Le bien pour l'homme
chez Saint Thomas d'Aquin
SOMMAIRE
INTRODUCTION
I) CONTEXTE MÉTAPHYSIQUE DE LA NOTION
TRANSCENDANTALE DE BIEN
a) le cadre
théologico-métaphysique de la morale
b) Statut de la créature raisonnable :
son auto-nomie
c) L'analogie de
l'être
d) Le Bien comme notion transcendantale
II) L'ACTE HUMAIN (ACTUS HUMANIS) ET SA
BONTÉ
a) Définition de l'acte
humain
b) La bonté de l'acte volontaire
libre
c) Les vertus
III) LE BIEN EN TANT QUE FIN
a) Le bien sensible
b) Le bien intellectuel
c) Le bien ultime
IV) L'ETRE OBJET D'AMOUR
Le présent travail a été
effectué avec les éditions CERF de la "Somme théologique"
et de la "Somme contre les Gentils" (traductions collectives) et sur les
versions latines éditées par le Saint-Siège : "Opera omnia
doctor Thomas Aquinas, issu edita Leonis XIII". Nous nous sommes
également appuyés sur les commentaires d'Etienne Gilson dans "le
Thomisme" et dans "Saint Thomas moraliste" (éd. VRIN).
Le XIIIème siècle représente aux yeux de
beaucoup d'historiens de la philosophie le moment "charnière" du moyen
âge, c'est-à-dire celui qui va faire de la philosophie une
discipline à part entière, et celui qui va porter au plus haut
point spéculatif la doctrine philosophique et théologique de
l'Eglise catholique Romaine, dans un considérable travail de
synthétisation, à partir de la Révélation Biblique,
des Pères de l'Eglise et de la philosophie Grecque telle qu'elle
était connue. Saint Thomas d'Aquin en fut un des principaux acteurs, en
héritant de la grande nouveauté aristotélicienne
enseignée aux étudiants par son maître saint Albert le
Grand. Le cadre conceptuel et métaphysique dans lequel vont se
développer la réflexion morale et éthique de Saint Thomas
d'Aquin est donc cernée par d'un côté la conception
judéo-chrétienne d'un monde et d'un individu entièrement
soumis à un Dieu tout-puissant qui connaît le monde jusque dans sa
contingence, qui connaît parfaitement l'âme humaine jusque dans son
inconstance, hérité du péché originel, et qui, en
plus d'aider l'homme de manière surnaturelle dans sa vie toute
entière, lui promet un bonheur éternel après la mort si
ses actes le justifie, et d'un autre côté la vision
aristotélicienne de l'homme qui en fait un individu qui ne trouve son
mérite que dans un plein épanouissement de son être, par la
médiation continuelle de l'acquisition et de la pratique des vertus
naturelles, c'est-à-dire ne dépendant que de sa vie temporelle :
une culture entièrement fondée sur les ressources naturelles de
l'être humain. Ce naturalisme Aristotélicien demeure
indifférent, sinon hostile, à la Révélation
Biblique. Toutefois, saint Thomas arrivera à dépasser les
contradictions apparentes de ces deux sources pour développer une
doctrine morale naturelle qui est considérée comme le point
culminant de la morale traditionnelle. Ainsi Saint Thomas d'Aquin ne
développe pas une morale nouvelle, c'est à dire qu'il ne se
repose pas foncièrement sur une anthropologie différente des
Grecs anciens, toute ordonnée par la nature et la finalité des
choses mais re-situe le cadre cosmologique et métaphysique en
Chrétienté, c'est à dire dans un univers orienté et
dirigé par un Etre souverainement bon, connaissant souverainement toutes
ses contingences et promettant, au moyen de la Révélation
Biblique, une nouvelle dimension proprement parfaite pour l'homme ; et il en
fait le point culminant de la vie morale dans ce qu'il nomme la vision
béatifique.
Le bien pour l'homme n'échappe pas à ces
interrogations théologiques : cette vie terrestre n'est pour ainsi dire
qu'une étape vers un Bien absolu et éternel ; encore faut-il la
vivre et bien la mener : c'est tout le problème de la morale. Bien plus,
Saint Thomas d'Aquin conceptualise sa vision optimiste de l'homme et du monde
pour faire germer au coeur de la vie morale la possibilité naturelle
d'accéder au bonheur, c'est-à-dire sans le secours surnaturel de
la Grâce, bien que ce n'est pas sans ce secours que l'homme peut
accéder à un bonheur parfait en ce monde. Ainsi, comme il y a une
destinée surnaturelle de l'homme, il y a aussi une destinée
naturelle : cette destinée est le bonheur, et il consiste à bien
agir, c'est-à-dire à agir selon sa nature propre, à se
maintenir dans l'ordre naturel des choses, ordre qui ne peut qu'être bon
puisqu'il est créé directement par Dieu. C'est donc le rejet de
toute artificialité, qu'elle soit individuelle ou collective, et une
question d'adaptation de l'homme à lui-même et au monde qui
l'entoure : ce n'est que dans cette optique que l'homme fera bien, car il ne
tentera pas de se soustraire au gouvernement divin, mais bien plutôt
à s'y adapter. Mais la question de l'adaptation à sa propre
nature et aux fins qui lui sont préconisées par Dieu
Lui-même n'est pas si simple dans les faits, et c'est pourquoi naissent
des faits même la nécessité d'une science morale, car
oublier la difficulté qu'il y a à vivre avec soi-même,
c'est oublier que si l'on ne s'adapte pas à sa propre nature, alors on
la subit, et c'est là que l'on agit mal et que de là
découle alors toutes les formes passionnelles de la souffrance ou de la
tristesse.
Nous avons toutefois cette chance d'avoir une inclination
naturelle vers le bien, ou du moins vers ce qui nous semble bien (saint Thomas
le retient de l'Ethique à Nicomaque d'Aristote). Cependant une
certaine « malchance » est rattachée à cette
constatation : l'homme est un être déchu par le
péché originel, et c'est saint Paul qui résume le mieux la
situation en Romains VII, 15 : "je vois le meilleur (le bien),
mais je ne le fais pas" ("Uideo meliora proboque deteriam sequem"
trad. Vulgate). Saint Paul sait qu'il doit se fondre dans l'ordre du
monde voulu par Dieu mais il n'y arrive pas1(*) (commentaire de l'Epitre aux Romains, 257).
Est-ce une impossibilité totale ou contigente ? Est-ce une
impossibilité naturelle ou surnaturelle ? Cette
problématique intrinsèque à l'homme fait-elle de sa vie
une lutte constante avec son incapacité naturelle ou une tragédie
fataliste ? Même en dehors de toute considération
théologique, force est de constater que l'homme n'est pas toujours
entouré de réalités bonnes pour lui, qu'il n'arrive ni
à considérer le bien avec le critère de la
vérité, ni à y parvenir facilement lorsqu'il a
considéré une réalité comme bonne, ni même
à en jouir pleinement lorsqu'il l'atteint parfois, le sentiment
d'insatisfaction reprenant constamment le dessus2(*). L'étude du bien met particulièrement
à jour cette problématique. Dans la perspective de saint Thomas,
cela n'est dû ni à une incapacité naturelle, ni à un
fatalisme auquel il faut se résigner. Tout le problème se situe
dans l'adéquation entre l'homme en tant que corps et l'homme en tant que
créature privilégiée par l'Etre souverain. Le
"système" moral de saint Thomas fondé sur le naturalisme
aristotélicien et ouvert à la destinée surnaturelle
chrétienne place directement la question du bien dans une sphère
optimiste mais réaliste.
Le principe du bien est naturel, puisqu'il découle de
l'appétit naturel, en ce sens saint Thomas est naturaliste, et son terme
est le bien lui-même, et dans ce sens saint Thomas est finaliste. Toute
la question va donc être de faire coïncider ce mouvement naturel
vers le bien avec sa perspective finale qui est la jouissance de ce bien, car
de nombreux éléments rentrent en compte ; par exemple le
fait de savoir si l'appétit naturel a un sens moral, si l'acte avec
lequel il passe à l'acte est bon lui-même, adapté à
l'acquisition de ce bien, ou encore si le bien envisagé a une valeur
propre à perfectionner le sujet même ou à simplement
être utile à permettre ce perfectionnement.
Nous ne pouvons ici traiter le difficile problème des
critères de présence du bien et de chaque forme qu'il prend,
parce que la morale de saint Thomas développe une pensée morale
de l'agir contextualisé : les biens seront de
différentes qualités selon le type d'individu qui en est sujet,
ses dispositions intellectuelles, psychologiques, selon le contexte social,
politique, religieux, etc... Nous essayerons de traiter le bien dans sa forme
générale. Pour mener cette étude correctement, il nous
faudra en premier lieu replacer l'homme dans le contexte métaphysique de
la pensée de saint Thomas, et analyser métaphysiquement la notion
de bien. Puis, comme la notion de bien moral suppose un agir, nous
étudierons dans un second temps l'acte humain et la manière dont
le bien peut s'y appliquer. Le troisième temps sera consacré
à la question de la bonté des fins de l'agir humain. Enfin, nous
terminerons ce présent devoir sur la notion d'amour qui
représente pour nous une ouverture conséquente du bien à
l'autre en tant qu'il est objet d'amour.
I) contexte métaphysique de la notion
transcendantale de bien
La science morale s'enracine dans la métaphysique et
dans la théologie, car l'homme est partie intégrante d'une nature
entièrement tournée vers le transcendant ; de plus, les actes qui
constituent l'objet de la morale proprement dite sont déterminés
en leur cause formelle et en leur finalité par l'orientation
métaphysique de la nature humaine et se réalisent à partir
de ses critères. Saint Thomas d'Aquin ne sépare jamais l'homme de
sa nature, et la morale n'en est en aucun cas un dépassement ou une
quelconque artificialité : c'est en ce sens que l'on qualifie la morale
Thomiste de naturaliste. Le cadre de la science morale se délimite ainsi
; et le bien s'y place comme un transcendantal qui est le principe moteur et la
fin de tout agir moral - nous y reviendrons par la suite.
Mais avant tout, il faut commencer par définir le
cadre théologico-métaphysique dans lequel le monde entier se
situe, l'homme et ses actes y compris, car c'est ce cadre qui va
délimiter la sphère épistémologique dans laquelle
Saint Thomas d'Aquin va énoncer ses vérités. Il convient
ensuite de situer la place de l'homme au sein de la nature, car l'homme est
intégré au système des êtres et est soumis aux lois
métaphysiques ; et c'est cette place qui va déterminer les
finalités et les limites de l'homme en tant que sujet et acteur
responsable de la science morale, car comment penser ce qui est bon pour
l'homme sans connaître le schème métaphysique dans lequel
il se trouve, schème qui le détermine en tout ? C'est la question
du statut de la nature humaine parmis la création toute entière.
Après avoir considéré la place de l'homme dans son
contexte naturel et métaphysique, c'est tout naturellement qu'il faut en
déceler les lois interne, c'est-à-dire la structure ontologique
du monde ; en effet, être une créature parmis un ensemble
d'êtres, c'est être soumis aux lois générales de ces
êtres. C'est la question de l'analogie de l'être, qui va nous
permettre d'anticiper le dernier point : le Bien comme transcendantal.
a) le cadre théologico-métaphysique de la
morale
La nature dans sa totalité est entièrement
tourné vers Dieu comme son principe, son fondement et sa fin
dernière, et la Révélation identifie Dieu comme
étant le Bien absolu ; l'être humain n'échappe pas à
cet état de fait et toute réflexion morale doit s'inscrire dans
cette dynamique métaphysique, car l'on trouve chez Saint Thomas
une continuité parfaite entre la morale et la métaphysique, tout
comme il existe une continuité parfaite entre la nature humaine et la
destinée surnaturelle. C'est d'ailleurs cette continuité qui est
le principe d'unification de l'homme avec le monde et avec Dieu dans toute son
oeuvre. La créature raisonnable qu'est l'homme dans le monde en tant que
système de choses est pris dans cette dynamique qui part de Dieu comme
en son principe et qui y retourne de façon rationnelle (Somme
théologique, Ia, qu. 44, art. 4) : c'est le mouvement de
l'exitus reditus où l'homme provient de son Créateur et
y retourne au moyen d'actes ordonnés à sa propre nature
(Somme théologique, Ia, prologue de la question 2). Dieu
imprime donc une direction aux choses en les créant, et la direction
imprimée à la créature raisonnable est de retourner
à Dieu au moyen de leurs actions qu'ils choisissent eux-mêmes
librement (qu. de veritate, qu.13, art. 1 et 2). Nous verrons que
l'homme est une créature qui possède le libre-arbitre : elle
peut choisir librement les moyens qui vont lui permettre d'acceder à
cette fin ultime. C'est la question du choix de ces moyens corrélatifs
à cette fin ultime qui constitue le propre de la science morale pour
saint Thomas.
b) Statut de la créature raisonnable : son
autonomie
Parmis la création toute entière, l'homme est
donc considéré comme une créature raisonnable à
laquelle est imprimée intrinsèquement la fin dernière de
remonter à Dieu ; de plus, l'homme "porte la ressemblance et
représente l'image de Dieu" (Contra gentiles, I. III, cap.
1), ce qui le rend capable de se diriger librement vers les fins qui lui
semble les meilleures et d'utiliser les moyens qui lui semble les plus
appropriés. Nous retrouvons ici toute une philosophie morale de la
responsabilité en tant que libre finalité, très
marquante dans l'oeuvre entière de l'Aquinate ; on retrouve cette
thèse déclinée sous la forme de l'autonomie des
réalités terrestres. Etre autonome, c'est se donner des lois
(autos-nomos en Grec). Ainsi l'homme doit se dicter des lois à
lui-même, mais ces lois se situent à un niveau comportemental : ce
sont des lois qui doivent permettre d'utiliser les bons moyens pour arriver
à une bonne fin. On pré-conçoit dès lors
très rapidement deux des statuts du bien pour l'homme : il
caractérise ce qui est le mieux adapté à la
réalisation d'une fin et la pertinence de cette fin par rapport à
la nature humaine. C'est donc toute la question de l'agir selon la
nature humaine en vue d'une fin propre à la nature humaine.
Cette créature raisonnable qu'est l'homme se retrouve donc
plongée avec ses responsabilités dans une nature ordonnée
par une Intelligence supérieure : c'est dire qu'il s'agit alors pour
l'homme de se maintenir dans l'ordre naturel des choses, et que la question
principale de la morale se résume à adapter ses actes et ses fins
à cet ordre. Le bien, dans son sens objectif, prend cette dimension de
réalité qui permet l'adaptation de l'homme à sa
nature et à sa destinée surnaturelle : sera bien tout ce qui
permet à l'homme d'assumer son humanité propre et sa condition de
créature.
c) L'analogie de l'être
Cet ordre des choses n'est pas horizontal,
c'est-à-dire organisé de façon fluminale, où toutes
les choses, bien que différentes, se valent toutefois au regard du
critère final qu'est Dieu, mais vertical, c'est-à-dire
hierarchisé intrinsèquement vers Dieu car le monde se tient dans
une dynamique métaphysique que l'on a précédemment
qualifié d'exitus reditus. Mais parler du monde en tant que
création, c'est traiter du concept d'être : c'est donc
l'être même des choses qui est dans cette dynamique ordonnée
et hiérarchisée verticalement. Et de par le fait même que
Dieu a en quelque sorte orienté le monde vers Lui, l'être se
constitue ontologiquement d'autant plus qu'il se rapproche de Dieu ; on ne peut
donc pas considérer l'être comme une notion univoque,
c'est-à-dire pareille en toutes choses. Mais on ne peut non plus
considérer l'être comme une notion équivoque, puisque
l'être est véritablement commun à tous les êtres.
C'est alors qu'en vertu de cet ordre divin des êtres et de leur
hiérarchie intrinsèque, il faut le considérer comme une
notion analogue (analogus), c'est-à-dire que l'être se
réalise dans la substance et dans l'accident selon des modes
différents car proportionnés intrinsèquement dans les
êtres à divers degrés ontologiques selon la
diversité des ces êtres. Ainsi des réalités
différentes entre elles par leur essence donnent pourtant lieu à
une même appellation. Nous avons ainsi décrit la véritable
clef de voute de la métaphysique de Saint Thomas d'Aquin, indispensable
pour comprendre ci-après la notion de Bien comme notion transcendantale
: cette "clef de voûte" est l'analogie de l'être3(*).
d) Le Bien comme notion transcendantale
La découverte de l'analogie de l'être nous
permet d'éclaircir maintenant la notion de Bien (bonum). En
effet, l'être n'est pas la seule notion à être analogue.
Seront analogues toutes les notions se rattachant directement à
l'être ; on appelle ces notions des transcendantaux, car elles
sont corrélatives à l'être et "transcendent" toutes les
catégories, genres et espèces. Ainsi en est-il du Bien pris en
général. Une chose est en tant qu'être ; mais elle
est aussi connaissable en tant que vraie et désirable
en tant que bonne. Cependant, si l'on définit le bien comme étant
ce qui est désirable, on suppose implicitement que c'est en tant qu'il
est désirable qu'il est bien4(*), alors que le sens profond de cette définition
est métaphysique : c'est bien plutôt parce qu'une
réalité est bonne qu'elle est désirable. Et une
réalité bonne est une réalité qui est voule comme
telle par Dieu pour l'homme.Dès lors, nous pouvons nous permettre de
définir le bien comme ce qui est désirable, et affirmer que tout
ce que l'homme désire est bon, que ce désir provienne de son
appétit sensible : dans ce cas l'objet sera bon en propre (par exemple
la nourriture pour le corps) ou en raison de l'espèce (l'engendrement
est bon en raison de la perpétuation de l'espèce entière),
ou que ce désir provienne de son appétit intellectuel5(*) : dans ce cas l'objet sera bon
pour son utilité, son agrément ou pour lui-même6(*). Le bien est dès lors vu
comme la fin d'une inclination quelconque (sensible ou intellectuelle). On
pourrait nous objecter que l'homme ne veut pas forcément que du bien.
Saint Thomas répondrait qu'il cherche tout de même son bien,
même en faisant le mal (commentaire de l'Ethique à Nicomaque
d'Aristote, 2ème leçon) car le mal n'est qu'une
privation d'être ou de perfection.
Saint Thomas connaissait la conception de Platon qui
plaçait le Bien au-delà des essences (Platon,
République, livre VI, 504c) ; cette agathologie qui
prime sur l'ontologie est écartée7(*) : " Le bien a souvent été
regardé comme une des réalités les plus importantes,
à tel point que les platoniciens le placèrent au-dessus de
l'être, alors qu'en réalité il lui est
corrélatif." (Commentaire de l'Ethique à Nicomaque
d'Aristote, 1ère leçon). Aucune des deux notions
ne prend le pas sur l'autre : "le bien et l'être sont
équivalents" (Somme théologique, Ia, qu. 5, art. 3)
et encore : "chaque chose possède autant de bien qu'elle
possède d'être" (Somme théologique, Ia IIae, qu.
18, art. 1, concl.) ou encore : "l'être même de chaque
chose est un bien" (Somme théologique, I pars, qu. 20, art. 2,
concl.) (etc...) ; ce qui veut dire que chaque être est
déjà bon dans la mesure même où il
est. Tout ce qui est est bon, dans la mesure où il est
; le mal n'étant qu'une privation d'être ou de perfection
(5ème disputatio : 16 questions sur le mal). Mais
cette indéniable corrélation entre le bien et l'être
implique des constats profond sur la nature des créatures et de leurs
actes : aucune n'ayant la plénitude d'être (seul Dieu
possède l'être en plénitude absolue), toutes seront alors
mauvaises dans la mesure où il lui manque de l'être. Nous
reviendrons sur ce constat lorsqu'il sera question de la bonté des actes
moraux. Revenons sur le Bien comme transcendantal et remarquons, avec Saint
Thomas, qu'il se hiérarchise alors à différents
degrés selon les êtres et qu'alors il ne veut pas dire la
même chose selon l'être auquel on cherche à l'appliquer : la
bonté d'une pomme ne peut être entendue dans le même sens
que la bonté d'une vertu morale, c'est-à-dire que le bien
sensible ne peut être univoque avec le bien moral. Ainsi nous pouvons
diviser l'objet de notre étude en différentes catégories ;
à partir du Bien en général, que nous venons
d'étudier, se décline divers biens en tant que cas particuliers
du Bien général ; et lorsqu'ils sont appliqués à la
créature humaine, ils se déclinent ainsi : les biens
sensibles, les biens moraux et les biens
surnaturels. Il ne va pas sans dire qu'en vertu de l'analogie de
proportionnalité, ces biens n'ont pas le même
degré de bonté pour l'être humain. Nous
étudierons cette hierarchie ultérieurement.
Le Bien prend donc différentes caractéristiques
générales selon ses différents modes d'être :
- le bien en tant que puissance motrice8(*) (en puissance) : désir,
volonté
- le bien en tant qu'activité : mouvement,
réalisation, action
- le bien en tant que fin réalisée (en acte) :
possession, bonheur, satisfaction
- le bien en tant que retour : perfectionnement
Il faut maintenant définir la nature de des actes
humains (actus humanis) et leur bonté, car ils permettent de
comprendre le bien en tant qu'il a sa place dans l'activité humaine
même. C'est l'objet de la partie suivante.
II) L'acte humain (actus humanis) et sa bonté
Etant donné que le Bien est inscrit dans la nature
même de toutes les choses, il est nécessaire de commencer par
étudier celle de l'homme pour y déceler toute
caractéristique susceptible d'être déjà ou
de devenir un bien, puis de découvrir si cette nature est
tournée vers une finalité et quelle est le rapport de cette
dernière au bien. Le bien sera ainsi étudié comme
puissance motrice, c'est-à-dire comme pouvant ébranler
l'appétit (intellectuel ou sensible) et comme acte même,
c'est-à-dire en tant qu'il s'applique et détermine le bien
agir, l'acte humain.
Nous avons déjà remarqué que l'homme est
une créature raisonnable qui a, en vertu de sa qualité d'image de
Dieu, la lourde responsabilité de choisir ses propres fins et les
propres moyens de l'atteindre9(*). Le problème fondamental de la morale se
définit ainsi ; c'est-à-dire : que faire et comment le faire.
L'étude de l'acte humain permettra de décrypter minutieusement la
manière de fonctionner de l'homme lorsqu'il se dirige vers un bien. Nous
pouvons exposer la problématique morale de l'action humaine selon ce
schéma :
MORALE
comment faire ?
que faire ?
intelligence
volonté
"l'homme poursuit son bien s'il le
connaît"
Il nous faut ainsi définir ce qu'est un acte humain :
en effet, il ne suffit pas qu'une action soit effectuée par un homme
pour qu'elle ait un caractère d'action humaine, les faits prouvent que
l'homme ne se comporte pas toujours en homme. Or, lorsque nous avons
décrit le statut de l'homme dans la création, nous avons
remarqué que ses fins propres étaient d'agir selon sa
nature en vue de fins qui perfectionnent sa nature. C'est pourquoi il
nous faut déceler le critère qui permet à un acte
d'être qualifié d'humain. Vient ensuite la question du statut du
bien dans l'acte humain, c'est-à-dire comment peut-on considérer
qu'un acte est bon, et en quoi est-il bon ? Le serait-il en vertu seulement de
sa qualité d'acte humain ? Ou bien l'est-il en vertu de son objet ? Ou
encore selon son mode de réalisation ?
a) Définition de l'acte humain
C'est un axiome de Saint Thomas d'Aquin que d'affirmer que
"s'il y a des actes qui sont dit humains, c'est en tant qu'ils sont
volontaires" (Somme théologique, Ia IIae, Qu.1, art.1). En
référence au statut de l'homme dans le cadre métaphysique
général, cette affirmation s'appuyait sur la ressemblance
imagée, sous le mode de l'attribution analogique, à
Dieu, et conférait à l'homme une lourde responsabilité de
ses propres actes10(*) en
tant qu'ils sont libres puisque volontaires. Mais le fait qu'un acte soit
volontaire ne prouve pas qu'il soit libre. Un acte est dit véritablement
humain lorsqu'il est un acte volontaire libre. Le mot volontaire
"signifie que l'acte naît d'une inclinaison propre" (Somme
théologique, Ia IIae, Qu.6, art.1, concl.). La volonté
naît donc d'un désir qui provoque une inclinaison. On peut dire
que l'affamé veut se nourrir, par exemple, puisque cela appartient
à une de ses inclinations naturelles (se nourrir) ; mais on ne peut dire
"qu'un homme soit traîné avec violence en raison de sa
volonté" (Somme théologique, Ia IIae, Qu.6, art.4)
puisque l'homme ne veut pas en propre vouloir être violenter. La
volonté se meut donc vers une fin, qui représente la fin de
l'inclinaison qui a suscité cette volonté ; or cette fin doit lui
être connue : "pour qu'une chose se fasse en vue d'une fin, une
connaissance quelconque de cette fin se trouve requise" (Somme
théologique, Ia IIae, Qu.6, art.1, concl.). Mais cette fin doit lui
être connue par la raison. Dans cette définition de la
volonté, on voit déjà poindre le fait que l'acte ne peut
être véritablement qualifié d'acte volontaire que
si : premièrement, il est fondé en raison, et deuxièment,
s'il coïncide avec une vraie tendance de la nature humaine. Et de
surcroît, la volonté domine indifféremment tous les biens :
c'est ce qui lui confère sa liberté et la qualifie d'acte
volontaire libre.
Il existe une dualité à l'intérieur
même de l'acte de vouloir : l'acte volontaire intérieur
(c'est-à-dire l'acte de vouloir quelquechose) et l'acte de la
volonté de l'exécuter (que l'on pourrait qualifier
d'externe) au moyen d'une faculté extérieur à la
volonté (par exemple la faculté de parler pour dire quelque
chose). Nous verrons ci-après où se situe le bien dans cette
dualité.
Retenons que : 1° l'acte humain est volontaire,
rationnel et libre ; s'il ne remplit pas une de ces deux
caractéristiques, il ne peut être qualifié d'acte humain
mais il sera qualifié d'acte immoral ou animal et 2° la
volonté est dite interne en ce qu'elle choisit une fin et
externe en ce qu'elle choisit et exécute les moyens de
l'atteindre11(*).
b) La bonté de l'acte volontaire libre
La morale est la science qui a pour objet de bien conduire
les activités de l'homme vers leurs fins propres. Or il est
évident que les activités humaines ne peuvent pas êtres
toutes qualifiées de bonnes. Cependant, de part le fait,
explicité plus haut, que le bien est corrélatif à
l'être, il faut consentir à une première définition
du bien pour l'acte humain : l'acte humain est bon dans la mesure même
où il est, cela vaut en raison du positif même de sa
substance : "l'être
même de chaque chose est un bien" (Somme théologique, I
pars, qu. 20, art. 2, concl.)
Nous avons déjà exposé, au chapitre
précédent, les conditions requises à "l'humanité
d'un acte", et nous avons remarqué qu'il existe deux sorte d'actes : les
uns mauvais et non-humains et les autres humains et bons. Ces derniers sont
reconnaissables en ce qu'ils portent sur un objet que requiert la nature
humaine, c'est-à-dire que l'objet est convenable à la forme de
l'homme. Quelle est la forme de la substance homme ? C'est la raison :
"l'homme est un être raisonnable". C'est en somme
extrêmement simple : l'homme agit pleinement en homme lorsqu'il veut
quelquechose qui est fait naturellement pour lui. Sachant, de plus, que le
discernement de ce qui est bon se fait grâce à la raison : "on
discerne le bien du mal en se plaçant au point de vue de la raison."
(Somme théologique, Ia IIae, Qu.18, art.5, concl.), il se
dessine une deuxième définition du bien dans l'acte humain : dans
l'acte intérieur de la volonté, est bien le fait que l'objet
voulu soit conforme à la nature humaine12(*) par le mode de la rationalité
(ratio). On pourrait dire que la raison propose et la volonté
dispose. Le vocabulaire de Saint Thomas d'Aquin nomme cette perception du bien
sous sa raison même de bien l'appétit rationnel. La
volonté peut ou non suivre la raison, mais c'est ce choix, qui se fait
dans l'intentionnalité (on se reportera avec profit à la
Somme théologique, Ia IIae, Qu.12, sur l'intention) qui va
déterminer la bonté de l'acte de la vouloir. L'objet
proposé par la raison est donc nécessaire à la
bonté de l'acte général (c'est le sens de la question
18, art. 2 : la bonté ou la malice de l'action humaine lui vient-elle de
son objet ? de la Somme théologique). Mais la raison
distingue le bien d'une chose selon plusieurs modalités : il y a le bien
individuel, c'est à dire ce qui appartient en propre à
une chose, par exemple la nourriture qui est bonne pour l'animal dans son
individualité ; il y a le bien en raison de l'espèce,
par exemple l'engendrement est bon à l'animal en raison du fait que cela
lui permet de perpétuer son espèce ; il y a le bien du
genre, c'est à dire la bonté de faire du bien en raison
de son genre, comme le ciel est dit bon en ce qu'il permet l'existence d'autres
êtres ; et enfin, il y a le bien selon la similitude d'analogie,
qui n'est applicable qu'à Dieu en ce qu'Il diffuse l'être à
toutes choses en-dehors de son genre propre (Somme contre les gentils, lib.
III, cap. XXIV). Enfin, la raison distingue la bonté d'une fin en
ce que premièrement, elle est ce pour quoi on la veut pour
elle-même (par exemple l'argent pour l'avare) et
deuxièmement, en ce qu'elle est plutôt ce par quoi on la
veut (par exemple l'argent pour la jouissance) (Somme
théologique, Ia IIae, Qu.7, art.2, concl.).
Le bien s'applique d'une troisième manière dans
l'acte intérieur de la volonté : les circonstances
déterminent elles aussi la bonté de l'acte. Saint Thomas affirme
que : "la plénitude et la perfection qui conviennent aux êtres
naturels ne résultent pas seulement de la forme substantielle qui les
spécifie, mais viennent aussi, pour une bonne part, des accidents
surajoutés" (Somme théologique, Ia IIae, Qu.18, art.3 :
la bonté ou la malice des actions humaines leur vient-elle des
circonstances ?). En effet, même si un objet est approuvé par
la raison comme étant bon pour nous, il peut être mauvais en
raison des circonstances. Par exemple, le fait, pour un être humain, de
vouloir se reproduire est en soi bon en raison de son espèce, mais il
n'est toutefois pas opportun d'engager la reproduction à n'importe quel
moment, par exemple lors de la représentation d'un opéra. L'acte
peut donc être qualifié spécifiquement de bon ou mauvais
selon les circonstances. La morale considère donc les
circonstances de l'action entreprise13(*) : c'est le sens de la notion de kairos chez
Aristote, c'est à dire l'application d'un principe universel à
une situation particulière au moment opportun (Aristote, Ethique
à Nicomaque, livre VI).
Enfin, la notion de bien s'applique sous une dernière
modalité à l'acte humain en tant qu'acte de la volonté
extérieure : l'acte volontaire intérieur doit se
compléter, pour qu'il soit pleinement bon, par l'acte extérieur
qui l'exécute (Somme théologique, Ia IIae, Qu.20). En
effet, il ne suffit pas d'avoir de bonnes intentions pour bien faire, mais il
faut aussi bien le réaliser. C'est une remarque extrêmement
importante, car elle a eut d'énormes répercussions dans toute la
philosophie occidentale. D'abord, elle a mis Saint Thomas d'Aquin en
différent dans le domaine de la philosophie de la décision avec
son "maître" Saint Augustin, l'Evêque d'Hippone, pour qui seule
l'intention (intentio ou intendere) compte dans la
bonté de l'acte14(*) (St Augustin, Confessions, II). Il
découlera de tout cela la notion extrêmement importante du
Salut par les oeuvres lors de son application au problème
théologique du Salut pour l'homme : il ne suffira plus d'avoir
l'intention d'être sauvé, mais aussi de bien faire selon
cette intention. Notons que Saint Thomas d'Aquin reprend clairement cette
notion de la philosophie morale Helléniste, notamment (et surtout)
d'Aristote, dont nous pouvons exposer rapidement sa conception de l'acte humain
: intention délibération décision exécution
responsabilité. On retrouve donc la notion de responsabilité
extrêmement importante chez Saint Thomas d'Aquin.
Ainsi, nous avons distingué, avec Saint Thomas, les
deux sortes d'ordre dans le domaine des fins : l'ordre d'intention
(volonté intérieure) et l'ordre d'exécution
(volonté externe). Nous pouvons schématiser les
différentes modalités du bien de l'agir humain de cette
façon :
volonté intérieure
(intention)
- en tant qu'acte
- en tant qu'objet rationnellement conforme à la
nature humaine
volonté externe (oeuvre)
- en tant qu'opportunité
- en tant qu'il se réalise effectivement
c) Les vertus
L'agir humain ne repose cependant pas sur rien, mais sur des
dispositions de l'âme que l'on appelle vertu. La vertu est un avoir
(habitus) acquis et possédé durablement dans l'âme
qui "favorise chez l'homme le bon agir" (Somme contre les gentils, III,
CXLI) et grâce auquel il atteint le bonheur et aide à
l'adéquation raisonnable entre les fins et la nature humaine. C'est donc
un principe intérieur des actes humains. Etant donné que les
vertus sont indispensables pour le bon développement de la vie morale,
et donc des biens qui va en découler, il est nécessaire de les
inclure dans cette étude sur le bien de l'homme. D'autant plus que la
vertu est définie comme étant une bonne disposition et
comme ce qui rend bon: "la vertu est ce qui rend bon celui qui la
possède" (Somme théologique, Ia IIae, qu. 55, art. 4,
concl.), car la vertu est ce qui oriente durablement l'âme vers le
bien. On ne peut ainsi demeurer dans une disposition bonne, orientée
vers le bien, sans la vertu. Saint Thomas d'Aquin distingue les vertus
appétitives (ou morales selon la terminologie
aristotélicienne), qui sont dans la partie sensible (ou irrationnelle)
de l'âme, les vertus intellectuelles, qui sont dans l'intellect,
soit spéculatif, soit pratique (Somme théologique, Ia IIae,
qu. 56, art. 3, concl) et les vertus théologales, ou dons
du Saint-Esprit. La vertu morale maintient l'homme qui les possède dans
le juste milieu entre différents états qui tiennent de sa
sensibilité ; par exemple le courage est l'état de l'homme qui
n'est ni lâche, ni téméraire (commentaire de l'Ethique
à Nicomaque, II, leçon 2, 264). Or ce milieu est celui qui
convient à l'être humain : il est ainsi à sa place, ni dans
un agir par défaut (lâcheté), ni dans un agir par
excès (témérité), mais dans un agir proprement
humain car raisonné par une vertu intellectuelle qu'Aristote et saint
Thomas nomment la tempérance (c'est la vertu qui a rapport
à la capacité calculatrice de l'âme rationnelle). Ainsi
l'agir vertueux est celui qui ordonne au bien parce qu'il est l'agir qui
correspond le mieux à la forme substantielle de l'homme qui est
d'être une créature raisonnable. Le problème proprement
moral de la distance entre l'homme et sa nature humaine trouve sa solution (qui
ne reste plus qu'à être mise en pratique) dans la vertu : c'est en
agissant vertueusement que l'homme agit en homme, et agit donc bien. D'autre
part, la vertu permet d'introduire dans la vie morale de l'homme ce
critère par lequel un aristotélicien peut considérer un
homme comme étant heureux : la constance. La vertu permet à
l'homme de rester constamment dans la quête et dans la
jouissance de son bien et de ses biens propres ; elle lui permet
d'être en acte de tout son être ; nous verrons par la suite
que c'est ce qui définit le bonheur.
Nous avons donc traité du bien en tant que
puissance motrice, c'est à dire le bien comme fin en puissance
: c'est ce qui provoque le désir et la volonté ; puis nous avons
traité du bien en tant qu'activité c'est à dire
entant que mouvement, réalisation et action. il nous faut maintenant
traiter du bien en tant que fin en acte et en tant que
retour. C'est l'objet de la partie suivante.
III) LE BIEN EN TANT QUE FIN
Le bien en tant que cause de mouvement, c'est à dire
en tant qu'il dirige l'homme vers lui, lui fait provoquer un déploiement
d'activité pour l'atteindre que l'on a décrit en étudiant
l'acte humain. Cette activité, une fois en acte, c'est-à-dire une
fois qu'elle est réalisée pleinement fait du bien une cause de
satisfaction et de repos lorsqu'il est possédé. Le bien
en tant que fin est donc rattaché à la convoitise
(concupiscentia) et à la jouissance. Mais les biens ne
provoquent pas la même satisfaction selon leur nature propre ; c'est
pourquoi il faut de nouveau classifier ces divers biens, tout en gardant
à l'esprit cette dynamique métaphysique de l'analogie de
l'être qui va nous permettre de comprendre que tous les biens ont un
ordre ontologique de perfection. De plus, c'est à ce stade que la
part subjective du sujet qui veut entre en compte. En effet, les biens
en tant qu'ils sont fin d'une volonté vont prendre leur valeur (ou leur
qualité) selon la manière dont cette volonté l'envisage.
Chaque réalité qui rentre dans la sphère subjective du
connu et du voulu se transforme en bien. Ainsi, mon ordinateur, en tant qu'il
est seulement là, n'est pas un bien en soi. Il ne le devient que lorsque
je veux l'utiliser, et il sa valeur de bien dépend de la manière
dont il est utilisé, appréhendé et aimé par moi. Le
bien sera donc étudié ici selon la valeur subjective qu'il
prend ; cependant, la réalité à laquelle est
accordée le nom de bien a en elle-même (en soi, ou in se)
une valeur de bien, selon l'ordre ontologique voulu par le Créateur pour
ses créatures qui hierarchise tout par rapport à une fin
dernière. C'est ainsi que le bien prend sa valeur objective.
En philosophie de la connaissance, Saint Thomas d'Aquin
distingue la connaissance sensible, qui provient des sens, et la connaissance
intellectuelle, fruit de l'intellect (intellectus) actif, qui
découvre de l'intelligible (mens) dans les données
sensibles par un mode d'abstraction (abstractio). Puisque donc il y a
deux types de connaissance, il y aura deux types de biens, puisque l'homme se
porte vers un bien qui lui est connu. Par conséquent, il y a donc aussi
deux types d'inclinations (ou appétit) : l'une sensible, qui se porte
vers un objet connu par la sensibilité et l'autre intellectuelle,
résultant de la connaissance intellectuelle. Nous étudierons donc
ces deux types de bien.
a) Le bien sensible
Le bien sensible est ce vers quoi est porté
l'inclination sensible, et est connu par la sensibilité, connaissance
qui se manifeste sous la forme d'un besoin corporel ou d'une passion
(patio). Ainsi, dans l'ordre sensible, le bien est la fin
recherchée par l'appétit sensible (appetitus sensibilus)
; il naît d'une perception sensible de ce qui peut intéresser le
corps. Il y a donc un lien dynamique entre le sujet et son bien, ce lien est
l'appétit sensible ; il est un principe d'inclination naturel vers une
réalité qui convient ontologiquement ou naturellement à
l'être même du sujet. On dit d'une chose qu'elle est un bien
sensible lorsqu'elle répond à un besoin corporel, par exemple on
dira que cette pomme est bonne en raison du fait qu'elle satisfait le sens du
goût et parce qu'elle nourrit et satisfait un besoin naturel du corps
humain. Ainsi : "il y a appétit par référence à
la chose désirée ... C'est pourquoi le bien et le mal qui
concernent l'appétit sont dans les choses" (Somme contre les
gentils, I, LXXVII).
Le terme bien sensible a une seconde signification en ce
qu'il a des répercussions sur l'état de la sensibilité
humaine par le mode passionnel. La passion est un pâtir (pati),
issu de l'extérieur, par différentes modalités, qui vient
modifier l'appétit sensible. On ne peut choisir de ressentir ou non la
passion car il n'appartient pas à l'homme en propre, mais seulement en
tant qu'animal ; n'étant pas humaines, elles ne font pas partit de la
sphère morale, puisque cette sphère ne régit que les actes
volontaires libres, qui appartiennent en propre à l'homme. Mais la
science morale se donne pour but d'amener l'homme tout entier (animalité
comprise) à une vie bonne : elle doit donc non pas repousser les
passions, mais les intégrer dans les actes volontaires et en faire un
usage bon, car c'est l'usage que l'on fait de la passion qui la rend
bonne ou mauvaise ; elle n'est elle-même que moralement neutre. Mais ce
qui importe pour notre sujet, c'est que la présence ou
l'absence et le degré d'éloignement du bien
recherché va influer grandement sur la sensibilité entière
de l'être humain, et donc avoir d'importantes répercussions au
plan physiologique et psychologique. Dans l'ordre des passions, on peut
effectuer une distinction entre les passions de l'irascible
(irascibilis) et les passions du concupiscible
(concupiscibilis) (Somme théologique, Ia IIae, Qu.23,
art.1)15(*). La
première est un mouvement qui évite ou
détruit les obstacles vers le bien, la deuxième est le
mouvement qui va aller vers ou fuir du bien en question. On
peut dresser le tableau suivant selon les répercussions dans l'âme
:
|
BIEN
|
MAL
|
affectivité
|
présence
|
amour (amo) : plaisir, joie
|
haine : douleur, souffrance
|
absence
|
désir
|
aversion, répulsion
|
agressivité
|
présence
|
|
colère
|
absence
|
espoir, désespoir
|
audace, peur, crainte
|
b) Le bien intellectuel
Notons d'emblée que nous nous situons maintenant dans
ce qui est propre à l'homme, à savoir l'activité
intelligente et raisonnée, et ainsi les actes qui se placent dans cette
sphère sont considérés comme faisant partie de la science
morale : ils entraînent donc une responsabilité. L'inclination qui
résulte de la connaissance intellectuelle se nomme la
volonté : "le bien saisit par l'intelligence est l'objet
propre de la volonté." (Somme contre les Gentils, I,
LXXII). Lorsque l'intelligence juge16(*) quelque chose comme étant un bien, elle le
veut forcément. Ainsi, grâce au jugement, l'intelligence peut
considérer si un objet lui convient ou non. Mais selon la manière
dont l'intelligence a décidé de se servir du bien qu'elle s'est
proposée, et selon la manière dont il est voulu (nous y
reviendrons), il peut s'établir une classification entre les
biens17(*) ; il y a ainsi
:
- les biens utiles (bonum utile). Est utile un bien
qui n'est pas voulu, aimé ou recherché pour lui-même. Ce
ne sont que "de modestes auxiliaires pour la pratique de la vertu"
(Somme contre les Gentils, III, CXLI). Par exemple,
l'épée a en vue de servir à tuer (ou du moins blesser)
quelqu'un : elle n'est un bien que dans cette optique. C'est un moyen par
lequel obtenir autre chose : on ne veut donc pas le bien utile pour
lui-même18(*). Ainsi
en est-il notamment des biens corporels qui permettent la bonne santé,
qui elle-même permet l'exercice des vertus, qui permet à son tour
d'être heureux, ce qui est le suprême bien naturel pour l'homme.
- les biens agréables (bonum delectabile).
Est dit agréable un bien qui n'est pas recherché pour
lui-même mais pour le plaisir ou l'agrément qu'il procure19(*). C'est notamment le cas de
certains biens sensibles, comme les plaisirs purement physiologiques qui
accompagnent l'acte d'engendrer.
- les biens honnêtes (bonum honestum). Est dit
honnête20(*) un bien
qui est recherché, voulu et aimé pour lui-même ; le
jugement y reconnaît une vraie perfection pour l'homme, c'est celui qui
est estimé par la raison. C'est la fin de la recherche morale de tout
être humain.
Tous ces biens se classifient selon la façon dont la
volonté les veut, et selon la manière dont ils sont perçus
par l'intelligence. En effet, un même objet peut aussi bien être
classifié dans l'une de ces catégories que dans une autre. L'ami
peut être fréquenté en vertu de l'utilité qu'il nous
procure (par exemple : la place sociale qu'il va nous amener à avoir),
c'est alors un bien utile ; mais il peut tout aussi bien être
fréquenté en vertu du plaisir qu'il nous procure (et Dieu sait
qu'il y a des personnes qui fréquente une femme uniquement dans ce but
!), c'est alors un bien agréable ; enfin, l'ami peut être
fréquenté qu'en vue de lui-même, c'est à dire qu'il
nous procure du bien à sa seule présence : c'est alors un
bien honnête21(*). Dieu Lui-même peut-être
traité selon ses catégories pour l'individu ignare : Il peut
être vu utilement, pour le bien qu'Il peut donner en cette vie, Il peut
être apprécié seulement parce qu'Il promet le Paradis,
c'est alors un bien agréable, et Il peut être aimé comme il
le faut, c'est à dire pour Lui-même, c'est alors qualifié
d'honnête. C'est à l'homme seul de savoir comment un bien doit
être apprécié : c'est tout le problème (si s'en est
un !) de la responsabilité de l'homme envers lui-même et envers
les autres. Notons que comme le supérieur contient l'inférieur,
le bien honnête contient toutes les classes qui lui sont
inférieures : c'est ce qui fait sa richesse. Par exemple un
véritable ami que l'on aime pour lui-même peut très bien
nous rendre service et l'on trouvera du plaisir à le fréquenter.
Ces genres de bien sont des perfections pour l'être humain : la
santé, en effet, est la perfection du corps, la connaissance est la
perfection de l'intelligence, etc... Cette classification distinctive entre les
différents types de bien selon la modalité dont ils sont voulus
est d'une extrême importance.On ne se rendra jamais assez compte des
implications auxquelles cette considération amène, ni de
l'utilité morale qu'il y a à classer ce qui se présente
à nous comme bien dans une de ces catégories. On n'oubliera
jamais, par exemple, que l'organisation politique n'est qu'un bien utile, que
l'on veut non pour elle-même, mais pour ce en quoi elle nous permettra
d'accéder à des biens supérieurs, comme la vie vertueuse,
par exemple. On oubliera pas non plus que la connaissance est un bien
honnête qui est recherchée pour elle-même, et que les
études, avant de procurer un travail, servent surtout à
accéder à la connaissance et à en jouir. Toutes ces
réflexions, propres à un philosophe contemporain qui relit saint
Thomas et qui essaye de l'appliquer à la situation morale de son
époque, ne peuvent que demeurer stériles si elles n'incluent pas
le fait que tous les biens ne se valent que relativement à un Bien
suprême : ce bien suprême est le bonheur ou la
béatitude. C'est ce que nous allons voir ci-après.
c) le bien ultime
Ces catégories sont, en tant que biens,
elles-mêmes hiérarchisées, car nous avons dit dans la
première partie que le bien est un transcendantal, et est donc
hiérarchisé proportionnellement : tous les biens sont voulus
d'une manière subordonnée (par exemple la santé en vue de
la possibilité d'un épanouissement social ou encore l'acquisition
d'une technique afin de s'en servir à des fins utiles comme le soldat
apprend le maniement de l'épée afin de pouvoir tuer son ennemi),
donc relative les uns aux autres, et cela parce qu'il y a une fin suprême
qui lui est voulu d'une manière absolue, qui est en quelque sorte le
sommet de l'analogie : le soldat a tué son ennemi afin de gagner la
bataille, victoire qui permettra de vivre en paix, ce qui permettra aux
citoyens de s'épanouir, etc... cela jusqu'à une fin suprême
qui sera voulu pour elle-même, et non en vue d'autre choses. Sans elle,
rien ne serait subordonné et tous les biens se vaudraient. Toutes les
autres choses ne sont recherchée qu'en vue de cette fin : "Tout ce
que l'homme veut ou désire, il est nécessaire que ce soit pour sa
fin ultime." (somme théologique, Ia, IIae, qu. 1, art. 6,
rép.).Cette fin ultime peut être librement choisie, mais elle
est le plus souvent plus ou moins consciente et plus ou moins
déterminée par des phénomènes physiologiques et
psychologiques. L'expérience nous montre d'ailleurs bien que tous les
hommes, qu'ils le reconnaissent ou non, qu'il en aient clairement conscience ou
non, agissent tous en vue d'un but qu'ils veulent d'une manière absolue
et auquel est subordonnés tous leurs actes ; ainsi l'avare n'agit qu'en
vue de l'argent, pour certains artistes c'est en vue de la beauté, pour
un hitlérien c'est en vue de l'expansion vitale de la race allemande,
pour un marxiste révolutionnaire c'est en vue de la puissance
matérielle du prolétariat. Cependant, un homme ne peut avoir
qu'une seule fin ultime : "il est impossible que la volonté d'un
homme se dirige en même temps vers divers objets comme des fins
ultimes" (somme théologique, Ia, IIae, qu. 1, art. 5,
rép).
Saint Thomas place le bien suprême de la vie morale
naturelle, dans ce qu'il appelle le bonheur, et le bien suprême de la vie
surnaturelle dans la béatitude22(*), c'est à dire la connaissance de Dieu23(*) (Somme contre les gentils,
IV, I). C'est la fin de tous les hommes : "l'homme et les autres
créatures raisonnables les anges atteignent leur fin ultime par
la connaissance et l'amour de Dieu". (somme théologique, Ia,
IIae, qu. 1, art. 8, rép). Pourquoi cette seule fin, alors qu'il
est clair que tous les hommes ne s'accordent pas sur leurs fins ? Parce que la
raison formelle de fin dernière est le bien parfaitement comblant, et
seul Dieu est parfaitement comblant (voir somme théologique, Ia,
IIae, qu. 1, art. 7). Notons que comme la vie surnaturelle est infiniment
supérieure à la vie naturelle, la béatitude est un bien
infiniment plus parfait que le bonheur24(*). Cependant, nous nous interesserons uniquement, dans
ce devoir, qu'au bonheur naturel.
"Le bonheur est la fin dernière de l'homme et est
au sommet des biens ; plus une chose est proche de cette fin, plus
élevé est son rang parmis les biens humains" (Somme
contre les gentils, III, CXLI). Cette citation est on ne peut plus claire
: le bonheur est la fin ultime et dernière de l'homme. En effet, tous
les biens n'ont en vue que le bonheur, par un mode de relativité : la
santé est en vue d'avoir une bonne vie sociale, qui elle même
permet l'épanouissement, qui lui-même permet d'être heureux
; la connaissance, bonne en elle-même, qui est la perfection de
l'intelligence, permet de jouir de ce qui est connu : cette jouissance rend
heureux25(*), etc... Les
exemples peuvent s'étendre à tous les biens transcendantaux et
toutes les perfections. Ainsi les biens prennent leur valeur selon leur
proximité avec le bonheur. Par un éclair de lucidité et
d'intelligence, Saint Thomas explique pourquoi certains biens inférieurs
dont on est privé cause plus de désagrément que la
privation d'un bien supérieur : "il est dans la nature d'une
privation de contrarier la volonté. Cependant, chaque homme
n'apprécie pas toujours dans sa volonté les biens selon la
vérité : il se fait qu'une chose puisse priver d'un grand bien
sans contrarier la volonté pour autant qu'il ait moins raison de peine.
... Ainsi beaucoup jugent les peines corporelles supérieures aux peines
spirituelles : leur jugement sur la hiérarchie des biens est alors
faussée." (ibid.) Et leur jugement est faussé par
l'immédiateté de la privation inférieure, par leur
non-capacité d'abstraction. Ainsi ne pas être riche,
pécunièrement parlant, cause plus de peines que de ne pas
être vertueux, par exemple, et "c'est pourquoi ils voient souvent les
pécheurs jouir de la santé corporelle et posséder la
fortune extérieure dont les hommes vertueux sont parfois
privés" (ibid.). Et cette "fausse injustice" leur cause
plus de peine que la privation même de la vertu car ils ne
considèrent pas la hiérarchie des biens à sa
véritable valeur. On voit bien que cette considération de la
hiérarchie des biens se fait sous le mode intellectif, et que seule la
raison permet d'en rendre compte. Le statut de la raison prend alors une
nouvelle dimension. Ce n'est plus seulement la faculté de juger ce qui
est bonne ou non, mais aussi d'embrasser la vie toute entière par une
objectivité abstractive et de replacer chaque bien à sa
véritable place, celle qui est voulu par l'ordinateur de toutes choses
et qui constitue l'essence même du Bien unique à partir duquel
tous les autres biens prennent de la valeur : Dieu.
IV) L'ETRE OBJET D'AMOUR26(*)
A ce stade de notre étude, l'Univers apparaît
comme un ensemble d'individualités animées par la convoitise de
son propre bien. L'appétit individuel classifie et discerne les
réalités qui se présentent et à partir de cela,
l'intellect retient, sous le nom de bien, ce qui formera le sujet au bonheur.
Cet ego-agathon peut sembler être une réduction de
l'homme à un être renfermé sur lui-même, sur son
propre bonheur. C'est oublier que l'homme est également définit
comme un animal social27(*), et la notion qui marque cette ouverture
décisive est, à notre sens, l'amour.
L'amour (amo, dilectio, caritas) est la
cause de tous les mouvements internes ou externes de l'être humain. Il
comprend en lui, toute forme d'appétit, qu'il soit sensible ou
rationnel, mais ne se réduit pas à eux. Quelle est la
corrélation entre l'amour et le bien ? Ce sont tous deux des notions
analogiques, des transcendantaux, et Dieu les possède en absolue
plénitude : ce qui veut dire que la béatitude, en tant que
connaissance de Dieu, est le Bien suprême de l'homme, mais que l'amour de
Dieu est partie constituante de la béatitude, car c'est le propre de
l'homme que d'aimer ce qu'il juge comme bien, et plus encore lorsque ce bien le
dépasse infiniment. L'amour est aussi le principe premier de tout
mouvement de la volonté ou d'une faculté appétitive
quelconque vers le Bien : "l'amour a rapport au bien en
général, qu'il soit possédé ou non. C'est donc
l'amour qui est par nature l'acte premier de la volonté ou de
l'appétit". (Somme théologique, I pars, Qu. 20, art. 1, concl.).
L'amour n'est donc pas seulement une passion, mais en tant que l'objet de
la connaissance est l'être, et lorsque cet être est objet d'un
sujet sous la modalité de l'agir, il l'est en vertu de l'amour.
L'amour, en sa dimension de principe des actes humains, est alors le fondement
de toute morale. Il n'y a rien qui se fasse sans amour, et il n'y a pas de bien
s'il n'est aimé auparavant. L'amour est donc principe de l'agir
en général. Nous ne pourrons ici nous étendre sur l'amour
en ses cas particuliers, car il y a en fait autant de qualités
d'amour que de qualités de bien : l'amour porte vers le bien, mais
reçois sa dignité du bien vers lequel il porte ; par exemple
l'amour qu'un être porte à une femme est plus estimable, pour
saint Thomas, que l'amour que ce même être porte à la
choucroute.
De plus, la notion d'amour introduit de
l'altérité et de l'éthique
(éthicorum) dans les comportements moraux, et qu'elle se
substitue28(*) en quelque
sorte la perfection vertueuse et nécessaire au bonheur qu'est
l'amitié, notion développé par Aristote dans les
livres VIII et IX de l'Ethique à Nicomaque, car elle ne suppose
plus l'amitié, mais l'inclue, à la manière dont le
supérieur (le tout) inclus l'inférieur (la partie). La notion
d'amitié se retrouve donc prise dans un tout plus vaste
qu'elle-même : l'amour. En effet, aimer quelque chose dans l'ordre
du bien honnête, c'est lui vouloir du bien : "l'amour consiste
principalement en ce que l'ami veut du bien à celui qui aime."
(Somme contre les gentils, III, XC). L'amour ouvre donc le bien humain
à une nouvelle dimension : celle de l'autre, car une des signification
philosophique du verbe est aimer, c'est le partage de ses perfections
individuelles et de ses vertus à un autre. En tant que principe
formel des affections et des appétits, l'amour permet à l'homme
de nouer des liens entre lui et l'ensemble des réalités - l'autre
compris, qui l'entoure : il devient ainsi un élément fondateur de
la civilisation et de la culture. Nous avons développé jusqu'ici
une conception ego-centrique du bien en tant que bien pour le sujet humain, la
notion d'amour, en tant que principe extatique (dans ses formes
supérieures), ouvre l'être humain et son bien propre à
l'autre et son bien à lui.
L'amour volontaire n'est pas spécifié et
formellement déterminé par le bien individuel, mais par le Bien.
Sa supériorité, c'est précisément d'atteindre ses
objets en leur raison de bien (sub-ratione boni), parce qu'elle est
éclairée par une connaissance qui atteint l'être sous sa
raison d'être (sub ratione entis) : l'amour est donc dans un
lien de dépendance avec la connaissance. C'est l'amour rationnel, ou
volontaire (il se nomme alors dilectio). Il devient un pouvoir
psychologique autonome par rapport à l'appétit sensible : ce
dernier n'étant qu'un bien en vertu de l'ordre ontologique du sujet,
c'est à dire ce qui lui convient en propre alors que la
dilectio est une réalité psychologique autonome car
reposent sur l'intellect et le libre-arbitre29(*). Il en résulte que cet amour est amour de soi
mais essentiellement « amour objectif » ; il surpasse
l'appétit, le désir ou la convoitise, tout en les incluants, et
il est « hommage » au bien comme bien, il est
«présence au bien». Il émane du sujet aimant,
mais il se termine au bien lui-même. Dans cette perspective, un amour
désintéressé ne fait aucune difficulté ; et un
amour désintéressé prend son objet dans sa qualité
de bien honnête.
L'amour pousse donc au bien, en sa qualité de
puissance motrice, il permet une constance dans la recherche vertueuse du bien,
en sa qualité de puissance appétitive rationnelle ou plutot
rationalisée, et il permet d'ouvrir la sphère purement
individuelle de la recherche et de la jouissance du bien à une
sphère élargie à l'autre, individu ou communauté,
en tant qu'aimé. De surcroît, le bien particulier est
inférieur au bien politique ou communautaire, et plus encore, il y tend
: "Le bien particulier tend au bien commun comme à sa fin (...) de
là, le bien de la communauté est plus divin que celui de
l'individu" (Somme contre les gentils, III, XVII). Ainsi, selon
notre interprétation, le bien se diffuse à travers toutes les
réalités qui entourent l'être humain sous la
modalité de l'amour (c'est tout le sens du bonum diffusium
de saint Thomas), et prend par là même le rôle de
principe fondateur de toute sociabilité et de toute vie
communautaire : la vie de famille, la vie sociale, la vie politique et
même tout rapport singulier d'un individu à l'autre qui ont une
visée constructive et bonne reposent sur l'amour en
tant qu'il est partage de bien, de toutes les formes par lesquelles on peut
entendre le mot bien (bien matériel, utile, agréable,
intellectuel, intéressé, vertueux, jouissif, etc...).
CONCLUSION
Le sens profond du Bien selon les néo-platoniciens se
résumait à dire que le Bien est ce qui se diffuse : "bonum
diffusivum sui", selon un mode d'efficience. Saint Thomas d'Aquin
conceptualise le bien en n'en faisant non pas une diffusion à la
manière d'une cause efficiente, mais à la manière d'une
cause finale : le bien est ce qui est désiré, il est fin de
l'appétit, fin de l'amour, fin de la morale, fin de l'éthique,
fin de la politique, etc... Tout le problème de la démarche de
l'être humain va être de choisir les biens qui lui
conviennent le mieux, en raison de sa nature propre et selon les circonstances
; tout en appréhendant la hiérarchie des biens, leur
échelle de valeur et leur dynamique intrinsèque
entièrement tournée vers la Béatitude comme leur fin
ultime et parfaite.
En raison des critères philosophiques et
universitaires auxquels est soumis le présent devoir, nous n'avons pu
nous permettre de développer la sphère viable où se trouve
le véritable Bien pour l'homme : celui qui le rapproche de Dieu dans la
Grâce et qui le fait vivre non plus d'une vie naturelle mais d'une vie
surnaturelle qui repose sur les vertus théologales et les dons du
Saint-Esprit, non plus d'un repos dans les biens concupiscibles terrestres mais
dans l'éternité immobile de l'Etre Souverain, non plus dans une
perfection limitée par la matière mais dans une
perfectibilité illimitée qui le rend par la Grâce
"enfant de Dieu". Les exigences de la vie Chrétienne
dépassent infiniment les règles de la morale naturelle : ce qui
résulte de la vie surnaturelle de la Grâce dépasse
infiniment ce que peut faire un être humain avec ses seules
capacités naturelles. Saint Thomas en avait une parfaite conscience.
C'est cette partie théologique qui était sa véritable fin,
la véritable dimension à laquelle était subordonnée
toutes les vues naturelles et philosophiques de la finalité humaine.
* 1 Cela suppose
déjà l'écart avec la morale intellectualiste de Platon.
* 2 La littérature est
pleine de ses exemples d'insatisfactions ressenties lorsque le bien tant
désiré est enfin en possession de l'individu qui le recherchait,
citons la Recherche du temps perdu de M. Proust à titre
d'exemple.
* 3 L'analogie de l'être
n'est pas à confondre avec l'analogie métaphorique des notions
équivoques ; c'est pourquoi l'on précise habituellement qu'il
s'agit d'une analogie de proportionnalité.
* 4 C'est une conception de la
notion de désir que l'on retrouvera notamment chez Spinoza.
* 5 Saint Thomas parle
plutôt d'appétit rationnel (appetitus rationalis), car
c'est la raison qui en est la cause formelle.
* 6 Nous étayerons cette
classification lorsque nous étudierons les biens intellectuels
(3ème partie, chap. 2)
* 7 Remarque indispensable
puisque tous les théologiens, jusqu'à saint Thomas, nommaient
Dieu comme bonum plutôt que comme ens.
* 8 que nous avons
déjà traité.
* 9 C'est le problème
primordial de la finalité libre.
* 10 Cette
responsabilité n'est pas, chez l'Aquinate, une charge moralement
négative, de laquelle il faut se soustraire par tous les moyens (par
exemple dans une sphère d'artificialité politique), mais fait
preuve de son grand optimiste envers la nature humaine et sa grandeur.
* 11 Afin de clarifier et
d'écourter notre propos qui n'est ici que purement descriptif, nous nous
sommes permis de "laisser de côté" la question de
l'intentionnalité dans l'acte humain, qui a pourtant son importance.
* 12 Plus encore : puisque la
raison provient de Dieu, et n'est qu'un reflet humain de Sa loi, il faut aussi
que la volonté s'accorde avec la loi de Dieu (Somme
théologique, Ia IIae, Qu.19, art.4, concl.).
* 13 intéressante
comparaison possible entre ce sens aristotélicien des circonstances,
très pragmatique, et les énoncés de l'impératif
catégorique de Kant.
* 14 position que l'on retrouve
aussi dans le droit Romain et chez les Stoïciens (Sénèque,
de la vie heureuse).
* 15 C'est une distinction que
Saint Thomas hérite en grande partie d'Aristote (Ethique à
Nicomaque, L.IV)
* 16 Le jugement, chez Saint
Thomas, est l'activité de l'intelligence qui relie les idées
entre elles
* 17 On retrouve en quelque
sorte l'architectonique des biens du début de l'Ethique à
Nicomaque d'Aristote. On peut extrapoler cette classification de la qu. 2
de la Ia, IIae de la somme théologique.
* 18 En ce sens, Saint Thomas
d'Aquin aurait trouvé absurdes les conceptions de l'utilitarisme moderne
qui fonde la morale sur la recherche de l'utilité : c'est prendre les
moyens pour la fin. - cela est une opinion personnelle surement
infondée mais qui va surement s'affiner au cours des études
-
* 19 Certaines formes de la
morale hédoniste s'arrêtent à ce bien : on voit bien
qu'elles placent la fin de leur recherche dans ce qui, justement, n'est pas une
fin en soi.
* 20 Le mot "honnête"
n'est pas à prendre dans son sens restreint mais dans le sens
étymologique d'honestum qui veut dire "ce qui est digne des
honneurs".
* 21 Dans ce cas particulier,
on le signifie plus couramment sous le terme d'amour.
* 22 En effet, saint Thomas
distingue le bonheur, qui est l'être humain pleinement en acte de ses
puissances naturelles (appelé béatitude imparfaite) de la
béatitude parfaitequi est l'être humain transformé par la
vie surnaturelle de la Grâce.
* 23 On se reportera avec
profit à Ia, IIae, qu.3, art. 4 où saint Thomas définit la
béatitude comme une activité de l'intellect, et non de la
volonté, contrairement à tous les théologiens qui l'on
précédé.
* 24 plus
précisément, la béatitude inclus le bonheur accessible par
la voie naturelle et l'étend à l'infini.
* 25 et d'autant plus d'objets
sont connus, d'autant plus on en jouit.
* 26 Cette brève partie
repose surtout sur une interprétation personnelle de Saint Thomas
d'Aquin et est par conséquent discutable tant sur le fond que dans la
forme. Ce n'est donc pas une explication "canonisée" ou
"sécularisée" de Saint Thomas qui sera exposée
ci-dessous.
* 27 Saint Thomas le retient
d'Aristote dans son commentaire du premier livre de la Politique
d'Aristote.
* 28 substitution, mais surtout
sursumation à une supériorité indéniable : l'amour
a cette puissance et cette surnaturalité qui en fait un principe premier
de tous les actes, contrairement à l'amitié, purement humaine.
* 29 intellect et libre-arbitre
sont les deux caractéristiques propres à l'homme e tqui vont donc
demeurer avec l'âme après la mort corporelle. Ces deux
caractéristiques sont les conditions de l'amour.
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