La construction des jugements d'anormalité autour des pratiques alimentaires (anorexie et boulimie)( Télécharger le fichier original )par Elodie Arroyo EHESS - Master 2 2008 |
Chapitre troisLa mise en place du diagnostic : reconnaissance institutionnelle du trouble Le diagnostic est le plus souvent établi par l'institution médicale, incarnée par une infirmière scolaire, un « psy », un médecin généraliste. Mais il peut aussi être le fruit de l'observation du comportement rapportée à des savoirs médicaux qui amène un profane, proche de la personne ou la personne elle-même, à qualifier son comportement, sans passer par le prisme de l'institution. Cependant, l'éclairage médical semble indispensable pour faire reconnaître l'existence présente ou passée de la « maladie ». I) Diagnostic spontané, diagnostic profane : une éventuelle première étape non suffisante Établissement d'un diagnostic spontané : un savoir médical dans le monde profane Melle MM.FB., déjà au courant de ce qu'est l'anorexie pour y avoir eu affaire dans son entourage et pouvant en reconnaître les « symptômes », se voit vivre et entrer dedans volontairement suite à un déclic qu'elle a à la lecture d'une biographie romancée. Chez Melle MM.FB., l' « autodiagnostic » en termes médicaux vient donc avec le commencement des troubles : « Quand ça a commencé ? C'est compliqué, je sais pas vraiment par quel bout le prendre... Disons que j'étais depuis un an avec mon copain de l'époque, j'avais quinze ans, donc on était ensemble depuis longtemps pour notre âge déjà... Et puis je commençais à manger un peu trop, je me considérais comme gourmande, mais comme ça commençait à prendre des dimensions un peu... C'était l'angoisse, tout ça, donc j'avais peur de devenir boulimique. Tu te disais ça ? Ouais, ouais, j'avais dû entendre parler de ce que c'était la boulimie, j'avais des connaissances qui étaient anorexiques ou boulimiques, donc euh... Ca m'inquiétait un peu. Mais j'avais toujours mon copain, ça me rassurait vachement. Et puis est venu le jour où j'ai dû prendre la pilule parce que bon, forcément au bout d'un an tout ça. Mais j'avais quinze ans, mes parents me considéraient encore comme une toute petite fille donc il était hors de question que je leur en parle, donc j'ai dû aller au planning familial comme une grande pour leur dire. Et un jour, mon père est tombé sur ma pilule, et comme il s'entendait déjà pas avec mon copain, ça a été le drame parce que ben mon copain avait très peur de ce que pouvait penser mes parents et caetera, donc il m'a lâchée suite à ça, et je l'ai très, très mal vécu. Je me suis retrouvée toute seule avec, j'avais dû prendre 4 kilos, un truc comme ça. Donc je me trouvais grosse, moche, nulle (rit), et je me sentais rejetée, en fait pas du tout mais c'était une image que je me faisais, je me sentais rejetée par mes parents, j'osais plus les regarder dans les yeux tellement j'avais honte et tout ça. Donc... Là j'étais très mal mais j'étais pas encore anorexique. C'était une période où je regardais avec envie les anorexiques en me disant j'aimerais bien être comme elles. Mais je mangeais toujours bien. Tu en avais des proches connaissances anorexiques ou... ? Une cousine, enfin pas vraiment une cousine : une amie de la famille que je considérais comme une cousine, qui avait mon âge, qui était descendue à 34 kilos. Plus grande que moi. Donc euh... On avait passé un été avec elle, c'est vrai que c'était assez... Et puis est venu l'été entre ma première et ma terminale où on partait en Corse avec mon frère, je sais pas combien de temps on est restés, donc vraiment loin de mes parents. J'ai lu le livre de Valérie Valère, Le Pavillon des Enfants Fous. Et ce bouquin c'était un espèce de déclic, je pense que c'était quelque chose couvait depuis bien longtemps mais il me manquait « le » déclic qui a fait que bam, j'ai arrêté de manger. Mais c'était quoi qui a fait le déclic ? Ben y a eu l'accumulation des choses, que je me sentais rejetée par mes parents, que j'avais perdu mon copain, que je me sentais grosse parce que je pesais, le même poids que maintenant mais avec une morphologie de gamine donc c'était réparti n'importe comment, et donc voilà, j'ai lu ce bouquin et je me suis dit voilà, je veux être anorexique. Et du jour au lendemain, j'ai arrêté de manger, je surveillais tout ce que je mangeais je prenais des goûters et tout comme je fais maintenant mais là j'avais complètement arrêté, je faisais pas mal de sport, enfin tout quoi. Et je le cachais à tous mes proches, et en un mois j'ai perdu 10, 12 kilos, le premier mois comme ça. Et ce qui est marrant c'est que comme j'avais pris du poids avant, que j'avais reperdu, c'était passé relativement inaperçu. Pourtant 15 kilos sur une jeune fille, c'est énorme, mais ça passait relativement bien. Et au bout de 10 ou 15 kilos, ma mère a commencé à voir et à voir que je devenais de plus en plus insupportable aux repas, ou que j'évitais ou que je me cachais, des trucs comme ça. Je vomissais pas du tout encore à l'époque, hein, j'avais essayé mais j'y arrivais pas, je trouvais ça dégueulasse et tout. Donc c'était restrictif pur et dur. Et ça a duré un mois et demi, deux mois avant que ma mère commence à vouloir m'en parler, et puis à l'époque je croyais que ça pourrait être juste un régime et puis qu'à la rentrée ça irait mieux, que je perdais 10, 12 kilos et qu'à la rentrée ça irait mieux, et puis finalement c'est dur de se rendre compte, ben qu'on est pris dans l'engrenage. On se dit toujours qu'on va arrêter et puis non. Est arrivée la rentrée, et ça a continué, ça a continué. » Par ses connaissances personnelles, au vécu similaire, et les informations tirées de sa propre observation et du livre portant précisément sur le rétablissement d'une jeune femme anorexique, Melle MM.FB. sait donc qu'elle entre dans une phase d'anorexie : elle arrête de prendre des goûters, elle réduit ses doses alimentaires, elle le fait en cachette, et elle s'adonne à une activité sportive plus intense, elle ne vomit pas. Ces indices lui confirment son entrée dans l'anorexie, et non pas dans la boulimie dont elle a également une idée : manger « trop » et avec « angoisse ». Elle a donc déjà adopté les critères psychiatriques de définition de l'anorexie et de la boulimie. Avec eux, elle s'approprie déjà les recours éventuels et en effet, elle va demander son hospitalisation par la suite, pour légitimer son mal-être, et réapprendre à manger normalement dans le cadre social du modèle alimentaire « normal ». Elle va vouloir faire reconnaître son mal en l'inscrivant dans un cadre légitime. Elle va par ailleurs entreprendre une psychothérapie afin de retravailler son histoire et comprendre ce qui l'a conduite à en venir à l'anorexie. Avant même d'entamer ce travail, elle avait également déjà intégré un certain nombre d'outils de compréhension propres à la psychanalyse : elle dit savoir déjà, dès le départ, que le problème venait de la relation avec ses parents. Melle MD.RI, elle aussi, décide à un moment donné, de devenir anorexique : « A quel moment sont apparus les troubles du comportement alimentaire ? 12 ans. C'est précis. Ouais, ça a commencé, je pense, à l'âge de 12 ans. J'avais même vu un film... Ouais, 12 ans, 12 ans et demi peut-être, avec un pic à 13-14 ans. Mais je me souviens que j'avais vu un film sur une anorexique qui était danseuse, une jeune fille. On la voyait être anorexique, se restreindre, faire plein de sport et tout, et je me suis dit : ah ouais, c'est vachement bien. Et là, je me suis même dit à moi-même : t'es grave, tu vois une anorexique et tu trouves ça bien. Peut-être que j'en avais déjà conscience. Tu savais déjà ce que c'était ? Voilà, je savais déjà ce que c'était, je savais déjà que c'était pas normal et je trouvais quand même ça bien, tout en étant consciente que c'était pas bien, mais en étant consciente que le fait de trouver ça bien était pas normal. Mais j'ai quand même trouvé ça bien. [...] Tu dis qu'il y avait un côté que tu trouvais bien et l'autre que tu ne trouvais pas bien. C'était quoi qui n'était pas bien ? Disons que je savais que j'allais entrer, si je suivais cette fille danseuse à la télé, dans un processus qui est complètement mortifère, de destruction. Donc, ça, j'en étais consciente, mais à la fois, je me sentais vraiment attirée par ça. Je saurais pas trop t'expliquer, j'ai pas trop réfléchi. Il y avait une espèce de volonté d'atteindre un idéal vraiment ascétique, c'est ça en fait, de vraiment être comme une, comme un ascète dans sa grotte et qui mange quelques (inaudible), qu'il ramasse ici ou là, en passant. Il y a cet idéal et en même temps je savais que c'était pas normal. Je le voyais bien aussi par rapport aux autres. Mais pour moi, les autres n'étaient pas non plus normaux. » Melle MD.RI. était donc consciente de rentrer dans l'anorexie puisqu'elle le décide à la vue d'un film qui présente une jeune fille anorexique en tant que telle. Le comportement tel qu'il est mis en scène la fascine de sorte qu'elle va, à la suite de ce visionnage, commencer à mettre en place les pratiques visant à atteindre cet « idéal » : restriction et jeûnes qui vont l'amaigrir, yoga, lectures intensives. « Et voilà, les repas de famille posaient problèmes. Bon, mes parents sont médecins, ils se sont rendus compte très vite que j'étais anorexique. Mais moi, je leur disais : « mais non, tout va bien, pas de problèmes ». Ils m'ont presque cru. En plus, j'ai toujours été la très bonne élève, très sérieuse, qui reste tout le temps dans sa chambre, qui bouquine tout le temps dans sa chambre, donc j'étais pas suspectée, a priori, d'être une fille à problèmes. Mais à la fin, en fait ils m'ont fait signer des contrats, c'est-à-dire : « tu t'engages à gagner tant de kilos ». Ils ont repris ce qu'on fait un peu dans les hôpitaux. Et bon, ça m'emmerdait ! Tu t'y soumettais ? Je sais plus si j'y arrivais, je crois que j'ai un peu réussi. En fait, ça fait peut-être partie de tes questions d'après sur : comment je m'en suis sortie ? Il y a eu plusieurs trucs qui ont fait que je m'en suis sortie, c'est que, déjà, je commençais à être pas très bien, j'avais tout le temps froid. Je me cognais tout le temps partout. Mes os... Mes fesses me faisaient mal, j'avais pas de... Bref, tous mes os étaient à vif. Surtout, j'étais complètement déprimée, je pleurais tous les jours, minimum une fois par jour. Je voyais tout en noir, le moindre truc, c'était un coup de poignard dans mon ventre. Le moindre truc m'agressait. Tout était noir autour de moi, c'était..., c'était horrible, j'ai jamais vécu pire. C'était quand ? Ça, je dirais 13, 14, 15 ans. Ça a commencé à 12 ans, il y a eu un pic à 13-14. A 15, ça a un peu stagné et à partir de 15, 16, 17 ça a diminué. Après ça s'est arrangé mais ça a été très long. Et je me suis un peu rééduquée toute seule. C'est-à-dire qu'on m'a envoyée chez un psy. C'est tes parents ? Ouais Ils l'ont choisi pour toi ? Ils m'ont donné, ils m'ont proposé et j'ai dit ok, que j'allais le faire. Et j'ai pris un rendez-vous. Et puis bon, il a trouvé qu'il y avait pas de problème, bon voilà. [...] Ou alors j'ai bien réussi à l'arnaquer. » Les parents de Melle MD.RI sont médecins et ont identifié presque aussi rapidement qu'elle les « symptômes » de l'anorexie. Ils mettent en place un système contractuel dans lequel Melle MD.RI doit s'engager à reprendre du poids, en contrepartie d'une liberté qu'ils vont lui laisser si elle se conforme à ces engagements : la resocialisation autour de l'alimentation va se faire dans le cadre même de la famille détentrice de savoirs et savoir-faire du monde médical. Les parents se substituent ainsi à l'institution médicale. Ils en viennent d'une certaine manière à exercer leur métier à la maison en recréant certaines spécificités formelles de l'univers médical. Ils lui proposent également de voir un « psy », mais l'entreprise se révèle être un échec et Melle MD.RI basculera à nouveau dans le champ de la normalité en acceptant pour elle-même de reprendre du poids : petit à petit, en changeant de vision dit-elle, en changeant ses rapports qu'elle entretient avec son corps, en s'autorisant à regrossir par paliers. Les derniers temps de son anorexie étant des moments douloureux, tant au niveau physique que sur le plan moral : « Il y a eu plusieurs trucs qui ont fait que je m'en suis sortie, c'est que, déjà, je commençais à être pas très bien, j'avais tout le temps froid. Je me cognais tout le temps partout. Mes os... Mes fesses me faisaient mal, j'avais pas de... Bref, tous mes os étaient à vif. Surtout, j'étais complètement déprimée, je pleurais tous les jours, minimum une fois par jour. Je voyais tout en noir, le moindre truc, c'était un coup de poignard dans mon ventre. Le moindre truc m'agressait. Tout était noir autour de moi, c'était..., c'était horrible, j'ai jamais vécu pire. » « Mais comment je m'en suis sortie ? Je m'en suis sortie, un truc con, en commençant à transformer ma vision du corps de la femme, déjà. C'est con, je voyais des photos de Laeticia Casta et je me disais : ben, regarde, elle est assez ronde, elle est pas maigre on va dire, et elle est bien. Et donc, j'avais un journal intime, j'avais découpé sa photo et je me disais : tu vois, tu peux être très bien - donc, il y a quand même un effet esthétique - tu peux être très bien physiquement en ayant un peu de chair. Et je me suis re-habituée à me dire ça et j'ai repris petit à petit du poids. Et je me suis aussi re-habituée, enfin j'ai essayé de rétablir une vision un peu plus juste des aliments. Par exemple, du pain - je dis n'importe quoi - ah ben oui, mais c'est du sucre, mais il en faut, j'en ai besoin. De toute façon, je vais l'éliminer en faisant ceci, cela. De toute façon, on a un métabolisme de base qui fait que, même si tu es sans rien faire, tu vas quand même dépenser. Donc, petit à petit, j'ai trouvé des petits trucs pour changer mon optique sur les choses. Tu te violentes un peu ? Non Du coup, c'est de toi-même ? Ouais, comme si j'avais changé un peu de lunettes, j'avais des lunettes noires : tiens, je vais peut-être passer au bleu foncé, petit à petit au bleu clair et puis au rose. Tu vois, c'est vraiment du réajustement de vision des choses. Et puis ça va pas qu'avec la nourriture, ça va avec le fait de : ah ben, tu peux te reposer de temps en temps, t'es pas obligée tout le temps de faire des fiches sur un livre. Bref, ce genre de trucs. Mais non, tu peux aussi t'enrichir personnellement, sans passer par dix bouquins par semaine ou rester enfermée, tu peux peut-être t'enrichir en allant avec les autres discuter, tu peux peut-être t'enrichir en allant faire une promenade. Il y a plein de choses sur lesquelles j'ai un peu réfléchi, en disant : attends, finalement, peut-être que si je fais ça autrement, je peux aussi atteindre l'objectif. Par exemple, le truc de pureté : est-ce que la pureté, est-ce que c'est vraiment pur, finalement ce que je fais ? Ce truc de maigrir, finalement c'est malsain. » En réajustant sa « vision du monde », en retrouvant une conception normale des choses simplement en changeant de point de vue, par le raisonnement, Melle MD.RI retrouve une conception normale de l'alimentation. Elle opère une redéfinition, seule, de la pureté : avant, l'idée d'être pure se concrétise dans la faible absorption alimentaire, la consommation de tisanes, les « nourritures spirituelles », selon ses mots. Maintenant, l'amaigrissement est considéré comme malsain ce qui procède d'un alignement de sa conception sur la conception médicale. Ayant retrouvé un régime alimentaire normal « seule », Melle MD.RI se construit une représentation autour de l'alimentation en se livrant elle-même à une critique de ce que Muriel Darmon nomme l' « ethos anorexique ». L'intervention parentale compte pour elle en ce qu'elle lui a permis de faire un premier pas dans la démarche de manger à nouveau ; pour le sens conféré à ses actes, elle s'est elle-même livrée à une réflexion critique de sa manière de penser. On le verra par la suite, le rôle de ses parents en tant que professionnels du monde médical peut avoir joué un rôle de reconnaissance important dans la démarche de guérison et retour à la normale. Melle PF.RI établit quant à elle son propre diagnostic d'anorexie en comparant ses pratiques à celles de sa grande soeur anorexique. Elle fera reconnaître sa boulimie par un médecin, mais l'anorexie est un diagnostic qu'elle s'établit elle-même à partir de l'expérience de sa soeur, par la ressemblance des pratiques. « Quand tu avais fait de l'anorexie, personne ne t'a dit : « tu es anorexique » ou tu avais demandé ? Ils ont jamais mis ce mot-là dessus, non. Même pas un médecin ? Non C'est toi, en fait ? Euh ouais, c'est moi. » PF.RI Melle PF.RI était en psychothérapie à l'époque de l'entretien. Elle était encore boulimique. Pour elle, il ne fait aucun doute qu'elle a connu une période d'anorexie ; elle a pu en parler à son thérapeute, et sa démarche thérapeutique a pour but de « guérir » la boulimie. C'est ici à une reconnaissance médicale a postériori que l'on a affaire. On a pu entr'apercevoir l'histoire de Mme E.RI. Connaissant une période d'anorexie dès l'âge de quinze ans, pour un an, dans la perspective de changer pour « devenir mieux », elle maigrit rapidement, ce qui inquiète ses parents. Elle sera conduite chez le médecin généraliste, qui l'enjoint à manger plus et établit un régime spécifique avec elle auquel elle se plie pour éviter « la guerre à table ». Ce médecin lui conseille également un thérapeute dans un centre spécialisé en Italie (elle est italienne), elle va suivre son conseil mais juge la thérapie infructueuse. Elle dit ne pas se rappeler si le terme d'anorexie a été posé sur son mal, elle pense l'avoir elle-même défini ainsi par la suite. Après avoir connu une période d'un an de boulimie, elle ira aux Etats-Unis pour une année scolaire et contrainte de se plier aux exigences de la famille d'accueil, elle ne cachera plus d'aliments dans sa chambre. Elle arrêtera son parcours dans les troubles alimentaires par la force des choses, découvrant à son retour le bonheur de manger des « légumes frais, colorés, poivrons, tomates » en Italie ; elle redécouvrira les plaisirs de la gastronomie de son pays, et des plats de sa mère. Quand son père revient sur la définition de son trouble, elle n'est pas d'accord : « Si, mon père a sorti un truc il y a quelques années qui m'a pas vraiment plu non plus : « ah mais toi c'était pas vraiment une anorexie, t'étais juste un peu comme ça, t'avais des problèmes » Ouais ok... Encore il s'est dit ma fille n'est pas folle, quoi. Mon père est pas très subtil quoi. Mais en plus j'en ai jamais reparlé ni avec ma soeur, ni avec personne... » E.RI L'entourage familial, qui a pourtant participé à des séances de thérapie collective à plusieurs reprises, n'adhère pas au jugement d'anorexie. Aujourd'hui, elle se pose des questions quant au diagnostic de son mal, allant jusqu'à estimer qu'elle aurait dû être traitée pour « folie ». L'établissement du diagnostic n'ayant pas été assez clair, elle revient dessus après-coup, lors d'une période de stress au travail, à la lecture d'un livre sur les schizophrénies : « Ben en fait, ça m'a fait réfléchir. Dans son bouquin, elle parlait beaucoup de la folie et tout et j'ai retrouvé certains trucs - comment ? Faudrait que je le relise parce que sur le coup ça m'a bluffé mais je me rappelle plus, des sortes de raisonnements de moyens de fonctionner que je faisais à l'époque. Elle, elle attribuait ça à une folie ? Ce psy-là, comment dire, c'est un peu compliqué, en fait. C'est à cette conférence, il y avait des gens qui s'occupaient d'art et ils avaient invité aussi ce type, lui, son sujet c'est plutôt comment dire... Ben il dit que les schizophrènes, il faut aussi les écouter qu'ils ont une vérité à dire... Bon après, ça part un peu dans le mystique quoi, après c'est compliqué... Bref ça m'a parlé, enfin je sais pas, il y avait des trucs dedans et aussi je pense que c'était au moment aussi avec le boulot où je me disais je suis sur le point de craquer. Et cette phobie de craquer en réalité je me suis dit : c'est parce que je sais que je suis folle et que je peux craquer et j'ai pas envie que ça se reproduise encore. C'est un peu j'ai déjà craqué, je sais que c'est possible, donc ouais quelque part il faut que je me tienne à carreau sinon je vais me retrouver à la clinique chez les fous quoi. Cette histoire de clinique, c'est revenu. Pas pour les mêmes symptômes enfin... Non là, j'avais pas les symptômes, mais le bouquin il y a deux mois m'avait fait repensé à tous ces trucs, pas forcément le côté bouffe mais... Tous les côtés où t'as l'impression de... Enfin il y avait eu ça, ça avait un peu précipité le truc, c'est : j'ai l'impression que rien de tout ça n'a aucun sens, c'est de la fiction, tous ces gens sont des pantins qui bougent, une réalité absurde. Tout ça, c'est absurde ça n'a aucun sens, et puis moi-même je n'ai aucun sens, je suis rien, je suis juste le produit. J'ai pas de personnalité. Justement la schizophrénie, c'est un peu pareil : c'est être dépossédé de son corps. Enfin il y avait des trucs que j'avais vécus quoi, et c'était les schizophrènes qui les avaient vécus, donc si ça se trouve, je suis vraiment folle quoi. En fait ils m'ont traitée pour l'anorexie parce que c'est vraiment ça qui se voyait mais en réalité si ça se trouve j'étais vraiment folle, qu'est-ce qui se passe et tout... Donc heu... Voilà... Mais, en fait en réalité, je suis revenue dessus parce que tous les côtés intellectuels de l'époque, ça, ça m'est resté pour le coup, enfin c'est mort avec le trouble alimentaire, mais tout le côté ça n'a aucun sens, c'est resté quoi, tout le côté c'est absurde, c'est un monde de merde, je vous déteste tous, c'est resté quoi... Donc aussi l'envie d'aller dans des endroits... Ou à la Fac, je suis restée dans une autre ville plus grande, à Turin, et ça c'était la guerre avec mes parents parce qu'on a une Fac à côté de la maison, alors j'ai vraiment insisté pour me tirer comme j'avais prévu quoi. Ça m'est resté : je finis ma terminale et puis je veux me tirer quoi le but, ça a pas changé c'est resté, je veux voir des gens plus intéressants quoi. Et après, de Turin, j'avais envie de partir à l'étranger et là, j'ai encore envie de partir à l'étranger donc en réalité c'est un peu resté, le dégoût... Ça, je pense que ça m'a formée quoi, encore aujourd'hui, ça n'a aucun sens, la personnalité, l'identité : ça veut rien dire. C'est n'importe quoi. Ça, c'est des trucs qui me sont tombés dessus à cet âge-là et je pense, j'en avais jamais entendu parler, personne n'avait l'air de se soucier de... Tout le monde était content avec sa vie quoi, donc là pour le coup, j'étais un peu isolée quoi... Aujourd'hui, je comprends mieux mais après-coup quoi, à cette époque-là j'ai une sorte de... Je pense que c'est ce qui se passe aussi chez les schizophrènes, ils ont un peu de ça... Donc j'ai lu dans le bouquin et aussi ça m'a intéressée donc cette histoire de schizophrènes, parce qu'il y a un lien avec le cannabis... Donc c'est pour ça aussi, je me demandais, il y a deux, trois mois, donc avec une méchante situation de boulot, très névrotique tout le temps, donc je me demandais si entre le stress et ma consommation quotidienne de cannabis, si ça va pas se terminer aux urgences psychiatriques. Donc c'est pour ça aussi ça me travaillait quand même. De toute façon c'est des trucs, c'est resté, quoi. » E.RI Mme E.RI émet a posteriori un doute quant au type de traitement auquel elle a recouru lors de sa période d'anorexie, qui consistait en un régime minimal imposé par son médecin dont sa mère se faisait le relais à la maison. Ne se rappelant plus avoir été diagnostiquée anorexique à cette époque-là, elle se demande si les recours ont été suffisants pour la sortir définitivement de la « carrière » et si cette période de changement, qui l'a pour part construite puisqu'elle en a gardé une certaine manière de voir le monde, n'est pas la manifestation d'une pathologie plus grave affectant l'entièreté de son identité et de sa personnalité aujourd'hui encore. L'on voit ici que la famille non insérée dans le champ médical et qui n'a pas été solennellement informée du diagnostic d'anorexie peut juger que leur enfant n'a pas eu ce trouble. En conséquence, il subsiste un doute quant à la qualification du problème, de cette période d'anormalité vécus, et chez les proches, et chez la personne concernée. Melle CC.FB n'a pas eu non plus ce diagnostic, et continue de penser qu'elle n'a pas « atteint un idéal » d'anorexie, comme si elle n'avait « pas été malade » : « Donc, en fait, tu t'en es sortie sans psy ? Voilà. Sans hospitalisation ? Non On ne t'a pas emmenée chez un médecin généraliste ? Même pas chez un généraliste. Donc, il n'y a pas eu de diagnostic médical ? C'est mon gros problème, justement. Pourquoi ? Ben, comme pour moi l'anorexie c'est un idéal, je m'avouais jamais l'avoir atteint. Et comme il y a pas de diagnostic médical qui a été posé, moi c'est comme si j'avais jamais été malade, en fait. Tu n'as jamais lu un livre ou un truc qui Ah si, si, par contre, mais je veux dire, sur le papier... Oui, carrément, je m'étais vachement renseignée et je correspondais à tous les symptômes, si on peut dire ça comme ça. Et même quand j'avais pas perdu beaucoup de poids, l'infirmière m'avait dit que rien que le fait de pas manger... Mais le fait que ça a pas été..., enfin qu'on m'ait pas dit, qu'un médecin m'ait pas dit : « voilà, tu fais de l'anorexie », pour moi, il y a une part de moi qui continue à me dire que ça doit être un rêve éveillé. C'est bizarre, mais il y a vraiment aussi, dans mon rapport avec les TCA, ce rapport d'idéal de l'anorexie en fait et que j'ai pas réussi à atteindre. Là, en fait, tu doutes du fait d'avoir fait de l'anorexie ? Ouais, voilà, c'est ça.
Mais en même temps, t'as répondu positivement pour l'entretien. Ouais, parce qu'en fait, il y a toujours... Enfin, je sais objectivement que j'ai fait de l'anorexie. Enfin, je veux dire, il faut pas que je me voile la face en fait. Quand on mange pas et qu'on pèse 40 kilos, voilà quoi. Mais au plus profond de moi, j'ai l'impression, du fait de ne pas avoir eu d'avis médical, que j'ai pas pu réussir, que c'est pas possible que j'ai réussi à atteindre mon idéal. Enfin là, c'est un peu la partie Célia anorexique qui parle. Et les livres que tu as lus, c'était quoi ? C'était des romans témoignages ? Ouais, j'avais tout ça et puis sur Internet, il y avait pas mal de renseignements, là où il y a le forum, des renseignements et tout. J'allais au rayon, enfin j'osais pas acheter, mais au rayon psychologie de la Fnac, je feuilletais des trucs, donc des ouvrages médicaux, des ouvrages psys, des ouvrages romans témoignages comme tu dis. Tu cherchais quoi là-dedans ? Tu cherchais un diagnostic ?
Ouais, voilà. Maintenant que tu me poses la question et d'après ce que je viens dire avant, je pense que je cherchais à me convaincre que, oui, c'est bon, j'avais réussi. Et toi, tu en as jamais parlé ouvertement ? Non, quand mon père, je suis allée le voir, je crois que je lui ai pas dit autre chose que : « ça va pas ». Je crois que j'ai pas utilisé le mot « anorexie », ni même TCA. Et eux, de leur côté, à part, comme je te disais la dernière fois, des réflexions genre : « cadavre », « sac d'os » ou simplement : « t'es fatiguée », « tu manges pas beaucoup ». A part ça, personne m'a... Ma grand-mère par exemple continuait à me dire : « ça va, tu manges bien et tout ? ». C'est trop énervant. Quand j'allais vraiment pas bien, tout le monde évitait le sujet et maintenant qu'au niveau TCA c'est fini, c'est fini pour l'anorexie, tous, c'est comme s'il y avait plus de tabous du coup. Quand je dis : « oui, de toute façon... », à chaque fois c'est : « ouais, je suis sûr que c'est pas vrai ». Mais comme physiquement, enfin physiquement je les rassure quoi parce que ça va bien, enfin c'est bizarre quoi. Je pense qu'ils avaient peur que je leur balance : « je fais de l'anorexie et puis voilà ». » CC.FB La famille de Melle CC.FB met en doute, comme la famille de Mme E.RI, ce qu'elle juge être un passage par une période d'anorexie. Ayant participé aux repas familiaux quotidiens, son seul amaigrissement était sujet à interrogation. Elle-même ne se souvient pas avoir été maigre, elle n'a que la sensation d'avoir repris du poids, ce qui conforte son doute : « Toi, tu te voyais changer ? Pas du tout. Et même maintenant, aujourd'hui, je me vois pas changée. Enfin, je pense qu'aujourd'hui j'arriverais à voir rationnellement ce à quoi je ressemble, mais par rapport à avant, j'ai pas l'impression d'avoir changé, au niveau juste à regarder parce qu'à sentir, je sens bien que j'ai repris énormément, mais je sais pas à quoi je pouvais bien ressembler pendant cette période. C'est dingue parce que je savais aussi qu'en faisant de l'anorexie on se voyait, on se voyait déformé. Je le savais, donc je me disais : sois vigilante, tu vas avoir l'impression d'être déformée. Mais j'étais là : non, là, objectivement, je suis pas déformée, je suis bien comme ça. C'était dingue quoi. J'arrive toujours pas à savoir comment c'est possible d'avoir un message du cerveau qui arrive à te tromper comme ça. Je sais pas du tout à quoi je pouvais ressembler. » CC.FB Etablissement d'un diagnostic par un profane On l'a vu dans le cas de Melle L.OA, la qualification psychiatrique par l'apposition du terme d'anorexie sur son comportement a été produite par un profane, l'ami d'une personne en cours de thérapie et en phase de guérison, que la mère de Melle L.OA. a appelé ; c'est donc sa mère qui lui a annoncé alors que Melle L.OA. ne connaissait même pas le mot. L'acceptation du diagnostic s'est donc d'abord faite en dehors de l'institution psychiatrique ou de l'avis d'un personnel médical. L'acceptation du diagnostic s'est manifestée par un changement d'attitude de la part de la mère de Melle L.OA., après ce coup de téléphone : « Moi j'avais une activité le lundi matin, je suis revenue, on s'est mis à table comme d'habitude, et moi comme d'habitude j'étais entièrement passive aux repas, donc je mangeais que ce qu'on me mettait dans mon assiette, et je... et elle a rien mis. J'ai trouvé ça étrange. J'étais encore dans le truc de la veille alors comment ça se fait ? Elle va me laisser tranquille, tant mieux. Et en même temps, j'avais une petite appréhension, j'avais peur de payer après, quoi. De me dire ouais elle est en train de me tester et tout, moi c'est impossible que je me serve. Pour la forme, histoire de dire que j'avais mangé quelque chose quand même, j'ai pris c'qu'y avait devant moi, une petite assiette de salade pas assaisonnée, j'ai pris une petite feuille de laitue et je l'ai croquée. Mes frères ont fini leur repas, ils sont partis, et ma mère était effondrée, elle a pleuré et tout : mais tu te rends compte que si je ne te force pas, tu manges une feuille de coeur de salade sans assaisonnement, sans pain ? Elle m'a dit : mais tu veux mourir c'est ça ? Elle pleurait, je l'ai prise dans mes bras, je l'ai consolée, je la vois encore, alors que j'étais vraiment dans la tension avec ma mère, quoi, dans la lutte, dans le combat... J'ai passé ma main sur ses cheveux, bon j'ai pas du tout aimé le contact mais je l'ai fait, en lui disant : mais ça va aller, c'est pas grave et tout. Et elle pleurait de plus belle, quoi. Elle disait : mais non ça va pas aller, tu vas mourir, quoi, tu te rends pas compte ! T'es tellement maigre, moi je supporte plus de te voir sortir j'ai l'impression que d'un instant à l'autre on va m'appeler, on va me dire votre fille elle est tombée d'inanition on l'emmène à l'hôpital. Et donc elle m'a dit qu'elle avait appelé le matin la personne dont on lui avait donné les coordonnées, qu'elle avait eu son mari qui lui avait dit : c'est une maladie, ça s'appelle l'anorexie, la seule dont elle a besoin c'est de l'amour, ne la force pas, y a rien de pire que tu peux faire pour elle. Et elle m'a dit : « mais tu te rends compte que si je ne te force pas... J'ai essayé de le faire ce midi, je ne peux pas le faire ! Tu manges rien ! Une feuille de salade, c'est tout ! Je ne peux pas ne pas te forcer, tu vas mourir ! » Moi je disais mais non L'après-midi j'avais une autre activité de prévue et elle m'a suppliée, quoi. Elle m'a dit : ne sors pas, t'as rien mangé, tu, tu vas tomber dans un caniveau, tu, voilà quoi. » La tentative de la mère de Melle L.OA. de ne pas forcer sa fille à manger procède de la reconnaissance de ce diagnostic : on voit bien qu'elle le fait à contre-coeur et qu'elle change son attitude par rapport à « avant ». Elle renonce à son propre intérêt à elle, l'amour de sa fille qui la pousse à la forcer à manger pour la maintenir en vie, non pas pour cesser ce rapport de force permanent dont parle Melle L.OA depuis la mise en place de son comportement et la « laisser tranquille » mais, consécutivement à l'explicitation faite par l'ami éloigné, pour conformer son comportement aux prescriptions données, et d'autre part éprouver l'attitude de sa fille. Et ainsi, en renonçant à cette part d'autonomie, elle montre qu'elle accepte le diagnostic. La mise à l'épreuve du diagnostic se poursuit : « Le lendemain on avait un autre rendez-vous chez ce médecin, je sais plus comment ça s'est passé, toujours ce même généraliste. Voilà, il me pèse encore et il me dit : ah ben dis donc, ça va pas mieux. Et puis là, pour la première fois, je lui ai parlé à ce médecin, je lui ai dit : vous savez qu'il y a une maladie qui existe et qu'il s'appelle l'anorexie, et que ça empêche les gens de manger. Et là, le médecin, et ce jour-là je l'aurais tué, je crois, avec le recul aujourd'hui je me dis je l'aurais tué... Il me dit : « oui, oui, bien sûr, y a un fond d'anorexie. » Un fond d'anorexie... Je faisais 38 kilos à l'époque. » Melle L.OA. émet ici une critique du comportement du médecin : elle souhaite avoir une confirmation du diagnostic d'anorexie, elle en parle à son médecin. La réponse du médecin qui va dans son sens ne la satisfait pourtant pas car à la fois, détenteur du savoir médical, il reconnaît l'existence de symptômes d'anorexie que présente Melle L.OA., mais pour elle, il en minimise l'importance ou les effets, en mentionnant le « fond ». Elle insiste en faisant référence à son poids de l'époque, très faible pour une jeune fille de dix-sept ans. Elle verra par la suite une psychothérapeute spécialisée qui lui confirmera le diagnostic et avec qui elle aura une période de traitement psychologique. Il y a en effet un besoin d'étiquetage clair, donc de reconnaissance par l'institution médicale au sens large, qui a définit l'anorexie et la boulimie comme pathologies. On le voit ci-dessus dans le cas de Melle L.OA. et de son médecin. Elle va soumettre son diagnostic profane à l'épreuve du jugement médical. Melle EC.FB dans la même démarche, va jusqu'à vouloir provoquer la réunion de tous les critères d'anorexie : elle n'est pas en aménorrhée et son endocrinologue n'établit pas encore un diagnostic d'anorexie. Elle réduit donc son alimentation dans l'attente du prochain rendez-vous afin de n'avoir plus ses règles. « T'as vraiment envie d'en finir en fait ou..? Ben en ce moment c'est moyen quoi. Enfin je fais des choses pour m'en sortir mais d'un autre côté, je fais tout pour pas m'en sortir donc. Par rapport aux repas, ou au reste ? Ben tu sais, je vais prendre des pilules, je vais voir un psy, je vais voir un endocrinologue à l'hôpital, mais bon à côté si je continue à faire des régimes, donc ça sert pas trop à grand chose quoi. Et l'endocrino, c'est toi qui En fait non c'est mon psychiatre qui me l'a recommandé. Et pourquoi ? Il t'a dit pourquoi tu devrais faire ça ? Enfin un endocrino, c'était plus par rapport au fait que j'avais pas mes règles, par rapport au poids et tout ça. L'endocrinologie c'est plus par rapport aux analyses de sang... Pour vérifier ton état de santé. Voilà. Et il t'a dit quoi, l'endocrinologue ? Ben au départ j'étais un petit peu en dessous de la limite, et il a dit : bon ça va, c'est pas catastrophique. C'est quoi la limite ? Ben c'est 45, et moi j'étais à 43. « Ouais, t'es normale. Bon, c'est pas... T'es mince, t'es très mince, mais t'es pas anorexique. » Alors moi j'étais pas contente et tout, alors je me suis dit je vais faire encore des régimes. Alors en très peu de temps, je suis descendue à 40. Pour qu'on te dise que t'es anorexique ? Pourquoi t'étais pas contente ? Non, ben... (Elle est gênée) Parce que en fait, tant qu'une femme a ses règles, elle est pas anorexique. Faut vraiment ne plus avoir ses règles pour être considérée comme anorexique. Donc du coup ça m'a pas trop plu. Et donc je me suis dit, si mon poids est encore normal, je vais baisser mon poids. Et du coup t'as plus de règles ? Là je les ai, mais elles sont décalées, c'est même plus... Et du coup il t'a dit quoi ? Ben je le vois mercredi. Tu as peur de ce qu'il va te dire ? Ben disons, que j'ai encore mes règles, enfin il me restait une semaine pour les avoir, et je me disais ouais je vais pas les avoir, et je les ai eues, j'ai pleuré, j'ai fait : non ! Et voilà quoi. Et il m'a dit que si je passais à 39 kilos, je serais hospitalisée. Et toi tu veux pas ? Bof, moyen quoi. Enfin ils vont me faire prendre 4 kilos mais ça sert à rien. » EC.FB Melle EC.FB ne cherche donc pas à se faire hospitaliser, elle souhaite avant même de guérir être reconnue comme anorexique. La simple reprise de poids consécutive à une hospitalisation éventuelle ne l'aidera pas à sortir de l'anorexie. « En plus c'était comme ça une reconnaissance que moi j'allais pas bien, un peu comme si c'était du déni, hein. Se faire hospitaliser, quand même, c'est une envie à un moment donné parce que ça légitimise ton mal-être, en fait. Voilà. [Une autre enquêtée Melle VP.FB.] Ouais mais quand tu vas te faire hospitaliser dans le but de t'en sortir, quoi. Ouais, ouais mais... Au début c'était surtout de faire reconnaître que j'allais mal, avant de pouvoir m'en sortir. » MM.FB. Avant de vouloir guérir, il y a : faire reconnaître. "Lorsque le médecin a substitué à la plainte du malade et à sa représentation subjective des causes de son mal, ce que la rationalité contraint de reconnaître comme la vérité de sa maladie, le médecin n'a pas pour autant réduit la subjectivité du malade. Il lui a permis une possession de son mal différente. Et s'il n'a cherché à l'en déposséder, en lui affirmant qu'il n'est atteint d'aucune maladie, il n'a pas toujours réussi à le déposséder de sa croyance en lui-même malade, et parfois même de sa complaisance en lui-même malade. En bref, il est impossible d'annuler dans l'objectivité du savoir médical la subjectivité de l'expérience vécue du malade. »42(*) Georges Canguilhem met le doigt ici sur un point essentiel du besoin de reconnaissance de son mal par le malade, et notamment de sa qualification médicale afin que le sujet puisse s'approprier la définition de son « mal » et avec elle, ses moyens thérapeutiques. Être diagnostiqué anorexique, c'est être reconnu en tant qu'atteint d'une pathologie avec ses critères, c'est pouvoir baliser mentalement les contours d'un mal qui semble atteindre toute la personnalité et avoir des solutions pour y remédier. C'est pouvoir ensuite envisager un retour à la normale. Nous ne cherchons pas ici à réduire le besoin de diagnostic à cette seule explication, mais apporter un éclairage, au moins partiel, à cette volonté de reconnaissance à tout prix, au prix de sa santé dans le cas de Melle EC.FB, au prix de la consultation de plusieurs thérapeutes. II) Diagnostic médical : la possibilité d'unifier son identité Établissement d'un diagnostic par l'institution médicale On l'a vu dans certains extraits d'entretiens, certains médecins, sans nécessairement résister au diagnostic apposé par la personne elle-même sur son propre comportement, adoptent une attitude qualifiée plus haut de « laxiste » : on se rappelle Melle L.OA. pour qui l'apposition du terme « anorexie » sur son comportement s'est faite par une connaissance, au téléphone. Le seul médecin ayant été consulté auparavant est un médecin généraliste, qualifié après-coup de « débonnaire » par Melle L.OA., d' « apathique » pour n'avoir « pas du tout réagi, il a rien mis en place ». « Quand ma tension est descendue à 9, il me donnait des médicaments pour la tension. Bon alors mes parents lui en parlaient un peu. Il disait ben oui il faut manger un peu, un peu plus... » L.OA Il donnait de l'homéopathie pour avoir faim, mais elle crevait de faim, c'était glorieux d'ailleurs, elle adorait cette sensation d'avoir faim, nous dit-elle. « Donc je prenais l'homéopathie pour avoir encore plus faim. » Ce médecin de famille connaissait Melle L.OA. qui était de ses dires de constitution mince : la perte de poids ne l'a pas alarmé plus que cela. Elle va donc aller voir une « psy », recommandée par la personne anorexique rencontrée, et va pouvoir se faire prendre en charge. « Ma mère m'avait laissé les coordonnées de cette femme, Chantal, qui était anorexique, et quand je suis rrentrée, je me suis enfermée dans le bureau de mon père et je l'ai appelée. Et là, y a une porte de lumière qui s'est ouverte pour moi, c'était incroyable. C'était la première fois depuis des mois que j'entendais quelqu'un qui parlait ma langue, qui comprenait ce que je disais au-delà des mots, qui m'expliquait ce que moi-même je vivais, qui était super chaleureuse et qui m'a dit : « mais oui si tu fais 38 kilos pour 1,63m t'es anorexique, mais oui t'arrives pas à manger, tu bloques et tu caches les aliments, mais oui t'es anorexique ! Et ça se soigne, c'est une maladie, la vie peut être tellement plus agréable. » Et nous nous sommes donné rendez-vous chez elle le jeudi, elle m'a accueillie pareil, vachement chaleureusement, elle m'a prise dans ses bras et tout, et elle m'a dit : mais tu te poses la question de si t'es anorexique ? Mais tu te vois pas ! Et c'est vrai que je voyais rien du tout. Jusqu'à aujourd'hui, je n'ai aucun souvenir visuel. J'ai des souvenirs de sensations que j'avais, la sensation des os sur le visage saillant, où je lâchais toujours mes cheveux pour pas qu'on voit, parce que sinon on me disait tout le temps. Et j'ai des sensations comme ça mais j'ai pas du tout de souvenirs visuels. Et le lendemain matin, ça s'est vraiment concentré en une semaine, le vendredi matin elle avait rendez-vous chez sa psy, elle m'a dit demain je t'emmène chez ma psy, je t'emmène avec moi. Et donc voilà, vendredi matin, je vais toute seule à Paris, en train de courir, je courais tout le temps. On rentre dans le cabinet de cette psy, moi je vais dans la salle d'attente, elle, elle va à son rendez-vous et cinq minutes avant la fin, elle vient me chercher, et je rentre dans le bureau de la psy, j'ai eu l'impression de tomber dans un regard d'acier, bleu. J'ai juste ouvert la porte, je suis tombée dans son regard, comme si elle m'attendait, et j'ai senti que cette femme-là, je pourrais pas lui mentir. C'était vachement fort. Et elle a été hyper ferme, hyper autoritaire, à me dire : asseyez-vous. Alors que tous les gens autour de moi étaient tellement dans la pitié, dans la compassion, dans la manipulation à la fois, dans la colère. Et elle, elle a été tout de suite très droite et très ferme, ça a été très impressionnant pour moi. » L.OA
Le moment de la reconnaissance est un moment très fort pour Melle L.OA. Cette « psy » va ensuite lui demander ce qu'elle mange, elle répondra qu'elle ne peut pas manger si on ne l'y oblige pas ; dès lors, un rendez-vous sera pris régulièrement. Melle MH.RI s'est spontanément diagnostiquée boulimique. Elle va demander à son thérapeute si cela est bien le cas. Elle va ressentir un choc à l'annonce du diagnostic d'anorexie : « Moi-même, je me rendais pas compte que j'étais anorexique. Finalement j'ai demandé à mon psy : « qu'est-ce que vous pensez que je suis ? ». C'est lui qui m'a dit : « en fait, t'es anorexique ». Et après j'ai regardé sur Internet, genre définition de l'anorexie et là, j'ai pleuré, pleuré, fondu en larmes, etc. parce que j'arrivais pas à croire que j'étais cette fille, tu vois ce que je veux dire ? Toute ma vie, j'aurais jamais cru que je serai la fille anorexique, tu vois ce que je veux dire ? En lisant ce que tu voyais sur Internet ? Ben, je me suis vue et je me suis rendue compte que j'étais anorexique, mais j'arrivais pas à croire que j'étais la fille anorexique, tu vois ce que je veux dire ? Genre la fille qu'on connaît quand on est jeune : « ouais, elle est anorexique ». C'était ça le choc qui était assez difficile. Donc ça a commencé comme ça. Et puis, ma thérapie a commencé. Ouais, c'est difficile au début, ça prend quand même une grande période avant que tu puisses avoir des..., que tu puisses prendre du recul, tu vois ce que je veux dire ? » MH.RI
Pour elle, sa thérapie commence ici, alors même qu'elle avait rencontré son thérapeute quelques séances auparavant. L'apposition du terme joue le rôle d'appropriation des moyens de guérison. L'anormalité porte un nom, possède des critères définis, a un contour et des remèdes. Le sens donné par le terme même d'anorexie - ou de boulimie - permet de pouvoir enfin repenser les événements et d'unifier cette identité difficile à gérer : « je suis la fille anorexique ». Melle MM.FB., dont on se souvient qu'elle a « décidé de devenir anorexique » donc mis en place le diagnostic elle-même à partir de l'observation de connaissances et de savoirs médicaux avant de le devenir, décide de se faire hospitaliser pour « légitimer » son mal-être ; elle en parle à une psychologue : « Et là, donc j'étais suivie par une psychologue depuis la rentrée, et c'est là, dans le cabinet de la psychologue, que j'avais vu un article sur le service du Professeur Rufo à Marseille. C'est quand tu étais à Valence ? Ouais. Près de Valence, à Nyons ça s'appelle, c'est une petite ville, y a un CMP et j'étais allée voir une psychologue dans ce CMP. Et le plus près, c'était Marseille à 2h, 2h30 mais bon, y avait pas de lit d'hospitalisation plus proche. Et donc, j'en ai parlé à mon médecin généraliste, avant d'en parler à mes parents, en lui disant : voilà, je sais très bien que je m'en sortirai pas, faut que je me fasse hospitaliser. Et voilà, donc on a pris rendez-vous, d'abord avec un nutritionniste de là-bas, qui m'a redirigée vers le service de pédopsy où l'on fêtait, pendant les vacances, Noël Jour de l'An donc pour moi ça a pris énormément de temps en fait, quinze jours, alors que c'est rien du tout pour se faire hospitaliser dans un service où y a huit lits. T'imagines huit lits pour toute la région Sud-Est élargie ? Donc... Après y a des hôpitaux le jour mais moi comme j'habitais loin, c'était pas pratique. C'était il y a combien de temps ? Quatre ans ?
C'était, ben j'avais seize ans donc y a trois ans. En janvier 2003. Et donc là, voilà, 15 jours après, j'étais en admission dans ce service-là, ça a été très vite. C'est un truc de pédopsy, donc qui accueillait les gens jusqu'à 18-20 ans. Moi j'avais seize ans, donc j'étais dans la bonne moyenne. Et y avait aussi des TOC, des schizophrènes... Un peu de tout. Et voilà. [...] J'y suis restée trois mois, on m'avait dit trois mois en moyenne, j'y suis restée trois mois pile. (elle rit) Y a quinze jours d'isolement, ils te font des tas d'examens complémentaires pour voir si c'est pas une vraie pathologie avant de poser le diagnostic d'anorexie mentale. C'est vraiment le truc, on sait jamais quoi. » MM.FB Melle MM.FB passe quinze jours de mise à l'épreuve de son diagnostic spontané, à la suite de quoi elle sera admise en service de pédopsychiatrie et traitée pour anorexie. Mme DB.FB va ressentir le besoin de parler de son mal, mais réfractaire au monde psy dans un premier temps, elle va s'adresser à un prêtre : « Ben en fait, j'ai mis beaucoup de temps à me détacher de mes parents. Eux détestaient les psys et moi aussi, j'étais très dans leur pensée. Comment tu les as trouvés, tes psys ? En demandant à mes médecins. Un en demandant à mon gynéco parce qu'à chaque fois on me disait que c'était un psy qu'il fallait voir, que c'était une psychothérapie qu'il fallait faire, donc à chaque fois on me ramenait au psy. Mon gynéco il connaissait une adresse donc il me l'a donnée. La CMME c'est, en fait pendant très longtemps et c'est vrai que c'est une période pendant laquelle j'ai eu honte, et ça m'a empêchée d'aller voir un psy. J'avais besoin de parler justement, et je suis allée parler à un prêtre et en fait, lui il était pas du tout, du tout habilité pour faire une psychothérapie, je me suis complètement plantée de personne, et en fait... Tu as parlé à un prêtre dans un confessionnal ? Non, non. Comme ça, et en fait lui... C'était à Paris et ça a duré dix ans, donc ça a duré vachement longtemps et pendant tout ce temps-là je me suis pas fait suivre. Niveau médicaments, ça allait à peu près mais j'ai pas du tout fait de psychothérapie, mais j'ai perdu vachement de temps, j'ai pas du tout progressé, et c'était une question de personnalité, j'étais très accro, en fait. Ce qui me faisait du bien, c'est que c'était unmec justement, et j'avais besoin de m'exprimer à un mec. En fait ce qui m'a toujours manqué, c'est de pas pouvoir parler à mon père, de parler de sentiment, mon père montrait pas du tout de sentiment. Et donc je pense que lui aussi a eu tort, le prêtre, parce qu'il aurait pu me dire que je me plantais et que c'était pas à lui qu'il fallait que j'aille parler, mais à un psy. Et lui était assez branché psycho, socio, enfin voilà, et il était très intéressé par l'anorexie et la boulimie, et donc j'étais un sujet d'étude pour lui. Et puis bon, il était un peu lâche, il osait pas me dire non, non allez voir, c'est pas moi qu'il faut aller voir. » DB.FB Le fait de parler à un prêtre, même pendant une période de dix ans, n'aide pas Mme DB.FB à se sortir de ses troubles du comportement alimentaire. Avec le recul, et après avoir été aiguillée par des médecins vers un hôpital, elle estime que c'est une psychothérapie qu'il lui fallait. Elle savait qu'elle souffrait de boulimie et d'anorexie - elle a connu les deux troubles - et son prêtre également, mais la reconnaissance et le traitement psychologique spécifique lui manquait. L'aiguillage et le cadre institutionnels n'étaient pas les bons. Ce n'est qu'en ayant eu l'éclairage psychiatrique qu'elle a pu songer à des moyens de parvenir à sortir de sa carrière anorexique. C'est ce que nous dit également, entre autres, Melle MH.RI : « J'ai fait de la sophrologie une fois, mais c'était très pénible, en fait. C'était très difficile. T'as déjà fait, ça ? Non Parce que c'est très difficile. C'est genre : tu utilises ton corps pour te sentir bien dans ta tête et c'est beaucoup de réflexions intérieures, beaucoup de respirations et c'était littéralement pénible, non seulement parce qu'il fallait que j'aille tout à l'intérieur, mais aussi parce qu'il fallait que j'utilise mon corps en même temps et c'était trop dur, trop dur. Voilà, ce que j'ai fait. J'ai vu un ostéopathe. A Paris ? Ouais, en dehors de Paris, enfin c'est le frère de En France ? Ouais, c'est le frère du copain de ma mère, en fait. Et il m'a beaucoup aidée, enfin c'est lui qui m'a donné des conseils pour : « manges ça, ça ». Mais bon sans plus quoi. L'ostéopathie ça peut pas faire grand-chose pour l'anorexie. Il faisait quoi, à part les conseils ? Il m'a fait un peu d'acuponcture. Bon, ce qu'il fait, c'est des manipulations crâniennes, donc je sais pas ce qu'il fait, mais apparemment ça guérit les filles anorexiques. Bon, j'ai essayé, mais sans plus quoi. Lui a eu d'autres patientes ? Apparemment, il a guéri deux jumelles anorexiques avec ces manipulations. Bon, écoute, je sais pas ! Pour moi, c'était plus psychologique que mon crâne, je pense. Je sais pas, c'est pas que j'y crois pas, mais bon, évidemment, je pensais vraiment pas que ça allait me guérir. D'ailleurs, j'ai vu son collègue après, à Paris, et il m'a dit : « bon, tu sais, ouais, je peux te faire des manipulations crâniennes si tu veux, mais je pense qu'on sait, toi et moi, que c'est pas ça qui va te guérir », « oui, je sais justement ». Donc c'était vraiment plus la thérapie qu'autre chose qui m'a aidée. » MH.RI Elle fait état d'une guérison par manipulations crâniennes rapportée de deux personnes anorexiques, mais elle-même ne semble pas convaincue pour elle, et ajoute que c'est la psychothérapie qui l'a aidée. On voit donc ici que l'institution créatrice de la qualification d'un mal, en l'occurrence l'institution « psy » - qui recouvre un ensemble de monde de soins différents, pour reprendre les termes de Sandra Jacqueline - est celle qui, en identifiant et en définissant les contours d'un comportement anormal, va offrir la reconnaissance de ce mal à chaque personne concernée lui faisant appel. Cette personne va pouvoir s'approprier les critères de délimitation de son anormalité, et les moyens de guérir. Mondes de soin et travail de l'identité Tous nos enquêtés ayant été hospitalisés ont reçu également un apport psychothérapeutique, que ce soit à l'hôpital pendant la période d'internement ou en dehors, avant, après, ou pendant. Tous nos enquêtés ayant suivi une psychothérapie n'ont pas été hospitalisés. Il y a deux mondes de soins pour Sandra Jacqueline43(*), la psychanalyse et la psychopharmacologie qui utilisent toutes deux la parole et les psychotropes, selon des attendus différents. « Ces différences doivent être rapportées à l'objectif central de l'action des professionnels propre à chaque monde de soins, ce que nous nommerons le bien majeur. Le bien que le monde psychanalytique cherche à promouvoir chez ses patients, joue comme un ressort éthique récurrent de la pratique. Ce bien recherché, reposant sur la singularité des personnes, est la capacité des individus à se réapproprier le sens des choses par le langage, capacité qui fait appel à leur qualité de sujet en tant que sujet de l'inconscient. Chez les psychopharmacologues, le bien majeur est la capacité des individus à s'ajuster aux situations de la vie sociale ordinaire organisée, autour de catégories communes de jugement, faisant consensus entre les personnes, et dont l'existence n'est pas problématisée. » C'est ce que l'on a vu avec le médecin qui a admis Melle ML.RI dans sa clinique : à l'entrée, il lui dit voir deux ML, l'une malade qu'il va « tuer », l'autre normale qui est « une personne très bien ». Il n'engage pas de discussion ou de négociation avec sa future patiente, il lui affirme qu'elle ne se rend pas compte de la situation de gravité dans laquelle elle est, et Melle ML.RI va entrer en clinique, signer cinq contrats qui constituent autant de paliers vers la guérison. C'est une réintégration progressive du monde social, figuré par des étapes où elle sera de plus en plus autonome en commençant par un degré zéro, qui va se jouer. « C'est des contrats complètement mutuels entre nous, psychologiques. Le premier, c'est isolement total. Donc c'est isolement total dans une chambre, tu ne sors jamais. Tu sors deux fois par semaine, accompagnée, prendre une douche, c'est tout. Tu es complètement dans ta chambre. Deux fois par semaine pour prendre une douche ? Ouais, tu as dans ta chambre un lit, une armoire, un lavabo, une petite glace et un seau pour tous tes besoins. C'est complètement l'enfermement. Au début, j'ai dit : « mais attends, c'est quoi ton truc-là ? c'est pas possible, moi déjà, je prends une douche par jour, je veux aller aux toilettes ». Mais le problème c'est que, lui, c'est un médecin qui part du principe... Alors dans la chambre, on a des phrases qu'on doit accrocher sur notre mur, pour qu'on les voit vraiment tout le temps. Et une des phrases - attends, que je m'en souvienne : l'isolement est le premier espace de liberté du trouble du comportement alimentaire. En fait, si on y pense, quand on est seul chez soi, c'est une prison parce qu'on est complètement enfermé entre, en gros, les toilettes et le frigo. On fait que ça. Finalement, on a l'impression d'être super libre parce qu'on peut aller acheter de la bouffe quand on veut, mais en attendant, il faut qu'il y ait des toilettes tout de suite à portée de main. Quand on est invité chez quelqu'un, la première chose qu'on voit, c'est : où sont les toilettes ? est-ce que c'est pas trop près des gens, au cas où je vomisse, qu'on m'entende pas ? Donc, finalement, on est prison. Quand on est malade, on est complètement en prison. Et finalement, dans cette chambre fermée, où les repas sont amenés par une infirmière, tu manges avec l'infirmière, tu dois manger en un temps chronométré, parce que tu dois pas mettre trois heures pour manger et tu dois pas manger en deux minutes non plus. Du coup, tu t'aperçois... C'est vrai que c'est long, c'est long à comprendre, mais tu t'aperçois que tu te sens enfin libre parce que t'es plus dans la contrainte de te dire : putain, j'ai mangé, il faut que j'aille vomir, elles sont où les toilettes ? Non, tu te dis : j'ai mangé, mais j'ai pas le choix de toute façon. Alors bien sûr, ça t'arrive de vomir dans ton seau parce que tu peux pas, c'est pas possible. Donc, ouais, ça t'arrive, mais bon, le lendemain, forcément, les infirmières elles vident ton seau et elles le voient très bien. Donc elles sont au courant. » ML.RI Melle ML.RI s'approprie avec le temps les catégories de jugement non négociées : elle va penser sa liberté dans cet espace d'enfermement total. Au bout de vingt-deux jours, elle pourra passer à l'étape suivante où elle aura alors quelques heures libres et pourra aller se laver ou aller aux toilettes seule, et ainsi de suite jusqu'à la sortie. La présence du personnel médical aux repas, infirmières et médecins, a pour but une réimmersion progressive dans un mode communicationnel d'échange, autour de l'acte alimentaire principalement : « Par contre, tu manges toujours tes trois repas dans la chambre. Au début du contrat 2, t'es encore accompagnée de l'infirmière ou des soignantes. Elles restent te regarder manger ? Elles restent, alors elles essayent de rendre ça agréable pour pas qu'elles te regardent comme si t'étais... Elles essayent de discuter avec toi, mais elles peuvent discuter de choses et d'autres, du dernier film qu'elles ont vu. Et puis des fois, quand elles sentent que tu vas pas bien, elles peuvent essayer de chercher un peu le sujet sur lequel t'as peut-être envie de parler. Donc, elles essayent de faire que le repas soit, même si, elles, elles mangent pas, que ce soit quand même un peu convivial, qu'on retrouve un peu le plaisir de manger. » ML.RI Ce n'est pas l'histoire ou l'identité précisément qui sont travaillées ici, mais l'intégration au monde social « normal ». Les catégories de jugement non négociées sont tenues pour légitimes et transmises, ou retransmises. Le côté comportemental est travaillé dans la perspective d'une restructuration et d'une réadaptation. « Le monde de soin psychanalytique considère qu'à chaque type de structure psychique (névrotique ou psychotique) correspondent des pathologies données. Ainsi à une structure névrotique se rapportent les troubles obsessionnels, hystériques, phobiques, et les dépressions. La schizophrénie, la paranoïa, la psychose maniaco-dépressive se rapportent quant à elles à une structure psychotique. Dans ce monde de soin, tout individu dès son plus jeune âge est pourvu d'une structure psychique. La différence entre un individu ayant une structure psychique psychotique et un individu ayant une structure psychique névrotique ne se distribue pas selon le schéma malade/sain. Tout d'abord c'est une question de construction psychique de la personne qui peut très bien, par la suite, pour les deux types de structure, aboutir à des pathologies spécifiques. Cette définition des troubles psychiques propre à chaque monde de soins engage des manières différenciées de construire le statut du patient et l'autonomie qui lui est allouée. Un des moyens de saisir le degré d'autonomie serait de s'intéresser au degré de participation des patients à leur prise en charge psychiatrique. Toutefois cet abord de la question de l'autonomie nous semble faire l'impasse sur l'existence des différences profondes entre les professionnels de chaque monde de soin sur la définition même de l'autonomie des patients et sur les exigences. » Si cette dernière nuance est de rigueur, l'on peut toutefois proposer de voir les effets des conceptions différenciées sur le traitement de son identité par le sujet devenu patient. On remarque ainsi chez certaines personnes une réécriture biographique en terme de nécessité historique. Par nécessité historique on entend, dans la perspective de création de sens, l'idée développée par certains de nos enquêtés qu'il y a un caractère inéluctable à leur conduite, ce qui constitue une interprétation rétroactive de la nécessité des troubles dans l'histoire de vie. Cet angle d'approche est celui des patients de psychothérapeutes du monde psychanalytique. Ce bien commun au monde de soins psychanalytique, en tant que capacité à se réapproprier les codes de la psychanalyse pour se construire un univers de sens et une histoire « cohérente », a pour effet d'atténuer a posteriori le caractère de rupture dans la continuité de l'identité réelle de la personne, et d'introduire l'idée d'une singularité de l'expérience globale : « C'était plein de trucs qui s'étaient construit à l'intérieur de moi et qui s'exprimaient pas parce que j'étais une jeune fille complètement normale avec des copines, une vie, des copains et tout, qui a éclaté du jour au lendemain parce qu'il y a eu cette espèce de dépendance à la nourriture qui a été exacerbée par le régime et que ça m'a donné un terrain tout prêt pour exprimer ce que j'avais à exprimer. Mais, ouais, je crois que vraiment... En fait, le truc c'est que je pense que c'était écrit chez moi et que ça devait se passer, que j'avais pas le choix, il fallait que ça sorte un jour et c'est sorti le jour où j'ai commencé à faire mon régime. Mais c'était... Je vois pas comment j'aurais pu... Enfin, quand je réfléchis à ma vie d'aujourd'hui à ma naissance, je crois que c'était fait pour arriver, enfin il y avait tout qui était en place pour que, un jour, je sois anorexique. C'était écrit, quoi. Y compris dans la famille, dans la façon dont on m'a élevée, dans tout ce qui s'est passé, il y avait vraiment... » ML.FB S'étant approprié le sens de son histoire, et cette nécessité du trouble alimentaire dans l'histoire de vie, un travail en termes de linéarité biographique va être fait, visible surtout chez les enquêtés ayant suivi ce type de thérapie et sortis de la carrière. On va distinguer la signification de l'anorexie de celle de la boulimie si les deux pathologies ont été décelées, et les faire devenir « langage » a posteriori. « Le fait de guérir de la boulimie ou même de la vivre, ça m'a fait changer mon point de vue sur un milliard de choses. Et réfléchir à comment je ressentais les choses pour de vrai, plutôt que comment je les ressentais en étant malade. Et puis après, ça m'a... Même sur des trucs moins personnels, sur ma vision de la vie, de plein de trucs, du ciel, de la terre, de Dieu, de tout ça, ça m'a vraiment, vraiment donné l'envie de trouver qui j'étais et quelles étaient mes opinions. Parce que c'est en faisant ça que j'ai réussi à combler le vide, enfin commencer à combler le vide que je comblais en bouffant ou en faisant je sais pas quoi. Et donc en fait, c'est super intéressant parce que le... enfin c'est vraiment soigner le mal par le mal, en fait. Je sais pas si tu vois ce que je veux dire ? Mais cette espèce de vide, qui se traduit par de la boulimie et de l'anorexie et tout ça, le soigner en comblant le vide par autrement. Et en vidant du vide ce qui n'était pas à moi. Enfin pour parler super métaphoriquement ! C'est un peu ça. Donc, il y a... Enfin, ouais, vraiment, ça a énormément changé ma façon de voir les choses, sur du truc le plus simple au truc le plus compliqué, le plus personnel au plus vague. En fait, je le vois vachement comme une renaissance, en fait moi, la boulimie, enfin comme... C'est un peu... Pour faire ultra schématique, c'est un peu crier en étant anorexique et me rendre compte que ça va pas, et découvrir petit à petit avec la boulimie qui je suis, qu'est-ce qui me fait souffrir, pourquoi ? qu'est que je pense ? qu'est-ce que j'ai envie dans ma vie ? qu'est-ce qui me fait du bien ? qu'est-ce que je ressens face à telle chose ? C'est vraiment ça. Et la boulimie, enfin avec la boulimie, je suis vachement ouverte à plein de trucs un peu émotionnels, du genre je me suis mise à aimer la musique, enfin plein de trucs comme ça qui sont un peu du ressentis, sur lesquels on met pas forcément de mots. Et c'est vraiment ça, c'est renaître et découvrir qui on est, qui je suis, pour parler avec un « je ». Voilà, pour faire super court, c'est ça. Tu parles de renaissance, tu en situes une, en fait ? Ben, peut-être l'anorexie, enfin un début de prise de conscience que je ne sais pas qui je suis, en fait, et qu'il y a vraiment plein de trucs sur lesquels il faut que je me découvre. Et en fait, je l'ai vraiment vécu comme ça parce que, comme je dis, c'est tellement arrivé du jour au lendemain l'anorexie, je le vois comme un pétage de câble, suite à 15 ans dans lesquels j'étais pas ce que j'étais, où j'ai vécu plein de C'est ce que tu disais sur le forum : « d'un coup, j'étais un majeur dressé ». Ouais, vraiment de me rendre compte... Ouais, enfin ça, c'était ce que je veux dire quand je disais le coup de gueule face à plein de trucs, non seulement face à mes douleurs et aux trucs que j'ai pas acceptés de ma vie, mais aussi face à plein de valeurs contre lesquelles, enfin pour lesquelles j'étais pas d'accord. Mais le fait d'avoir besoin, ce dont on a parlé aussi, de manifester le fait que ça allait pas. Et en fait, ce que je voulais dire avec l'histoire du majeur, c'est que j'étais pas faible contrairement à ce qu'on voulait croire, mais qu'au contraire c'était une velléité d'être forte et de monter que j'étais forte, et que j'avais beau avoir l'air d'être quelqu'un de faible, enfin c'était pas du tout mon intention finalement, même si c'était démesuré. En fait, il y a... Tu sais dans la mythologie, ils parlent vachement de, je sais pas comment ça se dit sans l'accent grec, mais hybris, et moi j'ai vachement vu ça aussi. Le fait d'essayer d'être toute puissance, qui est complètement vain à la base, mais d'essayer de nier tous les besoins naturels et de montrer une force surhumaine et qui a pas été punie. La punition c'est pas un bon mot, mais qui s'est révélée être impossible, mais mon intention c'était vraiment ça, c'était de montrer que j'avais pas besoin des autres et de Dieu et de tout ce qu'on m'a appris, et que je pouvais très bien renier la vie. Donc finalement, non, bien sûr que non, mais... Et je suis pas plus forte que n'importe qui, mais c'était un peu ça ce que je voulais dire avec le majeur dressé. Enfin bref, tout ça pour dire que le vois vraiment comme une espèce de, ouais, de renaissance, de volonté de montrer que je ne suis pas ce que je suis et que j'avais envie de savoir qui j'étais. Et que c'est venu petit à petit après avec la boulimie et que c'est pas fini, bien sûr que non, mais c'est avec la boulimie que j'ai appris à ressentir des choses. Parce que, voilà, quand j'étais chez moi et que je bouffais, ben, j'étais bien obligée de voir qu'il y avait un truc qu'allait pas, que j'étais en conflit avec moi-même. Et ça m'a fait mettre le doigt sur plein de trucs et c'est un peu comme ça que j'ai pris le pli, que j'ai pris le goût à avoir mes idées, mes colères, mes coups de gueule, mes joies. C'est vraiment ça. » ML.FB Melle ML.FB distingue ses périodes d'anorexie et de boulimie en ce qu'elles lui ont apporté, à son sens. Elle parle d'une période de maladie constitutive d'une renaissance, à la manière de la conception africaine de la maladie développée par Marc Augé. Elle situe sa période de trouble dans sa propre histoire pour l'intégrer à son expérience : « j'avais envie de savoir qui j'étais ». On note une extension du problème de l'identité à l' « avant », avant l'entrée dans la carrière : elle ne pouvait pas devenir qui elle est, elle a eu besoin de « crier en étant anorexique » et de se retrouver, en retrouvant ses émotions, avec la boulimie. Ici, chaque personne écrit sa propre histoire. Les entretiens sont sur cette question-là d'une grande richesse. Melle MH.RI va entre autres développer l'idée d'un rapport au corps féminin troublé du fait d'un père trop masculin, parfois violent : devenir une femme est un danger, se protéger en se désexualisant est un recours à l'angoisse. Les patients de ce type de monde de soins sont par ailleurs autonomes matériellement : ils continuent de vivre chez eux, et se rendent régulièrement aux rendez-vous avec leur thérapeute. Cette autonomie conforte l'appropriation de la construction de sens de sa propre histoire. Au contraire, l'admission en clinique, hôpital psychiatrique ou toute unité de soin intensifs, a pour effet de marquer temporellement une vraie rupture dans l'histoire de vie : la coupure du monde par rapport au monde extérieur, « normal », fige et fixe un moment de reconnaissance de la « maladie » et de son traitement. * 42 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit. * 43 S. Jacqueline « Les politiques du patient en pratique.Psychanalyse et psychopharmacologie à l'hôpital. » in N. Dodier, V. Ribeharisoa (dir.) Expérience et critique du monde psy, Politix, vol. 19, 2006. (p.96) |
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