau rôle, car il a détrôné son maître : il s'est accaparé de son rôle, celui de l'inconstance (l'adultère et l'inceste) : Babakar était amoureux de sa mère : Le petit Babakar était amoureux de sa mère comme tous les fils uniques. Il se désolait de ne plus la téter et de la dépasser inexorablement de plusieurs bons centimètres », p.77. Et : « Un soir j'avais trop mal parce qu'elle ne restait pas avec moi, j'ai marché jusqu'à la chambre qu'elle occupait au premier étage. Arrivé là, j'entendis parler. Je reconnus la voix forte de mon père et appuyais fébrilement mon oreille contre le bois de la porte. « Mon amour, je t'adore ! » rugissait-il. En réponse, elle riait comme jamais je ne l'avais entendue, un rire de gorge, plein de sensualité. Le coeur en miettes, je redescendis l'escalier, sentant que j'étais de trop. C'est à ce moment-là que j'ai commencé à détester et à jalouser mon père. Je le prenais pour un rival, indigne. pp. 91-92. Le narrateur nous peint la scène de viol de la fille de la lingère par le ladre Louis-Elie Tresmond pendant la période esclavagiste : « le soir où il s'introduisait dans sa chamre avec la ferme intention de la violer », p.40. Puis dans le dernier chapitre, il nous surprend par la description du ventre de Myriam qui « commença à se faire voir (...) lourd de fruit qu'il portait (...) », p.307. Et quand Babakar a souligné le pêché de la chair, Fouad l'a banalisé en avançant sa demande au mariage. A vrai dire, les corps féminins rencontrent leur double dans les romans : les hommes, des bourreaux, sacrifient les femmes sous l'autel de la pulsion. Le narrateur dit : Le malheur de la femme, c'est qu'elle doit avancer des preuves de sa maternité. Pendant neuf mois, elle doit exhiber son ventre, visible à tous. La supériorité de l'homme est qu'il est maître de sa semence et la plante là où il veut. Bien malin celui qui pourrait affirmer qu'il n'avait pas connu Reinette. Ne serait-ce que l'espace d'une nuit. Bien audacieux celui qui contredirait sa parole de médecin et affirmerait que l'enfant était née à terme ou non. p.20. L'auteure nous offre une riche comparaison entre Azelia, la première femme de Babakar, qui était inexpérimentée dans la sexualité par opposition à Jahira, la soeur de son ami Movar, qui s'était offerte à lui : Il aurait été impossible de comparer Azélia et Jahira, car aucune créature n'était plus dissemblable l'une de l'autre. Azélia était timide, craintives, Babakar le comprenait à présent à cause de la vulnérabilité de sa condition de femme. Toute sa vie, elle avait été écrasée et marginalisée par des hommes, son père, ses frères, empêchée dans ses choix et dans ses décisions. Aussi, elle ne pouvait avoir confiance en elle. Il en était autrement de Jahira. Elle était gaie et prenait avec le sourire les absences et les silences de Babakar. Malgré son jeune âge, elle irradiait la force, la foi en soi avec ce don de lire constamment des signes dans la nature qui comme chez Movar enchantait et exaspérait Babakar à la fois (...). p. 325. D'un autre coté, Cuca en refusant la demande de mariage de Fouad, ainsi le fait du concubinage de Reinette avec Movar bien qu'elle était enceinte d'un autre homme. On remarque que le niveau culturel n'à rien à voir avec cette servitude de la femme. On donne l'exemple aussi de Maboula qui était avocate mais a tout quitté pour être l'amante d'Hassan. L'ironie dans leurs propos caractérise la métaphore dégradante de la femme antillaise : voir la polygamie : « la polygamie est aussi vielle que l'Afrique », p.119, ainsi que les orgies organisées par Hassan : « il éprouvait un besoin constant du corps des filles, les couchant par deux ou trois à la fois dans son lit », p.98. Autre caractéristique de cette identité trouble des femmes. L'oppression sexuelle s'ouvre sur une domination plus grande : la bêtise des hommes, et l'emprise totale des mâles sur les femelles. C'est le prétexte des auteurs pour replonger dans la société antillaise, mais aussi leur motif pour dépeindre les rapports humains, pervertis par le machinisme, ternis par le mythe, peu fondé, de la puissance mâle qui résulte, d'une part, de la force physique des hommes et, d'autre part, de la sensibilité morale des femmes. Ce mythe-là correspond bien aux contextes géographiques sociaux et culturels des Antilles, parce que la fenêtre des îles engendre des conflits de toutes sortes, les hommes sont les maîtres des relations conjugales, là où, la soumission des femmes est un héritage culturel, un devoir traditionnel. Mais dans le contexte des romans, ce mythe est restreint, et condamnerait, avec fermeté, les hommes de toute allusion qui aboutirait à une revanche. La démarche de Maryse Condé est claire. Démontrer dans En attendant la montée des eaux, les traces de la société créole, les défauts dans les comportements psychologiques, sans soulever l'opposition des sexes. Cette démarche est alors défigurée des femmes victimes des romans, de conjoindre le pathétique, le troublant et l'émouvant. Le texte aborde sans complaisances toutes ces violences physiques et morales. La force du roman réside dans la lucidité du narrateur, dans les évocations de l'esclavagisme tel le cas de Wangara pp37-43, mais surtout cette puissance réside dans les évocations d'un monde inégal dans ses valeurs, injuste dans la part belle faite aux hommes. Maryse Condé a symbolisé cet univers injuste pour lutter contre la fatalité, à condition que le roman détruise les préjugés et que l'oeuvre établisse une distance par rapport aux « stéréotypes » sur la soumission féminine. * 109 Moura, Jean-Marc. Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, Coll. Écritures francophones, 1999. p. 43. * 110 Ibid. p. 129. * 111 Laîdi, Z. Sous le dire de : Le temps mondial, Bruxelles : Complexes, 1997. p.15. * 112Condé, Maryse. La parole des femmes: Essai sur des romancières des Antilles de langue française. Paris: l'Harmattan, 1979. * 113 Il faut voir dans l'oppression la composante de l'identité des femmes, et non pas la description comique de leur destin. C'est pour des raisons liées à l'identité que Maryse Condé a construit des épisodes sur les femmes, elle prolonge, dans son texte, les origines et l'actualité des histoires féminines, sanglantes et cruelles. C'est à l'intérieure de la narration que se trouvent ces souvenirs de femmes avilies, dans les rapports entre la réalité et la perception des auteurs. On comprend pourquoi l'oppression permet à Maryse Condé de reprendre les mêmes thèmes, de les transformer et de les coordonner. * 114 Le père, l'ennemi, à abattre, la personne à haïr, l'objet de toutes les jalousies, symbolise l'esclavagiste, qui possédait la femme, l'objet de toutes les convoitises. |
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