3) Une définition du bonheur
inadéquate
Au-delà des failles de la croissance
précédemment décrites, existe-il peut-être un
problème plus profond et subtil. Il concerne notre philosophie de
vie.
La croissance repose pour une large part sur la consommation
de masse des ménages. Par conséquent, il faut inciter ceux-ci
à consommer toujours et le plus possible, ou la production diminuera,
entraînant avec elle des pertes d'emplois et l'effondrement des revenus :
la « crise » s'installera. Vu positivement, si la croissance remplit
sa mission, les revenus seront plus élevés, donnant en principe
plus de choix aux individus pour diriger leur vie, et de façon
générale amélioreront leur qualité de vie :
l'augmentation du PIB par tête paraît donc se justifier.
Pourtant, dans nos pays développés, une grande
partie de la population a déjà satisfait ses besoins essentiels,
la prolifération des biens de consommation ne va donc pas ajouter grand
chose au confort matériel. Il n'y a pas de relation linéaire
simple entre le flux matériel et l'épanouissement : « plus
» ne veut pas nécessairement dire « mieux ». Pourquoi
alors vouloir toujours plus ? Il apparaît que cet objectif de croissance
a pris trop de place dans nos conduites de vie : s'est insinuée
l'idée que le bien-être passait nécessairement par la
consommation, la possession, le confort et le luxe. La société de
croissance pousse au consumérisme, qui recèle l'idée qu'il
faut toujours plus pour se sentir toujours mieux (« j'ai, donc je suis
»).
Ceci d'abord parce que le fait de posséder quelque
chose est un marqueur social très fort : notre échelle de
réussite se définit par rapport à l'échelle du prix
des biens que nous avons pu
18ACKERMAN (G.), « Kazakhstan, le vrai visage du
régime », Politique Internationale, 2012, n°137, page
280. 19Citons par exemple l'hebdomadaire Le Point, qui consacre sa
une du 9 août 2012 à l'Afrique.
20JACKSON (T.), Prospérité sans
croissance, éd. De Boeck, Paris, 2010.
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acquérir. Les objets sont imprégnés d'un
sens social et psychologique, qui met en place un langage symbolique permettant
de communiquer avec les autres. Le fait de ne pouvoir accéder à
tel bien ou adopter tel mode de vie fait naître un sentiment
d'infériorité, parfois même de pauvreté. Le
désir, le besoin, stimulés par la publicité et la
société de croissance, créent un décalage par
rapport à la situation présente et entraînent ce sentiment.
Publius Syrus écrivait : « le moins pauvre des hommes est celui qui
désire le moins »21. Ressort l'idée que la
richesse est relative : si l'on sait maîtriser ses désirs, l'on
peut être riche en ayant peu. Changer cette façon
d'appréhender la vie pourra permettre de se recentrer sur des projets
véritablement personnels et pertinents.
Ce que la société de consommation fait ressentir
en fin de compte, c'est une perpétuelle fuite du présent : le
bonheur promis s'échappe, son horizon est perpétuellement
repoussé. Il n'y a pas la satisfaction de posséder quelque chose
de durable et de véritablement bon et utile, car cette
société pousse à croire que le meilleur est devant, dans
le prochain objet à acquérir, le prochain mode de vie à
adopter, et cela infiniment répété par une propagande plus
pernicieuse que celle d'un régime totalitaire. La fin extrême, le
but ultime du processus n'est jamais atteint, et c'est plutôt la
frustration qui règne. Cette pensée de Lucrèce
résume: « Mais si tu désires toujours ce que tu n'as pas, tu
méprises ce que tu as, ta vie s'est donc écoulée sans
plénitude et sans charme »22
Pour Tim Jackson, « c'est finalement l'accès au
bonheur que la croissance semble avoir compromis en nous poussant à
instrumentaliser toute relation, cherchant à la rendre
systématiquement efficace, productive et marchande »23.
Au delà d'un certain point, la recherche permanente de la croissance
économique peut ne plus favoriser le bonheur humain et même
l'empêcher : il y a une régression malgré la
réussite économique. Le modèle idéal de la famille
aisée d'un pays développé, qui vit dans un appartement ou
une maison, possède deux voitures, une ou deux télés, un
animal de compagnie, et suffisamment d'argent pour partir en vacances trois
semaines par an, est-il vraiment synonyme de réussite et de bonheur ?
Il faut revoir les modes de pensée : l'augmentation de
la richesse ne doit pas passer exclusivement par une augmentation du PIB/
habitant, parce que celui-ci interdit la prise en compte d'un certain nombre de
« facteurs de bonheur » (harmonie familiale, liens avec la nature...)
d'une société et l'enferme dans l'aspect de la production et de
la consommation. Toutefois, bien que des recherches24 aient
été menées pour le remplacer ou le tempérer, les
difficultés à surmonter sont nombreuses, lui permettant de
préserver encore nettement sa place d'indicateur phare de
21SYRUS (P.), Sentences, Ier siècle
av. J.-C.
22LUCRECE, De la nature des choses, Ier
siècle av. J.-C.
23JACKSON (T.), op.cit.
24Citons à ce titre les travaux de la
Commission sur la mesure des performances économiques et du
progrès social,
réunie en 2009 sous la présidence de Joseph E.
Stiglitz.
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l'épanouissement humain.
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