L'anorexie fait son apparition dans le champ psychologique
dès les années 1870 : en 1873, le neurologue français
Claude Lassègue décrit dans un article intitulé
« De l'anorexie hystérique » le comportement
étrange d'une de ses patientes1(*) et conclut à un état émotionnel
fragile dû au passage à la vie adulte rendu difficile par un
conflit entre sa patiente et son père. Gull, un médecin anglais,
la présente un an plus tard comme « état mental
morbide »2(*) et
invente le terme d'anorexie nerveuse, « anorexia nervosa »,
dont on retrouve aujourd'hui la qualification dans le Manuel Diagnostique
et Statistique des Troubles Mentaux, le DSM - IV -TR. La boulimie
n'aura été introduite clairement en tant que syndrome à
part entière qu'un siècle plus tard, en 1979, et figure
également au rang des désordres mentaux dans le DSM - IV.
Qualifiés de pathologies dans et par le champ médical, ces deux
types de comportements anormaux à l'égard de la nourriture font
l'objet d'une recherche très importante dans la littérature
médicale et psychiatrique depuis leur identification. Ils sont aussi
entrés progressivement dans le champ médiatique3(*) qui privilégie
généralement l'angle de vue médical et psychologique sur
la question, quand il n'établit pas un rapport de causalité
dû à une influence de la mode et des mannequins, seule approche en
termes d'influence sociale dont il est fait état.
Ces comportements sont donc généralement
considérés comme des pathologies mentales.
C'est le terrain de l'anorexie et de la boulimie que nous
avons souhaité explorer pour nous livrer à une étude sur
les jugements de normalité et d'anormalité autour des pratiques
alimentaires, avant qu'une qualification psychiatrique ait été
posée et jusqu'au moment où elle est acceptée par les
individus atteints de ces troubles.
Dans la perspective d'étudier les jugements, il a fallu
s'affranchir des lectures habituellement faites de ces conduites en termes de
maladie mentale pour étudier leur rapport, en tant que conduites
jugées anormales, à la normalité alimentaire.
Il y une difficulté d'ordre
épistémologique à aborder ces pratiques comme une
véritable « maladie » et nous les avons
travaillées, pour l'anorexie, comme un ensemble d'actes
témoignant d'un changement, au départ volontaire et explicite,
qui appelle une nouvelle vision du monde se resserrant autour de principes
particuliers ; et pour la boulimie comme un comportement résultant de
forces intérieures incontrôlables entraînant
également une nouvelle vision du monde et de soi.
La conception de la maladie telle qu'elle est
développée en anthropologie par des auteurs comme Marc
Augé, ou en sociologie par Claudine Herzlich, repose sur une conception
de la maladie comme pathologie organique et sur ses signifiants sociaux. Des
études scientifiques, notamment américaines, sont
régulièrement réalisées qui cherchent à
mettre en évidence une influence génétique dans
l'apparition de ces troubles. Nous n'en avons pas tenu compte dans notre
étude, considérant qu'il ne s'agit pas d'un trouble de type
organique mais d'une déviance comportementale.
C'est la raison pour laquelle il a été
préférable de travailler avant tout sur les jugements de
normalité et d'anormalité, et non pas les
jugements de malade ou sain, même si ces conceptions
sont à l'oeuvre dans les jugements des personnes. Une approche plus
englobante des troubles du comportement alimentaire permet une distance
nécessaire et suffisante sur les conduites pour considérer qu'un
changement de conduite alimentaire induit un effet sur l'état de
santé, et non qu'il est en soi une maladie. Michel Foucault affirme que
« la racine de la pathologie mentale ne doit pas être
cherchée dans une quelconque
« métapathologie », mais dans un certain rapport,
historiquement situé, de l'homme à l'homme fou et à
l'homme vrai »4(*), dans des significations antérieures à
la distinction du normal et du pathologique, dans le rapport du normal à
l'anormal. Il ne s'agit pas ici de discuter ce point de vue, mais il nous a
paru nécessaire de ne pas traiter l'anorexie et la boulimie comme
maladies en soi, les personnes rencontrées témoignant d'un
certain recul sur leur vécu, afin de mieux comprendre la construction de
sens opérée par les personnes vivant ces troubles. De leur point
de vue, on n'est pas anorexique ou boulimique à partir du moment
où les critères médico-psychiatriques sont remplis :
on le devient à partir du moment où l'on accepte d'être
qualifié comme tel.
Nous n'avons pas abordé ce travail sous un angle
socio-historique, qui mériterait un travail entièrement
consacré à la question pour voir comment les pratiques anormales
se sont imposées à l'individu anorexique et/ou boulimique, ou
comment la distinction s'est opérée entre un comportement normal
d'un côté et un comportement psychopathologique du type anorexique
ou boulimique de l'autre. Nous n'avons pas discuté
l'établissement social des procédés servant à
répartir en catégories les personnes et les contingents
d'attributs qu'elles estiment ordinaires et naturels chez les membres de
chacune de ces catégories.
On a cherché à voir comment un individu juge
lui-même qu'il passe d'une catégorie à une autre. Quand on
a une frontière tangible, socialement définie, entre le normal et
l'anormal, c'est-à-dire l'inscription psychiatrique d'un comportement vu
comme une pathologie avec ses critères et ses composantes, comment
l'individu est-il amené à prendre conscience de son
anormalité et à adhérer à cette définition
qui vient renforcer sa propre anormalité ? Il s'agit d'un parcours
chaotique qui mène du jugement de normalité à la
perception de l'anormalité ; nous en avons proposé une mise
en ordre souple, en définissant des grandes étapes
généralement rencontrées par les personnes anorexiques et
boulimiques. On verra à partir de là que le
« normal » et l' « anormal » sont
à la fois rapportés à l'histoire singulière,
individuelle de la personne tout comme ils sont liés à
l'identité du groupe en tant que conceptions et pratiques communes.
Pour Georges Canguilhem, le rapport du normal à
l'anormal n'est pas « un rapport de contradiction et
d'extériorité, mais d'un rapport d'inversion et de
polarité. La norme, en dépréciant tout ce que la
référence à elle dit de tenir pour normal, crée
d'elle-même la possibilité d'une inversion des termes. Une norme
se propose comme un mode possible d'unification d'un divers, de
résorption d'une différence, de règlement d'un
différend. Mais se proposer n'est pas s'imposer. A la différence
d'une loi de la nature, une norme ne nécessite pas son effet. C'est dire
qu'une norme n'a aucun sens de norme toute seule et toute simple. La
possibilité de référence et de règlement qu'elle
offre contient, du fait qu'il ne s'agit que d'une possibilité, la
latitude d'une autre possibilité qui ne peut être qu'inverse. Une
norme en effet n'est possibilité d'une référence que
lorsqu'elle a été instituée ou choisie comme expression
d'une préférence et comme instrument d'une volonté de
substitution d'un état de choses satisfaisant à un état de
choses décevant. Ainsi toute préférence d'un ordre
possible s'accompagne, le plus souvent implicitement, de l'aversion de l'ordre
inverse possible. Le différent du préférable, dans un
domaine d'évaluation donné, n'est pas l'indifférent, mais
le repoussant, ou plus exactement le repoussé, le détestable. Il
est bien entendu qu'une norme gastronomique n'entre pas en rapport d'opposition
axiologique avec une norme logique. Par contre, la norme logique de
prévalence du vrai sur le faux peut être renversée en norme
de prévalence du faux sur le vrai, comme la norme éthique de
prévalence de sincérité sur la duplicité peut
être renversée en norme de prévalence de la
duplicité sur la sincérité. »5(*)
Ce que Canguilhem pose de manière anecdotique comme une
évidence, une norme gastronomique qui n'aurait pas de rapport
axiologique avec une norme logique, est loin d'en être une. Les conduites
alimentaires font bien l'objet de jugements moraux : manger anormalement,
c'est bien ne pas manger normalement. On le verra, les manières de
tables, le souci de santé, la commensalité sont autant de valeurs
unificatrices appelant au jugement de normalité ou d'anormalité,
ce sont autant de références permettant de jauger son
degré d'intégration au monde social. Et les conduites anormales
ont bien cette présomption de caractère repoussant et
détestable qui, on le verra plus loin, poussent à les
cacher...
La norme alimentaire fait l'objet de nombreuses recherches en
sciences sociales. Si ce n'est pas à une sociologie de l'alimentation
à proprement parler que l'on s'est livré - mais bien une
sociologie des jugements et de la construction de sens par l'appel à des
valeurs, les études sociologiques ou anthropologiques autour des
questions alimentaires nous ont été utiles pour comprendre la
signification de certains jugements et les placer dans le contexte social en
général. Il n'y a d'ailleurs pas une, mais des sociologies de
l'alimentation comme le rappelle Jean-Pierre Poulain dans son ouvrage
Sociologies de l'alimentation6(*).
Ainsi en matière alimentaire, une sociologie
fonctionnaliste va étudier le rôle fondamental du repas, pris
comme institution, dans le processus de socialisation et de transmission des
normes. A titre représentatif, Maurice Halbwachs, dans La classe
ouvrière et les niveaux de vie7(*), écrira : « L'essentiel de
la vie familiale paraît bien être le repas pris en commun avec la
femme et les enfants... L'ouvrier sait bien que l'ordre des repas, l'habitude
de consommer certaines nourritures et le prix qu'on attribue à chacune
d'elles sont de véritables institutions sociales. » Marcel
Mauss l'étudiera dans la perspective des dons et contre-dons.
Ces deux perspectives nous ont ouvert des portes lors du
travail d'interprétation de certains entretiens ; certains
enquêtés font eux-mêmes le lien entre une mauvaise
transmission (« mes parents m'ont mal appris à
manger ») et des pratiques troublées plus tard lors de leur
autonomisation. D'autres enquêtés accordent de l'importance
à la part de « don » dans l'acte alimentaire :
si la nourriture est préparée et offerte telle personne avec qui
la relation est bonne, elle va revêtir un caractère presque
« magique » et pouvoir être assimilée sans
créer de souffrance alors même que la restriction absolue est la
règle chez ses personnes.
En ethnologie, la question alimentaire a également fait
l'objet de recherches empiriques chez les fonctionnalistes, notamment en
Angleterre où des auteurs mettent l'accent sur différents
aspects. Radcliffe-Brown8(*)
note que « l'activité sociale la plus importante est de loin
la recherche de nourriture ». Bronislav Malinowski dans son
étude des composantes sociales du contexte dans lequel s'exprime et se
met en oeuvre la satisfaction d'un besoin9(*), met en place la notion de « besoin
dérivé » : la fourchette est un besoin
dérivé du besoin de se nourrir de telle façon à tel
endroit.
L'anthropologie des techniques développée
après la Seconde Guerre Mondiale en France par Leroi-Gourhan va
répertorier et classifier les différentes techniques de
consommation pour étudier les rapports de l'homme avec la
matière. L'anthropologie culturaliste va s'intéresser à
l'extrême variabilité des formes et des techniques
alimentaires : Lowie consacre tout un chapitre, dans son Manuel
d'anthropologie culturelle10(*), à la question de la cuisine et ses
techniques, mais aussi au repas, dans une démarche de comparaison des
cultures. Dans la perspective culturaliste, Margaret Mead est probablement
l'auteure qui a le plus travaillé sur la question des pratiques
alimentaires. Son approche mérite attention, notamment sur le chapitre
IV de son ouvrage Moeurs et sexualité en Océanie11(*) , intitulé
« La première enfance : formation du
caractère » : les attitudes parentales dans la
distribution des aliments aux enfants participent à la construction de
la personnalité. Quelques années plus tard, avec R.C. Guthe,
Margaret Mead publiera un Manuel d'enquête alimentaire où
ils montrent « les façons selon lesquelles des individus ou
des groupes d'individus, en réponse aux pressions sociales et
culturelles choisissent, consomment et mettent à contribution certaines
portions de disponibilités alimentaires
présentes. »12(*)
De cette approche culturaliste, on voit émerger
l'idée que c'est la culture qui détermine l'originalité
d'un comportement alimentaire.
Dans la perspective structuraliste de Levi-Strauss,
l'alimentation est un terrain qui permet de s'intéresser, tant du point
de vue des pratiques culinaires que des manières de table, à la
combinatoire logique des structures, pour dégager des invariants de
« l'esprit humain », à savoir les structures
archaïques que l'on trouve de tout temps en tout lieu.
Et effectivement, on le verra, certaines analyses de
Levi-Strauss nous ont été utiles pour mettre à jour
certaines récurrences en termes d'évaluation de la qualité
d'un aliment chez nos enquêtés, selon que l'aliment est plus ou
moins travaillé, par la main du cuisinier, par l'industrie...
Des études du CREDOC sur les représentations
autour de l'alimentation établissent un certain nombre de valeurs
partagées telle que la santé et le plaisir, valeurs
statistiquement les plus présentes chez les individus. Le souci pour la
santé grandissant, une « enquête INCA individuelle et
nationale sur les consommations alimentaires » coordonnée par
J.-L. Volatier établit un intérêt croissant des individus
pour la nutrition qui se construisent un ensemble de connaissances dans le
domaine, témoignant d'une culture de la rationalisation médicale
en matière alimentaire. On pourra juger de l'étendue de ce savoir
chez les enquêtés, leurs jugements en matière
médicale n'étant donc pas du domaine du pur profane.
Les catégories médicales et de la biologie font
fréquemment référence et permettent à chacun de
jauger son propre comportement : par exemple, on évite les
matières grasses, mais les fruits et légumes
bénéficient d'une excellente image nutritionnelle ;
cependant ils ne sont que moyennement consommés pour leur goût et
leur qualité inconstante dans la chaîne alimentaire. Ces
catégories de jugement, qu'elles soient mises en pratique ou pas par les
acteurs, sont en expansion sur l'ensemble du monde social avec la diffusion
actuelle de normes de santé publique européennes fortement
relayées par les médias.
En ce qui concerne les attitudes et comportements
alimentaires, cette étude INCA établit que les trois dimensions
essentielles d'une bonne alimentation sont avant tout la santé et la
qualité des aliments, puis le plaisir, en troisième position
statistique. D'une manière générale, les femmes
privilégient une alimentation variée, équilibrée et
sans excès, et les hommes le goût, la qualité et la
satiété.
Le côté socialisant de l'alimentation, la
commensalité est également une dimension importante du
modèle alimentaire selon Corbeau et Poulain13(*). La conception des repas comme
moment de solidarité et de partage de nourriture mais aussi de valeurs
répond pour eux à une anxiété fondamentale
enracinée dans le rapport de l'homme à son alimentation :
« la fonction d'un modèle alimentaire est d'abord de
gérer l'anxiété alimentaire au sens le plus complet du
terme » pratique et symbolique.
On le verra, les moments de découverte des pratiques
déviantes autour de l'alimentation suscitent beaucoup
d'inquiétude de la part des proches. Quand l'idée de partage est
rompue, que les notions de santé et de plaisir sont
évacuées des représentations individuelles de
l'alimentation et qu'il y a entrée dans un processus d'individualisation
par rapport à la conception de l'alimentation et des repas, c'est toute
la conception de l'intégration du membre au groupe qui est mise en
question. Que se passe-t-il quand on rompt le mode de
l' « allant de soi » ?
On propose de rediscuter les différentes étapes
de la carrière anorexique établie par Muriel Darmon14(*) et de voir comment les
individus se situent eux-mêmes par rapport à leurs troubles et
cette carrière plus ou moins objective - puisque établie dans une
perspective sociologique.
Rappelons brièvement ces étapes qui constituent
la carrière anorexique telle que Muriel Darmon la conçoit.
Il y a d'abord l'engagement dans une prise en main, le
« commencement », qui introduit une discontinuité
dans le comportement habituel de la personne puisque celle-ci va mettre en
place de nouvelles pratiques visant le changement : changement d'habitudes
alimentaires, mais aussi changements par des pratiques d'entretien du corps
(sport, vêtements), et des pratiques scolaires et culturelles. Du point
de vue médical et psychiatrique, il s'agit du commencement de l'anorexie
au sens psychiatrique du terme, dont les critères sont définis
dans le Manuel Diagnostique et Statistique de Troubles Mentaux
(DSM-IV)15(*), même
si ceux-ci ne sont pas encore tous réunis et que le régime est
apparemment « banal ». Du point de vue profane, il ne
s'agit pas sur le moment d'un début d'anorexie : Muriel Darmon
montre qu'il y a de nombreux accompagnateurs, qui encouragent au changement. Ce
changement peut être vécu comme normal, légitime, conforme
à certaines attentes sociales, dans la mesure où il est courant
de voir une personne entreprendre un régime, changer sa garde-robe et
quelques unes de ses activités, sans qu'il y ait nécessairement
de rupture brutale avec son identité « d'avant ».
C'est pourquoi Muriel Darmon va nommer le comportement anorexique ainsi :
une déviance de la conformité.
C'est aussi la raison pour laquelle, dans la perspective de
l'auteur, cette première phase ne peut constituer
précisément la première phase de la carrière que si
elle est suivie de la seconde : la continuation de ce premier
régime. L'engagement est maintenu, la perte de poids se poursuit, les
conséquences sur la santé deviennent plus importantes, mais les
pratiques se routinisent, ainsi que lors de la troisième phase où
les habitudes sont installées de sorte que l'on continue et
« maintient l'engagement malgré les alertes et la
surveillance » de professionnels ou de profanes qui commencent
à étiqueter le comportement.
La quatrième étape est la prise en charge par
l'institution, Muriel Darmon ayant réalisé la plupart de ses
entretiens à l'hôpital. C'est décider de s'en remettre
à l'institution. Muriel Darmon cite ici Erving Goffman pour
définir le rôle de l'hôpital : « un lieu de
résidence et de travail où un grand nombre d'individus,
placés dans la même situation, coupés du monde
extérieur pour une période relativement longue, mènent
ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et
minutieusement réglées. »16(*) C'est dans l'institution
hospitalière que l'on constitue le groupe déviant. C'est
là qu'on le constitue et qu'on a vocation à le
désagréger, si l'on peut dire, car c'est un lieu d'affrontement
entre déviants et personnels médicaux qui vont alors
« lutter contre les dispositions à maintenir l'engagement dans
la carrière anorexique »17(*), lutte qui, si elle est
« emportée » par l'institution hospitalière,
doit déboucher sur la sortie d'une patiente
« guérie » après le lâcher prise sur
ses conduites troublées et une reprise en main dans le sens de la
normalité. Fin de la carrière anorexique ?
Si la notion de carrière telle qu'elle est
établie par Muriel Darmon est relativement dynamique, elle ne peut
s'appliquer qu'aux personnes ayant été prises en charge dans le
cadre hospitalier, institution totale telle qu'elle est définit par E.
Goffman. Cette perspective ne prend pas en compte tout le processus de jugement
qui va du moment où l'on s'aperçoit de l'anormalité d'un
comportement au moment où l'on qualifie ce trouble d'anorexique et/ou
boulimique jusqu'à un éventuel recours à l'hospitalisation
ou à un psy. Comment se présente le « bricolage
cognitif », pour reprendre l'expression de Christian Morel18(*), par lequel on est
amené à qualifier son propre trouble et se voir confirmer son
anormalité ? Dans un premier chapitre, nous proposons, sans entrer
tout de suite dans le détail du pourquoi, d'analyser le comment :
comment certains éléments jugés anormaux conduisent une
personne à revoir son identité et à interagir avec les
institutions « renormalisantes » ? Quels sont les
effets de la perception du comportement anormal d'une personne amenant à
juger de l'anormalité, totale ou partielle de ses pratiques, et
remettant en question son identité ?
On propose de différencier les étapes du
jugement qui conduisent à trouver ses propres pratiques anormales.
D'abord une phase de déni chez les sujets anorexiques, qui est
considérée rétroactivement comme le début de
l'anormalité, constitue une étape où se met en place un
changement volontaire de subjectivité dont l'alimentation est le point
central à la manière de la conception indienne d'Amazonie,
détaillée par Philippe Descola, de conceptualiser le corps et la
métamorphose, changement corporel qui induit un changement de
comportement à l'égard d'autrui. Un changement dans la perception
et la catégorisation d'un alter suppose un changement parallèle
de régime corporel ; corollairement, changer de corps, c'est
changer de point de vue. Dans la perspective indienne, les états des
corps altérés sont tantôt des stratégies de
connaissance, s'ils sont délibérément provoqués,
tantôt des symptômes pathologiques, s'ils sont involontaires. Cette
comparaison est intéressante car dans le cas de l'anorexie, le
début de transformation volontaire par un régime est à ce
titre remarquablement semblable de cette conception d'une civilisation pourtant
éloignée de la nôtre : les autres accompagnent, les
changements volontaires sont bien vécus et bien vus. C'est le
basculement vers un point de non-retour qui va poser problème.
Vient donc la phase de prise de conscience de
l'anormalité, avec continuation et routinisation des pratiques. C'est
une étape problématique où l'on va tenter de comprendre et
qualifier de ce qui se passe, et où l'identité sociale et
personnelle est fortement questionnée : l'identité "d'avant"
qu'on tente de maintenir en dissimulant son
« étrangeté » et sa nouvelle
« étrangèreté » pour rester
intégré, et l'identité nouvelle de déviant, le
nouveau rapport à la nourriture et un nouveau sens créé
changeant le point de vue sur soi. Une fois la qualification du trouble
établie par différents moyens, l'on va se diriger vers le champ
médical. On verra qu'un diagnostic implique une reconnaissance de la
situation de la personne, étape importante en ce qu'elle permet de
réunifier l'identité, qui va être retravaillée dans
la perspective d'un retour à la normale, de manière
différente selon le type de soins vers lequel on est conduit.
C'est selon cette perspective chronologique que nous allons
aborder la question du jugement par un sujet de sa propre anormalité et
ses conséquences sur la gestion de son identité.
Chapitre préliminaire
L'enquête
« Ce qui importe, ce n'est pas de rêver de
l'impossible « enquête pure », mais d'expliciter
chaque fois la situation sociale créée par l'enquête et de
la contrôler dans la mesure du possible - ce qui constitue par ailleurs
une première analyse de l'objet de la recherche. Il importe
également de restituer cette explicitation lors de la
présentation des résultats : rappelons que la critique de la
démarche fait partie intégrante de la recherche
sociologique. »
D. Schnapper, La Compréhension sociologique.
(2005)
Partant avant tout de l'ouvrage de Muriel Darmon sur les
pratiques anorexiques établissant leur caractère déviant,
il a donc fallu s'intéresser d'abord à la sociologie de la
déviance. Il est difficile de rapporter des conduites dites
« collectives » dans le cas des anorexiques, car
contrairement aux fumeurs de Marijuana de Becker, l'entrée dans la
carrière anorexique, pour reprendre les mots de Muriel Darmon, se vit
seul : c'est le fruit d'une décision individuelle de faire un
premier régime qui « dérape » en restriction
alimentaire durable, processus qu'on ne peut inverser. Pour les personnes ayant
commencé par avoir un comportement boulimique, ou ayant vécu la
boulimie dans la continuité d'un comportement anorexique, l'idée
est la même, la volonté de départ en moins : on
commence sans trop savoir pourquoi, sans le décider, cela
« arrive » et l'on ne peut pas vraiment décider
d'arrêter. L'idée d'une enquête de terrain était donc
à évacuer dès le départ: dans le cas de
l'étude des jugements, il n'était pas nécessaire
d'enquêter en milieu hospitalier dans un service adéquat puisque
l'admission de la personne suppose déjà sa reconnaissance de la
qualification psychiatrique de son comportement.
Les individus commencent la plupart du temps sans savoir ce
que va devenir leur comportement, donc dans l'absence de volonté d'en
arriver au trouble. On verra qu'il faut tout de même tempérer
cette affirmation, certaines personnes décidant en conscience de
« faire de l'anorexie ».
Il y a bien une partie de l'action qui est rationnelle en
finalité dans l'anorexie (maigrir est le but immédiat), la
Zweckrationalität wébérienne, avec moyens efficaces
d'y parvenir, donc une rationalité instrumentale : qui veut la fin
doit vouloir les moyens19(*) ; l'information qui permet de choisir le moyen
le plus efficace est le moyen le plus important. Le problème est que
derrière ces apparences il y a la façon de le vivre, qui montre
autre chose qu'un ensemble cohérent de valeurs : des valeurs
opposées qui s'entrechoquent et créent une tension au sein de
l'identité même de la personne.
Un autre angle de vue est possible dans la perspective de
l'individualisme méthodologique : la rationalité est
l'observation de la règle, la cohérence, le traitement semblable
de cas semblables. Si un élément d'un groupe n'est pas rationnel
dans ce sens, on se sent désarmé devant
l'imprévisibilité, ce qu'on ne peut comprendre, qu'on peut juger
comme un caprice ou un manque de volonté. Le chercheur peut toujours
dans cette perspective dégager une forme d'intentionnalité. Mais
dès lors qu'on prête attention à la façon qu'ont les
acteurs et actrices de ces pratiques, l'on a, d'une part, affaire à
beaucoup de souffrance, des pertes de repères dans les valeurs, une
rationalité apparente qui n'est pas toujours vécue ainsi, loin
s'en faut, et l'on peut être tenté de préférer le
terme de « subissant » au terme d'acteur, justement, pour
nommer les intéressés. Cela est directement palpable dans le cas
de la boulimie, on ne perçoit pas de rationalisation apparente en amont
de la boulimie20(*), qui
nécessite d'autres outils théoriques pour comprendre ces
pratiques « irrationnelles » et pouvoir les inscrire
dans un raisonnement théorique construit. Mais aval, on voit bien qu'il
y a une peur de rendre public son trouble, à la manière du
stigmate tel qu'il est conçu par Erving Goffman. Cette approche nous a
été d'une aide précieuse pour concevoir les exigences et
mécanismes de dissimulation des pratiques déviantes.
Bien que vécus dans l'isolement par chaque personne qui
y est confrontée, les actes se ressemblent, très
étrangement d'ailleurs, puisque même avant la médiatisation
du « phénomène anorexie - boulimie » et la
diffusion de descriptions des pratiques, des personnes isolées mettaient
déjà en place, petit à petit, un comportement de totale
restriction, de type ascétique, ou de total laisser-aller, sans qu'on
leur transmette directement tel ou tel « savoir-faire » en
la matière, tout au moins pas dans un seul des trente cas
étudiés. Certaines enquêtées ont par exemple
« commencé » dans les années 1970. Et
pourtant, quand on réunit plusieurs de ces personnes dans un même
lieu21(*), l'on observe un
certain « état d'esprit » commun, sans pour autant
réduire chacune des manières de vivre l'anorexie à cet
aspect. Des éclats de rire quand l'une raconte qu'elle ouvre à
fond le robinet de la baignoire chez ses hôtes, ruse mise en place pour
couvrir le bruit de ses vomissements et de la chasse d'eau, et que tout le
monde juge de l'absurdité de ce genre de stratagèmes qui sont
pourtant leur lot quotidien : car il est finalement plus étrange de
se laver en plein repas que d'utiliser les toilettes. Des soupirs quand, en
groupe toujours, on se rend compte du temps perdu dans les
« rituels » quotidiens de pesée, de calculs de
calories consommées à l'unité près,
d'évaluation de soi devant la glace, par rapport aux vêtements,
aux sensations du corps sur la chaise... Des faits peuvent ainsi être mis
à distance, car c'est avoir déjà reconnu sa
déviance (pour avoir répondu à la proposition),
s'être senti capable de rencontrer des personnes dans le même cas
(puisque notre annonce émettait cette possibilité), avoir l'envie
ou le besoin allié à la possibilité de s'exprimer sur le
sujet.
Ces constatations faites lors d'une rencontre avec plusieurs
des futurs enquêtés, on s'aperçut aussi d'un grand nombre
de disparités entre eux, tant du point de vue de leurs origines sociales
que de leurs façons personnelles de réagir à ce qu'ils
vivaient, de le mettre en mots, d'accorder plus d'importance à tel ou
tel aspect de leur vie. Sur fond de « TCA » communs,
appellation qui regroupe l'anorexie et la boulimie, chacun n'a pas la
même appréhension de ce vécu, n'en donne la même
signification, si seulement une signification est donnée ; tout le
monde n'en est pas non plus au même stade de la
« carrière »: selon que l'on commence à vivre
les troubles, qu'ils sont installés, qu'on lutte, ou qu'on en soit
sorti, on ne va pas en dire la même chose.
Des enquêtés pleinement conscients de leur
subjectivité
Certains enquêtés font eux-mêmes un point
entre ce qui relève de la subjectivité, et ce qui peut être
un diagnostique fédérateur une fois reconnu la qualification
psychiatrique de leur comportement. Ils nous mettaient ainsi indirectement en
garde contre ce potentiel « plaquage » de l'histoire de
l'un sur l'histoire de l'autre:
Melle MH.RI : « Ce qui est intéressant
avec l'anorexie ou la boulimie d'ailleurs, c'est qu'on a tous des
symptômes très similaires mais il y a des causes qui sont
différentes, il y a des douleurs qui sont différentes. Enfin, il
y a des rapports évidemment, mais il y a une individualité
à l'anorexie.
Tu dis ça à cause des personnes que tu as
rencontrées aussi ?
Je dis ça parce que, mais j'ai jamais vraiment
rencontré quelqu'un qui était anorexique, enfin maintenant que
tous mes amis sont anorexiques ou boulimiques, mais avant, non, je savais pas.
J'ai lu beaucoup de livres, etc. et il y a des généralités
qui me touchent pas, quoi. Genre, ils disent : les anorexiques pensent
blabla, à cause de blabla. Et moi, c'était pas du tout ça.
Je crois qu'il y a des différences dans chacun, dans chaque personne. Et
bon, il y en a qui deviennent anorexiques parce qu'ils ont été
sexuellement abusés quand ils étaient jeunes, mais moi c'est pas
le cas, enfin je pense pas, moi. Il y a des causes qui peuvent être plus
graves, plus extrêmes, oui. »
Melle MH.RI fait donc ici allusion aux différences de
vécu qui font que les causes et interprétations que chacun trouve
à son expérience varient d'une personne à l'autre.
Certaines peuvent l'imputer à des abus sexuels, ce n'est pas son cas,
qu'elle juge relativement moins grave. « Il y a des douleurs qui
sont différentes » : sur un fond commun de souffrance, la
manière de l'appréhender, l'intensité varie d'une personne
à l'autre.
Melle ML.FB : « Et maintenant, ça
t'apporte quoi ?[le forum Internet]
En fait, ça m'apporte... Ben, déjà, c'est
con, mais quand il y a des nanas qui postent des trucs du genre :
« j'en ai marre, je veux m'en sortir, il faut que je trouve la force
d'arrêter de manger », moi je lui réponds :
« écoute, moi, personnellement, je pense que ça sert
à rien ». Et ça me fait plaisir de le faire parce qu'au
début c'est un truc que j'osais pas faire parce que je me disais :
si ça se trouve, c'est ma vision des choses. Et c'est vrai qu'en le
fréquentant assidûment depuis un certain moment, je me rends
compte qu'il y a des trucs qui sont quand même assez vrais de
manière assez générale, que je suis pas la seule à
le penser. Du genre, typiquement : ça sert à rien de
culpabiliser après, ça sert à rien d'essayer de se
restreindre. Et ces genres de trucs à la con, ça me fait plaisir
de les répéter parce que je me dis que ça peut aider
quelqu'un. Et sinon, ça m'aide vachement, enfin dans toutes les
discussions qui traitent pas de la bouffe en fait, dès qu'il y a des
postes qui parlent pas de la bouffe, qui parlent des mecs ou du relationnel ou
de l'argent ou des trucs comme ça, ça m'aide vachement. Et
ça, c'est mon côté investigateur dont je te parlais qui est
vachement aidé par ce forum. Je lis des choses, je me dis : tiens,
il y a un comportement... parce que j'ai des comportements un peu
troublés dans plein de domaines et je me dis : tiens, là...
Enfin, j'en parle avec des gens, je confronte des opinions, des avis, des
visions, des trucs et tout, et ça me fait réfléchir sur
d'autres domaines, que je pense qu'on est pas mal à avoir en commun
quand on est boulimique. Notamment les mecs, la vision du sexe, c'est des trucs
que je retrouve dans pas mal de personnes sur le forum et ça me fait du
bien de les lire parce que ça me fait réfléchir dessus. Et
ça me fait du bien aussi d'écrire certaines choses, ça me
permet de poser à plat des trucs. En plus de ça, tu sais qu'il y
a des gens qui te lisent, qui vont peut-être même te donner une
solution, enfin une approche de solution. C'est un truc qui m'aide vachement.
Mais c'est vrai que le fait d'aller parler de bouffe, ça, ça
m'aide absolument pas. Et quand je le fais, c'est juste parce que je lis des
trucs qui me semblent faux et que je donne mon avis. Mais au niveau
alimentaire, ça m'aide pas du tout et ça m'a gênée
aidée. Ça, c'est clair. Au contraire, ça me faisait du mal
de lire, des nanas qui disaient : « ouais, voilà, j'ai
fait une crise ». Moi ça me replongeait dedans et ça
m'aidait pas. C'est vraiment... Il y a des gens qui sont quand même
vachement humains, je trouve sur le forum et ça me fait du bien de les
lire quand ils parlent d'autres choses. Parce qu'il y a pas mal de discussions
quand même qui se positionnent pas au niveau de la nourriture mais
d'autres choses. Et c'est cet apport-là qui me fait vachement de bien.
Mais c'est vrai qu'après c'est un truc que je peux faire avec des amis
par exemple et je le fais. Mes problèmes avec les mecs, mes
problèmes entre guillemets, c'est un truc dont je parle avec toutes mes
copines ! Mais après d'en parler avec quelqu'un qui a le même
vécu au niveau des troubles du comportement alimentaire, donc il y a
sûrement des trucs en commun. Il y a un éclairage qui est
différent et qui est souvent beaucoup plus fructueux pour moi qu'avec
les copines, même si je néglige pas non plus l'apport de mes
discussions par rapport à ça avec mes psys, mes amis. Même
mes réflexions personnelles, c'est vrai que de les confronter avec
quelqu'un, enfin avec des personnes en l'occurrence qui ont des points communs
forts au niveau du vécu anorexique boulimique, je pense que c'est pas
négligeable. Vraiment, il y a un plus.
Il y a un effet de miroir quand tu lis des
trucs ?
Ouais, des fois, ouais. Mais disons que je me reconnais dans
certaines personnes, c'est clair. Après, par contre je suis intimement
persuadée que, que je me parle un peu qu'à moi-même. Il y
a... Disons qu'il y a des gens que j'arrive à comprendre, mais
dès que ça touche à des trucs qui me sont personnels, je
pense que j'ai vachement de mal à être objective. Et
généralement quand je réponds à quelqu'un qui parle
de quelque chose qui me parle à moi, je sais jamais si je suis dans
le..., je sais jamais si je suis objective et si ce que je réponds
s'applique à elle. Je dis « elle » parce qu'il y a
que des filles quasiment. Mais il y a un effet de miroir qui est pas non
plus... Enfin, ouais, il y a beaucoup de subjectivité aussi, je crois.
Mais je pense que c'est pareil pour tout le monde et que chacun... Disons que
je lis dans des réponses d'autres, des trucs qui me parlent plus que
dans ce qu'on me répond à moi. Tu vois, c'est
complexe. »
Melle ML.FB parle, d'une part, dans cet extrait d'entretien,
de l'ensemble du comportement troublé, qui n'est donc pas circonscrit
à la sphère alimentaire. Elle fait également
référence à cette
« subjectivité » dont Melle MH.RI parle plus haut,
en expliquant qu'elle retient principalement de l'expérience des autres
les points communs avec la sienne, pour mettre en lumière, par le
langage et la pensée, ce qui la gêne chez elle et qu'elle va
chercher à renormaliser peut-être par la suite. Maintenant qu'elle
a pris du recul et que l'effet de groupe induit par la
fréquentation d'un forum ne la « replonge plus
dedans » par effet d'entraînement dû à une
certaine reconnaissance des pratiques déviantes, elle cherche à
dégager des récurrences pour comprendre « ce qui ne va
pas », et évacue ce qu'elle juge propre à chacun, de
même que les propos purement pragmatiques autour de la déviance
alimentaire. Elle tente de tracer les contours de cet « effet de
miroir » pour y inclure ce qui peut-être
généralisable au niveau comportemental, le reste demeurant le
domaine du personnel et n'ayant, pour elle, aucun intérêt dans cet
espace d'entraide collective, parce que « cela n'apporte pas de
réponse ».
Plus loin au cours de l'entretien, on revenait sur la question
à propos d'un autre cercle d'entraide : les Outremangeurs Anonymes,
qu'elle avait fréquentés un temps, et que l'on connaissait
également pour avoir participé à quelques réunions
dans le cadre de cette recherche.
« Moi ce que j'ai trouvé - moi j'y suis
allée en me présentant comme quelqu'un qui cherchait des gens
pour faire des entretiens - c'est que - j'écoutais, mais je me servais
pas de ce que j'écoutais, comme sur le forum. Et je me mettais à
la place des personnes qui, pendant trois minutes, parlaient de leur truc, mais
il n'y avait aucun retour. C'est trois minutes machin, trois minutes, lui veut
dire quelque chose, je lève la main et j'ai trois minutes pour dire
quelque chose. Et en fait, il y a pas d'échange, il y a pas de retour
sur ce qui est dit par une personne. C'est chacun qui sort ce qu'il a.
Mais en fait, finalement, tu vois, moi, ça me
dérange pas, enfin ça me dérangeait pas.
Moi ça m'a gênée parce que j'avais
envie de leur dire des trucs !
Ouais, mais justement, par rapport à ce que je te
disais sur le forum, sur l'esprit miroir, le fait que quand on répond
à quelqu'un, on lui répond par rapport à ce qu'il dit, aux
faits qu'il explique, mais finalement, est-ce qu'on peut vraiment comprendre et
est-ce qu'on répond pas avec notre vécu aussi ? Et donc, au
contraire, je trouve ça pas trop mal parce que, parce qu'il y avait
quand même toujours un rebondissement, enfin dans mon groupe, en tout cas
c'était ça, c'était : voilà, il y avait
quelqu'un qui parlait d'un truc et puis moi je levais la main parce que
ça me faisait intervenir, mais j'en parlais en disant
« je » et avec mon expérience, c'était pas
une réponse que je disais. Et finalement, je me demande si c'est pas la
même chose. Sur le forum, on a beau essayer de répondre, enfin moi
c'est une impression que j'ai, j'ai beau essayer de répondre, finalement
je réponds jamais. J'apporte ma pierre à l'édifice, mais
c'est ma pierre et puis ça construit pas son mur à la fille.
Donc, pour moi, il y a le même effet miroir qui peut être pervers,
si on y va pour trouver une réponse. Si on y va juste pour essayer de
réfléchir en commun, ben, c'est très bien, mais
après, est-ce qu'on peut vraiment répondre ? Non,
finalement, je crois pas. Donc, ce côté-là, il me
dérangeait pas trop, y compris les trois minutes, ça me
dérangeait pas trop non plus. »
Ces quelques réflexions de mes enquêtées
nous ont été précieuses, parce qu'elles touchaient
véritablement au fond de la question suivante : qu'est-ce qui peut
être de l'ordre du généralisable, étudié et
comment le rapporter ?
L'étude des jugements permet de ne pas poser la
question de savoir ce qui relève de la connaissance dans les propos
recueillis, et ce qui relève d'un sens commun fallacieux,
vérités qu'une sociologie du corps par exemple, menée par
David Le Breton, ou une sociologie de l'alimentation à la façon
de Claude Fischler se proposent de donner à voir, mais qui
relèvent d'un véritable jeu d'équilibriste.
Ce n'est pas une sociologie de l'alimentation non plus
à laquelle il faut alors se livrer, mais bien une sociologie des
jugements et de la construction de sens par l'appel à des valeurs.
Cependant, les études sociologiques ou anthropologiques autour des
questions alimentaires nous ont été utiles pour comprendre la
signification de certains jugements et les placer dans le contexte social en
général.
Une approche interactionniste, d'autant plus dans le cadre de
l'étude des jugements sur ses propres pratiques, était donc
à évacuer pour toutes ces raisons, et c'est à une
démarche compréhensive qu'il fallait recourir, une enquête
par entretiens individuels, tout au plus à deux personnes quand cela
était matériellement nécessaire (cas de
déplacements en province).
Si le processus d'étiquetage, concept par excellence
des interactionnistes, compte à un certain moment de la
« carrière anorexique » ou boulimique, comme le
montre Muriel Darmon dans son ouvrage, en rester à l'approche
interactionniste ne permet pas rendre suffisamment compte de son importance
pour les individus : à quel moment se considèrent-ils
« anormaux », en deçà, au-delà de
l'étiquetage ? La notion d'étiquette et l'étude du
processus de sa mise occulte la dimension subjective, individuelle, morale, de
son acceptation ou son éventuel rejet par l'individu.
« Transformer les individus en activités » comme le
fait Muriel Darmon, c'est volontairement mettre de côté ce
côté « non totalement socialisé » de
l'individu dont parle François Dubet22(*), pour le réduire à « la
version subjective du système ». C'est postuler son
hyper-socialisation dans un monde du social, son assimilation totale des codes
logiques de ce monde, c'est annihiler toute possibilité
d'évaluer, de prendre en compte sa distance critique par rapport
à l'institution et la construction de sa propre expérience. Or
c'est précisément la démarche inverse de l'étude
qu'on propose : voir comment chacun jauge et juge son
« anormalité ». François Dubet
analyse : « L'objet d'une sociologie de l'expérience
sociale est la subjectivité des acteurs. Cette sociologie
compréhensive exige le double refus de la stratégie du
soupçon et de la naïveté, de l'image d'un acteur totalement
aveugle ou totalement clairvoyant. La position choisie repose moins sur un
postulat ontologique, relatif à la condition humaine, que sur une
nécessité de méthode, car la subjectivité des
acteurs, la conscience qu'ils ont d'eux-mêmes, est le matériau
essentiel dont dispose le sociologue de l'action. »23(*)
C'est donc dans cette optique-là que les entretiens ont
été menés, à partir d'une grille à trois
grands chapitres : les troubles (depuis quand, comment ?), les
réactions des proches, et les recours au sens large (pour arriver
à ses fins en période de troubles, pour en sortir). En essayant
de toujours bien recadrer le propos si les digressions se faisaient longues, on
a néanmoins laissé assez librement la parole aux
enquêtés.
L'effet des éventuelles psychothérapies
suivies par les enquêtés sur l'entretien sociologique
On a d'autant plus été enclin à laisser
parler librement les enquêtés, autour des trois thèmes
principaux mais aussi de ce qu'ils désiraient dire d'eux-mêmes en
sortant parfois de la grille d'entretiens, qu'on s'est aperçu parfois
qu'une non-interruption conduit à parler plus profondément d'un
sujet, de soi-même. Même s'il semble y avoir digression au
départ, on a pris le temps d'écouter, les entretiens étant
censés durer une heure à une heure et demie au départ, ont
parfois duré trois heures ; on ne discutera pas de
l'éventuel effet thérapeutique de l'entretien dont parle
Bourdieu dans la Misère du monde, mais on peut parler de
l'effet de la thérapie suivie par des enquêtés sur
l'entretien, sa teneur et surtout leur facilité à parler
d'eux-mêmes.
« Les entretiens sont d'autant plus fructueux que
les discours sont, pour les interviewés, un moyen
privilégié de donner un sens à leurs expériences,
une occasion de formuler grâce aux mots les manières dont ils
donnent un sens à ce qu'ils ont vécu. C'est le cas des individus
les plus cultivés, familiers de l'auto-observation et du discours type
psychologique, particulièrement à la mode dans les milieux
intellectuels, mais c'est aussi le cas, plus généralement, de
tous ceux qui, étant donné leur position sociale plus ou moins
marginale, font, grâce à l'entretien, une sorte de socio-analyse
spontanée. On peut d'ailleurs avancer que dans la société
moderne, caractérisée par l'absence de référent
unanimement reconnu et l'atomisation des valeurs, les individus
éprouvent de plus en plus souvent le besoin de
« justifier » leurs conduites et leurs
expériences24(*) ».
Pour les personnes ayant suivi ou suivant une thérapie
dans la période contemporaine de l'entretien, la problématique et
l'objet de l'entretien, le discours adopté - en partie improvisé,
en partie préconstruit - sont le produit d'un travail de mise en ordre
du vécu et des souvenirs, un travail où la mémoire est
déjà passée au crible de la grille analytique. Mais ce
travail fait lui-même l'objet d'un travail critique, les personnes se
livrant à une évaluation permanente de la pertinence des
explications données par les spécialistes, au regard de leur
vécu. Il y a une réappropriation de certains
éléments dans ce qu'il traite en thérapie, et un rejet de
certains autres.
La plupart de mes enquêtés (vingt-quatre sur les
trente) ayant suivi une thérapie de type analytique, ou une
psychothérapie plus ou moins longue, une mise en forme
systématique de sa propre expérience préexiste à
l'entretien chez ces personnes-là, qui conditionne pour part leurs
jugements sur leurs propres pratiques déviantes, puisque c'est
essentiellement ce qui est travaillé en thérapie, notamment le
repérage et la définition de causes. Par ailleurs, une certaine
« médicalisation » et
« psychologisation » des rapports entre les individus et du
rapport de chaque individu à soi-même, qui tendent à
renforcer le caractère déviant de ces pratiques alimentaires,
s'infusent dans le processus de création du sens que chacun donne
à ses propres pratiques et ainsi s'imposent à chacun de
l'intérieur comme de l'extérieur25(*) ; de sorte que les enquêtés n'ayant pas
eu affaire à un psy au cours de leur trajectoire tendent
cependant à être familiers du domaine.
Cela ne signifie pas pour autant qu'il soit facile de parler
de soi, de ses conduites, et a fortiori de sa déviance à
une personne inconnue pour un entretien de sociologie, d'abord parce que la
grille, les cadres et la finalité ne sont pas les mêmes.
Également, le rapport au corps dans ces troubles alimentaires est
important, c'est même la question centrale, et nécessite donc une
certaine intimité et un rapport de confiance.
Compréhension mutuelle et intimité
Une particularité de ce travail en amont même des
entretiens, lors de la démarche de les quérir, réside en
ce fait que le choix du sujet n'est pas anodin, comme pour tout chercheur ou
apprenti chercheur qui choisit son terrain, et que cela a pu faciliter les
rencontres, surtout par le biais de relations interpersonnelles. Une anorexique
et boulimique permettent de trouver des mots qui mettent en confiance et
promettent l'empathie nécessaire à la situation d'entretien pour
qu'il se déroule bien. Un regard étranger sur la question aurait
pu lier les langues là où un vécu similaire invite
à la confidence et crée une certaine complicité dans le
cadre même de l'interview, parce qu'il y a cette présomption d'un
«sentiment d'étrangeté», dont parle Michaël
Pollak26(*), qui est
évacué: l'enquêté va se sentir moins étranger
à l'enquêtrice. On songe notamment à certains moments de
mise à distance par le rire (comme on faisait remarquer plus haut :
à propos généralement de l'absurdité ressentie de
certaines pratiques) alors même que le propos est dramatique :
« Donc déjà y avait un terrain, et
j'ai toujours été euh très euh, enfin jusqu'à 16
ans je dirais j'ai toujours été très maigre, enfin... y a
des gens même qui pensaient que j'étais anorexique alors que je
l'étais pas encore. (Nous rions) »
« Et t'avais arrêté de manger
complètement ?
Non mais euh, je mangeais euh... franchement, je devais manger
cinq céréales le matin...
Cinq céréales ?
Ouais, deux fourchettes de viande ou de poisson et trois
fourchettes de légumes à midi plus un abricot, et euh... le soir,
ça m'arrivait de manger quatre asperges ! (Rires) » Melle
DM.
Ce petit exemple pour montrer que les conditions de
l'enquête étaient particulières ; pas toujours aussi
détendues, d'ailleurs, puisque certaines enquêtées ont pu
être amenées à pleurer en cours d'enregistrement, la
confidence ayant pu être poussée un peu loin et les larmes
témoignant d'une limite à la mise à distance qu'il
apparaît nécessaire de ne pas franchir. Dans le cas suivant,
l'enquêtée a néanmoins pu poursuivre son propos :
« Elle cuisinait plus pour nous, elle parlait plus
avec nous. Et j'étais toujours une enfant. Je te préviens en
parlant de ça, je vais peut-être pleurer. (Elle pleure)
J'étais toujours une enfant mauvaise, d'ailleurs j'étais toujours
punie sans rien faire et je disais : « maman, j'ai rien fait,
pourquoi je suis punie ? » et elle me dit : « tu
m'as pas encore prouvé que tu es une assez bonne fille, assez bien pour
avoir des privilèges ». J'étais jamais bien. Même
quand je lui disais : « regarde maman, j'ai fait ça de
bien, j'ai fait ça de bien », elle dit :
« ouais, mais quoi d'autre ? il y en a qui sont tellement
mieux ». » MH.RI
De même, à la relecture des entretiens,
apparaît parfois un non-dit, une entente tacite entre l'enquêteur
et l'enquêté. Implicitement des choses sont dites dont
l'enquêté va penser ou savoir qu'elles sont comprises par le
chercheur. La difficulté est alors : est-ce au chercheur
d'expliciter cela ? Car l'ordre du ressenti nous rapporte à la
question de la subjectivité...
« Ouais, alors l'anorexie comment je la vois ?
En fait, enfin... Evidemment je pense que c'est super relié les deux,
enfin il y a des trucs en commun dans les deux.
Boulimie, anorexie ?
Ouais, il y a vraiment des choses qui s'exprimaient en commun.
Mais l'anorexie, je la vois plus comme extrêmement reliée
justement à tout ce qui relève de l'analyse. Enfin, je pense
qu'il y a énormément de choses traumatiques qui sont
exprimées. En fait, c'est comme si j'avais crevé l'abcès
en fait. Enfin, bizarrement le truc c'est que
Tu veux dire, maintenant ?
Non, en étant anorexique, en fait. Je pense que j'ai
crevé l'abcès et ma boulimie, ça m'a fait sortir le pus.
Je sais pas si tu vois ce que je veux dire ?
Ah oui, d'accord.
Enfin je le vois vraiment comme... enfin, j'ai
éclaté quoi. C'est vraiment... Franchement, c'est un... Enfin,
l'anorexie c'est un truc quand même assez fascinant je trouve et que j'ai
encore vachement du mal à comprendre aujourd'hui. »
Ainsi, de l'ensemble de ce projet d'étude, que l'on
souhaite poursuivre par la suite en intégrant le point de vue des
proches et des « experts », cette première partie
est probablement celle qui aura nécessité le plus de prise de
distance active parce qu'évidemment, il faut tâcher de prendre le
moins de place possible dans l'entretien.
Cela n'a pas été toujours parfaitement le cas,
et même si les interventions de ce type sont rares, il aura fallu
soustraire à l'analyse les réponses à des impositions de
problématique, par exemple :
« Je sais pas si tu as vu sur Myspace, il y avait un
truc que j'ai posté, c'était : raconte un secret et sans
nom, c'était anonyme. Tu mettais le secret n'importe où, donc
personne ne voyait qui c'était. Et tout le monde avait genre :
« je suis vraiment dépressive... »
Sur quoi ?
Je te montrerai, je t'enverrai un truc. Comment on dit quand
on se
Automutilation ?
Oui, « je fais des automutilations »,
« j'ai envie d'être boulimique, je me trouve
dégoûtante », « je suis
anorexique ». Tout le monde avait quelque chose comme ça. Et
c'est vraiment incroyable, tellement de personnes souffrent d'un
problème psychologique, mais on en parle jamais. Tout le monde souffre
et
A priori sur My Space, tu vas pas le dire : oui,
je suis anorexique.
Oui, vraiment j'étais chez une amie quand j'ai
reçu ton message et je trouvais ça incroyable. J'ai pris
tellement de bien que quelqu'un... »
« Rappelons simplement que toute situation
d'enquête est inévitablement une situation sociale
particulière, il n'existe pas d' « enquête
pure ». La relation d'interview est une relation sociale entre deux
individus socialement définis. Le sociologue fait du mieux qu'il peut
pour la gérer, en s'adaptant aux exigences, chaque fois
singulières, de la relation avec l'interviewé - sans oublier
qu'une relation dans laquelle l'un est en position d'interroger l'autre
crée, par elle-même, une situation d'inégalité.
Cette inégalité est évidemment renforcée quand le
sociologue appartient à un milieu social supérieur à celui
de l'interviewé. [...] Mais dans tous les cas, l'exigence est la
même. Il s'agit pour le sociologue, non pas de prétendre annuler
la distance sociale, ce qui est utopique, mais de la dépasser pour
sympathiser avec celui qu'il écoute, sans pour autant entrer en dialogue
actif avec lui, sans le juger ni lui imposer ses propres conceptions. C'est une
continuelle vigilance sur soi. »27(*)
Les entretiens
Ainsi, trente personnes ont été
interrogées dans le cadre de l'étude des jugements
d'anormalité autour des pratiques alimentaires :
(FB suit les initiales des personnes rencontrées via le
forum boulimie.com ; RI pour les relations interpersonnelles, et OA pour
les Outremangeurs Anonymes)
Melle AV.FB : 21 ans, étudiante à
l'Ecole du Louvre et Licence de Lettres Classiques simultanément,
après Hypokhâgne et Khâgne. A connu une période
d'anorexie, est boulimique. Parents profs de Lettres. En
psychothérapie.
Melle AR.FB : 25 ans, études
Mathématiques, Stats Socio, Master RH. Boulimique depuis ses 13 ans. En
psychothérapie.
Mme CB.FB : 49 ans, 2 enfants, en
invalidité. Anorexique, boulimique en alternance depuis l'adolescence.
Hospitalisée plusieurs fois, en psychothérapie.
Melle CP.FB : 18 ans, étudiante en
première année de Science Po et en première année
de Sciences Physiques. A connu deux périodes d'anorexie, et une de
boulimie. Rétablie. Pas de psychothérapie ni
d'hospitalisation.
Melle DM.RI : 23 ans, étudiante en Droit,
puis Médiation culturelle. A connu une période d'anorexie et une
de boulimie. Rétablie. En psychothérapie.
Melle DD.FB : 25 ans, danseuse, prof de danse, et
étudiante au Conservatoire. A connu une période d'anorexie,
toujours boulimique. En psychothérapie. A été
hospitalisée.
Mme DB.FB : 38 ans, orthophoniste,
célibataire. Anorexique de 15 à 25 ans environ, boulimique.
Hospitalisée cinq fois, en thérapie. A parlé de ses
troubles à un prêtre durant dix ans.
Melle EC.FB : 24 ans, étudiante en
première année de Lettres. Anorexique depuis ses 11 ans. En
thérapie, suivie à l'hôpital.
Mme E.RI : 29 ans, cadre, mariée.
Italienne, études de sciences politiques en Italie, travail en France. A
été anorexique et boulimique à l'adolescence. Pas de
thérapie.
Mr FB.FB : 21 ans, étudiant en STAPS.
Boulimique, en psychothérapie.
Mme FC.FB : 32 ans, femme au foyer, mariée.
Boulimique depuis ses 18 ans.
Melle J.OA : 33 ans, comédienne. Boulimique
depuis l'adolescence. En psychothérapie et membre des Outremangeurs
Anonymes.
Melle LD.RI : 24 ans, stagiaire dans une agence de
notation extra-financière après des études variées.
Anorexique depuis ses 15 ans. Hospitalisée une fois.
Melle L.OA : 30 ans, employée de
bibliothèque. A été anorexique, puis boulimique,
« abstinente » depuis 2 ans. Membre des Outremangeurs
Anonymes, en psychothérapie.
Melle MD.RI : 24 ans, Hypokhâgne, Droit,
Science Politique. Dirige une société dans le domaine de la
santé et de la nutrition. Parents médecins. A été
anorexique. Pas de thérapie.
Melle MH.RI : 22 ans, étudiante aux
Beaux-Arts et Histoire de l'Art. A été anorexique. En
thérapie.
Melle ML.FB : 22 ans, en école
d'ingénieur. A connu une période d'anorexie, et une de boulimie.
En psychothérapie. Rétablie.
Melle ML.RI : 26 ans, a fait des études de
tourisme, a été guide. A connu une période d'anorexie,
boulimique. Hospitalisée pendant deux ans, en psychothérapie.
Mère psychomotricienne.
Melle MM.FB : 19 ans, étudiante en
médecine. A été anorexique, puis boulimique,
rétablie. Hospitalisée lors de l'anorexie, en
psychothérapie.
Melle MV.FB : 23 ans, étudiante dans un
cursus franco-allemand après une Prépa. A connu une
période d'anorexie, boulimique.
Melle MM.FB : 21 ans, étudiante en
4ème année de médecine. A été
anorexique, est boulimique, suit un psychothérapie.
Mr NR.RI : 19 ans, étudiant en école
de cinéma. A été anorexique et suivi une thérapie.
Parents psy et médecin.
Melle PF.RI : 27 ans, assistante d'édition
après IUT Métiers du Livres et une Licence. A été
anorexique, est boulimique. En thérapie.
Melle RT.RI : 26 ans, étudiante en master
de Philosophie. A connu des périodes d'alternance d'anorexie et de
boulimie.
Melle VB.FB : 22 ans, commerciale. A connu une
période d'anorexie, et une période de boulimie.
Psychothérapie tentée mais infructueuse.
Melle VD.RI : 26 ans, employée dans une
caisse de retraites. A été anorexique, boulimique,
hospitalisée, et rétablie, elle suit une
psychothérapie.
Melle VF.FB : 31 ans, assistante sociale
après une maîtrise de Lettres et Ecriture. A connu anorexie et
boulimie, en période de répit. A été
hospitalisée, et suit une thérapie.
Melle VP.FB : 20 ans, employée dans une
chaîne de restauration. A été anorexique et
hospitalisée. En psychothérapie.
Melle Y.OA : 22ans, étudiante, a
été anorexique, est boulimique, en
« abstinence ». Membre des OA, et suit une
psychothérapie.
Chapitre un
Appréciation rétroactive de l'apparition des
troubles du comportement alimentaire
Tous nos enquêtés n'estiment pas avoir eu un
rapport normal à l'alimentation durant leur enfance. Certains
considèrent avoir eu très tôt un rapport
problématique à la nourriture, de manière
épisodique généralement. En évoquant leur
passé, les souvenirs relatifs à la question se bousculent, les
lubies, les jeux, les habitudes, les anecdotes, les prescriptions parentales,
les plaisirs, les déplaisirs. Certains au contraire, estiment avoir un
rapport jugé « sain » à l'alimentation
jusqu'à l'apparition des troubles. Et pourtant, vivre avec des troubles
du comportement alimentaire peut s'avérer difficile à percevoir
pour les uns comme pour les autres. Nous proposons ici de donner à voir
le chemin qui mène à la perception du caractère anormal de
sa propre conduite quand elle est induite par un changement progressif de
subjectivité.
I) Vers un changement de subjectivité :
installation de l'anorexie et aveuglement du sujet
L'anormalité niée : routinisation des
pratiques anormales
Il y a d'abord la plupart du temps, chez les personnes
commençant par une phase d'anorexie, une période souvent
qualifiée de « déni »
Par elles-mêmes mais cela se retrouve dans le discours
psy
:
« En fait, ça a commencé vraiment
quand mon père est tombé malade, a eu un cancer, donc j'avais 15
ans. Déjà, j'ai fait une période d'anorexie, où
là, c'est vraiment, la maladie, elle s'est vraiment... Enfin
j'étais dans le déni, je voyais pas que je devenais
anorexique. » Melle YM.OA.
« Et moi j'ai eu un espèce de déni
pendant toutes ces années parce que j'avais beaucoup de remarques,
forcément l'année du bac quand on perd 10 kilos ça passe
pas inaperçu dans une classe de trente nanas. Et j'étais dans
un... Je savais que j'avais ça sans me le formaliser vraiment, sans
l'accepter vraiment. » Melle VF.FB
Terme « déni » employé par les
personnes familières du vocab psy
Mme E.RI. nous explique en entretien qu'elle inscrit son
régime de départ dans la perspective d'un changement volontaire,
conscient, pour « devenir plus cool » au lycée, plus
évoluée précisera-t-elle quand nous la relançons,
« pour être mieux ». On peut constater à la
lecture de ses propos que ces changements sont orientés vers un ethos de
classes sociales supérieures, comme l'a démontré Muriel
Darmon dans son ouvrage Devenir anorexique28(*) : « le corps n'est alors pas une
ressource qui sert à « tenir » mais comme un signe
qui sert à représenter »29(*). En effet, Mme E.RI
précise qu'elle entre au lycée dans une ville plus grande que la
sienne, et qu'elle « s'aperçoit » qu'elle est moins
bien habillée, moins bien coiffée, moins savante nous dira-t-elle
plus loin dans l'entretien.
« A la base je voulais simplement maigrir.
Pour changer.
Ouais pour changer de vie quoi pour être, ouais pour
être mieux. Je suppose aussi que le fait d'être au lycée
avec des nouveaux gens, je me rappelle que comme j'étais sortie de mon
petit collège et de mes copains que je connaissais depuis trois ans,
donc là c'était des nouveaux gens et tout donc y avait des
gens vachement plus évolués.
Plus évolués ?!
Ouais tu sais y a des ados plus évolués que
d'autres, moi j'étais dans les moins évolués
plutôt. J'étais habillée n'importe comment,
j'étais coiffée n'importe comment, j'étais un peu
enrobée et tout, et les autres étaient plus ...
Plus urbains entre guillemets ?
Ouais voilà qui sortaient le soir dans des supers
grandes boîtes
Parce qu'en fait ton lycée était dans une
grande ville ?
Il était à 2 km de chez moi, pas si loin que
ça, mais du coup comme la ville c'est une petite ville moi j'habitais en
plus dans la banlieue, c'était un peu entre la ville, la banlieue et la
campagne, un truc comme ça, donc là effectivement y'avait
d'autres gens qui venaient d'autres écoles des environs donc ça
m'a permis de sortir un peu de mon petit cercle école paroisse.
Donc en fait tu l'inscris dans une volonté de
changement ?
En fait je me suis concentrée, je me suis dit c'est
ça qui me manque ... je suis pas contente de ma vie, j'aime pas ma vie,
parce que je suis grosse, mais en réalité, après coup
je me rends compte que c'est pas si simple. Ouais plus de changement,
après bon l'été j'ai vu que oui effectivement je
maigrissais ça marchait et ...
Et tu te sentais changer ?
Ben j'étais de plus en plus déprimée en
vérité parce que du coup j'ai bien aimé manger, et du coup
je mangeais plus, toutes les occasions les pizzas avec les copains ben
c'était mort, ou j'y allais et je les regardais manger donc
c'était pas très drôle. » E.RI
De même Melles MV.FB et AV.FB souhaitent changer quelque
chose après une rupture avec un petit copain, et pensent à un
régime :
« Alors euh je pense que, enfin j'ai commencé
à être obsédée par mon poids en seconde, j'avais
quinze ans, euh... Un garçon n'a pas voulu de moi et euh, bon
c'était pas aussi clair que ça, c'était pas aussi
schématique mais bon au fond ce que je me suis dit c'est je ne suis
pas assez bien pour lui, qu'est-ce qui cloche et la première chose que
j'ai trouvée c'est que peut-être je pourrais perdre un peu de
poids. »
Là on voit bien pression sur la minceur féminine =
marché sexuel/matrimonial/affectif
AV.FB.
« Donc, en fait, en prépa, première
année de prépa, j'ai eu un copain. Bon, lui, après...
Enfin, en deuxième année de prépa ou au moment de
Noël, j'ai appris par quelqu'un d'autre qu'il était allé
voir ailleurs et ça m'a fait un choc incroyable parce que c'était
vraiment la première personne qui comptait énormément pour
moi. J'avais déjà à ce moment-là un
problème, un gros problème de confiance en moi parce que je suis
quelqu'un d'hyper timide. Et le jour où j'ai appris ça, alors
là, j'ai perdu vraiment le peu de confiance qui restait en moi. J'ai
perdu cette confiance et je pense qu'il y a pas mal de trucs qui se sont
effondrés en moi. A ce moment-là, on se sent inutile, on
comprend pas, on comprend pas ce qui n'a pas marché. Enfin, je me
suis pas mal remise en question. Et je l'ai quand même revu plusieurs
semaines après, mais pour me donner du sens en quelque sorte ou je
sais pas quoi, j'ai commencé à faire attention à ce que je
mangeais. Je me suis intéressée à autre chose, je me suis
intéressée à la bouffe. En plus, période de
Noël, je me suis fixée comme objectif déjà... Je sais
plus exactement, c'était en 2001, Noël 2001, début 2002, au
moment de Noël, j'ai dit : bon, je vais faire attention à ce
que je mange. Voilà, ça a commencé comme ça. Et
puis après, j'ai fait de plus en plus attention. »
Idem !
MV.FB.
Les pratiques visent à changer la subjectivité,
puisqu'on le voit : un changement global est souhaité, on veut
aller mieux, être mieux ; ces pratiques visent entre autres à
amincir le corps et se mettent en place, sans qu'on perçoive aucun
problème à cela, même si l'amaigrissement se prolonge et
s'amplifie quelque peu. Cette première phase d'évaluation de la
présence d'un trouble est une appréciation rétroactive.
Elle correspond à la phase que Muriel Darmon appelle l'entrée
dans la carrière, qui est interprétée après-coup
comme le début de l'anorexie. Il s'agit pour l'instant d'un
régime « conforme » à la plupart des
régimes, à la suite duquel, si on se rétracte, on n'entre
pas dans l'anorexie. Ou plutôt : en étant entré dans
l'anorexie, et en ayant un regard rétrospectif sur l'ensemble de la
période, on va trouver dans ce moment de mise en place d'habitudes
différentes, des « signes » avant-coureurs, ou des
bizarreries, qu'on interprète comme un début de glissement,
l'identité de la personne n'étant pas encore très
affectée. Ce sont ces premiers signes qui font penser après-coup
qu'un régime « normal » ne se passe pas comme
ça.
Les autres encouragent, encadrent ou sont simplement au
courant, comme le note Muriel Darmon : ce sont des accompagnateurs. De
sorte que les premiers changements de comportement sont visibles, par les
autres, et assumé, par la personne elle-même. Dans l'extrait
précédent, Melle E.RI. note que les autres continuent à
l'inviter au restaurant, même si elle ne mange plus beaucoup ; c'est
elle qui refusera par la suite, ne trouvant « plus
drôles » ces sorties. Melle VD.RI. change son comportement
alimentaire, éliminant le gras et le sucré de son alimentation,
l'adaptant à la cantine, lieu de socialisation des élèves,
et le soir elle cesse de grignoter en rentrant de l'école et
après le repas.
« Et donc, voilà, je me suis pesée une
fois et j'ai décrété que je pesais trop, donc j'ai
commencé à réduire. Et je crois que j'ai vraiment
commencé à réduire tout ce qui était gras et
sucré. J'ai commencé à manger vachement de
féculents, c'est-à-dire que je me suis pas du tout
limitée sur la quantité, mais plus sur des trucs à
manger.
Pourquoi t'as choisi gras et sucre ?
Parce que j'avais dû identifier ça comme ce
qui pouvait me faire grossir, comme ce qui était pas bon pour moi.
Donc, je suis pas du tout tombée dans un truc où j'étais
affamée. Je continuais à manger à ma faim mais avec que
certains aliments. Je me rappelle qu'à la cantine, je pouvais manger
vachement, vachement de pain. Par exemple s'il y avait frites steak, je
mangeais pas de frites et steak, mais je mangeais vachement, vachement de
pain. Et le soir, j'essayais d'éviter de grignoter. Je me
rappelle que je buvais beaucoup pour caler la faim, je trouvais ça
vachement efficace. »
Melle E.RI supprime également dans un premier temps les
gâteaux, augmente sa consommation de légumes, se restreint sur
l'alimentation sucrée qui est le propre des enfants30(*), conduite qu'elle estime
relativement difficile à tenir dans une famille où l'on aime
manger :
« C'est un régime tout bête, je
mange plus de légumes, je supprime les gâteaux, c'était
un peu dur vu la culture de la bouffe qu'il y a chez moi, dans la famille, tout
le monde aime bien manger chez moi. »
Elle ne s'en cache pas, sans rendre sa conduite ostensible non
plus. Elle adopte et adapte ses nouvelles prescriptions en
société, tout comme le dit Melle VD.RI. Elles inscrivent leurs
pratiques dans leur environnement social quotidien.
« Ah tu allais quand même au resto ?
Ben des fois tu sais y avait des occasions avec la classe ...
Oui au début j'y allais, après on m'invitait j'y allais plus,
c'était pas très drôle.
Et tu mangeais pas alors que eux ils mangeaient ? Enfin
tu l'assumais quand même ?
Oui
En fait tu te cachais pas spécialement ?
Non je me cachais pas spécialement, enfin j'allais
pas le montrer spécialement non plus. »
Melle LD.RI explique qu'elle a commencé par un
régime encadré par un professionnel, de sorte qu'au
départ, l'amincissement était légitime ; il
était la conséquence d'un acte volontaire surveillé par sa
mère et le nutritionniste :
« Fin seconde j'ai commencé une
espèce de régime où j'étais pas censée
maigrir mais j'étais censée perdre de la graisse, et après
j'ai continué. [...] C'est moi qui ai voulu le faire, je suis
allée voir ce médecin et ma mère m'a accompagnée
parce qu'elle voulait que ça soit bien fait et tout, donc
voilà. Et voilà, ça a marché, j'ai perdu un peu
de graisse, tout ça. Sauf qu'après pendant la première,
j'ai continué, j'ai pas arrêté, j'ai pas
arrêté. Je me souviens même, on est allées voir mon
médecin avec ma mère, enfin cette espèce de médecin
qui donnait les régimes, et on l'a presque accusé :
« ouais mais elle arrête pas, et comment on
fait maintenant ? » Et lui il était là :
« mais c'est pas ma faute, c'est vous ! » Et puis à
ce moment-là j'étais pas prête à l'accepter
ça, c'est vrai, je remettais la faute sur ce médecin. Toujours
est-il que j'ai continué à faire ce régime en
première et à perdre du poids, à perdre du poids, à
perdre du poids. J'ai jamais pensé que j'étais anorexique, j'ai
jamais dit que j'étais anorexique, j'ai jamais pu croire que
j'étais anorexique à cette époque-là, et ma
mère non plus. »
Melle LD.RI présume en creux qu'on peut arrêter
un régime « normal » quand on le souhaite. Une autre
enquêtée dira qu'elle était étonnée
d'être, parmi ses copines, la seule à pouvoir tenir plus de quinze
jours son régime, alors que les autres ne pouvaient pas, signe d'une
trop grande volonté, une capacité trop importante à
pouvoir s'abstenir de manger, suspectées par la suite d'avoir
été un terrain préparatoire à l'anorexie. Ces
interprétations viennent avec le recul sur les pratiques
routinisées, parce que sur le moment,
l' « entêtement » nous dira Melle E.RI, ou une
logique de mimétisme ou de compétition entre copines peut
empêcher une mise à distance des conduites. Melle DM.RI en fait
état en nous racontant le début de ses troubles, après
avoir précisé qu'il y avait un terrain propice, lié
à une période de son enfance où elle mangeait très
peu, ce qui avait inquiété sa mère :
« Donc déjà y avait un terrain, et
j'ai toujours été euh très euh, enfin jusqu'à 16
ans je dirais j'ai toujours été très maigre, enfin... y a
des gens même qui pensaient que j'étais anorexique alors que je
l'étais pas encore. (ça nous fait rire) Et donc 16 ans euh...
gros clash dans l'équilibre familial. Et euh, ça a
commencé, y a eu une première étape, donc 17 ans
début de ma terminale, premier trimestre entre septembre et
décembre, j'ai perdu 3 kilos, et euh comme j'étais
déjà toute maigre, de 42 kilos je suis passée à 39,
du coup enfin c'est déjà très important quand on n'est pas
très gros de perdre 3 kilos, et .. j'étais toute faible et
tout, et je pense, enfin j'avais une copine euh... cette
année-là, qui clairement était.. tombée dans
l'anorexie euh, enfin, donc euh enfin... et comme c'était un peu la
seule fille avec qui je restais dans cette classe, c'est euh... y a une
espèce de... je me rappelle plus trop mais je pense qu'il y a une
espèce de... compétition qui s'est mise entre nous par rapport
à la perte de poids... »
Melle PF.RI fait état d'une compétition entre
soeurs également, sa grande soeur étant anorexique, et sa petite
soeur commençant, avec elle, à restreindre son alimentation, de
sorte que les trois soeurs se provoquant mutuellement, une compétition
de courte durée s'installe entre les trois :
« Et donc ça a commencé, je
mangeais de moins en moins, je finissais par avoir les mêmes attitudes et
comportements que ma soeur. Au départ, même parfois, on
avait l'impression que c'était pas comme une revanche mais presque pour
la provoquer, elle. En fait, au même moment, ma soeur juste en
dessous de moi a commencé à faire pareil et du coup, c'est
devenu presque comme une
En même temps que toi ?
Oui, en même temps que moi, c'est la même
période. Et du coup, c'était à celle qui arriverait
à en prendre un petit peu moins que l'autre par rapport à la fois
précédente, pour arriver à presque plus manger
grand-chose. »
Dans une étude de l'INRA publiée en
décembre 2005, Anne Lhuissier et Faustine Régnier31(*) montrent que malgré une
certaine « uniformité de la volonté de maigrir chez les
femmes dans tous les milieux sociaux », les écarts de poids
moyen sont très variables selon la CSP considérée. Ainsi,
plus on s'élève dans l'échelle des revenus, plus le poids
moyen réel et le poids moyen idéal diminuent par rapport à
ceux des classes populaires. Les seules exceptions à la règle
sont les femmes de CSP moyennes, employées par exemple, qui sont
amenées au quotidien à côtoyer des personnes de classe plus
élevée, leurs supérieures, de sorte qu'il ressort un
phénomène de forte influence : l'insertion dans un milieu
professionnel socialement mixte en terme de CSP favorise une pression par le
haut. La plupart de nos enquêtées ayant commencé par une
période d'anorexie au collège ou au lycée, lieu de
socialisation relativement mixte en termes de milieu social, le jeu
d'influences réciproques peut s'exercer comme on le voit dans les cas
précités, et ainsi, prises dans une logique de comparaison et de
compétition, la « tête dans le guidon », les
personnes peuvent en venir à nier les excès de leur
comportement.
Parfois, ce qui est a porteriori qualifié de
déni provient d'une méconnaissance totale de l'existence de la
qualification psychiatrique du comportement.
Melle L.OA. va expliquer qu'après une remarque faite
à la plage par une amie concernant la taille de ses cuisses, elle va le
soir même commencer à réduire son alimentation, perdre
trois kilos en tout pendant les vacances, et « ça a
été un tout petit peu mieux en rentrant ». Mais elle
s'installe durant deux ans dans une routine d'amaigrissement :
« je descendais petit à petit », et comme
« à seize, dix-sept ans, on perd vite en se
restreignant », elle devient maigre et essuie de nombreuses remarques
quasi quotidiennement, des remarques qui par ailleurs lui font plaisir.
« Et j'étais complètement,
complètement inconsciente de ce qui se passait. Je
sais que je n'avais qu'une envie : manger le moins possible, mais sans
aucune volonté particulière de maigrir ou de ressembler à
quelque chose. Le seul but, c'était de manger le moins possible, et de
m'opposer à mes parents. [...] Elle [sa mère] a son mari qui
lui dit : c'est une maladie, ça s'appelle l'anorexie. Moi je ne
connaissais même pas l'existence de ce mot, je ne connaissais même
pas le mot, donc encore moins la réalité qui a eu
derrière. Ça a pas mal changé depuis quelques
années, on en parle pas mal mais à l'époque... »
Melle L.OA.
Melle VF.FB nous explique qu'on lui faisait des remarques et
qu'elle ne voulait pas admettre. Connaissant l'existence de l'anorexie, elle ne
s'applique cependant pas l'étiquette, ayant sa conception propre de
l'anorexie en tant que profane.
« Tu mettais le mot
d'anorexie ?
Non, voilà, je mettais pas le mot. Je me
disais : j'ai un problème avec la nourriture. Mais pour moi une
anorexique, dans ma représentation à moi, c'était une nana
qui faisait 30 kilos.
A ce moment-là ?
A ce moment-là et tant que je ne faisais pas 30
kilos, je n'étais pas anorexique, je n'avais pas droit au titre !
Bon, il y a quelque chose qui m'avait échappée à
l'époque, c'est que si tu fais 30 kilos et que tu mesures 1,50 m c'est
pas pareil que si tu fais 1,80 m ou je sais pas. Ça, ce
rapport-là, ce ratio-là, je le faisais pas du tout à
l'époque. Je l'ai fait à partir de 25 ans parce qu'on m'a
montré des courbes, on m'a... Et je suis rentrée dans la
médicalisation de la chose quoi. » Melle VF.FB
Melle MH.RI. connaît l'existence des troubles anorexique
et boulimique, mais ne les applique pas à son comportement dans un
premier temps. Elle nous raconte comment elle en est venue à presque
totalement cesser de manger, après plusieurs années d'alternance
entre régimes et reprises de poids en se faisant à nouveau
« plaisir » avec la nourriture. Malgré
l'excentricité de ses nouveaux goûts alimentaires - quelques
miettes de thon dans un bain de vinaigre, un champignon et une demie carotte
râpée composent désormais ses repas, elle met un certain
temps avant de trouver son comportement problématique.
« Et voilà comment mon anorexie a
commencé. Mais dès le premier mois où ça a
commencé... Non, c'est pas vrai, quand ça a commencé,
enfin je veux dire, au début j'ai passé deux mois sans, sans
vraiment voir ce qui m'arrivait. Et au troisième mois, je crois que
c'était en avril, je me rappelle pas exactement ce qui s'est
passé, je crois que je me suis... Je me rappelle pas, mais j'ai vraiment
réalisé, je me suis rendue compte que je pouvais pas continuer,
que j'avais vraiment quelque chose de mal. » Melle MH.RI.
Mme DB.FB explique qu'elle a commencé en 1982.
« À 15 ans ça a commencé,
j'étais en pension, j'y avais été mis pour des raisons
religieuses et que j'y reçoive un enseignement niveau études
adéquat. J'ai commencé tout de suite après mes
premières règles, donc je les ai pas eues depuis. [...]
C'était pas ça le déclic, le déclic ça a
été une amie qui a fait un régime là-bas, elle
était en surpoids elle a fait un régime, je sais pas pourquoi je
l'ai copiée. [...] C'était 82. J'ai commencé un
régime, et ma mère m'avait que je serais bien que j'aie mes
règles pour que je maigrisse. Donc ça m'avait choquée, je
comprenais pas pourquoi, je me trouvais pas grosse. Et j'ai perdu très
rapidement du poids. En 3 mois, j'ai dû perdre 7 kilos, peut-être
plus que ça. Donc ça a commencé comme ça.
C'était le dernier trimestre, et aux grandes vacances,
mes parents m'ont récupérée, j'étais
très maigre. Ils m'ont pas fait soigner, ils ont nié
complètement la maladie, et puis moi aussi, hein ! D'abord moi je
savais pas trop ce qui m'arrivait. Une seule chose dont je suis sûre
c'est que je parlais pas du tout, je disais pas mes sentiments. »
« Pour revenir à quand j'étais
anorexique, moi je pense que j'étais dans le déni de la maladie.
Pour ma mère, il était pas question que j'aille voir un
psy. » Mme DB.FB.
Mme DB.FB ne savait pas ce qui lui arrivait, ses parents non
plus, par conséquence, dans un premier temps, personne n'agit. A
porteriori elle le déplore, mais il faut garder à l'esprit que
dans le contexte de l'installation des routines, elle ne s'inquiétait
pas vraiment des pratiques. Elle se souvient qu'elle n'allait pas très
bien et pensait ou savait que le fait d'être en pension pesait, de sorte
qu'elle ne songeait pas à une prise en charge et, comme elle n'en
parlait pas et qu'elle se livrait à tout un ensemble de pratiques
dissimulatoires (on le verra par la suite), personne autour d'elle n'y pouvait
non plus songer. D'autant que sa mère et sa famille en
général valorisent la minceur et une alimentation frugale. Ce
caractère particulier du comportement des membres de la famille rend
moins visible le côté excessif de l'anorexie puisqu'il augmente le
seuil de tolérance, chez les parents autant que chez la personne
elle-même :
« Chose qui est curieuse, c'est que ma famille
m'a toujours aimée anorexique. Et sur les photos où - même
encore maintenant, y a des photos où je suis anorexique et j'ai pas
beaucoup de poids, on me dit : t'es bien là. Donc on m'aime bien
avec pas beaucoup de poids, maigre, et ça plaît. Et Mais alors
prendre du poids, c'est horrible, ça se fait pas. [Quand j'ai grossi
avec des crises de boulimie] ma mère m'a emmenée voir un
nutritionniste pour perdre du poids, c'est l'horreur. Quand j'ai pris du poids,
là tout de suite c'était régime. De toute façon,
quand j'étais petite, j'avais deux ans, ma mère m'avait mise au
régime parec qu'elle me trouvait trop grosse, elle me surveillait, donc
ma mère a toujours été obsédée par le
poids. Pour elle c'était une hantise, fallait pas que je ressemble
à une tante qui avait du poids, trop. Ma mère elle a un poids
normal mais elle m'a pas reproché mais elle m'a dit un jour que
c'était à la suite de ma naissance que j'ai grossi, en
m'attendant. Je suis la deuxième, en attendant mon frère elle a
rien dit, mais quand elle m'attendait, paraît-il les gens croyaient
qu'elle attendait des jumeaux, et moi, ça lui a relâché les
muscles de son ventre, j'étais un gros bébé. [...] Donc
moi, si elle m'avait pas fait faire le régime à deux ans,
j'aurais été un (inaudible), donc c'est grâce à ce
médecin que je suis mince maintenant. Qui m'a fait grandir etc. Donc
tout ça c'est vrai que ça peut avoir un impact. Mais bon dans la
famille on est assez obsédé par le poids. »
Melle EC.FB dit situer le début de ses troubles vers
ses onze ans :
« Ben au départ, c'était pas vraiment
par rapport à ça mais bon, j'avais l'impression que ma
mère elle préférait ma soeur donc j'ai arrêté
de manger en fait. Et en fait, après j'ai continué et puis
voilà quoi. Ben c'était un élément
déclencheur, après je dis pas qu'y avait pas d'autres raisons
mais ça a commencé comme ça. [...]
Et du coup t'as arrêté de
manger ?
Ben disons que je mangeais déjà pas beaucoup,
quoi, euh...
Petit on ne mange pas forcément
beaucoup...
Ouais, voilà. Donc après ça a
continué au collège et au lycée, tous les repas à
la cantine je les sautais. [...] Mais bon à la base, c'était pas
pour faire un régime. C'était parce que j'avais l'impression
qu'elle préférait mes soeurs, donc voilà.
Tu voulais qu'elle réagisse ?
Non, non, je me suis dit... Pas forcément,
c'était juste une impression que j'avais eue et j'ai fait ça.
Donc en fait là, t'as fait de
l'anorexie ?
Ouais, un peu, mais...
Mais on t'a dit que c'était de
l'anorexie ?
Ben, en fait, disons, que... Non, pas vraiment. Mais si tu
veux, vu que j'étais assez mince normalement et que je mangeais pas
beaucoup non plus, c'était pas catastrophique non plus, c'était
juste que je mangeais moins, quoi. »
Melle EC.FB donne une possible explication à la non
remarquabilité de son comportement pour les autres. Elle, sait
très bien qu'elle a arrêté de manger à la cantine,
ce que sa famille ne sait pas, et comme elle était déjà
menue et qu'elle ne mangeait pas beaucoup étant enfant, son nouveau
comportement face à la nourriture est imperceptible, il restait
singulier, son entourage s'étant habituée à voir en elle
une enfant peu attirée par la nourriture. Elle dit elle-même ne
pas avoir souhaité que sa mère le remarque alors qu'elle la met
en cause dans sa volonté de départ d'arrêter de manger.
Des opérations de singularisation des conceptions
familiales autour de l'alimentation comme dans le cas de Mme DB.FB, ou de
singularisation du comportement et de la morphologie de la personne qui entre
dans une période de trouble du comportement alimentaire comme pour Melle
EC.FB, peuvent ainsi temporairement mettre un voile sur l'anormalité des
pratiques et de l'état d'esprit qui se mettent progressivement en place.
A l'inverse, un véritable bousculement des habitudes et
changement de morphologie peut tout de suite mettre la puce à l'oreille,
de la personne elle-même ou de ses proches, parents ou autres, sur le
mode du « il se passe quelque chose d'anormal ».
Si la quantité de nourriture absorbée s'amenuise
peu à peu, sa place symbolique s'accroît concomitament, avec le
souci grandissant du corps. Melle L.OA. va avoir ces propos : la
nourriture remplit l'esprit, « moins j'en mangeais plus j'en avais
dans la tête. » « Je te disais que, sur le moment, je
me rendais pas compte que ça avait vraiment changé quelque chose.
Mais a posteriori, c'est clair que je pensais qu'à la bouffe,
qu'aux calories, que je me fermais complètement, sur tout en fait
...», nous dira Melle CC.FB. « Les choses m'atteignaient plus
parce que j'étais ailleurs, j'étais dans mon monde de calories,
de délire avec la balance, genre : ouais, super, j'ai perdu 200
grammes, euphorie totale », nous dira Melle VF.FB.
Melle VB.FB. se voit frustrée d'avoir à manger
avec ses parents, de devoir suivre les repas et ne pas pouvoir
« faire ce qu'elle voulait » :
« Très vite, j'ai commencé à
regarder les recettes de cuisine. Alors c'est très bizarre, moi je sais
pas exactement pourquoi. Ma mère elle avait des gros cartons, elle
collectionnait les recettes de cuisine, pour les faire, elle, hein
voilà. Moi j'ai pris tous les cartons, j'ai tout regardé, je me
suis fait des bouquins, des classeurs avec les recettes et tout. Je fantasmais
à mort sur la bouffe en fait. Sachant qu'en plus, toutes ces recettes
là, me mère elle les faisait pas du tout, quoi. Et je sais pas
après, j'ai eu aussi la période où j'ai lu les livres
d'(inaudible) justement, et y en avait un c'était « Maigrir
c'est dans la tête ». Je m'en suis fait un petit catalogue en
marquant comment ça se passait et tout, les clés, machin, un
petit catalogue fait à la main avec, collée, une photo de
mannequin dessus. (Rires) Donc le truc, quand tu le regardes, tu comprends
pas très bien, mais bon. »
Ce qu'elle estime « bizarre »,
« incompréhensible », réside en cette
fascination exercée par la nourriture, l'univers fantasmatique qu'elle
matérialise dans ses petits catalogues de recettes et de conseils pour
maigrir qu'elle recouvre d'une photo de mannequin. Ces pratiques sont
jugées étranges car elles ne sont pas toujours fondamentalement
comprises par les acteurs qui les ont pourtant eux-mêmes mises en place.
Autre bizarrerie, la faim sans envie de manger dont nous parle
Melle CC.FB. :
« J'ai retrouvé des trucs que j'avais
écrits, parce que l'été d'avant, l'été entre
la troisième et la seconde, je suis partie un mois aux Etats-Unis dans
une famille d'accueil. Et j'ai détesté la bouffe là-bas,
quoi. C'était dégueulasse, et je mangeais pas, et en fait au
début, ben rien de spécial, j'avais faim et normal. Mais sur la
fin du séjour, d'avoir tout le temps faim, je me suis euh, enfin j'ai
retrouvé des trucs que j'avais écrits, parce que je devais tenir
un journal entre guillemets, tant que j'étais là-bas, pour me
souvenir de ce voyage, et j'ai retrouvé des trucs vachement bizarres
où je racontais que je ressentais la faim, que j'avais faim physiquement
parlant mais que j'avais pas du tout envie de manger quoi. Je m'étais
totalement déshabituée de manger, en gros. »
Si ce n'est pas une phase marquée
systématiquement par la volonté expresse de maigrir, c'est en
tout cas une phase marquée par la volonté de changer quelque
chose, soi-même ou ses habitudes, de sorte que l'amaigrissement,
même s'il n'est pas, encore une fois, linéairement
désiré tout au long de son processus, devient un
témoignage de ce changement. Se met ainsi en place, pendant cette phase
de préparation de terrain à la déviance, tout un ensemble
de comportements rétroactivement jugés
« bizarres », étranges ou déjà
anormaux, par la personne elle-même, et c'est ce qui fait qu'elle va
commencer à situer l'apparition des troubles à ce
moment-là.
La constitution d'un savoir scientifique, médical,
diététique autour de l'alimentation et des techniques
d'amaigrissement est à ce titre remarquable.
Les relais du sain : inspirateurs de
pratiques
Le champ médical, en tant qu'il définit son
objet, a une conception de l'alimentation dans son discours comme
tournée vers l'objectif de la santé, la bonne santé. La
diffusion du savoir médical en matière nutritionnelle conduit les
individus à intégrer et à mettre en pratique un ensemble
de connaissances « savantes » accumulées au fil des
relations, par des profanes renseignés, par des professionnels du champ
médical, par informations diffusées dans la presse ou la
publicité. Ceci va leur permettre de rationaliser le plus possible leur
mode d'alimentation.
Plusieurs enquêtés disent commencer à
appendre à calculer le nombre de calories contenues dans les
aliments : il y a une phase de renseignement, d'apprentissage des valeurs
nutritionnelles des aliments, on rationalise son alimentation, le plaisir dans
l'insouciance disparaît brutalement. On mange
« consciemment » :
« Je sais plus exactement, c'était en 2001,
Noël 2001, début 2002, au moment de Noël, j'ai dit :
bon, je vais faire attention à ce que je mange. Voilà,
ça a commencé comme ça. Et puis après, j'ai fait de
plus en plus attention. Je prenais vraiment conscience, enfin manger
devenait un élément, une action consciente pour moi alors que
j'avais jamais fait attention à ça avant. J'étais
toujours la petite machine qui mangeait ce qu'elle veut et qui reste comme une
brindille, pour le plus grand bonheur des grands-parents. » MV.FB.
La prise de conscience s'oppose à l'insouciance de
manger ce que l'on veut, et l'on fait de plus en plus attention à ce que
l'on mange.
Melle LD.RI. commence à apprendre à
rationaliser son alimentation, réduire les graisses pour perdre de la
graisse corporelle, avec un diététicien. Mr FB.FB. fait du sport
de haut niveau et apprend très tôt, vers douze ans, à faire
des régimes avant les pesées pour les compétitions :
son entraîneur lui transmet un ensemble de savoirs autour des techniques
d'amaigrissement : réduire l'alimentation, privilégier les
salades, se faire transpirer.
On l'a vu plus haut en terme d'influence par la
négative, l'entourage amical peut aussi jouer un rôle
d'informateur. Ainsi Melle CC.FB. prend exemple sur une amie qu'elle
considère « saine » dans son rapport à la
nourriture, et écoute les conseils de cette amie qui fait attention
à son alimentation à la cantine :
« Et encore après, je me suis souvenue que,
dès la troisième même, j'avais commencé à
avoir des comportements bizarres, donc vers la moitié de l'année
j'avais décidé qu'il fallait que j'arrête de prendre les
entrées à la cantine, qui étaient genre :
feuilleté au fromage, des trucs comme ça, qu'il fallait que
j'arrête de prendre les desserts, que je prenne que des fruits en
desserts. Enfin déjà des comportements un peu restrictifs comme
ça, de pas prendre de pizzas, des trucs comme ça.
C'est toi qui avais commencé à
décider ça ?
Oui, mais sans m'en rendre compte parce que, sur le coup,
je trouvais pas ça plus bizarre que ça et ça fait pas
très longtemps que je m'en suis souvenue. Mais je dirais que c'est par
rapport à une copine, Valentina, qui était vachement plus mince
que moi, mais enfin, moi j'étais pas grosse. Dans la famille, on est
plutôt dans le genre mince, mais je sais pas, pour moi, c'était le
modèle de..., le mot c'est pas sainteté, mais être
« sain » quoi. Je sais pas, elle, une fois, elle a dû
me faire une remarque, genre par exemple à propos des desserts, et
c'est à partir de là que, complètement arbitrairement, je
me suis dit que c'était mal pour moi, que je pouvais pas prendre de
beignets, que c'était pas sain. »
De même, c'est une amie de Melle DD.FB. qui lui transmet
ses savoirs en matière nutrionnelle, savoirs qu'elle mettra en pratique
au fur et à mesure.
« Je sais que je suis partie en Grèce avec la
classe. Il y avait une de mes meilleures amies qui était partie avec
moi, qui avait fait une anorexie et qui s'en sortait, enfin qui en est sortie
maintenant, mais qui s'en sortait toute seule. Elle n'a jamais
été très grave, son anorexie. Et en fait, elle m'a appris
à trier les aliments, enfin tout bêtement : « c'est
con, tu devrais pas manger un fruit à tel moment, après tous les
sucres se transforment en graisse » ou je sais pas quoi. Et
bon, moi, je l'écoutais, enfin bêtement, parce que je voulais pas
grossir quoi. Mais c'était pas un désir de maigrir. Et
après, l'été suivant Hypokhâgne, je suis partie en
randonnée avec des copains, donc j'ai appliqué toutes les
règles. J'avais perdu 2 kilos en une semaine, donc j'étais
contente ! Et puis j'ai continué. Et puis après, j'ai
accompagné un camp VTT itinérant et c'était super dur
parce qu'il fallait faire six heures de VTT par jour, planter les tentes,
animer et tout. Donc physiquement, c'était très dur. Et en fait,
je pense que c'est là que j'ai un peu enclenché le processus
parce que je voulais absolument continuer à respecter les règles
données par ma copine alors que, évidemment, c'était de la
nourriture de collectivité pour des randonneurs, donc il y avait pas
exactement les aliments proposés. Et là, je me souviens
très bien avoir eu faim et de m'être dit : non, faut pas que
je mange, c'est interdit. C'est là que j'ai mis en place la notion
d'interdit je pense, enfin vraiment. » Melle DD.FB.
Progressivement, la mise en place d'interdits, d'aliments
interdits notamment, se développe et s'étend. Melle E.RI. nous
dit être entrée dans une spirale, parfaite métaphore du
rétrécissement du champ des aliments autorisés :
« J'ai toujours été très
gourmande, et du coup à 14 ans je me suis trouvée assez
enrobée, et puis je suis passée en première année
de lycée et j'ai décidé de faire un régime, et
puis voilà régime de plus en plus strict, et au final j'ai perdu
20 kilos en peu de temps. Et à partir de là j'étais
squelettique. Au plus bas je pesais 38 kilos.
Ah t'étais pas très ronde à la base.
Ben je faisais genre 65 quelque chose comme ça, j'ai
perdu 20 kilos, après j'ai vite repris je me suis stabilisée
autour de 45 quelque chose comme ça.
A partir du lycée donc t'avais quel age ?
14 ans, 14, 15.
Au niveau du régime, tu
C'est un régime tout bête, je mange plus de
légumes, je supprime les gâteaux, c'était un peu dur vu la
culture de la bouffe qu'il y a chez moi, dans la famille, tout le monde aime
bien manger chez moi. Et au fur et a mesure, plus je m'entêtais plus
je suivais le truc jusqu'à arriver à supprimer des aliments, je
me disais tiens ca marche bien en supprimant ça et ça je vais
supprimer ça et ça aussi et ca marchera encore mieux, donc
après ca devient une spirale, t'es contente de voir la balance baisser,
t'es encore plus motivée, y a des jours où tu bouffes rien
... » Mme E.RI.
« Et donc, voilà, je me suis pesée une
fois et j'ai décrété que je pesais trop, donc j'ai
commencé à réduire. Et je crois que j'ai vraiment
commencé à réduire tout ce qui était gras et
sucré. J'ai commencé à manger vachement de
féculents, c'est-à-dire que je me suis pas du tout limitée
sur la quantité, mais plus sur des trucs à manger.
Pourquoi t'as choisi gras et sucre ?
Parce que j'avais dû identifier ça comme ce
qui pouvait me faire grossir, comme ce qui était pas bon pour moi.
Donc, je suis pas du tout tombée dans un truc où j'étais
affamée. Je continuais à manger à ma faim mais avec que
certains aliments. [...] Et, ouais, j'ai bien dû perdre 6-7 kilos
à ce moment-là. Du coup, je crois que c'est vraiment à
partir de là où j'ai plus du tout mangé de gras, etc.
Même une fois que j'avais perdu les kilos que je pensais
nécessaires, j'ai gardé cette façon de manger. J'ai pas
réintégré le gras et les gâteaux, en tout cas au
quotidien. Déjà, j'ai commencé à
sélectionner vachement. Donc, ça, je devais avoir 14-15 ans, je
pense. Donc après, je suis restée comme ça. Et
après, c'est vraiment l'été 98 où j'ai eu mon bac,
où je devais partir en Bretagne, et là, je me rappelle
m'être regardée avant de partir, en me disant que ça allait
pas, que j'étais énorme, machin.
Le poids que t'avais perdu à l'époque
où tu as commencé le régime, tu l'avais
repris ?
Non, je restais toujours entre 56-57, alors que quand j'avais
commencé le régime, je faisais 63-64, ce qui me paraissait
énorme. Moi je me disais qu'il fallait au moins que je fasse 10 kilos de
moins, donc je suis restée autour de 57-58. C'est là où
j'ai commencé aussi à me peser régulièrement et
tout. Donc, 57-58 et c'était encore trop. Je me rappelle que
c'était avant de partir en vacances chez Gaston, où je me
disais : c'est pas possible, je peux pas être comme ça,
machin. Et là, j'ai commencé vraiment à réduire ce
que je mangeais, toujours sur le même système, toujours en gardant
les féculents, c'était vraiment la base. Je limitais
vachement tout ce qui était viande parce que c'était gras ou
gâteaux, mais toujours des féculents. J'ai toujours
conservé les féculents. J'ai jamais essayé de faire des
trucs avec que des légumes, des trucs comme ça, parce que j'avais
un appétit qui était important, donc je pouvais pas me permettre
de manger que des haricots verts, sinon j'étais affamée toute la
journée. Et je me rappelle que j'étais partie au camping chez ma
mère avant, je me rappelle que, là, j'ai commencé
vraiment à réduire jusqu'au point d'avoir faim. Je finissais par
me nourrir que de pain, en fait. Au début, je me disais qu'il
fallait que je mange qu'une baguette et demie, qu'une baguette de pain. Et tout
ça, c'était avant de partir chez Gaston, donc je maigrissais
bien, je le voyais dans mes fringues, j'étais contente. Et chez Gaston,
je suis restée sur ce modèle-là, je mangeais avec eux
quand c'était genre des pommes de terre à l'eau, des trucs que je
pouvais manger, mais sinon je compensais en mangeant du pain. En plus,
l'intérêt du pain, c'est que je pouvais en trouver partout, que
ça me coûtait pas cher, que c'était facile à
trouver. C'était pas contraignant pour moi, ni financièrement, ni
socialement, je pouvais, toujours à table, manger que du pain.
Ça, ça a été tout l'été. Donc je
pouvais pas me peser, mais je voyais dans les vêtements que je
maigrissais. » Melle VD.RI.
Melle VD.RI. finit par resserrer l'étau des aliments
autorisés pour aboutir à ne plus se nourrir que de pain, aliment
nourrissant sans graisse. En pouvant le manger à table avec tout le
monde, elle ne se désocialise pas tout de suite. Elle rationalise
également le côté pratique du pain : il se trouve
partout, elle peut donc garder ses pratiques où qu'elle aille, et ne
coûte pas cher, ce qui satisfait son côté économe.
Melle CC.FB. commence à s'intéresser de
près à la diététique, elle nous dit collecter les
publicités pour produits alimentaires qu'elle reçoit dans sa
boîte aux lettres quand ces publicités donnent des informations
sur les apports nutritionnels des produits et des conseils en
diététique.
« J'étais très à fond dans
tout ce qui est diététique, nutritionnisme, machin, parce que je
voulais absolument reperdre. Enfin ouais, j'étais à fond dans
ça. Je lisais tous les articles que je pouvais trouver sur quoi manger,
à quelle heure parce que ce serait le moins qui ferait grossir et
tout. Et après en première, en février, je suis partie
une semaine à la montagne, je suis revenue et j'ai sauté un
repas, parce qu'on est rentrés, par exemple on est partis à 11h
et on est revenu à 2h, donc du coup j'ai pas mangé, et là
je suis passée... Enfin déjà je commençais
à compter les calories, à noter depuis un ou deux mois qu'est-ce
que je mangeais, en quelle quantité et combien ça faisait de
calories dans la journée. Et là je suis passée donc des
1800 à 2200, je suis tombée à 1300 donc ce jour-là
et après je suis restée à 900. Et après j'ai
baissé, 500 et tout jusqu'à 400 après, et là,
ça a été une grosse rechute, mais enfin je sais pas,
ça s'est passé super vite, j'ai tout diminué, enfin de
sauter un repas ça m'a fait tout dégringoler. Et de la
deuxième semaine des vacances de février aux vacances de
Pâques, ça faisait deux mois, j'ai dû perdre quinze kilos,
un truc comme ça. Ca a été vraiment fulgurant. Et
là je faisais plus du tout de crises. Mais par contre je mangeais trois
fois par jour. C'est-à-dire le matin je mangeais une biscotte, enfin je
mesurais tout et tout, donc avec une poignée de müsli, après
le midi à la cantine y avait toujours poisson allégé et
légumes allégés et pomme, donc je finissais pas mon
assiette, et puis après le soir, enfin j'essayais de manger les trois
repas mais le moins possible pour les deux, pour laisser une marge suffisante
de 200 calories - quelle marge ! (elle rit) - pour le dîner. Et
je sais toujours pas comment j'ai réussi à faire, à me
débrouiller pour ne manger que 200 calories le soir, parce que nous
c'était vraiment les repas de famille, et ce serait vachement mal vu que
quelqu'un ne mange pas ce qu'il y avait sur la table mais je devais y arriver.
Je sais plus comment je me débrouillais. Mais je suis très vite
tombée à 500, 400 et ça, pendant deux mois avec du sport
et tout. Et c'était radical. Je suis descendue à 40
kilos. »
La vivacité des souvenirs de Melle CC.FB.
témoigne de son attention toute entière tournée vers le
calcul permanent des apports de son alimentation à la calorie
près. Les exemples de prises alimentaires hyper réglées et
tournées vers la frugalité se multiplient dans les parties
d'entretiens ayant trait à l'anorexie :
«Et t'avais arrêté de manger
complètement ?
Non mais euh, je mangeais euh... franchement, je devais manger
cinq céréales le matin...
Cinq céréales ?
Ouais, deux fourchettes de viande ou de poisson et trois
fourchettes de légumes à midi plus un abricot, et euh... le soir,
ça m'arrivait de manger quatre asperges (rires), voilà donc
c'était pas rien, mais ça faisait jamais... à cette
période-là je crois que j'ai jamais rien
mangé. » Melle DM.RI.
Des pratiques hyper rationalisées, des motivations
mystérieuses
Les enquêtés signalent une immense
volonté, la sentiment d'une grande force, comme le dit très
clairement Melle ML.FB :
« c'est que j'étais pas faible contrairement
à ce qu'on voulait croire, mais qu'au contraire c'était une
velléité d'être forte et de monter que j'étais
forte, et que j'avais beau avoir l'air d'être quelqu'un de faible, enfin
c'était pas du tout mon intention finalement, même si
c'était démesuré. En fait, il y a... Tu sais dans la
mythologie, ils parlent vachement de, je sais pas comment ça se dit sans
l'accent grec, mais l'hybris, et moi j'ai vachement vu ça aussi. Le
fait d'essayer d'être toute-puissance, qui est complètement vain
à la base, mais d'essayer de nier tous les besoins naturels et de
montrer une force surhumaine et qui a pas été
punie. » ML.FB.
« Je ressentais pas du tout l'état de fatigue
puisque c'était l'époque où j'étais capable de
faire tout, puisque j'allais à tous les cours de fac. Tous les matins,
je me réveillais à 7 heures, j'allais à mes cours, je
faisais mon sport, je gardais la gamine à qui je donnais des cours en
CP, qui était dyslexique. Tous les soirs, je rentrais, je re-soulignais
mes cours et le lendemain, nécessairement, tous les cours devaient
être fichés sur fiches. Et ça, j'ai jamais pu me
séparer de ça parce que, si je le faisais pas, j'avais
l'impression que c'était la porte ouverte à : je pourrai
plus suivre. Et ça, la première année, je m'y suis
toujours, toujours tenue. Tous les cours devaient être fichés de
la veille au lendemain. Le lendemain, les cours de la veille devaient
être fichés. Et tous les matins, je lisais toutes mes fiches, le
week-end je lisais toutes mes fiches, je faisais tous mes TD. Donc,
finalement... Et j'ai jamais vraiment ressenti la fatigue comme je la ressens
maintenant où je me dis : je suis fatiguée ou je peux pas.
J'avais pas du tout la notion de fatigue, surtout que quand je mangeais plus,
en général, la première nuit de jeûne, je pouvais
dormir et la deuxième nuit de jeûne, je ne dormais plus,
c'est-à-dire que j'attendais le lendemain avec impatience pour pouvoir
recommencer à manger n'importe quoi. Et ça, ça a
duré jusqu'à Noël, janvier. Et après, ça a
été vraiment la descente parce que je n'arrivais plus à
manger qu'un jour sur deux, qu'un jour sur trois. Je suis arrivée
à tenir jusqu'aux examens, mais j'arrivais de moins en moins à
tenir, etc. J'ai tenu jusqu'aux exams. » Melle VD.RI.
Melle VD.RI donne ci-dessus un exemple de cette force qui
pousse jusqu'à l'hyperactivité intellectuelle et physique. Le
travail devient un point central de l'existence. Melle CC.FB se
désocialise du lieu de la cantine et passe ses pauses déjeuner
à la bibliothèque du lycée ; Melle YM.OA passe plus
de temps à la bibliothèque le soir pour ne pas rentrer faire un
goûter :
« Voilà, je continuais à manger
certains aliments, mais j'essayais de manger plus des pommes, des choses comme
ça, j'essayais de passer des heures, comme j'avais beaucoup de
boulot en plus, j'essayais de passer plus d'heures après les cours
à la bibliothèque, je rentrais plus tard. Comme je savais en plus
que je rentrerais toute seule, j'essayais de rentrer que vers 19h chez
moi, je faisais qu'un repas... » YM.OA.
« Voilà, une impression de maîtrise, je
suis un peu obsessionnel en plus. J'aimais bien tout ce qui était
ordonné, ce que je pouvais contrôler, avoir euh, pouvoir manipuler
les gens, pouvoir être dedans, donc quand j'ai pu le faire sur
moi-même, j'avais un sentiment peut-être un peu pervers mais...
D'être bien. » NR.RI.
Mr NR.RI évoque l'idée de contrôle :
l'impression de maîtriser son corps, de le faire aller où l'on
veut le mener, donne un sentiment de puissance. La personne devient alors un
véritable homo oeconomicus, un être tout entier rationnel,
plusieurs enquêtés mentionnant notamment le fait de ne plus rien
ressentir, de perdre ses sentiments avec l'anorexie et de se concentrer sur la
maîtrise de soi.
« J'étais dans un tel malaise que... Je
ressentais rien du tout, enfin je savais pas trop ce que je
ressentais. » Mme DB.FB.
« ... Voilà donc en fait je lisais, ça
je lisais avant de toute façon, mais je m'étais isolée du
coup...
C'est le seul truc qui te faisait plaisir ?
C'était toujours dans une optique, j'apprends pour
après quand je pourrais vivre ma vie quoi. En fait je pensais
déjà à me casser quoi. Parce que je trouvais insupportable
la manière la famille, je trouvais qu'ils avaient été
insupportables sur ce coup la. C'était toujours dans un but ...
C'était le seul truc qui me remplissait un peu à part les
études ... Amis j'en avais pas, oui je voyais des gens, mais je
ressentais rien, c'est bizarre à dire aujourd'hui mais je n'avais pas
d'émotions quoi.
Et du coup tu n'avais pas par exemple un
amoureux ?
Ah non ! tu penses bien ! Je faisais pas envie non
plus, parce que j'avais maigri mais c'est pas pour autant que j'étais
mieux... Je m'habillais sans intérêt des trucs qu'on m'avait
acheté, toujours les trois mêmes trucs... Je ressentais rien
quoi, j'avais pas d'émotion je sais pas ... Ca c'était toute
l'année, toute la deuxième année de lycée comme
ça. » Mme E.RI
Mme E.RI ajoute à l'absence de ressenti
l'impossibilité d'avoir une relation amoureuse, du fait de
l'émoussement des sentiments et du fait qu'elle n'attire plus les
garçons de son âge. Elle se désocialise de cette
sphère des relations adolescentes. Melle MH.RI évoque sur ce
terrain son impossibilité de faire attention à elle et
« se faire jolie » pour sortir. Elle dit se désexualiser
pour ne pas attirer les regards.
« Si on regarde mes photos, on dirait un ange.
Les photos que tu m'as envoyées ?
Oui, je suis ni femme, ni homme, je suis une fille en fait.
Ça fait jeune fille ?
Oui, voilà, jeune fille innocente avant sa
sexualité, très tout, tout joli, mais c'est tout, sans plus.
Et c'est marrant parce que quand j'ai recommencé à prendre du
poids, on me draguait plus. Maintenant, on me parle et on m'approche
beaucoup, beaucoup, beaucoup plus que quand j'étais anorexique. Et je
sais pas nécessairement si c'est parce que je suis ouverte, mais je
pense aussi que c'est parce que je suis plus femme. J'ai maintenant une
sexualité. Et ça, je suis pas totalement ok avec encore parce que
je sais que c'est à cause de ça, mais parce qu'aussi je vais
mieux, je suis mieux dans mon corps, je suis mieux dans ma tête, que
je l'accepte plus maintenant. Mais j'arrive pas à être
totalement juste sexualisée, tu vois. Genre, coucher avec un mec juste
parce qu'on se trouve attirante, je pourrais pas parce que j'ai du mal à
accepter qu'on me sexualise uniquement, j'ai du mal, je peux pas. Enfin
à mon avis, ça ira mieux. Et avec mes copains avant, ben
Petits copains ?
Oui, ils étaient fous amoureux quoi, mais
c'était sexuel aussi, mais c'était pas que ça.
C'était genre, je les charmais, je les séduisais mais avec ma
tête et pas mon corps. Mais j'étais jamais attirée
par mes petits copains, pas vraiment quoi, du tout presque, tu vois ? Et
même si on faisait l'amour, etc., c'était pas : je voulais,
mais bon, je devrais, je suppose, je suis dans une relation et bon. Et j'ai
jamais vraiment... pris du plaisir, pas de plaisir réel, un plaisir
à utiliser mon corps, à sentir un autre corps. Prendre du plaisir
dans mon corps, c'était une notion qui n'était pas réelle
pour moi, jusqu'à récemment, jusqu'à maintenant en
fait. Dans les deux mois après avoir commencé à
manger, les deux mois ici, tout a beaucoup changé. Je fais beaucoup de
progrès. »
L'émotion est évincée du paysage
relationnel, et c'est à une véritable ascèse que l'on a
affaire, comme le note Muriel Darmon. Seule est ressentie comme une jouissance
l'extase de la faim :
« J'adorais crever de faim. » Melle
M.FB
« Quand t'es dans une période
d'anorexie, t'as une euphorie qui vient des endorphines, c'est purement
physique. » Melle VF.FB
« Je lisais énormément, je faisais que
ça, je me souviens une fois, j'écoutais de la musique,
j'étais sur le canapé avec ma petite pomme et mes deux biscuits,
c'était mon plus gros repas de la journée quasiment (elle rit) et
je lisais, et en plus dans un état de transe quasiment. D'ailleurs je
sais que quand j'avais faim, ça me procurait une espèce d'extase
quasiment - et c'est pour ça que je te dis que ça rejoint le
spirituel - où je planais et où c'était
génial. » Melle MD.RI
La recherche de pureté est explicite chez certaines
personnes, et passe par l'abstinence alimentaire comme par l'abstinence
sexuelle.
« C'est marrant parce que tout, cette
période... du début d'anorexie c'est aussi associé
à des paysages fabuleux, enfin, des choses très pures, en
fait, je pense que voilà, c'est un peu une recherche de
pureté. » DM.RI
« Donc, oui, je lisais beaucoup quand j'étais
dans cet état-là et des trucs plus philo, sur les religions, la
philo, pas mal de littérature aussi, des trucs sur :
pourquoi ? C'était toujours : pourquoi ? pourquoi ?
pourquoi ? pourquoi le monde ? pourquoi comme ci ? pourquoi
comme ça ? Je me calme, mais je suis quand même encore dans
ce truc-là !
Il y a d'autres pratiques que tu rapproches de
ça ?
Le truc de la propreté, le truc de toujours
être pure. Physiquement, je sais pas, d'être toujours... Le plaisir
de prendre un bain pour être vraiment pure. Le mot d'ordre, ce serait
vraiment la pureté, je pense, dans ce que, moi, j'ai connu de
l'anorexie.
En fait, ça revient pas mal, en
général.
Ah bon ?
Ouais
Ouais, ça m'étonne pas. Il y a un livre
d'ailleurs de (inaudible) « La faim de l'âme », qui
dit, justement, qu'il y a quelque chose de l'ordre spirituel
là-dedans. » MD.RI
Nous y reviendrons en conclusion, la notion de recherche de
pureté est source d'interrogation chez certains enquêtés,
plus explicitement chez les femmes que chez les jeunes hommes que nous avons
interrogés. Elle fait partie de la conception d'ensemble de ces actes
dont le but recherché est de se sentir mieux.
L'instrumentalisation des éléments de
l'environnement, témoins des changements
Une certaine confiance en soi est trouvée à
l'aide de ces pratiques et des résultats sur la balance affichant un
poids toujours plus faible. Melle VF.FB signalait plus haut son euphorie en
montant sur la balance qui affichait 200g de moins que la fois
précédente. La balance est également un instrument
récurrent de cette rationalisation du changement, et quand elle n'est
pas là, les vêtements devenant de plus en plus amples ou le
ressenti corporel, tel que les maux provoqués par les os plus saillants
ou la fatigue et le froid, se font témoin du travail en cours :
« c'est bon signe ».
« Alors donc y a eu un déclic, j'ai
découvert qu'il y avait une balance chez moi, j'étais presque
jamais montée sur une balance dans ma vie. Enfin chez le médecin
quoi. Donc je me suis... C'était pas vraiment pour qu'on fasse attention
à moi, au contraire, j'aurais voulu que ça reste le plus discret
possible, c'était vraiment un jeu assez morbide avec moi-même. Je
me disais bon ben aujourd'hui tu fais 50, ben je te parie que dans deux
semaines tu feras 48 et tu vas te débrouiller pour ça. Et ouais
je me suis vraiment prise au jeu parce que c'était plus du tout un jeu,
et voilà, j'étais de bonne humeur quand la balance avait
annoncé un bon chiffre, et encore parce que j'avais tout le temps
faim donc j'étais pas de si bonne humeur que ça mais... Donc
ça a commencé, moi je peux vraiment, enfin je me souviens
très bien de comment j'étais habillée, etc. Voilà
je suis montée sur la balance et j'ai fait ah ben d'accord, 53, ben ce
sera plus 53 la prochaine fois. » Melle AV.FB.
« Ne pas avoir de forces pour moi c'était
un bon signe. De perte de poids, je sais pas, mais de contrôle, je me
disais ça marche, je suis en train d'accomplir quelque
chose . » Melle MH.RI.
« Au début, tu vois, la représentation
du corps parfait, c'était 61 kilos, sauf que je suis arrivée
à 61 et j'étais pas parfaite. Mais il y a un moment où
pendant que je faisais 44 kilos, je me trouvais plus grosse, je savais que
j'étais super mince. Le gros a arrêté parce que je voyais
bien que... Et je voyais et je le voyais pas, tu vois ce que je veux dire ?
Je sentais mes os, là, là, là et j'ai toujours des
rituels. J'avais des rituels ou je faisais comme ça pour mon estomac ou
comme ça pour voir comment j'étais ou comme ça pour sentir
mes os. Je me râpais sur des choses dures, juste pour me rassurer que
j'étais toujours mince. Mais pour moi, faire ça, c'est :
oui, je suis toujours mince, je suis toujours bien. C'était quelque
chose de concret pour me dire que je faisais quelque chose de bien,
j'étais bien.
Mais ça faisait mal ?
Oui, ça faisait mal. Mais j'aimais pas me faire mal,
mais...
Mais c'était rassurant.
Oui, voilà, c'est exactement ça,
c'était rassurant. Et bon, ces rituels-là, je les fais toujours,
même si maintenant, même si je me râpe la colonne
vertébrale quelque part, ça fait rien maintenant. C'est par
habitude aussi. Mais tous les matins, je fais les mêmes rituels encore,
genre, moins maintenant, mais chaque matin quand je vais aux toilettes, je
regarde mon estomac. Mais maintenant que j'ai un petit estomac, ça
va. Je fais toujours le même rituel, mais je me dis : tant pis,
c'est pas grave. » Melle MH.RI.
« ... Je crois que tout le monde a ses trucs, ses
manières de s'évaluer. Pour moi, c'était comme
ça, je me regardais dans la glace comme ça, c'était pas
nécessairement si j'étais comme ça, mais plutôt du
côté. » Melle MH.RI.
« Donc c'est surtout après la deuxième
année, donc la Fac la stabilisation donc j'étais, je perdais plus
mais c'était stable je me pesais trois fois par jour, donc avec le
rituel et tout. » Mme E.RI
Ainsi, de ce que l'on a vu plus haut, les remarques de
l'entourage qui font plaisir, ou au contraire l'absence de remarque qui
blesse32(*), le miroir, la
balance, les vêtements, le corps lui-même, tout est
instrumentalisé comme indice du changement opéré,
l'environnement devient progressivement fonctionnel. La vision des choses
change donc progressivement et se recentre sur soi et l'image de son propre
corps. Le calcul rationnel des conduites alimentaires domine le comportement
à l'égard de la nourriture, et pousse la personne à se
retrancher dans sa subjectivité, à gagner plus d'autonomie et
accroître l'amplitude de ses pratiques dès lors qu'elle se
retrouve marginalisée, comme par exemple Mme E.RI nous dit finir par ne
plus participer aux repas de classe quand on l'invite pourtant toujours car
« c'était plus drôle ». A partir d'un certain
degré d'autonomie d'action et affective gagné, les conduites se
routinisent, une remise en cause est difficilement négociable, mais le
changement qui était voulu « en mieux » se fait
difficile à vivre :
« Euh, non à la fin de la prépa, enfin
tout ça s'est vraiment emballé en prépa,
c'est-à-dire qu'en prépa c'est là que j'ai
été le plus maigre que j'ai jamais été et puis le
plus mal aussi. C'était vraiment, ça c'est sûr quoi,
tout m'échappait en prépa, je me suis mise à plus
maîtriser mes études et tout, et là, voilà du coup
je me suis vengée sur ce que je pouvais encore
maîtriser. »
Parmi les personnes enquêtées, la plupart ont
connu les deux types de troubles du comportement alimentaire et, quand cela est
le cas, l'anorexie fait place à la boulimie, précisément
au moment où l'anorexie n'apporte plus satisfaction. Les schémas
s'inversent.
II) Prise de conscience par le regard réflexif
sur ses actes : l'exemple de la boulimie
Pour le début des troubles boulimiques, la distinction
est plus nette que pour l'anorexie : on s'aperçoit directement
qu'il y a un « problème » parce qu'il y a des faits
et gestes remarquables comme la faim insatiable ou « compulsion
boulimique », les vomissements et tout autre phénomène
compensatoire comme par exemple la prise de laxatifs. Sans mettre
premièrement le mot de boulimie sur ce
« problème », on distingue un glissement vers un
comportement anormal par le repérage d'actes positifs. Ces actes ne sont
pas tout de suite perçus comme problématiques, ils sont avant
tout vécus comme volontaires. Mais leur caractère anormal
n'échappe pas à l'entendement, contrairement à la phase
d'installation des nouvelles pratiques et d'entrée dans l'anorexie
décrite précédemment.
Des actes positifs remarquables : l'anormalité
faite quantité, substance et impuissance
Melle VB.FB. dit ne pas pouvoir faire ce qu'elle voulait
devant ses parents. Elle était obligée de participer avec eux aux
repas structurés, cadre dont elle ne peut se départir mais dans
lequel elle ne peut pas inscrire ses propres pratiques alimentaires :
« A partir de ce moment-là, j'ai vraiment
commencé à plus manger, d'abord, plus beaucoup manger, pour
maigrir, pour être sûre de pas être enceinte, mais je peux
même pas confirmer encore une fois. Donc voilà, je devais faire 52
kilos, pour ma taille, avec un physique super linéaire, enfin une petite
brindille, enfin j'étais pas encore vraiment formée. Et donc je
suis descendue à 48, 47 grand minimum. Et tout ça parce que
j'avais arrêté de bouffer. Mais très vite, comme
déjà il fallait bouffer avec les parents, que j'étais
obligée de suivre les repas, j'arrivais pas à faire ce que je
voulais (elle rit), et très vite j'ai commencé à
regarder les recettes de cuisine [et à fantasmer sur la nourriture...]
Et chronologiquement, c'est après que j'ai commencé à
vomir. [...]
Le truc aussi, c'est que j'étais toute seule chez moi,
et mes parents me donnaient des thunes, j'avais 500F par semaine, ce qui
était largement suffisant pour faire mes courses et m'acheter plein de
trucs quoi. Et mes courses, c'était, enfin y a des soirs, j'allais
euh... Je rentrais chez moi, putain, j'ai rien pour criser, j'ai trop envie,
mais dès que j'avais un stress et tout, enfin moi c'était
toujours ça les crises, quoi : le stress, la
contrariété, enfin tout ça. Et des fois, j'allais au
Casino, enfin le truc qui ferme le plus tard possible, j'allais m'acheter tout
ce que je pouvais, et quand tu voyais mon caddie t'hallucinais parce que y
avait des Magnum, des cacahuètes, des trucs euh... « Tu manges
que ça ? » (rires) Et puis je bouffais, mes crises
elles étaient assez hallucinantes, quoi. Je bouffais tout ce que je
pouvais me bouffer, des cornets de glace, un kilo de je sais pas quoi, des
trucs euh... Une crise que j'ai faite qui me marquera à vie et
qui m'a un peu fait prendre conscience du truc, quoi, c'était j'avais
fait du riz au miel. C'est dégueulasse. J'ai mangé le truc,
j'ai vomi, mais y'avait rien du vomi parce que c'était juste le truc est
trop dégueulasse, quoi. Et ça, ça fait aussi prendre
conscience quand tu te rends compte de ce que tu bouffes
quoi. »
Melle VB.FB. ne peut inscrire ses pratiques restrictives ou au
contraire orgiaques dans le cadre des repas imposé par ses
parents ; elle s'y soumet dans un premier temps et c'est quand elle
commence à habiter seule qu'elle « fait ce qu'elle
voulait » : alterner restrictions et
« crises ». La prise de conscience du caractère
anormal de son rapport à l'alimentation arrive quand elle juge qu'elle
mange quelque chose de « dégueulasse ». Sans vouloir
pousser l'interprétation trop loin au risque de s'éloigner du
sens donné à cette anecdote par celle qui l'a vécue, c'est
précisément l'association brute du riz cuit et du miel qui est
jugé « dégueulasse », mêlant deux
éléments qu'on n'associe pas dans la tradition culinaire
française et qu'elle n'a probablement jamais mangé chez ses
parents. Elle établit auparavant une liste d'aliments
privilégiés pour « criser »,
préparations industrielles de glaces, gâteaux, cacahuètes
salées, des « gourmandises », et quand elle nous
parle de son alimentation hors « crise », elle
évoque des plats légers, omelette à la tomate,
légumes, des « trucs un peu bons ». Le plat
constituant cette « crise » marquante associe le
sucré du miel à la lourdeur du riz, des aliments qu'elle
s'interdit pour ses prises alimentaires « normales »,
celles qui ne seront pas régurgitées. La prise de conscience est
relative à une souillure de l'organisme par l'absorption
d'éléments non assortis traditionnellement dans une
préparation non gastronomique, visant à remplir une fonction de
remplissage de l'estomac dans un cadre qualifié de crise. Cette
impression de souillure se manifeste d'autant plus rapidement chez les
personnes ayant connu une période d'anorexie et de quête de
pureté auparavant. Elle ne prend pas de prime abord la forme d'un
jugement moral, elle est suscité par le dégoût
ressenti : car ici, il n'est plus question de sucré et de
gourmandise, notion éminemment morale. Elle prend conscience du besoin
du corps de se remplir lourdement, quoique la préparation avalée
est infâme. Dans le cas de Melle V.FB. il y aura ensuite vomissement de
cette préparation lourde, pour ne pas prendre de poids, car elle
souhaite rester très mince.
L'anormalité du cadre d'absorption de
nourriture
Se met ainsi progressivement en place une conception
différenciée de ce qui est normal et de ce qui ne l'est pas, dans
le cas de la boulimie.
Melle AR.FB. a rapidement conscience de cette
distinction :
« C'est quoi une crise pour toi ?
Pour moi c'est pas un repas, un repas c'est normal : tu
manges et puis voilà. C'est vraiment manger en dehors de tout cadre, pas
dans un repas, et vomir ce qu'on a mangé, et manger en sachant qu'on va
vomir. Euh.. Voilà, c'est une prise alimentaire qui... Y a pas
forcément une notion de quantité quoi, à l'époque
j'avais pas la notion de quantité. Enfin à l'époque, je
parlais pas de crise de boulimie non plus quoi. Ouais, ouais, pour moi c'est
ça une prise alimentaire en-dehors d'un cadre et suivie d'un
vomissement, parce que je vomis après, tout le monde ne vomit pas mais
ça, c'est mon cas. »
Ce qui n'est pas normal c'est d'ingurgiter de la nourriture
hors du cadre social du repas, dont l'horaire est un étalon, et à
d'autres fins que celles de rassasier une faim, puisqu'il n'est pas normal de
« manger en sachant qu'on va vomir ». Melle AR.FB ajoutera
la notion de quantité par la suite : elle va voir augmenter les
portions de nourriture prise pour ses crises au fur et à mesure des
années.
On remarque un rapport de proportionnalité
inversée avec l'anorexie :
« Je ressentais la faim physiquement parlant mais
j'avais pas du tout envie de manger, je m'étais
déshabituée de manger. » Melle CC.FB.
La notion de quantité est primordiale dans la
conception du problème, la quantité est constitutive de la
normalité ou l'anormalité d'une conduite alimentaire.
« Mes parents habitaient aux Etats-Unis à
cette époque-là. Tous les soirs, à 3 heures du matin,
quand il dormait, j'allais, avec mon téléphone, appeler ma
mère, en disant : « ça va pas ». Et je
crois que c'est la période où j'ai commencé à dire
à ma mère : « je crois qu'il y a un
problème, je crois que j'ai un problème avec la
bouffe ».
Tu disais « je crois » pour
atténuer ?
En fait, je me souviens pas comment je lui ai dit. Il me
semble que je lui ai dit plusieurs fois, que je parlais de quantité...
Je sais plus comment je lui ai dit. Ce que je sais, c'est qu'elle m'a
répondu : « mais non, c'est normal, quand on a des
soucis, on mange un peu plus, une tablette de chocolat c'est bon, c'est pas
dramatique, ça m'arrive aussi ». Et moi j'essayais de lui
dire : « non, non, mais c'est pas deux tablettes de chocolat,
c'est pas seulement une fois de temps en temps ». Moi je
sentais qu'il y avait un truc, je crois que j'étais pas trop sûre
moi-même de ce qui se passait, même si, pourtant, je connaissais
très bien le problème avec ma soeur. »
La notion de quantité est ici couplée à
celle de la fréquence des « crises ». Quand sa
mère dédramatise l'aveu de Melle PF.RI, celle-ci insiste :
elle ne mange pas seulement « un peu plus », ni
« de temps en temps », donc ce n'est pas normal. Elle
définit l'anormalité de son comportement par la négative.
Par ailleurs, elle mentionne le fait de ne pas savoir elle-même ce qui se
passait alors qu'elle a vécu avec sa soeur qui était
confrontée au problème durant plusieurs années avant
d'être hospitalisée. On voit ici qu'il n'est pas évident
pour elle de qualifier son comportement.
Melle ML.FB introduit la notion de violence, en plus de celle
de quantité et de fréquence, violence qui dénote d'avec
l'émoussement des émotions dans l'anorexie :
« Tu dis que l'anorexie, tu avais mis un moment
à mettre un mot dessus.
Ouais
A voir ce que c'était. La boulimie, tu as su tout
de suite ?
Ouais, ouais, j'ai su tout de suite. Ouais, je le savais
direct.
A la première crise ?
Déjà, quand j'étais anorexique,
à la fin quand j'ai compris ce que c'était, que j'ai
recommencé à manger, j'ai lu un milliard de bouquins et donc, je
savais très bien ce que c'était la boulimie. Et je savais
très, très bien ce que c'était. J'ai immédiatement
mis un mot dessus, enfin j'ai pas eu de problèmes avec ça.
Ouais, enfin..., vraiment tout de suite. Et d'ailleurs, c'est même... La
première crise de boulimie que j'ai fait, je m'en souviens.
Ah oui ?
Ouais et j'ai tout de suite su que non seulement j'avais
fait une crise de boulimie et qu'en plus j'avais signé, je le savais
quoi.
Que tu avais signé ?
Enfin que ça allait pas être la
dernière fois ! je le savais ! Je le sentais venir gros comme
une maison. En fait, c'était l'époque où
j'étais encore super maigre, mais stabilisée et je suis
allée à une fête de famille et je me suis fait :
tiens, je vais bouffer tout. Et j'ai bouffé tout, en me disant... Enfin
au début, c'était un jeu. En fait, je suis allée voir ma
mère, je lui fais : « eh maman, je vais prendre 2 kilos
aujourd'hui, tu vas voir et tout ». Parce que c'était la
période où je m'étais dit que j'allais grossir, que
j'allais retrouver un poids normal. Et puis j'ai bouffé tout et puis
après avoir bouffé tout, je me suis sentie super mal et,
là, j'ai fait : ça y est, c'est une crise de boulimie,
et j'ai dit : ça y est, t'as pas fini ! Et puis une semaine
après, j'en ai refait une et puis deux semaines après, et puis
après, petit à petit, je suis tombée dedans bien profond.
Mais c'est vraiment un truc que j'ai identifié tout de suite.
T'étais spectatrice d'un truc, tu le vis et tu le
subis, et tu le regardes ?
Ouais, mais c'était complètement ça.
Bon, là, après la première crise de boulimie, si tu
veux, c'est que je l'ai vécu comme ça parce que c'était la
première et que j'en ai fait qu'une. C'est pas devenu tout de suite
super violent. Mais la première effectivement, elle était
extrêmement particulière, enfin cette espèce de vision que
j'ai eue de... Mais ensuite, c'est clair que j'ai essayé de
résister quand même, j'ai vachement essayé de
résister. Je comprenais pas pourquoi, machin et tout. Mais il y a un peu
de ça, c'est un truc que non seulement j'ai subi, mais que j'observais
et que..., et dont j'avais vachement besoin, en fait. Et j'avais beau
détesté ça, enfin vraiment, mais comme tout le monde je
pense, détester ça et le vivre super mal, j'en avais vachement
besoin en fait, je crois. Et vraiment, c'est un truc dont j'ai pris conscience
il y a pas longtemps et j'aurais pas pu vivre sans. Sans mes crises de
boulimie, voilà, c'était comme si on m'arrachait les yeux ou un
bras, enfin je veux dire, c'est vraiment... Donc, ouais, c'était
à côté, à l'intérieur, au-dessus,
derrière. C'était super... Ouais, c'était une
espèce de cocon, mais dont j'ai eu conscience très vite en termes
de troubles. Après, évidemment, il y a plein de trucs dont j'ai
pas eu conscience au début, sinon j'aurais pas eu besoin d'être
boulimique. Mais j'ai tout de suite compris que c'était un trouble, que
c'était une dépendance et que... Même si j'ai
commencé comme tout le monde au début par me dire : mais tu
vas très bien pouvoir t'en sortir en luttant, dans la volonté.
Ben, j'étais quand même consciente que c'était une maladie.
Consciente.
Ça, ça se retrouve en général.
La boulimie, on sait tout de suite qu'il y a un problème, l'anorexie, il
faut un moment.
Ben, il y a des nanas, d'ailleurs je trouve ça assez
marrant, il y a des nanas sur le forum qui disent qu'elles comprenaient pas
qu'elles étaient boulimiques. Bon après, en plus, moi je me
faisais pas vomir. Donc après, quand on se fait vomir, là, je
pense que tu peux pas la rater, c'est de la boulimie, c'est
clair. »
Melle ML.FB. relève le caractère remarquable de
la boulimie, par son côté outrancier : on mange trop, on ne
se contrôle plus, on le vit en le regardant, on agit en subissant. Cela
s'impose à nous. Ayant eu connaissance de ses symptômes par la
littérature psychologique qu'elle a consultée pour se renseigner
sur l'anorexie à l'époque où elle est diagnostiquée
comme telle par un médecin, elle ne peut manquer de savoir ce qui lui
arrive cette première fois où elle adopte un comportement
outrancier avec la nourriture et pose déjà les mots dessus,
contrairement à sa période d'anorexie qui a été
plus longue à qualifier, Melle ML.RI. était passée
elle-même par une longue phase de déni.
La première crise de boulimie est marquante, et les
paliers successifs sont identifiables, même on ne se considère pas
nécessairement atteint de boulimie tout de suite :
« Donc en 4ème la première
fois ça devait être chez ma grand-mère, j'ai trop
mangé, hop j'ai trouvé cette technique, j'ai vomi le repas, et y
en avait trop voilà. Et donc au début c'était que
ça quoi, je vomissais que des gros repas de temps en temps. Et puis j'ai
commencé à vomir des repas un peu moins gros, et puis j'ai
commencé à vomir des goûters, et puis après j'ai
commencé à manger pour vomir on peut dire. Alors au début
euh, je peux même dire avec du recul que tout... Enfin je peux pas te
dire si j'ai fait des crises à part au collège et au
lycée, enfin si au lycée c'est sûr, mais au collège
je peux pas te dire si j'ai fait des crises pour vomir après.
C'est quoi une crise pour toi ?
Pour moi c'est pas un repas, un repas c'est normal : tu
manges et puis voilà. C'est vraiment manger en dehors de tout cadre, pas
dans un repas, et vomir ce qu'on a mangé, et manger en sachant qu'on va
vomir. Euh.. Voilà, c'est une prise alimentaire qui... Y a pas
forcément une notion de quantité quoi, à l'époque
j'avais pas la notion de quantité. Enfin à l'époque, je
parlais pas de crise de boulimie non plus quoi. Ouais, ouais, pour moi
c'est ça une prise alimentaire en-dehors d'un cadre et suivie d'un
vomissement, parce que je vomis après, tout le monde ne vomit pas mais
ça, c'est mon cas. » Melle AR.FB.
L'entrée dans la boulimie, même si on ne qualifie
pas immédiatement le trouble ainsi, est tout de suite remarquable :
la quantité de nourriture absorbée paraît
démesurée, l'absorption se fait hors cadre social, à
n'importe quelle heure et dans la solitude, et les éventuels
vomissements ou prises de laxatifs compensatoires sont autant d'actes positifs
qui sont aussi des « ne pas, ne plus ». Ne plus pouvoir se
contrôler, ne pas pouvoir s'empêcher de manger donne une image de
soi différente, l'on devient un animal (J.OA) ou c'est la nourriture qui
devient une substance animée, tant son anthropomorphisation
dépasse le simple exercice de style linguistique pour inspirer un
sentiment, voire incarner une personne : on éprouve de l'affection
pour la nourriture, une affection négative, la peur, ou positive, le
« cocon » dont parle Melle ML.FB.
« Du coup, je me suis retrouvée toute seule
dans l'appart et incapable de manger, mais incapable. La nourriture me
terrorisait tellement que le seul moyen de m'alimenter c'était de faire
des crises de boulimie et voilà.
La nourriture te terrorisait ?
Ben, elle me terrorise encore un petit peu, mais un petit peu
moins. Non, vraiment, elle me
C'était quoi qui te terrorisait ?
Ben, le fait de se faire un truc à manger, enfin je
sais pas... Je peux pas expliquer. Pour moi, terrorisant, c'est le même
type de terreur que je peux avoir quand je pense à ma mère. Je
sais très bien que c'est très lié. Oui, quelque chose, je
sais pas, qui va grossir, qui va grossir, enfin la nourriture elle-même,
j'ai l'impression que c'est quelque chose qui va grossir, grossir, grossir et
je sais pas, qui fait un tourbillon.
Qui va grossir quand elle va rentrer dans
toi ?
Non, non, indépendamment de moi, quelque chose d'hyper
menaçant. Je sais pas, imagine la nourriture là... Je me souviens
que j'étais comme ça, je pouvais passer des heures, enfin des
heures peut-être pas, mais je pouvais très bien regarder,
dévisager un bout de pain pendant 25 minutes, en étant
terrorisée par le bout de pain. Du coup, je mangeais rien de toute la
journée, mais vraiment rien. » Melle DD.FB.
« J'ai un gâteau en face de moi, je suis
impuissante. Je suis un animal. » Melle J.OA.
« J'étais pleine de ressentiment envers mon
frère, quand je faisais mes crises je le vomissais, quoi. Je vomissais
son argent, je jetais son argent, je croyais me venger de lui et le vomir, et
j'étais dans une haine, vraiment. Mais à l'extérieur,
ça me permettait avec ces crises... Quand je voyais les gens, j'essayais
de donner de l'amour que j'avais pas pour moi mais je la donnais aux
autres. »
« Je voyais que j'étais esclave de la
nourriture et que je faisais que ça. » Melle Y.OA.
La boulimie s'installant, l'image de soi se dégrade par
rapport à l'anorexie, car au sentiment de puissance succède
l'impuissance et une impression de déchéance qui ressort
notamment de la pratique du vomissement telle qu'elle est ressentie et
verbalisée, comparée à une drogue :
« Mes crises en fait très rapidement elles
étaient disproportionnées, y avait plus de notion de plaisir, je
vois par rapport à d'autres amies rencontrées à
Outremangeurs Anonymes qui ont commencé plus en se faisant plaisir avec
la bouffe. Moi je ressentais un vide énorme en moi et je ressentais un
besoin de le remplir par tous les moyens. Enfin j'aurais pu sûrement
utiliser autre chose, mais j'ai utilisé la nourriture et j'ai vu
dès le début que je pouvais me défoncer avec ça,
enfin l'ivresse de l'après-crise, où voilà j'ai trop
mangé. J'ai du sucre dans le sang, je titube, j'ai du mal à
arriver aux toilettes, je me faisais vomir comme un alcoolo qui vient de
s'être tapé une cuite, et voilà. »
« Je vomissais parce que ça faisait partie du
truc, c'était le shoot. » Melle YM.OA.
« Je me suis dit : il faut que j'arrête,
sauf que ça marchait pas du tout parce que j'étais
droguée. Franchement, j'étais droguée des
vomissements. Parce que tu te vides, t'es bien, tu sens tes os un petit
peu, tu sens que t'as la peau sur les os qui tire. Même si j'étais
pas maigre, 46 kilos, c'est pas maigre, mais j'étais bien mince,
quoi. »
« Moi c'était la signification que
j'étais mais au fond du gouffre quoi, quand je faisais des crises, quand
j'allais vomir. Parce qu'avant quand je prenais des kilos, c'était
pas sous forme de crises, ou des mini crises peut-être, en terme de
quantité. » M. FB.FB.
« Et puis un jour, c'est devenu automatique,
à l'hôpital d'ailleurs, parce qu'à l'hôpital, je
fouillais dans les poubelles quand j'avais des crises. D'ailleurs, je me
suis piquée avec des seringues à une époque où il y
avait le sida qui commençait, j'en avais rien à faire. Je
crois que dans ces moments-là, on est complètement
déconnecté. » Mme CB.FB.
Muriel Darmon remarque, lors d'une conversation entre une
jeune fille anorexique et une jeune fille boulimique, que la première
adopte un ton condescendant avec la seconde et une forme de mépris des
personnes atteintes d'anorexie à l'égard des personnes
exubérantes, qui se laissent aller de manière
générale, et notamment les personnes boulimiques qui ont pour
elles cette image d'impuissance, de laisser-aller et de mauvais goût. Si
la conduite anorexique est orientée vers un ethos de classes
supérieures, la conduite proprement boulimique serait plus proche d'une
culture populaire. Cette image ressort des pratiques boulimiques : la
nourriture riche, lourde, industrielle, qui coûte cher en quantité
mais dont on se moque de la qualité, est associée aux classes
populaires. La kleptomanie, encore synonyme d'échec de la volonté
puisqu'on ne peut s'empêcher de voler, est souvent associée
à la boulimie dans la littérature psychologique ; le larcin
est une pratique connotée socialement, surtout s'il est fréquent,
et fait penser aux classes populaires obligées de voler pour survivre.
La pratique du vomissement comparée à la prise de drogue ou
d'alcool renforce le côté « populaire » et
déchéant de la boulimie qui est alors vécue comme un
appauvrissement de soi : être « au fond du
gouffre », se mettre à faire les poubelles pour trouver de
quoi se remplir...
Melle VD.RI commence son entrée dans l'anorexie quand
sa grande soeur est boulimique. En ce qui concerne les crises de boulimie de sa
soeur, elle n'a jamais été complaisante. Elle se sent
supérieure dans le rapport de force et la compétition qui
s'instaure entre elles à propos de la nourriture, car elle-même ne
« triche pas » pour maigrir :
« Mais je me rappelle que, ouais, il y a toujours
quand même de sentiment de rivalité avec ma soeur, sur ce qu'on
mangeait. C'est-à-dire qu'on mangeait la même chose et quand,
elle, elle a commencé à avoir des problèmes de bouffe,
à se faire vomir et tout, je supportais plus de la voir ensuite aller
manger des haricots verts. Moi, c'était : tu triches.
C'était vraiment ça. Parce qu'il y a toujours eu ce rapport
avec ma soeur à : qui est la plus grosse des deux ? Il y a
toujours eu ce rapport-là, de compétition, où j'essayais
ses fringues juste pour voir si je rentrais dedans. Et là, moi j'ai
pas essayé de la suivre sur ce truc-là parce que ça...
Mais je me demande si c'est pas à partir de ce moment-là que j'ai
fait un régime quand même. Elle, elle devait avoir 18 ans, moi
j'en avais 13, je devais essayer de surveiller mon poids, mais en sachant que
je tomberais pas comme elle et que j'étais super agressive avec elle
à ce moment-là. Donc, moi, c'était de la triche qu'elle
se fasse vomir, qu'elle soit malade, c'était : tu maigris mais tu
triches. J'étais imbuvable avec ma soeur, c'est-à-dire qu'on
n'en parlait pas, mais quand elle sortait de s'être fait vomir pour la
cinquième fois de la journée, elle sortait, donc elle arrivait
dans le salon, je la regardais mais avec un regard de tueuse. Donc, pour elle,
ça devait être affreux. Quand elle se faisait des bouillies
infâmes, enfin j'ai jamais été complaisante avec ma
soeur, j'ai toujours été super, super dure. » VD.RI
Tout oppose ces deux types de comportement, et quand une
personne passe de l'anorexie à la boulimie, elle en vient à
adopter subitement une conduite inverse au moment du changement. On relevait
plus haut le caractère économe de Melle VD.RI, ici Melle ML.RI
évoque les dépenses liées à la boulimie, car il
faut acheter beaucoup de nourriture, et fait état de la
différence d'avec son caractère économe à la base,
celui-là même qui l'a conduite à devenir anorexique nous
dit-elle.
« Donc, moi je faisais quoi ? J'avais un
Casino en bas de chez moi, je mangeais 10 à 12 fois par jour. Donc je
vomissais 10 à 12 fois par jour. Donc, imagine ce que tu peux manger
à chaque fois en une fois. Tu manges pour 20 euros à chaque fois.
Tu te prends des brioches, tu te prends le pot de confiture. Le pot de Nutella,
il te fait une crise, voilà. Du coup, les litres de lait, les machins,
ça passe super vite. Et si j'avais pas dépensé tout
ça, je serais super riche aujourd'hui. En même temps, l'argent,
j'ai l'impression que quand t'es boulimique comme ça, t'es boulimique
avec autre chose. Dès que j'ai arrêté de faire des crises,
j'ai dépensé ma tune dans les fringues, j'ai acheté que
des fringues, que des fringues. Je dépensais, je claquais.
Dès mes premières sorties de contrat 3, j'allais au centre
commercial et je dépensais. Ouais, d'un côté ou d'un autre,
je dépensais. J'étais pas très économique ces
quatre dernières années.
Et avant la bouffe ?
Avant la bouffe, j'étais quelqu'un de très,
très, très économe. Alors pas égoïste mais
très économe, c'est-à-dire que, pour moi, je
dépensais rien, rien du tout. Moi, il y avait le strict minimum dans le
frigo mais pour manger, les fringues, c'était les fringues de ma
cousine qu'elle me filait, les fringues de ma copine. Je m'achetais un jean de
temps en temps. J'étais économe, moi je voulais mettre de
côté. Moi, ma passion c'était les voyages. Pour moi, c'est
bien mettre de côté pendant un an et partir un mois en voyage et
voilà. Donc c'est vrai que j'étais super économe. C'est
comme ça que je suis devenue anorexique, t'es économe et
après tu dérapes et tu bouffes. » ML RI.
Quand on ouvre une vanne sur le lâcher-prise, c'est tout
le comportement rationalisé à outrance qui change pour devenir
proportionnellement inverse. Le « dérapage » dont
parle Melle ML.RI est celui du passage de l'anorexie à la boulimie, il y
a donc bien une notion d'accidentel, de malencontreux, une mise en danger, un
glissement qui peut faire tomber et qui, en l'occurrence, fait
« bouffer », mal manger.
Des comportements sociaux rendus impossible avec l'anorexie,
comme le fait d'avoir une sexualité, reviennent avec la
boulimie :
« En fait ton copain avec qui t'es restée
quatre ans et demi tu en as très peu parlé...
Oui, c'est exactement la réflexion que j'étais
en train de me faire en fait, alors que... (elle rit)
Alors qu'il y a des personnes qui sont incapables d'avoir
une relation sentimentale à côté quand elles ont des
troubles...
Oui, alors que là, aussi c'est parce que pendant le un
an où j'étais vraiment à fond dans mon truc [l'anorexie],
j'étais incapable d'avoir quelqu'un dans ma vie, et à partir du
moment où j'ai voulu m'en sortir là [mais elle a basculé
dans la boulimie], y a eu moyen et ça correspond pile. » Melle
DM.RI
« En fait, je le vois vachement comme une
renaissance, moi, la boulimie. Enfin pour faire ultra schématique,
c'est un peu crier en étant anorexique, et me rendre compte que
ça va pas, et découvrir petit à petit avec la boulimie qui
je suis, qu'est-ce qui me fait souffrir, pourquoi, qu'est-ce que je pense,
qu'est-ce que j'ai envie dans ma vie, qu'est-ce qui me fait du bien, qu'est-ce
que je ressens face à telle chose, machin. C'est vraiment ça,
quoi. Avec la boulimie, je me suis vachement ouverte à des trucs un
peu émotionnels, du genre je me suis mise à aimer la musique,
enfin plein de trucs comme ça qui sont un peu du ressenti sur lequel on
met pas forcément de mots et c'est vraiment
ça quoi, enfin c'est renaître, et découvrir qui on est,
quoi. Enfin qui je suis, pour parler avec un je. Voilà, pour faire super
court, c'est ça. » Melle ML.FB
Melle ML.FB qui a connu successivement un an d'anorexie et
quelques années de boulimie, note que le passage d'un état
à l'autre est aussi celui du retour des émotions. Dans les
périodes de boulimie, on voit se déployer tout l'affect de la
personne, où le corps domine l'esprit qui se sent alors prisonnier de la
nourriture, dépendant, tandis que l'anorexie est une période de
totale négation du charnel et de l'émotionnel, et d'hyper
rationalisation, où donc l'esprit domine largement le corps. Que Melle
ML.FB le vive comme une renaissance peut justement s'interpréter au
regard de ce qu'elle dit : s'ouvrir à des choses
émotionnelles, au ressenti, une renaissance du corps, et de ses
goûts, du plaisir qu'elle apprend ou réapprend à
connaître.
La prise de conscience de l'anormalité du comportement
chez les personnes qui ont connu anorexie et boulimie se fait à ce
moment-là.
« C'est surtout au début de mon année
de première où j'ai vu dès le début de
l'année que j'avais beaucoup plus de boulot. Beaucoup de stress. Et
je voyais que je contrôlais pas ces crises, y avait des soirs où
je voyais que j'avais pas envie d'en faire. J'aurais envie d'aller me coucher.
Et que non moi c'était, je voyais que je pouvais pas m'alimenter
normalement. De plus en plus, même à la cantine j'étais
pas très ok avec ce que je mangeais, j'ai commencé du coup
à avoir envie vraiment de contrôler ces crises , je savais que si
je rentrais à l'heure du goûter chez moi, c'était
goûter, c'était crise, ça irait pas. J'ai commencé
à identifier que j'étais boulimique alors qu'avant c'était
non, tu penses pas, enfin tu manges pas du matin au soir donc t'es pas
boulimique. Etre boulimique c'est manger du matin au soir (rires). Et comme moi
je menais quand même ma vie de lycéenne, voilà je mangeais
pas constamment, même je grignotais sûrement beaucoup moins que
d'autres, peut-être je savais que moi je pouvais pas m'arrêter
sûrement... C'était pour ça que, voilà... Et en
première j'ai commencé à emprunter des livres sur la
boulimie, donc je me suis un peu moins menti, j'ai commencé à
voir que peut-être j'étais malade de ça, j'ai lu des choses
là-dessus, euh j'ai pas... Disons que je sortais du déni,
c'était violent, ouais je me reconnaissais clairement, je sortais du
déni, je commençais à pleurer, à voir que
j'étais dépendante de quelque chose. Pas forcément
dépendante, disons que je me disais pas ça mais à voir que
j'avais un problème. Avant mon seul problème, c'était
d'avoir perdu mes parents. Et mon père, entre autres. Je me disais que
c'était pour ça que je mangeais, que c'était totalement
justifié, et que voilà j'avais le droit. Et que c'était
pas grave. Voilà, je me disais ça et j'étais totalement
dans le déni du mal que je me faisais à l'intérieur,
à l'extérieur... Et là pendant cette année il y a
eu un passage vraiment assez décisif où j'ai arrêté
de me mentir, je voyais que j'avais de plus en plus de mal à faire
semblant de sourire en cours, au lycée avec les autres, il m'arrivait de
pleurer au lycée. Je voyais que j'étais euh... Ouais je
commençais à sortir du déni. »
A partir de là, il faut tenter de qualifier ses propres
conduites. Le chemin ne va pas de soi, à partir de la prise de
conscience jusqu'à l'acceptation de la qualification psychiatrique du
trouble. C'est toute l'image sociale de la personne qui est en jeu, et la
question de son identité sociale est rendue problématique par les
tensions internes entre différentes valeurs : une volonté de
rester intégré au monde social et de ne pas dévoiler son
« anormalité », et une continuation des pratiques
déviantes que l'on tente de dissimuler sous un masque de
« normalité ».
Chapitre deux
La prise de conscience à travers le regard de
l'autre : tentatives d'échapper au jugement d'anormalité et
gestion de l'identité
« La solidarité signifie qu'il y a des
individus qui sont prêts à souffrir au nom du groupe et qui
attendent des autres le même comportement en leur faveur. Toutes ces
questions sont difficiles à examiner sereinement, car elles touchent
à notre sentiment intime de la loyauté et du sacré.
Quiconque a accepté la confiance de quelqu'un, en a exigé un
sacrifice ou a volontairement donné lui-même l'un ou l'autre,
connaît la force du lien social. Que ce soit par allégeance envers
une autorité, par haine de la tyrannie ou par modération, on
considère toujours le lien social comme ce qui ne peut être
questionné ; et les tentatives pour le mettre en lumière et
l'étudier rencontrent de nombreuses résistances. Pourtant il
demande examen, car chacun est directement concerné par le degré
de confiance qui l'entoure. Parfois, une obstination naïve conduit les
dirigeants à ignorer les besoins publics. Parfois, la confiance est
temporaire et précaire, laissant aisément place à un
sentiment de panique. Parfois la défiance est si grande qu'elle rend
impossible toute coopération. »
Mary Douglas, Comment pensent les institutions, La
Découverte, 2004, 1986.
On l'a vu dans le premier chapitre, les autres ne sont pas
totalement aveugles aux changements et à l'étrangeté des
nouvelles pratiques de la personne. Mises en garde, éloignement,
témoignage d'inquiétude, acceptation passive ou remarques sont
autant de réactions possibles face à l'anormalité. Une
fois établi pour soi le caractère anormal de sa propre conduite,
c'est au regard de l'autre sur soi qu'il faut faire face.
« En fait je m'en rendais bien compte parce qu'en
plus y avait des gens qui m'appelaient l'anorexique. C'était assez
chiant, ce surnom à deux balles... En fait j'avais deux surnoms comme
ça, quand j'étais en psycho en plus, je supportais pas :
j'étais l'anorexique et l'adolescente. Parce que je m'habillais comme
une ado, quoi. Enfin tu sais, je m'habillais pas en femme. Et voilà, je
détestais ça, évidemment, quoi. C'est comme si on te
foutait un miroir en plein devant la gueule en te montrant ta
vérité. Je trouvais ça un peu cash et un peu con en plus
comme manière de réagir. En plus j'étais pas du genre
à en parler. Y'en a qui en parle tout le temps de leur alimentation, moi
j'en parlais pas, je faisais rien quoi. J'allais lire mon bouquin ou j'allais
fumer mon spliff à la pause du midi, quoi. J'étais très
bien comme ça. Je me sentais pas mal, je me suis jamais sentie plus mal
que ça par rapport à ça. C'est à chaque fois qu'on
m'en a parlé en fait, qu'on m'a considérée comme malade ou
ayant un problème qui m'a saoulée. Sinon... Enfin c'est les
autres qui trouvent pas ça normal. J'ai pas eu en plus de
problèmes de santé plus que ça, j'ai eu de la chance.
Enfin à part mes syncopes et compagnie mais euh, pour moi c'était
pas un problème quoi. C'est bon tu t'assois cinq minutes et l'esprit
revient. Je le savais que c'était pas normal, mais... Dès
l'instant où moi je me sentais mieux comme ça, parce que je me
sentais mieux, et je me préférais comme ça, pour moi
y'avait pas de problème quoi. » Melle RT.RI.
« Je savais que, oui, il y avait quelque chose de
pas normal. En même temps, j'avais tellement envie qu'on me foute la paix
pour que je vive ce truc, que je disais : « mais, non, non,
ça va ». Et j'y croyais presque en disant que ça
allait. Ben oui, ça allait dans mon délire, mais c'était
un délire. Donc, je les rassurais, en disant : « mais
non, regarde, je fais ci, je fais ça ». Bref, je sais plus ce
que je disais d'ailleurs. Mais bon, ils voyaient bien que je maigrissais. Parce
que j'avais l'air, entre guillemets, normale. Je maigrissais, j'avais un
comportement bizarre vis-à-vis de la bouffe, mais par ailleurs, j'avais
l'air équilibré, je faisais des choses, j'avais plein
d'activités. Donc après, je suis allée voir quelqu'un, qui
n'a pas trouvé que j'étais anorexique. » MD.RI
Quand on « se sent mieux » et qu'il n'y a
pas de problème pour soi à être déviant, comme
Melles RT.RI ou MD.RI, le jugement des autres est pesant.
Mais on peut au contraire ressentir besoin de cet
éclairage et de cette reconnaissance à un moment donné,
quand la dissimulation de cette partie de soi devient difficile à
assumer.
I) Le regard des
« autres » et les tentatives d'échapper au
jugement d'anormalité : l'intégration en
question
On entend ici regard au sens des regards perçus et
aussi le regard des autres porté sur soi en
« mots ».
Pour Emile Durkheim, le conflit entre individu et
société est une lutte entre des forces antagonistes à
l'oeuvre à l'intérieur de l'individu. L'origine de la
pensée individuelle est sociales : classifications,
opérations logiques, métaphores privilégiées sont
données à l'individu par la société, en particulier
le sentiment de vérité a priori de certaines
idées et de l'absurdité de certaines autres se transmet en tant
qu'élément de l'environnement social. Après avoir pris
conscience de sa propre déviance par rapport à la norme
alimentaire, et éprouvant une difficulté à y revenir, ou
une absence d'envie (« je pouvais pas faire ce que je
voulais », « je me sentais bien comme
ça »), que l'on ait déjà soi-même
qualifié son trouble ou pas, on tente d'échapper au regard des
proches, à la pression morale directe exercée par eux et la
normalité qu'ils incarnent.
La dissimulation : intégration maintenue en
surface et attitude individualiste
Melle L.OA anorexique, pour ne pas s'attirer ce regard, cache
la nourriture, « c'était vraiment toute une construction
autour de ça », par la mise en place de dispositifs : par
exemple, cacher les restes du repas dans ses manches, puis les apporter dans sa
chambre pour les enfermer dans des boîtes jetables qu'elle place ensuite
dans la poubelle, qui sera rapidement mise en container pour que l'odeur
n'interpelle personne. Mais un jour, le dispositif présente une faille
et sa mère peut percevoir « la folie du truc »,
jugement de folie auquel Melle L.OA tentait de se soustraire par la
ruse :
« Vers mi avril 96, ma mère un jour, je sais
pas pourquoi, peut-être parce que ce jour-là j'étais
fatiguée... J'ai pas dû faire attention, ou peut-être que
comme je mangeais de moins en moins je cachais de plus en plus dans mes
manches et dans mes poches, j'allais tout le temps manger avec des grands
vêtements larges pour en mettre le plus possible, et ma mère elle
m'a vue mettre des pâtes dans ma poche. Et là je crois que le
monde s'est arrêté pour elle. Elle a eu un visage ! Mais
qu'est-ce que t'es en train de faire ? Ouais, vraiment. Je crois
qu'elle est devenue livide, ou verte, enfin je me rappelle pas du visuel mais
je me souviens de ma sensation, parce que sa réaction d'un coup m'a fait
voir mon attitude. Moi je le faisais complètement machinalement sans
réfléchir. Elle, là, elle voyait la mort en face quoi.
Qu'est-ce que t'es en train de faire ? Alors là, le repas s'est
arrêté, tout le monde est parti, mes frères, voilà,
le monde s'est effondré, quoi. Qu'est-ce que t'es en train de
faire ? Là, elle a vu toute la folie du truc, parce que
ça fait des mois qu'elle se lève le matin à 6h et moi je
me levais encore plus tôt qu'elle, pour que, de toute façon
ça sert à rien qu'elle se lève et tout, qu'elle vient me
chercher au lycée, et « que je fais des trucs à manger
pour toi et toi, tu caches la nourriture ?! » Là, je
crois que ce jour-là elle s'est dit, c'est vraiment grave, quoi. Et du
coup, le lendemain matin, un lundi, elle a appelé cette personne dont
elle avait les coordonnées, enfin elle a pas elle, elle a son mari qui
lui dit : c'est une maladie, ça s'appelle l'anorexie. Moi je ne
connaissais même pas l'existence de ce mot, je ne connaissais même
pas le mot, donc encore moins la réalité qui a eu
derrière. Ça a pas mal changé depuis quelques
années, on en parle pas mal mais à l'époque... »
Melle L.OA.
François Dubet fait une distinction entre ce qui, dans
l'expérience d'un individu, relève du système
d'intégration et de la socialisation d'une part, et ce qui relève
du système d'interdépendance et de la stratégie d'autre
part.
Dans l'extrait d'entretien qui précède,
situation ô combien fréquemment rencontrée dans nos
entretiens, on a affaire à la découverte par un parent, ici la
mère, des ruses de sa fille visant à dissimuler ses changements
d'habitudes alimentaires. Le système d'intégration de Melle L.OA
ici est familial, c'est ce qui fait qu'elle est socialement appelée
à participer aux repas, cette socialisation lui permet de maintenir son
identité d'enfant de cette famille, à ses propres yeux d'abord,
puisqu'elle ne remet pas en cause sa participation au repas, et aux yeux des
membres de son foyer, parents et frères. Son identité
intégratrice de fille de la famille est la manière dont elle a
intériorisé les valeurs institutionnalisées à
travers les rôles des différents membres ce cette famille,
notamment ici sa mère qui lui offre à manger, et elle-même
qui mange le repas avec sa mère, son père, ses frères. On
peut ici voir que, contrairement à ce qu'une sociologie des conduites de
crise peut affirmer, la conduite sociale « pathologique »
n'est pas dans le cas de Melle L.OA la résultante d'un défaut
d'intégration du système. Le repas se déroule normalement,
elle ne fait pas état dans son histoire familiale
d'éléments ayant trait à un défaut de
socialisation, si ce n'est une forte intégration des valeurs parentales
dans l'enfance, une obéissance sans faille, qu'elle présente
comme un défaut par l'excès. De manière formelle, Melle
L.OA ne remet pas en cause sa participation au repas, elle tente de consoler sa
mère, acte très fort, tout un ensemble d'actes témoignent
du maintien apparent de son intégration aux valeurs familiales. Pourtant
par son acte de dissimulation d'aliments, elle témoigne d'un rejet de
ces valeurs.
Là où le système d'interdépendance
est visible, c'est qu'elle dissimule ses nouvelles habitudes, maintenant une
identité de surface inchangée par rapport à
« avant » et gardant intime sa nouvelle subjectivité
de jeune personne qui fait un régime alimentaire extrêmement
restrictif. Encore plus visible, l'interdépendance l'est dans l'autre
sens au moment où la mère de Melle L.OA est effondrée
quand elle découvre le stratagème, alors même qu'elle
était inquiétée depuis des mois par l'amaigrissement de sa
fille et ayant mis en oeuvre de nouvelles habitudes comme aller chercher sa
fille à midi et lui faire des plats plus riches, habitudes auxquelles
Melle L.OA ne s'est pas ouvertement opposée, pour ne pas trahir ses
engagements intimes, ni l'impression de laisser à sa mère son
devoir légitime, et plus encore : légal, de la nourrir.
L'identité de Melle L.OA se trouve donc en tension entre ces deux
systèmes répondant à des logiques différentes, ou
plutôt au croisement des deux : entre socialisation et
désaffiliation dissimulée. Elle reste intégrée en
surface en maintenant la commensalité du repas, mais se soustrait par la
ruse à un certain nombre de valeurs. Elle prend finalement une place
d'individu en exerçant une certaine autonomie dans les actes,
se soustrayant au devoir alimentaire de sa mère, mais en ne changeant
pas sa place sociale au sein de la famille.
Donnons un autre exemple a contrario de cette
interdépendance enfants/parents, ou fille/mère dans les cas
présentés. Melle MH.RI dont les parents sont divorcés,
habite avec sa mère et son frère, elle est donc amenée
à prendre ses repas quotidiens avec sa mère. Elle explique lors
de l'entretien que sa mère est très préoccupée par
son travail, et malheureuse, et ne prend plus le temps de cuisiner pour elle et
son frère, que c'est elle-même qui s'en occupe. Les voilà
réunis à table pour fêter Noël avec l'ami de sa
mère.
« Et j'ai beaucoup de problèmes avec la
nourriture, avec ma mère. Je veux dire, le rapport nourriture
mère est très fort. D'ailleurs, je m'en suis pas vraiment rendue
compte jusqu'à maintenant, mais c'est vrai ! Un moment qui m'a
choquée, c'est qu'elle a un copain, Pierre, que j'ai jamais aimé.
Il est très, pas snob mais condescendant, genre : toi, la petite.
Il m'appelle : « ouais, ma petite ». J'ai toujours
envie de l'engueuler, je le ferais jamais, mais ça va venir à mon
avis, parce que maintenant que je suis un peu plus forte, ça va
venir ! Une fois, c'était pour Noël, c'était il y a
deux ans, j'ai passé Noël là-bas et il avait apporté
une bûche, et je suis allergique au lait. Ce qui est vrai, mais c'est
aussi une bonne excuse, tu vois ce que je veux dire ? à ne pas manger
les gâteaux et trucs. C'est vrai, je suis allergique au lait, mais quand
je m'en suis rendue compte, je me suis dit : ouais, j'ai une excuse
maintenant. C'était vraiment un renforcement... Mais avant ça, je
mangeais pas de gâteaux, ni rien du tout. Et donc, il a apporté
une bûche de Noël. Ma mère aussi est allergique au lait. Et
il a apporté la bûche et j'ai dit : « maman, je
veux pas, je peux pas », et elle a dit : « si, tu le
manges ».
Et elle ?
Oui, elle a mangé, mais elle pouvait pas non plus, tu
vois ce que je veux dire ? Mais elle le faisait à cause de lui, pour
lui. Elle voulait que, moi, je me fasse du mal en mangeant pour lui. Et
ça, ça m'a vraiment... Ça a été vraiment le
début de mes troubles, je pense, parce que c'était le vraiment le
petit coup de pouce. Mais nourriture mère, ça a toujours
été quelque chose de très fort. Pas avec mon père,
mais avec ma mère beaucoup. »
Melle MH.RI est obligée de se soumettre, en tant que
fille, à la prescription de sa mère et de goûter au dessert
apporté par son ami. La prescription de sa mère est jugée
illégitime dans la mesure où elle est allergique au lait. Sa
mère est elle-même allergique au lait mais ayant une relation de
type conjugal avec Pierre, elle goûte à la bûche offerte
pour le dessert, en signe de reconnaissance : elle fait valoir le
système d'intégration conjugal. Melle MH.RI, dans cette
configuration, dépend de sa mère, légalement et
matériellement (et affectivement), mais elle de dépend pas
directement de l'ami de sa mère. Sa mère souhaite que Melle MH.RI
mange la bûche pour faire plaisir à Pierre, dans une perspective
de reconnaissance symbolique de l'intégration de Pierre à la
petite famille formée par Melle MH.RI, sa mère et son
frère. On fait référence ici à de nombreux travaux
de sociologie et d'anthropologie sur la question de l'alimentation comme
support de l'identité de groupes sociaux33(*), à un niveau macrosocial, comme les
spécialités régionales, ou à un niveau microsocial,
comme dans le cas que nous sommes en train de décrire. Melle MH.RI est
contrainte de se soumettre, au détriment de sa santé donc de son
intégrité et par là-même de son
individualité, à la valeur intégratrice de la famille
élargie que sa mère lui fait valoir par-dessus toute autre.
A ce titre, les fêtes de fin d'année reviennent
souvent à titre d'événement marquant. La famille
élargie est réunie, en tant que groupe social on s'apprête
à partager un moment de commensalité. Mme DB.FB qualifie les
repas de fêtes de véritables
« corvées », une obligation à laquelle elle
ne peut se soustraire. La « mise en scène de la chaleur
familiale » dans la fête, que décrit Anne Muxel34(*), est pour elle pesante dans la
mesure où elle préfère prendre ses repas dans la solitude
et choisir ses aliments, car lorsque ceux-ci sont imposés, et en grande
quantité, elle est appelée à « faire une
crise » de boulimie, à régurgiter un repas où
elle a mangé trop.
Les fêtes de fin d'années reviennent souvent
comme moment de prise de conscience ou de conscientisation par les autres
membres du groupe familial quand ils découvrent un changement de
comportement chez la personne alors même que celle-ci, encore une fois,
conserve son identité intégratrice en surface puisqu'elle
participe toujours au repas, même si elle a modifié son
comportement par la restriction ou le vomissement consécutif à
l'absorption.
« En fait, à Noël, enfin ce
Noël-là, je crois que c'est le pire souvenir de ma vie, ça a
été vraiment horrible, parce que toute la famille m'a prise
à part mais chacun son tour, dans tous les coins de la maison, enfin
dans l'escalier, au sortir des chiottes, pour me dire qu'il fallait que
j'arrête, que je mange, que j'arrête de me faire vomir, alors que
je me suis jamais fait vomir de ma vie. Donc, en disant que j'avais un
problème, etc. Et moi : « non, non, tout va
très bien ». En fait, mon oncle, un jour, m'a prise à
part dans sa maison à côté, m'a parlé de ce
médecin. Il m'a supplié d'aller la voir. » Melle
DD.FB.
François Dubet rappelle dans son ouvrage35(*) une étude de Margaret
Mead analysant les rites de passages dans les communautés,
atténués mais toujours symbolisés dans les
sociétés modernes par les repas de famille. « S'il ne
s'agit plus vraiment de rites marquants des passages, ces occasions et ces
cérémonies réactivent cependant les identités
intégratrices. » Effectivement, dans la cas de Melle DD.FB,
non seulement les remarques et supplications des proches procède de
cette idée, mais son propre « mensonge »,
« tout va très bien », est également
analysable comme l'affirmation de cette identité et le témoignage
de maintenir la structure du groupe intacte.
Melle LD.RI a, tout comme Melle DD.FB ci-dessus, affaire
à une supplication de la part de son père.
« Y avait que mon père qui disait :
« mais regarde t'es en train de faire de l'anorexie,
là ». Et moi je disais non, j'étais complètement
dans le déni.
Il a commencé à te dire ça à
partir de quand, ton père ?
Ah oui, très important, au début de la
première. Parce que mon père est donc prof dans un LEP, et
j'étais dans le même lycée, donc lui, il avait le souci
social aussi de... Enfin il me voyait au lycée, et y avait ses
collègues qui me voyaient aussi au lycée, et ses collègues
disaient : ta fille, elle a un problème, elle est trop maigre. Et
lui il me disait : « mais tout le monde voit que t'es trop
maigre, et moi, qu'est-ce que je fais ? » Et il me disait :
« on me demande ce que t'as, on me demande si je te donne à
manger, tu te rends compte ? On me demande, moi, si je donne à
manger à ma fille ! Il faut que je leur dise qu'en fait non,
c'est toi qui manges pas, mais on me croit pas. Léa, qu'est-ce que tu
fais, tu fais de l'anorexie ! Et j'étais là : non, mais
je mange, je perds pas de poids, regarde, tout va bien, je suis debout, je suis
vachement bien, voilà. Tout ça par la volonté : et
non je suis pas anorexique, et puis non tu m'embêtes Papa, et puis
voilà, quoi. Mais lui il était embêté par rapport
à moi, et aussi embêté par rapport à ses
collègues, par rapport à « mais attends, on va me
mettre la DDASS sur le dos, quoi ! » Et ça a joué
comme facteur, parce que je suis arrivée à 29 kilos, j'arrivais
presque plus à marcher, ça c'était en mars... [...] Je me
souviens plus du poids que je faisais au premier régime, mais j'ai
jamais été grosse. J'ai jamais été jusqu'à
50 kilos en tout cas. Je devais faire peut-être 45 ou 48 un truc comme
ça, j'ai perdu 20 kilos en quelques mois. C'est énorme quand j'y
pense. »
Ici, la menace que fait peser son père sur Melle LD.RI
est précisément la désintégration de la famille
nucléaire : les collègues de son père sont une menace
potentielle à la cohésion familiale car ils peuvent intervenir en
dénonçant la malnutrition de Melle LD.RI. Son père peut
être mis en cause et l'alerte sur ce point, lui demandant de cesser ses
pratiques au nom du maintien de la structure familiale.
C'est afin de maintenir l'intégration du groupe que
Melle YM.OA commence à se faire vomir. Elle cherche à tout prix
à éviter un conflit en refusant de la nourriture servie par une
tante, pour ne pas inquiéter son père alors atteint de cancer.
« En fait, il y avait de la famille qui sont
venus s'installer chez nous pour s'occuper de mon père parce qu'il avait
des vertiges et qu'il pouvait pas rester tout seul toute la journée
à la maison, et on voulait pas l'hospitaliser. Donc, en fait, il y a
eu de la famille qui sont venus s'installer. C'est des gens, déjà
que j'aime pas beaucoup, que j'aime pas du tout. Sa femme, la femme de mon
oncle, elle prenait vite ses marques dans la maison, elle nous faisait des
plats de pâtes, de couscous, mais comme un régiment, des trucs
immenses, mais vraiment. Et en fait, elle nous servait et, entre autres, moi,
elle me servait mon assiette mais énorme, alors qu'en temps normal je me
serais pas servie autant et que, là, j'avais vraiment pas
d'appétit. Comme mon père était malade, je m'occupais de
lui, c'était assez... Enfin, émotionnellement, c'était
super dur parce que c'était la personne que j'aimais le plus et de le
voir malade, oui, mourir petit à petit, mais en plus, j'étais
dans le déni, enfin je pouvais pas accepter qu'il puisse me quitter un
jour. Pour moi, dès le début, quand j'avais entendu le mot
cancer, c'était quand même synonyme de mort. Mais je gardais
espoir, j'essayais de... Enfin pour moi, je pouvais pas faire autrement que de
garder espoir. Quand ces personnes sont arrivées, en fait, ils me
servaient trois fois trop et, au départ, je disais non, je demandais
à cette femme de moins me servir. Mais elle sentait ça comme une
offense. Bon, voilà, elle acceptait pas, donc, des fois, en
général, en cachette, je remettais quelques cuillères de
pâtes dans le plat mais bon, ça se voyait. Elle était pas
contente, elle croyait que j'aimais pas son plat. Au départ, ça
faisait vraiment limite des conflits et moi, mon but... Déjà,
j'avais pas choisi que ces personnes viennent s'installer chez nous, soi-disant
pour s'occuper de mon père alors qu'avant ils étaient, enfin
c'était son frère et ils étaient jamais présents
dans notre vie. Donc je l'ai assez mal vécu. En plus, le fait qu'elle
me force à manger et leurs filles sont obèses et ils me disaient
de manger pour être comme elles et, moi, ça me
dégoûtait. Déjà que cette famille, je les aime
pas, je les trouve très con et donc, en plus, le fait que... Je pense
que ça m'a pas aidée par rapport à mon rapport avec la
bouffe, au contraire. Donc, au début, quand j'ai vu que ça
faisait des conflits et mon but c'était que mon père soit dans le
meilleur cadre pour se rétablir, enfin vraiment j'avais de l'espoir
et je voulais qu'il s'en sorte. Et je savais que les disputes ou si le climat
était tendu, ça l'aiderait pas. Donc, en fait, je finissais
mes assiettes, enfin je me forçais à manger ce qu'ils me
servaient, juste pour pas... Je pense que j'ai toujours un peu fui les conflits
pour pas qu'on me dise quoi que ce soit et, ensuite, j'allais me faire
vomir. J'avais découvert ça une fois où je rentrais
d'un entraînement d'athlétisme, j'avais un peu trop mangé,
parce que ça m'avait ouvert l'appétit, et j'avais rendu mon repas
comme ça, automatiquement. J'avais vu que j'avais perdu un kilo aussi en
me pesant. »
Dans les travaux d'anthropologie réalisés par
Philippe Descola sur certaines sociétés d'Indiens d'Amazonie, on
analyse la pratique du vomissement, parfois rituelle et occasionnelle, parfois
quotidienne, dans la perspective de la désaffiliation :
s'interdire telle sorte d'aliment équivaut à se
désaffilier d'un collectif défini par ses manières de
manger pour en rejoindre un autre. S'obliger à consommer tel type de
nourriture, à goûter tel type de saveur permet d'agréger
à sa chair un agent de changement, un élément du
régime propre à une espèce donnée, humaine ou non.
La régurgitation vise tout à la fois à alléger le
corps, à le rendre plus aérien - comme l'est celui des esprits -
et à vider l'organisme des restes accumulés durant les banquets
nocturnes, peut-être douteux, auxquels l'âme aurait
éventuellement participé durant ses errances oniriques. Des
conceptions des pratiques alimentaires qui sont éloignées des
nôtres. Mais le vomissement tel qu'il est pratiqué par Melle YM.OA
dont les propos sont rapportés ci-dessus, par Melle AR.FB. qui commence
par vomir le trop absorbé lors des « gros repas »
puis des repas moyens pour réduire son apport calorique, par Mr FB.FB
qui dit vider le trop-plein servi et absorbé pour le garder que la
quantité de ce qu'il considère être un repas normal,
procède de la rationalisation suivante : je considère que
l'on me sert trop, or je souhaite adopter une conduite plus restrictive, et
exercer cette autonomie de conduite dans le secret ou pour ne pas attiser un
conflit, donc je vomis dans le secret afin de maintenir la cohésion
sociale autour du repas et mon identité intégratrice intacte.
La désaffiliation symbolique : les bons
aliments et les mauvais
Revenons sur les goûts et dégoûts
alimentaires et arrêtons-nous sur la question de la substance, des
goûts et des dégoûts ; les évitements d'absorber
ou les vomissements ayant ceci en commun que les sucres et les graisses
reviennent très fréquemment comme aliments interdits ou
provoquant la perte de contrôle. Si ce sont des aliments ou nutriments
généralement considérés comme nécessitant
une certaine modération, on l'a vu en introduction, chez les personnes
ayant des troubles du comportement alimentaire ils sont véritablement
perçus comme mauvais et banni de l'alimentation, ou objets des
« crises » de boulimie et rejetés par le
vomissement.
« Y a beaucoup de façon de compulser
différentes. Hier soir je me suis retrouvée à un
anniversaire, de quelqu'un qui avait fait à manger pour tout le monde
[...] il avait fait un gâteau au chocolat, eh ben voilà
j'en ai mangé. Hier à midi j'ai mangé chez une amie, dans
son frigo y avait un tiramisu fait par son homme, eh ben j'en ai
mangé, et ces derniers temps, je mange ces trucs. [...] Y a trois
semaines, je suis rentrée dans une chocolaterie, j'ai acheté
un chocolat, une semaine après j'en ai acheté trois, et
puis ça augmente progressivement... [...] Je sais que comme je suis dans
une phase où je me détruis, j'avais peur de tomber dans le
piège. » « S'il y a un truc sucré qui est
servi, je gère pas. » « Je me suis
écoeurée des produits de boulangerie, mais les desserts des
restaurants, ça... Peut-être un jour, j'en aurai plus envie. Mais
pas les desserts des restaurants, les desserts faits par les gens... Et
pourtant le sucre blanc c'est dégueulasse, enfin c'est bourré
de, je sais que c'est dégueulasse, c'est mauvais pour la santé
quoi. C'est bourré de produits chimiques, même le sucre roux qu'on
achète en supermarché, c'est souvent du sucre blanc qui a
été teinté, donc c'est encore plus dégueulasse.
Je lis des choses, je me documente. Mais si t'achètes du sucre roux dans
un magasin bio, c'est bon. [...] Manger normalement c'est nourrir mon corps,
c'est manger des céréales complètes, avec des
légumes, des crudités, peut-être une légumineuse
parce qu'associée à la céréale complète elle
crée de la protéine. Parce que manger des animaux morts c'est
pas l'idéal non plus, même si j'en mange. » J.OA
Pour Melle J.OA, est
« dégueulasse », souillé, impur, malsain,
sale, ce qui a été travaillé par l'industrie et se trouve
alors éloigné de son état naturel : le sucre
raffiné, teinté, les céréales qui ne sont plus
complètes, les produits chimiques... Elle craque encore sur les mets
sucrés préparés par des proches ou au restaurant,
après s'être tout de même dégoûtée
elle-même des viennoiseries et pâtisseries, ce qui induit un
rapport particulier à une préparation artisanale et proche dans
le temps, même si elle récuse l'utilisation du sucre, et qu'elle
souhaite à terme bannir de son alimentation.
« Au début, j'essayais de manger sain, que du
poisson sans sauce et cetera. [...] Et petit à petit je mangeais de plus
en plus, des gâteaux, des pâtisseries, je mangeais des nems
surgelés à moitié congelés encore, je faisais pas
attention à la façon dont c'était cuisiné,
c'était encore assez brut. » PF.RI
Melle PF.RI a une conception assez proche de celle de Melle
J.OA, même si elle ne met pas les mêmes mots dessus : dans sa
période d'anorexie, et de relative accalmie post-anorexie, avant le
glissement vers la boulimie, elle dit en exemple avoir mangé du poisson
sans sauce, donc une « viande » saine et sainte, sans ajout
par la main de l'homme de graisses (sauce étant très
connotée graisses), d'aliments travaillés, transformés,
mélangés pour former une sauce. Puis son glissement vers la
boulimie se matérialise par l'absorption de mets très
travaillés : le nem en exemple est une spécialité qui
nécessite une longue préparation, mêlant divers aliments,
et frit, qui plus est surgelé dans l'exemple, donc encore plus
éloigné de l'état naturel de chaque
ingrédient ; elle cite aussi les gâteaux et
pâtisseries. Elle dit ensuite elle-même ne pas avoir fait attention
à la préparation de ce qu'elle mangeait en étant
boulimique. Ce qu'elle qualifie de brut, c'est son rapport d'alors à la
nourriture, sa conception de l'alimentation. Brute, brutale. On sent qu'avec le
recul, elle juge son comportement, à cette période-là, un
peu « primaire » et qu'elle considère l'avoir
affiné en prêtant attention à la préparation, au
regard de sa conception du sain évoquée juste avant.
« Je prenais des Magnum, des cacahuètes,
je mangeais un kilo de glace, ce qui m'a fait prendre conscience du
problème, c'est quand j'ai mangé du riz au miel, et y avait
rien à vomir, enfin c'était dégueulasse, et ça te
fait prendre conscience du problème quand tu regardes ce que tu
bouffes. [...] Tous les trucs interdits je les mangeais pendant les
crises, à côté je mangeais une omelette à la tomate,
un truc un peu bon... Des légumes et des fruits. »
« Je m'étais dit attends tu vas quand
même pas faire des conneries tant que t'es chez lui... En fait on
avait mangé un vieux cassoulet en boîte, des gâteaux, et
puis je l'avais mal vécu, j'étais allée vomir, et puis
il captait pas grand chose. » V.FB.
Ici, il y a une plus-value par rapport aux deux
réponses précédentes. D'un côté, il y a
encore évocation de ce qu'est une bonne nourriture : un aliment
proche de son état naturel, comme le fruit ou le légume,
l'omelette préparée artisanalement à la maison. C'est ce
qu'elle gardait en elle, et les aliments interdits dits étaient
évacués : glaces industrielles, cacahuètes
achetées au supermarché, cassoulet en boîte, pommes
noisette... Elle ajoute la quantité : un kilo de glace. Et elle dit
prendre conscience du problème au moment où elle associe le riz
au miel, association des deux jugée
« dégueulasse », mauvaise, souillée.
« A l'époque, c'était que du
sucré les crises, peut-être à la fin j'ai commencé
un peu de salé parce que j'avais rien d'autre, c'était un rempart
pour pas avoir de sucré chez soi. Et c'est là que je me suis
dit que ça pouvait plus durer comme ça, je me suis dit qu'il y
avait un problème, qu'il fallait que je me soigne. » AR.FB
« J'étais invité à un repas de
famille et je m'étais lâché sur le dessert et tout, et
j'étais rentré, j'avais essayé de me faire vomir mais
j'avais pas réussi. [...] J'ai tout noté ce que je mangeais
pendant les crises, c'était tout à base de sucré, de
chocolat, donc alors une fois j'ai mangé une grosse brioche avec un demi
paquet de bonbons à la guimauve, des Mars j'adore ça, et
qu'est-ce qu'il y avait encore ? Ah ouais, des muffins au chocolat, un
paquet de Petits Ecoliers, des Célébrations, un demi paquet. A la
suite tout ça, au niveau des doses, pfou... » FB.FB
« [Pendant ma période d'anorexie] dans la
journée, je mangeais un champignon, des miettes de thon, une tomate, le
tout baigné dans du vinaigre. » MH.RI
« En fait, ben on pourrait dire que ça a
commencé quand j'étais en seconde, c'était, je m'en
souviens super bien, c'était vers octobre et en fait on devait rendre un
commentaire de français. Et j'étais super en retard, j'avais
l'impression que je faisais pas mon boulot sérieusement, et donc du
coup, pour le rendre à l'heure, un midi, j'ai décidé
d'aller au CDI plutôt que d'aller à la cantine. Mais en fait, on
se rend compte, enfin moi je me suis rendue compte qu'il y avait
forcément eu un truc avant parce que enfin même, j'ai
décidé de pas aller à la cantine mais j'aurais pu prendre
un sandwich ou n'importe quoi, en fait j'ai pris juste une pomme. Et donc j'ai
fait mon commentaire ce midi-là que je n'avais pas fini, donc j'y suis
retournée le midi d'après. J'avais pris une pomme, mais là
je l'ai pas mangée. Et après je suis plus allée à
la cantine de toute l'année. » CC.FB
« Dès la troisième, même,
j'avais commencé à avoir des comportements bizarres, vers la
moitié de l'année, j'avais décidé que il fallait
que j'arrête de prendre les entrées à la cantine qui
étaient genre feuilleté au fromage, les trucs comme ça,
qu'il fallait que j'arrête de prendre les desserts, qu'il fallait que je
prenne des fruits en dessert, enfin déjà des comportements un peu
restrictifs comme ça. De pas prendre de pizzas, de trucs comme
ça. »
« Je vidais le placard à gâteaux, enfin
je vidais le placard, non, mais je faisais des crises quoi. Je mangeais un
brownie entier ou un paquet de Grany, des machins comme ça. Et là
je vomissais. » CC.FB
Le sucre revient assez largement comme aliment interdit des
anorexiques ; pour les boulimiques, il est également proscrit en
« temps normal », mais fait l'objet des
« crises », avant d'être, le plus souvent,
rejeté par le vomissement, par la pratique sportive intensive, la prise
de laxatif, ou le jeûne prolongé.
Dans Les origines des manières de table36(*), Claude Levi-Strauss
écrit que le miel est l'aliment suprême des indigènes
étudiés, ainsi que dans de nombreuses civilisations
passées ou présentes, et que c'est un des rares aliments que
l'industrie ne transforme pas. Il montre le paradoxe entre le fait que cet
aliment soit très prisé et qu'en même temps, il faille
à un moment donné que l'homme régresse en
deçà de l'état de société pour se le
procurer à l'état naturel.
Nous proposons d'analyser la recherche d'aliment à
« l'état naturel », ou proches de leur état
naturel, comme une autre manifestation de cette désaffiliation du groupe
social direct chez les personnes qui, alors qu'on leur présente un plat
cuisiné, par un proche ou par l'industrie, préfèrent un
aliment jugé plus pur : poisson sans sauce, légumes vapeur,
crudités, fruit ; qui semble être un aliment plus proche de
son état naturel. En témoignent par exemple les pratiques qui
consistent à éponger discrètement avec sa serviette le
beurre ou la sauce sur un aliment, le non ajout de sauce à la feuille de
laitue que Melle L.OA croque et qui crée la panique chez sa mère.
La suppression de certains aliments vient de
l'évaluation des risques encourus par la consommation de tel ou tel
aliment : pas trop de sucres, pas trop de graisses entend-on tous les
jours. L'individualisation et la rationalisation des personnes, ainsi que la
médicalisation de la société facilite le
développement personnel, individuel de pratiques d'autorestriction.
Des catégories d'aliments apparaissent qui
n'étaient pas utilisées auparavant, dans l'enfance, avant la
prise en main : sucres, graisses, etc., calquées sur les
catégorisations biologiques et médicales des nutriments contenus
dans les aliments. Elles sont jugées dégueulasses ou bonnes selon
le nombre de calories qu'elles contiennent, les associations entre elles...
Si une interprétation des actes alimentaires en terme
de désaffiliation peut être donnée, l'idée de
dissimulation tend, on l'a dit, à montrer au contraire une
volonté de rester intégrer au groupe social. Dans le secret de la
pratique déviante réside d'une part l'intime, la pudeur de ne pas
montrer qu'on veut transformer son propre corps, et d'autre part la tentative
d'échapper au jugement d'anormalité de la part des autres, qui
pourrait de ce fait nous exclure. C'est ce que Melle EC.FB. semble dire en
filigrane quand elle rit à l'idée de dévoiler ses
pratiques aux gens en général, et quand elle précise qu'un
seul ami est courant :
« Mais toi t'en parles spontanément
à des gens ?
Ah ben non moi j'en parle pas, je vais pas leur dire (elle
rit) « ah ben oui euh moi vous savez, je fais attention à ce
que je mange » non.
Ca peut arriver de le dire par exemple à une
amie.
Y a juste un ami du lycée qui est courant. En fait il
s'est avéré qu'on parlait de nos psys, parce que c'est un ami qui
a fait une tentative de suicide en fait, et on parlait de nos psys, donc en
fait, sur le coup, je lui en parlé et...
Tu lui as dit quoi ? Tu te rappelles ?
En fait déjà à la base, il trouvait que
j'étais un peu mince mais il savait pas que je faisais des
régimes. Et après, ça s'est fait au fur et à
mesure, quoi. Mais... En fait, lui il connaissait une fille qui était
anorexique, donc après il m'a demandé si ça m'était
arrivé de me faire vomir en fait. Et je lui ai dit ouais donc.
Et il t'a dit quoi ?
Ben en fait, je pense qu'il s'y attendait plus ou moins vu
que... Et ça a pas changé la relation qu'on avait avant.
»
Très importante ici est l'idée que Melle EC.FB
s'est assurée de la compréhension de son ami, d'une part parce
qu'il y a une relation de confiance qui s'est instaurée entre eux :
cet ami lui a fait l'aveu d'une tentative de suicide. D'autre part, parce
qu'elle découvre qu'il a eu connaissance de l'anorexie par une proche et
qu'elle le laisse poser la question de savoir si elle a recours aux
vomissements auparavant, elle sait que leur relation n'en pâtira pas
parce qu'il s'y attendait et qu'entre le temps où il fait le lien entre
les pratiques critérielles de l'anorexie et la conduite de Melle EC.FB,
il n'a pas interrompu leur relation. La précaution prise sur
l' « après » de l'aveu est donc très
stratégique.
« Moi je culpabilisais pour tout, je culpabilisais
parce que j'étais vivante, pour respirer quoi. Je voulais me faire toute
petite pour que personne ne me voie, personne ne m'entende. J'étais
toute sage, etc. Mais j'ai été comme ça toute ma vie.
Maintenant j'ai un petit peu de caractère, c'est mieux ! Oui,
ça m'aurait vraiment fait du mal si on m'avait dit :
« ouais, t'es manipulatrice, etc. » parce que c'est pas
nécessairement vrai non plus. J'ai jamais essayé de manipuler
nécessairement. Toutes les manipulations que j'ai faites, c'est en fait
pour cacher que j'étais tellement différente ou tellement
bizarre, c'était pas pour
Pour cacher ce qui n'était pas normal et montrer
justement que du bien, en fait ?
Exactement, c'est ça. Et on dit :
« ouais, c'est parce qu'elle veut rester anorexique,
etc. ». C'est pas nécessairement ça. Moi tout ce que je
cachais et manipulais c'était pour faire l'apparence que j'étais
normale, je voulais pas qu'on me traite différemment ou comme une
patiente ou comme quelqu'un qui était vraiment bizarre. »
MH.RI.
Les propos de Melle MH.RI cristallisent l'idée de
dissimulation du stigmate : cacher son anormalité pour être
traitée comme « les autres », parce qu'elle ne peut
pas changer ce qu'elle est devenue.
II) La gestion difficile d'une identité en
tension : la mise à jour de l'anormalité comme
solution
La conduite anormale comme stigmate : motivations
d'ordre identitaire à la dissimulation
Même quand l'anormalité n'est pas en jeu, les
personnes interrogées témoignent d'une forte conscience des
attentes des gens les uns à l'égard des autres. Mme CB.FB. et Mme
FC.FB. ont toutes deux cette impression d'avoir une identité sociale qui
ne reflète pas leur identité profonde. Passer pour ce qu'on n'est
pas, devoir se montrer performant, penser qu'on ne répond pas à
ces exigences de performance sont autant d'interrogations autour de
l'identité qui est donnée à voir aux autres.
« J'ose jamais rentrer, par exemple, dans un
débat parce que j'ai peur d'affirmer mes idées et que j'ai pas
toujours le répondant, par contre, en paroles. A l'écrit,
ça va mais en paroles, j'ai pas le répondant et j'ai toujours
peur qu'on me prenne pour idiote, que je suis pas forcément. Je
pense être quelqu'un de plutôt cultivé, je m'instruis en
permanence, sauf que, voilà, on n'a pas l'occasion, j'ai pas l'occasion
de le montrer aux gens. Et j'ai toujours cette impression que les gens pensent
que..., parce que j'ai un niveau, comme je dis parfois BEP + 2 !
même pas ! même pas ! que les gens me prennent pour
quelqu'un qu'a pas... Alors je suis fière de moi quand de temps en temps
j'arrive à briller un petit peu en société ! Mais
j'aime pas non plus parce que je veux pas qu'on pense que je suis quelqu'un qui
sait tout. Alors souvent, je me freine sur les choses que j'aurais envie de
dire, sur les sujets dont je voudrais parler parce que, comme j'arrive pas
toujours à bien m'exprimer et puis que je suis un peu timide en paroles,
j'arrive pas... Toujours cette impression de voix tremblante, chevrotante et,
du coup, dans un débat ça passe pas, ça pardonne pas.
Quelqu'un qui, en face de moi, a du répondant, moi j'arrive pas.
J'arrive pas, je me bloque et, du coup, voilà, j'ai peur de passer
pour quelqu'un qu'a pas d'idées quoi.
CB.FB
Je pense une réponse, mais je n'oserais pas le dire.
FC.FB
Voilà, moi aussi. Des fois, des sujets qu'on
aborde...
CB.FB
Et puis je veux pas donner l'illusion d'en mettre plein les
yeux. Evidemment quand on me dit par exemple : « ah, tu es
prof de quoi ? », « ben de rien,
pourquoi ? », « ben non, je sais pas, tu lis, tu
écris », « oui, mais je suis pas prof, j'aime
ça, c'est une passion, mais non, non, je suis pas prof du
tout ». En même temps, c'est vrai que ça me fait plaisir
que les gens puissent le penser, parce qu'apparemment je m'exprime pas trop
mal, mais je remets les choses à leur place tout de suite parce que je
veux pas qu'on... Non, parce que je ne suis que ce que je suis quand
même. Ben oui, voilà, je ne suis que ce que je suis. Non, non, je
ne veux pas mettre de la poudre aux yeux aux gens, je veux pas me faire
passer pour ce que je ne suis pas. »
« Et j'ai toujours eu du mal parce que, dans mon
école de beaux-arts, j'étais dans tout ce qui est très
académique, très intellectuel. Et on me prenait jamais au
sérieux, parce qu'on me disait : « ouais, jolie fille
blonde ». On me prenait jamais au sérieux et pourtant mes
idées, elles étaient bonnes.
Tu parles même des profs ?
Non, les profs, les profs un petit peu, mais moins. Les profs
m'ont donné une chance parce que j'ai fait mes preuves, quoi. Ils
voyaient bien que j'étais une étudiante très bien.
D'ailleurs, ils m'ont laissé donner des cours à mes
élèves, etc. Mais les autres, vraiment ils me regardaient d'un
air : ouais, la fille... Mais c'était à cause aussi de
comment je m'habillais, comment j'étais et à cause de mes amies.
Parce que j'ai fait amie avec des filles bien, tu vois, des filles qu'on veut
être amies avec. Des belles filles, etc., mais j'étais pas
heureuse parce qu'elles avaient une mentalité qui était
genre : ouais, je veux être sexy, je veux sortir avec des mecs, je
vais faire de la drogue, voilà. Genre : je vais me saouler la
gueule et coucher avec tout le monde. Ces filles-là qui, même si
on avait des choses en commun, on avait beaucoup de... J'avais du mal à
sortir avec elles parce que ça me rendait vraiment malheureuse. Mais
des gens avec qui j'aurais pu avoir quelque chose en commun intellectuellement,
ils m'acceptaient pas trop. J'avais du mal à leur parler. En même
temps, c'était eux qui m'acceptaient et moi qui me croyais pas assez
bien. En cours, je disais jamais rien, d'ailleurs j'ai toujours du mal,
j'arrive pas à dire quelque chose en cours, à parler aux profs,
parce que je dis toujours : je vais dire quelque chose de stupide. Je
veux toujours faire mes preuves aux professeurs, intellectuellement. Parce que
je rentre sur la base qu'ils pensent que je suis stupide parce que je suis
blonde par exemple. C'est idiot.
Pour toi, le physique, c'était la
barrière ?
Voilà, c'est exactement ça. Le physique
c'était ma barrière, voilà. Et puis voilà, je suis
toujours à faire mes preuves que je promets que je suis intelligente. Et
d'ailleurs, je l'ai toujours : « ouais, quand je t'ai
rencontrée, au début, avant de te parler, je pensais vraiment que
t'étais genre fille stupide, Américaine comme
touriste ». MH.RI
Le physique comme obstacle aux idées qui
reflètent vraiment qui l'on est, est la préoccupation dominant
ces deux extraits d'entretien. L'identité virtuelle qui masque
l'identité réelle donne lieu, déjà en dehors du
cadre de l'anormalité de son alimentation, à une tension au sein
même de la conception que la personne se fait de sa propre
subjectivité.
Le regard des « autres » étrangers
aux pratiques vient entériner son jugement d'anormalité sur ses
propres actes, à la manière du
« stigmate »37(*). Quand la subjectivité change et s'affirme et
que les autres, étrangers aux pratiques, en viennent à le
remarquer alors l'identité sociale virtuelle qui était encore
l'identité « normale »
d' « avant » disparaît et l'identité
réelle de la personne bascule du côté de
l'anormalité dans le champ social. La personne qui s'est cachée
de ses pratiques pour ne pas être stigmatisée voit alors son
identité réelle suivre la réalité de ses pratiques.
Pour ne pas être confronté à cette situation, il faut
conserver l'attitude habituelle que l'on a avec les autres ce qui, comme on l'a
vu plus haut, se révèle être très complexe dans la
pratique.
« Ce que je pensais c'était, quand je
mangeais normalement à la maison, eh bien donc je reprenais du poids.
Ma seule hantise, c'était en fait, quand je revenais en pension,
fallait pas que je remange normalement, parce que fallait pas que mes camarades
de classe me voient manger normalement parce qu'elles vont s'habituer à
ma manière de manger, c'était compliqué. Elles vont me
voir manger normalement, elles vont pas être habituées, elles vont
se dire... Elles me voyaient d'habitude manger une cuillère à
soupe de nouilles, elles étaient habituées, elles ne me faisaient
pas de réflexion et donc c'était comme ça. Donc j'avais la
paix. Et là... Je sais pas comment dire.
Elles auraient vu une différence et donc du coup,
elles t'auraient fait des réflexions, de manger plus, de faire
attention...
Ouais, et là c'est vrai que personne me faisait de
réflexion à part les religieuses, qui me surveillaient, certaines
me surveillaient un peu trop, donc c'était quelque chose de, de...
Fallait vite salir mon assiette pour faire celle qui avait mangé. Enfin
j'avais plein d'astuces. Mais en fait ça m'arrivait de manger, dans
la journée, euh : trois pommes. C'était une course à
celle qui mangeait, enfin c'était un défi, je devais manger
encore
moins que la veille. » Mme DB.FB.
Il s'agit d'une attitude visant à dissimuler le
comportement intime qui va semer le doute sur l'identité de la personne,
et lui faire ressentir de la honte. C'est pourquoi on emploie le terme de
stigmate : il nous semble approprié dans la mesure où la
définition du stigmate, telle qu'elle est donnée par E. Goffman
dans l'ouvrage éponyme, correspond à une intériorisation
par la personne du caractère anormal,
« vicié » du comportement qu'elle a adopté en
devenant anorexique ou boulimique. Le stigmate, selon Goffman, est un
« attribut » que quelqu'un possède « qui
le rend différent des autres membres de la catégorie de personnes
qui lui est ouverte, et aussi moins attrayant, qui, à l'extrême,
fait de lui quelqu'un d'intégralement mauvais, ou dangereux, ou sans
caractère. Ainsi diminué à nos yeux, il cesse d'être
pour nous une personne accomplie et ordinaire, et tombe au rang d'individu
vicié, amputé. Un tel attribut constitue un stigmate, surtout si
le discrédit qu'il entraîne est très large ; parfois
on parle aussi de déficit, de faiblesse ou de handicap. Il
représente un désaccord particulier entre les identités
sociales réelle et virtuelle. »38(*)
A la question de savoir si les enquêtées
s'intéressaient aux émissions sur le sujet de l'anorexie, on peut
affirmer qu'ils répondent à l'unanimité qu'il y a une
forme de « voyeurisme » dans la façon dont sont
mises à l'écran ces personnes dans leur mal-être, dans leur
environnement. Et reliée à la question de l'image de soi, sauf
une enquêtée, Mme CB.FB., qui a volontairement participé
à un talk-show (« C'est mon choix ») mais nous l'a
dit hors entretien, tous et toutes souhaitent garder dans le domaine du
privé, leurs histoires et conduites, afin de conserver intacte leur
identité virtuelle auprès des personnes qui ne sont pas des
connaissance intimes mais qu'ils sont appelés à croiser au
quotidien, ou dans leur environnement proche.
« [En parlant des émissions] Toi tu le
ferais ce genre de trucs ?
Ah non ! (Rit) Ah non non !
Ou en anonyme. Même pas ?
J'ai déjà mon quotidien à
gérer, alors si tout le monde me disait « tiens toi je t'ai
vue ! » Enfin si certaines personnes
éprouvent le besoin de le faire pour elle, pourquoi pas, quoi. Mais moi,
par rapport à ce genre de trucs, je peux comprendre, hein, mais
personnellement moi je le ferais pas. » Melle EC.FB.
« VM.FB.
Je pense que les gens qui vont chez Delarue ne sont pas
forcément les plus doués pour s'exprimer sur la maladie et que
c'est dommage. C'est dommage parce que, du coup, on en a une vision
tronquée. Il te montre à chaque fois, soit la nana qui est en
plein bonheur anorexique et qui va sourire tout le long, et dire :
« oui, je suis trop grosse », « oui, je vais
très bien, y a pas de problèmes, tout va bien, tout est
génial ». Après, il va te montrer la nana... Alors je
déteste, mais alors franchement, à part dans le reportage de
Chloé où c'était un peu différent, je supporte
pas qu'ils montrent les gens entiers. Je trouve ça d'une
indécence, mais alors. Je me dis : mais bientôt, ils vont
aller dans les chiottes aussi. Et ça, ils le montrent. Je me
souviens d'une jeune fille Léa qui était passée, ils la
montraient en train de faire une crise avec des boîtes de conserve, des
trucs froids et tout. Et t'imagines les gens horrifiés devant leur
télé. Non, c'est pas ça. Je trouve que, dans ces
émissions globalement, tu vois pas la souffrance. »
« Non, non, moi ce qui m'a retenue - j'aurais
été capable d'y aller - mais ce qui m'a retenue c'est que je
savais que j'allais travailler dans le social, donc je pouvais pas me permettre
de passer à la télé. Je peux pas. Même des photos
sur le forum, des fois je me pose la question. Mais bon, il faut vraiment
trouver ce forum. Il faut le chercher pour le trouver et puis le faire c'est
forcément avoir soi-même un problème, je pense. Mais
voilà, je pouvais pas non plus aller parler à la
télé. A moins de l'assumer totalement, mais je l'assume pas
totalement. Je me vois mal dans ma boîte, que ça se
sache.
Et en anonyme ?
En anonyme, oui, sans problème. Oui, mais je... je
préfère à ce moment-là faire des interviewes comme
aujourd'hui ou des trucs par écrit que aller parler en anonyme à
la télé. Comme je suis pas non plus une
adepte de Delarue, ça me fait pas trop triper quoi ! Je
préfère participer à des choses plus sérieuses, des
études. »
Si l'on agit par la ruse à table, on tient
évidemment secrets ses actes aux yeux de l'ensemble de l'entourage, la
question de l'anonymat autour des témoignages étant l'un des
reflets de la crainte de stigmatisation.
Melle AR.FB nous avoue, en répondant à l'annonce
mise sur le forum FB, ne l'avoir jamais dit à personne de son entourage,
et quand elle découvre que nous venons de la même région de
France, après que je lui ai dit bien connaître son
département d'origine, elle s'assure que nous ne venons pas du
même lycée et que nous n'avons aucune connaissance commune. Afin
d'être assurée pour elle-même que l'enquêtrice ne
trahira pas sa révélation sur son identité. Elle aura ces
mots avant l'entretien : « je suis venue en clandestine sur le
forum... Je suis là en clandestine. »
Et la seule personne de son entourage à qui elle l'a
dit est un ex petit ami avec qui elle garde une relation
« compliquée ». Elle explique qu'une technique de
dissimulation de son comportement est le mimétisme : à
table, elle mange « comme les autres », à la
fourchette près. Elle se livre à ses orgies alimentaires,
à ses crises, chez elle, dans la solitude, le soir quand personne ne
peut la voir. Avouer son trouble est, pour elle, généralement
inenvisageable. Terrifiée à l'idée d'être
rejetée, elle se lance tout de même auprès de ce petit
ami...
« Parce que moi, personne le sait que je suis comme
ça.
Personne, personne ?
Si une personne, mais alors là, han, y en a pour un
siècle. Comment parler de lui ? C'est quelqu'un avec qui je suis
sortie à la fac au début de ma deuxième année de
fac à Limoges, en 99. J'en parle pas trop déjà parce
que c'est compliqué, en théorie c'est mon ex.
Donc un jour je lui ai dit. Je lui ai dit parce que, euh, je sais
pas pourquoi je lui ai dit. Enfin si je sais mais... C'est parce que j'en avais
marre qu'il me reproche de pas être euh, enfin qu'il me reproche...
Parce que par exemple il me dit : « Je t'aime, je t'aime, je
t'aime... » Mais moi, je sais pas dire ça. Et enfin il y a
plein de choses que je ne sais pas dire, je suis pas une fille affectueuse, je
ne suis pas démonstrative, je suis pas... Je vis ma vie, quoi. Et lui il
m'a souvent reproché de ne pas lui dire je t'aime. Enfin
reproché... Demandé quoi, en tout cas, à ce que je lui
dise je t'aime. Et puis des fois, je pleurais quoi. Enfin ça
m'arrivait de pleurer, mais de rien dire. Mais lui il ne captait pas ce qu'il
se passait, alors un jour pour qu'il me foute la paix, moi je lui ai dit :
« ben écoute, j'ai un truc, je suis boulimique, on n'en parle
plus maintenant ». C'était un peu histoire de dire :
voilà, tu sais alors maintenant tu me fous la paix, voilà
c'est comme ça. Et donc voilà tout ce qu'il sait, et je pense pas
qu'il ait conscience vraiment de l'ampleur du problème. Parce que
quand je lui ai dit ça, tu vois, c'est vraiment l'aveu... Franchement
j'aurais fait trois meurtres, c'était pas pire, quoi. Le jour où
t'as dit ça, t'es... Comment il va le prendre, est-ce qu'il va le dire
à d'autres, est-ce que ça va pas le dégoûter ?
Là, quand je parle de dégoût, c'est pas de
dégoût en amitié, c'est vraiment dégoût en
tant que physique quoi... Genre embrasser une bouche qui vomit, enfin... Je me
mets à la place de l'autre, je me dis que c'est dégueulasse quoi.
Non mais, je pense à ça, c'est vraiment... Peut-être aussi
les souvenirs de la 4ème quand ça sent le vomi dans
les rangs. Donc lui, il le sait et puis une fois plus tard... Là, je
me suis pas plus attardée que ça, je sais pas s'il m'a
demandé plus le jour même ou pas. Si je pense qu'il m'a
demandé plus mais que j'ai clos le débat quoi. Une fois il m'a
demandé comment ça se passait, euh... Je l'ai calmé parce
que je veux pas que les gens sachent, quoi. Tu vois, ça me gêne.
Parce que tout à l'heure, je suis rentrée dans l'appart, en face
de ton copain, je savais que ton copain, il savait pourquoi je venais, ben
ça m'a mis mal à l'aise quoi. Voilà, je sais que lui, il
sait maintenant, et voilà, j'avais envie d'aller aux toilettes, je lui
ai demandé d'aller aux toilettes, et ça m'a mis mal à
l'aise de lui demander d'aller aux toilettes parce que je me suis dit mais
qu'est-ce qu'il va penser que je vais faire aux toilettes ? Alors que tu
vois, ailleurs, je me pose pas ces questions-là, je vais aux toilettes
comme tout le monde. Et si vraiment, ça c'est flagrant. Et puis,
ça me protège d'ailleurs. Et là bon, y a que lui qui sait,
il m'a demandé si j'en faisais souvent, tout ça. J'ai dû
lui répondre un truc du genre tous les jours mais je crois qu'il a pas
conscience en fait. Parce qu'une fois il m'a dit que j'avais pas de
problème, un truc comme ça. Que j'avais pas de problème,
que je me faisais des idées, tout ça. Je lui ai dit tu te rends
pas compte, quoi, mais c'est tout en fait. J'ai dû lui dire une
fois : mais tu te rends pas compte, c'est tous les jours, quoi. C'est pas
tous les 36 du mois, je me fais pas une idée, c'est... Je sais pas s'il
me dit ça pour me réconforter, en me disant que j'ai pas de
problème et qu'il a tout à fait conscience que j'ai un
problème, ou est-ce qu'il le pense vraiment ? J'ai pas envie de
m'attarder sur le sujet, en fait. C'est quelque chose que je dois régler
avec moi-même, quoi. Ca regarde personne. J'arrive à garder un
rapport avec lui comme avant. »
Espérant et attendant un retour à un
comportement normal, elle ne se livre pas de manière
détaillée, cela ne « regarde personne »,
même si elle considère que vivre avec la boulimie est un
problème et que son ami, avec elle garde un rapport continu à son
grand soulagement, ne reconnaît pas l'ampleur de ce problème. Le
moment où elle va avouer ses troubles boulimiques est un moment
difficile : elle le fait pour se justifier d'une incapacité de
montrer ses sentiments mais elle a l'impression d'avouer « trois
meurtres », parce que vomir est sale et suscite le
dégoût, justification récurrente du non aveu et motivation
à le faire en cachette. L'on retrouve ici la notion de pureté et
de souillure, en amont des motivations à la dissimulation de la
conduite-stigmate.
« J'essaie de me faire suivre, d'aller demander des
conseils, mais en fait je suis en mal d'affection parce qu'en fait je voudrais
me confier, mais je peux pas me confier auprès de mes parents toujours,
j'essaie de me confier auprès de gens et donc finalement, je trouve
l'idée géniale, c'est de me faire vomir. (inaudible) les romains,
comment ils faisaient. Et donc j'en éprouve pas du tout de
culpabilité, je me cache même pas vis-à-vis de ma
mère qui quand elle découvre ça, ben c'est une grosse
honte, c'est la déchéance absolue, mon père me fait une
réflexion méprisante en me disant mais c'est dégueulasse
ce que tu fais. Et puis il ose même pas me regarder tellement il a honte
de me le dire. Il est assis quand il dit ça sans me regarder et puis
il me dit : barre-toi, tu me dégoûtes, refais pas ça.
Et puis c'est tout. Et comme si c'était une question de volonté.
Et puis il cherche pas à comprendre pourquoi je fais ça et puis
c'est tout. » Mme DB.FB
Parfois, c'est donc directement l'entourage qui pose un tabou
sur la question quand la conduite semble mettre en danger la cohésion
des relations :
« Quand j'allais vraiment pas bien, tout le
monde évitait le sujet et maintenant qu'au niveau TCA c'est fini, c'est
fini pour l'anorexie, tous, c'est comme s'il y avait plus de tabous du
coup. » CC.FB
Les tentatives d'éviter un jugement d'anormalité
par crainte d'exclusion réciproque, de crise de l'intégration
témoignent d'un double regard permanent sur soi, et c'est à un
problème d'identité pour soi qu'il faut alors faire face.
Vers l'acceptation de l'étiquetage : une
nécessité d'unifier son identité
Il est un moment où cette double identité, ce
double regard porté sur soi-même, se ressent littéralement,
où la personnalité en vient à se scinder et les deux
identités en tension se disputent au sein même de l'esprit de la
personne :
« Même après la gym, même quand
je voyais que je perdais du poids, je dis : ouais, je perds du poids. Et
après, j'avais une autre voix dans ma tête qui me disait :
c'est pas assez, t'es dégueulasse, continue, t'es pas... Vraiment, il
y a deux personnes dans ta tête. » Melle MH.RI.
« Bon alors la faim, parlons de la faim, parce qu'au
début j'avais faim et j'avais du mal à gérer ça,
ça faisait vraiment mal, mais ça faisait moins mal que de manger.
Mais à un moment, je crois que c'est biologique aussi, la faim que tu
sens arrête et là, c'est la famine qui se sent
différemment. Là, tu le sens dans tout ton corps, mais c'est un
mode de vie, tu vois ce que je veux dire ? l'anorexie. T'as toujours faim, mais
c'est plus la faim, c'est la famine. C'est autre chose, ça
dépasse la faim, t'as plus faim, tu meurs c'est tout. Mais dès
que j'ai passé ce stade de famine, j'étais dans ce stade de
famine et aussi dans l'éteinte complète de moi-même, j'ai
fait tout ce que je voulais faire, j'avais plus ma personnalité, j'avais
plus rien. Littéralement, j'entendais une fille hurler dans ma
tête, littéralement. Je veux dire, une fille qui faisait (cri). Je
dis : mais qu'est-ce que c'est ? qu'est-ce que c'est ? Et
finalement, je me suis laissé gueuler. Une fois, je me suis
forcée, pas laissée, forcée à crier à haute
voix après une crise, parce que j'avais plein de crise, genre je
flippais pour un rien, je flippais pour beaucoup. »
Il y a deux personnes dans une seule. Une idée qui
revient et qui peut se comprendre ainsi : à force de dissimulation,
de mensonge diront certains enquêtés, comment concevoir une
unité de l'expérience ? Quand dans le regard des autres, des
proches, on ne retrouve qu'une partie de soi-même, comment se sentir
un ? Quand on présente un soi « normal »,
participant, « domestiqué » mais qu'en son for
intérieur on ressent l'anormalité de ses actes et qu'on les
dissimule, exerçant une autonomie de jugement sur soi, comment faire
coller ce postulat individualiste avec son identité si on ne se sent pas
un individu unifié ? Par un geste d'extériorisation, un cri,
Melle MH.RI rend visible, réelle, cette personne qui crie en elle :
remplir l'espace physique de cette voix qui crie à l'intérieur,
se sentir crier et s'entendre lui permet d'unifier son expérience, de
donner une réalité au mal qu'elle dissimule. Melle ML.FB compare
l'anorexie à un cri silencieux, une douleur sans émotion. Cette
personne en surface non émotive, en mouvement dans tout son être,
en quête d'un idéal toujours repoussé39(*), va finir par ne plus donner
de réalité à ce qu'elle tient secret, et dans certains
cas, va préférer ne plus voir les autres, comme Mme E.RI qui ne
participe plus aux repas de classe, et se retrancher dans son univers pour se
rapprocher de l'état d'être « un ». Melle
MH.RI va opérer par le cri, acte positif, à une mise à
jour de cette deuxième identité, part de son identité
réelle. Cette question de la part d'identité tenue secrète
est traitée par Michaël Pollak : l'une des personnes
interrogées dans l'Expérience concentrationnaire40(*), Ruth, dit vivre toujours
à Berlin car c'est le lieu où une certaine compréhension
de son expérience de déportée peut exister sans qu'il y
ait besoin d'explications. Les conséquences de la guerre sur l'urbanisme
de Berlin sont plus visibles qu'ailleurs. En vivant dans cet environnement,
elle n'a pas à faire face à des contradictions dans son
expérience « et à faire comprendre
ailleurs ». Les murs parlant pour elle, elle peut garder le silence
et se sentir une. Mary Douglas nommerait cet état de fait
« mise à jour de structure symbolique », car
mentale. Le cri de Melle MH.RI procède de la même
opération.
De même d'une certaine manière, l'attitude double
à l'égard des émissions sur les
« TCA » (troubles du comportement alimentaire) de Melle
CC.FB reflète ce besoin de voir inscrit dans l'espace social ce qui
compose en partie son identité et qu'elle a caché jusqu'à
la fin.
« Aujourd'hui, les émissions, j'essaie
d'éviter parce que je trouve que ça fait un peu voyeur en fait.
Comme je t'ai dit tout à l'heure, la partie un peu fière et
fière d'avoir fait de l'ano et, en même temps, ne pas être
sûre de vraiment en avoir fait parce que, pour moi, c'était un
idéal, dans cette partie-là un peu bizarre, il y a aussi...
Ouais, toujours la partie : c'est un idéal à suivre et donc
regarder des émissions, c'est regarder encore un idéal. Et un
truc que je me dis que j'arriverai jamais à faire ou que j'ai jamais
réussi à faire, enfin je sais pas comment l'expliquer, du coup,
en même temps, il y a cette volonté, un peu avide, d'en savoir
toujours plus et de comprendre pourquoi. Et aussi un peu d'admiration, en
même temps, il y a la partie un peu rationnelle de moi, qui trouve que
ça fait super voyeur et qui déteste Delarue et toutes ses
émissions, qui déteste voir un peu la maladie être mise en
pâture. Je veux dire, personne va faire des reportages sur des gens qui
ont un cancer ou... Ouais, si c'est vrai, mais disons qu'à chaque fois,
que ce soit pour toutes les maladies, c'est toujours sous l'angle de..., soit
regarder à quel point ils souffrent, soit regarder à quel point
ils sont maigres, enfin c'est toujours les mêmes points de vue, tout le
temps. Il y a jamais rien de neuf, en fait. Donc, pour regarder les trucs que
je connais déjà ou voir des images..., enfin, ouais, ce à
quoi je m'attends en fait, y a rien de nouveau, je pense pas que ça peut
m'apporter quelque chose. Et il y a un côté aussi voyeurisme qui
m'énerve mais en même temps qui fait aussi partie de moi, donc, en
fait, je m'énerve un peu toute seule ! Enfin, il est quand
même plus fort parce que j'ai trop du mal à regarder. »
Melle CP.FB.
L'attitude de Melle CP.FB vis-à-vis des
émissions est en tension entre l'attrait pour la mise en scène
ces pratiques qui sont les siennes, qu'elle se voit confirmer dans l'espace
social tout en se reconnaissant dedans, et un sentiment de haine pour la
manière dont sont mis en scène les individus :
« la maladie mise en pâture ». Son attrait pour
l'image de l'anorexie qu'elle considère toujours comme un idéal
non atteint provient, on le verra par la suite, de l'absence
d'étiquetage, de diagnostic médical, chez elle. Ainsi, voir des
personnes anorexiques à la télé, mises en scène
dans leur vie d'anorexique, procède de ce besoin de voir inscrit ce
vécu dans l'espace social.
Mot ne convient pas du tout !
Melle ML.RI nous rapporte ici les propos tenus par le
médecin qui l'admet dans sa clinique, lors de son entrée dans
l'institution. Ce médecin fait état d'une double
identité : la personne et sa maladie, dira-t-il aux parents de
Melle ML.RI. À elle-même, il dira : une Melle ML malade qui
est en elle et qu'il va tuer et la Melle ML qu'il a en face de lui et qui a une
apparence normale et sympathique.
« Non, je pense que c'est un bon médecin.
Moi ce que j'aime bien avec lui, c'est qu'il est très, très droit
et carré. Le premier entretien que j'ai eu avec lui, je me suis
dit : putain, mais c'est qui ce gars-là ? comment il me
cause ? Parce que je lui ai parlé, il m'a dit :
« explique-moi deux trois, points de ta vie », je lui ai
parlé mais montre en main trois minutes, pas plus, en trois minutes, il
avait mon profil, complètement. Il m'a parlé après,
j'avais envie de lui rentrer dedans parce qu'il était super brusque et
en même temps, je me dis : mais il a trop raison quoi. J'avais
l'impression qu'il me connaissait, depuis le début de ma maladie qu'il
me connaissait parce qu'il sait exactement. Il me dit :
« mais attends, pour moi, quand je te vois, je vois deux ML, je
vois la ML malade et je vois l'autre. Moi ici, aujourd'hui, je vois que la ML
malade et elle, je vais la tuer, je vais la casser ». Il m'a
dit : « tu viens dans ma clinique, tu vas en chier, tu vas
pleurer, tu vas en avoir marre, tu vas me maudire, mais je m'en fous, moi ce
que je vais faire, c'est que je vais tuer ta maladie ». Mais il te
parle mais super crûment et au début, tu le prends un peu pour un
barge, tu te dis : putain, il est malade. Quand tu fais la démarche
d'aller à l'hôpital, t'as un peu envie, entre guillemets, de te
faire un peu chouchouter, t'as envie un peu qu'on s'occupe de toi. Mais lui
Oui, c'est ce que tu disais
Exactement, j'ai une copine, elle allait en clinique et puis,
on essaie de manger, de prendre un peu de poids. Lui, ce qu'il veut te faire
comprendre c'est que tu t'es mis dans cette merde, tu t'es fait du mal, t'as
fait du mal à ton entourage, maintenant t'assumes. T'as des
carences, t'as du poids à prendre, t'as été dure avec ta
famille, maintenant t'assumes, t'assumes d'être seule sans amis. Et
voilà, maintenant tu vas réapprendre à vivre, à
manger, à vivre en société, à parler aux gens,
à arrêter de te mentir, arrêter de mentir aux autres. Et
donc, voilà, il t'ouvre les yeux sur ce que t'as vraiment
été. Et le jour où tu te lèves le matin et que
tu réalises ce que t'as vraiment été, ça fait peur.
Moi je me souviendrai toujours de la phrase qu'il avait dit - c'est mes parents
qui me l'ont dit parce que moi j'étais pas là - au premier
entretien, il a dit à ma mère : « vous savez,
moi, dans ma clinique, c'est Al-Qaida, j'ai que des bandes de
terroristes ». Et il dit : « une anorexique, on
peut tout à fait à l'assimiler à une terroriste, c'est une
manipulatrice, c'est une menteuse ». Mais il dit :
« quand je parle de ça, je parle pas de votre fille, je
parle de la maladie qui est dans votre fille, c'est complètement
différent. Votre fille, le peu que j'en ai vu, elle a l'air super, mais
la maladie c'est une terroriste ». Et c'est vrai que, quand je me
rends compte, enfin toutes les manipulations, même à la clinique
où pourtant Dieu sait que c'est dur, c'était vraiment dur de
passer outre les règles, mais c'est super dur. On n'avait pas le droit
au chewing-gum, aux choses comme ça, on arrivait toujours à s'en
procurer, à droite, à gauche, par celles qui sortaient, par
machin. Dans les douches, on était quand même surveillés,
moi j'arrivais des fois à vomir dans la douche. Les cachets, des fois
j'avais pas envie de les prendre, j'arrivais à les dissimuler et une
nuit où j'étais vraiment pas bien, je me les prenais tout d'un
coup comme ça. Le nombre de triches, les tours de parc que je faisais.
Dans ma chambre, pourtant j'avais un vieux parquet pourri qui grinçait,
j'arrivais quand même à faire des abdos. Je me dis : mais
quand il dit « terroriste », mais c'est ça, c'est
vraiment ça, c'est que tu fais tout pour aller à l'encontre de
tout ce qu'il te dit. Quand t'as ton assiette, tu t'arranges toujours pour
étaler au maximum, pour laisser un peu deux, trois trucs sur le bord. Le
pain, t'essayes de bien le briser partout pour qu'il y ait plein, plein de
miettes, pour perdre un peu deux, trois trucs. Tout, tu gruges de partout.
Et c'est le jour où tu gruges pas comme ça que tu
réalises que t'es dans la phase de guérison. Tant
que t'essayes de tourner autour, c'est que t'as vraiment compris que le
médecin est là pour t'aider, pas pour autre chose. Si t'as envie
de mentir, tu vas dehors, tu restes pas à la clinique. »
Le jour où la dissimulation cesse, où
l'obéissance va de soi, où l'identité « pour
soi » fait à nouveau corps avec l'identité sociale,
où la part d'identité réelle incluant le trouble du
comportement alimentaire est connue et reconnue, la guérison commence,
le retour à la normale s'amorce. A contrario, Mme FC.FB nous
dira la même chose : dissimuler son rapport à la nourriture
est synonyme d'anormalité, de maladie dirait Melle ML.RI. Mme FC.FB
situe début de ses troubles du comportement alimentaires au moment
où elle commence à manger seule, dans sa chambre, alors qu'elle
est encore enfant.
« Comment s'est apparu les TCA et ça a
commencé par quoi ?
Moi je crois que ça a été depuis que
je suis toute petite. En fait, j'ai commencé plus à chiper de
temps en temps de la nourriture, quand je pouvais, dans les placards, quand je
pouvais, quand il y avait suffisamment pour pas qu'on s'en rende compte. Et
après, vraiment les crises, après, ont vraiment commencé
quand j'ai commencé à gagner de l'argent et que j'ai pu acheter,
moi, de la nourriture. Mais je crois que sinon, depuis très, très
petite. Mon plus vieux souvenir c'est 6 ans, quand j'avais 6 ans, j'ai pris une
tablette de chocolat dans le frigo et je sais que, dès que je pouvais,
dès que je me retrouvais seule et que j'avais la possibilité,
chez moi, de prendre un petit quelque chose...
Tu le faisais en cachette ?
Ouais, toujours.
Donc, déjà, tu te disais que
c'était pas normal ?
Ah oui, c'était pas normal. La fois, je me
souviens cette tablette de chocolat, parce que c'était des paquets de 5
ou 6, je sais plus trop, donc ça se voyait pas de trop. Donc, j'ai
été la chercher un soir très, très tard et
j'étais dans ma chambre, planquée sous le lit pour qu'on entende
pas. Et après, ça a été surtout l'angoisse que
ça se découvre, que j'avais pris, que les gens se rendent
compte qu'il manquait quelque chose et qu'on puisse se poser la question :
qui a pris ? Plus une fois où j'allais chercher une commission pour
ma mère dans un supermarché, où j'ai acheté une
quantité de bonbons comme pas possible, j'ai tout planqué dans
mon manteau et ma mère s'en est rendue compte, avant de repartir
à l'école, après le repas du midi. Quand elle s'en est
rendue compte, je me suis pris deux baffes ! Et en fait, pendant deux,
trois jours, j'ai dû voir mes frères et soeurs manger les trucs
que, moi, j'avais achetés et j'en ai pas eu parce que c'était
pas normal d'avoir acheté autant de bonbons. C'est des petits trucs
comme ça qui m'ont marquée. Mais après, ça a
vraiment commencé, oui, quand j'ai pu, moi, acheter. Et les
premières choses que j'ai achetées avec l'argent que j'ai
gagné, c'était de la nourriture. Et j'étais en
vélo, je me souviens pour aller travailler et je planquais dans mon sac,
partout où je pouvais planquer. Je rentrais, je me
dépêchais, j'allais planquer sous mon lit et je mangeais ça
le soir.
Tu étais encore chez tes
parents ?
Ouais. Donc ça, c'était vers 18-19 ans,
enfin quand j'ai commencé à travailler. Ça a duré
tout le temps où je suis restée chez mes parents. Après
ça a varié, c'était plus après en voiture quand
j'ai eu une voiture. C'était en sortant du travail, c'était
passer au Mac-Do, prendre cinq ou six menus, les grands ! et les manger en
20 minutes et voilà. Et remanger, remanger quand j'arrivais à la
maison, le repas que ma mère avait préparé et que je
devais manger, faire comme si j'avais faim.
Et tu avais faim ?
Non, j'avais pas faim. J'étais à la
limite du vomissement.
Mme CB.FB.
Tu n'osais pas lui dire ?
Mme FC.FB.
Ah non, jamais j'aurais dit à ma mère que
j'avais mangé avant.
Mme CB.FB.
Non, mais tu ne pouvais pas lui dire, par exemple : non,
j'ai pas faim ce soir.
Mme FC.FB.
Des fois, ça m'arrivait quand, vraiment, je pouvais
plus, mais c'était rare. Parce que je l'aurais fait trop souvent,
elle se serait posé la question, elle se serait demandée :
« pourquoi t'as pas faim ? ».
Elle se posait jamais la question ?
Ben non, parce qu'en fait, moi j'ai toujours bien
mangé. Nous, chez nous, on était quatre enfants, donc pas
beaucoup de moyens, donc c'était en général les trucs
copieux : une bonne plâtrée de pattes, les trucs biens. Comme
il fallait finir notre assiette, on a toujours bien mangé, j'ai toujours
copieusement mangé. Donc, pourquoi, du jour au lendemain, je mangerais
plus ? Ça aurait été trop suspect, je voulais pas de
questions. Je voulais pas de questions, donc je mangeais encore quoi. C'est
vrai qu'après, quand je suis partie de chez mes parents, j'ai eu des
moments quand même où ça allait mieux. Mais mon
chéri, il était pas au courant. On a été trois ans
quand même avant que je lui en parle. Ben, à chaque fois
c'était quand il était pas là, comme je disais tout
à l'heure, à partir du moment où je lui ai dit, je ne
pouvais plus faire de crise, par contre, devant lui, qu'avant j'arrivais mais
c'était détourné. Comme il pensait que je mangeais bien,
comme lui, en fait, des fois, ce qu'on mangeait au moment des repas, pour moi,
c'était une crise. A partir du moment où je lui en ai
parlé, je pouvais plus le faire devant lui. Je mangeais correctement,
normalement à table et, tous les après-midi à 15 heures,
j'avais une crise. »
Mme FC.FB est boulimique, ce qu'elle a à dissimuler est
donc le « trop », le trop manger, l'extrême inverse
du très peu manger ou du ne pas manger. Quand elle mange chez ses
parents, elle fait semblant d'avoir faim et participe au repas pour qu'on ne
remarque pas qu'elle a mangé avant. Quand son mari ne sait pas qu'elle
fait des crises de boulimie, elle peut les faire à table et le laisser
penser qu'elle a un bon appétit. À partir du moment où
elle met son mari au courant, elle revient à un comportement
modéré à table : manger un repas normal, et fait des
crises de boulimie hors repas, à 15h, qui n'est pas un horaire social
pour manger41(*), de sorte
qu'elle peut se retrouver seule dans ces moments-là. Il est
problématique de vivre ses pratiques alimentaires déviantes dans
un cadre socialisant, comme le confirme Melle VF.FB à propos de
l'exemple du travail, car elle doit manger pour tenir, c'est la raison
principale, et le fait d'être intégrée lui donne une autre
image d'elle-même, facilitant le lâcher-prise :
« Par contre, en fait, je pense que ce qui m'en a
fait sortir, c'est purement et simplement le manque de temps.
C'est-à-dire à un moment donné, j'étais tellement
investie dans mon travail que j'avais pas de temps, que je mangeais parce qu'il
fallait manger pour tenir. Pour tenir, voilà. Tenir, c'est très
important chez moi, ce mot « tenir »,
« résister » et que, donc voilà, j'avais
moins de temps à consacrer à : qu'est-ce que je mange ?
combien je mange ? je note dans un carnet ou pas ? machin. Et j'ai
lâché en fait. J'ai lâché et je me suis totalement
concentrée - c'est le tout ou rien - sur le travail.
Donc, tu avais quand même cette
priorité-là. Par exemple Claudine, elle s'est fait mettre en
invalidité.
Ce qui est, à mon avis, la pire des choses à
faire. C'est-à-dire que, moi, même à un moment
donné, s'est posé la question dans mon travail, par rapport au
harcèlement, enfin pas au harcèlement, mais à la surcharge
de travail que je subissais, mon père m'a conseillé de me mettre
en maladie parce que c'est le seul langage qu'ils entendent. Voilà, sauf
que, moi, si je me mets en maladie, c'est vraiment à double tranchant
pour moi. C'est ou j'arrive à faire autre chose, écrire, je sais
pas, ou ça va être la chute de poids pure et dure et hyper
rapidement. Donc pour le moment, avec mon psy, on s'est dit : surtout pas.
C'est-à-dire je vais pousser jusqu'à ce que, si à un
moment donné je suis obligée de me mettre en maladie,
physiquement, je le ferais, mais si je peux l'éviter et me ressaisir
entre-temps, ça serait mieux. Sachant que ça va
déjà un peu mieux. Là, je mange un peu plus ces derniers
jours, parce que j'ai eu une gastrite aussi, donc après, tu fais plus la
part des choses entre : j'ai la nausée, je peux pas manger et le
psychologique. Toi-même, t'es complètement embourbée, c'est
comme si tu savais plus, en fait... Tu te mens tellement à
toi-même que tu sais plus. »
Le groupe social ne doit pas souffrir des conduites
déviantes, Melle VF.FB juge elle-même la mise en invalidité
d'une connaissance anorexique comme « la pire des choses à
faire ». Et réciproquement, l'individu déviant ne doit
pas souffrir du regard de son entourage, normalisateur, moralisateur, qui lui
fait ressentir la honte, la culpabilité, lorsqu'il se livre aux
pratiques déviantes auxquelles il ne peut plus se soustraire. Il y a
donc exclusion, dans un double sens, des pratiques déviantes du cadre
social « normal » de l'alimentation ; parce qu'il y a
à ce stade une incompréhension, dans les deux sens
également, autour de la particularité de l'anorexie et de la
boulimie.
Il y a mise en cause du sens commun, introduction d'un doute
sur des valeurs et significations partagées ou vécues comme
partagées par les acteurs, qui provoque le jugement d'anormalité.
Il y a une rupture du mode « cela va de soi » : il ne
va plus de soi de faire attention à sa santé, de manger dans
l'insouciance. La personne, consciente de ne plus entrer dans ce cadre
conceptuel-ci des rapports à l'alimentation, se voit obligée de
faire face à l'inadéquation de ce qu'elle est ou devient, avec
l'anorexie ou la boulimie, d'avec l'identité qui lui est
attribuée, et craint une brisure de la continuité des rapports,
d'où sa volonté d'échapper au jugement pendant un moment,
jusqu'à ce que scission des identités devienne insupportable. A
partir de là, elle va redonner des signes d'intérêt pour
l'extérieur, par rapport à cet enfermement discuté dans le
premier chapitre, et vouloir unifier concrètement son
expérience ; l'acceptation du diagnostic va alors pouvoir se
faire.
Il faut d'abord pouvoir, pour envisager de
« guérir », se tourner à nouveau vers
l'extérieur. Melle DD.FB. prend à nouveau conscience de
l'altérité, des caractéristiques finalement humaines des
personnes : être honnête, malhonnête, etc.
« [ Avec la guérison, elle a plus de contacts
avec les gens.] Mais pas forcément très facilement beaucoup genre
à fond, mais qui sympathise facilement. Mais oui, j'ai l'impression
d'entrer dans la réalité quand même maintenant. Enfin
par exemple ce que je disais tout à l'heure, de me rendre compte que
j'étais tombée sur des mecs pas bien. J'ai l'impression que c'est
un mode d'entrée sur la réalité aussi, parce qu'avant
j'étais dans ma bulle où je me disais que c'était de ma
faute, que y avait que moi qui étais en cause et donc que moi qui
existais finalement. Et j'ai l'impression que quand on guérit,
c'est ce que je disais à Mya l'autre jour, c'est comme si on prenait en
compte l'altérité de l'Autre, en tant que personne qui peut
être bien, pas bien, honnête, malhonnête, violente, pas
équilibrée, malheureuse, enfin... Et du coup, c'est un petit peu
la même chose qu'entre la vie et la mort, quand tu fais la distinction
ben tu peux exister toi aussi. Enfin, et te densifier, je sais pas... »
Melle CP.FB donne un exemple pragmatique de ce que signifie
cette prise de conscience de l'altérité. Elle s'était
retranchée dans une attitude totalement individualiste avec l'anorexie,
à la manière d'un voile devant les yeux ; elle peut
désormais avec un retour réflexif sur cette période et
qualifier ses actes passés avec ce nouveau changement de valeur
considéré comme un regain de lucidité. Melle CC.FB a sa
propre analyse de son degré d'intégration selon ses
périodes d'alimentation normales et anormales, et considère
être en cause, par son manque d'ouverture, dans son exclusion du groupe
des élèves de sa classe.
« Qu'est-ce que ça a remis en cause
d'arrêter de manger ? Qu'est-ce qui a changé pour toi quand
tu essaies de te remettre dans ce contexte-là ?
En fait, pendant, je peux pas dire parce que j'avais pas
l'impression que ça changerait fondamentalement quelque chose, à
part que j'étais tout le temps en train de penser à la bouffe,
que j'avais tout le temps dans la tête le nombre de calories que j'avais
déjà mangés, qu'ils me restaient à manger, le
nombre de calculs que je refaisais pour vérifier que c'était bien
54 et pas 52 et des poussières. En gros, je pense que je passais ma
journée à ça. Dans la tête, j'avais que ça. A
posteriori, je peux te dire que ce qui changeait c'était
carrément ma relation au monde. Quand je revois dans quel état
d'esprit j'étais, je veux dire, je pensais à rien d'autre
qu'à moi. Déjà, j'ai tendance à avoir un voile
devant les yeux, mais alors là c'était le summum du truc,
c'était plus un voile, c'était un mur de ciment, du béton
armé. J'étais enfermée sur moi, dans ma bulle, avec mon
nombril pour centre du monde. Donc par rapport, enfin je veux dire, quand je
vois à quel point j'ai pu rigoler en terminale et tout, je me dis que
c'était pas forcément la classe, que ça vient
forcément aussi de moi. Je veux dire, je m'étonnais un peu que
j'ai aucune liaison nouvelle dans la classe, autre que celle que j'avais avec
les gens que je connaissais déjà, parce que je suis un peu dans
cette école depuis le CP, enfin j'étais un peu dans cette
école depuis le CP, donc forcément... Mais j'ai pas de
réelles nouvelles amitiés et je m'en étonnais pas trop, de
temps en temps mais..., sans plus quoi. Alors que, là aujourd'hui, je
me dis que c'était sûrement carrément de ma faute, enfin
que c'était de ma faute et que j'étais complètement
refermée sur moi. Mais je pense pas que, pendant, j'avais l'impression
d'être refermée sur moi. Et en seconde en fait, c'est pareil,
je me suis coupée du monde. Enfin je veux dire, quand on ne vient
plus... Déjà, la classe de seconde était pourrie, j'avais
pas beaucoup d'amis parce que les gens étaient un peu cons, enfin
j'avais pas beaucoup d'amis dans la classe parce qu'après, ailleurs,
ça allait, enfin moi je trouve. Mais quand tu vas plus aux repas, tu
vois plus personne. Donc, en seconde, je voyais Clémence le midi,
quand elle mangeait pas, et puis après elle a recommencé à
manger vers janvier. Et en seconde, c'est pareil, je me suis sûrement
coupée du monde complètement, mais j'en étais pas
spécialement
C'est venu avec le comportement alimentaire, avec le
TCA ?
Le problème, c'est que j'ai du mal à me souvenir
comment je pouvais bien être en troisième. En troisième, on
était une bande de copines à quatre, en gros dans la classe. Si,
quand je revois en cinquième, quand toute la classe mangeait ensemble,
qu'on collait trois tables au déjeuner et on déjeunait tous
ensemble, j'étais intégrée au groupe. Il y avait deux,
trois personnes, enfin on était un groupe de 20, mettons qu'on
était 24, donc il y avait à peu près quatre personnes pas
intégrées et je faisais pas partie de ces personnes-là.
C'était un petit collège, un petit
lycée ?
Non, c'était énorme. Mais c'était toute
la classe en cinquième, on était très connus. Mais je sais
pas si j'étais totalement plus ouverte au collège, mais
peut-être plus, disons que j'étais pas centrée sur
moi. »
Pour se sentir bien, il faut aller « hors de
soi ».
« Et quand tu te retrouves avec tes amis, tu te
rends compte que ton problème avec la bouffe il est
circonscrit à la bouffe et que le reste de ta personnalité,
euh..?
Oui c'est ça, c'est une mosaïque de plein de
choses en fait. Moi je suis tout à fait capable d'être
complètement différente, enfin moi-même je me reconnais pas
quand je suis avec des gens, quoi. Et ça...
Tu te reconnais quand ? Quand tu fais une crise
ou ?
Je ne me reconnais jamais en fait. Parce que quand je
fais une crise, c'est pas... Enfin je voudrais pas que ce soit moi quoi. Non
enfin, disons que je me sens moi nulle part mais je me sens quand même
bien quand je suis voilà : hors de moi, avec des amis, etc.
C'est un peu confus. » AV.FB.
Le réapprentissage d'une socialisation participante
autour de la table se fait hors d'une conception individualiste de soi qui
consiste à instrumentaliser son environnement matériel et humain
comme preuve de changement, à entrer dans une compétition
perpétuelle à l'égard de la nourriture mais aussi de sa
propre performance de manière générale. Le
réapprentissage d'une socialisation alimentaire demande une attention
particulière à ne pas se laisser enfermer du côté de
l'anormalité, et appelle une déconstruction des habitudes et
conceptions forgées au fil de la mise en place et routinisation des
pratiques alimentaires déviantes qui ont participé au repli sur
soi. Dissimuler de nouvelles « valeurs » acquises autour de
son rapport à la nourriture, c'est empêcher l'épreuve du
jugement de son comportement par les autres et exercer son autonomie de
jugement, difficile car l'Autre est toujours là. Accepter les valeurs de
l'extérieur, c'est aussi pouvoir accepter l'épreuve du diagnostic
qualifiant son comportement anormal comme pathologie psychiatrique.
Chapitre trois
La mise en place du diagnostic : reconnaissance
institutionnelle du trouble
Le diagnostic est le plus souvent établi par
l'institution médicale, incarnée par une infirmière
scolaire, un « psy », un médecin
généraliste. Mais il peut aussi être le fruit de
l'observation du comportement rapportée à des savoirs
médicaux qui amène un profane, proche de la personne ou la
personne elle-même, à qualifier son comportement, sans passer par
le prisme de l'institution. Cependant, l'éclairage médical semble
indispensable pour faire reconnaître l'existence présente ou
passée de la « maladie ».
I) Diagnostic spontané, diagnostic
profane : une éventuelle première étape non
suffisante
Établissement d'un diagnostic
spontané : un savoir médical dans le monde profane
Melle MM.FB., déjà au courant de ce qu'est
l'anorexie pour y avoir eu affaire dans son entourage et pouvant en
reconnaître les « symptômes », se voit vivre et
entrer dedans volontairement suite à un déclic qu'elle a à
la lecture d'une biographie romancée. Chez Melle MM.FB.,
l' « autodiagnostic » en termes médicaux vient
donc avec le commencement des troubles :
« Quand ça a commencé ? C'est
compliqué, je sais pas vraiment par quel bout le prendre... Disons que
j'étais depuis un an avec mon copain de l'époque, j'avais quinze
ans, donc on était ensemble depuis longtemps pour notre âge
déjà... Et puis je commençais à manger un peu
trop, je me considérais comme gourmande, mais comme ça
commençait à prendre des dimensions un peu... C'était
l'angoisse, tout ça, donc j'avais peur de devenir boulimique.
Tu te disais ça ?
Ouais, ouais, j'avais dû entendre parler de ce que
c'était la boulimie, j'avais des connaissances qui étaient
anorexiques ou boulimiques, donc euh... Ca m'inquiétait un peu. Mais
j'avais toujours mon copain, ça me rassurait vachement. Et puis est venu
le jour où j'ai dû prendre la pilule parce que bon,
forcément au bout d'un an tout ça. Mais j'avais quinze ans, mes
parents me considéraient encore comme une toute petite fille donc il
était hors de question que je leur en parle, donc j'ai dû aller au
planning familial comme une grande pour leur dire. Et un jour, mon père
est tombé sur ma pilule, et comme il s'entendait déjà pas
avec mon copain, ça a été le drame parce que ben mon
copain avait très peur de ce que pouvait penser mes parents et caetera,
donc il m'a lâchée suite à ça, et je l'ai
très, très mal vécu. Je me suis retrouvée toute
seule avec, j'avais dû prendre 4 kilos, un truc comme ça. Donc je
me trouvais grosse, moche, nulle (rit), et je me sentais rejetée, en
fait pas du tout mais c'était une image que je me faisais, je me sentais
rejetée par mes parents, j'osais plus les regarder dans les yeux
tellement j'avais honte et tout ça. Donc... Là j'étais
très mal mais j'étais pas encore anorexique. C'était une
période où je regardais avec envie les anorexiques en me disant
j'aimerais bien être comme elles. Mais je mangeais toujours bien.
Tu en avais des proches connaissances anorexiques
ou... ?
Une cousine, enfin pas vraiment une cousine : une amie de
la famille que je considérais comme une cousine, qui avait mon
âge, qui était descendue à 34 kilos. Plus grande que moi.
Donc euh... On avait passé un été avec elle, c'est vrai
que c'était assez... Et puis est venu l'été entre ma
première et ma terminale où on partait en Corse avec mon
frère, je sais pas combien de temps on est restés, donc vraiment
loin de mes parents. J'ai lu le livre de Valérie Valère, Le
Pavillon des Enfants Fous. Et ce bouquin c'était un espèce de
déclic, je pense que c'était quelque chose couvait depuis
bien longtemps mais il me manquait « le » déclic qui
a fait que bam, j'ai arrêté de manger.
Mais c'était quoi qui a fait le
déclic ?
Ben y a eu l'accumulation des choses, que je me sentais
rejetée par mes parents, que j'avais perdu mon copain, que je me sentais
grosse parce que je pesais, le même poids que maintenant mais avec une
morphologie de gamine donc c'était réparti n'importe comment, et
donc voilà, j'ai lu ce bouquin et je me suis dit voilà, je
veux être anorexique. Et du jour au lendemain, j'ai arrêté
de manger, je surveillais tout ce que je mangeais je prenais des goûters
et tout comme je fais maintenant mais là j'avais complètement
arrêté, je faisais pas mal de sport, enfin tout quoi. Et je
le cachais à tous mes proches, et en un mois j'ai perdu 10, 12 kilos, le
premier mois comme ça. Et ce qui est marrant c'est que comme j'avais
pris du poids avant, que j'avais reperdu, c'était passé
relativement inaperçu. Pourtant 15 kilos sur une jeune fille, c'est
énorme, mais ça passait relativement bien. Et au bout de 10 ou 15
kilos, ma mère a commencé à voir et à voir que je
devenais de plus en plus insupportable aux repas, ou que j'évitais ou
que je me cachais, des trucs comme ça. Je vomissais pas du tout encore
à l'époque, hein, j'avais essayé mais j'y arrivais pas, je
trouvais ça dégueulasse et tout. Donc c'était restrictif
pur et dur. Et ça a duré un mois et demi, deux mois avant que ma
mère commence à vouloir m'en parler, et puis à
l'époque je croyais que ça pourrait être juste un
régime et puis qu'à la rentrée ça irait mieux, que
je perdais 10, 12 kilos et qu'à la rentrée ça irait mieux,
et puis finalement c'est dur de se rendre compte, ben qu'on est pris dans
l'engrenage. On se dit toujours qu'on va arrêter et puis non. Est
arrivée la rentrée, et ça a continué, ça a
continué. »
Par ses connaissances personnelles, au vécu similaire,
et les informations tirées de sa propre observation et du livre portant
précisément sur le rétablissement d'une jeune femme
anorexique, Melle MM.FB. sait donc qu'elle entre dans une phase
d'anorexie : elle arrête de prendre des goûters, elle
réduit ses doses alimentaires, elle le fait en cachette, et elle
s'adonne à une activité sportive plus intense, elle ne vomit pas.
Ces indices lui confirment son entrée dans l'anorexie, et non pas dans
la boulimie dont elle a également une idée : manger
« trop » et avec « angoisse ». Elle a
donc déjà adopté les critères psychiatriques de
définition de l'anorexie et de la boulimie. Avec eux, elle s'approprie
déjà les recours éventuels et en effet, elle va demander
son hospitalisation par la suite, pour légitimer son mal-être, et
réapprendre à manger normalement dans le cadre social du
modèle alimentaire « normal ». Elle va vouloir faire
reconnaître son mal en l'inscrivant dans un cadre légitime. Elle
va par ailleurs entreprendre une psychothérapie afin de retravailler son
histoire et comprendre ce qui l'a conduite à en venir à
l'anorexie. Avant même d'entamer ce travail, elle avait également
déjà intégré un certain nombre d'outils de
compréhension propres à la psychanalyse : elle dit savoir
déjà, dès le départ, que le problème venait
de la relation avec ses parents.
Melle MD.RI, elle aussi, décide à un moment
donné, de devenir anorexique :
« A quel moment sont apparus les troubles du
comportement alimentaire ?
12 ans.
C'est précis.
Ouais, ça a commencé, je pense, à
l'âge de 12 ans. J'avais même vu un film... Ouais, 12 ans, 12 ans
et demi peut-être, avec un pic à 13-14 ans. Mais je me souviens
que j'avais vu un film sur une anorexique qui était danseuse, une jeune
fille. On la voyait être anorexique, se restreindre, faire plein de sport
et tout, et je me suis dit : ah ouais, c'est vachement bien. Et là,
je me suis même dit à moi-même : t'es grave, tu vois
une anorexique et tu trouves ça bien. Peut-être que j'en avais
déjà conscience.
Tu savais déjà ce que
c'était ?
Voilà, je savais déjà ce que
c'était, je savais déjà que c'était pas normal
et je trouvais quand même ça bien, tout en étant consciente
que c'était pas bien, mais en étant consciente que le fait de
trouver ça bien était pas normal. Mais j'ai quand même
trouvé ça bien. [...]
Tu dis qu'il y avait un côté que tu trouvais
bien et l'autre que tu ne trouvais pas bien. C'était quoi qui
n'était pas bien ?
Disons que je savais que j'allais entrer, si je suivais
cette fille danseuse à la télé, dans un processus qui est
complètement mortifère, de destruction. Donc, ça, j'en
étais consciente, mais à la fois, je me sentais vraiment
attirée par ça. Je saurais pas trop t'expliquer, j'ai pas
trop réfléchi. Il y avait une espèce de volonté
d'atteindre un idéal vraiment ascétique, c'est ça en fait,
de vraiment être comme une, comme un ascète dans sa grotte et qui
mange quelques (inaudible), qu'il ramasse ici ou là, en passant. Il y
a cet idéal et en même temps je savais que c'était pas
normal. Je le voyais bien aussi par rapport aux autres. Mais pour moi, les
autres n'étaient pas non plus normaux. »
Melle MD.RI. était donc consciente de rentrer dans
l'anorexie puisqu'elle le décide à la vue d'un film qui
présente une jeune fille anorexique en tant que telle. Le comportement
tel qu'il est mis en scène la fascine de sorte qu'elle va, à la
suite de ce visionnage, commencer à mettre en place les pratiques visant
à atteindre cet « idéal » : restriction
et jeûnes qui vont l'amaigrir, yoga, lectures intensives.
« Et voilà, les repas de famille posaient
problèmes. Bon, mes parents sont médecins, ils se sont rendus
compte très vite que j'étais anorexique. Mais moi, je leur
disais : « mais non, tout va bien, pas de
problèmes ». Ils m'ont presque cru. En plus, j'ai toujours
été la très bonne élève, très
sérieuse, qui reste tout le temps dans sa chambre, qui bouquine tout le
temps dans sa chambre, donc j'étais pas suspectée, a priori,
d'être une fille à problèmes. Mais à la fin, en
fait ils m'ont fait signer des contrats, c'est-à-dire :
« tu t'engages à gagner tant de kilos ». Ils ont
repris ce qu'on fait un peu dans les hôpitaux. Et bon, ça
m'emmerdait !
Tu t'y soumettais ?
Je sais plus si j'y arrivais, je crois que j'ai un peu
réussi. En fait, ça fait peut-être partie de tes questions
d'après sur : comment je m'en suis sortie ? Il y a eu
plusieurs trucs qui ont fait que je m'en suis sortie, c'est que,
déjà, je commençais à être pas très
bien, j'avais tout le temps froid. Je me cognais tout le temps partout. Mes
os... Mes fesses me faisaient mal, j'avais pas de... Bref, tous mes os
étaient à vif. Surtout, j'étais complètement
déprimée, je pleurais tous les jours, minimum une fois par jour.
Je voyais tout en noir, le moindre truc, c'était un coup de poignard
dans mon ventre. Le moindre truc m'agressait. Tout était noir autour de
moi, c'était..., c'était horrible, j'ai jamais vécu pire.
C'était quand ?
Ça, je dirais 13, 14, 15 ans. Ça a
commencé à 12 ans, il y a eu un pic à 13-14. A 15,
ça a un peu stagné et à partir de 15, 16, 17 ça a
diminué. Après ça s'est arrangé mais ça a
été très long. Et je me suis un peu
rééduquée toute seule. C'est-à-dire qu'on m'a
envoyée chez un psy.
C'est tes parents ?
Ouais
Ils l'ont choisi pour toi ?
Ils m'ont donné, ils m'ont proposé et j'ai dit
ok, que j'allais le faire. Et j'ai pris un rendez-vous. Et puis bon, il a
trouvé qu'il y avait pas de problème, bon voilà. [...] Ou
alors j'ai bien réussi à l'arnaquer. »
Les parents de Melle MD.RI sont médecins et ont
identifié presque aussi rapidement qu'elle les
« symptômes » de l'anorexie. Ils mettent en place un
système contractuel dans lequel Melle MD.RI doit s'engager à
reprendre du poids, en contrepartie d'une liberté qu'ils vont lui
laisser si elle se conforme à ces engagements : la resocialisation
autour de l'alimentation va se faire dans le cadre même de la famille
détentrice de savoirs et savoir-faire du monde médical. Les
parents se substituent ainsi à l'institution médicale. Ils en
viennent d'une certaine manière à exercer leur métier
à la maison en recréant certaines spécificités
formelles de l'univers médical. Ils lui proposent également de
voir un « psy », mais l'entreprise se révèle
être un échec et Melle MD.RI basculera à nouveau dans le
champ de la normalité en acceptant pour elle-même de reprendre du
poids : petit à petit, en changeant de vision dit-elle, en
changeant ses rapports qu'elle entretient avec son corps, en s'autorisant
à regrossir par paliers. Les derniers temps de son anorexie étant
des moments douloureux, tant au niveau physique que sur le plan moral :
« Il y a eu plusieurs trucs qui ont fait que je m'en
suis sortie, c'est que, déjà, je commençais à
être pas très bien, j'avais tout le temps froid. Je me cognais
tout le temps partout. Mes os... Mes fesses me faisaient mal, j'avais pas de...
Bref, tous mes os étaient à vif. Surtout, j'étais
complètement déprimée, je pleurais tous les jours, minimum
une fois par jour. Je voyais tout en noir, le moindre truc, c'était un
coup de poignard dans mon ventre. Le moindre truc m'agressait. Tout
était noir autour de moi, c'était..., c'était horrible,
j'ai jamais vécu pire. »
« Mais comment je m'en suis sortie ? Je m'en
suis sortie, un truc con, en commençant à transformer ma vision
du corps de la femme, déjà. C'est con, je voyais des photos de
Laeticia Casta et je me disais : ben, regarde, elle est assez ronde, elle
est pas maigre on va dire, et elle est bien. Et donc, j'avais un journal
intime, j'avais découpé sa photo et je me disais : tu vois,
tu peux être très bien - donc, il y a quand même un effet
esthétique - tu peux être très bien physiquement en ayant
un peu de chair. Et je me suis re-habituée à me dire ça et
j'ai repris petit à petit du poids. Et je me suis aussi
re-habituée, enfin j'ai essayé de rétablir une vision
un peu plus juste des aliments. Par exemple, du pain - je dis n'importe
quoi - ah ben oui, mais c'est du sucre, mais il en faut, j'en ai besoin. De
toute façon, je vais l'éliminer en faisant ceci, cela. De toute
façon, on a un métabolisme de base qui fait que, même si tu
es sans rien faire, tu vas quand même dépenser. Donc, petit
à petit, j'ai trouvé des petits trucs pour changer mon optique
sur les choses.
Tu te violentes un peu ?
Non
Du coup, c'est de toi-même ?
Ouais, comme si j'avais changé un peu de lunettes,
j'avais des lunettes noires : tiens, je vais peut-être passer au
bleu foncé, petit à petit au bleu clair et puis au rose. Tu vois,
c'est vraiment du réajustement de vision des choses. Et puis
ça va pas qu'avec la nourriture, ça va avec le fait de : ah
ben, tu peux te reposer de temps en temps, t'es pas obligée tout le
temps de faire des fiches sur un livre. Bref, ce genre de trucs. Mais non, tu
peux aussi t'enrichir personnellement, sans passer par dix bouquins par semaine
ou rester enfermée, tu peux peut-être t'enrichir en allant avec
les autres discuter, tu peux peut-être t'enrichir en allant faire une
promenade. Il y a plein de choses sur lesquelles j'ai un peu
réfléchi, en disant : attends, finalement, peut-être
que si je fais ça autrement, je peux aussi atteindre l'objectif. Par
exemple, le truc de pureté : est-ce que la pureté, est-ce
que c'est vraiment pur, finalement ce que je fais ? Ce truc de maigrir,
finalement c'est malsain. »
En réajustant sa « vision du
monde », en retrouvant une conception normale des choses simplement
en changeant de point de vue, par le raisonnement, Melle MD.RI retrouve une
conception normale de l'alimentation. Elle opère une
redéfinition, seule, de la pureté : avant, l'idée
d'être pure se concrétise dans la faible absorption alimentaire,
la consommation de tisanes, les « nourritures
spirituelles », selon ses mots. Maintenant, l'amaigrissement est
considéré comme malsain ce qui procède d'un alignement de
sa conception sur la conception médicale. Ayant retrouvé un
régime alimentaire normal « seule », Melle MD.RI se
construit une représentation autour de l'alimentation en se livrant
elle-même à une critique de ce que Muriel Darmon nomme
l' « ethos anorexique ». L'intervention parentale
compte pour elle en ce qu'elle lui a permis de faire un premier pas dans la
démarche de manger à nouveau ; pour le sens
conféré à ses actes, elle s'est elle-même
livrée à une réflexion critique de sa manière de
penser. On le verra par la suite, le rôle de ses parents en tant que
professionnels du monde médical peut avoir joué un rôle de
reconnaissance important dans la démarche de guérison et retour
à la normale.
Melle PF.RI établit quant à elle son propre
diagnostic d'anorexie en comparant ses pratiques à celles de sa grande
soeur anorexique. Elle fera reconnaître sa boulimie par un
médecin, mais l'anorexie est un diagnostic qu'elle s'établit
elle-même à partir de l'expérience de sa soeur, par la
ressemblance des pratiques.
« Quand tu avais fait de l'anorexie, personne ne
t'a dit : « tu es anorexique » ou tu avais
demandé ?
Ils ont jamais mis ce mot-là dessus, non.
Même pas un médecin ?
Non
C'est toi, en fait ?
Euh ouais, c'est moi. » PF.RI
Melle PF.RI était en psychothérapie à
l'époque de l'entretien. Elle était encore boulimique. Pour elle,
il ne fait aucun doute qu'elle a connu une période d'anorexie ;
elle a pu en parler à son thérapeute, et sa démarche
thérapeutique a pour but de « guérir » la
boulimie. C'est ici à une reconnaissance médicale a
postériori que l'on a affaire.
On a pu entr'apercevoir l'histoire de Mme E.RI. Connaissant
une période d'anorexie dès l'âge de quinze ans, pour un an,
dans la perspective de changer pour « devenir mieux », elle
maigrit rapidement, ce qui inquiète ses parents. Elle sera conduite chez
le médecin généraliste, qui l'enjoint à manger plus
et établit un régime spécifique avec elle auquel elle se
plie pour éviter « la guerre à table ». Ce
médecin lui conseille également un thérapeute dans un
centre spécialisé en Italie (elle est italienne), elle va suivre
son conseil mais juge la thérapie infructueuse. Elle dit ne pas se
rappeler si le terme d'anorexie a été posé sur son mal,
elle pense l'avoir elle-même défini ainsi par la suite.
Après avoir connu une période d'un an de boulimie, elle ira aux
Etats-Unis pour une année scolaire et contrainte de se plier aux
exigences de la famille d'accueil, elle ne cachera plus d'aliments dans sa
chambre. Elle arrêtera son parcours dans les troubles alimentaires par la
force des choses, découvrant à son retour le bonheur de manger
des « légumes frais, colorés, poivrons,
tomates » en Italie ; elle redécouvrira les plaisirs de
la gastronomie de son pays, et des plats de sa mère. Quand son
père revient sur la définition de son trouble, elle n'est pas
d'accord :
« Si, mon père a sorti un truc il y a
quelques années qui m'a pas vraiment plu non plus : « ah
mais toi c'était pas vraiment une anorexie, t'étais juste un peu
comme ça, t'avais des problèmes » Ouais ok... Encore il
s'est dit ma fille n'est pas folle, quoi. Mon père est pas très
subtil quoi. Mais en plus j'en ai jamais reparlé ni avec ma soeur, ni
avec personne... » E.RI
L'entourage familial, qui a pourtant participé à
des séances de thérapie collective à plusieurs reprises,
n'adhère pas au jugement d'anorexie. Aujourd'hui, elle se pose des
questions quant au diagnostic de son mal, allant jusqu'à estimer qu'elle
aurait dû être traitée pour « folie ».
L'établissement du diagnostic n'ayant pas été assez clair,
elle revient dessus après-coup, lors d'une période de stress au
travail, à la lecture d'un livre sur les schizophrénies :
« Ben en fait, ça m'a fait
réfléchir. Dans son bouquin, elle parlait beaucoup de la folie
et tout et j'ai retrouvé certains trucs - comment ? Faudrait que je
le relise parce que sur le coup ça m'a bluffé mais je me rappelle
plus, des sortes de raisonnements de moyens de fonctionner que je faisais
à l'époque.
Elle, elle attribuait ça à une
folie ?
Ce psy-là, comment dire, c'est un peu compliqué,
en fait. C'est à cette conférence, il y avait des gens qui
s'occupaient d'art et ils avaient invité aussi ce type, lui, son sujet
c'est plutôt comment dire... Ben il dit que les schizophrènes, il
faut aussi les écouter qu'ils ont une vérité à
dire... Bon après, ça part un peu dans le mystique quoi,
après c'est compliqué... Bref ça m'a parlé, enfin
je sais pas, il y avait des trucs dedans et aussi je pense que c'était
au moment aussi avec le boulot où je me disais je suis sur le point de
craquer. Et cette phobie de craquer en réalité je me suis
dit : c'est parce que je sais que je suis folle et que je peux craquer et
j'ai pas envie que ça se reproduise encore. C'est un peu j'ai
déjà craqué, je sais que c'est possible, donc ouais
quelque part il faut que je me tienne à carreau sinon je vais me
retrouver à la clinique chez les fous quoi. Cette histoire de clinique,
c'est revenu.
Pas pour les mêmes symptômes enfin...
Non là, j'avais pas les symptômes, mais le
bouquin il y a deux mois m'avait fait repensé à tous ces trucs,
pas forcément le côté bouffe mais... Tous les
côtés où t'as l'impression de... Enfin il y avait eu
ça, ça avait un peu précipité le truc, c'est :
j'ai l'impression que rien de tout ça n'a aucun sens, c'est de la
fiction, tous ces gens sont des pantins qui bougent, une réalité
absurde. Tout ça, c'est absurde ça n'a aucun sens, et puis
moi-même je n'ai aucun sens, je suis rien, je suis juste le produit. J'ai
pas de personnalité. Justement la schizophrénie, c'est un peu
pareil : c'est être dépossédé de son corps.
Enfin il y avait des trucs que j'avais vécus quoi, et c'était les
schizophrènes qui les avaient vécus, donc si ça se trouve,
je suis vraiment folle quoi. En fait ils m'ont traitée pour
l'anorexie parce que c'est vraiment ça qui se voyait mais en
réalité si ça se trouve j'étais vraiment folle,
qu'est-ce qui se passe et tout... Donc heu... Voilà... Mais, en fait en
réalité, je suis revenue dessus parce que tous les
côtés intellectuels de l'époque, ça, ça m'est
resté pour le coup, enfin c'est mort avec le trouble alimentaire, mais
tout le côté ça n'a aucun sens, c'est resté quoi,
tout le côté c'est absurde, c'est un monde de merde, je vous
déteste tous, c'est resté quoi... Donc aussi l'envie d'aller dans
des endroits... Ou à la Fac, je suis restée dans une autre ville
plus grande, à Turin, et ça c'était la guerre avec mes
parents parce qu'on a une Fac à côté de la maison, alors
j'ai vraiment insisté pour me tirer comme j'avais prévu quoi.
Ça m'est resté : je finis ma terminale et puis je veux me tirer
quoi le but, ça a pas changé c'est resté, je veux voir des
gens plus intéressants quoi. Et après, de Turin, j'avais envie de
partir à l'étranger et là, j'ai encore envie de partir
à l'étranger donc en réalité c'est un peu
resté, le dégoût... Ça, je pense que ça
m'a formée quoi, encore aujourd'hui, ça n'a aucun sens, la
personnalité, l'identité : ça veut rien dire. C'est
n'importe quoi. Ça, c'est des trucs qui me sont tombés dessus
à cet âge-là et je pense, j'en avais jamais entendu parler,
personne n'avait l'air de se soucier de... Tout le monde était content
avec sa vie quoi, donc là pour le coup, j'étais un peu
isolée quoi... Aujourd'hui, je comprends mieux mais après-coup
quoi, à cette époque-là j'ai une sorte de... Je pense que
c'est ce qui se passe aussi chez les schizophrènes, ils ont un peu de
ça... Donc j'ai lu dans le bouquin et aussi ça m'a
intéressée donc cette histoire de schizophrènes, parce
qu'il y a un lien avec le cannabis... Donc c'est pour ça aussi, je me
demandais, il y a deux, trois mois, donc avec une méchante situation de
boulot, très névrotique tout le temps, donc je me demandais si
entre le stress et ma consommation quotidienne de cannabis, si ça va pas
se terminer aux urgences psychiatriques. Donc c'est pour ça aussi
ça me travaillait quand même. De toute façon c'est des
trucs, c'est resté, quoi. » E.RI
Mme E.RI émet a posteriori un doute quant au type de
traitement auquel elle a recouru lors de sa période d'anorexie, qui
consistait en un régime minimal imposé par son médecin
dont sa mère se faisait le relais à la maison. Ne se rappelant
plus avoir été diagnostiquée anorexique à cette
époque-là, elle se demande si les recours ont été
suffisants pour la sortir définitivement de la
« carrière » et si cette période de
changement, qui l'a pour part construite puisqu'elle en a gardé une
certaine manière de voir le monde, n'est pas la manifestation d'une
pathologie plus grave affectant l'entièreté de son
identité et de sa personnalité aujourd'hui encore. L'on voit ici
que la famille non insérée dans le champ médical et qui
n'a pas été solennellement informée du diagnostic
d'anorexie peut juger que leur enfant n'a pas eu ce trouble. En
conséquence, il subsiste un doute quant à la qualification du
problème, de cette période d'anormalité vécus, et
chez les proches, et chez la personne concernée.
Melle CC.FB n'a pas eu non plus ce diagnostic, et continue de
penser qu'elle n'a pas « atteint un idéal »
d'anorexie, comme si elle n'avait « pas été
malade » :
« Donc, en fait, tu t'en es sortie sans
psy ?
Voilà.
Sans hospitalisation ?
Non
On ne t'a pas emmenée chez un médecin
généraliste ?
Même pas chez un généraliste.
Donc, il n'y a pas eu de diagnostic
médical ?
C'est mon gros problème, justement.
Pourquoi ?
Ben, comme pour moi l'anorexie c'est un idéal, je
m'avouais jamais l'avoir atteint. Et comme il y a pas de diagnostic
médical qui a été posé, moi c'est comme si j'avais
jamais été malade, en fait.
Tu n'as jamais lu un livre ou un truc qui
Ah si, si, par contre, mais je veux dire, sur le papier...
Oui, carrément, je m'étais vachement renseignée et je
correspondais à tous les symptômes, si on peut dire ça
comme ça. Et même quand j'avais pas perdu beaucoup de poids,
l'infirmière m'avait dit que rien que le fait de pas manger... Mais
le fait que ça a pas été..., enfin qu'on m'ait pas dit,
qu'un médecin m'ait pas dit : « voilà, tu fais de
l'anorexie », pour moi, il y a une part de moi qui continue à
me dire que ça doit être un rêve éveillé.
C'est bizarre, mais il y a vraiment aussi, dans mon rapport avec les TCA, ce
rapport d'idéal de l'anorexie en fait et que j'ai pas réussi
à atteindre.
Là, en fait, tu doutes du fait d'avoir fait de
l'anorexie ?
Ouais, voilà, c'est ça.
Mais en même temps, t'as répondu
positivement pour l'entretien.
Ouais, parce qu'en fait, il y a toujours... Enfin, je sais
objectivement que j'ai fait de l'anorexie. Enfin, je veux dire, il faut pas
que je me voile la face en fait. Quand on mange pas et qu'on pèse 40
kilos, voilà quoi. Mais au plus profond de moi, j'ai l'impression, du
fait de ne pas avoir eu d'avis médical, que j'ai pas pu réussir,
que c'est pas possible que j'ai réussi à atteindre mon
idéal. Enfin là, c'est un peu la partie Célia anorexique
qui parle.
Et les livres que tu as lus, c'était quoi ?
C'était des romans témoignages ?
Ouais, j'avais tout ça et puis sur Internet, il y avait
pas mal de renseignements, là où il y a le forum, des
renseignements et tout. J'allais au rayon, enfin j'osais pas acheter, mais au
rayon psychologie de la Fnac, je feuilletais des trucs, donc des ouvrages
médicaux, des ouvrages psys, des ouvrages romans témoignages
comme tu dis.
Tu cherchais quoi là-dedans ? Tu cherchais
un diagnostic ?
Ouais, voilà. Maintenant que tu me poses la question
et d'après ce que je viens dire avant, je pense que je cherchais
à me convaincre que, oui, c'est bon, j'avais réussi.
Et toi, tu en as jamais parlé
ouvertement ?
Non, quand mon père, je suis allée le voir, je
crois que je lui ai pas dit autre chose que : « ça va
pas ». Je crois que j'ai pas utilisé le mot
« anorexie », ni même TCA. Et eux, de leur
côté, à part, comme je te disais la dernière fois,
des réflexions genre : « cadavre »,
« sac d'os » ou simplement : « t'es
fatiguée », « tu manges pas beaucoup ». A
part ça, personne m'a... Ma grand-mère par exemple continuait
à me dire : « ça va, tu manges bien et
tout ? ». C'est trop énervant. Quand j'allais vraiment
pas bien, tout le monde évitait le sujet et maintenant qu'au niveau TCA
c'est fini, c'est fini pour l'anorexie, tous, c'est comme s'il y avait plus de
tabous du coup. Quand je dis : « oui, de toute
façon... », à chaque fois c'est :
« ouais, je suis sûr que c'est pas vrai ». Mais comme
physiquement, enfin physiquement je les rassure quoi parce que ça va
bien, enfin c'est bizarre quoi. Je pense qu'ils avaient peur que je leur
balance : « je fais de l'anorexie et puis
voilà ». » CC.FB
La famille de Melle CC.FB met en doute, comme la famille de
Mme E.RI, ce qu'elle juge être un passage par une période
d'anorexie. Ayant participé aux repas familiaux quotidiens, son seul
amaigrissement était sujet à interrogation. Elle-même ne se
souvient pas avoir été maigre, elle n'a que la sensation d'avoir
repris du poids, ce qui conforte son doute :
« Toi, tu te voyais
changer ?
Pas du tout. Et même maintenant, aujourd'hui, je me
vois pas changée. Enfin, je pense qu'aujourd'hui j'arriverais à
voir rationnellement ce à quoi je ressemble, mais par rapport à
avant, j'ai pas l'impression d'avoir changé, au niveau juste à
regarder parce qu'à sentir, je sens bien que j'ai repris
énormément, mais je sais pas à quoi je pouvais bien
ressembler pendant cette période. C'est dingue parce que je savais
aussi qu'en faisant de l'anorexie on se voyait, on se voyait
déformé. Je le savais, donc je me disais : sois vigilante,
tu vas avoir l'impression d'être déformée. Mais
j'étais là : non, là, objectivement, je suis pas
déformée, je suis bien comme ça. C'était dingue
quoi. J'arrive toujours pas à savoir comment c'est possible d'avoir un
message du cerveau qui arrive à te tromper comme ça. Je sais pas
du tout à quoi je pouvais ressembler. » CC.FB
Etablissement d'un diagnostic par un profane
On l'a vu dans le cas de Melle L.OA, la qualification
psychiatrique par l'apposition du terme d'anorexie sur son comportement a
été produite par un profane, l'ami d'une personne en cours de
thérapie et en phase de guérison, que la mère de Melle
L.OA. a appelé ; c'est donc sa mère qui lui a annoncé
alors que Melle L.OA. ne connaissait même pas le mot. L'acceptation du
diagnostic s'est donc d'abord faite en dehors de l'institution psychiatrique ou
de l'avis d'un personnel médical.
L'acceptation du diagnostic s'est manifestée par un
changement d'attitude de la part de la mère de Melle L.OA., après
ce coup de téléphone :
« Moi j'avais une activité le lundi matin, je
suis revenue, on s'est mis à table comme d'habitude, et moi comme
d'habitude j'étais entièrement passive aux repas, donc je
mangeais que ce qu'on me mettait dans mon assiette, et je... et elle a rien
mis. J'ai trouvé ça étrange. J'étais encore dans le
truc de la veille alors comment ça se fait ? Elle va me laisser
tranquille, tant mieux. Et en même temps, j'avais une petite
appréhension, j'avais peur de payer après, quoi. De me dire ouais
elle est en train de me tester et tout, moi c'est impossible que je me serve.
Pour la forme, histoire de dire que j'avais mangé quelque chose quand
même, j'ai pris c'qu'y avait devant moi, une petite assiette de salade
pas assaisonnée, j'ai pris une petite feuille de laitue et je l'ai
croquée. Mes frères ont fini leur repas, ils sont partis, et
ma mère était effondrée, elle a pleuré et
tout : mais tu te rends compte que si je ne te force pas, tu manges une
feuille de coeur de salade sans assaisonnement, sans pain ? Elle m'a
dit : mais tu veux mourir c'est ça ? Elle pleurait, je
l'ai prise dans mes bras, je l'ai consolée, je la vois encore, alors que
j'étais vraiment dans la tension avec ma mère, quoi, dans la
lutte, dans le combat... J'ai passé ma main sur ses cheveux, bon j'ai
pas du tout aimé le contact mais je l'ai fait, en lui disant : mais
ça va aller, c'est pas grave et tout. Et elle pleurait de plus belle,
quoi. Elle disait : mais non ça va pas aller, tu vas mourir, quoi,
tu te rends pas compte ! T'es tellement maigre, moi je supporte plus de te
voir sortir j'ai l'impression que d'un instant à l'autre on va
m'appeler, on va me dire votre fille elle est tombée d'inanition on
l'emmène à l'hôpital. Et donc elle m'a dit qu'elle avait
appelé le matin la personne dont on lui avait donné les
coordonnées, qu'elle avait eu son mari qui lui avait dit : c'est
une maladie, ça s'appelle l'anorexie, la seule dont elle a besoin c'est
de l'amour, ne la force pas, y a rien de pire que tu peux faire pour elle. Et
elle m'a dit : « mais tu te rends compte que si je ne te force
pas... J'ai essayé de le faire ce midi, je ne peux pas le faire !
Tu manges rien ! Une feuille de salade, c'est tout ! Je ne peux pas
ne pas te forcer, tu vas mourir ! » Moi je disais mais
non L'après-midi j'avais une autre activité de prévue et
elle m'a suppliée, quoi. Elle m'a dit : ne sors pas, t'as rien
mangé, tu, tu vas tomber dans un caniveau, tu, voilà quoi.
»
La tentative de la mère de Melle L.OA. de ne pas forcer
sa fille à manger procède de la reconnaissance de ce
diagnostic : on voit bien qu'elle le fait à contre-coeur et qu'elle
change son attitude par rapport à « avant ». Elle
renonce à son propre intérêt à elle, l'amour de sa
fille qui la pousse à la forcer à manger pour la maintenir en
vie, non pas pour cesser ce rapport de force permanent dont parle Melle L.OA
depuis la mise en place de son comportement et la « laisser
tranquille » mais, consécutivement à l'explicitation
faite par l'ami éloigné, pour conformer son comportement aux
prescriptions données, et d'autre part éprouver l'attitude de sa
fille. Et ainsi, en renonçant à cette part d'autonomie, elle
montre qu'elle accepte le diagnostic. La mise à l'épreuve du
diagnostic se poursuit :
« Le lendemain on avait un autre rendez-vous chez ce
médecin, je sais plus comment ça s'est passé, toujours ce
même généraliste. Voilà, il me pèse encore et
il me dit : ah ben dis donc, ça va pas mieux. Et puis là,
pour la première fois, je lui ai parlé à ce
médecin, je lui ai dit : vous savez qu'il y a une maladie qui
existe et qu'il s'appelle l'anorexie, et que ça empêche les gens
de manger. Et là, le médecin, et ce jour-là je l'aurais
tué, je crois, avec le recul aujourd'hui je me dis je l'aurais
tué... Il me dit : « oui, oui, bien sûr, y a un
fond d'anorexie. » Un fond d'anorexie... Je faisais 38 kilos à
l'époque. »
Melle L.OA. émet ici une critique du comportement du
médecin : elle souhaite avoir une confirmation du diagnostic
d'anorexie, elle en parle à son médecin. La réponse du
médecin qui va dans son sens ne la satisfait pourtant pas car à
la fois, détenteur du savoir médical, il reconnaît
l'existence de symptômes d'anorexie que présente Melle L.OA., mais
pour elle, il en minimise l'importance ou les effets, en mentionnant le
« fond ». Elle insiste en faisant référence
à son poids de l'époque, très faible pour une jeune fille
de dix-sept ans. Elle verra par la suite une psychothérapeute
spécialisée qui lui confirmera le diagnostic et avec qui elle
aura une période de traitement psychologique.
Il y a en effet un besoin d'étiquetage clair, donc de
reconnaissance par l'institution médicale au sens large, qui a
définit l'anorexie et la boulimie comme pathologies. On le voit
ci-dessus dans le cas de Melle L.OA. et de son médecin. Elle va
soumettre son diagnostic profane à l'épreuve du jugement
médical.
Melle EC.FB dans la même démarche, va
jusqu'à vouloir provoquer la réunion de tous les critères
d'anorexie : elle n'est pas en aménorrhée et son
endocrinologue n'établit pas encore un diagnostic d'anorexie. Elle
réduit donc son alimentation dans l'attente du prochain rendez-vous afin
de n'avoir plus ses règles.
« T'as vraiment envie d'en finir en fait
ou..?
Ben en ce moment c'est moyen quoi. Enfin je fais des choses
pour m'en sortir mais d'un autre côté, je fais tout pour pas m'en
sortir donc.
Par rapport aux repas, ou au reste ?
Ben tu sais, je vais prendre des pilules, je vais voir un psy,
je vais voir un endocrinologue à l'hôpital, mais bon à
côté si je continue à faire des régimes, donc
ça sert pas trop à grand chose quoi.
Et l'endocrino, c'est toi qui
En fait non c'est mon psychiatre qui me l'a
recommandé.
Et pourquoi ? Il t'a dit pourquoi tu devrais faire
ça ?
Enfin un endocrino, c'était plus par rapport au fait
que j'avais pas mes règles, par rapport au poids et tout ça.
L'endocrinologie c'est plus par rapport aux analyses de sang...
Pour vérifier ton état de
santé.
Voilà.
Et il t'a dit quoi, l'endocrinologue ?
Ben au départ j'étais un petit peu en dessous
de la limite, et il a dit : bon ça va, c'est pas
catastrophique.
C'est quoi la limite ?
Ben c'est 45, et moi j'étais à 43.
« Ouais, t'es normale. Bon, c'est pas... T'es mince, t'es très
mince, mais t'es pas anorexique. » Alors moi j'étais pas
contente et tout, alors je me suis dit je vais faire encore des régimes.
Alors en très peu de temps, je suis descendue à 40.
Pour qu'on te dise que t'es anorexique ? Pourquoi
t'étais pas contente ?
Non, ben... (Elle est gênée) Parce que en fait,
tant qu'une femme a ses règles, elle est pas anorexique. Faut vraiment
ne plus avoir ses règles pour être considérée comme
anorexique. Donc du coup ça m'a pas trop plu. Et donc je me suis dit, si
mon poids est encore normal, je vais baisser mon poids.
Et du coup t'as plus de règles ?
Là je les ai, mais elles sont décalées,
c'est même plus...
Et du coup il t'a dit quoi ?
Ben je le vois mercredi.
Tu as peur de ce qu'il va te dire ?
Ben disons, que j'ai encore mes règles, enfin il me
restait une semaine pour les avoir, et je me disais ouais je vais pas les
avoir, et je les ai eues, j'ai pleuré, j'ai fait : non ! Et
voilà quoi. Et il m'a dit que si je passais à 39 kilos, je serais
hospitalisée.
Et toi tu veux pas ?
Bof, moyen quoi. Enfin ils vont me faire prendre 4 kilos mais
ça sert à rien. » EC.FB
Melle EC.FB ne cherche donc pas à se faire
hospitaliser, elle souhaite avant même de guérir être
reconnue comme anorexique. La simple reprise de poids consécutive
à une hospitalisation éventuelle ne l'aidera pas à sortir
de l'anorexie.
« En plus c'était comme ça une
reconnaissance que moi j'allais pas bien, un peu comme si c'était du
déni, hein. Se faire hospitaliser, quand même, c'est une envie
à un moment donné parce que ça légitimise ton
mal-être, en fait. Voilà.
[Une autre enquêtée Melle VP.FB.] Ouais mais
quand tu vas te faire hospitaliser dans le but de t'en sortir, quoi.
Ouais, ouais mais... Au début c'était surtout de
faire reconnaître que j'allais mal, avant de pouvoir m'en
sortir. » MM.FB.
Avant de vouloir guérir, il y a : faire
reconnaître.
"Lorsque le médecin a substitué à la
plainte du malade et à sa représentation subjective des causes de
son mal, ce que la rationalité contraint de reconnaître comme la
vérité de sa maladie, le médecin n'a pas pour autant
réduit la subjectivité du malade. Il lui a permis une possession
de son mal différente. Et s'il n'a cherché à l'en
déposséder, en lui affirmant qu'il n'est atteint d'aucune
maladie, il n'a pas toujours réussi à le déposséder
de sa croyance en lui-même malade, et parfois même de sa
complaisance en lui-même malade. En bref, il est impossible d'annuler
dans l'objectivité du savoir médical la subjectivité de
l'expérience vécue du malade. »42(*) Georges Canguilhem met le
doigt ici sur un point essentiel du besoin de reconnaissance de son mal par le
malade, et notamment de sa qualification médicale afin que le sujet
puisse s'approprier la définition de son « mal » et
avec elle, ses moyens thérapeutiques. Être diagnostiqué
anorexique, c'est être reconnu en tant qu'atteint d'une pathologie avec
ses critères, c'est pouvoir baliser mentalement les contours d'un mal
qui semble atteindre toute la personnalité et avoir des solutions pour y
remédier. C'est pouvoir ensuite envisager un retour à la
normale.
Nous ne cherchons pas ici à réduire le besoin de
diagnostic à cette seule explication, mais apporter un éclairage,
au moins partiel, à cette volonté de reconnaissance à tout
prix, au prix de sa santé dans le cas de Melle EC.FB, au prix de la
consultation de plusieurs thérapeutes.
II) Diagnostic médical : la
possibilité d'unifier son identité
Établissement d'un diagnostic par l'institution
médicale
On l'a vu dans certains extraits d'entretiens, certains
médecins, sans nécessairement résister au diagnostic
apposé par la personne elle-même sur son propre comportement,
adoptent une attitude qualifiée plus haut de
« laxiste » : on se rappelle Melle L.OA. pour qui
l'apposition du terme « anorexie » sur son comportement
s'est faite par une connaissance, au téléphone. Le seul
médecin ayant été consulté auparavant est un
médecin généraliste, qualifié après-coup de
« débonnaire » par Melle L.OA.,
d' « apathique » pour n'avoir « pas du tout
réagi, il a rien mis en place ».
« Quand ma tension est descendue à 9, il me
donnait des médicaments pour la tension. Bon alors mes parents lui en
parlaient un peu. Il disait ben oui il faut manger un peu, un peu
plus... » L.OA
Il donnait de l'homéopathie pour avoir faim, mais elle
crevait de faim, c'était glorieux d'ailleurs, elle adorait cette
sensation d'avoir faim, nous dit-elle. « Donc je prenais
l'homéopathie pour avoir encore plus faim. » Ce médecin
de famille connaissait Melle L.OA. qui était de ses dires de
constitution mince : la perte de poids ne l'a pas alarmé plus que
cela. Elle va donc aller voir une « psy »,
recommandée par la personne anorexique rencontrée, et va pouvoir
se faire prendre en charge.
« Ma mère m'avait laissé les
coordonnées de cette femme, Chantal, qui était anorexique, et
quand je suis rrentrée, je me suis enfermée dans le bureau de mon
père et je l'ai appelée. Et là, y a une porte de
lumière qui s'est ouverte pour moi, c'était incroyable.
C'était la première fois depuis des mois que j'entendais
quelqu'un qui parlait ma langue, qui comprenait ce que je disais
au-delà des mots, qui m'expliquait ce que moi-même je vivais,
qui était super chaleureuse et qui m'a dit : « mais oui
si tu fais 38 kilos pour 1,63m t'es anorexique, mais oui t'arrives pas
à manger, tu bloques et tu caches les aliments, mais oui t'es
anorexique ! Et ça se soigne, c'est une maladie, la vie peut
être tellement plus agréable. » Et nous nous sommes
donné rendez-vous chez elle le jeudi, elle m'a accueillie pareil,
vachement chaleureusement, elle m'a prise dans ses bras et tout, et elle m'a
dit : mais tu te poses la question de si t'es anorexique ? Mais tu te
vois pas ! Et c'est vrai que je voyais rien du tout. Jusqu'à
aujourd'hui, je n'ai aucun souvenir visuel. J'ai des souvenirs de sensations
que j'avais, la sensation des os sur le visage saillant, où je
lâchais toujours mes cheveux pour pas qu'on voit, parce que sinon on me
disait tout le temps. Et j'ai des sensations comme ça mais j'ai pas du
tout de souvenirs visuels. Et le lendemain matin, ça s'est vraiment
concentré en une semaine, le vendredi matin elle avait rendez-vous chez
sa psy, elle m'a dit demain je t'emmène chez ma psy, je
t'emmène avec moi. Et donc voilà, vendredi matin, je vais toute
seule à Paris, en train de courir, je courais tout le temps. On
rentre dans le cabinet de cette psy, moi je vais dans la salle d'attente,
elle, elle va à son rendez-vous et cinq minutes avant la fin, elle vient
me chercher, et je rentre dans le bureau de la psy, j'ai eu l'impression de
tomber dans un regard d'acier, bleu. J'ai juste ouvert la porte, je suis
tombée dans son regard, comme si elle m'attendait, et j'ai senti que
cette femme-là, je pourrais pas lui mentir. C'était vachement
fort. Et elle a été hyper ferme, hyper autoritaire, à
me dire : asseyez-vous. Alors que tous les gens autour de moi
étaient tellement dans la pitié, dans la compassion, dans la
manipulation à la fois, dans la colère. Et elle, elle a
été tout de suite très droite et très ferme,
ça a été très impressionnant pour moi. »
L.OA
Le moment de la reconnaissance est un moment très fort
pour Melle L.OA. Cette « psy » va ensuite lui demander ce
qu'elle mange, elle répondra qu'elle ne peut pas manger si on ne l'y
oblige pas ; dès lors, un rendez-vous sera pris
régulièrement.
Melle MH.RI s'est spontanément diagnostiquée
boulimique. Elle va demander à son thérapeute si cela est bien le
cas. Elle va ressentir un choc à l'annonce du diagnostic
d'anorexie :
« Moi-même, je me rendais pas compte que
j'étais anorexique. Finalement j'ai demandé à mon
psy : « qu'est-ce que vous pensez que je
suis ? ». C'est lui qui m'a dit : « en fait, t'es
anorexique ». Et après j'ai regardé sur Internet, genre
définition de l'anorexie et là, j'ai pleuré,
pleuré, fondu en larmes, etc. parce que j'arrivais pas à croire
que j'étais cette fille, tu vois ce que je veux dire ? Toute ma
vie, j'aurais jamais cru que je serai la fille anorexique, tu vois ce que je
veux dire ?
En lisant ce que tu voyais sur Internet ?
Ben, je me suis vue et je me suis rendue compte que
j'étais anorexique, mais j'arrivais pas à croire que
j'étais la fille anorexique, tu vois ce que je veux dire ? Genre la
fille qu'on connaît quand on est jeune : « ouais, elle est
anorexique ». C'était ça le choc qui était assez
difficile. Donc ça a commencé comme ça. Et puis, ma
thérapie a commencé. Ouais, c'est difficile au début,
ça prend quand même une grande période avant que tu puisses
avoir des..., que tu puisses prendre du recul, tu vois ce que je veux
dire ? » MH.RI
Pour elle, sa thérapie commence ici, alors même
qu'elle avait rencontré son thérapeute quelques séances
auparavant. L'apposition du terme joue le rôle d'appropriation des moyens
de guérison. L'anormalité porte un nom, possède des
critères définis, a un contour et des remèdes. Le sens
donné par le terme même d'anorexie - ou de boulimie - permet de
pouvoir enfin repenser les événements et d'unifier cette
identité difficile à gérer : « je suis la
fille anorexique ».
Melle MM.FB., dont on se souvient qu'elle a
« décidé de devenir anorexique » donc mis en
place le diagnostic elle-même à partir de l'observation de
connaissances et de savoirs médicaux avant de le devenir, décide
de se faire hospitaliser pour « légitimer » son
mal-être ; elle en parle à une psychologue :
« Et là, donc j'étais suivie par une
psychologue depuis la rentrée, et c'est là, dans le cabinet de la
psychologue, que j'avais vu un article sur le service du Professeur Rufo
à Marseille.
C'est quand tu étais à
Valence ?
Ouais. Près de Valence, à Nyons ça
s'appelle, c'est une petite ville, y a un CMP et j'étais allée
voir une psychologue dans ce CMP. Et le plus près, c'était
Marseille à 2h, 2h30 mais bon, y avait pas de lit d'hospitalisation plus
proche. Et donc, j'en ai parlé à mon médecin
généraliste, avant d'en parler à mes parents, en lui
disant : voilà, je sais très bien que je m'en sortirai pas,
faut que je me fasse hospitaliser. Et voilà, donc on a pris rendez-vous,
d'abord avec un nutritionniste de là-bas, qui m'a redirigée vers
le service de pédopsy où l'on fêtait, pendant les
vacances, Noël Jour de l'An donc pour moi ça a pris
énormément de temps en fait, quinze jours, alors que c'est rien
du tout pour se faire hospitaliser dans un service où y a huit lits.
T'imagines huit lits pour toute la région Sud-Est élargie ?
Donc... Après y a des hôpitaux le jour mais moi comme j'habitais
loin, c'était pas pratique.
C'était il y a combien de temps ? Quatre
ans ?
C'était, ben j'avais seize ans donc y a trois ans. En
janvier 2003. Et donc là, voilà, 15 jours après,
j'étais en admission dans ce service-là, ça a
été très vite. C'est un truc de pédopsy, donc qui
accueillait les gens jusqu'à 18-20 ans. Moi j'avais seize ans, donc
j'étais dans la bonne moyenne. Et y avait aussi des TOC, des
schizophrènes... Un peu de tout. Et voilà. [...] J'y suis
restée trois mois, on m'avait dit trois mois en moyenne, j'y suis
restée trois mois pile. (elle rit) Y a quinze jours d'isolement, ils
te font des tas d'examens complémentaires pour voir si c'est pas une
vraie pathologie avant de poser le diagnostic d'anorexie mentale. C'est
vraiment le truc, on sait jamais quoi. » MM.FB
Melle MM.FB passe quinze jours de mise à
l'épreuve de son diagnostic spontané, à la suite de quoi
elle sera admise en service de pédopsychiatrie et traitée pour
anorexie.
Mme DB.FB va ressentir le besoin de parler de son mal, mais
réfractaire au monde psy dans un premier temps, elle va s'adresser
à un prêtre :
« Ben en fait, j'ai mis beaucoup de temps
à me détacher de mes parents. Eux détestaient les psys et
moi aussi, j'étais très dans leur pensée.
Comment tu les as trouvés, tes
psys ?
En demandant à mes médecins. Un en
demandant à mon gynéco parce qu'à chaque fois on me disait
que c'était un psy qu'il fallait voir, que c'était une
psychothérapie qu'il fallait faire, donc à chaque fois on me
ramenait au psy. Mon gynéco il connaissait une adresse donc il me
l'a donnée. La CMME c'est, en fait pendant très longtemps et
c'est vrai que c'est une période pendant laquelle j'ai eu honte, et
ça m'a empêchée d'aller voir un psy. J'avais besoin de
parler justement, et je suis allée parler à un prêtre et en
fait, lui il était pas du tout, du tout habilité pour faire une
psychothérapie, je me suis complètement plantée de
personne, et en fait...
Tu as parlé à un prêtre dans un
confessionnal ?
Non, non. Comme ça, et en fait lui... C'était
à Paris et ça a duré dix ans, donc ça a duré
vachement longtemps et pendant tout ce temps-là je me suis pas fait
suivre. Niveau médicaments, ça allait à peu près
mais j'ai pas du tout fait de psychothérapie, mais j'ai perdu vachement
de temps, j'ai pas du tout progressé, et c'était une question
de personnalité, j'étais très accro, en fait. Ce qui me
faisait du bien, c'est que c'était unmec justement, et j'avais besoin de
m'exprimer à un mec. En fait ce qui m'a toujours manqué, c'est de
pas pouvoir parler à mon père, de parler de sentiment, mon
père montrait pas du tout de sentiment. Et donc je pense que lui aussi a
eu tort, le prêtre, parce qu'il aurait pu me dire que je me plantais et
que c'était pas à lui qu'il fallait que j'aille parler, mais
à un psy. Et lui était assez branché psycho, socio, enfin
voilà, et il était très intéressé par
l'anorexie et la boulimie, et donc j'étais un sujet d'étude pour
lui. Et puis bon, il était un peu lâche, il osait pas me dire non,
non allez voir, c'est pas moi qu'il faut aller voir. » DB.FB
Le fait de parler à un prêtre, même pendant
une période de dix ans, n'aide pas Mme DB.FB à se sortir de ses
troubles du comportement alimentaire. Avec le recul, et après avoir
été aiguillée par des médecins vers un
hôpital, elle estime que c'est une psychothérapie qu'il lui
fallait. Elle savait qu'elle souffrait de boulimie et d'anorexie - elle a
connu les deux troubles - et son prêtre également, mais la
reconnaissance et le traitement psychologique spécifique lui manquait.
L'aiguillage et le cadre institutionnels n'étaient pas les bons. Ce
n'est qu'en ayant eu l'éclairage psychiatrique qu'elle a pu songer
à des moyens de parvenir à sortir de sa carrière
anorexique.
C'est ce que nous dit également, entre autres, Melle
MH.RI :
« J'ai fait de la sophrologie une fois, mais
c'était très pénible, en fait. C'était très
difficile. T'as déjà fait, ça ?
Non
Parce que c'est très difficile. C'est genre : tu
utilises ton corps pour te sentir bien dans ta tête et c'est beaucoup de
réflexions intérieures, beaucoup de respirations et
c'était littéralement pénible, non seulement parce qu'il
fallait que j'aille tout à l'intérieur, mais aussi parce qu'il
fallait que j'utilise mon corps en même temps et c'était trop dur,
trop dur. Voilà, ce que j'ai fait. J'ai vu un ostéopathe.
A Paris ?
Ouais, en dehors de Paris, enfin c'est le frère de
En France ?
Ouais, c'est le frère du copain de ma mère, en
fait. Et il m'a beaucoup aidée, enfin c'est lui qui m'a donné
des conseils pour : « manges ça, ça ».
Mais bon sans plus quoi. L'ostéopathie ça peut pas faire
grand-chose pour l'anorexie.
Il faisait quoi, à part les conseils ?
Il m'a fait un peu d'acuponcture. Bon, ce qu'il fait, c'est
des manipulations crâniennes, donc je sais pas ce qu'il fait, mais
apparemment ça guérit les filles anorexiques. Bon, j'ai
essayé, mais sans plus quoi.
Lui a eu d'autres patientes ?
Apparemment, il a guéri deux jumelles anorexiques
avec ces manipulations. Bon, écoute, je sais pas ! Pour moi,
c'était plus psychologique que mon crâne, je pense. Je sais
pas, c'est pas que j'y crois pas, mais bon, évidemment, je pensais
vraiment pas que ça allait me guérir. D'ailleurs, j'ai vu son
collègue après, à Paris, et il m'a dit :
« bon, tu sais, ouais, je peux te faire des manipulations
crâniennes si tu veux, mais je pense qu'on sait, toi et moi, que c'est
pas ça qui va te guérir », « oui, je sais
justement ». Donc c'était vraiment plus la thérapie
qu'autre chose qui m'a aidée. » MH.RI
Elle fait état d'une guérison par manipulations
crâniennes rapportée de deux personnes anorexiques, mais
elle-même ne semble pas convaincue pour elle, et ajoute que c'est la
psychothérapie qui l'a aidée.
On voit donc ici que l'institution créatrice de la
qualification d'un mal, en l'occurrence l'institution
« psy » - qui recouvre un ensemble de monde de
soins différents, pour reprendre les termes de Sandra Jacqueline -
est celle qui, en identifiant et en définissant les contours d'un
comportement anormal, va offrir la reconnaissance de ce mal à chaque
personne concernée lui faisant appel. Cette personne va pouvoir
s'approprier les critères de délimitation de son
anormalité, et les moyens de guérir.
Mondes de soin et travail de l'identité
Tous nos enquêtés ayant été
hospitalisés ont reçu également un apport
psychothérapeutique, que ce soit à l'hôpital pendant la
période d'internement ou en dehors, avant, après, ou pendant.
Tous nos enquêtés ayant suivi une psychothérapie n'ont pas
été hospitalisés.
Il y a deux mondes de soins pour Sandra Jacqueline43(*), la psychanalyse et la
psychopharmacologie qui utilisent toutes deux la parole et les psychotropes,
selon des attendus différents. « Ces différences
doivent être rapportées à l'objectif central de l'action
des professionnels propre à chaque monde de soins, ce que nous nommerons
le bien majeur. Le bien que le monde psychanalytique cherche à
promouvoir chez ses patients, joue comme un ressort éthique
récurrent de la pratique. Ce bien recherché, reposant sur la
singularité des personnes, est la capacité des individus à
se réapproprier le sens des choses par le langage, capacité qui
fait appel à leur qualité de sujet en tant que sujet de
l'inconscient. Chez les psychopharmacologues, le bien majeur est la
capacité des individus à s'ajuster aux situations de la vie
sociale ordinaire organisée, autour de catégories communes de
jugement, faisant consensus entre les personnes, et dont l'existence n'est pas
problématisée. »
C'est ce que l'on a vu avec le médecin qui a admis
Melle ML.RI dans sa clinique : à l'entrée, il lui dit voir
deux ML, l'une malade qu'il va « tuer », l'autre normale
qui est « une personne très bien ». Il n'engage pas
de discussion ou de négociation avec sa future patiente, il lui affirme
qu'elle ne se rend pas compte de la situation de gravité dans laquelle
elle est, et Melle ML.RI va entrer en clinique, signer cinq contrats qui
constituent autant de paliers vers la guérison. C'est une
réintégration progressive du monde social, figuré par des
étapes où elle sera de plus en plus autonome en commençant
par un degré zéro, qui va se jouer.
« C'est des contrats complètement mutuels
entre nous, psychologiques. Le premier, c'est isolement total. Donc c'est
isolement total dans une chambre, tu ne sors jamais. Tu sors deux fois par
semaine, accompagnée, prendre une douche, c'est tout. Tu es
complètement dans ta chambre.
Deux fois par semaine pour prendre une
douche ?
Ouais, tu as dans ta chambre un lit, une armoire, un lavabo,
une petite glace et un seau pour tous tes besoins. C'est complètement
l'enfermement. Au début, j'ai dit : « mais attends, c'est
quoi ton truc-là ? c'est pas possible, moi déjà, je
prends une douche par jour, je veux aller aux toilettes ». Mais le
problème c'est que, lui, c'est un médecin qui part du principe...
Alors dans la chambre, on a des phrases qu'on doit accrocher sur notre mur,
pour qu'on les voit vraiment tout le temps. Et une des phrases - attends, que
je m'en souvienne : l'isolement est le premier espace de liberté du
trouble du comportement alimentaire. En fait, si on y pense, quand on est
seul chez soi, c'est une prison parce qu'on est complètement
enfermé entre, en gros, les toilettes et le frigo. On fait que
ça. Finalement, on a l'impression d'être super libre parce qu'on
peut aller acheter de la bouffe quand on veut, mais en attendant, il faut qu'il
y ait des toilettes tout de suite à portée de main. Quand on est
invité chez quelqu'un, la première chose qu'on voit, c'est :
où sont les toilettes ? est-ce que c'est pas trop près des
gens, au cas où je vomisse, qu'on m'entende pas ? Donc, finalement,
on est prison. Quand on est malade, on est complètement en prison. Et
finalement, dans cette chambre fermée, où les repas sont
amenés par une infirmière, tu manges avec l'infirmière, tu
dois manger en un temps chronométré, parce que tu dois pas mettre
trois heures pour manger et tu dois pas manger en deux minutes non plus. Du
coup, tu t'aperçois... C'est vrai que c'est long, c'est long à
comprendre, mais tu t'aperçois que tu te sens enfin libre parce que t'es
plus dans la contrainte de te dire : putain, j'ai mangé, il faut
que j'aille vomir, elles sont où les toilettes ? Non, tu te
dis : j'ai mangé, mais j'ai pas le choix de toute façon.
Alors bien sûr, ça t'arrive de vomir dans ton seau parce que tu
peux pas, c'est pas possible. Donc, ouais, ça t'arrive, mais bon, le
lendemain, forcément, les infirmières elles vident ton seau et
elles le voient très bien. Donc elles sont au courant. »
ML.RI
Melle ML.RI s'approprie avec le temps les catégories de
jugement non négociées : elle va penser sa liberté
dans cet espace d'enfermement total. Au bout de vingt-deux jours, elle pourra
passer à l'étape suivante où elle aura alors quelques
heures libres et pourra aller se laver ou aller aux toilettes seule, et ainsi
de suite jusqu'à la sortie. La présence du personnel
médical aux repas, infirmières et médecins, a pour but une
réimmersion progressive dans un mode communicationnel d'échange,
autour de l'acte alimentaire principalement :
« Par contre, tu manges toujours tes trois repas
dans la chambre. Au début du contrat 2, t'es encore accompagnée
de l'infirmière ou des soignantes.
Elles restent te regarder manger ?
Elles restent, alors elles essayent de rendre ça
agréable pour pas qu'elles te regardent comme si t'étais... Elles
essayent de discuter avec toi, mais elles peuvent discuter de choses et
d'autres, du dernier film qu'elles ont vu. Et puis des fois, quand elles
sentent que tu vas pas bien, elles peuvent essayer de chercher un peu le sujet
sur lequel t'as peut-être envie de parler. Donc, elles essayent de faire
que le repas soit, même si, elles, elles mangent pas, que ce soit quand
même un peu convivial, qu'on retrouve un peu le plaisir de
manger. » ML.RI
Ce n'est pas l'histoire ou l'identité
précisément qui sont travaillées ici, mais
l'intégration au monde social « normal ». Les
catégories de jugement non négociées sont tenues pour
légitimes et transmises, ou retransmises. Le côté
comportemental est travaillé dans la perspective d'une restructuration
et d'une réadaptation.
« Le monde de soin psychanalytique considère
qu'à chaque type de structure psychique (névrotique ou
psychotique) correspondent des pathologies données. Ainsi à une
structure névrotique se rapportent les troubles obsessionnels,
hystériques, phobiques, et les dépressions. La
schizophrénie, la paranoïa, la psychose maniaco-dépressive
se rapportent quant à elles à une structure psychotique. Dans ce
monde de soin, tout individu dès son plus jeune âge est pourvu
d'une structure psychique. La différence entre un individu ayant une
structure psychique psychotique et un individu ayant une structure psychique
névrotique ne se distribue pas selon le schéma malade/sain. Tout
d'abord c'est une question de construction psychique de la personne qui peut
très bien, par la suite, pour les deux types de structure, aboutir
à des pathologies spécifiques.
Cette définition des troubles psychiques propre
à chaque monde de soins engage des manières
différenciées de construire le statut du patient et l'autonomie
qui lui est allouée. Un des moyens de saisir le degré d'autonomie
serait de s'intéresser au degré de participation des patients
à leur prise en charge psychiatrique. Toutefois cet abord de la question
de l'autonomie nous semble faire l'impasse sur l'existence des
différences profondes entre les professionnels de chaque monde de soin
sur la définition même de l'autonomie des patients et sur les
exigences. »
Si cette dernière nuance est de rigueur, l'on peut
toutefois proposer de voir les effets des conceptions
différenciées sur le traitement de son identité par le
sujet devenu patient.
On remarque ainsi chez certaines personnes une
réécriture biographique en terme de nécessité
historique. Par nécessité historique on entend, dans la
perspective de création de sens, l'idée développée
par certains de nos enquêtés qu'il y a un caractère
inéluctable à leur conduite, ce qui constitue une
interprétation rétroactive de la nécessité des
troubles dans l'histoire de vie. Cet angle d'approche est celui des patients de
psychothérapeutes du monde psychanalytique. Ce bien commun au monde de
soins psychanalytique, en tant que capacité à se
réapproprier les codes de la psychanalyse pour se construire un univers
de sens et une histoire « cohérente », a pour effet
d'atténuer a posteriori le caractère de rupture dans la
continuité de l'identité réelle de la personne, et
d'introduire l'idée d'une singularité de l'expérience
globale :
« C'était plein de trucs qui
s'étaient construit à l'intérieur de moi et qui
s'exprimaient pas parce que j'étais une jeune fille complètement
normale avec des copines, une vie, des copains et tout, qui a
éclaté du jour au lendemain parce qu'il y a eu cette
espèce de dépendance à la nourriture qui a
été exacerbée par le régime et que ça m'a
donné un terrain tout prêt pour exprimer ce que j'avais à
exprimer. Mais, ouais, je crois que vraiment... En fait, le truc c'est
que je pense que c'était écrit chez moi et que ça devait
se passer, que j'avais pas le choix, il fallait que ça sorte un jour et
c'est sorti le jour où j'ai commencé à faire mon
régime. Mais c'était... Je vois pas comment j'aurais pu...
Enfin, quand je réfléchis à ma vie d'aujourd'hui
à ma naissance, je crois que c'était fait pour arriver, enfin il
y avait tout qui était en place pour que, un jour, je sois anorexique.
C'était écrit, quoi. Y compris dans la famille, dans la
façon dont on m'a élevée, dans tout ce qui s'est
passé, il y avait vraiment... » ML.FB
S'étant approprié le sens de son histoire, et
cette nécessité du trouble alimentaire dans l'histoire de vie, un
travail en termes de linéarité biographique va être fait,
visible surtout chez les enquêtés ayant suivi ce type de
thérapie et sortis de la carrière. On va distinguer la
signification de l'anorexie de celle de la boulimie si les deux pathologies ont
été décelées, et les faire devenir
« langage » a posteriori.
« Le fait de guérir de la boulimie ou
même de la vivre, ça m'a fait changer mon point de vue sur un
milliard de choses. Et réfléchir à comment je ressentais
les choses pour de vrai, plutôt que comment je les ressentais en
étant malade. Et puis après, ça m'a... Même
sur des trucs moins personnels, sur ma vision de la vie, de plein de trucs, du
ciel, de la terre, de Dieu, de tout ça, ça m'a vraiment, vraiment
donné l'envie de trouver qui j'étais et quelles étaient
mes opinions. Parce que c'est en faisant ça que j'ai réussi
à combler le vide, enfin commencer à combler le vide que je
comblais en bouffant ou en faisant je sais pas quoi. Et donc en fait, c'est
super intéressant parce que le... enfin c'est vraiment soigner le mal
par le mal, en fait. Je sais pas si tu vois ce que je veux dire ? Mais
cette espèce de vide, qui se traduit par de la boulimie et de l'anorexie
et tout ça, le soigner en comblant le vide par autrement. Et en vidant
du vide ce qui n'était pas à moi. Enfin pour parler super
métaphoriquement ! C'est un peu ça. Donc, il y a... Enfin,
ouais, vraiment, ça a énormément changé ma
façon de voir les choses, sur du truc le plus simple au truc le plus
compliqué, le plus personnel au plus vague. En fait, je le vois
vachement comme une renaissance, en fait moi, la boulimie, enfin comme... C'est
un peu... Pour faire ultra schématique, c'est un peu crier en
étant anorexique et me rendre compte que ça va pas, et
découvrir petit à petit avec la boulimie qui je suis, qu'est-ce
qui me fait souffrir, pourquoi ? qu'est que je pense ? qu'est-ce que
j'ai envie dans ma vie ? qu'est-ce qui me fait du bien ? qu'est-ce
que je ressens face à telle chose ? C'est vraiment ça.
Et la boulimie, enfin avec la boulimie, je suis vachement ouverte à
plein de trucs un peu émotionnels, du genre je me suis mise à
aimer la musique, enfin plein de trucs comme ça qui sont un peu du
ressentis, sur lesquels on met pas forcément de mots. Et c'est vraiment
ça, c'est renaître et découvrir qui on est, qui je suis,
pour parler avec un « je ». Voilà, pour faire super
court, c'est ça.
Tu parles de renaissance, tu en situes une, en
fait ?
Ben, peut-être l'anorexie, enfin un début de
prise de conscience que je ne sais pas qui je suis, en fait, et qu'il y a
vraiment plein de trucs sur lesquels il faut que je me découvre. Et
en fait, je l'ai vraiment vécu comme ça parce que, comme je dis,
c'est tellement arrivé du jour au lendemain l'anorexie, je le vois comme
un pétage de câble, suite à 15 ans dans lesquels
j'étais pas ce que j'étais, où j'ai vécu plein
de
C'est ce que tu disais sur le forum :
« d'un coup, j'étais un majeur
dressé ».
Ouais, vraiment de me rendre compte... Ouais, enfin ça,
c'était ce que je veux dire quand je disais le coup de gueule face
à plein de trucs, non seulement face à mes douleurs et aux trucs
que j'ai pas acceptés de ma vie, mais aussi face à plein de
valeurs contre lesquelles, enfin pour lesquelles j'étais pas d'accord.
Mais le fait d'avoir besoin, ce dont on a parlé aussi, de manifester le
fait que ça allait pas. Et en fait, ce que je voulais dire avec
l'histoire du majeur, c'est que j'étais pas faible contrairement
à ce qu'on voulait croire, mais qu'au contraire c'était une
velléité d'être forte et de monter que j'étais
forte, et que j'avais beau avoir l'air d'être quelqu'un de faible, enfin
c'était pas du tout mon intention finalement, même si
c'était démesuré. En fait, il y a... Tu sais dans la
mythologie, ils parlent vachement de, je sais pas comment ça se dit sans
l'accent grec, mais hybris, et moi j'ai vachement vu ça aussi. Le fait
d'essayer d'être toute puissance, qui est complètement vain
à la base, mais d'essayer de nier tous les besoins naturels et de
montrer une force surhumaine et qui a pas été punie. La punition
c'est pas un bon mot, mais qui s'est révélée être
impossible, mais mon intention c'était vraiment ça,
c'était de montrer que j'avais pas besoin des autres et de Dieu et de
tout ce qu'on m'a appris, et que je pouvais très bien renier la vie.
Donc finalement, non, bien sûr que non, mais... Et je suis pas plus forte
que n'importe qui, mais c'était un peu ça ce que je voulais dire
avec le majeur dressé. Enfin bref, tout ça pour dire que le
vois vraiment comme une espèce de, ouais, de renaissance, de
volonté de montrer que je ne suis pas ce que je suis et que j'avais
envie de savoir qui j'étais. Et que c'est venu petit à petit
après avec la boulimie et que c'est pas fini, bien sûr que non,
mais c'est avec la boulimie que j'ai appris à ressentir des choses.
Parce que, voilà, quand j'étais chez moi et que je bouffais, ben,
j'étais bien obligée de voir qu'il y avait un truc qu'allait pas,
que j'étais en conflit avec moi-même. Et ça m'a fait mettre
le doigt sur plein de trucs et c'est un peu comme ça que j'ai pris le
pli, que j'ai pris le goût à avoir mes idées, mes
colères, mes coups de gueule, mes joies. C'est vraiment
ça. » ML.FB
Melle ML.FB distingue ses périodes d'anorexie et de
boulimie en ce qu'elles lui ont apporté, à son sens. Elle parle
d'une période de maladie constitutive d'une renaissance, à la
manière de la conception africaine de la maladie
développée par Marc Augé. Elle situe sa période de
trouble dans sa propre histoire pour l'intégrer à son
expérience : « j'avais envie de savoir qui
j'étais ». On note une extension du problème de
l'identité à l' « avant », avant
l'entrée dans la carrière : elle ne pouvait pas devenir qui
elle est, elle a eu besoin de « crier en étant
anorexique » et de se retrouver, en retrouvant ses émotions,
avec la boulimie.
Ici, chaque personne écrit sa propre histoire. Les
entretiens sont sur cette question-là d'une grande richesse. Melle MH.RI
va entre autres développer l'idée d'un rapport au corps
féminin troublé du fait d'un père trop masculin, parfois
violent : devenir une femme est un danger, se protéger en se
désexualisant est un recours à l'angoisse.
Les patients de ce type de monde de soins sont par ailleurs
autonomes matériellement : ils continuent de vivre chez eux, et se
rendent régulièrement aux rendez-vous avec leur
thérapeute. Cette autonomie conforte l'appropriation de la construction
de sens de sa propre histoire.
Au contraire, l'admission en clinique, hôpital
psychiatrique ou toute unité de soin intensifs, a pour effet de marquer
temporellement une vraie rupture dans l'histoire de vie : la coupure du
monde par rapport au monde extérieur,
« normal », fige et fixe un moment de reconnaissance
de la « maladie » et de son traitement.
Conclusion
Paul Ricoeur44(*) distingue deux réalités dans la notion
d'identité : ce qui d'un côté est propre à
l'individu, l'identité ipse, et ce qui de l'autre est semblable
ou reconnu comme identique à un autre individu, l'identité
idem. Nous l'avons vu, dans les changements qui affectent
l'identité de la personne anorexique et/ou boulimique, ce sont ces deux
catégories qui sont en jeu : tant l'identité pour soi qui
évolue vers un mode compétitif ou dépréciatif, et
l'identité au regard du groupe social que l'on tente de dissimuler dans
un premier temps pour ne pas trahir le changement considéré
intime de la première.
C'est voir un peu plus à quel point l'individu est
lié au groupe dans sa conception même de soi. A travers les
pratiques alimentaires s'opère une définition de soi en tant
qu'identique ou dissemblable, moyen d'évaluer son degré
d'intégration de la norme par rapport au groupe. Ce jugement de son
propre comportement s'effectue en quatre grandes étapes : la
perception de l'anormalité, après une phase d'installation des
pratiques jugée rétroactivement comme le début de
l'anormalité ; la tentative de qualification du trouble, alors que
des efforts sont faits pour maintenir l'identité intégratrice
tandis que l'identité pour soi est très affectée ;
l'acceptation de la qualification psychiatrique du trouble avec le diagnostic
qui engendre la réunification de l'identité. L'institution
médicale doit intervenir à ce stade afin de valider et
reconnaître l'existence du trouble, en tant que c'est elle qui, en
créant la catégorie et définissant les contours du mal qui
affecte l'individu, va permettre aux personnes en souffrance de s'approprier
les moyens de revenir à la normalité : en travaillant leur
histoire de manière linéaire, à la manière d'une
illusion biographique, et en réintégrant la norme comportementale
alimentaire.
Nous souhaitons à présent discuter plus avant
d'un point abordé dans notre étude concernant l'idéal de
pureté recherché par les jeunes femmes anorexiques.
On l'évoquait dans notre premier chapitre, la recherche
de pureté est explicite chez certaines personnes, et passe par
l'abstinence alimentaire comme par l'abstinence sexuelle.
« C'est marrant parce que tout, cette
période... du début d'anorexie c'est aussi associé
à des paysages fabuleux, enfin, des choses très pures, en
fait, je pense que voilà, c'est un peu une recherche de
pureté. » DM.RI
« Donc, oui, je lisais beaucoup quand j'étais
dans cet état-là et des trucs plus philo, sur les religions, la
philo, pas mal de littérature aussi, des trucs sur :
pourquoi ? C'était toujours : pourquoi ? pourquoi ?
pourquoi ? pourquoi le monde ? pourquoi comme ci ? pourquoi
comme ça ? Je me calme, mais je suis quand même encore dans
ce truc-là !
Il y a d'autres pratiques que tu rapproches de
ça ?
Le truc de la propreté, le truc de toujours
être pure. Physiquement, je sais pas, d'être toujours... Le plaisir
de prendre un bain pour être vraiment pure. Le mot d'ordre, ce serait
vraiment la pureté, je pense, dans ce que, moi, j'ai connu de
l'anorexie.
En fait, ça revient pas mal, en
général.
Ah bon ?
Ouais
Ouais, ça m'étonne pas. Il y a un livre
d'ailleurs de (inaudible) « La faim de l'âme », qui
dit, justement, qu'il y a quelque chose de l'ordre spirituel
là-dedans. » MD.RI
Mary Douglas développe dans De la
souillure45(*)
l'idée que certains rites de purification effacent le danger qui
provient d'une souillure ou pollution : ce danger est toujours
corrélé à une situation sociale particulière, au
sein d'un système plus global de représentations et de code
moral. La meilleure symbolisation de ce danger, c'est la métaphore corps
social - corps humain : la souillure, c'est ce qui littéralement
dérange l'ordre de la société, c'est ce qui la menace de
basculer dans ce que Mary Douglas appelle ses marges. La souillure
dérange d'autant plus qu'elle est essentiellement contagieuse. Par
excellence, la souillure provient de la sexualité, et plus
généralement de ce qui entre ou sort du corps ou de la
société : l'alimentation qui obéit à certaines
règles (types d'aliments, façon de les préparer). Dans la
sexualité ainsi, il est important de distinguer les interdits moraux,
qui entraînent la condamnation morale, et interdits de pollution, qui
impliquent le rite de purification.
Il est remarquable, au titre des interdits de pollution, que
les pratiques des saintes dans la religion catholique sont très
semblables aux pratiques des anorexiques dans la sphère laïque
aujourd'hui. L'idée de pureté recherchée par le
jeûne absolu, et la virginité perpétuelle est une
épreuve caractéristique de la sainteté féminine. Le
jeûne entraînant l'aménorrhée participe du processus
de « désanimalisation » du corps de la femme, sans
souillure, désexualisé, l'idéal mystique de
virginité ; mais dans l'imaginaire catholique, la
défloration de l'hymen et l'élimination des résidus
menstruels accumulés sont traditionnellement une nécessité
d'ordre thérapeutique. N'ayant pas lieu chez les saintes, celles-ci
doivent compenser par des mortifications corporelles
délibérées. Les automutilations sont également une
pratique récurrente chez les anorexiques, et les boulimiques.
« [La rentrée] ça correspond avec de
nouveau les AM, donc je sais pas trop.
Les AM ?
Les automutilations.
Tu as
Oui, en seconde et puis ça avait
recommencé, enfin j'ai recommencé là, justement. Enfin
ça correspond un peu à la rentrée.
Tu en as parlé de ça ?
Ça, les AM, j'en parle vachement moins bizarrement que
l'anorexie. Avec toi, il doit y avoir trois personnes au courant.
Et les autres c'est qui ?
C'est une fille de ma classe parce que... Ben, celle qui
fait de la boulimie et qui viendra peut-être te parler, Christelle, enfin
qui en a fait, qui n'en fait plus. » CC.FB.
« [à l'hôpital] Voilà, ils
peuvent pas non plus t'attacher, enfin si, ils en ont attaché. Pas moi,
mais... Ils m'ont menacée, mais ils m'ont pas attachée.
Dans la journée, attachée sur son
lit ?
Y en a qu'une que j'ai vue attachée, elle a
été attachée deux jours. Mais une qui pétait un
câble, elle pétait un câble, donc elle pétait tout
dans sa chambre. Elle avait pris son ciseau, elle s'était
taillé tous les bras, taillé les cuisses.
D'habitude, ils les enlèvent pas les
ciseaux ?
Si, normalement. Mais normalement, quand tu vas mieux,
comme il y a une ergothérapeute qui peut passer dans ta chambre, tu peux
faire du bricolage, tu peux faire des trucs, donc ils te laissent des ciseaux
ronds. Mais bon, les ciseaux ronds, ça peut toujours couper quoi.
Là, avec tout ce qu'elle avait fait, ils l'ont
attachée. »
Les précautions prises à l'hôpital
d'enlever tout objet tranchant à l'admission d'une personne souffrant de
troubles du comportement alimentaire procède de cette connaissance de
l'association de l'automutilation au jeûne ou à la compulsion
boulimique.
« Moi j'avais des gros problèmes de
scarification. Moi je me taillais, je me brûlais avec la clope. Je me
taillais le ventre, les bras. T'as souvent des petits trucs, enfin des
petits trucs, des trucs qui se greffent parce que tu vas pas bien et qu'il faut
trouver un moyen d'extérioriser aussi. La bouffe, ça te permet
d'extérioriser certaines choses, mais en même temps ça te
rend malheureuse. Donc, t'essayes de trouver d'autres choses. Donc, quand
tu bois, t'es plus convivial avec tes copains, finalement tu te dis : je
vais boire à midi, je vais boire le soir, comme ça je vais avoir
l'impression d'aller bien et puis j'aurais un peu plus d'amis, je me sentirai
un peu plus vivante avec les autres. Après, le fait que tu puisses pas
parler à ta famille, à tes amis, que tu bouffes pas, que la
bouffe te prend la tête, eh ben, tu te scarifies, ça te vide de
ton stress. Et voilà, tu prends des petits trucs comme ça.
C'était après une crise par
exemple ?
Ouais, alors c'était souvent après une crise ou
alors des fois, ouais, des gros moments de solitude. Ouais, t'as
l'impression que c'est un peu comme si tu vidais du pus, tu te vides du
mauvais. Et quand t'as fait ça, hop, tu mets un pansement et t'es
repartie, t'es bien.
T'as mal, mais t'es bien !
T'as pas mal sur le moment. Quand tu te le fais,
honnêtement t'as pas mal. Mais après, ouais, t'as mal. Le
lendemain, tu te dis : putain, ça fait mal ces conneries. Mais
sur le moment, non, parce que t'es vraiment dans un état second. T'es
pas bien, t'es pas bien, t'es pas bien, tu penses qu'à ça. Et
quand t'appuies avec une cigarette ou une lame ou quelque chose, ben, ça
t'apaise. Tu pouvais être super énervée et après
c'est bon, t'es calmée. Bien sûr, il y a d'autres moyens plus
intelligents, comme d'aller courir un bon coup ou appeler une copine, mais bon,
t'as pas toujours les moyens. Mais ça, par contre, la scarification,
j'ai commencé avec l'adolescence, vers 13-14 ans. Mais pareil,
pourquoi ? J'en sais rien. Je me souviens même pas de la
première fois que je l'ai fait, je sais pas. » ML.RI
« Je sais pas si tu as vu sur Myspace, il y avait un
truc que j'ai posté, c'était : raconte un secret et sans
nom, c'était anonyme. Tu mettais le secret n'importe où, donc
personne ne voyait qui c'était. Et tout le monde avait genre :
« je suis vraiment dépressive... »
Sur quoi ?
Je te montrerai, je t'enverrai un truc. Comment on dit quand
on se
Automutilation ?
Oui, « je fais des automutilations »,
« j'ai envie d'être boulimique, je me trouve
dégoûtante », « je suis
anorexique ». Tout le monde avait quelque chose comme
ça. » MH.RI
Coïncidence ou influence socio-historique, les outils
théoriques et pratiques nous manque pour analyser une période
d'anorexie en terme de rite de purification. Si Melle ML.RI nous dit être
croyante, et même avoir été miraculée après
une tentative de suicide, elle ne sait pas pour autant pourquoi elle a
commencé à se scarifier, avant même d'être
anorexique : elle ne l'a pas décidé en conscience. Melle
CC.FB qui a recours également aux automutilations nous dit ne pas
l'être et avoir été élevée dans une tradition
laïque, ses parents étant athées. Elles n'en peuvent
décrire que les effets, de soulagement momentané. Etablir une
téléologie de ces actes, même si les ressemblances sont
étonnantes, serait encore hasardeux voire essentialiste. Car finalement,
cela reviendrait à soi-même croire. Imputer
systématiquement une recherche de pureté à ces jeunes
femmes, alors que cela n'est pas toujours ressenti comme tel, c'est croire en
une inéluctable quête du pur par les femmes ; et quid des
hommes anorexiques ?
Selon Michèle Fellous46(*), un rite nécessite une certaine
scénographie, un accueil social, c'est le temps d'une solidarité
créée autour d'une angoisse qui permet à chacun de
rétablir son sentiment de soi, d'exister comme une entité
corporelle et psychique. Nous l'avons vu par la suite, les pratiques des
personnes au comportement alimentaire troublé se font dans le secret de
l'intimité, jusqu'au moment où une reconnaissance de
l'identité anorexique ou boulimique est nécessaire. Peut-on
parler de rite autoinfligé comme le fait une sociologie des conduites
à risque47(*) ? Ce serait postuler que les individus agissent
en conscience et entre délibérément dans une
période de rite où ils vont éprouver leur
individualité et changer de peau pour mieux revenir au monde social. Or
on a vu que l'entrée dans la période de trouble du comportement
alimentaire est loin d'être toujours perçue comme telle et qu'il y
a une réelle difficulté à retrouver un comportement normal
vis-à-vis de l'alimentation par la suite, avec peur de
« rechute » éventuelle. La fin n'est jamais vraiment
déterminée, des forces internes s'imposent à l'individu
qui doit opérer à un véritable travail de tri de son
vécu pour se reconstruire.
Pour Mary Douglas48(*), le problème théorique dans une
certaine sociologie concerne l'angle de vue individualiste : on prend
l'individu comme déconnecté de son environnement social. Dumont
l'a montré (Homo hierarchicus, le système de castes et ses
implications, 1977) : l'individu a d'abord été
pensé en sciences sociales comme une sous-unité partiellement
autonome, ne prenant tout son sens que rapporté à un tout
hiérarchisé/hiérarchique. Actuellement il est
généralement trop envisagé comme une unité
séparée « self-justified », enfermé
dans des échanges individuels avec d'autres êtres rationnels
intéressés, égocentrés. Penser les individus comme
cela conduit l'observateur à se focaliser sur la communication valable
entre les individus. Si la nourriture est un moyen de communication comme les
autres choses matérielles, tous les messages sont maintenant
traités comme émanant des individus privés, en tant que
parlant de l'identité personnelle et renseignant sur les objectifs
privés de l'émetteur. C'est bien ce qu'on pense
généralement des anorexiques et boulimiques et c'est aussi
pourquoi leur entourage leur demande parfois d'avoir plus de volonté
pour arrêter ; or ces personnes sont traversées par
l'environnement social, par le passé aussi, par autre chose
qu'elles-mêmes et ce qui relèveraient de leur
intérêts. En psychanalyse, ou psychologie, on va les
responsabiliser : elles mangent ainsi parce qu'elles ont envie de dire quelque
chose, donc un lien de causalité direct est établi. Le langage
parlé n'a pas suffi, n'a pas été conçu, donc il a
été remplacé par un autre langage oral, social, parce que
l'individu communique à tout prix, c'est un postulat totalement
individuo-centré. La qualification de maladie mentale de l'anorexie et
de la boulimie permet une appropriation par le sujet des moyens de
compréhension et de « guérison » ; dans
la perspective d'un retour à la normale, il est important de
responsabiliser la personne pour lui donner l'impression de reprendre le dessus
sur ses actes, lui conférer à nouveau une puissance, la
maîtrise de ses actes, et le concept d'inconscient permet à ce
titre de se réapproprier ses agissements. 49(*)
Pour Mary Douglas, dans les études sur l'alimentation,
il manque alors principalement deux choses : la religion et la
société. Selon elle, juger la vie sociale c'est appliquer
implicitement le principe de séparation des choses matérielles et
spirituelles, du moral et du plaisir sur terre même si ce sont des
plaisirs liés ou inhérents à la relation sociale.
L'idée est renforcée par le jugement moral selon lequel la
société est l'arène où s'affrontent les
individualités envieuses etc, dont il faut se méfier. Avec une
culture religieuse pareille, diffuse dans la sphère laïque, il
n'est pas étonnant en fait que les théoriciens soient un peu
aveuglés et se focalisent sur l'individu comme être
intéressé, pouvant recourir à des modes de justification
autonomes. Comme si la plus attentionnée des personnes, la mère
ou l'épouse la plus scrupuleuse, se servait de la nourriture dans la
compétition sociale pour accéder à son statut ou conserver
son rôle social.
Au regard des remarques faites plus haut concernant une
ressemblance entre des pratiques religieuses datées et les troubles du
comportement alimentaire aujourd'hui, aux valeurs morales
imprégnées d'un impératif de pureté et
créant un mal-être quant à la souillure causée par
l'alimentation, il semble impératif de se pencher sur la question par la
suite, en adoptant un angle socio-historique et anthropologique.
De même, cette étude des jugements de
normalité et d'anormalité se limitant au point de vue des
personnes directement concernées dans leur corps, dans leur histoire de
vie, dans leur expérience par les troubles du comportement alimentaire,
mérite d'être complétée d'une étude sur les
opérations de perception et qualification par les proches et par les
médecins, dans une perspective de comparaison afin de déterminer
plus précisément les modalités de jugement de
l'anormalité dans le monde social, de déterminer l'emprise du
secteur médical et psychiatrique sur la question. Ceci permettrait
d'analyser les points de contact, interactions physiques ou symboliques, entre
les profanes et les savants, et de déterminer plus
précisément les modalités de l'adhésion à ce
sens donné qui, une fois connu, n'est jamais remis en question.
« Rien ne peut détruire [la
religion], car ce qui la met en question est aussitôt promu à
sa place et objet d'une croyance religieuse à son tour - je l'ai
démontré ailleurs pour le sacré. La puissance qui
désacralise, un lieu, un conseil, une religion, est aussitôt
à son tour sacralisée. Il en est exactement de même pour ce
qui prétend détruire une croyance. La force destructrice devient
aussitôt l'objet d'une croyance. On l'a parfaitement vu lors de la grande
offensive laïque contre la «religion» : en très peu
de temps, la laïcité est devenue un laïcisme, et il s'agissait
d'une ferme croyance dans des valeurs, une morale indépendante, une
sorte de communion intellectuelle et même spirituelle. Donc le fait
croyance paraît inhérent à l'être humain !
»
Jacques Ellul, Islam et Judéo-christianisme
(pp.64-65)
* 1 Claude Lassègue,
De l'anorexie hystérique, Archives Générales de
Médecine, avril 1973, pp.385-403.
* 2 W.W. Gull, Anorexia
nervosa ( apepsia hystérica, anorexia hysterica), in Transactions
of the Clinical Society of London, 1874.
* 3 La première
émission de télévision sur le sujet recensée
à l'INA date de la fin des années 1970 mais il n'en est fait
état que deux minutes seulement. La première émission
consacrant du temps au sujet des troubles du comportement alimentaire, et
notamment de la boulimie a été diffusée le 13/10/1989. La
plage horaire sur le sujet s'étend de 22h30 à 23h05 : il
s'agit de l'émission Apostrophe, émission littéraire
d'Antenne 2 commençant à 21h45, traitant ce soir-là de la
psychanalyse en hommage à Françoise Dolto. La question de la
boulimie est traitée à travers l'ouvrage présenté
en émission : La peau à l'envers, de Valérie
Rodrigue, témoignant de son expérience au regard des codes de la
psychanalyse tant du point de vue des causes que du recours pour en sortir.
* 4 Michel Foucault, Maladie
mentale et psychologie, PUF Quadrige, 2002 (1954), p.2.
* 5 Georges Canguilhem, Le
normal et le pathologique, PUF Quadrige, Paris, 2005.
* 6 Jean-Pierre Poulain,
Sociologies de l'alimentation
* 7 Maurice Halbwachs, La
classe ouvrière et les niveaux de vie. Recherches sur la
hiérarchie des besoins dans les sociétés industrielles
contemporaines. Alcan, rééd. Gordon and Breach, 1970.
* 8 A.R. Radcliffe-Brown,
The Anadaman Islander, Cambridge, 1922 (1992).
* 9 Bronislav Malinoswki,
Une théorie scientifique de la culture, Seuil, Paris,1944
(1970).
* 10 R.H. Lowie, Manuel
d'anthropologie culturelle, Payot, Paris, 1936.
* 11 Margaret Mead, Moeurs
et Sexualité en Océanie, Plon, Terre Humaine, 1991
(1963).
* 12 Guthe, Mead, Manual
for the Study of Food Habits, Bulletin of National Research Council,
National Academy of Sciences, n° 111 (1945).
* 13 Corbeau, Poulain,
Penser l'alimentation : entre imaginaire et rationalité.
Editions Privat, Toulouse, 2002.
* 14 Muriel Darmon, Devenir
anorexique, La Découverte, Paris, 2003.
* 15 On peut rappeler ici
les critères énoncés :
a) refus de maintenir le poids corporel au-dessus de la
normale minimale (moins de 85 % pour l'âge et la taille),
b) peur intense de prendre du poids ou de devenir gros,
malgré une insuffisance pondérale,
c) altération de la perception du poids ou de la forme
de son propre corps (dysmorphophobie),
d) influence excessive du poids ou de la forme corporelle sur
l'estimation de soi, ou déni de la gravité de la maigreur
actuelle
e) aménorrhée pendant au moins trois cycles
consécutifs chez les femmes menstruées (aménorrhée
secondaire).
* 16 Erving Goffman,
Asiles. Etudes sur la condition sociale des malades mentaux, Minuit,
Paris, 1968 (1961), p.41.
* 17 Muriel Darmon, op. cit.,
pp. 212-213.
* 18 Christian Morel, Les
décisions absurdes. Sociologie des erreurs radicales et
persistantes, Gallimard, 2002.
* 19 Melle MH.RI nous dira
à ce propos ne plus vouloir les moyens, c'est-à-dire
désirer changer sa volonté de maigrir en une volonté de
santé, et tente pour cela de changer sa
« fin » : ne plus vouloir devenir maigre est un
préalable à l'arrêt des moyens d'amaigrissement. Cependant,
elle vit cette fin comme s'imposant à elle.
* 20 On le verra par la
suite dans la partie théorique d'analyse des entretiens, la boulimie est
caractérisée par l'absence de volonté de commencer,
contrairement à l'anorexie.
* 21 Je parle ici d'une
réunion informelle de plusieurs personnes volontaires du forum
www.boulimie.com (un de mes
terrains d'enquête) chez moi-même, qui avait pour but initial
l'enregistrement d'une discussion à trois ou quatre sur une
émission de télévision traitant des TCA. Cela ne s'est pas
concrétisé car onze personnes en tout sont venues, ce qui rendait
difficile la possibilité pour chacune de s'exprimer suffisamment et de
manière satisfaisante pour mon étude. Nous avons donc
entamé une grande discussion d'une après-midi, j'ai pu prendre
quelques notes sur son déroulement et les thèmes abordés,
et observer cette rencontre réelle, l'interaction palpable entre ces
individus « déviants » n'interagissant
habituellement que via Internet.
* 22 François Dubet,
Sociologie de l'expérience, Seuil, 1994.
* 23 François Dubet,
op.cit., p.98.
* 24 Dominique Schnapper,
dans La compréhension sociologique (PUF, 2005) intègre
ici une note où elle fait référence à l'ouvrage de
Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la Justification,
Gallimard, NRF Essais, 1991.
* 25 On ne veut pas discuter
ce point d'inspiration foucaldienne tout de suite, il est traité dans
l'étude complète.
* 26 Michaël Pollak,
L'expérience concentrationnaire, op.cit., p.10
« Toute expérience extrême est révélatrice
des constituants et des conditions de l'expérience
« normale », dont le caractère familier fait souvent
écran à l'analyse. Dans cette recherche, l'expérience
concentrationnaire, en tant qu'expérience extrême, est prise comme
révélateur de l'identité comme image de soi, pour soi et
pour autrui. Le caractère exceptionnel de cette expérience rend
problématiques deux phénomènes situés au coeur de
notre recherche : l'identité et la mémoire. Or les rendre
problématiques revient à les rendre visibles, et donc
analysables.
D'ordinaire, le sens commun enlève à chacun de
nous le souci existentiel de son identité. Ayant appris à
anticiper les situations et les réactions de ceux que nous rencontrons
dans notre vie quotidienne, nous développons un comportement conforme
aux attentes des autres dans des situations extrêmement variables.
Malgré d'évidents changements dans la façon dont nous nous
présentons dans la vie quotidienne, nous ne nous posons que très
rarement la question de savoir si c'est bien la même personne qui a
à jouer tous ces rôles différents, qui change de
« masques » et de vêtements, modifie sa façon
de parler et montre ou retient ses émotions. La maîtrise du jeu
social et la compréhension réciproque évacuent tout
questionnement sur sa propre identité, questionnement que provoque, par
contre, le fait de se trouver dans une situation imprévisible,
étrange, à laquelle on n'a pas été
préparé. L'identité ne devient une préoccupation
et, indirectement, un objet d'analyse que là où elle ne va plus
de soi, lorsque le sens commun n'est plus donné d'avance et que des
acteurs en place n'arrivent plus à s'accorder sur la signification de la
situation et des rôles qui sont censés y tenir. Le sentiment
d'étrangeté qui s'ensuit, dans le double sens d'une situation
étrange et de la rencontre des êtres étrangers les uns aux
autres, résulte de la divergence trop grande de leurs histoires
individuelles, et du manque d'une mémoire partagée qui leur
permettrait de décoder la situation et de se comprendre
réciproquement de façon quasi automatique. »
* 27 D. Schnapper, La
compréhension sociologique, PUF, 2005, p.65
* 28 Muriel Darmon, Devenir
anorexique, op.cit., Partie III « L'espace social de la
carrière anorexique », p. 247-297.
* 29 Op.cit. p.296.
On peut voir cette conception du corps comme signe et non plus
comme ressource a contrario dans l'idée suggérée
pas Melle MH.RI. à propos d'un psychothérapeute qu'elle a vu
quelque temps : « Je parlais de ce que je voulais, tu vois, mais
en fait, c'était pas ce qui était mieux parce qu'il faut vraiment
nourriture et psychologie, tu vois ce que je veux dire ? Parce que tu peux
faire toute la psychologie que tu veux, mais si tu penses pas, tu restes
toujours plus ou moins au même niveau. Ma mentalité, ça
allait mieux, mais bon, mon poids, il chutait aussi. Ecoute, si je suis morte,
ma mentalité, elle va... Tu vois ce que je veux dire ? Ouais, je
trouve que ça m'aurait aidée beaucoup. » Il faut
retrouver le souci du corps, de sa vitalité, avec une
« mentalité » plus ?
* 30 Claude Grignon,
« Les enquêtes sur la consommation et la sociologie des
goûts », Revue Economique, vol.39, n°1, p.
15-32.
* 31 Anne Lhuissier,
Faustine Régnier, INRA, Obésité et alimentation dans
les catégories populaires : une approche du corps
féminin, in INRA Sciences Sociales, Recherches en Economie et
Sociologie Rurales, n°3-4, décembre 2005.
* 32 À ce titre, Mr
NR. dira :
« C'est simple. Mon année de 3ème,
j'étais assez fort, très, très corpulent, et au
départ de mon frère dans sa prépa assez loin, mes parents
travaillaient beaucoup, j'avais plus personne à communiquer et je suis
retrouvé tout seul et le fait de me dire je peux me contrôler,
faire tout ce que j'ai envie de faire et pouvoir vivre un peu en cachette entre
guillemets, j'ai commencé un régime, parce que le regard des
autres j'en avais marre. [...] Donc de là, ce qui a été
très dur aussi, c'est que personne n'a remarqué que j'ai perdu du
poids dans un premier temps, alors que j'ai perdu 35 kilos en six mois.[...]
Ca, ça a été vraiment très, très douloureux,
donc comme personne remarquait que je perdais... [...] Personne ne le
disait. Et comme moi je m'enfermais de plus en plus, parce que mes
parents travaillaient donc n'avaient pas le temps de me voir, mon frère
était parti donc j'avais plus personne avec qui échanger, ben
j'ai continué, continué, à vouloir toujours plus perdre de
poids pour... Pour essayer de faire plus confiance aux gens, et c'est comme
ça que les premiers troubles d'anorexie ont
démarré. »
* 33 Pierre Bourdieu dans
La Distinction (Editions de Minuit, 1979) analyse les goûts
alimentaires en termes de distinction sociale entre les classes :
l'identité sociale se définit et s'affirme dans la
différence. L'étranger est représenté par ses
pratiques alimentaires, l'Autre c'est d'abord celui qui ne mange pas comme soi
dans ses goûts, ses manières, et sa cuisine. L'alimentation comme
support de l'identité a été abordée en
anthropologie par Philippe Descola, Françoise Héritier et Marc
Augé.
* 34 Anne Muxel,
Individu et mémoire familiale, Nathan, Paris, 1996.
* 35 François Dubet,
Sociologie de l'expérience, op.cit., pp. 113-114.
* 36 Claude
Lévi-Strauss, Les Origines des manières de table, Plon,
1968.
* 37 Erving Goffman,
Stigmate, Editions de Minuit, 2003 (1963).
* 38 Erving Goffman, op.cit.,
p.12.
* 39 « C'était
vraiment un jeu assez morbide avec moi-même. Je me disais bon ben
aujourd'hui tu fais 50, ben je te parie que dans deux semaines tu feras 48 et
tu vas te débrouiller pour ça. Et ouais je me suis vraiment prise
au jeu parce que c'était plus du tout un jeu, et voilà,
j'étais de bonne humeur quand la balance avait annoncé un bon
chiffre, et encore parce que j'avais tout le temps faim donc j'étais pas
de si bonne humeur que ça mais... Donc ça a commencé, moi
je peux vraiment, enfin je me souviens très bien de comment
j'étais habillée, etc. Voilà je suis montée sur la
balance et j'ai fait ah ben d'accord, 53, ben ce sera plus 53 la prochaine
fois. Voilà. » Pour ne pas surcharger, nous ne prenons que cet
extrait d'entretien qui montre que les objectifs de perte de poids sont sans
cesse revus à la baisse, comme la voix de Melle MH.RI qui lui
dit qu'elle a atteint le seuil fixé mais que ce n'est jamais
assez.
* 40 Michaël Pollak,
L'expérience concentrationnaire, op.cit. .
* 41 Dans l'ouvrage Les
comportements alimentaires, étude collective dirigée par
Didier Chapelot et Jeanine Louis-Sylvestre (Lavoisier, Sciences et techniques
agro-alimentaires, 2004), Claude et Charles Grignon montrent, dans un chapitre
sur la « Sociologie des rythmes alimentaires », les
processus historiques qui ont conduit au modèle alimentaire
français d'aujourd'hui structuré en trois repas. L'institution du
réfectoire et des repas à heure fixe est une pratique née
dans les monastères au Moyen-Âge qui s'est progressivement
étendue aux classes dominantes ; il y avait alors quatre
repas : un déjeuner, un dîner, un goûter et un souper
qui s'étalaient sur la journée jusqu'en fin d'après-midi.
La bourgeoisie s'emparant de ces usages sociaux décala l'heure du
dîner à la fin de l'après-midi, heure plus prestigieuse
pour ceux qui ne travaillent pas, et l'ancien souper qui disparaît, et
l'heure du déjeuner devient plus ou moins flottante jusqu'à ce
qu'il soit scindé en petit déjeuner et second déjeuner. La
diffusion du modèle dominant aux classes laborieuses aboutit à la
répartition actuelle des repas : petit déjeuner au lever,
déjeuner à midi, en milieu de journée, et dîner le
soir après le travail, avec vers quatre heures un goûter, pratique
généralisée au stade de l'enfance mais peu répandue
et irrégulière chez les adultes.
* 42 G. Canguilhem, Le
normal et le pathologique, op. cit.
* 43 S. Jacqueline
« Les politiques du patient en pratique.Psychanalyse et
psychopharmacologie à l'hôpital. » in N. Dodier, V.
Ribeharisoa (dir.) Expérience et critique du monde psy,
Politix, vol. 19, 2006. (p.96)
* 44 P. Ricoeur,
Soi-même comme un autre, Seuil, Paris, 1990.
* 45 Mary Douglas, De la
souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, La
Découverte, Poche, 2001 (1967).
* 46 Michèle Fellous,
A la recherche de nouveaux rites. Rites de passage et
modernité avancée, L'Harmattan, 2001.
* 47 On pense ici aux travaux
de David Le Breton sur les comportements extrêmes abordés sous
l'angle de la mise à l'épreuve de soi dans un univers social
dominé par l'individualisme
* 48 Mary Douglas, Food in
the Social Order. Studies of Food and Festivities in Three American
Community, Russell Sage Foundation, 1984. C'est une traduction qu'on
propose ici.
* 49 Mais comme nous le
disions en introduction en citant Michel Foucault, le terme de
« maladie » nous paraît discutable. Il est un moyen
évident, et devient une réalité que dans le discours et
les actes qui suivent l'adhésion à cette catégorie de
jugement.
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