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La construction des jugements d'anormalité autour des pratiques alimentaires (anorexie et boulimie)

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par Elodie Arroyo
EHESS - Master 2 2008
  

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L'anorexie fait son apparition dans le champ psychologique dès les années 1870 : en 1873, le neurologue français Claude Lassègue décrit dans un article intitulé « De l'anorexie hystérique » le comportement étrange d'une de ses patientes1(*) et conclut à un état émotionnel fragile dû au passage à la vie adulte rendu difficile par un conflit entre sa patiente et son père. Gull, un médecin anglais, la présente un an plus tard comme « état mental morbide »2(*) et invente le terme d'anorexie nerveuse, « anorexia nervosa », dont on retrouve aujourd'hui la qualification dans le Manuel Diagnostique et Statistique des Troubles Mentaux, le DSM - IV -TR. La boulimie n'aura été introduite clairement en tant que syndrome à part entière qu'un siècle plus tard, en 1979, et figure également au rang des désordres mentaux dans le DSM - IV. Qualifiés de pathologies dans et par le champ médical, ces deux types de comportements anormaux à l'égard de la nourriture font l'objet d'une recherche très importante dans la littérature médicale et psychiatrique depuis leur identification. Ils sont aussi entrés progressivement dans le champ médiatique3(*) qui privilégie généralement l'angle de vue médical et psychologique sur la question, quand il n'établit pas un rapport de causalité dû à une influence de la mode et des mannequins, seule approche en termes d'influence sociale dont il est fait état.

Ces comportements sont donc généralement considérés comme des pathologies mentales.

C'est le terrain de l'anorexie et de la boulimie que nous avons souhaité explorer pour nous livrer à une étude sur les jugements de normalité et d'anormalité autour des pratiques alimentaires, avant qu'une qualification psychiatrique ait été posée et jusqu'au moment où elle est acceptée par les individus atteints de ces troubles.

Dans la perspective d'étudier les jugements, il a fallu s'affranchir des lectures habituellement faites de ces conduites en termes de maladie mentale pour étudier leur rapport, en tant que conduites jugées anormales, à la normalité alimentaire.

Il y une difficulté d'ordre épistémologique à aborder ces pratiques comme une véritable « maladie » et nous les avons travaillées, pour l'anorexie, comme un ensemble d'actes témoignant d'un changement, au départ volontaire et explicite, qui appelle une nouvelle vision du monde se resserrant autour de principes particuliers ; et pour la boulimie comme un comportement résultant de forces intérieures incontrôlables entraînant également une nouvelle vision du monde et de soi.

La conception de la maladie telle qu'elle est développée en anthropologie par des auteurs comme Marc Augé, ou en sociologie par Claudine Herzlich, repose sur une conception de la maladie comme pathologie organique et sur ses signifiants sociaux. Des études scientifiques, notamment américaines, sont régulièrement réalisées qui cherchent à mettre en évidence une influence génétique dans l'apparition de ces troubles. Nous n'en avons pas tenu compte dans notre étude, considérant qu'il ne s'agit pas d'un trouble de type organique mais d'une déviance comportementale.

C'est la raison pour laquelle il a été préférable de travailler avant tout sur les jugements de normalité et d'anormalité, et non pas les jugements de malade ou sain, même si ces conceptions sont à l'oeuvre dans les jugements des personnes. Une approche plus englobante des troubles du comportement alimentaire permet une distance nécessaire et suffisante sur les conduites pour considérer qu'un changement de conduite alimentaire induit un effet sur l'état de santé, et non qu'il est en soi une maladie. Michel Foucault affirme que « la racine de la pathologie mentale ne doit pas être cherchée dans une quelconque « métapathologie », mais dans un certain rapport, historiquement situé, de l'homme à l'homme fou et à l'homme vrai »4(*), dans des significations antérieures à la distinction du normal et du pathologique, dans le rapport du normal à l'anormal. Il ne s'agit pas ici de discuter ce point de vue, mais il nous a paru nécessaire de ne pas traiter l'anorexie et la boulimie comme maladies en soi, les personnes rencontrées témoignant d'un certain recul sur leur vécu, afin de mieux comprendre la construction de sens opérée par les personnes vivant ces troubles. De leur point de vue, on n'est pas anorexique ou boulimique à partir du moment où les critères médico-psychiatriques sont remplis : on le devient à partir du moment où l'on accepte d'être qualifié comme tel.

Nous n'avons pas abordé ce travail sous un angle socio-historique, qui mériterait un travail entièrement consacré à la question pour voir comment les pratiques anormales se sont imposées à l'individu anorexique et/ou boulimique, ou comment la distinction s'est opérée entre un comportement normal d'un côté et un comportement psychopathologique du type anorexique ou boulimique de l'autre. Nous n'avons pas discuté l'établissement social des procédés servant à répartir en catégories les personnes et les contingents d'attributs qu'elles estiment ordinaires et naturels chez les membres de chacune de ces catégories.

On a cherché à voir comment un individu juge lui-même qu'il passe d'une catégorie à une autre. Quand on a une frontière tangible, socialement définie, entre le normal et l'anormal, c'est-à-dire l'inscription psychiatrique d'un comportement vu comme une pathologie avec ses critères et ses composantes, comment l'individu est-il amené à prendre conscience de son anormalité et à adhérer à cette définition qui vient renforcer sa propre anormalité ? Il s'agit d'un parcours chaotique qui mène du jugement de normalité à la perception de l'anormalité ; nous en avons proposé une mise en ordre souple, en définissant des grandes étapes généralement rencontrées par les personnes anorexiques et boulimiques. On verra à partir de là que le « normal » et l' « anormal » sont à la fois rapportés à l'histoire singulière, individuelle de la personne tout comme ils sont liés à l'identité du groupe en tant que conceptions et pratiques communes.

Pour Georges Canguilhem, le rapport du normal à l'anormal n'est pas « un rapport de contradiction et d'extériorité, mais d'un rapport d'inversion et de polarité. La norme, en dépréciant tout ce que la référence à elle dit de tenir pour normal, crée d'elle-même la possibilité d'une inversion des termes. Une norme se propose comme un mode possible d'unification d'un divers, de résorption d'une différence, de règlement d'un différend. Mais se proposer n'est pas s'imposer. A la différence d'une loi de la nature, une norme ne nécessite pas son effet. C'est dire qu'une norme n'a aucun sens de norme toute seule et toute simple. La possibilité de référence et de règlement qu'elle offre contient, du fait qu'il ne s'agit que d'une possibilité, la latitude d'une autre possibilité qui ne peut être qu'inverse. Une norme en effet n'est possibilité d'une référence que lorsqu'elle a été instituée ou choisie comme expression d'une préférence et comme instrument d'une volonté de substitution d'un état de choses satisfaisant à un état de choses décevant. Ainsi toute préférence d'un ordre possible s'accompagne, le plus souvent implicitement, de l'aversion de l'ordre inverse possible. Le différent du préférable, dans un domaine d'évaluation donné, n'est pas l'indifférent, mais le repoussant, ou plus exactement le repoussé, le détestable. Il est bien entendu qu'une norme gastronomique n'entre pas en rapport d'opposition axiologique avec une norme logique. Par contre, la norme logique de prévalence du vrai sur le faux peut être renversée en norme de prévalence du faux sur le vrai, comme la norme éthique de prévalence de sincérité sur la duplicité peut être renversée en norme de prévalence de la duplicité sur la sincérité. »5(*)

Ce que Canguilhem pose de manière anecdotique comme une évidence, une norme gastronomique qui n'aurait pas de rapport axiologique avec une norme logique, est loin d'en être une. Les conduites alimentaires font bien l'objet de jugements moraux : manger anormalement, c'est bien ne pas manger normalement. On le verra, les manières de tables, le souci de santé, la commensalité sont autant de valeurs unificatrices appelant au jugement de normalité ou d'anormalité, ce sont autant de références permettant de jauger son degré d'intégration au monde social. Et les conduites anormales ont bien cette présomption de caractère repoussant et détestable qui, on le verra plus loin, poussent à les cacher...

La norme alimentaire fait l'objet de nombreuses recherches en sciences sociales. Si ce n'est pas à une sociologie de l'alimentation à proprement parler que l'on s'est livré - mais bien une sociologie des jugements et de la construction de sens par l'appel à des valeurs, les études sociologiques ou anthropologiques autour des questions alimentaires nous ont été utiles pour comprendre la signification de certains jugements et les placer dans le contexte social en général. Il n'y a d'ailleurs pas une, mais des sociologies de l'alimentation comme le rappelle Jean-Pierre Poulain dans son ouvrage Sociologies de l'alimentation6(*).

Ainsi en matière alimentaire, une sociologie fonctionnaliste va étudier le rôle fondamental du repas, pris comme institution, dans le processus de socialisation et de transmission des normes. A titre représentatif, Maurice Halbwachs, dans La classe ouvrière et les niveaux de vie7(*), écrira : « L'essentiel de la vie familiale paraît bien être le repas pris en commun avec la femme et les enfants... L'ouvrier sait bien que l'ordre des repas, l'habitude de consommer certaines nourritures et le prix qu'on attribue à chacune d'elles sont de véritables institutions sociales. » Marcel Mauss l'étudiera dans la perspective des dons et contre-dons.

Ces deux perspectives nous ont ouvert des portes lors du travail d'interprétation de certains entretiens ; certains enquêtés font eux-mêmes le lien entre une mauvaise transmission (« mes parents m'ont mal appris à manger ») et des pratiques troublées plus tard lors de leur autonomisation. D'autres enquêtés accordent de l'importance à la part de « don » dans l'acte alimentaire : si la nourriture est préparée et offerte telle personne avec qui la relation est bonne, elle va revêtir un caractère presque « magique » et pouvoir être assimilée sans créer de souffrance alors même que la restriction absolue est la règle chez ses personnes.

En ethnologie, la question alimentaire a également fait l'objet de recherches empiriques chez les fonctionnalistes, notamment en Angleterre où des auteurs mettent l'accent sur différents aspects. Radcliffe-Brown8(*) note que « l'activité sociale la plus importante est de loin la recherche de nourriture ». Bronislav Malinowski dans son étude des composantes sociales du contexte dans lequel s'exprime et se met en oeuvre la satisfaction d'un besoin9(*), met en place la notion de « besoin dérivé » : la fourchette est un besoin dérivé du besoin de se nourrir de telle façon à tel endroit.

L'anthropologie des techniques développée après la Seconde Guerre Mondiale en France par Leroi-Gourhan va répertorier et classifier les différentes techniques de consommation pour étudier les rapports de l'homme avec la matière. L'anthropologie culturaliste va s'intéresser à l'extrême variabilité des formes et des techniques alimentaires : Lowie consacre tout un chapitre, dans son Manuel d'anthropologie culturelle10(*), à la question de la cuisine et ses techniques, mais aussi au repas, dans une démarche de comparaison des cultures. Dans la perspective culturaliste, Margaret Mead est probablement l'auteure qui a le plus travaillé sur la question des pratiques alimentaires. Son approche mérite attention, notamment sur le chapitre IV de son ouvrage Moeurs et sexualité en Océanie11(*) , intitulé « La première enfance : formation du caractère » : les attitudes parentales dans la distribution des aliments aux enfants participent à la construction de la personnalité. Quelques années plus tard, avec R.C. Guthe, Margaret Mead publiera un Manuel d'enquête alimentaire où ils montrent « les façons selon lesquelles des individus ou des groupes d'individus, en réponse aux pressions sociales et culturelles choisissent, consomment et mettent à contribution certaines portions de disponibilités alimentaires présentes. »12(*)

De cette approche culturaliste, on voit émerger l'idée que c'est la culture qui détermine l'originalité d'un comportement alimentaire.

Dans la perspective structuraliste de Levi-Strauss, l'alimentation est un terrain qui permet de s'intéresser, tant du point de vue des pratiques culinaires que des manières de table, à la combinatoire logique des structures, pour dégager des invariants de « l'esprit humain », à savoir les structures archaïques que l'on trouve de tout temps en tout lieu.

Et effectivement, on le verra, certaines analyses de Levi-Strauss nous ont été utiles pour mettre à jour certaines récurrences en termes d'évaluation de la qualité d'un aliment chez nos enquêtés, selon que l'aliment est plus ou moins travaillé, par la main du cuisinier, par l'industrie...

Des études du CREDOC sur les représentations autour de l'alimentation établissent un certain nombre de valeurs partagées telle que la santé et le plaisir, valeurs statistiquement les plus présentes chez les individus. Le souci pour la santé grandissant, une « enquête INCA individuelle et nationale sur les consommations alimentaires » coordonnée par J.-L. Volatier établit un intérêt croissant des individus pour la nutrition qui se construisent un ensemble de connaissances dans le domaine, témoignant d'une culture de la rationalisation médicale en matière alimentaire. On pourra juger de l'étendue de ce savoir chez les enquêtés, leurs jugements en matière médicale n'étant donc pas du domaine du pur profane.

Les catégories médicales et de la biologie font fréquemment référence et permettent à chacun de jauger son propre comportement : par exemple, on évite les matières grasses, mais les fruits et légumes bénéficient d'une excellente image nutritionnelle ; cependant ils ne sont que moyennement consommés pour leur goût et leur qualité inconstante dans la chaîne alimentaire. Ces catégories de jugement, qu'elles soient mises en pratique ou pas par les acteurs, sont en expansion sur l'ensemble du monde social avec la diffusion actuelle de normes de santé publique européennes fortement relayées par les médias.

En ce qui concerne les attitudes et comportements alimentaires, cette étude INCA établit que les trois dimensions essentielles d'une bonne alimentation sont avant tout la santé et la qualité des aliments, puis le plaisir, en troisième position statistique. D'une manière générale, les femmes privilégient une alimentation variée, équilibrée et sans excès, et les hommes le goût, la qualité et la satiété.

Le côté socialisant de l'alimentation, la commensalité est également une dimension importante du modèle alimentaire selon Corbeau et Poulain13(*). La conception des repas comme moment de solidarité et de partage de nourriture mais aussi de valeurs répond pour eux à une anxiété fondamentale enracinée dans le rapport de l'homme à son alimentation : « la fonction d'un modèle alimentaire est d'abord de gérer l'anxiété alimentaire au sens le plus complet du terme » pratique et symbolique.

On le verra, les moments de découverte des pratiques déviantes autour de l'alimentation suscitent beaucoup d'inquiétude de la part des proches. Quand l'idée de partage est rompue, que les notions de santé et de plaisir sont évacuées des représentations individuelles de l'alimentation et qu'il y a entrée dans un processus d'individualisation par rapport à la conception de l'alimentation et des repas, c'est toute la conception de l'intégration du membre au groupe qui est mise en question. Que se passe-t-il quand on rompt le mode de l' « allant de soi » ?

On propose de rediscuter les différentes étapes de la carrière anorexique établie par Muriel Darmon14(*) et de voir comment les individus se situent eux-mêmes par rapport à leurs troubles et cette carrière plus ou moins objective - puisque établie dans une perspective sociologique.

Rappelons brièvement ces étapes qui constituent la carrière anorexique telle que Muriel Darmon la conçoit.

Il y a d'abord l'engagement dans une prise en main, le « commencement », qui introduit une discontinuité dans le comportement habituel de la personne puisque celle-ci va mettre en place de nouvelles pratiques visant le changement : changement d'habitudes alimentaires, mais aussi changements par des pratiques d'entretien du corps (sport, vêtements), et des pratiques scolaires et culturelles. Du point de vue médical et psychiatrique, il s'agit du commencement de l'anorexie au sens psychiatrique du terme, dont les critères sont définis dans le Manuel Diagnostique et Statistique de Troubles Mentaux (DSM-IV)15(*), même si ceux-ci ne sont pas encore tous réunis et que le régime est apparemment « banal ». Du point de vue profane, il ne s'agit pas sur le moment d'un début d'anorexie : Muriel Darmon montre qu'il y a de nombreux accompagnateurs, qui encouragent au changement. Ce changement peut être vécu comme normal, légitime, conforme à certaines attentes sociales, dans la mesure où il est courant de voir une personne entreprendre un régime, changer sa garde-robe et quelques unes de ses activités, sans qu'il y ait nécessairement de rupture brutale avec son identité « d'avant ». C'est pourquoi Muriel Darmon va nommer le comportement anorexique ainsi : une déviance de la conformité.

C'est aussi la raison pour laquelle, dans la perspective de l'auteur, cette première phase ne peut constituer précisément la première phase de la carrière que si elle est suivie de la seconde : la continuation de ce premier régime. L'engagement est maintenu, la perte de poids se poursuit, les conséquences sur la santé deviennent plus importantes, mais les pratiques se routinisent, ainsi que lors de la troisième phase où les habitudes sont installées de sorte que l'on continue et « maintient l'engagement malgré les alertes et la surveillance » de professionnels ou de profanes qui commencent à étiqueter le comportement.

La quatrième étape est la prise en charge par l'institution, Muriel Darmon ayant réalisé la plupart de ses entretiens à l'hôpital. C'est décider de s'en remettre à l'institution. Muriel Darmon cite ici Erving Goffman pour définir le rôle de l'hôpital : « un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d'individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées. »16(*) C'est dans l'institution hospitalière que l'on constitue le groupe déviant. C'est là qu'on le constitue et qu'on a vocation à le désagréger, si l'on peut dire, car c'est un lieu d'affrontement entre déviants et personnels médicaux qui vont alors « lutter contre les dispositions à maintenir l'engagement dans la carrière anorexique »17(*), lutte qui, si elle est « emportée » par l'institution hospitalière, doit déboucher sur la sortie d'une patiente « guérie » après le lâcher prise sur ses conduites troublées et une reprise en main dans le sens de la normalité. Fin de la carrière anorexique ?

Si la notion de carrière telle qu'elle est établie par Muriel Darmon est relativement dynamique, elle ne peut s'appliquer qu'aux personnes ayant été prises en charge dans le cadre hospitalier, institution totale telle qu'elle est définit par E. Goffman. Cette perspective ne prend pas en compte tout le processus de jugement qui va du moment où l'on s'aperçoit de l'anormalité d'un comportement au moment où l'on qualifie ce trouble d'anorexique et/ou boulimique jusqu'à un éventuel recours à l'hospitalisation ou à un psy. Comment se présente le « bricolage cognitif », pour reprendre l'expression de Christian Morel18(*), par lequel on est amené à qualifier son propre trouble et se voir confirmer son anormalité ? Dans un premier chapitre, nous proposons, sans entrer tout de suite dans le détail du pourquoi, d'analyser le comment : comment certains éléments jugés anormaux conduisent une personne à revoir son identité et à interagir avec les institutions « renormalisantes » ? Quels sont les effets de la perception du comportement anormal d'une personne amenant à juger de l'anormalité, totale ou partielle de ses pratiques, et remettant en question son identité ?

On propose de différencier les étapes du jugement qui conduisent à trouver ses propres pratiques anormales. D'abord une phase de déni chez les sujets anorexiques, qui est considérée rétroactivement comme le début de l'anormalité, constitue une étape où se met en place un changement volontaire de subjectivité dont l'alimentation est le point central à la manière de la conception indienne d'Amazonie, détaillée par Philippe Descola, de conceptualiser le corps et la métamorphose, changement corporel qui induit un changement de comportement à l'égard d'autrui. Un changement dans la perception et la catégorisation d'un alter suppose un changement parallèle de régime corporel ; corollairement, changer de corps, c'est changer de point de vue. Dans la perspective indienne, les états des corps altérés sont tantôt des stratégies de connaissance, s'ils sont délibérément provoqués, tantôt des symptômes pathologiques, s'ils sont involontaires. Cette comparaison est intéressante car dans le cas de l'anorexie, le début de transformation volontaire par un régime est à ce titre remarquablement semblable de cette conception d'une civilisation pourtant éloignée de la nôtre : les autres accompagnent, les changements volontaires sont bien vécus et bien vus. C'est le basculement vers un point de non-retour qui va poser problème.

Vient donc la phase de prise de conscience de l'anormalité, avec continuation et routinisation des pratiques. C'est une étape problématique où l'on va tenter de comprendre et qualifier de ce qui se passe, et où l'identité sociale et personnelle est fortement questionnée : l'identité "d'avant" qu'on tente de maintenir en dissimulant son « étrangeté » et sa nouvelle « étrangèreté » pour rester intégré, et l'identité nouvelle de déviant, le nouveau rapport à la nourriture et un nouveau sens créé changeant le point de vue sur soi. Une fois la qualification du trouble établie par différents moyens, l'on va se diriger vers le champ médical. On verra qu'un diagnostic implique une reconnaissance de la situation de la personne, étape importante en ce qu'elle permet de réunifier l'identité, qui va être retravaillée dans la perspective d'un retour à la normale, de manière différente selon le type de soins vers lequel on est conduit.

C'est selon cette perspective chronologique que nous allons aborder la question du jugement par un sujet de sa propre anormalité et ses conséquences sur la gestion de son identité.

Chapitre préliminaire

L'enquête

« Ce qui importe, ce n'est pas de rêver de l'impossible « enquête pure », mais d'expliciter chaque fois la situation sociale créée par l'enquête et de la contrôler dans la mesure du possible - ce qui constitue par ailleurs une première analyse de l'objet de la recherche. Il importe également de restituer cette explicitation lors de la présentation des résultats : rappelons que la critique de la démarche fait partie intégrante de la recherche sociologique. »

D. Schnapper, La Compréhension sociologique. (2005)

Partant avant tout de l'ouvrage de Muriel Darmon sur les pratiques anorexiques établissant leur caractère déviant, il a donc fallu s'intéresser d'abord à la sociologie de la déviance. Il est difficile de rapporter des conduites dites « collectives » dans le cas des anorexiques, car contrairement aux fumeurs de Marijuana de Becker, l'entrée dans la carrière anorexique, pour reprendre les mots de Muriel Darmon, se vit seul : c'est le fruit d'une décision individuelle de faire un premier régime qui « dérape » en restriction alimentaire durable, processus qu'on ne peut inverser. Pour les personnes ayant commencé par avoir un comportement boulimique, ou ayant vécu la boulimie dans la continuité d'un comportement anorexique, l'idée est la même, la volonté de départ en moins : on commence sans trop savoir pourquoi, sans le décider, cela « arrive » et l'on ne peut pas vraiment décider d'arrêter. L'idée d'une enquête de terrain était donc à évacuer dès le départ: dans le cas de l'étude des jugements, il n'était pas nécessaire d'enquêter en milieu hospitalier dans un service adéquat puisque l'admission de la personne suppose déjà sa reconnaissance de la qualification psychiatrique de son comportement.

Les individus commencent la plupart du temps sans savoir ce que va devenir leur comportement, donc dans l'absence de volonté d'en arriver au trouble. On verra qu'il faut tout de même tempérer cette affirmation, certaines personnes décidant en conscience de « faire de l'anorexie ».

Il y a bien une partie de l'action qui est rationnelle en finalité dans l'anorexie (maigrir est le but immédiat), la Zweckrationalität wébérienne, avec moyens efficaces d'y parvenir, donc une rationalité instrumentale : qui veut la fin doit vouloir les moyens19(*) ; l'information qui permet de choisir le moyen le plus efficace est le moyen le plus important. Le problème est que derrière ces apparences il y a la façon de le vivre, qui montre autre chose qu'un ensemble cohérent de valeurs : des valeurs opposées qui s'entrechoquent et créent une tension au sein de l'identité même de la personne.

Un autre angle de vue est possible dans la perspective de l'individualisme méthodologique : la rationalité est l'observation de la règle, la cohérence, le traitement semblable de cas semblables. Si un élément d'un groupe n'est pas rationnel dans ce sens, on se sent désarmé devant l'imprévisibilité, ce qu'on ne peut comprendre, qu'on peut juger comme un caprice ou un manque de volonté. Le chercheur peut toujours dans cette perspective dégager une forme d'intentionnalité. Mais dès lors qu'on prête attention à la façon qu'ont les acteurs et actrices de ces pratiques, l'on a, d'une part, affaire à beaucoup de souffrance, des pertes de repères dans les valeurs, une rationalité apparente qui n'est pas toujours vécue ainsi, loin s'en faut, et l'on peut être tenté de préférer le terme de « subissant » au terme d'acteur, justement, pour nommer les intéressés. Cela est directement palpable dans le cas de la boulimie, on ne perçoit pas de rationalisation apparente en amont de la boulimie20(*), qui nécessite d'autres outils théoriques pour comprendre ces pratiques « irrationnelles » et pouvoir les inscrire dans un raisonnement théorique construit. Mais aval, on voit bien qu'il y a une peur de rendre public son trouble, à la manière du stigmate tel qu'il est conçu par Erving Goffman. Cette approche nous a été d'une aide précieuse pour concevoir les exigences et mécanismes de dissimulation des pratiques déviantes.

Bien que vécus dans l'isolement par chaque personne qui y est confrontée, les actes se ressemblent, très étrangement d'ailleurs, puisque même avant la médiatisation du « phénomène anorexie - boulimie » et la diffusion de descriptions des pratiques, des personnes isolées mettaient déjà en place, petit à petit, un comportement de totale restriction, de type ascétique, ou de total laisser-aller, sans qu'on leur transmette directement tel ou tel « savoir-faire » en la matière, tout au moins pas dans un seul des trente cas étudiés. Certaines enquêtées ont par exemple « commencé » dans les années 1970. Et pourtant, quand on réunit plusieurs de ces personnes dans un même lieu21(*), l'on observe un certain « état d'esprit » commun, sans pour autant réduire chacune des manières de vivre l'anorexie à cet aspect. Des éclats de rire quand l'une raconte qu'elle ouvre à fond le robinet de la baignoire chez ses hôtes, ruse mise en place pour couvrir le bruit de ses vomissements et de la chasse d'eau, et que tout le monde juge de l'absurdité de ce genre de stratagèmes qui sont pourtant leur lot quotidien : car il est finalement plus étrange de se laver en plein repas que d'utiliser les toilettes. Des soupirs quand, en groupe toujours, on se rend compte du temps perdu dans les « rituels » quotidiens de pesée, de calculs de calories consommées à l'unité près, d'évaluation de soi devant la glace, par rapport aux vêtements, aux sensations du corps sur la chaise... Des faits peuvent ainsi être mis à distance, car c'est avoir déjà reconnu sa déviance (pour avoir répondu à la proposition), s'être senti capable de rencontrer des personnes dans le même cas (puisque notre annonce émettait cette possibilité), avoir l'envie ou le besoin allié à la possibilité de s'exprimer sur le sujet.

Ces constatations faites lors d'une rencontre avec plusieurs des futurs enquêtés, on s'aperçut aussi d'un grand nombre de disparités entre eux, tant du point de vue de leurs origines sociales que de leurs façons personnelles de réagir à ce qu'ils vivaient, de le mettre en mots, d'accorder plus d'importance à tel ou tel aspect de leur vie. Sur fond de « TCA » communs, appellation qui regroupe l'anorexie et la boulimie, chacun n'a pas la même appréhension de ce vécu, n'en donne la même signification, si seulement une signification est donnée ; tout le monde n'en est pas non plus  au même stade de la « carrière »: selon que l'on commence à vivre les troubles, qu'ils sont installés, qu'on lutte, ou qu'on en soit sorti, on ne va pas en dire la même chose.

Des enquêtés pleinement conscients de leur subjectivité

Certains enquêtés font eux-mêmes un point entre ce qui relève de la subjectivité, et ce qui peut être un diagnostique fédérateur une fois reconnu la qualification psychiatrique de leur comportement. Ils nous mettaient ainsi indirectement en garde contre ce potentiel « plaquage » de l'histoire de l'un sur l'histoire de l'autre:

Melle MH.RI : « Ce qui est intéressant avec l'anorexie ou la boulimie d'ailleurs, c'est qu'on a tous des symptômes très similaires mais il y a des causes qui sont différentes, il y a des douleurs qui sont différentes. Enfin, il y a des rapports évidemment, mais il y a une individualité à l'anorexie.

Tu dis ça à cause des personnes que tu as rencontrées aussi ?

Je dis ça parce que, mais j'ai jamais vraiment rencontré quelqu'un qui était anorexique, enfin maintenant que tous mes amis sont anorexiques ou boulimiques, mais avant, non, je savais pas. J'ai lu beaucoup de livres, etc. et il y a des généralités qui me touchent pas, quoi. Genre, ils disent : les anorexiques pensent blabla, à cause de blabla. Et moi, c'était pas du tout ça. Je crois qu'il y a des différences dans chacun, dans chaque personne. Et bon, il y en a qui deviennent anorexiques parce qu'ils ont été sexuellement abusés quand ils étaient jeunes, mais moi c'est pas le cas, enfin je pense pas, moi. Il y a des causes qui peuvent être plus graves, plus extrêmes, oui. »

Melle MH.RI fait donc ici allusion aux différences de vécu qui font que les causes et interprétations que chacun trouve à son expérience varient d'une personne à l'autre. Certaines peuvent l'imputer à des abus sexuels, ce n'est pas son cas, qu'elle juge relativement moins grave. « Il y a des douleurs qui sont différentes » : sur un fond commun de souffrance, la manière de l'appréhender, l'intensité varie d'une personne à l'autre. 

Melle ML.FB : « Et maintenant, ça t'apporte quoi ?[le forum Internet]

En fait, ça m'apporte... Ben, déjà, c'est con, mais quand il y a des nanas qui postent des trucs du genre : « j'en ai marre, je veux m'en sortir, il faut que je trouve la force d'arrêter de manger », moi je lui réponds : « écoute, moi, personnellement, je pense que ça sert à rien ». Et ça me fait plaisir de le faire parce qu'au début c'est un truc que j'osais pas faire parce que je me disais : si ça se trouve, c'est ma vision des choses. Et c'est vrai qu'en le fréquentant assidûment depuis un certain moment, je me rends compte qu'il y a des trucs qui sont quand même assez vrais de manière assez générale, que je suis pas la seule à le penser. Du genre, typiquement : ça sert à rien de culpabiliser après, ça sert à rien d'essayer de se restreindre. Et ces genres de trucs à la con, ça me fait plaisir de les répéter parce que je me dis que ça peut aider quelqu'un. Et sinon, ça m'aide vachement, enfin dans toutes les discussions qui traitent pas de la bouffe en fait, dès qu'il y a des postes qui parlent pas de la bouffe, qui parlent des mecs ou du relationnel ou de l'argent ou des trucs comme ça, ça m'aide vachement. Et ça, c'est mon côté investigateur dont je te parlais qui est vachement aidé par ce forum. Je lis des choses, je me dis : tiens, il y a un comportement... parce que j'ai des comportements un peu troublés dans plein de domaines et je me dis : tiens, là... Enfin, j'en parle avec des gens, je confronte des opinions, des avis, des visions, des trucs et tout, et ça me fait réfléchir sur d'autres domaines, que je pense qu'on est pas mal à avoir en commun quand on est boulimique. Notamment les mecs, la vision du sexe, c'est des trucs que je retrouve dans pas mal de personnes sur le forum et ça me fait du bien de les lire parce que ça me fait réfléchir dessus. Et ça me fait du bien aussi d'écrire certaines choses, ça me permet de poser à plat des trucs. En plus de ça, tu sais qu'il y a des gens qui te lisent, qui vont peut-être même te donner une solution, enfin une approche de solution. C'est un truc qui m'aide vachement. Mais c'est vrai que le fait d'aller parler de bouffe, ça, ça m'aide absolument pas. Et quand je le fais, c'est juste parce que je lis des trucs qui me semblent faux et que je donne mon avis. Mais au niveau alimentaire, ça m'aide pas du tout et ça m'a gênée aidée. Ça, c'est clair. Au contraire, ça me faisait du mal de lire, des nanas qui disaient : « ouais, voilà, j'ai fait une crise ». Moi ça me replongeait dedans et ça m'aidait pas. C'est vraiment... Il y a des gens qui sont quand même vachement humains, je trouve sur le forum et ça me fait du bien de les lire quand ils parlent d'autres choses. Parce qu'il y a pas mal de discussions quand même qui se positionnent pas au niveau de la nourriture mais d'autres choses. Et c'est cet apport-là qui me fait vachement de bien. Mais c'est vrai qu'après c'est un truc que je peux faire avec des amis par exemple et je le fais. Mes problèmes avec les mecs, mes problèmes entre guillemets, c'est un truc dont je parle avec toutes mes copines ! Mais après d'en parler avec quelqu'un qui a le même vécu au niveau des troubles du comportement alimentaire, donc il y a sûrement des trucs en commun. Il y a un éclairage qui est différent et qui est souvent beaucoup plus fructueux pour moi qu'avec les copines, même si je néglige pas non plus l'apport de mes discussions par rapport à ça avec mes psys, mes amis. Même mes réflexions personnelles, c'est vrai que de les confronter avec quelqu'un, enfin avec des personnes en l'occurrence qui ont des points communs forts au niveau du vécu anorexique boulimique, je pense que c'est pas négligeable. Vraiment, il y a un plus.

Il y a un effet de miroir quand tu lis des trucs ?

Ouais, des fois, ouais. Mais disons que je me reconnais dans certaines personnes, c'est clair. Après, par contre je suis intimement persuadée que, que je me parle un peu qu'à moi-même. Il y a... Disons qu'il y a des gens que j'arrive à comprendre, mais dès que ça touche à des trucs qui me sont personnels, je pense que j'ai vachement de mal à être objective. Et généralement quand je réponds à quelqu'un qui parle de quelque chose qui me parle à moi, je sais jamais si je suis dans le..., je sais jamais si je suis objective et si ce que je réponds s'applique à elle. Je dis « elle » parce qu'il y a que des filles quasiment. Mais il y a un effet de miroir qui est pas non plus... Enfin, ouais, il y a beaucoup de subjectivité aussi, je crois. Mais je pense que c'est pareil pour tout le monde et que chacun... Disons que je lis dans des réponses d'autres, des trucs qui me parlent plus que dans ce qu'on me répond à moi. Tu vois, c'est complexe. »

Melle ML.FB parle, d'une part, dans cet extrait d'entretien, de l'ensemble du comportement troublé, qui n'est donc pas circonscrit à la sphère alimentaire. Elle fait également référence à cette « subjectivité » dont Melle MH.RI parle plus haut, en expliquant qu'elle retient principalement de l'expérience des autres les points communs avec la sienne, pour mettre en lumière, par le langage et la pensée, ce qui la gêne chez elle et qu'elle va chercher à renormaliser peut-être par la suite. Maintenant qu'elle a pris du recul et que l'effet de groupe induit par la fréquentation d'un forum ne la « replonge plus dedans » par effet d'entraînement dû à une certaine reconnaissance des pratiques déviantes, elle cherche à dégager des récurrences pour comprendre « ce qui ne va pas », et évacue ce qu'elle juge propre à chacun, de même que les propos purement pragmatiques autour de la déviance alimentaire. Elle tente de tracer les contours de cet « effet de miroir » pour y inclure ce qui peut-être généralisable au niveau comportemental, le reste demeurant le domaine du personnel et n'ayant, pour elle, aucun intérêt dans cet espace d'entraide collective, parce que « cela n'apporte pas de réponse ».

Plus loin au cours de l'entretien, on revenait sur la question à propos d'un autre cercle d'entraide : les Outremangeurs Anonymes, qu'elle avait fréquentés un temps, et que l'on connaissait également pour avoir participé à quelques réunions dans le cadre de cette recherche.

« Moi ce que j'ai trouvé - moi j'y suis allée en me présentant comme quelqu'un qui cherchait des gens pour faire des entretiens - c'est que - j'écoutais, mais je me servais pas de ce que j'écoutais, comme sur le forum. Et je me mettais à la place des personnes qui, pendant trois minutes, parlaient de leur truc, mais il n'y avait aucun retour. C'est trois minutes machin, trois minutes, lui veut dire quelque chose, je lève la main et j'ai trois minutes pour dire quelque chose. Et en fait, il y a pas d'échange, il y a pas de retour sur ce qui est dit par une personne. C'est chacun qui sort ce qu'il a.

Mais en fait, finalement, tu vois, moi, ça me dérange pas, enfin ça me dérangeait pas.

Moi ça m'a gênée parce que j'avais envie de leur dire des trucs !

Ouais, mais justement, par rapport à ce que je te disais sur le forum, sur l'esprit miroir, le fait que quand on répond à quelqu'un, on lui répond par rapport à ce qu'il dit, aux faits qu'il explique, mais finalement, est-ce qu'on peut vraiment comprendre et est-ce qu'on répond pas avec notre vécu aussi ? Et donc, au contraire, je trouve ça pas trop mal parce que, parce qu'il y avait quand même toujours un rebondissement, enfin dans mon groupe, en tout cas c'était ça, c'était : voilà, il y avait quelqu'un qui parlait d'un truc et puis moi je levais la main parce que ça me faisait intervenir, mais j'en parlais en disant « je » et avec mon expérience, c'était pas une réponse que je disais. Et finalement, je me demande si c'est pas la même chose. Sur le forum, on a beau essayer de répondre, enfin moi c'est une impression que j'ai, j'ai beau essayer de répondre, finalement je réponds jamais. J'apporte ma pierre à l'édifice, mais c'est ma pierre et puis ça construit pas son mur à la fille. Donc, pour moi, il y a le même effet miroir qui peut être pervers, si on y va pour trouver une réponse. Si on y va juste pour essayer de réfléchir en commun, ben, c'est très bien, mais après, est-ce qu'on peut vraiment répondre ? Non, finalement, je crois pas. Donc, ce côté-là, il me dérangeait pas trop, y compris les trois minutes, ça me dérangeait pas trop non plus. »

Ces quelques réflexions de mes enquêtées nous ont été précieuses, parce qu'elles touchaient véritablement au fond de la question suivante : qu'est-ce qui peut être de l'ordre du généralisable, étudié et comment le rapporter ?

L'étude des jugements permet de ne pas poser la question de savoir ce qui relève de la connaissance dans les propos recueillis, et ce qui relève d'un sens commun fallacieux, vérités qu'une sociologie du corps par exemple, menée par David Le Breton, ou une sociologie de l'alimentation à la façon de Claude Fischler se proposent de donner à voir, mais qui relèvent d'un véritable jeu d'équilibriste.

Ce n'est pas une sociologie de l'alimentation non plus à laquelle il faut alors se livrer, mais bien une sociologie des jugements et de la construction de sens par l'appel à des valeurs. Cependant, les études sociologiques ou anthropologiques autour des questions alimentaires nous ont été utiles pour comprendre la signification de certains jugements et les placer dans le contexte social en général.

Une approche interactionniste, d'autant plus dans le cadre de l'étude des jugements sur ses propres pratiques, était donc à évacuer pour toutes ces raisons, et c'est à une démarche compréhensive qu'il fallait recourir, une enquête par entretiens individuels, tout au plus à deux personnes quand cela était matériellement nécessaire (cas de déplacements en province).

Si le processus d'étiquetage, concept par excellence des interactionnistes, compte à un certain moment de la « carrière anorexique » ou boulimique, comme le montre Muriel Darmon dans son ouvrage, en rester à l'approche interactionniste ne permet pas rendre suffisamment compte de son importance pour les individus : à quel moment se considèrent-ils « anormaux », en deçà, au-delà de l'étiquetage ? La notion d'étiquette et l'étude du processus de sa mise occulte la dimension subjective, individuelle, morale, de son acceptation ou son éventuel rejet par l'individu. « Transformer les individus en activités » comme le fait Muriel Darmon, c'est volontairement mettre de côté ce côté « non totalement socialisé » de l'individu dont parle François Dubet22(*), pour le réduire à « la version subjective du système ». C'est postuler son hyper-socialisation dans un monde du social, son assimilation totale des codes logiques de ce monde, c'est annihiler toute possibilité d'évaluer, de prendre en compte sa distance critique par rapport à l'institution et la construction de sa propre expérience. Or c'est précisément la démarche inverse de l'étude qu'on propose : voir comment chacun jauge et juge son « anormalité ». François Dubet analyse : « L'objet d'une sociologie de l'expérience sociale est la subjectivité des acteurs. Cette sociologie compréhensive exige le double refus de la stratégie du soupçon et de la naïveté, de l'image d'un acteur totalement aveugle ou totalement clairvoyant. La position choisie repose moins sur un postulat ontologique, relatif à la condition humaine, que sur une nécessité de méthode, car la subjectivité des acteurs, la conscience qu'ils ont d'eux-mêmes, est le matériau essentiel dont dispose le sociologue de l'action. »23(*)

C'est donc dans cette optique-là que les entretiens ont été menés, à partir d'une grille à trois grands chapitres : les troubles (depuis quand, comment ?), les réactions des proches, et les recours au sens large (pour arriver à ses fins en période de troubles, pour en sortir). En essayant de toujours bien recadrer le propos si les digressions se faisaient longues, on a néanmoins laissé assez librement la parole aux enquêtés.

L'effet des éventuelles psychothérapies suivies par les enquêtés sur l'entretien sociologique

On a d'autant plus été enclin à laisser parler librement les enquêtés, autour des trois thèmes principaux mais aussi de ce qu'ils désiraient dire d'eux-mêmes en sortant parfois de la grille d'entretiens, qu'on s'est aperçu parfois qu'une non-interruption conduit à parler plus profondément d'un sujet, de soi-même. Même s'il semble y avoir digression au départ, on a pris le temps d'écouter, les entretiens étant censés durer une heure à une heure et demie au départ, ont parfois duré trois heures ; on ne discutera pas de l'éventuel effet thérapeutique de l'entretien dont parle Bourdieu dans la Misère du monde, mais on peut parler de l'effet de la thérapie suivie par des enquêtés sur l'entretien, sa teneur et surtout leur facilité à parler d'eux-mêmes.

« Les entretiens sont d'autant plus fructueux que les discours sont, pour les interviewés, un moyen privilégié de donner un sens à leurs expériences, une occasion de formuler grâce aux mots les manières dont ils donnent un sens à ce qu'ils ont vécu. C'est le cas des individus les plus cultivés, familiers de l'auto-observation et du discours type psychologique, particulièrement à la mode dans les milieux intellectuels, mais c'est aussi le cas, plus généralement, de tous ceux qui, étant donné leur position sociale plus ou moins marginale, font, grâce à l'entretien, une sorte de socio-analyse spontanée. On peut d'ailleurs avancer que dans la société moderne, caractérisée par l'absence de référent unanimement reconnu et l'atomisation des valeurs, les individus éprouvent de plus en plus souvent le besoin de « justifier » leurs conduites et leurs expériences24(*) ».

Pour les personnes ayant suivi ou suivant une thérapie dans la période contemporaine de l'entretien, la problématique et l'objet de l'entretien, le discours adopté - en partie improvisé, en partie préconstruit - sont le produit d'un travail de mise en ordre du vécu et des souvenirs, un travail où la mémoire est déjà passée au crible de la grille analytique. Mais ce travail fait lui-même l'objet d'un travail critique, les personnes se livrant à une évaluation permanente de la pertinence des explications données par les spécialistes, au regard de leur vécu. Il y a une réappropriation de certains éléments dans ce qu'il traite en thérapie, et un rejet de certains autres.

La plupart de mes enquêtés (vingt-quatre sur les trente) ayant suivi une thérapie de type analytique, ou une psychothérapie plus ou moins longue, une mise en forme systématique de sa propre expérience préexiste à l'entretien chez ces personnes-là, qui conditionne pour part leurs jugements sur leurs propres pratiques déviantes, puisque c'est essentiellement ce qui est travaillé en thérapie, notamment le repérage et la définition de causes. Par ailleurs, une certaine « médicalisation » et « psychologisation » des rapports entre les individus et du rapport de chaque individu à soi-même, qui tendent à renforcer le caractère déviant de ces pratiques alimentaires, s'infusent dans le processus de création du sens que chacun donne à ses propres pratiques et ainsi s'imposent à chacun de l'intérieur comme de l'extérieur25(*) ; de sorte que les enquêtés n'ayant pas eu affaire à un psy au cours de leur trajectoire tendent cependant à être familiers du domaine.

Cela ne signifie pas pour autant qu'il soit facile de parler de soi, de ses conduites, et a fortiori de sa déviance à une personne inconnue pour un entretien de sociologie, d'abord parce que la grille, les cadres et la finalité ne sont pas les mêmes. Également, le rapport au corps dans ces troubles alimentaires est important, c'est même la question centrale, et nécessite donc une certaine intimité et un rapport de confiance.

Compréhension mutuelle et intimité

Une particularité de ce travail en amont même des entretiens, lors de la démarche de les quérir, réside en ce fait que le choix du sujet n'est pas anodin, comme pour tout chercheur ou apprenti chercheur qui choisit son terrain, et que cela a pu faciliter les rencontres, surtout par le biais de relations interpersonnelles. Une anorexique et boulimique permettent de trouver des mots qui mettent en confiance et promettent l'empathie nécessaire à la situation d'entretien pour qu'il se déroule bien. Un regard étranger sur la question aurait pu lier les langues là où un vécu similaire invite à la confidence et crée une certaine complicité dans le cadre même de l'interview, parce qu'il y a cette présomption d'un «sentiment d'étrangeté», dont parle Michaël Pollak26(*), qui est évacué: l'enquêté va se sentir moins étranger à l'enquêtrice. On songe notamment à certains moments de mise à distance par le rire (comme on faisait remarquer plus haut : à propos généralement de l'absurdité ressentie de certaines pratiques) alors même que le propos est dramatique :

« Donc déjà y avait un terrain, et j'ai toujours été euh très euh, enfin jusqu'à 16 ans je dirais j'ai toujours été très maigre, enfin... y a des gens même qui pensaient que j'étais anorexique alors que je l'étais pas encore. (Nous rions) »

« Et t'avais arrêté de manger complètement ?

Non mais euh, je mangeais euh... franchement, je devais manger cinq céréales le matin...

Cinq céréales ?

Ouais, deux fourchettes de viande ou de poisson et trois fourchettes de légumes à midi plus un abricot, et euh... le soir, ça m'arrivait de manger quatre asperges ! (Rires) » Melle DM.

Ce petit exemple pour montrer que les conditions de l'enquête étaient particulières ; pas toujours aussi détendues, d'ailleurs, puisque certaines enquêtées ont pu être amenées à pleurer en cours d'enregistrement, la confidence ayant pu être poussée un peu loin et les larmes témoignant d'une limite à la mise à distance qu'il apparaît nécessaire de ne pas franchir. Dans le cas suivant, l'enquêtée a néanmoins pu poursuivre son propos :

« Elle cuisinait plus pour nous, elle parlait plus avec nous. Et j'étais toujours une enfant. Je te préviens en parlant de ça, je vais peut-être pleurer. (Elle pleure) J'étais toujours une enfant mauvaise, d'ailleurs j'étais toujours punie sans rien faire et je disais : « maman, j'ai rien fait, pourquoi je suis punie ? » et elle me dit : « tu m'as pas encore prouvé que tu es une assez bonne fille, assez bien pour avoir des privilèges ». J'étais jamais bien. Même quand je lui disais : « regarde maman, j'ai fait ça de bien, j'ai fait ça de bien », elle dit : « ouais, mais quoi d'autre ? il y en a qui sont tellement mieux ». » MH.RI

De même, à la relecture des entretiens, apparaît parfois un non-dit, une entente tacite entre l'enquêteur et l'enquêté. Implicitement des choses sont dites dont l'enquêté va penser ou savoir qu'elles sont comprises par le chercheur. La difficulté est alors : est-ce au chercheur d'expliciter cela ? Car l'ordre du ressenti nous rapporte à la question de la subjectivité...

« Ouais, alors l'anorexie comment je la vois ? En fait, enfin... Evidemment je pense que c'est super relié les deux, enfin il y a des trucs en commun dans les deux.

Boulimie, anorexie ?

Ouais, il y a vraiment des choses qui s'exprimaient en commun. Mais l'anorexie, je la vois plus comme extrêmement reliée justement à tout ce qui relève de l'analyse. Enfin, je pense qu'il y a énormément de choses traumatiques qui sont exprimées. En fait, c'est comme si j'avais crevé l'abcès en fait. Enfin, bizarrement le truc c'est que

Tu veux dire, maintenant ?

Non, en étant anorexique, en fait. Je pense que j'ai crevé l'abcès et ma boulimie, ça m'a fait sortir le pus. Je sais pas si tu vois ce que je veux dire ?

Ah oui, d'accord.

Enfin je le vois vraiment comme... enfin, j'ai éclaté quoi. C'est vraiment... Franchement, c'est un... Enfin, l'anorexie c'est un truc quand même assez fascinant je trouve et que j'ai encore vachement du mal à comprendre aujourd'hui. »

Ainsi, de l'ensemble de ce projet d'étude, que l'on souhaite poursuivre par la suite en intégrant le point de vue des proches et des « experts », cette première partie est probablement celle qui aura nécessité le plus de prise de distance active parce qu'évidemment, il faut tâcher de prendre le moins de place possible dans l'entretien.

Cela n'a pas été toujours parfaitement le cas, et même si les interventions de ce type sont rares, il aura fallu soustraire à l'analyse les réponses à des impositions de problématique, par exemple :

« Je sais pas si tu as vu sur Myspace, il y avait un truc que j'ai posté, c'était : raconte un secret et sans nom, c'était anonyme. Tu mettais le secret n'importe où, donc personne ne voyait qui c'était. Et tout le monde avait genre : « je suis vraiment dépressive... »

Sur quoi ?

Je te montrerai, je t'enverrai un truc. Comment on dit quand on se

Automutilation ?

Oui, « je fais des automutilations », « j'ai envie d'être boulimique, je me trouve dégoûtante », « je suis anorexique ». Tout le monde avait quelque chose comme ça. Et c'est vraiment incroyable, tellement de personnes souffrent d'un problème psychologique, mais on en parle jamais. Tout le monde souffre et

A priori sur My Space, tu vas pas le dire : oui, je suis anorexique.

Oui, vraiment j'étais chez une amie quand j'ai reçu ton message et je trouvais ça incroyable. J'ai pris tellement de bien que quelqu'un... »

« Rappelons simplement que toute situation d'enquête est inévitablement une situation sociale particulière, il n'existe pas d' « enquête pure ». La relation d'interview est une relation sociale entre deux individus socialement définis. Le sociologue fait du mieux qu'il peut pour la gérer, en s'adaptant aux exigences, chaque fois singulières, de la relation avec l'interviewé - sans oublier qu'une relation dans laquelle l'un est en position d'interroger l'autre crée, par elle-même, une situation d'inégalité. Cette inégalité est évidemment renforcée quand le sociologue appartient à un milieu social supérieur à celui de l'interviewé. [...] Mais dans tous les cas, l'exigence est la même. Il s'agit pour le sociologue, non pas de prétendre annuler la distance sociale, ce qui est utopique, mais de la dépasser pour sympathiser avec celui qu'il écoute, sans pour autant entrer en dialogue actif avec lui, sans le juger ni lui imposer ses propres conceptions. C'est une continuelle vigilance sur soi. »27(*)

Les entretiens

Ainsi, trente personnes ont été interrogées dans le cadre de l'étude des jugements d'anormalité autour des pratiques alimentaires :

(FB suit les initiales des personnes rencontrées via le forum boulimie.com ; RI pour les relations interpersonnelles, et OA pour les Outremangeurs Anonymes)

Melle AV.FB : 21 ans, étudiante à l'Ecole du Louvre et Licence de Lettres Classiques simultanément, après Hypokhâgne et Khâgne. A connu une période d'anorexie, est boulimique. Parents profs de Lettres. En psychothérapie.

Melle AR.FB : 25 ans, études Mathématiques, Stats Socio, Master RH. Boulimique depuis ses 13 ans. En psychothérapie.

Mme CB.FB : 49 ans, 2 enfants, en invalidité. Anorexique, boulimique en alternance depuis l'adolescence. Hospitalisée plusieurs fois, en psychothérapie.

Melle CP.FB : 18 ans, étudiante en première année de Science Po et en première année de Sciences Physiques. A connu deux périodes d'anorexie, et une de boulimie. Rétablie. Pas de psychothérapie ni d'hospitalisation.

Melle DM.RI : 23 ans, étudiante en Droit, puis Médiation culturelle. A connu une période d'anorexie et une de boulimie. Rétablie. En psychothérapie.

Melle DD.FB : 25 ans, danseuse, prof de danse, et étudiante au Conservatoire. A connu une période d'anorexie, toujours boulimique. En psychothérapie. A été hospitalisée.

Mme DB.FB : 38 ans, orthophoniste, célibataire. Anorexique de 15 à 25 ans environ, boulimique. Hospitalisée cinq fois, en thérapie. A parlé de ses troubles à un prêtre durant dix ans.

Melle EC.FB : 24 ans, étudiante en première année de Lettres. Anorexique depuis ses 11 ans. En thérapie, suivie à l'hôpital.

Mme E.RI : 29 ans, cadre, mariée. Italienne, études de sciences politiques en Italie, travail en France. A été anorexique et boulimique à l'adolescence. Pas de thérapie.

Mr FB.FB : 21 ans, étudiant en STAPS. Boulimique, en psychothérapie.

Mme FC.FB : 32 ans, femme au foyer, mariée. Boulimique depuis ses 18 ans.

Melle J.OA : 33 ans, comédienne. Boulimique depuis l'adolescence. En psychothérapie et membre des Outremangeurs Anonymes.

Melle LD.RI : 24 ans, stagiaire dans une agence de notation extra-financière après des études variées. Anorexique depuis ses 15 ans. Hospitalisée une fois.

Melle L.OA : 30 ans, employée de bibliothèque. A été anorexique, puis boulimique, « abstinente » depuis 2 ans. Membre des Outremangeurs Anonymes, en psychothérapie.

Melle MD.RI : 24 ans, Hypokhâgne, Droit, Science Politique. Dirige une société dans le domaine de la santé et de la nutrition. Parents médecins. A été anorexique. Pas de thérapie.

Melle MH.RI : 22 ans, étudiante aux Beaux-Arts et Histoire de l'Art. A été anorexique. En thérapie.

Melle ML.FB : 22 ans, en école d'ingénieur. A connu une période d'anorexie, et une de boulimie. En psychothérapie. Rétablie.

Melle ML.RI : 26 ans, a fait des études de tourisme, a été guide. A connu une période d'anorexie, boulimique. Hospitalisée pendant deux ans, en psychothérapie. Mère psychomotricienne.

Melle MM.FB : 19 ans, étudiante en médecine. A été anorexique, puis boulimique, rétablie. Hospitalisée lors de l'anorexie, en psychothérapie.

Melle MV.FB : 23 ans, étudiante dans un cursus franco-allemand après une Prépa. A connu une période d'anorexie, boulimique.

Melle MM.FB : 21 ans, étudiante en 4ème année de médecine. A été anorexique, est boulimique, suit un psychothérapie.

Mr NR.RI : 19 ans, étudiant en école de cinéma. A été anorexique et suivi une thérapie. Parents psy et médecin.

Melle PF.RI : 27 ans, assistante d'édition après IUT Métiers du Livres et une Licence. A été anorexique, est boulimique. En thérapie.

Melle RT.RI : 26 ans, étudiante en master de Philosophie. A connu des périodes d'alternance d'anorexie et de boulimie.

Melle VB.FB : 22 ans, commerciale. A connu une période d'anorexie, et une période de boulimie. Psychothérapie tentée mais infructueuse.

Melle VD.RI : 26 ans, employée dans une caisse de retraites. A été anorexique, boulimique, hospitalisée, et rétablie, elle suit une psychothérapie.

Melle VF.FB : 31 ans, assistante sociale après une maîtrise de Lettres et Ecriture. A connu anorexie et boulimie, en période de répit. A été hospitalisée, et suit une thérapie.

Melle VP.FB : 20 ans, employée dans une chaîne de restauration. A été anorexique et hospitalisée. En psychothérapie.

Melle Y.OA : 22ans, étudiante, a été anorexique, est boulimique, en « abstinence ». Membre des OA, et suit une psychothérapie.

Chapitre un

Appréciation rétroactive de l'apparition des troubles du comportement alimentaire 

Tous nos enquêtés n'estiment pas avoir eu un rapport normal à l'alimentation durant leur enfance. Certains considèrent avoir eu très tôt un rapport problématique à la nourriture, de manière épisodique généralement. En évoquant leur passé, les souvenirs relatifs à la question se bousculent, les lubies, les jeux, les habitudes, les anecdotes, les prescriptions parentales, les plaisirs, les déplaisirs. Certains au contraire, estiment avoir un rapport jugé « sain » à l'alimentation jusqu'à l'apparition des troubles. Et pourtant, vivre avec des troubles du comportement alimentaire peut s'avérer difficile à percevoir pour les uns comme pour les autres. Nous proposons ici de donner à voir le chemin qui mène à la perception du caractère anormal de sa propre conduite quand elle est induite par un changement progressif de subjectivité.

I) Vers un changement de subjectivité : installation de l'anorexie et aveuglement du sujet

L'anormalité niée : routinisation des pratiques anormales

Il y a d'abord la plupart du temps, chez les personnes commençant par une phase d'anorexie, une période souvent qualifiée de « déni »

Par elles-mêmes mais cela se retrouve dans le discours psy

 :

« En fait, ça a commencé vraiment quand mon père est tombé malade, a eu un cancer, donc j'avais 15 ans. Déjà, j'ai fait une période d'anorexie, où là, c'est vraiment, la maladie, elle s'est vraiment... Enfin j'étais dans le déni, je voyais pas que je devenais anorexique. » Melle YM.OA.

« Et moi j'ai eu un espèce de déni pendant toutes ces années parce que j'avais beaucoup de remarques, forcément l'année du bac quand on perd 10 kilos ça passe pas inaperçu dans une classe de trente nanas. Et j'étais dans un... Je savais que j'avais ça sans me le formaliser vraiment, sans l'accepter vraiment. » Melle VF.FB

Terme « déni » employé par les personnes familières du vocab psy

Mme E.RI. nous explique en entretien qu'elle inscrit son régime de départ dans la perspective d'un changement volontaire, conscient, pour « devenir plus cool » au lycée, plus évoluée précisera-t-elle quand nous la relançons, « pour être mieux ». On peut constater à la lecture de ses propos que ces changements sont orientés vers un ethos de classes sociales supérieures, comme l'a démontré Muriel Darmon dans son ouvrage Devenir anorexique28(*) : « le corps n'est alors pas une ressource qui sert à « tenir » mais comme un signe qui sert à représenter »29(*). En effet, Mme E.RI précise qu'elle entre au lycée dans une ville plus grande que la sienne, et qu'elle « s'aperçoit » qu'elle est moins bien habillée, moins bien coiffée, moins savante nous dira-t-elle plus loin dans l'entretien.

« A la base je voulais simplement maigrir.

Pour changer.

Ouais pour changer de vie quoi pour être, ouais pour être mieux. Je suppose aussi que le fait d'être au lycée avec des nouveaux gens, je me rappelle que comme j'étais sortie de mon petit collège et de mes copains que je connaissais depuis trois ans, donc là c'était des nouveaux gens et tout donc y avait des gens vachement plus évolués.

Plus évolués ?!

Ouais tu sais y a des ados plus évolués que d'autres, moi j'étais dans les moins évolués plutôt. J'étais habillée n'importe comment, j'étais coiffée n'importe comment, j'étais un peu enrobée et tout, et les autres étaient plus ...

Plus urbains entre guillemets ?

Ouais voilà qui sortaient le soir dans des supers grandes boîtes

Parce qu'en fait ton lycée était dans une grande ville ?

Il était à 2 km de chez moi, pas si loin que ça, mais du coup comme la ville c'est une petite ville moi j'habitais en plus dans la banlieue, c'était un peu entre la ville, la banlieue et la campagne, un truc comme ça, donc là effectivement y'avait d'autres gens qui venaient d'autres écoles des environs donc ça m'a permis de sortir un peu de mon petit cercle école paroisse.

Donc en fait tu l'inscris dans une volonté de changement ?

En fait je me suis concentrée, je me suis dit c'est ça qui me manque ... je suis pas contente de ma vie, j'aime pas ma vie, parce que je suis grosse, mais en réalité, après coup je me rends compte que c'est pas si simple. Ouais plus de changement, après bon l'été j'ai vu que oui effectivement je maigrissais ça marchait et ...

Et tu te sentais changer ?

Ben j'étais de plus en plus déprimée en vérité parce que du coup j'ai bien aimé manger, et du coup je mangeais plus, toutes les occasions les pizzas avec les copains ben c'était mort, ou j'y allais et je les regardais manger donc c'était pas très drôle. » E.RI

De même Melles MV.FB et AV.FB souhaitent changer quelque chose après une rupture avec un petit copain, et pensent à un régime :

« Alors euh je pense que, enfin j'ai commencé à être obsédée par mon poids en seconde, j'avais quinze ans, euh... Un garçon n'a pas voulu de moi et euh, bon c'était pas aussi clair que ça, c'était pas aussi schématique mais bon au fond ce que je me suis dit c'est je ne suis pas assez bien pour lui, qu'est-ce qui cloche et la première chose que j'ai trouvée c'est que peut-être je pourrais perdre un peu de poids. »

Là on voit bien pression sur la minceur féminine = marché sexuel/matrimonial/affectif

AV.FB.

« Donc, en fait, en prépa, première année de prépa, j'ai eu un copain. Bon, lui, après... Enfin, en deuxième année de prépa ou au moment de Noël, j'ai appris par quelqu'un d'autre qu'il était allé voir ailleurs et ça m'a fait un choc incroyable parce que c'était vraiment la première personne qui comptait énormément pour moi. J'avais déjà à ce moment-là un problème, un gros problème de confiance en moi parce que je suis quelqu'un d'hyper timide. Et le jour où j'ai appris ça, alors là, j'ai perdu vraiment le peu de confiance qui restait en moi. J'ai perdu cette confiance et je pense qu'il y a pas mal de trucs qui se sont effondrés en moi. A ce moment-là, on se sent inutile, on comprend pas, on comprend pas ce qui n'a pas marché. Enfin, je me suis pas mal remise en question. Et je l'ai quand même revu plusieurs semaines après, mais pour me donner du sens en quelque sorte ou je sais pas quoi, j'ai commencé à faire attention à ce que je mangeais. Je me suis intéressée à autre chose, je me suis intéressée à la bouffe. En plus, période de Noël, je me suis fixée comme objectif déjà... Je sais plus exactement, c'était en 2001, Noël 2001, début 2002, au moment de Noël, j'ai dit : bon, je vais faire attention à ce que je mange. Voilà, ça a commencé comme ça. Et puis après, j'ai fait de plus en plus attention. »

Idem !

MV.FB.

Les pratiques visent à changer la subjectivité, puisqu'on le voit : un changement global est souhaité, on veut aller mieux, être mieux ; ces pratiques visent entre autres à amincir le corps et se mettent en place, sans qu'on perçoive aucun problème à cela, même si l'amaigrissement se prolonge et s'amplifie quelque peu. Cette première phase d'évaluation de la présence d'un trouble est une appréciation rétroactive. Elle correspond à la phase que Muriel Darmon appelle l'entrée dans la carrière, qui est interprétée après-coup comme le début de l'anorexie. Il s'agit pour l'instant d'un régime « conforme » à la plupart des régimes, à la suite duquel, si on se rétracte, on n'entre pas dans l'anorexie. Ou plutôt : en étant entré dans l'anorexie, et en ayant un regard rétrospectif sur l'ensemble de la période, on va trouver dans ce moment de mise en place d'habitudes différentes, des « signes » avant-coureurs, ou des bizarreries, qu'on interprète comme un début de glissement, l'identité de la personne n'étant pas encore très affectée. Ce sont ces premiers signes qui font penser après-coup qu'un régime « normal » ne se passe pas comme ça.

Les autres encouragent, encadrent ou sont simplement au courant, comme le note Muriel Darmon : ce sont des accompagnateurs. De sorte que les premiers changements de comportement sont visibles, par les autres, et assumé, par la personne elle-même. Dans l'extrait précédent, Melle E.RI. note que les autres continuent à l'inviter au restaurant, même si elle ne mange plus beaucoup ; c'est elle qui refusera par la suite, ne trouvant « plus drôles » ces sorties. Melle VD.RI. change son comportement alimentaire, éliminant le gras et le sucré de son alimentation, l'adaptant à la cantine, lieu de socialisation des élèves, et le soir elle cesse de grignoter en rentrant de l'école et après le repas.

« Et donc, voilà, je me suis pesée une fois et j'ai décrété que je pesais trop, donc j'ai commencé à réduire. Et je crois que j'ai vraiment commencé à réduire tout ce qui était gras et sucré. J'ai commencé à manger vachement de féculents, c'est-à-dire que je me suis pas du tout limitée sur la quantité, mais plus sur des trucs à manger.

Pourquoi t'as choisi gras et sucre ?

Parce que j'avais dû identifier ça comme ce qui pouvait me faire grossir, comme ce qui était pas bon pour moi. Donc, je suis pas du tout tombée dans un truc où j'étais affamée. Je continuais à manger à ma faim mais avec que certains aliments. Je me rappelle qu'à la cantine, je pouvais manger vachement, vachement de pain. Par exemple s'il y avait frites steak, je mangeais pas de frites et steak, mais je mangeais vachement, vachement de pain. Et le soir, j'essayais d'éviter de grignoter. Je me rappelle que je buvais beaucoup pour caler la faim, je trouvais ça vachement efficace. »

Melle E.RI supprime également dans un premier temps les gâteaux, augmente sa consommation de légumes, se restreint sur l'alimentation sucrée qui est le propre des enfants30(*), conduite qu'elle estime relativement difficile à tenir dans une famille où l'on aime manger :

« C'est un régime tout bête, je mange plus de légumes, je supprime les gâteaux, c'était un peu dur vu la culture de la bouffe qu'il y a chez moi, dans la famille, tout le monde aime bien manger chez moi. »

Elle ne s'en cache pas, sans rendre sa conduite ostensible non plus. Elle adopte et adapte ses nouvelles prescriptions en société, tout comme le dit Melle VD.RI. Elles inscrivent leurs pratiques dans leur environnement social quotidien.

« Ah tu allais quand même au resto ?

Ben des fois tu sais y avait des occasions avec la classe ... Oui au début j'y allais, après on m'invitait j'y allais plus, c'était pas très drôle.

Et tu mangeais pas alors que eux ils mangeaient ? Enfin tu l'assumais quand même ?

Oui

En fait tu te cachais pas spécialement ?

Non je me cachais pas spécialement, enfin j'allais pas le montrer spécialement non plus. »

Melle LD.RI explique qu'elle a commencé par un régime encadré par un professionnel, de sorte qu'au départ, l'amincissement était légitime ; il était la conséquence d'un acte volontaire surveillé par sa mère et le nutritionniste :

« Fin seconde j'ai commencé une espèce de régime où j'étais pas censée maigrir mais j'étais censée perdre de la graisse, et après j'ai continué. [...] C'est moi qui ai voulu le faire, je suis allée voir ce médecin et ma mère m'a accompagnée parce qu'elle voulait que ça soit bien fait et tout, donc voilà. Et voilà, ça a marché, j'ai perdu un peu de graisse, tout ça. Sauf qu'après pendant la première, j'ai continué, j'ai pas arrêté, j'ai pas arrêté. Je me souviens même, on est allées voir mon médecin avec ma mère, enfin cette espèce de médecin qui donnait les régimes, et on l'a presque accusé : « ouais mais elle arrête pas, et comment on fait maintenant ? » Et lui il était là : « mais c'est pas ma faute, c'est vous ! » Et puis à ce moment-là j'étais pas prête à l'accepter ça, c'est vrai, je remettais la faute sur ce médecin. Toujours est-il que j'ai continué à faire ce régime en première et à perdre du poids, à perdre du poids, à perdre du poids. J'ai jamais pensé que j'étais anorexique, j'ai jamais dit que j'étais anorexique, j'ai jamais pu croire que j'étais anorexique à cette époque-là, et ma mère non plus. »

Melle LD.RI présume en creux qu'on peut arrêter un régime « normal » quand on le souhaite. Une autre enquêtée dira qu'elle était étonnée d'être, parmi ses copines, la seule à pouvoir tenir plus de quinze jours son régime, alors que les autres ne pouvaient pas, signe d'une trop grande volonté, une capacité trop importante à pouvoir s'abstenir de manger, suspectées par la suite d'avoir été un terrain préparatoire à l'anorexie. Ces interprétations viennent avec le recul sur les pratiques routinisées, parce que sur le moment, l' « entêtement » nous dira Melle E.RI, ou une logique de mimétisme ou de compétition entre copines peut empêcher une mise à distance des conduites. Melle DM.RI en fait état en nous racontant le début de ses troubles, après avoir précisé qu'il y avait un terrain propice, lié à une période de son enfance où elle mangeait très peu, ce qui avait inquiété sa mère :

« Donc déjà y avait un terrain, et j'ai toujours été euh très euh, enfin jusqu'à 16 ans je dirais j'ai toujours été très maigre, enfin... y a des gens même qui pensaient que j'étais anorexique alors que je l'étais pas encore. (ça nous fait rire) Et donc 16 ans euh... gros clash dans l'équilibre familial. Et euh, ça a commencé, y a eu une première étape, donc 17 ans début de ma terminale, premier trimestre entre septembre et décembre, j'ai perdu 3 kilos, et euh comme j'étais déjà toute maigre, de 42 kilos je suis passée à 39, du coup enfin c'est déjà très important quand on n'est pas très gros de perdre 3 kilos, et .. j'étais toute faible et tout, et je pense, enfin j'avais une copine euh... cette année-là, qui clairement était.. tombée dans l'anorexie euh, enfin, donc euh enfin... et comme c'était un peu la seule fille avec qui je restais dans cette classe, c'est euh... y a une espèce de... je me rappelle plus trop mais je pense qu'il y a une espèce de... compétition qui s'est mise entre nous par rapport à la perte de poids... »

Melle PF.RI fait état d'une compétition entre soeurs également, sa grande soeur étant anorexique, et sa petite soeur commençant, avec elle, à restreindre son alimentation, de sorte que les trois soeurs se provoquant mutuellement, une compétition de courte durée s'installe entre les trois :

« Et donc ça a commencé, je mangeais de moins en moins, je finissais par avoir les mêmes attitudes et comportements que ma soeur. Au départ, même parfois, on avait l'impression que c'était pas comme une revanche mais presque pour la provoquer, elle. En fait, au même moment, ma soeur juste en dessous de moi a commencé à faire pareil et du coup, c'est devenu presque comme une

En même temps que toi ?

Oui, en même temps que moi, c'est la même période. Et du coup, c'était à celle qui arriverait à en prendre un petit peu moins que l'autre par rapport à la fois précédente, pour arriver à presque plus manger grand-chose. »

Dans une étude de l'INRA publiée en décembre 2005, Anne Lhuissier et Faustine Régnier31(*) montrent que malgré une certaine « uniformité de la volonté de maigrir chez les femmes dans tous les milieux sociaux », les écarts de poids moyen sont très variables selon la CSP considérée. Ainsi, plus on s'élève dans l'échelle des revenus, plus le poids moyen réel et le poids moyen idéal diminuent par rapport à ceux des classes populaires. Les seules exceptions à la règle sont les femmes de CSP moyennes, employées par exemple, qui sont amenées au quotidien à côtoyer des personnes de classe plus élevée, leurs supérieures, de sorte qu'il ressort un phénomène de forte influence : l'insertion dans un milieu professionnel socialement mixte en terme de CSP favorise une pression par le haut. La plupart de nos enquêtées ayant commencé par une période d'anorexie au collège ou au lycée, lieu de socialisation relativement mixte en termes de milieu social, le jeu d'influences réciproques peut s'exercer comme on le voit dans les cas précités, et ainsi, prises dans une logique de comparaison et de compétition, la « tête dans le guidon », les personnes peuvent en venir à nier les excès de leur comportement.

Parfois, ce qui est a porteriori qualifié de déni provient d'une méconnaissance totale de l'existence de la qualification psychiatrique du comportement.

Melle L.OA. va expliquer qu'après une remarque faite à la plage par une amie concernant la taille de ses cuisses, elle va le soir même commencer à réduire son alimentation, perdre trois kilos en tout pendant les vacances, et « ça a été un tout petit peu mieux en rentrant ». Mais elle s'installe durant deux ans dans une routine d'amaigrissement : « je descendais petit à petit », et comme « à seize, dix-sept ans, on perd vite en se restreignant », elle devient maigre et essuie de nombreuses remarques quasi quotidiennement, des remarques qui par ailleurs lui font plaisir.

« Et j'étais complètement, complètement inconsciente de ce qui se passait. Je sais que je n'avais qu'une envie : manger le moins possible, mais sans aucune volonté particulière de maigrir ou de ressembler à quelque chose. Le seul but, c'était de manger le moins possible, et de m'opposer à mes parents. [...] Elle [sa mère] a son mari qui lui dit : c'est une maladie, ça s'appelle l'anorexie. Moi je ne connaissais même pas l'existence de ce mot, je ne connaissais même pas le mot, donc encore moins la réalité qui a eu derrière. Ça a pas mal changé depuis quelques années, on en parle pas mal mais à l'époque... » Melle L.OA.

Melle VF.FB nous explique qu'on lui faisait des remarques et qu'elle ne voulait pas admettre. Connaissant l'existence de l'anorexie, elle ne s'applique cependant pas l'étiquette, ayant sa conception propre de l'anorexie en tant que profane.

« Tu mettais le mot d'anorexie ?

Non, voilà, je mettais pas le mot. Je me disais : j'ai un problème avec la nourriture. Mais pour moi une anorexique, dans ma représentation à moi, c'était une nana qui faisait 30 kilos.

A ce moment-là ?

A ce moment-là et tant que je ne faisais pas 30 kilos, je n'étais pas anorexique, je n'avais pas droit au titre ! Bon, il y a quelque chose qui m'avait échappée à l'époque, c'est que si tu fais 30 kilos et que tu mesures 1,50 m c'est pas pareil que si tu fais 1,80 m ou je sais pas. Ça, ce rapport-là, ce ratio-là, je le faisais pas du tout à l'époque. Je l'ai fait à partir de 25 ans parce qu'on m'a montré des courbes, on m'a... Et je suis rentrée dans la médicalisation de la chose quoi. » Melle VF.FB

Melle MH.RI. connaît l'existence des troubles anorexique et boulimique, mais ne les applique pas à son comportement dans un premier temps. Elle nous raconte comment elle en est venue à presque totalement cesser de manger, après plusieurs années d'alternance entre régimes et reprises de poids en se faisant à nouveau « plaisir » avec la nourriture. Malgré l'excentricité de ses nouveaux goûts alimentaires - quelques miettes de thon dans un bain de vinaigre, un champignon et une demie carotte râpée composent désormais ses repas, elle met un certain temps avant de trouver son comportement problématique.

« Et voilà comment mon anorexie a commencé. Mais dès le premier mois où ça a commencé... Non, c'est pas vrai, quand ça a commencé, enfin je veux dire, au début j'ai passé deux mois sans, sans vraiment voir ce qui m'arrivait. Et au troisième mois, je crois que c'était en avril, je me rappelle pas exactement ce qui s'est passé, je crois que je me suis... Je me rappelle pas, mais j'ai vraiment réalisé, je me suis rendue compte que je pouvais pas continuer, que j'avais vraiment quelque chose de mal. » Melle MH.RI.

Mme DB.FB explique qu'elle a commencé en 1982.

« À 15 ans ça a commencé, j'étais en pension, j'y avais été mis pour des raisons religieuses et que j'y reçoive un enseignement niveau études adéquat. J'ai commencé tout de suite après mes premières règles, donc je les ai pas eues depuis. [...] C'était pas ça le déclic, le déclic ça a été une amie qui a fait un régime là-bas, elle était en surpoids elle a fait un régime, je sais pas pourquoi je l'ai copiée. [...] C'était 82. J'ai commencé un régime, et ma mère m'avait que je serais bien que j'aie mes règles pour que je maigrisse. Donc ça m'avait choquée, je comprenais pas pourquoi, je me trouvais pas grosse. Et j'ai perdu très rapidement du poids. En 3 mois, j'ai dû perdre 7 kilos, peut-être plus que ça. Donc ça a commencé comme ça. C'était le dernier trimestre, et aux grandes vacances, mes parents m'ont récupérée, j'étais très maigre. Ils m'ont pas fait soigner, ils ont nié complètement la maladie, et puis moi aussi, hein ! D'abord moi je savais pas trop ce qui m'arrivait. Une seule chose dont je suis sûre c'est que je parlais pas du tout, je disais pas mes sentiments. »

« Pour revenir à quand j'étais anorexique, moi je pense que j'étais dans le déni de la maladie. Pour ma mère, il était pas question que j'aille voir un psy. » Mme DB.FB.

Mme DB.FB ne savait pas ce qui lui arrivait, ses parents non plus, par conséquence, dans un premier temps, personne n'agit. A porteriori elle le déplore, mais il faut garder à l'esprit que dans le contexte de l'installation des routines, elle ne s'inquiétait pas vraiment des pratiques. Elle se souvient qu'elle n'allait pas très bien et pensait ou savait que le fait d'être en pension pesait, de sorte qu'elle ne songeait pas à une prise en charge et, comme elle n'en parlait pas et qu'elle se livrait à tout un ensemble de pratiques dissimulatoires (on le verra par la suite), personne autour d'elle n'y pouvait non plus songer. D'autant que sa mère et sa famille en général valorisent la minceur et une alimentation frugale. Ce caractère particulier du comportement des membres de la famille rend moins visible le côté excessif de l'anorexie puisqu'il augmente le seuil de tolérance, chez les parents autant que chez la personne elle-même :

« Chose qui est curieuse, c'est que ma famille m'a toujours aimée anorexique. Et sur les photos où - même encore maintenant, y a des photos où je suis anorexique et j'ai pas beaucoup de poids, on me dit : t'es bien là. Donc on m'aime bien avec pas beaucoup de poids, maigre, et ça plaît. Et Mais alors prendre du poids, c'est horrible, ça se fait pas. [Quand j'ai grossi avec des crises de boulimie] ma mère m'a emmenée voir un nutritionniste pour perdre du poids, c'est l'horreur. Quand j'ai pris du poids, là tout de suite c'était régime. De toute façon, quand j'étais petite, j'avais deux ans, ma mère m'avait mise au régime parec qu'elle me trouvait trop grosse, elle me surveillait, donc ma mère a toujours été obsédée par le poids. Pour elle c'était une hantise, fallait pas que je ressemble à une tante qui avait du poids, trop. Ma mère elle a un poids normal mais elle m'a pas reproché mais elle m'a dit un jour que c'était à la suite de ma naissance que j'ai grossi, en m'attendant. Je suis la deuxième, en attendant mon frère elle a rien dit, mais quand elle m'attendait, paraît-il les gens croyaient qu'elle attendait des jumeaux, et moi, ça lui a relâché les muscles de son ventre, j'étais un gros bébé. [...] Donc moi, si elle m'avait pas fait faire le régime à deux ans, j'aurais été un (inaudible), donc c'est grâce à ce médecin que je suis mince maintenant. Qui m'a fait grandir etc. Donc tout ça c'est vrai que ça peut avoir un impact. Mais bon dans la famille on est assez obsédé par le poids. »

Melle EC.FB dit situer le début de ses troubles vers ses onze ans :

« Ben au départ, c'était pas vraiment par rapport à ça mais bon, j'avais l'impression que ma mère elle préférait ma soeur donc j'ai arrêté de manger en fait. Et en fait, après j'ai continué et puis voilà quoi. Ben c'était un élément déclencheur, après je dis pas qu'y avait pas d'autres raisons mais ça a commencé comme ça. [...]

Et du coup t'as arrêté de manger ?

Ben disons que je mangeais déjà pas beaucoup, quoi, euh...

Petit on ne mange pas forcément beaucoup...

Ouais, voilà. Donc après ça a continué au collège et au lycée, tous les repas à la cantine je les sautais. [...] Mais bon à la base, c'était pas pour faire un régime. C'était parce que j'avais l'impression qu'elle préférait mes soeurs, donc voilà.

Tu voulais qu'elle réagisse ?

Non, non, je me suis dit... Pas forcément, c'était juste une impression que j'avais eue et j'ai fait ça.

Donc en fait là, t'as fait de l'anorexie ?

Ouais, un peu, mais...

Mais on t'a dit que c'était de l'anorexie ?

Ben, en fait, disons, que... Non, pas vraiment. Mais si tu veux, vu que j'étais assez mince normalement et que je mangeais pas beaucoup non plus, c'était pas catastrophique non plus, c'était juste que je mangeais moins, quoi. »

Melle EC.FB donne une possible explication à la non remarquabilité de son comportement pour les autres. Elle, sait très bien qu'elle a arrêté de manger à la cantine, ce que sa famille ne sait pas, et comme elle était déjà menue et qu'elle ne mangeait pas beaucoup étant enfant, son nouveau comportement face à la nourriture est imperceptible, il restait singulier, son entourage s'étant habituée à voir en elle une enfant peu attirée par la nourriture. Elle dit elle-même ne pas avoir souhaité que sa mère le remarque alors qu'elle la met en cause dans sa volonté de départ d'arrêter de manger.

Des opérations de singularisation des conceptions familiales autour de l'alimentation comme dans le cas de Mme DB.FB, ou de singularisation du comportement et de la morphologie de la personne qui entre dans une période de trouble du comportement alimentaire comme pour Melle EC.FB, peuvent ainsi temporairement mettre un voile sur l'anormalité des pratiques et de l'état d'esprit qui se mettent progressivement en place.

A l'inverse, un véritable bousculement des habitudes et changement de morphologie peut tout de suite mettre la puce à l'oreille, de la personne elle-même ou de ses proches, parents ou autres, sur le mode du « il se passe quelque chose d'anormal ».

Si la quantité de nourriture absorbée s'amenuise peu à peu, sa place symbolique s'accroît concomitament, avec le souci grandissant du corps. Melle L.OA. va avoir ces propos : la nourriture remplit l'esprit, « moins j'en mangeais plus j'en avais dans la tête. » « Je te disais que, sur le moment, je me rendais pas compte que ça avait vraiment changé quelque chose. Mais a posteriori, c'est clair que je pensais qu'à la bouffe, qu'aux calories, que je me fermais complètement, sur tout en fait ...», nous dira Melle CC.FB. « Les choses m'atteignaient plus parce que j'étais ailleurs, j'étais dans mon monde de calories, de délire avec la balance, genre : ouais, super, j'ai perdu 200 grammes, euphorie totale », nous dira Melle VF.FB.

Melle VB.FB. se voit frustrée d'avoir à manger avec ses parents, de devoir suivre les repas et ne pas pouvoir « faire ce qu'elle voulait » :

« Très vite, j'ai commencé à regarder les recettes de cuisine. Alors c'est très bizarre, moi je sais pas exactement pourquoi. Ma mère elle avait des gros cartons, elle collectionnait les recettes de cuisine, pour les faire, elle, hein voilà. Moi j'ai pris tous les cartons, j'ai tout regardé, je me suis fait des bouquins, des classeurs avec les recettes et tout. Je fantasmais à mort sur la bouffe en fait. Sachant qu'en plus, toutes ces recettes là, me mère elle les faisait pas du tout, quoi. Et je sais pas après, j'ai eu aussi la période où j'ai lu les livres d'(inaudible) justement, et y en avait un c'était « Maigrir c'est dans la tête ». Je m'en suis fait un petit catalogue en marquant comment ça se passait et tout, les clés, machin, un petit catalogue fait à la main avec, collée, une photo de mannequin dessus. (Rires) Donc le truc, quand tu le regardes, tu comprends pas très bien, mais bon. »

Ce qu'elle estime « bizarre », « incompréhensible », réside en cette fascination exercée par la nourriture, l'univers fantasmatique qu'elle matérialise dans ses petits catalogues de recettes et de conseils pour maigrir qu'elle recouvre d'une photo de mannequin. Ces pratiques sont jugées étranges car elles ne sont pas toujours fondamentalement comprises par les acteurs qui les ont pourtant eux-mêmes mises en place.

Autre bizarrerie, la faim sans envie de manger dont nous parle Melle CC.FB. :

« J'ai retrouvé des trucs que j'avais écrits, parce que l'été d'avant, l'été entre la troisième et la seconde, je suis partie un mois aux Etats-Unis dans une famille d'accueil. Et j'ai détesté la bouffe là-bas, quoi. C'était dégueulasse, et je mangeais pas, et en fait au début, ben rien de spécial, j'avais faim et normal. Mais sur la fin du séjour, d'avoir tout le temps faim, je me suis euh, enfin j'ai retrouvé des trucs que j'avais écrits, parce que je devais tenir un journal entre guillemets, tant que j'étais là-bas, pour me souvenir de ce voyage, et j'ai retrouvé des trucs vachement bizarres où je racontais que je ressentais la faim, que j'avais faim physiquement parlant mais que j'avais pas du tout envie de manger quoi. Je m'étais totalement déshabituée de manger, en gros. »

Si ce n'est pas une phase marquée systématiquement par la volonté expresse de maigrir, c'est en tout cas une phase marquée par la volonté de changer quelque chose, soi-même ou ses habitudes, de sorte que l'amaigrissement, même s'il n'est pas, encore une fois, linéairement désiré tout au long de son processus, devient un témoignage de ce changement. Se met ainsi en place, pendant cette phase de préparation de terrain à la déviance, tout un ensemble de comportements rétroactivement jugés « bizarres », étranges ou déjà anormaux, par la personne elle-même, et c'est ce qui fait qu'elle va commencer à situer l'apparition des troubles à ce moment-là.

La constitution d'un savoir scientifique, médical, diététique autour de l'alimentation et des techniques d'amaigrissement est à ce titre remarquable.

Les relais du sain : inspirateurs de pratiques

Le champ médical, en tant qu'il définit son objet, a une conception de l'alimentation dans son discours comme tournée vers l'objectif de la santé, la bonne santé. La diffusion du savoir médical en matière nutritionnelle conduit les individus à intégrer et à mettre en pratique un ensemble de connaissances « savantes » accumulées au fil des relations, par des profanes renseignés, par des professionnels du champ médical, par informations diffusées dans la presse ou la publicité. Ceci va leur permettre de rationaliser le plus possible leur mode d'alimentation.

Plusieurs enquêtés disent commencer à appendre à calculer le nombre de calories contenues dans les aliments : il y a une phase de renseignement, d'apprentissage des valeurs nutritionnelles des aliments, on rationalise son alimentation, le plaisir dans l'insouciance disparaît brutalement. On mange « consciemment » :

« Je sais plus exactement, c'était en 2001, Noël 2001, début 2002, au moment de Noël, j'ai dit : bon, je vais faire attention à ce que je mange. Voilà, ça a commencé comme ça. Et puis après, j'ai fait de plus en plus attention. Je prenais vraiment conscience, enfin manger devenait un élément, une action consciente pour moi alors que j'avais jamais fait attention à ça avant. J'étais toujours la petite machine qui mangeait ce qu'elle veut et qui reste comme une brindille, pour le plus grand bonheur des grands-parents. » MV.FB.

La prise de conscience s'oppose à l'insouciance de manger ce que l'on veut, et l'on fait de plus en plus attention à ce que l'on mange.

Melle LD.RI. commence à apprendre à rationaliser son alimentation, réduire les graisses pour perdre de la graisse corporelle, avec un diététicien. Mr FB.FB. fait du sport de haut niveau et apprend très tôt, vers douze ans, à faire des régimes avant les pesées pour les compétitions : son entraîneur lui transmet un ensemble de savoirs autour des techniques d'amaigrissement : réduire l'alimentation, privilégier les salades, se faire transpirer.

On l'a vu plus haut en terme d'influence par la négative, l'entourage amical peut aussi jouer un rôle d'informateur. Ainsi Melle CC.FB. prend exemple sur une amie qu'elle considère « saine » dans son rapport à la nourriture, et écoute les conseils de cette amie qui fait attention à son alimentation à la cantine :

« Et encore après, je me suis souvenue que, dès la troisième même, j'avais commencé à avoir des comportements bizarres, donc vers la moitié de l'année j'avais décidé qu'il fallait que j'arrête de prendre les entrées à la cantine, qui étaient genre : feuilleté au fromage, des trucs comme ça, qu'il fallait que j'arrête de prendre les desserts, que je prenne que des fruits en desserts. Enfin déjà des comportements un peu restrictifs comme ça, de pas prendre de pizzas, des trucs comme ça.

C'est toi qui avais commencé à décider ça ?

Oui, mais sans m'en rendre compte parce que, sur le coup, je trouvais pas ça plus bizarre que ça et ça fait pas très longtemps que je m'en suis souvenue. Mais je dirais que c'est par rapport à une copine, Valentina, qui était vachement plus mince que moi, mais enfin, moi j'étais pas grosse. Dans la famille, on est plutôt dans le genre mince, mais je sais pas, pour moi, c'était le modèle de..., le mot c'est pas sainteté, mais être « sain » quoi. Je sais pas, elle, une fois, elle a dû me faire une remarque, genre par exemple à propos des desserts, et c'est à partir de là que, complètement arbitrairement, je me suis dit que c'était mal pour moi, que je pouvais pas prendre de beignets, que c'était pas sain. »

De même, c'est une amie de Melle DD.FB. qui lui transmet ses savoirs en matière nutrionnelle, savoirs qu'elle mettra en pratique au fur et à mesure.

« Je sais que je suis partie en Grèce avec la classe. Il y avait une de mes meilleures amies qui était partie avec moi, qui avait fait une anorexie et qui s'en sortait, enfin qui en est sortie maintenant, mais qui s'en sortait toute seule. Elle n'a jamais été très grave, son anorexie. Et en fait, elle m'a appris à trier les aliments, enfin tout bêtement : « c'est con, tu devrais pas manger un fruit à tel moment, après tous les sucres se transforment en graisse » ou je sais pas quoi. Et bon, moi, je l'écoutais, enfin bêtement, parce que je voulais pas grossir quoi. Mais c'était pas un désir de maigrir. Et après, l'été suivant Hypokhâgne, je suis partie en randonnée avec des copains, donc j'ai appliqué toutes les règles. J'avais perdu 2 kilos en une semaine, donc j'étais contente ! Et puis j'ai continué. Et puis après, j'ai accompagné un camp VTT itinérant et c'était super dur parce qu'il fallait faire six heures de VTT par jour, planter les tentes, animer et tout. Donc physiquement, c'était très dur. Et en fait, je pense que c'est là que j'ai un peu enclenché le processus parce que je voulais absolument continuer à respecter les règles données par ma copine alors que, évidemment, c'était de la nourriture de collectivité pour des randonneurs, donc il y avait pas exactement les aliments proposés. Et là, je me souviens très bien avoir eu faim et de m'être dit : non, faut pas que je mange, c'est interdit. C'est là que j'ai mis en place la notion d'interdit je pense, enfin vraiment. » Melle DD.FB.

Progressivement, la mise en place d'interdits, d'aliments interdits notamment, se développe et s'étend. Melle E.RI. nous dit être entrée dans une spirale, parfaite métaphore du rétrécissement du champ des aliments autorisés :

« J'ai toujours été très gourmande, et du coup à 14 ans je me suis trouvée assez enrobée, et puis je suis passée en première année de lycée et j'ai décidé de faire un régime, et puis voilà régime de plus en plus strict, et au final j'ai perdu 20 kilos en peu de temps. Et à partir de là j'étais squelettique. Au plus bas je pesais 38 kilos.

Ah t'étais pas très ronde à la base.

Ben je faisais genre 65 quelque chose comme ça, j'ai perdu 20 kilos, après j'ai vite repris je me suis stabilisée autour de 45 quelque chose comme ça.

A partir du lycée donc t'avais quel age ?

14 ans, 14, 15.

Au niveau du régime, tu

C'est un régime tout bête, je mange plus de légumes, je supprime les gâteaux, c'était un peu dur vu la culture de la bouffe qu'il y a chez moi, dans la famille, tout le monde aime bien manger chez moi. Et au fur et a mesure, plus je m'entêtais plus je suivais le truc jusqu'à arriver à supprimer des aliments, je me disais tiens ca marche bien en supprimant ça et ça je vais supprimer ça et ça aussi et ca marchera encore mieux, donc après ca devient une spirale, t'es contente de voir la balance baisser, t'es encore plus motivée, y a des jours où tu bouffes rien ... » Mme E.RI.

« Et donc, voilà, je me suis pesée une fois et j'ai décrété que je pesais trop, donc j'ai commencé à réduire. Et je crois que j'ai vraiment commencé à réduire tout ce qui était gras et sucré. J'ai commencé à manger vachement de féculents, c'est-à-dire que je me suis pas du tout limitée sur la quantité, mais plus sur des trucs à manger.

Pourquoi t'as choisi gras et sucre ?

Parce que j'avais dû identifier ça comme ce qui pouvait me faire grossir, comme ce qui était pas bon pour moi. Donc, je suis pas du tout tombée dans un truc où j'étais affamée. Je continuais à manger à ma faim mais avec que certains aliments. [...] Et, ouais, j'ai bien dû perdre 6-7 kilos à ce moment-là. Du coup, je crois que c'est vraiment à partir de là où j'ai plus du tout mangé de gras, etc. Même une fois que j'avais perdu les kilos que je pensais nécessaires, j'ai gardé cette façon de manger. J'ai pas réintégré le gras et les gâteaux, en tout cas au quotidien. Déjà, j'ai commencé à sélectionner vachement. Donc, ça, je devais avoir 14-15 ans, je pense. Donc après, je suis restée comme ça. Et après, c'est vraiment l'été 98 où j'ai eu mon bac, où je devais partir en Bretagne, et là, je me rappelle m'être regardée avant de partir, en me disant que ça allait pas, que j'étais énorme, machin.

Le poids que t'avais perdu à l'époque où tu as commencé le régime, tu l'avais repris ?

Non, je restais toujours entre 56-57, alors que quand j'avais commencé le régime, je faisais 63-64, ce qui me paraissait énorme. Moi je me disais qu'il fallait au moins que je fasse 10 kilos de moins, donc je suis restée autour de 57-58. C'est là où j'ai commencé aussi à me peser régulièrement et tout. Donc, 57-58 et c'était encore trop. Je me rappelle que c'était avant de partir en vacances chez Gaston, où je me disais : c'est pas possible, je peux pas être comme ça, machin. Et là, j'ai commencé vraiment à réduire ce que je mangeais, toujours sur le même système, toujours en gardant les féculents, c'était vraiment la base. Je limitais vachement tout ce qui était viande parce que c'était gras ou gâteaux, mais toujours des féculents. J'ai toujours conservé les féculents. J'ai jamais essayé de faire des trucs avec que des légumes, des trucs comme ça, parce que j'avais un appétit qui était important, donc je pouvais pas me permettre de manger que des haricots verts, sinon j'étais affamée toute la journée. Et je me rappelle que j'étais partie au camping chez ma mère avant, je me rappelle que, là, j'ai commencé vraiment à réduire jusqu'au point d'avoir faim. Je finissais par me nourrir que de pain, en fait. Au début, je me disais qu'il fallait que je mange qu'une baguette et demie, qu'une baguette de pain. Et tout ça, c'était avant de partir chez Gaston, donc je maigrissais bien, je le voyais dans mes fringues, j'étais contente. Et chez Gaston, je suis restée sur ce modèle-là, je mangeais avec eux quand c'était genre des pommes de terre à l'eau, des trucs que je pouvais manger, mais sinon je compensais en mangeant du pain. En plus, l'intérêt du pain, c'est que je pouvais en trouver partout, que ça me coûtait pas cher, que c'était facile à trouver. C'était pas contraignant pour moi, ni financièrement, ni socialement, je pouvais, toujours à table, manger que du pain. Ça, ça a été tout l'été. Donc je pouvais pas me peser, mais je voyais dans les vêtements que je maigrissais. » Melle VD.RI.

Melle VD.RI. finit par resserrer l'étau des aliments autorisés pour aboutir à ne plus se nourrir que de pain, aliment nourrissant sans graisse. En pouvant le manger à table avec tout le monde, elle ne se désocialise pas tout de suite. Elle rationalise également le côté pratique du pain : il se trouve partout, elle peut donc garder ses pratiques où qu'elle aille, et ne coûte pas cher, ce qui satisfait son côté économe.

Melle CC.FB. commence à s'intéresser de près à la diététique, elle nous dit collecter les publicités pour produits alimentaires qu'elle reçoit dans sa boîte aux lettres quand ces publicités donnent des informations sur les apports nutritionnels des produits et des conseils en diététique.

« J'étais très à fond dans tout ce qui est diététique, nutritionnisme, machin, parce que je voulais absolument reperdre. Enfin ouais, j'étais à fond dans ça. Je lisais tous les articles que je pouvais trouver sur quoi manger, à quelle heure parce que ce serait le moins qui ferait grossir et tout. Et après en première, en février, je suis partie une semaine à la montagne, je suis revenue et j'ai sauté un repas, parce qu'on est rentrés, par exemple on est partis à 11h et on est revenu à 2h, donc du coup j'ai pas mangé, et là je suis passée... Enfin déjà je commençais à compter les calories, à noter depuis un ou deux mois qu'est-ce que je mangeais, en quelle quantité et combien ça faisait de calories dans la journée. Et là je suis passée donc des 1800 à 2200, je suis tombée à 1300 donc ce jour-là et après je suis restée à 900. Et après j'ai baissé, 500 et tout jusqu'à 400 après, et là, ça a été une grosse rechute, mais enfin je sais pas, ça s'est passé super vite, j'ai tout diminué, enfin de sauter un repas ça m'a fait tout dégringoler. Et de la deuxième semaine des vacances de février aux vacances de Pâques, ça faisait deux mois, j'ai dû perdre quinze kilos, un truc comme ça. Ca a été vraiment fulgurant. Et là je faisais plus du tout de crises. Mais par contre je mangeais trois fois par jour. C'est-à-dire le matin je mangeais une biscotte, enfin je mesurais tout et tout, donc avec une poignée de müsli, après le midi à la cantine y avait toujours poisson allégé et légumes allégés et pomme, donc je finissais pas mon assiette, et puis après le soir, enfin j'essayais de manger les trois repas mais le moins possible pour les deux, pour laisser une marge suffisante de 200 calories - quelle marge ! (elle rit) - pour le dîner. Et je sais toujours pas comment j'ai réussi à faire, à me débrouiller pour ne manger que 200 calories le soir, parce que nous c'était vraiment les repas de famille, et ce serait vachement mal vu que quelqu'un ne mange pas ce qu'il y avait sur la table mais je devais y arriver. Je sais plus comment je me débrouillais. Mais je suis très vite tombée à 500, 400 et ça, pendant deux mois avec du sport et tout. Et c'était radical. Je suis descendue à 40 kilos. »

La vivacité des souvenirs de Melle CC.FB. témoigne de son attention toute entière tournée vers le calcul permanent des apports de son alimentation à la calorie près. Les exemples de prises alimentaires hyper réglées et tournées vers la frugalité se multiplient dans les parties d'entretiens ayant trait à l'anorexie :

«Et t'avais arrêté de manger complètement ?

Non mais euh, je mangeais euh... franchement, je devais manger cinq céréales le matin...

Cinq céréales ?

Ouais, deux fourchettes de viande ou de poisson et trois fourchettes de légumes à midi plus un abricot, et euh... le soir, ça m'arrivait de manger quatre asperges (rires), voilà donc c'était pas rien, mais ça faisait jamais... à cette période-là je crois que j'ai jamais rien mangé. » Melle DM.RI.

Des pratiques hyper rationalisées, des motivations mystérieuses

Les enquêtés signalent une immense volonté, la sentiment d'une grande force, comme le dit très clairement Melle ML.FB :

« c'est que j'étais pas faible contrairement à ce qu'on voulait croire, mais qu'au contraire c'était une velléité d'être forte et de monter que j'étais forte, et que j'avais beau avoir l'air d'être quelqu'un de faible, enfin c'était pas du tout mon intention finalement, même si c'était démesuré. En fait, il y a... Tu sais dans la mythologie, ils parlent vachement de, je sais pas comment ça se dit sans l'accent grec, mais l'hybris, et moi j'ai vachement vu ça aussi. Le fait d'essayer d'être toute-puissance, qui est complètement vain à la base, mais d'essayer de nier tous les besoins naturels et de montrer une force surhumaine et qui a pas été punie. » ML.FB.

« Je ressentais pas du tout l'état de fatigue puisque c'était l'époque où j'étais capable de faire tout, puisque j'allais à tous les cours de fac. Tous les matins, je me réveillais à 7 heures, j'allais à mes cours, je faisais mon sport, je gardais la gamine à qui je donnais des cours en CP, qui était dyslexique. Tous les soirs, je rentrais, je re-soulignais mes cours et le lendemain, nécessairement, tous les cours devaient être fichés sur fiches. Et ça, j'ai jamais pu me séparer de ça parce que, si je le faisais pas, j'avais l'impression que c'était la porte ouverte à : je pourrai plus suivre. Et ça, la première année, je m'y suis toujours, toujours tenue. Tous les cours devaient être fichés de la veille au lendemain. Le lendemain, les cours de la veille devaient être fichés. Et tous les matins, je lisais toutes mes fiches, le week-end je lisais toutes mes fiches, je faisais tous mes TD. Donc, finalement... Et j'ai jamais vraiment ressenti la fatigue comme je la ressens maintenant où je me dis : je suis fatiguée ou je peux pas. J'avais pas du tout la notion de fatigue, surtout que quand je mangeais plus, en général, la première nuit de jeûne, je pouvais dormir et la deuxième nuit de jeûne, je ne dormais plus, c'est-à-dire que j'attendais le lendemain avec impatience pour pouvoir recommencer à manger n'importe quoi. Et ça, ça a duré jusqu'à Noël, janvier. Et après, ça a été vraiment la descente parce que je n'arrivais plus à manger qu'un jour sur deux, qu'un jour sur trois. Je suis arrivée à tenir jusqu'aux examens, mais j'arrivais de moins en moins à tenir, etc. J'ai tenu jusqu'aux exams. » Melle VD.RI.

Melle VD.RI donne ci-dessus un exemple de cette force qui pousse jusqu'à l'hyperactivité intellectuelle et physique. Le travail devient un point central de l'existence. Melle CC.FB se désocialise du lieu de la cantine et passe ses pauses déjeuner à la bibliothèque du lycée ; Melle YM.OA passe plus de temps à la bibliothèque le soir pour ne pas rentrer faire un goûter :

« Voilà, je continuais à manger certains aliments, mais j'essayais de manger plus des pommes, des choses comme ça, j'essayais de passer des heures, comme j'avais beaucoup de boulot en plus, j'essayais de passer plus d'heures après les cours à la bibliothèque, je rentrais plus tard. Comme je savais en plus que je rentrerais toute seule, j'essayais de rentrer que vers 19h chez moi, je faisais qu'un repas... » YM.OA.

« Voilà, une impression de maîtrise, je suis un peu obsessionnel en plus. J'aimais bien tout ce qui était ordonné, ce que je pouvais contrôler, avoir euh, pouvoir manipuler les gens, pouvoir être dedans, donc quand j'ai pu le faire sur moi-même, j'avais un sentiment peut-être un peu pervers mais... D'être bien. » NR.RI.

Mr NR.RI évoque l'idée de contrôle : l'impression de maîtriser son corps, de le faire aller où l'on veut le mener, donne un sentiment de puissance. La personne devient alors un véritable homo oeconomicus, un être tout entier rationnel, plusieurs enquêtés mentionnant notamment le fait de ne plus rien ressentir, de perdre ses sentiments avec l'anorexie et de se concentrer sur la maîtrise de soi.

« J'étais dans un tel malaise que... Je ressentais rien du tout, enfin je savais pas trop ce que je ressentais. » Mme DB.FB.

« ... Voilà donc en fait je lisais, ça je lisais avant de toute façon, mais je m'étais isolée du coup...

C'est le seul truc qui te faisait plaisir ?

C'était toujours dans une optique, j'apprends pour après quand je pourrais vivre ma vie quoi. En fait je pensais déjà à me casser quoi. Parce que je trouvais insupportable la manière la famille, je trouvais qu'ils avaient été insupportables sur ce coup la. C'était toujours dans un but ... C'était le seul truc qui me remplissait un peu à part les études ... Amis j'en avais pas, oui je voyais des gens, mais je ressentais rien, c'est bizarre à dire aujourd'hui mais je n'avais pas d'émotions quoi. 

Et du coup tu n'avais pas par exemple un amoureux ?

Ah non ! tu penses bien ! Je faisais pas envie non plus, parce que j'avais maigri mais c'est pas pour autant que j'étais mieux... Je m'habillais sans intérêt des trucs qu'on m'avait acheté, toujours les trois mêmes trucs... Je ressentais rien quoi, j'avais pas d'émotion je sais pas ... Ca c'était toute l'année, toute la deuxième année de lycée comme ça. » Mme E.RI

Mme E.RI ajoute à l'absence de ressenti l'impossibilité d'avoir une relation amoureuse, du fait de l'émoussement des sentiments et du fait qu'elle n'attire plus les garçons de son âge. Elle se désocialise de cette sphère des relations adolescentes. Melle MH.RI évoque sur ce terrain son impossibilité de faire attention à elle et « se faire jolie » pour sortir. Elle dit se désexualiser pour ne pas attirer les regards.

« Si on regarde mes photos, on dirait un ange.

Les photos que tu m'as envoyées ?

Oui, je suis ni femme, ni homme, je suis une fille en fait.

Ça fait jeune fille ?

Oui, voilà, jeune fille innocente avant sa sexualité, très tout, tout joli, mais c'est tout, sans plus. Et c'est marrant parce que quand j'ai recommencé à prendre du poids, on me draguait plus. Maintenant, on me parle et on m'approche beaucoup, beaucoup, beaucoup plus que quand j'étais anorexique. Et je sais pas nécessairement si c'est parce que je suis ouverte, mais je pense aussi que c'est parce que je suis plus femme. J'ai maintenant une sexualité. Et ça, je suis pas totalement ok avec encore parce que je sais que c'est à cause de ça, mais parce qu'aussi je vais mieux, je suis mieux dans mon corps, je suis mieux dans ma tête, que je l'accepte plus maintenant. Mais j'arrive pas à être totalement juste sexualisée, tu vois. Genre, coucher avec un mec juste parce qu'on se trouve attirante, je pourrais pas parce que j'ai du mal à accepter qu'on me sexualise uniquement, j'ai du mal, je peux pas. Enfin à mon avis, ça ira mieux. Et avec mes copains avant, ben

Petits copains ?

Oui, ils étaient fous amoureux quoi, mais c'était sexuel aussi, mais c'était pas que ça. C'était genre, je les charmais, je les séduisais mais avec ma tête et pas mon corps. Mais j'étais jamais attirée par mes petits copains, pas vraiment quoi, du tout presque, tu vois ? Et même si on faisait l'amour, etc., c'était pas : je voulais, mais bon, je devrais, je suppose, je suis dans une relation et bon. Et j'ai jamais vraiment... pris du plaisir, pas de plaisir réel, un plaisir à utiliser mon corps, à sentir un autre corps. Prendre du plaisir dans mon corps, c'était une notion qui n'était pas réelle pour moi, jusqu'à récemment, jusqu'à maintenant en fait. Dans les deux mois après avoir commencé à manger, les deux mois ici, tout a beaucoup changé. Je fais beaucoup de progrès. »

L'émotion est évincée du paysage relationnel, et c'est à une véritable ascèse que l'on a affaire, comme le note Muriel Darmon. Seule est ressentie comme une jouissance l'extase de la faim :

« J'adorais crever de faim. » Melle M.FB

« Quand t'es dans une période d'anorexie, t'as une euphorie qui vient des endorphines, c'est purement physique. » Melle VF.FB

« Je lisais énormément, je faisais que ça, je me souviens une fois, j'écoutais de la musique, j'étais sur le canapé avec ma petite pomme et mes deux biscuits, c'était mon plus gros repas de la journée quasiment (elle rit) et je lisais, et en plus dans un état de transe quasiment. D'ailleurs je sais que quand j'avais faim, ça me procurait une espèce d'extase quasiment - et c'est pour ça que je te dis que ça rejoint le spirituel - où je planais et où c'était génial. » Melle MD.RI

La recherche de pureté est explicite chez certaines personnes, et passe par l'abstinence alimentaire comme par l'abstinence sexuelle.

« C'est marrant parce que tout, cette période... du début d'anorexie c'est aussi associé à des paysages fabuleux, enfin, des choses très pures, en fait, je pense que voilà, c'est un peu une recherche de pureté. » DM.RI

« Donc, oui, je lisais beaucoup quand j'étais dans cet état-là et des trucs plus philo, sur les religions, la philo, pas mal de littérature aussi, des trucs sur : pourquoi ? C'était toujours : pourquoi ? pourquoi ? pourquoi ? pourquoi le monde ? pourquoi comme ci ? pourquoi comme ça ? Je me calme, mais je suis quand même encore dans ce truc-là !

Il y a d'autres pratiques que tu rapproches de ça ?

Le truc de la propreté, le truc de toujours être pure. Physiquement, je sais pas, d'être toujours... Le plaisir de prendre un bain pour être vraiment pure. Le mot d'ordre, ce serait vraiment la pureté, je pense, dans ce que, moi, j'ai connu de l'anorexie.

En fait, ça revient pas mal, en général.

Ah bon ?

Ouais

Ouais, ça m'étonne pas. Il y a un livre d'ailleurs de (inaudible) « La faim de l'âme », qui dit, justement, qu'il y a quelque chose de l'ordre spirituel là-dedans. » MD.RI

Nous y reviendrons en conclusion, la notion de recherche de pureté est source d'interrogation chez certains enquêtés, plus explicitement chez les femmes que chez les jeunes hommes que nous avons interrogés. Elle fait partie de la conception d'ensemble de ces actes dont le but recherché est de se sentir mieux.

L'instrumentalisation des éléments de l'environnement, témoins des changements

Une certaine confiance en soi est trouvée à l'aide de ces pratiques et des résultats sur la balance affichant un poids toujours plus faible. Melle VF.FB signalait plus haut son euphorie en montant sur la balance qui affichait 200g de moins que la fois précédente. La balance est également un instrument récurrent de cette rationalisation du changement, et quand elle n'est pas là, les vêtements devenant de plus en plus amples ou le ressenti corporel, tel que les maux provoqués par les os plus saillants ou la fatigue et le froid, se font témoin du travail en cours : « c'est bon signe ».

« Alors donc y a eu un déclic, j'ai découvert qu'il y avait une balance chez moi, j'étais presque jamais montée sur une balance dans ma vie. Enfin chez le médecin quoi. Donc je me suis... C'était pas vraiment pour qu'on fasse attention à moi, au contraire, j'aurais voulu que ça reste le plus discret possible, c'était vraiment un jeu assez morbide avec moi-même. Je me disais bon ben aujourd'hui tu fais 50, ben je te parie que dans deux semaines tu feras 48 et tu vas te débrouiller pour ça. Et ouais je me suis vraiment prise au jeu parce que c'était plus du tout un jeu, et voilà, j'étais de bonne humeur quand la balance avait annoncé un bon chiffre, et encore parce que j'avais tout le temps faim donc j'étais pas de si bonne humeur que ça mais... Donc ça a commencé, moi je peux vraiment, enfin je me souviens très bien de comment j'étais habillée, etc. Voilà je suis montée sur la balance et j'ai fait ah ben d'accord, 53, ben ce sera plus 53 la prochaine fois. » Melle AV.FB.

« Ne pas avoir de forces pour moi c'était un bon signe. De perte de poids, je sais pas, mais de contrôle, je me disais ça marche, je suis en train d'accomplir quelque chose . » Melle MH.RI.

« Au début, tu vois, la représentation du corps parfait, c'était 61 kilos, sauf que je suis arrivée à 61 et j'étais pas parfaite. Mais il y a un moment où pendant que je faisais 44 kilos, je me trouvais plus grosse, je savais que j'étais super mince. Le gros a arrêté parce que je voyais bien que... Et je voyais et je le voyais pas, tu vois ce que je veux dire ? Je sentais mes os, là, là, là et j'ai toujours des rituels. J'avais des rituels ou je faisais comme ça pour mon estomac ou comme ça pour voir comment j'étais ou comme ça pour sentir mes os. Je me râpais sur des choses dures, juste pour me rassurer que j'étais toujours mince. Mais pour moi, faire ça, c'est : oui, je suis toujours mince, je suis toujours bien. C'était quelque chose de concret pour me dire que je faisais quelque chose de bien, j'étais bien.

Mais ça faisait mal ?

Oui, ça faisait mal. Mais j'aimais pas me faire mal, mais...

Mais c'était rassurant.

Oui, voilà, c'est exactement ça, c'était rassurant. Et bon, ces rituels-là, je les fais toujours, même si maintenant, même si je me râpe la colonne vertébrale quelque part, ça fait rien maintenant. C'est par habitude aussi. Mais tous les matins, je fais les mêmes rituels encore, genre, moins maintenant, mais chaque matin quand je vais aux toilettes, je regarde mon estomac. Mais maintenant que j'ai un petit estomac, ça va. Je fais toujours le même rituel, mais je me dis : tant pis, c'est pas grave. » Melle MH.RI.

« ... Je crois que tout le monde a ses trucs, ses manières de s'évaluer. Pour moi, c'était comme ça, je me regardais dans la glace comme ça, c'était pas nécessairement si j'étais comme ça, mais plutôt du côté. » Melle MH.RI.

« Donc c'est surtout après la deuxième année, donc la Fac la stabilisation donc j'étais, je perdais plus mais c'était stable je me pesais trois fois par jour, donc avec le rituel et tout. » Mme E.RI

Ainsi, de ce que l'on a vu plus haut, les remarques de l'entourage qui font plaisir, ou au contraire l'absence de remarque qui blesse32(*), le miroir, la balance, les vêtements, le corps lui-même, tout est instrumentalisé comme indice du changement opéré, l'environnement devient progressivement fonctionnel. La vision des choses change donc progressivement et se recentre sur soi et l'image de son propre corps. Le calcul rationnel des conduites alimentaires domine le comportement à l'égard de la nourriture, et pousse la personne à se retrancher dans sa subjectivité, à gagner plus d'autonomie et accroître l'amplitude de ses pratiques dès lors qu'elle se retrouve marginalisée, comme par exemple Mme E.RI nous dit finir par ne plus participer aux repas de classe quand on l'invite pourtant toujours car « c'était plus drôle ». A partir d'un certain degré d'autonomie d'action et affective gagné, les conduites se routinisent, une remise en cause est difficilement négociable, mais le changement qui était voulu « en mieux » se fait difficile à vivre :

« Euh, non à la fin de la prépa, enfin tout ça s'est vraiment emballé en prépa, c'est-à-dire qu'en prépa c'est là que j'ai été le plus maigre que j'ai jamais été et puis le plus mal aussi. C'était vraiment, ça c'est sûr quoi, tout m'échappait en prépa, je me suis mise à plus maîtriser mes études et tout, et là, voilà du coup je me suis vengée sur ce que je pouvais encore maîtriser. »

Parmi les personnes enquêtées, la plupart ont connu les deux types de troubles du comportement alimentaire et, quand cela est le cas, l'anorexie fait place à la boulimie, précisément au moment où l'anorexie n'apporte plus satisfaction. Les schémas s'inversent.

II) Prise de conscience par le regard réflexif sur ses actes : l'exemple de la boulimie

Pour le début des troubles boulimiques, la distinction est plus nette que pour l'anorexie : on s'aperçoit directement qu'il y a un « problème » parce qu'il y a des faits et gestes remarquables comme la faim insatiable ou « compulsion boulimique », les vomissements et tout autre phénomène compensatoire comme par exemple la prise de laxatifs. Sans mettre premièrement le mot de boulimie sur ce « problème », on distingue un glissement vers un comportement anormal par le repérage d'actes positifs. Ces actes ne sont pas tout de suite perçus comme problématiques, ils sont avant tout vécus comme volontaires. Mais leur caractère anormal n'échappe pas à l'entendement, contrairement à la phase d'installation des nouvelles pratiques et d'entrée dans l'anorexie décrite précédemment.

Des actes positifs remarquables : l'anormalité faite quantité, substance et impuissance

Melle VB.FB. dit ne pas pouvoir faire ce qu'elle voulait devant ses parents. Elle était obligée de participer avec eux aux repas structurés, cadre dont elle ne peut se départir mais dans lequel elle ne peut pas inscrire ses propres pratiques alimentaires :

« A partir de ce moment-là, j'ai vraiment commencé à plus manger, d'abord, plus beaucoup manger, pour maigrir, pour être sûre de pas être enceinte, mais je peux même pas confirmer encore une fois. Donc voilà, je devais faire 52 kilos, pour ma taille, avec un physique super linéaire, enfin une petite brindille, enfin j'étais pas encore vraiment formée. Et donc je suis descendue à 48, 47 grand minimum. Et tout ça parce que j'avais arrêté de bouffer. Mais très vite, comme déjà il fallait bouffer avec les parents, que j'étais obligée de suivre les repas, j'arrivais pas à faire ce que je voulais (elle rit), et très vite j'ai commencé à regarder les recettes de cuisine [et à fantasmer sur la nourriture...] Et chronologiquement, c'est après que j'ai commencé à vomir. [...]

Le truc aussi, c'est que j'étais toute seule chez moi, et mes parents me donnaient des thunes, j'avais 500F par semaine, ce qui était largement suffisant pour faire mes courses et m'acheter plein de trucs quoi. Et mes courses, c'était, enfin y a des soirs, j'allais euh... Je rentrais chez moi, putain, j'ai rien pour criser, j'ai trop envie, mais dès que j'avais un stress et tout, enfin moi c'était toujours ça les crises, quoi : le stress, la contrariété, enfin tout ça. Et des fois, j'allais au Casino, enfin le truc qui ferme le plus tard possible, j'allais m'acheter tout ce que je pouvais, et quand tu voyais mon caddie t'hallucinais parce que y avait des Magnum, des cacahuètes, des trucs euh... « Tu manges que ça ? » (rires) Et puis je bouffais, mes crises elles étaient assez hallucinantes, quoi. Je bouffais tout ce que je pouvais me bouffer, des cornets de glace, un kilo de je sais pas quoi, des trucs euh... Une crise que j'ai faite qui me marquera à vie et qui m'a un peu fait prendre conscience du truc, quoi, c'était j'avais fait du riz au miel. C'est dégueulasse. J'ai mangé le truc, j'ai vomi, mais y'avait rien du vomi parce que c'était juste le truc est trop dégueulasse, quoi. Et ça, ça fait aussi prendre conscience quand tu te rends compte de ce que tu bouffes quoi. »

Melle VB.FB. ne peut inscrire ses pratiques restrictives ou au contraire orgiaques dans le cadre des repas imposé par ses parents ; elle s'y soumet dans un premier temps et c'est quand elle commence à habiter seule qu'elle « fait ce qu'elle voulait » : alterner restrictions et « crises ». La prise de conscience du caractère anormal de son rapport à l'alimentation arrive quand elle juge qu'elle mange quelque chose de « dégueulasse ». Sans vouloir pousser l'interprétation trop loin au risque de s'éloigner du sens donné à cette anecdote par celle qui l'a vécue, c'est précisément l'association brute du riz cuit et du miel qui est jugé « dégueulasse », mêlant deux éléments qu'on n'associe pas dans la tradition culinaire française et qu'elle n'a probablement jamais mangé chez ses parents. Elle établit auparavant une liste d'aliments privilégiés pour « criser », préparations industrielles de glaces, gâteaux, cacahuètes salées, des « gourmandises », et quand elle nous parle de son alimentation hors « crise », elle évoque des plats légers, omelette à la tomate, légumes, des « trucs un peu bons ». Le plat constituant cette « crise » marquante associe le sucré du miel à la lourdeur du riz, des aliments qu'elle s'interdit pour ses prises alimentaires « normales », celles qui ne seront pas régurgitées. La prise de conscience est relative à une souillure de l'organisme par l'absorption d'éléments non assortis traditionnellement dans une préparation non gastronomique, visant à remplir une fonction de remplissage de l'estomac dans un cadre qualifié de crise. Cette impression de souillure se manifeste d'autant plus rapidement chez les personnes ayant connu une période d'anorexie et de quête de pureté auparavant. Elle ne prend pas de prime abord la forme d'un jugement moral, elle est suscité par le dégoût ressenti : car ici, il n'est plus question de sucré et de gourmandise, notion éminemment morale. Elle prend conscience du besoin du corps de se remplir lourdement, quoique la préparation avalée est infâme. Dans le cas de Melle V.FB. il y aura ensuite vomissement de cette préparation lourde, pour ne pas prendre de poids, car elle souhaite rester très mince.

L'anormalité du cadre d'absorption de nourriture

Se met ainsi progressivement en place une conception différenciée de ce qui est normal et de ce qui ne l'est pas, dans le cas de la boulimie.

Melle AR.FB. a rapidement conscience de cette distinction :

« C'est quoi une crise pour toi ?

Pour moi c'est pas un repas, un repas c'est normal : tu manges et puis voilà. C'est vraiment manger en dehors de tout cadre, pas dans un repas, et vomir ce qu'on a mangé, et manger en sachant qu'on va vomir. Euh.. Voilà, c'est une prise alimentaire qui... Y a pas forcément une notion de quantité quoi, à l'époque j'avais pas la notion de quantité. Enfin à l'époque, je parlais pas de crise de boulimie non plus quoi. Ouais, ouais, pour moi c'est ça une prise alimentaire en-dehors d'un cadre et suivie d'un vomissement, parce que je vomis après, tout le monde ne vomit pas mais ça, c'est mon cas. »

Ce qui n'est pas normal c'est d'ingurgiter de la nourriture hors du cadre social du repas, dont l'horaire est un étalon, et à d'autres fins que celles de rassasier une faim, puisqu'il n'est pas normal de « manger en sachant qu'on va vomir ». Melle AR.FB ajoutera la notion de quantité par la suite : elle va voir augmenter les portions de nourriture prise pour ses crises au fur et à mesure des années.

On remarque un rapport de proportionnalité inversée avec l'anorexie :

« Je ressentais la faim physiquement parlant mais j'avais pas du tout envie de manger, je m'étais déshabituée de manger. » Melle CC.FB.

La notion de quantité est primordiale dans la conception du problème, la quantité est constitutive de la normalité ou l'anormalité d'une conduite alimentaire.

« Mes parents habitaient aux Etats-Unis à cette époque-là. Tous les soirs, à 3 heures du matin, quand il dormait, j'allais, avec mon téléphone, appeler ma mère, en disant : « ça va pas ». Et je crois que c'est la période où j'ai commencé à dire à ma mère : « je crois qu'il y a un problème, je crois que j'ai un problème avec la bouffe ».

Tu disais « je crois » pour atténuer ?

En fait, je me souviens pas comment je lui ai dit. Il me semble que je lui ai dit plusieurs fois, que je parlais de quantité... Je sais plus comment je lui ai dit. Ce que je sais, c'est qu'elle m'a répondu : « mais non, c'est normal, quand on a des soucis, on mange un peu plus, une tablette de chocolat c'est bon, c'est pas dramatique, ça m'arrive aussi ». Et moi j'essayais de lui dire : « non, non, mais c'est pas deux tablettes de chocolat, c'est pas seulement une fois de temps en temps ». Moi je sentais qu'il y avait un truc, je crois que j'étais pas trop sûre moi-même de ce qui se passait, même si, pourtant, je connaissais très bien le problème avec ma soeur. »

La notion de quantité est ici couplée à celle de la fréquence des « crises ». Quand sa mère dédramatise l'aveu de Melle PF.RI, celle-ci insiste : elle ne mange pas seulement « un peu plus », ni « de temps en temps », donc ce n'est pas normal. Elle définit l'anormalité de son comportement par la négative. Par ailleurs, elle mentionne le fait de ne pas savoir elle-même ce qui se passait alors qu'elle a vécu avec sa soeur qui était confrontée au problème durant plusieurs années avant d'être hospitalisée. On voit ici qu'il n'est pas évident pour elle de qualifier son comportement.

Melle ML.FB introduit la notion de violence, en plus de celle de quantité et de fréquence, violence qui dénote d'avec l'émoussement des émotions dans l'anorexie :

« Tu dis que l'anorexie, tu avais mis un moment à mettre un mot dessus.

Ouais

A voir ce que c'était. La boulimie, tu as su tout de suite ?

Ouais, ouais, j'ai su tout de suite. Ouais, je le savais direct.

A la première crise ?

Déjà, quand j'étais anorexique, à la fin quand j'ai compris ce que c'était, que j'ai recommencé à manger, j'ai lu un milliard de bouquins et donc, je savais très bien ce que c'était la boulimie. Et je savais très, très bien ce que c'était. J'ai immédiatement mis un mot dessus, enfin j'ai pas eu de problèmes avec ça. Ouais, enfin..., vraiment tout de suite. Et d'ailleurs, c'est même... La première crise de boulimie que j'ai fait, je m'en souviens.

Ah oui ?

Ouais et j'ai tout de suite su que non seulement j'avais fait une crise de boulimie et qu'en plus j'avais signé, je le savais quoi.

Que tu avais signé ?

Enfin que ça allait pas être la dernière fois ! je le savais ! Je le sentais venir gros comme une maison. En fait, c'était l'époque où j'étais encore super maigre, mais stabilisée et je suis allée à une fête de famille et je me suis fait : tiens, je vais bouffer tout. Et j'ai bouffé tout, en me disant... Enfin au début, c'était un jeu. En fait, je suis allée voir ma mère, je lui fais : « eh maman, je vais prendre 2 kilos aujourd'hui, tu vas voir et tout ». Parce que c'était la période où je m'étais dit que j'allais grossir, que j'allais retrouver un poids normal. Et puis j'ai bouffé tout et puis après avoir bouffé tout, je me suis sentie super mal et, là, j'ai fait : ça y est, c'est une crise de boulimie, et j'ai dit : ça y est, t'as pas fini ! Et puis une semaine après, j'en ai refait une et puis deux semaines après, et puis après, petit à petit, je suis tombée dedans bien profond. Mais c'est vraiment un truc que j'ai identifié tout de suite.

T'étais spectatrice d'un truc, tu le vis et tu le subis, et tu le regardes ?

Ouais, mais c'était complètement ça. Bon, là, après la première crise de boulimie, si tu veux, c'est que je l'ai vécu comme ça parce que c'était la première et que j'en ai fait qu'une. C'est pas devenu tout de suite super violent. Mais la première effectivement, elle était extrêmement particulière, enfin cette espèce de vision que j'ai eue de... Mais ensuite, c'est clair que j'ai essayé de résister quand même, j'ai vachement essayé de résister. Je comprenais pas pourquoi, machin et tout. Mais il y a un peu de ça, c'est un truc que non seulement j'ai subi, mais que j'observais et que..., et dont j'avais vachement besoin, en fait. Et j'avais beau détesté ça, enfin vraiment, mais comme tout le monde je pense, détester ça et le vivre super mal, j'en avais vachement besoin en fait, je crois. Et vraiment, c'est un truc dont j'ai pris conscience il y a pas longtemps et j'aurais pas pu vivre sans. Sans mes crises de boulimie, voilà, c'était comme si on m'arrachait les yeux ou un bras, enfin je veux dire, c'est vraiment... Donc, ouais, c'était à côté, à l'intérieur, au-dessus, derrière. C'était super... Ouais, c'était une espèce de cocon, mais dont j'ai eu conscience très vite en termes de troubles. Après, évidemment, il y a plein de trucs dont j'ai pas eu conscience au début, sinon j'aurais pas eu besoin d'être boulimique. Mais j'ai tout de suite compris que c'était un trouble, que c'était une dépendance et que... Même si j'ai commencé comme tout le monde au début par me dire : mais tu vas très bien pouvoir t'en sortir en luttant, dans la volonté. Ben, j'étais quand même consciente que c'était une maladie. Consciente.

Ça, ça se retrouve en général. La boulimie, on sait tout de suite qu'il y a un problème, l'anorexie, il faut un moment.

Ben, il y a des nanas, d'ailleurs je trouve ça assez marrant, il y a des nanas sur le forum qui disent qu'elles comprenaient pas qu'elles étaient boulimiques. Bon après, en plus, moi je me faisais pas vomir. Donc après, quand on se fait vomir, là, je pense que tu peux pas la rater, c'est de la boulimie, c'est clair. »

Melle ML.FB. relève le caractère remarquable de la boulimie, par son côté outrancier : on mange trop, on ne se contrôle plus, on le vit en le regardant, on agit en subissant. Cela s'impose à nous. Ayant eu connaissance de ses symptômes par la littérature psychologique qu'elle a consultée pour se renseigner sur l'anorexie à l'époque où elle est diagnostiquée comme telle par un médecin, elle ne peut manquer de savoir ce qui lui arrive cette première fois où elle adopte un comportement outrancier avec la nourriture et pose déjà les mots dessus, contrairement à sa période d'anorexie qui a été plus longue à qualifier, Melle ML.RI. était passée elle-même par une longue phase de déni.

La première crise de boulimie est marquante, et les paliers successifs sont identifiables, même on ne se considère pas nécessairement atteint de boulimie tout de suite :

« Donc en 4ème la première fois ça devait être chez ma grand-mère, j'ai trop mangé, hop j'ai trouvé cette technique, j'ai vomi le repas, et y en avait trop voilà. Et donc au début c'était que ça quoi, je vomissais que des gros repas de temps en temps. Et puis j'ai commencé à vomir des repas un peu moins gros, et puis j'ai commencé à vomir des goûters, et puis après j'ai commencé à manger pour vomir on peut dire. Alors au début euh, je peux même dire avec du recul que tout... Enfin je peux pas te dire si j'ai fait des crises à part au collège et au lycée, enfin si au lycée c'est sûr, mais au collège je peux pas te dire si j'ai fait des crises pour vomir après.

C'est quoi une crise pour toi ?

Pour moi c'est pas un repas, un repas c'est normal : tu manges et puis voilà. C'est vraiment manger en dehors de tout cadre, pas dans un repas, et vomir ce qu'on a mangé, et manger en sachant qu'on va vomir. Euh.. Voilà, c'est une prise alimentaire qui... Y a pas forcément une notion de quantité quoi, à l'époque j'avais pas la notion de quantité. Enfin à l'époque, je parlais pas de crise de boulimie non plus quoi. Ouais, ouais, pour moi c'est ça une prise alimentaire en-dehors d'un cadre et suivie d'un vomissement, parce que je vomis après, tout le monde ne vomit pas mais ça, c'est mon cas. » Melle AR.FB.

L'entrée dans la boulimie, même si on ne qualifie pas immédiatement le trouble ainsi, est tout de suite remarquable : la quantité de nourriture absorbée paraît démesurée, l'absorption se fait hors cadre social, à n'importe quelle heure et dans la solitude, et les éventuels vomissements ou prises de laxatifs compensatoires sont autant d'actes positifs qui sont aussi des « ne pas, ne plus ». Ne plus pouvoir se contrôler, ne pas pouvoir s'empêcher de manger donne une image de soi différente, l'on devient un animal (J.OA) ou c'est la nourriture qui devient une substance animée, tant son anthropomorphisation dépasse le simple exercice de style linguistique pour inspirer un sentiment, voire incarner une personne : on éprouve de l'affection pour la nourriture, une affection négative, la peur, ou positive, le « cocon » dont parle Melle ML.FB.

« Du coup, je me suis retrouvée toute seule dans l'appart et incapable de manger, mais incapable. La nourriture me terrorisait tellement que le seul moyen de m'alimenter c'était de faire des crises de boulimie et voilà.

La nourriture te terrorisait ?

Ben, elle me terrorise encore un petit peu, mais un petit peu moins. Non, vraiment, elle me

C'était quoi qui te terrorisait ?

Ben, le fait de se faire un truc à manger, enfin je sais pas... Je peux pas expliquer. Pour moi, terrorisant, c'est le même type de terreur que je peux avoir quand je pense à ma mère. Je sais très bien que c'est très lié. Oui, quelque chose, je sais pas, qui va grossir, qui va grossir, enfin la nourriture elle-même, j'ai l'impression que c'est quelque chose qui va grossir, grossir, grossir et je sais pas, qui fait un tourbillon.

Qui va grossir quand elle va rentrer dans toi ?

Non, non, indépendamment de moi, quelque chose d'hyper menaçant. Je sais pas, imagine la nourriture là... Je me souviens que j'étais comme ça, je pouvais passer des heures, enfin des heures peut-être pas, mais je pouvais très bien regarder, dévisager un bout de pain pendant 25 minutes, en étant terrorisée par le bout de pain. Du coup, je mangeais rien de toute la journée, mais vraiment rien. » Melle DD.FB.

« J'ai un gâteau en face de moi, je suis impuissante. Je suis un animal. » Melle J.OA.

« J'étais pleine de ressentiment envers mon frère, quand je faisais mes crises je le vomissais, quoi. Je vomissais son argent, je jetais son argent, je croyais me venger de lui et le vomir, et j'étais dans une haine, vraiment. Mais à l'extérieur, ça me permettait avec ces crises... Quand je voyais les gens, j'essayais de donner de l'amour que j'avais pas pour moi mais je la donnais aux autres. »

« Je voyais que j'étais esclave de la nourriture et que je faisais que ça. » Melle Y.OA.

La boulimie s'installant, l'image de soi se dégrade par rapport à l'anorexie, car au sentiment de puissance succède l'impuissance et une impression de déchéance qui ressort notamment de la pratique du vomissement telle qu'elle est ressentie et verbalisée, comparée à une drogue :

« Mes crises en fait très rapidement elles étaient disproportionnées, y avait plus de notion de plaisir, je vois par rapport à d'autres amies rencontrées à Outremangeurs Anonymes qui ont commencé plus en se faisant plaisir avec la bouffe. Moi je ressentais un vide énorme en moi et je ressentais un besoin de le remplir par tous les moyens. Enfin j'aurais pu sûrement utiliser autre chose, mais j'ai utilisé la nourriture et j'ai vu dès le début que je pouvais me défoncer avec ça, enfin l'ivresse de l'après-crise, où voilà j'ai trop mangé. J'ai du sucre dans le sang, je titube, j'ai du mal à arriver aux toilettes, je me faisais vomir comme un alcoolo qui vient de s'être tapé une cuite, et voilà. »

« Je vomissais parce que ça faisait partie du truc, c'était le shoot. » Melle YM.OA.

« Je me suis dit : il faut que j'arrête, sauf que ça marchait pas du tout parce que j'étais droguée. Franchement, j'étais droguée des vomissements. Parce que tu te vides, t'es bien, tu sens tes os un petit peu, tu sens que t'as la peau sur les os qui tire. Même si j'étais pas maigre, 46 kilos, c'est pas maigre, mais j'étais bien mince, quoi. »

« Moi c'était la signification que j'étais mais au fond du gouffre quoi, quand je faisais des crises, quand j'allais vomir. Parce qu'avant quand je prenais des kilos, c'était pas sous forme de crises, ou des mini crises peut-être, en terme de quantité. » M. FB.FB.

« Et puis un jour, c'est devenu automatique, à l'hôpital d'ailleurs, parce qu'à l'hôpital, je fouillais dans les poubelles quand j'avais des crises. D'ailleurs, je me suis piquée avec des seringues à une époque où il y avait le sida qui commençait, j'en avais rien à faire. Je crois que dans ces moments-là, on est complètement déconnecté. » Mme CB.FB.

Muriel Darmon remarque, lors d'une conversation entre une jeune fille anorexique et une jeune fille boulimique, que la première adopte un ton condescendant avec la seconde et une forme de mépris des personnes atteintes d'anorexie à l'égard des personnes exubérantes, qui se laissent aller de manière générale, et notamment les personnes boulimiques qui ont pour elles cette image d'impuissance, de laisser-aller et de mauvais goût. Si la conduite anorexique est orientée vers un ethos de classes supérieures, la conduite proprement boulimique serait plus proche d'une culture populaire. Cette image ressort des pratiques boulimiques : la nourriture riche, lourde, industrielle, qui coûte cher en quantité mais dont on se moque de la qualité, est associée aux classes populaires. La kleptomanie, encore synonyme d'échec de la volonté puisqu'on ne peut s'empêcher de voler, est souvent associée à la boulimie dans la littérature psychologique ; le larcin est une pratique connotée socialement, surtout s'il est fréquent, et fait penser aux classes populaires obligées de voler pour survivre. La pratique du vomissement comparée à la prise de drogue ou d'alcool renforce le côté « populaire » et déchéant de la boulimie qui est alors vécue comme un appauvrissement de soi : être « au fond du gouffre », se mettre à faire les poubelles pour trouver de quoi se remplir...

Melle VD.RI commence son entrée dans l'anorexie quand sa grande soeur est boulimique. En ce qui concerne les crises de boulimie de sa soeur, elle n'a jamais été complaisante. Elle se sent supérieure dans le rapport de force et la compétition qui s'instaure entre elles à propos de la nourriture, car elle-même ne « triche pas » pour maigrir :

« Mais je me rappelle que, ouais, il y a toujours quand même de sentiment de rivalité avec ma soeur, sur ce qu'on mangeait. C'est-à-dire qu'on mangeait la même chose et quand, elle, elle a commencé à avoir des problèmes de bouffe, à se faire vomir et tout, je supportais plus de la voir ensuite aller manger des haricots verts. Moi, c'était : tu triches. C'était vraiment ça. Parce qu'il y a toujours eu ce rapport avec ma soeur à : qui est la plus grosse des deux ? Il y a toujours eu ce rapport-là, de compétition, où j'essayais ses fringues juste pour voir si je rentrais dedans. Et là, moi j'ai pas essayé de la suivre sur ce truc-là parce que ça... Mais je me demande si c'est pas à partir de ce moment-là que j'ai fait un régime quand même. Elle, elle devait avoir 18 ans, moi j'en avais 13, je devais essayer de surveiller mon poids, mais en sachant que je tomberais pas comme elle et que j'étais super agressive avec elle à ce moment-là. Donc, moi, c'était de la triche qu'elle se fasse vomir, qu'elle soit malade, c'était : tu maigris mais tu triches. J'étais imbuvable avec ma soeur, c'est-à-dire qu'on n'en parlait pas, mais quand elle sortait de s'être fait vomir pour la cinquième fois de la journée, elle sortait, donc elle arrivait dans le salon, je la regardais mais avec un regard de tueuse. Donc, pour elle, ça devait être affreux. Quand elle se faisait des bouillies infâmes, enfin j'ai jamais été complaisante avec ma soeur, j'ai toujours été super, super dure. » VD.RI

Tout oppose ces deux types de comportement, et quand une personne passe de l'anorexie à la boulimie, elle en vient à adopter subitement une conduite inverse au moment du changement. On relevait plus haut le caractère économe de Melle VD.RI, ici Melle ML.RI évoque les dépenses liées à la boulimie, car il faut acheter beaucoup de nourriture, et fait état de la différence d'avec son caractère économe à la base, celui-là même qui l'a conduite à devenir anorexique nous dit-elle.

« Donc, moi je faisais quoi ? J'avais un Casino en bas de chez moi, je mangeais 10 à 12 fois par jour. Donc je vomissais 10 à 12 fois par jour. Donc, imagine ce que tu peux manger à chaque fois en une fois. Tu manges pour 20 euros à chaque fois. Tu te prends des brioches, tu te prends le pot de confiture. Le pot de Nutella, il te fait une crise, voilà. Du coup, les litres de lait, les machins, ça passe super vite. Et si j'avais pas dépensé tout ça, je serais super riche aujourd'hui. En même temps, l'argent, j'ai l'impression que quand t'es boulimique comme ça, t'es boulimique avec autre chose. Dès que j'ai arrêté de faire des crises, j'ai dépensé ma tune dans les fringues, j'ai acheté que des fringues, que des fringues. Je dépensais, je claquais. Dès mes premières sorties de contrat 3, j'allais au centre commercial et je dépensais. Ouais, d'un côté ou d'un autre, je dépensais. J'étais pas très économique ces quatre dernières années.

Et avant la bouffe ?

Avant la bouffe, j'étais quelqu'un de très, très, très économe. Alors pas égoïste mais très économe, c'est-à-dire que, pour moi, je dépensais rien, rien du tout. Moi, il y avait le strict minimum dans le frigo mais pour manger, les fringues, c'était les fringues de ma cousine qu'elle me filait, les fringues de ma copine. Je m'achetais un jean de temps en temps. J'étais économe, moi je voulais mettre de côté. Moi, ma passion c'était les voyages. Pour moi, c'est bien mettre de côté pendant un an et partir un mois en voyage et voilà. Donc c'est vrai que j'étais super économe. C'est comme ça que je suis devenue anorexique, t'es économe et après tu dérapes et tu bouffes. » ML RI.

Quand on ouvre une vanne sur le lâcher-prise, c'est tout le comportement rationalisé à outrance qui change pour devenir proportionnellement inverse. Le « dérapage » dont parle Melle ML.RI est celui du passage de l'anorexie à la boulimie, il y a donc bien une notion d'accidentel, de malencontreux, une mise en danger, un glissement qui peut faire tomber et qui, en l'occurrence, fait « bouffer », mal manger.

Des comportements sociaux rendus impossible avec l'anorexie, comme le fait d'avoir une sexualité, reviennent avec la boulimie :

« En fait ton copain avec qui t'es restée quatre ans et demi tu en as très peu parlé...

Oui, c'est exactement la réflexion que j'étais en train de me faire en fait, alors que... (elle rit)

Alors qu'il y a des personnes qui sont incapables d'avoir une relation sentimentale à côté quand elles ont des troubles...

Oui, alors que là, aussi c'est parce que pendant le un an où j'étais vraiment à fond dans mon truc [l'anorexie], j'étais incapable d'avoir quelqu'un dans ma vie, et à partir du moment où j'ai voulu m'en sortir là [mais elle a basculé dans la boulimie], y a eu moyen et ça correspond pile. » Melle DM.RI

« En fait, je le vois vachement comme une renaissance, moi, la boulimie. Enfin pour faire ultra schématique, c'est un peu crier en étant anorexique, et me rendre compte que ça va pas, et découvrir petit à petit avec la boulimie qui je suis, qu'est-ce qui me fait souffrir, pourquoi, qu'est-ce que je pense, qu'est-ce que j'ai envie dans ma vie, qu'est-ce qui me fait du bien, qu'est-ce que je ressens face à telle chose, machin. C'est vraiment ça, quoi. Avec la boulimie, je me suis vachement ouverte à des trucs un peu émotionnels, du genre je me suis mise à aimer la musique, enfin plein de trucs comme ça qui sont un peu du ressenti sur lequel on met pas forcément de mots et c'est vraiment ça quoi, enfin c'est renaître, et découvrir qui on est, quoi. Enfin qui je suis, pour parler avec un je. Voilà, pour faire super court, c'est ça. » Melle ML.FB

Melle ML.FB qui a connu successivement un an d'anorexie et quelques années de boulimie, note que le passage d'un état à l'autre est aussi celui du retour des émotions. Dans les périodes de boulimie, on voit se déployer tout l'affect de la personne, où le corps domine l'esprit qui se sent alors prisonnier de la nourriture, dépendant, tandis que l'anorexie est une période de totale négation du charnel et de l'émotionnel, et d'hyper rationalisation, où donc l'esprit domine largement le corps. Que Melle ML.FB le vive comme une renaissance peut justement s'interpréter au regard de ce qu'elle dit : s'ouvrir à des choses émotionnelles, au ressenti, une renaissance du corps, et de ses goûts, du plaisir qu'elle apprend ou réapprend à connaître.

La prise de conscience de l'anormalité du comportement chez les personnes qui ont connu anorexie et boulimie se fait à ce moment-là.

« C'est surtout au début de mon année de première où j'ai vu dès le début de l'année que j'avais beaucoup plus de boulot. Beaucoup de stress. Et je voyais que je contrôlais pas ces crises, y avait des soirs où je voyais que j'avais pas envie d'en faire. J'aurais envie d'aller me coucher. Et que non moi c'était, je voyais que je pouvais pas m'alimenter normalement. De plus en plus, même à la cantine j'étais pas très ok avec ce que je mangeais, j'ai commencé du coup à avoir envie vraiment de contrôler ces crises , je savais que si je rentrais à l'heure du goûter chez moi, c'était goûter, c'était crise, ça irait pas. J'ai commencé à identifier que j'étais boulimique alors qu'avant c'était non, tu penses pas, enfin tu manges pas du matin au soir donc t'es pas boulimique. Etre boulimique c'est manger du matin au soir (rires). Et comme moi je menais quand même ma vie de lycéenne, voilà je mangeais pas constamment, même je grignotais sûrement beaucoup moins que d'autres, peut-être je savais que moi je pouvais pas m'arrêter sûrement... C'était pour ça que, voilà... Et en première j'ai commencé à emprunter des livres sur la boulimie, donc je me suis un peu moins menti, j'ai commencé à voir que peut-être j'étais malade de ça, j'ai lu des choses là-dessus, euh j'ai pas... Disons que je sortais du déni, c'était violent, ouais je me reconnaissais clairement, je sortais du déni, je commençais à pleurer, à voir que j'étais dépendante de quelque chose. Pas forcément dépendante, disons que je me disais pas ça mais à voir que j'avais un problème. Avant mon seul problème, c'était d'avoir perdu mes parents. Et mon père, entre autres. Je me disais que c'était pour ça que je mangeais, que c'était totalement justifié, et que voilà j'avais le droit. Et que c'était pas grave. Voilà, je me disais ça et j'étais totalement dans le déni du mal que je me faisais à l'intérieur, à l'extérieur... Et là pendant cette année il y a eu un passage vraiment assez décisif où j'ai arrêté de me mentir, je voyais que j'avais de plus en plus de mal à faire semblant de sourire en cours, au lycée avec les autres, il m'arrivait de pleurer au lycée. Je voyais que j'étais euh... Ouais je commençais à sortir du déni. »

A partir de là, il faut tenter de qualifier ses propres conduites. Le chemin ne va pas de soi, à partir de la prise de conscience jusqu'à l'acceptation de la qualification psychiatrique du trouble. C'est toute l'image sociale de la personne qui est en jeu, et la question de son identité sociale est rendue problématique par les tensions internes entre différentes valeurs : une volonté de rester intégré au monde social et de ne pas dévoiler son « anormalité », et une continuation des pratiques déviantes que l'on tente de dissimuler sous un masque de « normalité ».

Chapitre deux

La prise de conscience à travers le regard de l'autre : tentatives d'échapper au jugement d'anormalité et gestion de l'identité

« La solidarité signifie qu'il y a des individus qui sont prêts à souffrir au nom du groupe et qui attendent des autres le même comportement en leur faveur. Toutes ces questions sont difficiles à examiner sereinement, car elles touchent à notre sentiment intime de la loyauté et du sacré. Quiconque a accepté la confiance de quelqu'un, en a exigé un sacrifice ou a volontairement donné lui-même l'un ou l'autre, connaît la force du lien social. Que ce soit par allégeance envers une autorité, par haine de la tyrannie ou par modération, on considère toujours le lien social comme ce qui ne peut être questionné ; et les tentatives pour le mettre en lumière et l'étudier rencontrent de nombreuses résistances. Pourtant il demande examen, car chacun est directement concerné par le degré de confiance qui l'entoure. Parfois, une obstination naïve conduit les dirigeants à ignorer les besoins publics. Parfois, la confiance est temporaire et précaire, laissant aisément place à un sentiment de panique. Parfois la défiance est si grande qu'elle rend impossible toute coopération. »

Mary Douglas, Comment pensent les institutions, La Découverte, 2004, 1986.

On l'a vu dans le premier chapitre, les autres ne sont pas totalement aveugles aux changements et à l'étrangeté des nouvelles pratiques de la personne. Mises en garde, éloignement, témoignage d'inquiétude, acceptation passive ou remarques sont autant de réactions possibles face à l'anormalité. Une fois établi pour soi le caractère anormal de sa propre conduite, c'est au regard de l'autre sur soi qu'il faut faire face.

« En fait je m'en rendais bien compte parce qu'en plus y avait des gens qui m'appelaient l'anorexique. C'était assez chiant, ce surnom à deux balles... En fait j'avais deux surnoms comme ça, quand j'étais en psycho en plus, je supportais pas : j'étais l'anorexique et l'adolescente. Parce que je m'habillais comme une ado, quoi. Enfin tu sais, je m'habillais pas en femme. Et voilà, je détestais ça, évidemment, quoi. C'est comme si on te foutait un miroir en plein devant la gueule en te montrant ta vérité. Je trouvais ça un peu cash et un peu con en plus comme manière de réagir. En plus j'étais pas du genre à en parler. Y'en a qui en parle tout le temps de leur alimentation, moi j'en parlais pas, je faisais rien quoi. J'allais lire mon bouquin ou j'allais fumer mon spliff à la pause du midi, quoi. J'étais très bien comme ça. Je me sentais pas mal, je me suis jamais sentie plus mal que ça par rapport à ça. C'est à chaque fois qu'on m'en a parlé en fait, qu'on m'a considérée comme malade ou ayant un problème qui m'a saoulée. Sinon... Enfin c'est les autres qui trouvent pas ça normal. J'ai pas eu en plus de problèmes de santé plus que ça, j'ai eu de la chance. Enfin à part mes syncopes et compagnie mais euh, pour moi c'était pas un problème quoi. C'est bon tu t'assois cinq minutes et l'esprit revient. Je le savais que c'était pas normal, mais... Dès l'instant où moi je me sentais mieux comme ça, parce que je me sentais mieux, et je me préférais comme ça, pour moi y'avait pas de problème quoi. » Melle RT.RI.

« Je savais que, oui, il y avait quelque chose de pas normal. En même temps, j'avais tellement envie qu'on me foute la paix pour que je vive ce truc, que je disais : « mais, non, non, ça va ». Et j'y croyais presque en disant que ça allait. Ben oui, ça allait dans mon délire, mais c'était un délire. Donc, je les rassurais, en disant : « mais non, regarde, je fais ci, je fais ça ». Bref, je sais plus ce que je disais d'ailleurs. Mais bon, ils voyaient bien que je maigrissais. Parce que j'avais l'air, entre guillemets, normale. Je maigrissais, j'avais un comportement bizarre vis-à-vis de la bouffe, mais par ailleurs, j'avais l'air équilibré, je faisais des choses, j'avais plein d'activités. Donc après, je suis allée voir quelqu'un, qui n'a pas trouvé que j'étais anorexique. » MD.RI

Quand on « se sent mieux » et qu'il n'y a pas de problème pour soi à être déviant, comme Melles RT.RI ou MD.RI, le jugement des autres est pesant.

Mais on peut au contraire ressentir besoin de cet éclairage et de cette reconnaissance à un moment donné, quand la dissimulation de cette partie de soi devient difficile à assumer.

I) Le regard des « autres » et les tentatives d'échapper au jugement d'anormalité : l'intégration en question

On entend ici regard au sens des regards perçus et aussi le regard des autres porté sur soi en « mots ».

Pour Emile Durkheim, le conflit entre individu et société est une lutte entre des forces antagonistes à l'oeuvre à l'intérieur de l'individu. L'origine de la pensée individuelle est sociales : classifications, opérations logiques, métaphores privilégiées sont données à l'individu par la société, en particulier le sentiment de vérité a priori de certaines idées et de l'absurdité de certaines autres se transmet en tant qu'élément de l'environnement social. Après avoir pris conscience de sa propre déviance par rapport à la norme alimentaire, et éprouvant une difficulté à y revenir, ou une absence d'envie (« je pouvais pas faire ce que je voulais », « je me sentais bien comme ça »), que l'on ait déjà soi-même qualifié son trouble ou pas, on tente d'échapper au regard des proches, à la pression morale directe exercée par eux et la normalité qu'ils incarnent.

La dissimulation : intégration maintenue en surface et attitude individualiste

Melle L.OA anorexique, pour ne pas s'attirer ce regard, cache la nourriture, « c'était vraiment toute une construction autour de ça », par la mise en place de dispositifs : par exemple, cacher les restes du repas dans ses manches, puis les apporter dans sa chambre pour les enfermer dans des boîtes jetables qu'elle place ensuite dans la poubelle, qui sera rapidement mise en container pour que l'odeur n'interpelle personne. Mais un jour, le dispositif présente une faille et sa mère peut percevoir « la folie du truc », jugement de folie auquel Melle L.OA tentait de se soustraire par la ruse :

« Vers mi avril 96, ma mère un jour, je sais pas pourquoi, peut-être parce que ce jour-là j'étais fatiguée... J'ai pas dû faire attention, ou peut-être que comme je mangeais de moins en moins je cachais de plus en plus dans mes manches et dans mes poches, j'allais tout le temps manger avec des grands vêtements larges pour en mettre le plus possible, et ma mère elle m'a vue mettre des pâtes dans ma poche. Et là je crois que le monde s'est arrêté pour elle. Elle a eu un visage ! Mais qu'est-ce que t'es en train de faire ? Ouais, vraiment. Je crois qu'elle est devenue livide, ou verte, enfin je me rappelle pas du visuel mais je me souviens de ma sensation, parce que sa réaction d'un coup m'a fait voir mon attitude. Moi je le faisais complètement machinalement sans réfléchir. Elle, là, elle voyait la mort en face quoi. Qu'est-ce que t'es en train de faire ? Alors là, le repas s'est arrêté, tout le monde est parti, mes frères, voilà, le monde s'est effondré, quoi. Qu'est-ce que t'es en train de faire ? Là, elle a vu toute la folie du truc, parce que ça fait des mois qu'elle se lève le matin à 6h et moi je me levais encore plus tôt qu'elle, pour que, de toute façon ça sert à rien qu'elle se lève et tout, qu'elle vient me chercher au lycée, et « que je fais des trucs à manger pour toi et toi, tu caches la nourriture ?! » Là, je crois que ce jour-là elle s'est dit, c'est vraiment grave, quoi. Et du coup, le lendemain matin, un lundi, elle a appelé cette personne dont elle avait les coordonnées, enfin elle a pas elle, elle a son mari qui lui dit : c'est une maladie, ça s'appelle l'anorexie. Moi je ne connaissais même pas l'existence de ce mot, je ne connaissais même pas le mot, donc encore moins la réalité qui a eu derrière. Ça a pas mal changé depuis quelques années, on en parle pas mal mais à l'époque... » Melle L.OA.

François Dubet fait une distinction entre ce qui, dans l'expérience d'un individu, relève du système d'intégration et de la socialisation d'une part, et ce qui relève du système d'interdépendance et de la stratégie d'autre part.

Dans l'extrait d'entretien qui précède, situation ô combien fréquemment rencontrée dans nos entretiens, on a affaire à la découverte par un parent, ici la mère, des ruses de sa fille visant à dissimuler ses changements d'habitudes alimentaires. Le système d'intégration de Melle L.OA ici est familial, c'est ce qui fait qu'elle est socialement appelée à participer aux repas, cette socialisation lui permet de maintenir son identité d'enfant de cette famille, à ses propres yeux d'abord, puisqu'elle ne remet pas en cause sa participation au repas, et aux yeux des membres de son foyer, parents et frères. Son identité intégratrice de fille de la famille est la manière dont elle a intériorisé les valeurs institutionnalisées à travers les rôles des différents membres ce cette famille, notamment ici sa mère qui lui offre à manger, et elle-même qui mange le repas avec sa mère, son père, ses frères. On peut ici voir que, contrairement à ce qu'une sociologie des conduites de crise peut affirmer, la conduite sociale « pathologique » n'est pas dans le cas de Melle L.OA la résultante d'un défaut d'intégration du système. Le repas se déroule normalement, elle ne fait pas état dans son histoire familiale d'éléments ayant trait à un défaut de socialisation, si ce n'est une forte intégration des valeurs parentales dans l'enfance, une obéissance sans faille, qu'elle présente comme un défaut par l'excès. De manière formelle, Melle L.OA ne remet pas en cause sa participation au repas, elle tente de consoler sa mère, acte très fort, tout un ensemble d'actes témoignent du maintien apparent de son intégration aux valeurs familiales. Pourtant par son acte de dissimulation d'aliments, elle témoigne d'un rejet de ces valeurs.

Là où le système d'interdépendance est visible, c'est qu'elle dissimule ses nouvelles habitudes, maintenant une identité de surface inchangée par rapport à « avant » et gardant intime sa nouvelle subjectivité de jeune personne qui fait un régime alimentaire extrêmement restrictif. Encore plus visible, l'interdépendance l'est dans l'autre sens au moment où la mère de Melle L.OA est effondrée quand elle découvre le stratagème, alors même qu'elle était inquiétée depuis des mois par l'amaigrissement de sa fille et ayant mis en oeuvre de nouvelles habitudes comme aller chercher sa fille à midi et lui faire des plats plus riches, habitudes auxquelles Melle L.OA ne s'est pas ouvertement opposée, pour ne pas trahir ses engagements intimes, ni l'impression de laisser à sa mère son devoir légitime, et plus encore : légal, de la nourrir. L'identité de Melle L.OA se trouve donc en tension entre ces deux systèmes répondant à des logiques différentes, ou plutôt au croisement des deux : entre socialisation et désaffiliation dissimulée. Elle reste intégrée en surface en maintenant la commensalité du repas, mais se soustrait par la ruse à un certain nombre de valeurs. Elle prend finalement une place d'individu en exerçant une certaine autonomie dans les actes, se soustrayant au devoir alimentaire de sa mère, mais en ne changeant pas sa place sociale au sein de la famille.

Donnons un autre exemple a contrario de cette interdépendance enfants/parents, ou fille/mère dans les cas présentés. Melle MH.RI dont les parents sont divorcés, habite avec sa mère et son frère, elle est donc amenée à prendre ses repas quotidiens avec sa mère. Elle explique lors de l'entretien que sa mère est très préoccupée par son travail, et malheureuse, et ne prend plus le temps de cuisiner pour elle et son frère, que c'est elle-même qui s'en occupe. Les voilà réunis à table pour fêter Noël avec l'ami de sa mère.

« Et j'ai beaucoup de problèmes avec la nourriture, avec ma mère. Je veux dire, le rapport nourriture mère est très fort. D'ailleurs, je m'en suis pas vraiment rendue compte jusqu'à maintenant, mais c'est vrai ! Un moment qui m'a choquée, c'est qu'elle a un copain, Pierre, que j'ai jamais aimé. Il est très, pas snob mais condescendant, genre : toi, la petite. Il m'appelle : « ouais, ma petite ». J'ai toujours envie de l'engueuler, je le ferais jamais, mais ça va venir à mon avis, parce que maintenant que je suis un peu plus forte, ça va venir ! Une fois, c'était pour Noël, c'était il y a deux ans, j'ai passé Noël là-bas et il avait apporté une bûche, et je suis allergique au lait. Ce qui est vrai, mais c'est aussi une bonne excuse, tu vois ce que je veux dire ? à ne pas manger les gâteaux et trucs. C'est vrai, je suis allergique au lait, mais quand je m'en suis rendue compte, je me suis dit : ouais, j'ai une excuse maintenant. C'était vraiment un renforcement... Mais avant ça, je mangeais pas de gâteaux, ni rien du tout. Et donc, il a apporté une bûche de Noël. Ma mère aussi est allergique au lait. Et il a apporté la bûche et j'ai dit : « maman, je veux pas, je peux pas », et elle a dit : « si, tu le manges ».

Et elle ?

Oui, elle a mangé, mais elle pouvait pas non plus, tu vois ce que je veux dire ? Mais elle le faisait à cause de lui, pour lui. Elle voulait que, moi, je me fasse du mal en mangeant pour lui. Et ça, ça m'a vraiment... Ça a été vraiment le début de mes troubles, je pense, parce que c'était le vraiment le petit coup de pouce. Mais nourriture mère, ça a toujours été quelque chose de très fort. Pas avec mon père, mais avec ma mère beaucoup. »

Melle MH.RI est obligée de se soumettre, en tant que fille, à la prescription de sa mère et de goûter au dessert apporté par son ami. La prescription de sa mère est jugée illégitime dans la mesure où elle est allergique au lait. Sa mère est elle-même allergique au lait mais ayant une relation de type conjugal avec Pierre, elle goûte à la bûche offerte pour le dessert, en signe de reconnaissance : elle fait valoir le système d'intégration conjugal. Melle MH.RI, dans cette configuration, dépend de sa mère, légalement et matériellement (et affectivement), mais elle de dépend pas directement de l'ami de sa mère. Sa mère souhaite que Melle MH.RI mange la bûche pour faire plaisir à Pierre, dans une perspective de reconnaissance symbolique de l'intégration de Pierre à la petite famille formée par Melle MH.RI, sa mère et son frère. On fait référence ici à de nombreux travaux de sociologie et d'anthropologie sur la question de l'alimentation comme support de l'identité de groupes sociaux33(*), à un niveau macrosocial, comme les spécialités régionales, ou à un niveau microsocial, comme dans le cas que nous sommes en train de décrire. Melle MH.RI est contrainte de se soumettre, au détriment de sa santé donc de son intégrité et par là-même de son individualité, à la valeur intégratrice de la famille élargie que sa mère lui fait valoir par-dessus toute autre.

A ce titre, les fêtes de fin d'année reviennent souvent à titre d'événement marquant. La famille élargie est réunie, en tant que groupe social on s'apprête à partager un moment de commensalité. Mme DB.FB qualifie les repas de fêtes de véritables « corvées », une obligation à laquelle elle ne peut se soustraire. La « mise en scène de la chaleur familiale » dans la fête, que décrit Anne Muxel34(*), est pour elle pesante dans la mesure où elle préfère prendre ses repas dans la solitude et choisir ses aliments, car lorsque ceux-ci sont imposés, et en grande quantité, elle est appelée à « faire une crise » de boulimie, à régurgiter un repas où elle a mangé trop.

Les fêtes de fin d'années reviennent souvent comme moment de prise de conscience ou de conscientisation par les autres membres du groupe familial quand ils découvrent un changement de comportement chez la personne alors même que celle-ci, encore une fois, conserve son identité intégratrice en surface puisqu'elle participe toujours au repas, même si elle a modifié son comportement par la restriction ou le vomissement consécutif à l'absorption.

« En fait, à Noël, enfin ce Noël-là, je crois que c'est le pire souvenir de ma vie, ça a été vraiment horrible, parce que toute la famille m'a prise à part mais chacun son tour, dans tous les coins de la maison, enfin dans l'escalier, au sortir des chiottes, pour me dire qu'il fallait que j'arrête, que je mange, que j'arrête de me faire vomir, alors que je me suis jamais fait vomir de ma vie. Donc, en disant que j'avais un problème, etc. Et moi : « non, non, tout va très bien ». En fait, mon oncle, un jour, m'a prise à part dans sa maison à côté, m'a parlé de ce médecin. Il m'a supplié d'aller la voir. » Melle DD.FB.

François Dubet rappelle dans son ouvrage35(*) une étude de Margaret Mead analysant les rites de passages dans les communautés, atténués mais toujours symbolisés dans les sociétés modernes par les repas de famille. « S'il ne s'agit plus vraiment de rites marquants des passages, ces occasions et ces cérémonies réactivent cependant les identités intégratrices. » Effectivement, dans la cas de Melle DD.FB, non seulement les remarques et supplications des proches procède de cette idée, mais son propre « mensonge », « tout va très bien », est également analysable comme l'affirmation de cette identité et le témoignage de maintenir la structure du groupe intacte.

Melle LD.RI a, tout comme Melle DD.FB ci-dessus, affaire à une supplication de la part de son père.

« Y avait que mon père qui disait : « mais regarde t'es en train de faire de l'anorexie, là ». Et moi je disais non, j'étais complètement dans le déni.

Il a commencé à te dire ça à partir de quand, ton père ?

Ah oui, très important, au début de la première. Parce que mon père est donc prof dans un LEP, et j'étais dans le même lycée, donc lui, il avait le souci social aussi de... Enfin il me voyait au lycée, et y avait ses collègues qui me voyaient aussi au lycée, et ses collègues disaient : ta fille, elle a un problème, elle est trop maigre. Et lui il me disait : « mais tout le monde voit que t'es trop maigre, et moi, qu'est-ce que je fais ? » Et il me disait : « on me demande ce que t'as, on me demande si je te donne à manger, tu te rends compte ? On me demande, moi, si je donne à manger à ma fille ! Il faut que je leur dise qu'en fait non, c'est toi qui manges pas, mais on me croit pas. Léa, qu'est-ce que tu fais, tu fais de l'anorexie ! Et j'étais là : non, mais je mange, je perds pas de poids, regarde, tout va bien, je suis debout, je suis vachement bien, voilà. Tout ça par la volonté : et non je suis pas anorexique, et puis non tu m'embêtes Papa, et puis voilà, quoi. Mais lui il était embêté par rapport à moi, et aussi embêté par rapport à ses collègues, par rapport à « mais attends, on va me mettre la DDASS sur le dos, quoi ! » Et ça a joué comme facteur, parce que je suis arrivée à 29 kilos, j'arrivais presque plus à marcher, ça c'était en mars... [...] Je me souviens plus du poids que je faisais au premier régime, mais j'ai jamais été grosse. J'ai jamais été jusqu'à 50 kilos en tout cas. Je devais faire peut-être 45 ou 48 un truc comme ça, j'ai perdu 20 kilos en quelques mois. C'est énorme quand j'y pense. »

Ici, la menace que fait peser son père sur Melle LD.RI est précisément la désintégration de la famille nucléaire : les collègues de son père sont une menace potentielle à la cohésion familiale car ils peuvent intervenir en dénonçant la malnutrition de Melle LD.RI. Son père peut être mis en cause et l'alerte sur ce point, lui demandant de cesser ses pratiques au nom du maintien de la structure familiale.

C'est afin de maintenir l'intégration du groupe que Melle YM.OA commence à se faire vomir. Elle cherche à tout prix à éviter un conflit en refusant de la nourriture servie par une tante, pour ne pas inquiéter son père alors atteint de cancer.

« En fait, il y avait de la famille qui sont venus s'installer chez nous pour s'occuper de mon père parce qu'il avait des vertiges et qu'il pouvait pas rester tout seul toute la journée à la maison, et on voulait pas l'hospitaliser. Donc, en fait, il y a eu de la famille qui sont venus s'installer. C'est des gens, déjà que j'aime pas beaucoup, que j'aime pas du tout. Sa femme, la femme de mon oncle, elle prenait vite ses marques dans la maison, elle nous faisait des plats de pâtes, de couscous, mais comme un régiment, des trucs immenses, mais vraiment. Et en fait, elle nous servait et, entre autres, moi, elle me servait mon assiette mais énorme, alors qu'en temps normal je me serais pas servie autant et que, là, j'avais vraiment pas d'appétit. Comme mon père était malade, je m'occupais de lui, c'était assez... Enfin, émotionnellement, c'était super dur parce que c'était la personne que j'aimais le plus et de le voir malade, oui, mourir petit à petit, mais en plus, j'étais dans le déni, enfin je pouvais pas accepter qu'il puisse me quitter un jour. Pour moi, dès le début, quand j'avais entendu le mot cancer, c'était quand même synonyme de mort. Mais je gardais espoir, j'essayais de... Enfin pour moi, je pouvais pas faire autrement que de garder espoir. Quand ces personnes sont arrivées, en fait, ils me servaient trois fois trop et, au départ, je disais non, je demandais à cette femme de moins me servir. Mais elle sentait ça comme une offense. Bon, voilà, elle acceptait pas, donc, des fois, en général, en cachette, je remettais quelques cuillères de pâtes dans le plat mais bon, ça se voyait. Elle était pas contente, elle croyait que j'aimais pas son plat. Au départ, ça faisait vraiment limite des conflits et moi, mon but... Déjà, j'avais pas choisi que ces personnes viennent s'installer chez nous, soi-disant pour s'occuper de mon père alors qu'avant ils étaient, enfin c'était son frère et ils étaient jamais présents dans notre vie. Donc je l'ai assez mal vécu. En plus, le fait qu'elle me force à manger et leurs filles sont obèses et ils me disaient de manger pour être comme elles et, moi, ça me dégoûtait. Déjà que cette famille, je les aime pas, je les trouve très con et donc, en plus, le fait que... Je pense que ça m'a pas aidée par rapport à mon rapport avec la bouffe, au contraire. Donc, au début, quand j'ai vu que ça faisait des conflits et mon but c'était que mon père soit dans le meilleur cadre pour se rétablir, enfin vraiment j'avais de l'espoir et je voulais qu'il s'en sorte. Et je savais que les disputes ou si le climat était tendu, ça l'aiderait pas. Donc, en fait, je finissais mes assiettes, enfin je me forçais à manger ce qu'ils me servaient, juste pour pas... Je pense que j'ai toujours un peu fui les conflits pour pas qu'on me dise quoi que ce soit et, ensuite, j'allais me faire vomir. J'avais découvert ça une fois où je rentrais d'un entraînement d'athlétisme, j'avais un peu trop mangé, parce que ça m'avait ouvert l'appétit, et j'avais rendu mon repas comme ça, automatiquement. J'avais vu que j'avais perdu un kilo aussi en me pesant. »

Dans les travaux d'anthropologie réalisés par Philippe Descola sur certaines sociétés d'Indiens d'Amazonie, on analyse la pratique du vomissement, parfois rituelle et occasionnelle, parfois quotidienne, dans la perspective de la désaffiliation : s'interdire telle sorte d'aliment équivaut à se désaffilier d'un collectif défini par ses manières de manger pour en rejoindre un autre. S'obliger à consommer tel type de nourriture, à goûter tel type de saveur permet d'agréger à sa chair un agent de changement, un élément du régime propre à une espèce donnée, humaine ou non. La régurgitation vise tout à la fois à alléger le corps, à le rendre plus aérien - comme l'est celui des esprits - et à vider l'organisme des restes accumulés durant les banquets nocturnes, peut-être douteux, auxquels l'âme aurait éventuellement participé durant ses errances oniriques. Des conceptions des pratiques alimentaires qui sont éloignées des nôtres. Mais le vomissement tel qu'il est pratiqué par Melle YM.OA dont les propos sont rapportés ci-dessus, par Melle AR.FB. qui commence par vomir le trop absorbé lors des « gros repas » puis des repas moyens pour réduire son apport calorique, par Mr FB.FB qui dit vider le trop-plein servi et absorbé pour le garder que la quantité de ce qu'il considère être un repas normal, procède de la rationalisation suivante : je considère que l'on me sert trop, or je souhaite adopter une conduite plus restrictive, et exercer cette autonomie de conduite dans le secret ou pour ne pas attiser un conflit, donc je vomis dans le secret afin de maintenir la cohésion sociale autour du repas et mon identité intégratrice intacte.

La désaffiliation symbolique : les bons aliments et les mauvais

Revenons sur les goûts et dégoûts alimentaires et arrêtons-nous sur la question de la substance, des goûts et des dégoûts ; les évitements d'absorber ou les vomissements ayant ceci en commun que les sucres et les graisses reviennent très fréquemment comme aliments interdits ou provoquant la perte de contrôle. Si ce sont des aliments ou nutriments généralement considérés comme nécessitant une certaine modération, on l'a vu en introduction, chez les personnes ayant des troubles du comportement alimentaire ils sont véritablement perçus comme mauvais et banni de l'alimentation, ou objets des « crises » de boulimie et rejetés par le vomissement.

« Y a beaucoup de façon de compulser différentes. Hier soir je me suis retrouvée à un anniversaire, de quelqu'un qui avait fait à manger pour tout le monde [...] il avait fait un gâteau au chocolat, eh ben voilà j'en ai mangé. Hier à midi j'ai mangé chez une amie, dans son frigo y avait un tiramisu fait par son homme, eh ben j'en ai mangé, et ces derniers temps, je mange ces trucs. [...] Y a trois semaines, je suis rentrée dans une chocolaterie, j'ai acheté un chocolat, une semaine après j'en ai acheté trois, et puis ça augmente progressivement... [...] Je sais que comme je suis dans une phase où je me détruis, j'avais peur de tomber dans le piège. » « S'il y a un truc sucré qui est servi, je gère pas. » « Je me suis écoeurée des produits de boulangerie, mais les desserts des restaurants, ça... Peut-être un jour, j'en aurai plus envie. Mais pas les desserts des restaurants, les desserts faits par les gens... Et pourtant le sucre blanc c'est dégueulasse, enfin c'est bourré de, je sais que c'est dégueulasse, c'est mauvais pour la santé quoi. C'est bourré de produits chimiques, même le sucre roux qu'on achète en supermarché, c'est souvent du sucre blanc qui a été teinté, donc c'est encore plus dégueulasse. Je lis des choses, je me documente. Mais si t'achètes du sucre roux dans un magasin bio, c'est bon. [...] Manger normalement c'est nourrir mon corps, c'est manger des céréales complètes, avec des légumes, des crudités, peut-être une légumineuse parce qu'associée à la céréale complète elle crée de la protéine. Parce que manger des animaux morts c'est pas l'idéal non plus, même si j'en mange. » J.OA

Pour Melle J.OA, est « dégueulasse », souillé, impur, malsain, sale, ce qui a été travaillé par l'industrie et se trouve alors éloigné de son état naturel : le sucre raffiné, teinté, les céréales qui ne sont plus complètes, les produits chimiques... Elle craque encore sur les mets sucrés préparés par des proches ou au restaurant, après s'être tout de même dégoûtée elle-même des viennoiseries et pâtisseries, ce qui induit un rapport particulier à une préparation artisanale et proche dans le temps, même si elle récuse l'utilisation du sucre, et qu'elle souhaite à terme bannir de son alimentation.

« Au début, j'essayais de manger sain, que du poisson sans sauce et cetera. [...] Et petit à petit je mangeais de plus en plus, des gâteaux, des pâtisseries, je mangeais des nems surgelés à moitié congelés encore, je faisais pas attention à la façon dont c'était cuisiné, c'était encore assez brut. » PF.RI

Melle PF.RI a une conception assez proche de celle de Melle J.OA, même si elle ne met pas les mêmes mots dessus : dans sa période d'anorexie, et de relative accalmie post-anorexie, avant le glissement vers la boulimie, elle dit en exemple avoir mangé du poisson sans sauce, donc une « viande » saine et sainte, sans ajout par la main de l'homme de graisses (sauce étant très connotée graisses), d'aliments travaillés, transformés, mélangés pour former une sauce. Puis son glissement vers la boulimie se matérialise par l'absorption de mets très travaillés : le nem en exemple est une spécialité qui nécessite une longue préparation, mêlant divers aliments, et frit, qui plus est surgelé dans l'exemple, donc encore plus éloigné de l'état naturel de chaque ingrédient ; elle cite aussi les gâteaux et pâtisseries. Elle dit ensuite elle-même ne pas avoir fait attention à la préparation de ce qu'elle mangeait en étant boulimique. Ce qu'elle qualifie de brut, c'est son rapport d'alors à la nourriture, sa conception de l'alimentation. Brute, brutale. On sent qu'avec le recul, elle juge son comportement, à cette période-là, un peu « primaire » et qu'elle considère l'avoir affiné en prêtant attention à la préparation, au regard de sa conception du sain évoquée juste avant.

« Je prenais des Magnum, des cacahuètes, je mangeais un kilo de glace, ce qui m'a fait prendre conscience du problème, c'est quand j'ai mangé du riz au miel, et y avait rien à vomir, enfin c'était dégueulasse, et ça te fait prendre conscience du problème quand tu regardes ce que tu bouffes. [...] Tous les trucs interdits je les mangeais pendant les crises, à côté je mangeais une omelette à la tomate, un truc un peu bon... Des légumes et des fruits. »

« Je m'étais dit attends tu vas quand même pas faire des conneries tant que t'es chez lui... En fait on avait mangé un vieux cassoulet en boîte, des gâteaux, et puis je l'avais mal vécu, j'étais allée vomir, et puis il captait pas grand chose.  » V.FB.

Ici, il y a une plus-value par rapport aux deux réponses précédentes. D'un côté, il y a encore évocation de ce qu'est une bonne nourriture : un aliment proche de son état naturel, comme le fruit ou le légume, l'omelette préparée artisanalement à la maison. C'est ce qu'elle gardait en elle, et les aliments interdits dits étaient évacués : glaces industrielles, cacahuètes achetées au supermarché, cassoulet en boîte, pommes noisette... Elle ajoute la quantité : un kilo de glace. Et elle dit prendre conscience du problème au moment où elle associe le riz au miel, association des deux jugée « dégueulasse », mauvaise, souillée.

« A l'époque, c'était que du sucré les crises, peut-être à la fin j'ai commencé un peu de salé parce que j'avais rien d'autre, c'était un rempart pour pas avoir de sucré chez soi. Et c'est là que je me suis dit que ça pouvait plus durer comme ça, je me suis dit qu'il y avait un problème, qu'il fallait que je me soigne. » AR.FB

« J'étais invité à un repas de famille et je m'étais lâché sur le dessert et tout, et j'étais rentré, j'avais essayé de me faire vomir mais j'avais pas réussi. [...] J'ai tout noté ce que je mangeais pendant les crises, c'était tout à base de sucré, de chocolat, donc alors une fois j'ai mangé une grosse brioche avec un demi paquet de bonbons à la guimauve, des Mars j'adore ça, et qu'est-ce qu'il y avait encore ? Ah ouais, des muffins au chocolat, un paquet de Petits Ecoliers, des Célébrations, un demi paquet. A la suite tout ça, au niveau des doses, pfou... » FB.FB

« [Pendant ma période d'anorexie] dans la journée, je mangeais un champignon, des miettes de thon, une tomate, le tout baigné dans du vinaigre. » MH.RI

« En fait, ben on pourrait dire que ça a commencé quand j'étais en seconde, c'était, je m'en souviens super bien, c'était vers octobre et en fait on devait rendre un commentaire de français. Et j'étais super en retard, j'avais l'impression que je faisais pas mon boulot sérieusement, et donc du coup, pour le rendre à l'heure, un midi, j'ai décidé d'aller au CDI plutôt que d'aller à la cantine. Mais en fait, on se rend compte, enfin moi je me suis rendue compte qu'il y avait forcément eu un truc avant parce que enfin même, j'ai décidé de pas aller à la cantine mais j'aurais pu prendre un sandwich ou n'importe quoi, en fait j'ai pris juste une pomme. Et donc j'ai fait mon commentaire ce midi-là que je n'avais pas fini, donc j'y suis retournée le midi d'après. J'avais pris une pomme, mais là je l'ai pas mangée. Et après je suis plus allée à la cantine de toute l'année. » CC.FB

« Dès la troisième, même, j'avais commencé à avoir des comportements bizarres, vers la moitié de l'année, j'avais décidé que il fallait que j'arrête de prendre les entrées à la cantine qui étaient genre feuilleté au fromage, les trucs comme ça, qu'il fallait que j'arrête de prendre les desserts, qu'il fallait que je prenne des fruits en dessert, enfin déjà des comportements un peu restrictifs comme ça. De pas prendre de pizzas, de trucs comme ça. »

« Je vidais le placard à gâteaux, enfin je vidais le placard, non, mais je faisais des crises quoi. Je mangeais un brownie entier ou un paquet de Grany, des machins comme ça. Et là je vomissais. » CC.FB

Le sucre revient assez largement comme aliment interdit des anorexiques ; pour les boulimiques, il est également proscrit en « temps normal », mais fait l'objet des « crises », avant d'être, le plus souvent, rejeté par le vomissement, par la pratique sportive intensive, la prise de laxatif, ou le jeûne prolongé.

Dans Les origines des manières de table36(*), Claude Levi-Strauss écrit que le miel est l'aliment suprême des indigènes étudiés, ainsi que dans de nombreuses civilisations passées ou présentes, et que c'est un des rares aliments que l'industrie ne transforme pas. Il montre le paradoxe entre le fait que cet aliment soit très prisé et qu'en même temps, il faille à un moment donné que l'homme régresse en deçà de l'état de société pour se le procurer à l'état naturel.

Nous proposons d'analyser la recherche d'aliment à « l'état naturel », ou proches de leur état naturel, comme une autre manifestation de cette désaffiliation du groupe social direct chez les personnes qui, alors qu'on leur présente un plat cuisiné, par un proche ou par l'industrie, préfèrent un aliment jugé plus pur : poisson sans sauce, légumes vapeur, crudités, fruit ; qui semble être un aliment plus proche de son état naturel. En témoignent par exemple les pratiques qui consistent à éponger discrètement avec sa serviette le beurre ou la sauce sur un aliment, le non ajout de sauce à la feuille de laitue que Melle L.OA croque et qui crée la panique chez sa mère.

La suppression de certains aliments vient de l'évaluation des risques encourus par la consommation de tel ou tel aliment : pas trop de sucres, pas trop de graisses entend-on tous les jours. L'individualisation et la rationalisation des personnes, ainsi que la médicalisation de la société facilite le développement personnel, individuel de pratiques d'autorestriction.

Des catégories d'aliments apparaissent qui n'étaient pas utilisées auparavant, dans l'enfance, avant la prise en main : sucres, graisses, etc., calquées sur les catégorisations biologiques et médicales des nutriments contenus dans les aliments. Elles sont jugées dégueulasses ou bonnes selon le nombre de calories qu'elles contiennent, les associations entre elles...

Si une interprétation des actes alimentaires en terme de désaffiliation peut être donnée, l'idée de dissimulation tend, on l'a dit, à montrer au contraire une volonté de rester intégrer au groupe social. Dans le secret de la pratique déviante réside d'une part l'intime, la pudeur de ne pas montrer qu'on veut transformer son propre corps, et d'autre part la tentative d'échapper au jugement d'anormalité de la part des autres, qui pourrait de ce fait nous exclure. C'est ce que Melle EC.FB. semble dire en filigrane quand elle rit à l'idée de dévoiler ses pratiques aux gens en général, et quand elle précise qu'un seul ami est courant :

« Mais toi t'en parles spontanément à des gens ?

Ah ben non moi j'en parle pas, je vais pas leur dire (elle rit) « ah ben oui euh moi vous savez, je fais attention à ce que je mange » non.

Ca peut arriver de le dire par exemple à une amie.

Y a juste un ami du lycée qui est courant. En fait il s'est avéré qu'on parlait de nos psys, parce que c'est un ami qui a fait une tentative de suicide en fait, et on parlait de nos psys, donc en fait, sur le coup, je lui en parlé et...

Tu lui as dit quoi ? Tu te rappelles ?

En fait déjà à la base, il trouvait que j'étais un peu mince mais il savait pas que je faisais des régimes. Et après, ça s'est fait au fur et à mesure, quoi. Mais... En fait, lui il connaissait une fille qui était anorexique, donc après il m'a demandé si ça m'était arrivé de me faire vomir en fait. Et je lui ai dit ouais donc. 

Et il t'a dit quoi ?

Ben en fait, je pense qu'il s'y attendait plus ou moins vu que... Et ça a pas changé la relation qu'on avait avant. »

Très importante ici est l'idée que Melle EC.FB s'est assurée de la compréhension de son ami, d'une part parce qu'il y a une relation de confiance qui s'est instaurée entre eux : cet ami lui a fait l'aveu d'une tentative de suicide. D'autre part, parce qu'elle découvre qu'il a eu connaissance de l'anorexie par une proche et qu'elle le laisse poser la question de savoir si elle a recours aux vomissements auparavant, elle sait que leur relation n'en pâtira pas parce qu'il s'y attendait et qu'entre le temps où il fait le lien entre les pratiques critérielles de l'anorexie et la conduite de Melle EC.FB, il n'a pas interrompu leur relation. La précaution prise sur l' « après » de l'aveu est donc très stratégique.

« Moi je culpabilisais pour tout, je culpabilisais parce que j'étais vivante, pour respirer quoi. Je voulais me faire toute petite pour que personne ne me voie, personne ne m'entende. J'étais toute sage, etc. Mais j'ai été comme ça toute ma vie. Maintenant j'ai un petit peu de caractère, c'est mieux ! Oui, ça m'aurait vraiment fait du mal si on m'avait dit : « ouais, t'es manipulatrice, etc. » parce que c'est pas nécessairement vrai non plus. J'ai jamais essayé de manipuler nécessairement. Toutes les manipulations que j'ai faites, c'est en fait pour cacher que j'étais tellement différente ou tellement bizarre, c'était pas pour

Pour cacher ce qui n'était pas normal et montrer justement que du bien, en fait ?

Exactement, c'est ça. Et on dit : « ouais, c'est parce qu'elle veut rester anorexique, etc. ». C'est pas nécessairement ça. Moi tout ce que je cachais et manipulais c'était pour faire l'apparence que j'étais normale, je voulais pas qu'on me traite différemment ou comme une patiente ou comme quelqu'un qui était vraiment bizarre. » MH.RI.

Les propos de Melle MH.RI cristallisent l'idée de dissimulation du stigmate : cacher son anormalité pour être traitée comme « les autres », parce qu'elle ne peut pas changer ce qu'elle est devenue.

II) La gestion difficile d'une identité en tension : la mise à jour de l'anormalité comme solution

La conduite anormale comme stigmate : motivations d'ordre identitaire à la dissimulation

Même quand l'anormalité n'est pas en jeu, les personnes interrogées témoignent d'une forte conscience des attentes des gens les uns à l'égard des autres. Mme CB.FB. et Mme FC.FB. ont toutes deux cette impression d'avoir une identité sociale qui ne reflète pas leur identité profonde. Passer pour ce qu'on n'est pas, devoir se montrer performant, penser qu'on ne répond pas à ces exigences de performance sont autant d'interrogations autour de l'identité qui est donnée à voir aux autres.

« J'ose jamais rentrer, par exemple, dans un débat parce que j'ai peur d'affirmer mes idées et que j'ai pas toujours le répondant, par contre, en paroles. A l'écrit, ça va mais en paroles, j'ai pas le répondant et j'ai toujours peur qu'on me prenne pour idiote, que je suis pas forcément. Je pense être quelqu'un de plutôt cultivé, je m'instruis en permanence, sauf que, voilà, on n'a pas l'occasion, j'ai pas l'occasion de le montrer aux gens. Et j'ai toujours cette impression que les gens pensent que..., parce que j'ai un niveau, comme je dis parfois BEP + 2 ! même pas ! même pas ! que les gens me prennent pour quelqu'un qu'a pas... Alors je suis fière de moi quand de temps en temps j'arrive à briller un petit peu en société ! Mais j'aime pas non plus parce que je veux pas qu'on pense que je suis quelqu'un qui sait tout. Alors souvent, je me freine sur les choses que j'aurais envie de dire, sur les sujets dont je voudrais parler parce que, comme j'arrive pas toujours à bien m'exprimer et puis que je suis un peu timide en paroles, j'arrive pas... Toujours cette impression de voix tremblante, chevrotante et, du coup, dans un débat ça passe pas, ça pardonne pas. Quelqu'un qui, en face de moi, a du répondant, moi j'arrive pas. J'arrive pas, je me bloque et, du coup, voilà, j'ai peur de passer pour quelqu'un qu'a pas d'idées quoi.

CB.FB

Je pense une réponse, mais je n'oserais pas le dire.

FC.FB

Voilà, moi aussi. Des fois, des sujets qu'on aborde...

CB.FB

Et puis je veux pas donner l'illusion d'en mettre plein les yeux. Evidemment quand on me dit par exemple : « ah, tu es prof de quoi ? », « ben de rien, pourquoi ? », « ben non, je sais pas, tu lis, tu écris », « oui, mais je suis pas prof, j'aime ça, c'est une passion, mais non, non, je suis pas prof du tout ». En même temps, c'est vrai que ça me fait plaisir que les gens puissent le penser, parce qu'apparemment je m'exprime pas trop mal, mais je remets les choses à leur place tout de suite parce que je veux pas qu'on... Non, parce que je ne suis que ce que je suis quand même. Ben oui, voilà, je ne suis que ce que je suis. Non, non, je ne veux pas mettre de la poudre aux yeux aux gens, je veux pas me faire passer pour ce que je ne suis pas. »

« Et j'ai toujours eu du mal parce que, dans mon école de beaux-arts, j'étais dans tout ce qui est très académique, très intellectuel. Et on me prenait jamais au sérieux, parce qu'on me disait : « ouais, jolie fille blonde ». On me prenait jamais au sérieux et pourtant mes idées, elles étaient bonnes.

Tu parles même des profs ?

Non, les profs, les profs un petit peu, mais moins. Les profs m'ont donné une chance parce que j'ai fait mes preuves, quoi. Ils voyaient bien que j'étais une étudiante très bien. D'ailleurs, ils m'ont laissé donner des cours à mes élèves, etc. Mais les autres, vraiment ils me regardaient d'un air : ouais, la fille... Mais c'était à cause aussi de comment je m'habillais, comment j'étais et à cause de mes amies. Parce que j'ai fait amie avec des filles bien, tu vois, des filles qu'on veut être amies avec. Des belles filles, etc., mais j'étais pas heureuse parce qu'elles avaient une mentalité qui était genre : ouais, je veux être sexy, je veux sortir avec des mecs, je vais faire de la drogue, voilà. Genre : je vais me saouler la gueule et coucher avec tout le monde. Ces filles-là qui, même si on avait des choses en commun, on avait beaucoup de... J'avais du mal à sortir avec elles parce que ça me rendait vraiment malheureuse. Mais des gens avec qui j'aurais pu avoir quelque chose en commun intellectuellement, ils m'acceptaient pas trop. J'avais du mal à leur parler. En même temps, c'était eux qui m'acceptaient et moi qui me croyais pas assez bien. En cours, je disais jamais rien, d'ailleurs j'ai toujours du mal, j'arrive pas à dire quelque chose en cours, à parler aux profs, parce que je dis toujours : je vais dire quelque chose de stupide. Je veux toujours faire mes preuves aux professeurs, intellectuellement. Parce que je rentre sur la base qu'ils pensent que je suis stupide parce que je suis blonde par exemple. C'est idiot.

Pour toi, le physique, c'était la barrière ?

Voilà, c'est exactement ça. Le physique c'était ma barrière, voilà. Et puis voilà, je suis toujours à faire mes preuves que je promets que je suis intelligente. Et d'ailleurs, je l'ai toujours : « ouais, quand je t'ai rencontrée, au début, avant de te parler, je pensais vraiment que t'étais genre fille stupide, Américaine comme touriste ». MH.RI

Le physique comme obstacle aux idées qui reflètent vraiment qui l'on est, est la préoccupation dominant ces deux extraits d'entretien. L'identité virtuelle qui masque l'identité réelle donne lieu, déjà en dehors du cadre de l'anormalité de son alimentation, à une tension au sein même de la conception que la personne se fait de sa propre subjectivité.

Le regard des « autres » étrangers aux pratiques vient entériner son jugement d'anormalité sur ses propres actes, à la manière du « stigmate »37(*). Quand la subjectivité change et s'affirme et que les autres, étrangers aux pratiques, en viennent à le remarquer alors l'identité sociale virtuelle qui était encore l'identité « normale » d' « avant » disparaît et l'identité réelle de la personne bascule du côté de l'anormalité dans le champ social. La personne qui s'est cachée de ses pratiques pour ne pas être stigmatisée voit alors son identité réelle suivre la réalité de ses pratiques. Pour ne pas être confronté à cette situation, il faut conserver l'attitude habituelle que l'on a avec les autres ce qui, comme on l'a vu plus haut, se révèle être très complexe dans la pratique.

« Ce que je pensais c'était, quand je mangeais normalement à la maison, eh bien donc je reprenais du poids. Ma seule hantise, c'était en fait, quand je revenais en pension, fallait pas que je remange normalement, parce que fallait pas que mes camarades de classe me voient manger normalement parce qu'elles vont s'habituer à ma manière de manger, c'était compliqué. Elles vont me voir manger normalement, elles vont pas être habituées, elles vont se dire... Elles me voyaient d'habitude manger une cuillère à soupe de nouilles, elles étaient habituées, elles ne me faisaient pas de réflexion et donc c'était comme ça. Donc j'avais la paix. Et là... Je sais pas comment dire.

Elles auraient vu une différence et donc du coup, elles t'auraient fait des réflexions, de manger plus, de faire attention...

Ouais, et là c'est vrai que personne me faisait de réflexion à part les religieuses, qui me surveillaient, certaines me surveillaient un peu trop, donc c'était quelque chose de, de... Fallait vite salir mon assiette pour faire celle qui avait mangé. Enfin j'avais plein d'astuces. Mais en fait ça m'arrivait de manger, dans la journée, euh : trois pommes. C'était une course à celle qui mangeait, enfin c'était un défi, je devais manger encore

moins que la veille. » Mme DB.FB.

Il s'agit d'une attitude visant à dissimuler le comportement intime qui va semer le doute sur l'identité de la personne, et lui faire ressentir de la honte. C'est pourquoi on emploie le terme de stigmate : il nous semble approprié dans la mesure où la définition du stigmate, telle qu'elle est donnée par E. Goffman dans l'ouvrage éponyme, correspond à une intériorisation par la personne du caractère anormal, « vicié » du comportement qu'elle a adopté en devenant anorexique ou boulimique. Le stigmate, selon Goffman, est un « attribut » que quelqu'un possède « qui le rend différent des autres membres de la catégorie de personnes qui lui est ouverte, et aussi moins attrayant, qui, à l'extrême, fait de lui quelqu'un d'intégralement mauvais, ou dangereux, ou sans caractère. Ainsi diminué à nos yeux, il cesse d'être pour nous une personne accomplie et ordinaire, et tombe au rang d'individu vicié, amputé. Un tel attribut constitue un stigmate, surtout si le discrédit qu'il entraîne est très large ; parfois on parle aussi de déficit, de faiblesse ou de handicap. Il représente un désaccord particulier entre les identités sociales réelle et virtuelle. »38(*)

A la question de savoir si les enquêtées s'intéressaient aux émissions sur le sujet de l'anorexie, on peut affirmer qu'ils répondent à l'unanimité qu'il y a une forme de « voyeurisme » dans la façon dont sont mises à l'écran ces personnes dans leur mal-être, dans leur environnement. Et reliée à la question de l'image de soi, sauf une enquêtée, Mme CB.FB., qui a volontairement participé à un talk-show (« C'est mon choix ») mais nous l'a dit hors entretien, tous et toutes souhaitent garder dans le domaine du privé, leurs histoires et conduites, afin de conserver intacte leur identité virtuelle auprès des personnes qui ne sont pas des connaissance intimes mais qu'ils sont appelés à croiser au quotidien, ou dans leur environnement proche.

« [En parlant des émissions] Toi tu le ferais ce genre de trucs ?

Ah non ! (Rit) Ah non non !

Ou en anonyme. Même pas ?

J'ai déjà mon quotidien à gérer, alors si tout le monde me disait « tiens toi je t'ai vue ! » Enfin si certaines personnes éprouvent le besoin de le faire pour elle, pourquoi pas, quoi. Mais moi, par rapport à ce genre de trucs, je peux comprendre, hein, mais personnellement moi je le ferais pas. » Melle EC.FB.

« VM.FB.

Je pense que les gens qui vont chez Delarue ne sont pas forcément les plus doués pour s'exprimer sur la maladie et que c'est dommage. C'est dommage parce que, du coup, on en a une vision tronquée. Il te montre à chaque fois, soit la nana qui est en plein bonheur anorexique et qui va sourire tout le long, et dire : « oui, je suis trop grosse », « oui, je vais très bien, y a pas de problèmes, tout va bien, tout est génial ». Après, il va te montrer la nana... Alors je déteste, mais alors franchement, à part dans le reportage de Chloé où c'était un peu différent, je supporte pas qu'ils montrent les gens entiers. Je trouve ça d'une indécence, mais alors. Je me dis : mais bientôt, ils vont aller dans les chiottes aussi. Et ça, ils le montrent. Je me souviens d'une jeune fille Léa qui était passée, ils la montraient en train de faire une crise avec des boîtes de conserve, des trucs froids et tout. Et t'imagines les gens horrifiés devant leur télé. Non, c'est pas ça. Je trouve que, dans ces émissions globalement, tu vois pas la souffrance. »

« Non, non, moi ce qui m'a retenue - j'aurais été capable d'y aller - mais ce qui m'a retenue c'est que je savais que j'allais travailler dans le social, donc je pouvais pas me permettre de passer à la télé. Je peux pas. Même des photos sur le forum, des fois je me pose la question. Mais bon, il faut vraiment trouver ce forum. Il faut le chercher pour le trouver et puis le faire c'est forcément avoir soi-même un problème, je pense. Mais voilà, je pouvais pas non plus aller parler à la télé. A moins de l'assumer totalement, mais je l'assume pas totalement. Je me vois mal dans ma boîte, que ça se sache. 

Et en anonyme ?

En anonyme, oui, sans problème. Oui, mais je... je préfère à ce moment-là faire des interviewes comme aujourd'hui ou des trucs par écrit que aller parler en anonyme à la télé. Comme je suis pas non plus une adepte de Delarue, ça me fait pas trop triper quoi ! Je préfère participer à des choses plus sérieuses, des études. »

Si l'on agit par la ruse à table, on tient évidemment secrets ses actes aux yeux de l'ensemble de l'entourage, la question de l'anonymat autour des témoignages étant l'un des reflets de la crainte de stigmatisation.

Melle AR.FB nous avoue, en répondant à l'annonce mise sur le forum FB, ne l'avoir jamais dit à personne de son entourage, et quand elle découvre que nous venons de la même région de France, après que je lui ai dit bien connaître son département d'origine, elle s'assure que nous ne venons pas du même lycée et que nous n'avons aucune connaissance commune. Afin d'être assurée pour elle-même que l'enquêtrice ne trahira pas sa révélation sur son identité. Elle aura ces mots avant l'entretien : « je suis venue en clandestine sur le forum... Je suis là en clandestine. »

Et la seule personne de son entourage à qui elle l'a dit est un ex petit ami avec qui elle garde une relation « compliquée ». Elle explique qu'une technique de dissimulation de son comportement est le mimétisme : à table, elle mange « comme les autres », à la fourchette près. Elle se livre à ses orgies alimentaires, à ses crises, chez elle, dans la solitude, le soir quand personne ne peut la voir. Avouer son trouble est, pour elle, généralement inenvisageable. Terrifiée à l'idée d'être rejetée, elle se lance tout de même auprès de ce petit ami...

« Parce que moi, personne le sait que je suis comme ça. 

Personne, personne ?

Si une personne, mais alors là, han, y en a pour un siècle. Comment parler de lui ? C'est quelqu'un avec qui je suis sortie à la fac au début de ma deuxième année de fac à Limoges, en 99. J'en parle pas trop déjà parce que c'est compliqué, en théorie c'est mon ex. Donc un jour je lui ai dit. Je lui ai dit parce que, euh, je sais pas pourquoi je lui ai dit. Enfin si je sais mais... C'est parce que j'en avais marre qu'il me reproche de pas être euh, enfin qu'il me reproche... Parce que par exemple il me dit : « Je t'aime, je t'aime, je t'aime... » Mais moi, je sais pas dire ça. Et enfin il y a plein de choses que je ne sais pas dire, je suis pas une fille affectueuse, je ne suis pas démonstrative, je suis pas... Je vis ma vie, quoi. Et lui il m'a souvent reproché de ne pas lui dire je t'aime. Enfin reproché... Demandé quoi, en tout cas, à ce que je lui dise je t'aime. Et puis des fois, je pleurais quoi. Enfin ça m'arrivait de pleurer, mais de rien dire. Mais lui il ne captait pas ce qu'il se passait, alors un jour pour qu'il me foute la paix, moi je lui ai dit : « ben écoute, j'ai un truc, je suis boulimique, on n'en parle plus maintenant ». C'était un peu histoire de dire : voilà, tu sais alors maintenant tu me fous la paix, voilà c'est comme ça. Et donc voilà tout ce qu'il sait, et je pense pas qu'il ait conscience vraiment de l'ampleur du problème. Parce que quand je lui ai dit ça, tu vois, c'est vraiment l'aveu... Franchement j'aurais fait trois meurtres, c'était pas pire, quoi. Le jour où t'as dit ça, t'es... Comment il va le prendre, est-ce qu'il va le dire à d'autres, est-ce que ça va pas le dégoûter ? Là, quand je parle de dégoût, c'est pas de dégoût en amitié, c'est vraiment dégoût en tant que physique quoi... Genre embrasser une bouche qui vomit, enfin... Je me mets à la place de l'autre, je me dis que c'est dégueulasse quoi. Non mais, je pense à ça, c'est vraiment... Peut-être aussi les souvenirs de la 4ème quand ça sent le vomi dans les rangs. Donc lui, il le sait et puis une fois plus tard... Là, je me suis pas plus attardée que ça, je sais pas s'il m'a demandé plus le jour même ou pas. Si je pense qu'il m'a demandé plus mais que j'ai clos le débat quoi. Une fois il m'a demandé comment ça se passait, euh... Je l'ai calmé parce que je veux pas que les gens sachent, quoi. Tu vois, ça me gêne. Parce que tout à l'heure, je suis rentrée dans l'appart, en face de ton copain, je savais que ton copain, il savait pourquoi je venais, ben ça m'a mis mal à l'aise quoi. Voilà, je sais que lui, il sait maintenant, et voilà, j'avais envie d'aller aux toilettes, je lui ai demandé d'aller aux toilettes, et ça m'a mis mal à l'aise de lui demander d'aller aux toilettes parce que je me suis dit mais qu'est-ce qu'il va penser que je vais faire aux toilettes ? Alors que tu vois, ailleurs, je me pose pas ces questions-là, je vais aux toilettes comme tout le monde. Et si vraiment, ça c'est flagrant. Et puis, ça me protège d'ailleurs. Et là bon, y a que lui qui sait, il m'a demandé si j'en faisais souvent, tout ça. J'ai dû lui répondre un truc du genre tous les jours mais je crois qu'il a pas conscience en fait. Parce qu'une fois il m'a dit que j'avais pas de problème, un truc comme ça. Que j'avais pas de problème, que je me faisais des idées, tout ça. Je lui ai dit tu te rends pas compte, quoi, mais c'est tout en fait. J'ai dû lui dire une fois : mais tu te rends pas compte, c'est tous les jours, quoi. C'est pas tous les 36 du mois, je me fais pas une idée, c'est... Je sais pas s'il me dit ça pour me réconforter, en me disant que j'ai pas de problème et qu'il a tout à fait conscience que j'ai un problème, ou est-ce qu'il le pense vraiment ? J'ai pas envie de m'attarder sur le sujet, en fait. C'est quelque chose que je dois régler avec moi-même, quoi. Ca regarde personne. J'arrive à garder un rapport avec lui comme avant. »

Espérant et attendant un retour à un comportement normal, elle ne se livre pas de manière détaillée, cela ne « regarde personne », même si elle considère que vivre avec la boulimie est un problème et que son ami, avec elle garde un rapport continu à son grand soulagement, ne reconnaît pas l'ampleur de ce problème. Le moment où elle va avouer ses troubles boulimiques est un moment difficile : elle le fait pour se justifier d'une incapacité de montrer ses sentiments mais elle a l'impression d'avouer « trois meurtres », parce que vomir est sale et suscite le dégoût, justification récurrente du non aveu et motivation à le faire en cachette. L'on retrouve ici la notion de pureté et de souillure, en amont des motivations à la dissimulation de la conduite-stigmate.

« J'essaie de me faire suivre, d'aller demander des conseils, mais en fait je suis en mal d'affection parce qu'en fait je voudrais me confier, mais je peux pas me confier auprès de mes parents toujours, j'essaie de me confier auprès de gens et donc finalement, je trouve l'idée géniale, c'est de me faire vomir. (inaudible) les romains, comment ils faisaient. Et donc j'en éprouve pas du tout de culpabilité, je me cache même pas vis-à-vis de ma mère qui quand elle découvre ça, ben c'est une grosse honte, c'est la déchéance absolue, mon père me fait une réflexion méprisante en me disant mais c'est dégueulasse ce que tu fais. Et puis il ose même pas me regarder tellement il a honte de me le dire. Il est assis quand il dit ça sans me regarder et puis il me dit : barre-toi, tu me dégoûtes, refais pas ça. Et puis c'est tout. Et comme si c'était une question de volonté. Et puis il cherche pas à comprendre pourquoi je fais ça et puis c'est tout. » Mme DB.FB

Parfois, c'est donc directement l'entourage qui pose un tabou sur la question quand la conduite semble mettre en danger la cohésion des relations :

«  Quand j'allais vraiment pas bien, tout le monde évitait le sujet et maintenant qu'au niveau TCA c'est fini, c'est fini pour l'anorexie, tous, c'est comme s'il y avait plus de tabous du coup. » CC.FB

Les tentatives d'éviter un jugement d'anormalité par crainte d'exclusion réciproque, de crise de l'intégration témoignent d'un double regard permanent sur soi, et c'est à un problème d'identité pour soi qu'il faut alors faire face.

Vers l'acceptation de l'étiquetage : une nécessité d'unifier son identité

Il est un moment où cette double identité, ce double regard porté sur soi-même, se ressent littéralement, où la personnalité en vient à se scinder et les deux identités en tension se disputent au sein même de l'esprit de la personne :

« Même après la gym, même quand je voyais que je perdais du poids, je dis : ouais, je perds du poids. Et après, j'avais une autre voix dans ma tête qui me disait : c'est pas assez, t'es dégueulasse, continue, t'es pas... Vraiment, il y a deux personnes dans ta tête. » Melle MH.RI.

« Bon alors la faim, parlons de la faim, parce qu'au début j'avais faim et j'avais du mal à gérer ça, ça faisait vraiment mal, mais ça faisait moins mal que de manger. Mais à un moment, je crois que c'est biologique aussi, la faim que tu sens arrête et là, c'est la famine qui se sent différemment. Là, tu le sens dans tout ton corps, mais c'est un mode de vie, tu vois ce que je veux dire ? l'anorexie. T'as toujours faim, mais c'est plus la faim, c'est la famine. C'est autre chose, ça dépasse la faim, t'as plus faim, tu meurs c'est tout. Mais dès que j'ai passé ce stade de famine, j'étais dans ce stade de famine et aussi dans l'éteinte complète de moi-même, j'ai fait tout ce que je voulais faire, j'avais plus ma personnalité, j'avais plus rien. Littéralement, j'entendais une fille hurler dans ma tête, littéralement. Je veux dire, une fille qui faisait (cri). Je dis : mais qu'est-ce que c'est ? qu'est-ce que c'est ? Et finalement, je me suis laissé gueuler. Une fois, je me suis forcée, pas laissée, forcée à crier à haute voix après une crise, parce que j'avais plein de crise, genre je flippais pour un rien, je flippais pour beaucoup. »

Il y a deux personnes dans une seule. Une idée qui revient et qui peut se comprendre ainsi : à force de dissimulation, de mensonge diront certains enquêtés, comment concevoir une unité de l'expérience ? Quand dans le regard des autres, des proches, on ne retrouve qu'une partie de soi-même, comment se sentir un ? Quand on présente un soi « normal », participant, « domestiqué » mais qu'en son for intérieur on ressent l'anormalité de ses actes et qu'on les dissimule, exerçant une autonomie de jugement sur soi, comment faire coller ce postulat individualiste avec son identité si on ne se sent pas un individu unifié ? Par un geste d'extériorisation, un cri, Melle MH.RI rend visible, réelle, cette personne qui crie en elle : remplir l'espace physique de cette voix qui crie à l'intérieur, se sentir crier et s'entendre lui permet d'unifier son expérience, de donner une réalité au mal qu'elle dissimule. Melle ML.FB compare l'anorexie à un cri silencieux, une douleur sans émotion. Cette personne en surface non émotive, en mouvement dans tout son être, en quête d'un idéal toujours repoussé39(*), va finir par ne plus donner de réalité à ce qu'elle tient secret, et dans certains cas, va préférer ne plus voir les autres, comme Mme E.RI qui ne participe plus aux repas de classe, et se retrancher dans son univers pour se rapprocher de l'état d'être « un ». Melle MH.RI va opérer par le cri, acte positif, à une mise à jour de cette deuxième identité, part de son identité réelle. Cette question de la part d'identité tenue secrète est traitée par Michaël Pollak : l'une des personnes interrogées dans l'Expérience concentrationnaire40(*), Ruth, dit vivre toujours à Berlin car c'est le lieu où une certaine compréhension de son expérience de déportée peut exister sans qu'il y ait besoin d'explications. Les conséquences de la guerre sur l'urbanisme de Berlin sont plus visibles qu'ailleurs. En vivant dans cet environnement, elle n'a pas à faire face à des contradictions dans son expérience « et à faire comprendre ailleurs ». Les murs parlant pour elle, elle peut garder le silence et se sentir une. Mary Douglas nommerait cet état de fait « mise à jour de structure symbolique », car mentale. Le cri de Melle MH.RI procède de la même opération.

De même d'une certaine manière, l'attitude double à l'égard des émissions sur les « TCA » (troubles du comportement alimentaire) de Melle CC.FB reflète ce besoin de voir inscrit dans l'espace social ce qui compose en partie son identité et qu'elle a caché jusqu'à la fin.

« Aujourd'hui, les émissions, j'essaie d'éviter parce que je trouve que ça fait un peu voyeur en fait. Comme je t'ai dit tout à l'heure, la partie un peu fière et fière d'avoir fait de l'ano et, en même temps, ne pas être sûre de vraiment en avoir fait parce que, pour moi, c'était un idéal, dans cette partie-là un peu bizarre, il y a aussi... Ouais, toujours la partie : c'est un idéal à suivre et donc regarder des émissions, c'est regarder encore un idéal. Et un truc que je me dis que j'arriverai jamais à faire ou que j'ai jamais réussi à faire, enfin je sais pas comment l'expliquer, du coup, en même temps, il y a cette volonté, un peu avide, d'en savoir toujours plus et de comprendre pourquoi. Et aussi un peu d'admiration, en même temps, il y a la partie un peu rationnelle de moi, qui trouve que ça fait super voyeur et qui déteste Delarue et toutes ses émissions, qui déteste voir un peu la maladie être mise en pâture. Je veux dire, personne va faire des reportages sur des gens qui ont un cancer ou... Ouais, si c'est vrai, mais disons qu'à chaque fois, que ce soit pour toutes les maladies, c'est toujours sous l'angle de..., soit regarder à quel point ils souffrent, soit regarder à quel point ils sont maigres, enfin c'est toujours les mêmes points de vue, tout le temps. Il y a jamais rien de neuf, en fait. Donc, pour regarder les trucs que je connais déjà ou voir des images..., enfin, ouais, ce à quoi je m'attends en fait, y a rien de nouveau, je pense pas que ça peut m'apporter quelque chose. Et il y a un côté aussi voyeurisme qui m'énerve mais en même temps qui fait aussi partie de moi, donc, en fait, je m'énerve un peu toute seule ! Enfin, il est quand même plus fort parce que j'ai trop du mal à regarder. » Melle CP.FB.

L'attitude de Melle CP.FB vis-à-vis des émissions est en tension entre l'attrait pour la mise en scène ces pratiques qui sont les siennes, qu'elle se voit confirmer dans l'espace social tout en se reconnaissant dedans, et un sentiment de haine pour la manière dont sont mis en scène les individus : « la maladie mise en pâture ». Son attrait pour l'image de l'anorexie qu'elle considère toujours comme un idéal non atteint provient, on le verra par la suite, de l'absence d'étiquetage, de diagnostic médical, chez elle. Ainsi, voir des personnes anorexiques à la télé, mises en scène dans leur vie d'anorexique, procède de ce besoin de voir inscrit ce vécu dans l'espace social.

Mot ne convient pas du tout !

Melle ML.RI nous rapporte ici les propos tenus par le médecin qui l'admet dans sa clinique, lors de son entrée dans l'institution. Ce médecin fait état d'une double identité : la personne et sa maladie, dira-t-il aux parents de Melle ML.RI. À elle-même, il dira : une Melle ML malade qui est en elle et qu'il va tuer et la Melle ML qu'il a en face de lui et qui a une apparence normale et sympathique.

« Non, je pense que c'est un bon médecin. Moi ce que j'aime bien avec lui, c'est qu'il est très, très droit et carré. Le premier entretien que j'ai eu avec lui, je me suis dit : putain, mais c'est qui ce gars-là ? comment il me cause ? Parce que je lui ai parlé, il m'a dit : « explique-moi deux trois, points de ta vie », je lui ai parlé mais montre en main trois minutes, pas plus, en trois minutes, il avait mon profil, complètement. Il m'a parlé après, j'avais envie de lui rentrer dedans parce qu'il était super brusque et en même temps, je me dis : mais il a trop raison quoi. J'avais l'impression qu'il me connaissait, depuis le début de ma maladie qu'il me connaissait parce qu'il sait exactement. Il me dit : « mais attends, pour moi, quand je te vois, je vois deux ML, je vois la ML malade et je vois l'autre. Moi ici, aujourd'hui, je vois que la ML malade et elle, je vais la tuer, je vais la casser ». Il m'a dit : « tu viens dans ma clinique, tu vas en chier, tu vas pleurer, tu vas en avoir marre, tu vas me maudire, mais je m'en fous, moi ce que je vais faire, c'est que je vais tuer ta maladie ». Mais il te parle mais super crûment et au début, tu le prends un peu pour un barge, tu te dis : putain, il est malade. Quand tu fais la démarche d'aller à l'hôpital, t'as un peu envie, entre guillemets, de te faire un peu chouchouter, t'as envie un peu qu'on s'occupe de toi. Mais lui

Oui, c'est ce que tu disais

Exactement, j'ai une copine, elle allait en clinique et puis, on essaie de manger, de prendre un peu de poids. Lui, ce qu'il veut te faire comprendre c'est que tu t'es mis dans cette merde, tu t'es fait du mal, t'as fait du mal à ton entourage, maintenant t'assumes. T'as des carences, t'as du poids à prendre, t'as été dure avec ta famille, maintenant t'assumes, t'assumes d'être seule sans amis. Et voilà, maintenant tu vas réapprendre à vivre, à manger, à vivre en société, à parler aux gens, à arrêter de te mentir, arrêter de mentir aux autres. Et donc, voilà, il t'ouvre les yeux sur ce que t'as vraiment été. Et le jour où tu te lèves le matin et que tu réalises ce que t'as vraiment été, ça fait peur. Moi je me souviendrai toujours de la phrase qu'il avait dit - c'est mes parents qui me l'ont dit parce que moi j'étais pas là - au premier entretien, il a dit à ma mère : « vous savez, moi, dans ma clinique, c'est Al-Qaida, j'ai que des bandes de terroristes ». Et il dit : « une anorexique, on peut tout à fait à l'assimiler à une terroriste, c'est une manipulatrice, c'est une menteuse ». Mais il dit : « quand je parle de ça, je parle pas de votre fille, je parle de la maladie qui est dans votre fille, c'est complètement différent. Votre fille, le peu que j'en ai vu, elle a l'air super, mais la maladie c'est une terroriste ». Et c'est vrai que, quand je me rends compte, enfin toutes les manipulations, même à la clinique où pourtant Dieu sait que c'est dur, c'était vraiment dur de passer outre les règles, mais c'est super dur. On n'avait pas le droit au chewing-gum, aux choses comme ça, on arrivait toujours à s'en procurer, à droite, à gauche, par celles qui sortaient, par machin. Dans les douches, on était quand même surveillés, moi j'arrivais des fois à vomir dans la douche. Les cachets, des fois j'avais pas envie de les prendre, j'arrivais à les dissimuler et une nuit où j'étais vraiment pas bien, je me les prenais tout d'un coup comme ça. Le nombre de triches, les tours de parc que je faisais. Dans ma chambre, pourtant j'avais un vieux parquet pourri qui grinçait, j'arrivais quand même à faire des abdos. Je me dis : mais quand il dit « terroriste », mais c'est ça, c'est vraiment ça, c'est que tu fais tout pour aller à l'encontre de tout ce qu'il te dit. Quand t'as ton assiette, tu t'arranges toujours pour étaler au maximum, pour laisser un peu deux, trois trucs sur le bord. Le pain, t'essayes de bien le briser partout pour qu'il y ait plein, plein de miettes, pour perdre un peu deux, trois trucs. Tout, tu gruges de partout. Et c'est le jour où tu gruges pas comme ça que tu réalises que t'es dans la phase de guérison. Tant que t'essayes de tourner autour, c'est que t'as vraiment compris que le médecin est là pour t'aider, pas pour autre chose. Si t'as envie de mentir, tu vas dehors, tu restes pas à la clinique. »

Le jour où la dissimulation cesse, où l'obéissance va de soi, où l'identité « pour soi » fait à nouveau corps avec l'identité sociale, où la part d'identité réelle incluant le trouble du comportement alimentaire est connue et reconnue, la guérison commence, le retour à la normale s'amorce. A contrario, Mme FC.FB nous dira la même chose : dissimuler son rapport à la nourriture est synonyme d'anormalité, de maladie dirait Melle ML.RI. Mme FC.FB situe début de ses troubles du comportement alimentaires au moment où elle commence à manger seule, dans sa chambre, alors qu'elle est encore enfant.

« Comment s'est apparu les TCA et ça a commencé par quoi ?

Moi je crois que ça a été depuis que je suis toute petite. En fait, j'ai commencé plus à chiper de temps en temps de la nourriture, quand je pouvais, dans les placards, quand je pouvais, quand il y avait suffisamment pour pas qu'on s'en rende compte. Et après, vraiment les crises, après, ont vraiment commencé quand j'ai commencé à gagner de l'argent et que j'ai pu acheter, moi, de la nourriture. Mais je crois que sinon, depuis très, très petite. Mon plus vieux souvenir c'est 6 ans, quand j'avais 6 ans, j'ai pris une tablette de chocolat dans le frigo et je sais que, dès que je pouvais, dès que je me retrouvais seule et que j'avais la possibilité, chez moi, de prendre un petit quelque chose...

Tu le faisais en cachette ?

Ouais, toujours.

Donc, déjà, tu te disais que c'était pas normal ?

Ah oui, c'était pas normal. La fois, je me souviens cette tablette de chocolat, parce que c'était des paquets de 5 ou 6, je sais plus trop, donc ça se voyait pas de trop. Donc, j'ai été la chercher un soir très, très tard et j'étais dans ma chambre, planquée sous le lit pour qu'on entende pas. Et après, ça a été surtout l'angoisse que ça se découvre, que j'avais pris, que les gens se rendent compte qu'il manquait quelque chose et qu'on puisse se poser la question : qui a pris ? Plus une fois où j'allais chercher une commission pour ma mère dans un supermarché, où j'ai acheté une quantité de bonbons comme pas possible, j'ai tout planqué dans mon manteau et ma mère s'en est rendue compte, avant de repartir à l'école, après le repas du midi. Quand elle s'en est rendue compte, je me suis pris deux baffes ! Et en fait, pendant deux, trois jours, j'ai dû voir mes frères et soeurs manger les trucs que, moi, j'avais achetés et j'en ai pas eu parce que c'était pas normal d'avoir acheté autant de bonbons. C'est des petits trucs comme ça qui m'ont marquée. Mais après, ça a vraiment commencé, oui, quand j'ai pu, moi, acheter. Et les premières choses que j'ai achetées avec l'argent que j'ai gagné, c'était de la nourriture. Et j'étais en vélo, je me souviens pour aller travailler et je planquais dans mon sac, partout où je pouvais planquer. Je rentrais, je me dépêchais, j'allais planquer sous mon lit et je mangeais ça le soir.

Tu étais encore chez tes parents ?

Ouais. Donc ça, c'était vers 18-19 ans, enfin quand j'ai commencé à travailler. Ça a duré tout le temps où je suis restée chez mes parents. Après ça a varié, c'était plus après en voiture quand j'ai eu une voiture. C'était en sortant du travail, c'était passer au Mac-Do, prendre cinq ou six menus, les grands ! et les manger en 20 minutes et voilà. Et remanger, remanger quand j'arrivais à la maison, le repas que ma mère avait préparé et que je devais manger, faire comme si j'avais faim.

Et tu avais faim ?

Non, j'avais pas faim. J'étais à la limite du vomissement.

Mme CB.FB.

Tu n'osais pas lui dire ?

Mme FC.FB.

Ah non, jamais j'aurais dit à ma mère que j'avais mangé avant.

Mme CB.FB.

Non, mais tu ne pouvais pas lui dire, par exemple : non, j'ai pas faim ce soir.

Mme FC.FB.

Des fois, ça m'arrivait quand, vraiment, je pouvais plus, mais c'était rare. Parce que je l'aurais fait trop souvent, elle se serait posé la question, elle se serait demandée : « pourquoi t'as pas faim ? ».

Elle se posait jamais la question ?

Ben non, parce qu'en fait, moi j'ai toujours bien mangé. Nous, chez nous, on était quatre enfants, donc pas beaucoup de moyens, donc c'était en général les trucs copieux : une bonne plâtrée de pattes, les trucs biens. Comme il fallait finir notre assiette, on a toujours bien mangé, j'ai toujours copieusement mangé. Donc, pourquoi, du jour au lendemain, je mangerais plus ? Ça aurait été trop suspect, je voulais pas de questions. Je voulais pas de questions, donc je mangeais encore quoi. C'est vrai qu'après, quand je suis partie de chez mes parents, j'ai eu des moments quand même où ça allait mieux. Mais mon chéri, il était pas au courant. On a été trois ans quand même avant que je lui en parle. Ben, à chaque fois c'était quand il était pas là, comme je disais tout à l'heure, à partir du moment où je lui ai dit, je ne pouvais plus faire de crise, par contre, devant lui, qu'avant j'arrivais mais c'était détourné. Comme il pensait que je mangeais bien, comme lui, en fait, des fois, ce qu'on mangeait au moment des repas, pour moi, c'était une crise. A partir du moment où je lui en ai parlé, je pouvais plus le faire devant lui. Je mangeais correctement, normalement à table et, tous les après-midi à 15 heures, j'avais une crise. »

Mme FC.FB est boulimique, ce qu'elle a à dissimuler est donc le « trop », le trop manger, l'extrême inverse du très peu manger ou du ne pas manger. Quand elle mange chez ses parents, elle fait semblant d'avoir faim et participe au repas pour qu'on ne remarque pas qu'elle a mangé avant. Quand son mari ne sait pas qu'elle fait des crises de boulimie, elle peut les faire à table et le laisser penser qu'elle a un bon appétit. À partir du moment où elle met son mari au courant, elle revient à un comportement modéré à table : manger un repas normal, et fait des crises de boulimie hors repas, à 15h, qui n'est pas un horaire social pour manger41(*), de sorte qu'elle peut se retrouver seule dans ces moments-là. Il est problématique de vivre ses pratiques alimentaires déviantes dans un cadre socialisant, comme le confirme Melle VF.FB à propos de l'exemple du travail, car elle doit manger pour tenir, c'est la raison principale, et le fait d'être intégrée lui donne une autre image d'elle-même, facilitant le lâcher-prise :

« Par contre, en fait, je pense que ce qui m'en a fait sortir, c'est purement et simplement le manque de temps. C'est-à-dire à un moment donné, j'étais tellement investie dans mon travail que j'avais pas de temps, que je mangeais parce qu'il fallait manger pour tenir. Pour tenir, voilà. Tenir, c'est très important chez moi, ce mot « tenir », « résister » et que, donc voilà, j'avais moins de temps à consacrer à : qu'est-ce que je mange ? combien je mange ? je note dans un carnet ou pas ? machin. Et j'ai lâché en fait. J'ai lâché et je me suis totalement concentrée - c'est le tout ou rien - sur le travail.

Donc, tu avais quand même cette priorité-là. Par exemple Claudine, elle s'est fait mettre en invalidité.

Ce qui est, à mon avis, la pire des choses à faire. C'est-à-dire que, moi, même à un moment donné, s'est posé la question dans mon travail, par rapport au harcèlement, enfin pas au harcèlement, mais à la surcharge de travail que je subissais, mon père m'a conseillé de me mettre en maladie parce que c'est le seul langage qu'ils entendent. Voilà, sauf que, moi, si je me mets en maladie, c'est vraiment à double tranchant pour moi. C'est ou j'arrive à faire autre chose, écrire, je sais pas, ou ça va être la chute de poids pure et dure et hyper rapidement. Donc pour le moment, avec mon psy, on s'est dit : surtout pas. C'est-à-dire je vais pousser jusqu'à ce que, si à un moment donné je suis obligée de me mettre en maladie, physiquement, je le ferais, mais si je peux l'éviter et me ressaisir entre-temps, ça serait mieux. Sachant que ça va déjà un peu mieux. Là, je mange un peu plus ces derniers jours, parce que j'ai eu une gastrite aussi, donc après, tu fais plus la part des choses entre : j'ai la nausée, je peux pas manger et le psychologique. Toi-même, t'es complètement embourbée, c'est comme si tu savais plus, en fait... Tu te mens tellement à toi-même que tu sais plus. »

Le groupe social ne doit pas souffrir des conduites déviantes, Melle VF.FB juge elle-même la mise en invalidité d'une connaissance anorexique comme « la pire des choses à faire ». Et réciproquement, l'individu déviant ne doit pas souffrir du regard de son entourage, normalisateur, moralisateur, qui lui fait ressentir la honte, la culpabilité, lorsqu'il se livre aux pratiques déviantes auxquelles il ne peut plus se soustraire. Il y a donc exclusion, dans un double sens, des pratiques déviantes du cadre social « normal » de l'alimentation ; parce qu'il y a à ce stade une incompréhension, dans les deux sens également, autour de la particularité de l'anorexie et de la boulimie.

Il y a mise en cause du sens commun, introduction d'un doute sur des valeurs et significations partagées ou vécues comme partagées par les acteurs, qui provoque le jugement d'anormalité. Il y a une rupture du mode « cela va de soi » : il ne va plus de soi de faire attention à sa santé, de manger dans l'insouciance. La personne, consciente de ne plus entrer dans ce cadre conceptuel-ci des rapports à l'alimentation, se voit obligée de faire face à l'inadéquation de ce qu'elle est ou devient, avec l'anorexie ou la boulimie, d'avec l'identité qui lui est attribuée, et craint une brisure de la continuité des rapports, d'où sa volonté d'échapper au jugement pendant un moment, jusqu'à ce que scission des identités devienne insupportable. A partir de là, elle va redonner des signes d'intérêt pour l'extérieur, par rapport à cet enfermement discuté dans le premier chapitre, et vouloir unifier concrètement son expérience ; l'acceptation du diagnostic va alors pouvoir se faire.

Il faut d'abord pouvoir, pour envisager de « guérir », se tourner à nouveau vers l'extérieur. Melle DD.FB. prend à nouveau conscience de l'altérité, des caractéristiques finalement humaines des personnes : être honnête, malhonnête, etc.

« [ Avec la guérison, elle a plus de contacts avec les gens.] Mais pas forcément très facilement beaucoup genre à fond, mais qui sympathise facilement. Mais oui, j'ai l'impression d'entrer dans la réalité quand même maintenant. Enfin par exemple ce que je disais tout à l'heure, de me rendre compte que j'étais tombée sur des mecs pas bien. J'ai l'impression que c'est un mode d'entrée sur la réalité aussi, parce qu'avant j'étais dans ma bulle où je me disais que c'était de ma faute, que y avait que moi qui étais en cause et donc que moi qui existais finalement. Et j'ai l'impression que quand on guérit, c'est ce que je disais à Mya l'autre jour, c'est comme si on prenait en compte l'altérité de l'Autre, en tant que personne qui peut être bien, pas bien, honnête, malhonnête, violente, pas équilibrée, malheureuse, enfin... Et du coup, c'est un petit peu la même chose qu'entre la vie et la mort, quand tu fais la distinction ben tu peux exister toi aussi. Enfin, et te densifier, je sais pas... »

Melle CP.FB donne un exemple pragmatique de ce que signifie cette prise de conscience de l'altérité. Elle s'était retranchée dans une attitude totalement individualiste avec l'anorexie, à la manière d'un voile devant les yeux ; elle peut désormais avec un retour réflexif sur cette période et qualifier ses actes passés avec ce nouveau changement de valeur considéré comme un regain de lucidité. Melle CC.FB a sa propre analyse de son degré d'intégration selon ses périodes d'alimentation normales et anormales, et considère être en cause, par son manque d'ouverture, dans son exclusion du groupe des élèves de sa classe.

« Qu'est-ce que ça a remis en cause d'arrêter de manger ? Qu'est-ce qui a changé pour toi quand tu essaies de te remettre dans ce contexte-là ?

En fait, pendant, je peux pas dire parce que j'avais pas l'impression que ça changerait fondamentalement quelque chose, à part que j'étais tout le temps en train de penser à la bouffe, que j'avais tout le temps dans la tête le nombre de calories que j'avais déjà mangés, qu'ils me restaient à manger, le nombre de calculs que je refaisais pour vérifier que c'était bien 54 et pas 52 et des poussières. En gros, je pense que je passais ma journée à ça. Dans la tête, j'avais que ça. A posteriori, je peux te dire que ce qui changeait c'était carrément ma relation au monde. Quand je revois dans quel état d'esprit j'étais, je veux dire, je pensais à rien d'autre qu'à moi. Déjà, j'ai tendance à avoir un voile devant les yeux, mais alors là c'était le summum du truc, c'était plus un voile, c'était un mur de ciment, du béton armé. J'étais enfermée sur moi, dans ma bulle, avec mon nombril pour centre du monde. Donc par rapport, enfin je veux dire, quand je vois à quel point j'ai pu rigoler en terminale et tout, je me dis que c'était pas forcément la classe, que ça vient forcément aussi de moi. Je veux dire, je m'étonnais un peu que j'ai aucune liaison nouvelle dans la classe, autre que celle que j'avais avec les gens que je connaissais déjà, parce que je suis un peu dans cette école depuis le CP, enfin j'étais un peu dans cette école depuis le CP, donc forcément... Mais j'ai pas de réelles nouvelles amitiés et je m'en étonnais pas trop, de temps en temps mais..., sans plus quoi. Alors que, là aujourd'hui, je me dis que c'était sûrement carrément de ma faute, enfin que c'était de ma faute et que j'étais complètement refermée sur moi. Mais je pense pas que, pendant, j'avais l'impression d'être refermée sur moi. Et en seconde en fait, c'est pareil, je me suis coupée du monde. Enfin je veux dire, quand on ne vient plus... Déjà, la classe de seconde était pourrie, j'avais pas beaucoup d'amis parce que les gens étaient un peu cons, enfin j'avais pas beaucoup d'amis dans la classe parce qu'après, ailleurs, ça allait, enfin moi je trouve. Mais quand tu vas plus aux repas, tu vois plus personne. Donc, en seconde, je voyais Clémence le midi, quand elle mangeait pas, et puis après elle a recommencé à manger vers janvier. Et en seconde, c'est pareil, je me suis sûrement coupée du monde complètement, mais j'en étais pas spécialement

C'est venu avec le comportement alimentaire, avec le TCA ?

Le problème, c'est que j'ai du mal à me souvenir comment je pouvais bien être en troisième. En troisième, on était une bande de copines à quatre, en gros dans la classe. Si, quand je revois en cinquième, quand toute la classe mangeait ensemble, qu'on collait trois tables au déjeuner et on déjeunait tous ensemble, j'étais intégrée au groupe. Il y avait deux, trois personnes, enfin on était un groupe de 20, mettons qu'on était 24, donc il y avait à peu près quatre personnes pas intégrées et je faisais pas partie de ces personnes-là.

C'était un petit collège, un petit lycée ?

Non, c'était énorme. Mais c'était toute la classe en cinquième, on était très connus. Mais je sais pas si j'étais totalement plus ouverte au collège, mais peut-être plus, disons que j'étais pas centrée sur moi. »

Pour se sentir bien, il faut aller « hors de soi ».

« Et quand tu te retrouves avec tes amis, tu te rends compte que ton problème avec la bouffe il est circonscrit à la bouffe et que le reste de ta personnalité, euh..?

Oui c'est ça, c'est une mosaïque de plein de choses en fait. Moi je suis tout à fait capable d'être complètement différente, enfin moi-même je me reconnais pas quand je suis avec des gens, quoi. Et ça...

Tu te reconnais quand ? Quand tu fais une crise ou ?

Je ne me reconnais jamais en fait. Parce que quand je fais une crise, c'est pas... Enfin je voudrais pas que ce soit moi quoi. Non enfin, disons que je me sens moi nulle part mais je me sens quand même bien quand je suis voilà : hors de moi, avec des amis, etc. C'est un peu confus. » AV.FB.

Le réapprentissage d'une socialisation participante autour de la table se fait hors d'une conception individualiste de soi qui consiste à instrumentaliser son environnement matériel et humain comme preuve de changement, à entrer dans une compétition perpétuelle à l'égard de la nourriture mais aussi de sa propre performance de manière générale. Le réapprentissage d'une socialisation alimentaire demande une attention particulière à ne pas se laisser enfermer du côté de l'anormalité, et appelle une déconstruction des habitudes et conceptions forgées au fil de la mise en place et routinisation des pratiques alimentaires déviantes qui ont participé au repli sur soi. Dissimuler de nouvelles « valeurs » acquises autour de son rapport à la nourriture, c'est empêcher l'épreuve du jugement de son comportement par les autres et exercer son autonomie de jugement, difficile car l'Autre est toujours là. Accepter les valeurs de l'extérieur, c'est aussi pouvoir accepter l'épreuve du diagnostic qualifiant son comportement anormal comme pathologie psychiatrique.

Chapitre trois

La mise en place du diagnostic : reconnaissance institutionnelle du trouble

Le diagnostic est le plus souvent établi par l'institution médicale, incarnée par une infirmière scolaire, un « psy », un médecin généraliste. Mais il peut aussi être le fruit de l'observation du comportement rapportée à des savoirs médicaux qui amène un profane, proche de la personne ou la personne elle-même, à qualifier son comportement, sans passer par le prisme de l'institution. Cependant, l'éclairage médical semble indispensable pour faire reconnaître l'existence présente ou passée de la « maladie ».

I) Diagnostic spontané, diagnostic profane : une éventuelle première étape non suffisante

Établissement d'un diagnostic spontané : un savoir médical dans le monde profane

Melle MM.FB., déjà au courant de ce qu'est l'anorexie pour y avoir eu affaire dans son entourage et pouvant en reconnaître les « symptômes », se voit vivre et entrer dedans volontairement suite à un déclic qu'elle a à la lecture d'une biographie romancée. Chez Melle MM.FB., l' « autodiagnostic » en termes médicaux vient donc avec le commencement des troubles :

« Quand ça a commencé ? C'est compliqué, je sais pas vraiment par quel bout le prendre... Disons que j'étais depuis un an avec mon copain de l'époque, j'avais quinze ans, donc on était ensemble depuis longtemps pour notre âge déjà... Et puis je commençais à manger un peu trop, je me considérais comme gourmande, mais comme ça commençait à prendre des dimensions un peu... C'était l'angoisse, tout ça, donc j'avais peur de devenir boulimique.

Tu te disais ça ?

Ouais, ouais, j'avais dû entendre parler de ce que c'était la boulimie, j'avais des connaissances qui étaient anorexiques ou boulimiques, donc euh... Ca m'inquiétait un peu. Mais j'avais toujours mon copain, ça me rassurait vachement. Et puis est venu le jour où j'ai dû prendre la pilule parce que bon, forcément au bout d'un an tout ça. Mais j'avais quinze ans, mes parents me considéraient encore comme une toute petite fille donc il était hors de question que je leur en parle, donc j'ai dû aller au planning familial comme une grande pour leur dire. Et un jour, mon père est tombé sur ma pilule, et comme il s'entendait déjà pas avec mon copain, ça a été le drame parce que ben mon copain avait très peur de ce que pouvait penser mes parents et caetera, donc il m'a lâchée suite à ça, et je l'ai très, très mal vécu. Je me suis retrouvée toute seule avec, j'avais dû prendre 4 kilos, un truc comme ça. Donc je me trouvais grosse, moche, nulle (rit), et je me sentais rejetée, en fait pas du tout mais c'était une image que je me faisais, je me sentais rejetée par mes parents, j'osais plus les regarder dans les yeux tellement j'avais honte et tout ça. Donc... Là j'étais très mal mais j'étais pas encore anorexique. C'était une période où je regardais avec envie les anorexiques en me disant j'aimerais bien être comme elles. Mais je mangeais toujours bien.

Tu en avais des proches connaissances anorexiques ou... ?

Une cousine, enfin pas vraiment une cousine : une amie de la famille que je considérais comme une cousine, qui avait mon âge, qui était descendue à 34 kilos. Plus grande que moi. Donc euh... On avait passé un été avec elle, c'est vrai que c'était assez... Et puis est venu l'été entre ma première et ma terminale où on partait en Corse avec mon frère, je sais pas combien de temps on est restés, donc vraiment loin de mes parents. J'ai lu le livre de Valérie Valère, Le Pavillon des Enfants Fous. Et ce bouquin c'était un espèce de déclic, je pense que c'était quelque chose couvait depuis bien longtemps mais il me manquait « le » déclic qui a fait que bam, j'ai arrêté de manger.

Mais c'était quoi qui a fait le déclic ?

Ben y a eu l'accumulation des choses, que je me sentais rejetée par mes parents, que j'avais perdu mon copain, que je me sentais grosse parce que je pesais, le même poids que maintenant mais avec une morphologie de gamine donc c'était réparti n'importe comment, et donc voilà, j'ai lu ce bouquin et je me suis dit voilà, je veux être anorexique. Et du jour au lendemain, j'ai arrêté de manger, je surveillais tout ce que je mangeais je prenais des goûters et tout comme je fais maintenant mais là j'avais complètement arrêté, je faisais pas mal de sport, enfin tout quoi. Et je le cachais à tous mes proches, et en un mois j'ai perdu 10, 12 kilos, le premier mois comme ça. Et ce qui est marrant c'est que comme j'avais pris du poids avant, que j'avais reperdu, c'était passé relativement inaperçu. Pourtant 15 kilos sur une jeune fille, c'est énorme, mais ça passait relativement bien. Et au bout de 10 ou 15 kilos, ma mère a commencé à voir et à voir que je devenais de plus en plus insupportable aux repas, ou que j'évitais ou que je me cachais, des trucs comme ça. Je vomissais pas du tout encore à l'époque, hein, j'avais essayé mais j'y arrivais pas, je trouvais ça dégueulasse et tout. Donc c'était restrictif pur et dur. Et ça a duré un mois et demi, deux mois avant que ma mère commence à vouloir m'en parler, et puis à l'époque je croyais que ça pourrait être juste un régime et puis qu'à la rentrée ça irait mieux, que je perdais 10, 12 kilos et qu'à la rentrée ça irait mieux, et puis finalement c'est dur de se rendre compte, ben qu'on est pris dans l'engrenage. On se dit toujours qu'on va arrêter et puis non. Est arrivée la rentrée, et ça a continué, ça a continué. »

Par ses connaissances personnelles, au vécu similaire, et les informations tirées de sa propre observation et du livre portant précisément sur le rétablissement d'une jeune femme anorexique, Melle MM.FB. sait donc qu'elle entre dans une phase d'anorexie : elle arrête de prendre des goûters, elle réduit ses doses alimentaires, elle le fait en cachette, et elle s'adonne à une activité sportive plus intense, elle ne vomit pas. Ces indices lui confirment son entrée dans l'anorexie, et non pas dans la boulimie dont elle a également une idée : manger « trop » et avec « angoisse ». Elle a donc déjà adopté les critères psychiatriques de définition de l'anorexie et de la boulimie. Avec eux, elle s'approprie déjà les recours éventuels et en effet, elle va demander son hospitalisation par la suite, pour légitimer son mal-être, et réapprendre à manger normalement dans le cadre social du modèle alimentaire « normal ». Elle va vouloir faire reconnaître son mal en l'inscrivant dans un cadre légitime. Elle va par ailleurs entreprendre une psychothérapie afin de retravailler son histoire et comprendre ce qui l'a conduite à en venir à l'anorexie. Avant même d'entamer ce travail, elle avait également déjà intégré un certain nombre d'outils de compréhension propres à la psychanalyse : elle dit savoir déjà, dès le départ, que le problème venait de la relation avec ses parents.

Melle MD.RI, elle aussi, décide à un moment donné, de devenir anorexique :

« A quel moment sont apparus les troubles du comportement alimentaire ?

12 ans.

C'est précis.

Ouais, ça a commencé, je pense, à l'âge de 12 ans. J'avais même vu un film... Ouais, 12 ans, 12 ans et demi peut-être, avec un pic à 13-14 ans. Mais je me souviens que j'avais vu un film sur une anorexique qui était danseuse, une jeune fille. On la voyait être anorexique, se restreindre, faire plein de sport et tout, et je me suis dit : ah ouais, c'est vachement bien. Et là, je me suis même dit à moi-même : t'es grave, tu vois une anorexique et tu trouves ça bien. Peut-être que j'en avais déjà conscience.

Tu savais déjà ce que c'était ?

Voilà, je savais déjà ce que c'était, je savais déjà que c'était pas normal et je trouvais quand même ça bien, tout en étant consciente que c'était pas bien, mais en étant consciente que le fait de trouver ça bien était pas normal. Mais j'ai quand même trouvé ça bien. [...]

Tu dis qu'il y avait un côté que tu trouvais bien et l'autre que tu ne trouvais pas bien. C'était quoi qui n'était pas bien ?

Disons que je savais que j'allais entrer, si je suivais cette fille danseuse à la télé, dans un processus qui est complètement mortifère, de destruction. Donc, ça, j'en étais consciente, mais à la fois, je me sentais vraiment attirée par ça. Je saurais pas trop t'expliquer, j'ai pas trop réfléchi. Il y avait une espèce de volonté d'atteindre un idéal vraiment ascétique, c'est ça en fait, de vraiment être comme une, comme un ascète dans sa grotte et qui mange quelques (inaudible), qu'il ramasse ici ou là, en passant. Il y a cet idéal et en même temps je savais que c'était pas normal. Je le voyais bien aussi par rapport aux autres. Mais pour moi, les autres n'étaient pas non plus normaux. »

Melle MD.RI. était donc consciente de rentrer dans l'anorexie puisqu'elle le décide à la vue d'un film qui présente une jeune fille anorexique en tant que telle. Le comportement tel qu'il est mis en scène la fascine de sorte qu'elle va, à la suite de ce visionnage, commencer à mettre en place les pratiques visant à atteindre cet « idéal » : restriction et jeûnes qui vont l'amaigrir, yoga, lectures intensives.

« Et voilà, les repas de famille posaient problèmes. Bon, mes parents sont médecins, ils se sont rendus compte très vite que j'étais anorexique. Mais moi, je leur disais : « mais non, tout va bien, pas de problèmes ». Ils m'ont presque cru. En plus, j'ai toujours été la très bonne élève, très sérieuse, qui reste tout le temps dans sa chambre, qui bouquine tout le temps dans sa chambre, donc j'étais pas suspectée, a priori, d'être une fille à problèmes. Mais à la fin, en fait ils m'ont fait signer des contrats, c'est-à-dire : « tu t'engages à gagner tant de kilos ». Ils ont repris ce qu'on fait un peu dans les hôpitaux. Et bon, ça m'emmerdait !

Tu t'y soumettais ?

Je sais plus si j'y arrivais, je crois que j'ai un peu réussi. En fait, ça fait peut-être partie de tes questions d'après sur : comment je m'en suis sortie ? Il y a eu plusieurs trucs qui ont fait que je m'en suis sortie, c'est que, déjà, je commençais à être pas très bien, j'avais tout le temps froid. Je me cognais tout le temps partout. Mes os... Mes fesses me faisaient mal, j'avais pas de... Bref, tous mes os étaient à vif. Surtout, j'étais complètement déprimée, je pleurais tous les jours, minimum une fois par jour. Je voyais tout en noir, le moindre truc, c'était un coup de poignard dans mon ventre. Le moindre truc m'agressait. Tout était noir autour de moi, c'était..., c'était horrible, j'ai jamais vécu pire.

C'était quand ?

Ça, je dirais 13, 14, 15 ans. Ça a commencé à 12 ans, il y a eu un pic à 13-14. A 15, ça a un peu stagné et à partir de 15, 16, 17 ça a diminué. Après ça s'est arrangé mais ça a été très long. Et je me suis un peu rééduquée toute seule. C'est-à-dire qu'on m'a envoyée chez un psy.

C'est tes parents ?

Ouais

Ils l'ont choisi pour toi ?

Ils m'ont donné, ils m'ont proposé et j'ai dit ok, que j'allais le faire. Et j'ai pris un rendez-vous. Et puis bon, il a trouvé qu'il y avait pas de problème, bon voilà. [...] Ou alors j'ai bien réussi à l'arnaquer. »

Les parents de Melle MD.RI sont médecins et ont identifié presque aussi rapidement qu'elle les « symptômes » de l'anorexie. Ils mettent en place un système contractuel dans lequel Melle MD.RI doit s'engager à reprendre du poids, en contrepartie d'une liberté qu'ils vont lui laisser si elle se conforme à ces engagements : la resocialisation autour de l'alimentation va se faire dans le cadre même de la famille détentrice de savoirs et savoir-faire du monde médical. Les parents se substituent ainsi à l'institution médicale. Ils en viennent d'une certaine manière à exercer leur métier à la maison en recréant certaines spécificités formelles de l'univers médical. Ils lui proposent également de voir un « psy », mais l'entreprise se révèle être un échec et Melle MD.RI basculera à nouveau dans le champ de la normalité en acceptant pour elle-même de reprendre du poids : petit à petit, en changeant de vision dit-elle, en changeant ses rapports qu'elle entretient avec son corps, en s'autorisant à regrossir par paliers. Les derniers temps de son anorexie étant des moments douloureux, tant au niveau physique que sur le plan moral :

« Il y a eu plusieurs trucs qui ont fait que je m'en suis sortie, c'est que, déjà, je commençais à être pas très bien, j'avais tout le temps froid. Je me cognais tout le temps partout. Mes os... Mes fesses me faisaient mal, j'avais pas de... Bref, tous mes os étaient à vif. Surtout, j'étais complètement déprimée, je pleurais tous les jours, minimum une fois par jour. Je voyais tout en noir, le moindre truc, c'était un coup de poignard dans mon ventre. Le moindre truc m'agressait. Tout était noir autour de moi, c'était..., c'était horrible, j'ai jamais vécu pire. »

« Mais comment je m'en suis sortie ? Je m'en suis sortie, un truc con, en commençant à transformer ma vision du corps de la femme, déjà. C'est con, je voyais des photos de Laeticia Casta et je me disais : ben, regarde, elle est assez ronde, elle est pas maigre on va dire, et elle est bien. Et donc, j'avais un journal intime, j'avais découpé sa photo et je me disais : tu vois, tu peux être très bien - donc, il y a quand même un effet esthétique - tu peux être très bien physiquement en ayant un peu de chair. Et je me suis re-habituée à me dire ça et j'ai repris petit à petit du poids. Et je me suis aussi re-habituée, enfin j'ai essayé de rétablir une vision un peu plus juste des aliments. Par exemple, du pain - je dis n'importe quoi - ah ben oui, mais c'est du sucre, mais il en faut, j'en ai besoin. De toute façon, je vais l'éliminer en faisant ceci, cela. De toute façon, on a un métabolisme de base qui fait que, même si tu es sans rien faire, tu vas quand même dépenser. Donc, petit à petit, j'ai trouvé des petits trucs pour changer mon optique sur les choses.

Tu te violentes un peu ?

Non

Du coup, c'est de toi-même ?

Ouais, comme si j'avais changé un peu de lunettes, j'avais des lunettes noires : tiens, je vais peut-être passer au bleu foncé, petit à petit au bleu clair et puis au rose. Tu vois, c'est vraiment du réajustement de vision des choses. Et puis ça va pas qu'avec la nourriture, ça va avec le fait de : ah ben, tu peux te reposer de temps en temps, t'es pas obligée tout le temps de faire des fiches sur un livre. Bref, ce genre de trucs. Mais non, tu peux aussi t'enrichir personnellement, sans passer par dix bouquins par semaine ou rester enfermée, tu peux peut-être t'enrichir en allant avec les autres discuter, tu peux peut-être t'enrichir en allant faire une promenade. Il y a plein de choses sur lesquelles j'ai un peu réfléchi, en disant : attends, finalement, peut-être que si je fais ça autrement, je peux aussi atteindre l'objectif. Par exemple, le truc de pureté : est-ce que la pureté, est-ce que c'est vraiment pur, finalement ce que je fais ? Ce truc de maigrir, finalement c'est malsain. »

En réajustant sa « vision du monde », en retrouvant une conception normale des choses simplement en changeant de point de vue, par le raisonnement, Melle MD.RI retrouve une conception normale de l'alimentation. Elle opère une redéfinition, seule, de la pureté : avant, l'idée d'être pure se concrétise dans la faible absorption alimentaire, la consommation de tisanes, les « nourritures spirituelles », selon ses mots. Maintenant, l'amaigrissement est considéré comme malsain ce qui procède d'un alignement de sa conception sur la conception médicale. Ayant retrouvé un régime alimentaire normal « seule », Melle MD.RI se construit une représentation autour de l'alimentation en se livrant elle-même à une critique de ce que Muriel Darmon nomme l' « ethos anorexique ». L'intervention parentale compte pour elle en ce qu'elle lui a permis de faire un premier pas dans la démarche de manger à nouveau ; pour le sens conféré à ses actes, elle s'est elle-même livrée à une réflexion critique de sa manière de penser. On le verra par la suite, le rôle de ses parents en tant que professionnels du monde médical peut avoir joué un rôle de reconnaissance important dans la démarche de guérison et retour à la normale.

Melle PF.RI établit quant à elle son propre diagnostic d'anorexie en comparant ses pratiques à celles de sa grande soeur anorexique. Elle fera reconnaître sa boulimie par un médecin, mais l'anorexie est un diagnostic qu'elle s'établit elle-même à partir de l'expérience de sa soeur, par la ressemblance des pratiques.

« Quand tu avais fait de l'anorexie, personne ne t'a dit : « tu es anorexique » ou tu avais demandé ?

Ils ont jamais mis ce mot-là dessus, non.

Même pas un médecin ?

Non

C'est toi, en fait ?

Euh ouais, c'est moi. » PF.RI

Melle PF.RI était en psychothérapie à l'époque de l'entretien. Elle était encore boulimique. Pour elle, il ne fait aucun doute qu'elle a connu une période d'anorexie ; elle a pu en parler à son thérapeute, et sa démarche thérapeutique a pour but de « guérir » la boulimie. C'est ici à une reconnaissance médicale a postériori que l'on a affaire.

On a pu entr'apercevoir l'histoire de Mme E.RI. Connaissant une période d'anorexie dès l'âge de quinze ans, pour un an, dans la perspective de changer pour « devenir mieux », elle maigrit rapidement, ce qui inquiète ses parents. Elle sera conduite chez le médecin généraliste, qui l'enjoint à manger plus et établit un régime spécifique avec elle auquel elle se plie pour éviter « la guerre à table ». Ce médecin lui conseille également un thérapeute dans un centre spécialisé en Italie (elle est italienne), elle va suivre son conseil mais juge la thérapie infructueuse. Elle dit ne pas se rappeler si le terme d'anorexie a été posé sur son mal, elle pense l'avoir elle-même défini ainsi par la suite. Après avoir connu une période d'un an de boulimie, elle ira aux Etats-Unis pour une année scolaire et contrainte de se plier aux exigences de la famille d'accueil, elle ne cachera plus d'aliments dans sa chambre. Elle arrêtera son parcours dans les troubles alimentaires par la force des choses, découvrant à son retour le bonheur de manger des « légumes frais, colorés, poivrons, tomates » en Italie ; elle redécouvrira les plaisirs de la gastronomie de son pays, et des plats de sa mère. Quand son père revient sur la définition de son trouble, elle n'est pas d'accord :

« Si, mon père a sorti un truc il y a quelques années qui m'a pas vraiment plu non plus : « ah mais toi c'était pas vraiment une anorexie, t'étais juste un peu comme ça, t'avais des problèmes » Ouais ok... Encore il s'est dit ma fille n'est pas folle, quoi. Mon père est pas très subtil quoi. Mais en plus j'en ai jamais reparlé ni avec ma soeur, ni avec personne... » E.RI

L'entourage familial, qui a pourtant participé à des séances de thérapie collective à plusieurs reprises, n'adhère pas au jugement d'anorexie. Aujourd'hui, elle se pose des questions quant au diagnostic de son mal, allant jusqu'à estimer qu'elle aurait dû être traitée pour « folie ». L'établissement du diagnostic n'ayant pas été assez clair, elle revient dessus après-coup, lors d'une période de stress au travail, à la lecture d'un livre sur les schizophrénies :

« Ben en fait, ça m'a fait réfléchir. Dans son bouquin, elle parlait beaucoup de la folie et tout et j'ai retrouvé certains trucs - comment ? Faudrait que je le relise parce que sur le coup ça m'a bluffé mais je me rappelle plus, des sortes de raisonnements de moyens de fonctionner que je faisais à l'époque.

Elle, elle attribuait ça à une folie ?

Ce psy-là, comment dire, c'est un peu compliqué, en fait. C'est à cette conférence, il y avait des gens qui s'occupaient d'art et ils avaient invité aussi ce type, lui, son sujet c'est plutôt comment dire... Ben il dit que les schizophrènes, il faut aussi les écouter qu'ils ont une vérité à dire... Bon après, ça part un peu dans le mystique quoi, après c'est compliqué... Bref ça m'a parlé, enfin je sais pas, il y avait des trucs dedans et aussi je pense que c'était au moment aussi avec le boulot où je me disais je suis sur le point de craquer. Et cette phobie de craquer en réalité je me suis dit : c'est parce que je sais que je suis folle et que je peux craquer et j'ai pas envie que ça se reproduise encore. C'est un peu j'ai déjà craqué, je sais que c'est possible, donc ouais quelque part il faut que je me tienne à carreau sinon je vais me retrouver à la clinique chez les fous quoi. Cette histoire de clinique, c'est revenu.

Pas pour les mêmes symptômes enfin...

Non là, j'avais pas les symptômes, mais le bouquin il y a deux mois m'avait fait repensé à tous ces trucs, pas forcément le côté bouffe mais... Tous les côtés où t'as l'impression de... Enfin il y avait eu ça, ça avait un peu précipité le truc, c'est : j'ai l'impression que rien de tout ça n'a aucun sens, c'est de la fiction, tous ces gens sont des pantins qui bougent, une réalité absurde. Tout ça, c'est absurde ça n'a aucun sens, et puis moi-même je n'ai aucun sens, je suis rien, je suis juste le produit. J'ai pas de personnalité. Justement la schizophrénie, c'est un peu pareil : c'est être dépossédé de son corps. Enfin il y avait des trucs que j'avais vécus quoi, et c'était les schizophrènes qui les avaient vécus, donc si ça se trouve, je suis vraiment folle quoi. En fait ils m'ont traitée pour l'anorexie parce que c'est vraiment ça qui se voyait mais en réalité si ça se trouve j'étais vraiment folle, qu'est-ce qui se passe et tout... Donc heu... Voilà... Mais, en fait en réalité, je suis revenue dessus parce que tous les côtés intellectuels de l'époque, ça, ça m'est resté pour le coup, enfin c'est mort avec le trouble alimentaire, mais tout le côté ça n'a aucun sens, c'est resté quoi, tout le côté c'est absurde, c'est un monde de merde, je vous déteste tous, c'est resté quoi... Donc aussi l'envie d'aller dans des endroits... Ou à la Fac, je suis restée dans une autre ville plus grande, à Turin, et ça c'était la guerre avec mes parents parce qu'on a une Fac à côté de la maison, alors j'ai vraiment insisté pour me tirer comme j'avais prévu quoi. Ça m'est resté : je finis ma terminale et puis je veux me tirer quoi le but, ça a pas changé c'est resté, je veux voir des gens plus intéressants quoi. Et après, de Turin, j'avais envie de partir à l'étranger et là, j'ai encore envie de partir à l'étranger donc en réalité c'est un peu resté, le dégoût... Ça, je pense que ça m'a formée quoi, encore aujourd'hui, ça n'a aucun sens, la personnalité, l'identité : ça veut rien dire. C'est n'importe quoi. Ça, c'est des trucs qui me sont tombés dessus à cet âge-là et je pense, j'en avais jamais entendu parler, personne n'avait l'air de se soucier de... Tout le monde était content avec sa vie quoi, donc là pour le coup, j'étais un peu isolée quoi... Aujourd'hui, je comprends mieux mais après-coup quoi, à cette époque-là j'ai une sorte de... Je pense que c'est ce qui se passe aussi chez les schizophrènes, ils ont un peu de ça... Donc j'ai lu dans le bouquin et aussi ça m'a intéressée donc cette histoire de schizophrènes, parce qu'il y a un lien avec le cannabis... Donc c'est pour ça aussi, je me demandais, il y a deux, trois mois, donc avec une méchante situation de boulot, très névrotique tout le temps, donc je me demandais si entre le stress et ma consommation quotidienne de cannabis, si ça va pas se terminer aux urgences psychiatriques. Donc c'est pour ça aussi ça me travaillait quand même. De toute façon c'est des trucs, c'est resté, quoi. » E.RI

Mme E.RI émet a posteriori un doute quant au type de traitement auquel elle a recouru lors de sa période d'anorexie, qui consistait en un régime minimal imposé par son médecin dont sa mère se faisait le relais à la maison. Ne se rappelant plus avoir été diagnostiquée anorexique à cette époque-là, elle se demande si les recours ont été suffisants pour la sortir définitivement de la « carrière » et si cette période de changement, qui l'a pour part construite puisqu'elle en a gardé une certaine manière de voir le monde, n'est pas la manifestation d'une pathologie plus grave affectant l'entièreté de son identité et de sa personnalité aujourd'hui encore. L'on voit ici que la famille non insérée dans le champ médical et qui n'a pas été solennellement informée du diagnostic d'anorexie peut juger que leur enfant n'a pas eu ce trouble. En conséquence, il subsiste un doute quant à la qualification du problème, de cette période d'anormalité vécus, et chez les proches, et chez la personne concernée.

Melle CC.FB n'a pas eu non plus ce diagnostic, et continue de penser qu'elle n'a pas « atteint un idéal » d'anorexie, comme si elle n'avait « pas été malade » :

« Donc, en fait, tu t'en es sortie sans psy ?

Voilà.

Sans hospitalisation ?

Non

On ne t'a pas emmenée chez un médecin généraliste ?

Même pas chez un généraliste.

Donc, il n'y a pas eu de diagnostic médical ?

C'est mon gros problème, justement.

Pourquoi ?

Ben, comme pour moi l'anorexie c'est un idéal, je m'avouais jamais l'avoir atteint. Et comme il y a pas de diagnostic médical qui a été posé, moi c'est comme si j'avais jamais été malade, en fait.

Tu n'as jamais lu un livre ou un truc qui

Ah si, si, par contre, mais je veux dire, sur le papier... Oui, carrément, je m'étais vachement renseignée et je correspondais à tous les symptômes, si on peut dire ça comme ça. Et même quand j'avais pas perdu beaucoup de poids, l'infirmière m'avait dit que rien que le fait de pas manger... Mais le fait que ça a pas été..., enfin qu'on m'ait pas dit, qu'un médecin m'ait pas dit : « voilà, tu fais de l'anorexie », pour moi, il y a une part de moi qui continue à me dire que ça doit être un rêve éveillé. C'est bizarre, mais il y a vraiment aussi, dans mon rapport avec les TCA, ce rapport d'idéal de l'anorexie en fait et que j'ai pas réussi à atteindre.

Là, en fait, tu doutes du fait d'avoir fait de l'anorexie ?

Ouais, voilà, c'est ça.

Mais en même temps, t'as répondu positivement pour l'entretien.

Ouais, parce qu'en fait, il y a toujours... Enfin, je sais objectivement que j'ai fait de l'anorexie. Enfin, je veux dire, il faut pas que je me voile la face en fait. Quand on mange pas et qu'on pèse 40 kilos, voilà quoi. Mais au plus profond de moi, j'ai l'impression, du fait de ne pas avoir eu d'avis médical, que j'ai pas pu réussir, que c'est pas possible que j'ai réussi à atteindre mon idéal. Enfin là, c'est un peu la partie Célia anorexique qui parle.

Et les livres que tu as lus, c'était quoi ? C'était des romans témoignages ?

Ouais, j'avais tout ça et puis sur Internet, il y avait pas mal de renseignements, là où il y a le forum, des renseignements et tout. J'allais au rayon, enfin j'osais pas acheter, mais au rayon psychologie de la Fnac, je feuilletais des trucs, donc des ouvrages médicaux, des ouvrages psys, des ouvrages romans témoignages comme tu dis.

Tu cherchais quoi là-dedans ? Tu cherchais un diagnostic ?

Ouais, voilà. Maintenant que tu me poses la question et d'après ce que je viens dire avant, je pense que je cherchais à me convaincre que, oui, c'est bon, j'avais réussi.

Et toi, tu en as jamais parlé ouvertement ?

Non, quand mon père, je suis allée le voir, je crois que je lui ai pas dit autre chose que : « ça va pas ». Je crois que j'ai pas utilisé le mot « anorexie », ni même TCA. Et eux, de leur côté, à part, comme je te disais la dernière fois, des réflexions genre : « cadavre », « sac d'os » ou simplement : « t'es fatiguée », « tu manges pas beaucoup ». A part ça, personne m'a... Ma grand-mère par exemple continuait à me dire : « ça va, tu manges bien et tout ? ». C'est trop énervant. Quand j'allais vraiment pas bien, tout le monde évitait le sujet et maintenant qu'au niveau TCA c'est fini, c'est fini pour l'anorexie, tous, c'est comme s'il y avait plus de tabous du coup. Quand je dis : « oui, de toute façon... », à chaque fois c'est : « ouais, je suis sûr que c'est pas vrai ». Mais comme physiquement, enfin physiquement je les rassure quoi parce que ça va bien, enfin c'est bizarre quoi. Je pense qu'ils avaient peur que je leur balance : « je fais de l'anorexie et puis voilà ». » CC.FB

La famille de Melle CC.FB met en doute, comme la famille de Mme E.RI, ce qu'elle juge être un passage par une période d'anorexie. Ayant participé aux repas familiaux quotidiens, son seul amaigrissement était sujet à interrogation. Elle-même ne se souvient pas avoir été maigre, elle n'a que la sensation d'avoir repris du poids, ce qui conforte son doute :

« Toi, tu te voyais changer ?

Pas du tout. Et même maintenant, aujourd'hui, je me vois pas changée. Enfin, je pense qu'aujourd'hui j'arriverais à voir rationnellement ce à quoi je ressemble, mais par rapport à avant, j'ai pas l'impression d'avoir changé, au niveau juste à regarder parce qu'à sentir, je sens bien que j'ai repris énormément, mais je sais pas à quoi je pouvais bien ressembler pendant cette période. C'est dingue parce que je savais aussi qu'en faisant de l'anorexie on se voyait, on se voyait déformé. Je le savais, donc je me disais : sois vigilante, tu vas avoir l'impression d'être déformée. Mais j'étais là : non, là, objectivement, je suis pas déformée, je suis bien comme ça. C'était dingue quoi. J'arrive toujours pas à savoir comment c'est possible d'avoir un message du cerveau qui arrive à te tromper comme ça. Je sais pas du tout à quoi je pouvais ressembler. » CC.FB

Etablissement d'un diagnostic par un profane

On l'a vu dans le cas de Melle L.OA, la qualification psychiatrique par l'apposition du terme d'anorexie sur son comportement a été produite par un profane, l'ami d'une personne en cours de thérapie et en phase de guérison, que la mère de Melle L.OA. a appelé ; c'est donc sa mère qui lui a annoncé alors que Melle L.OA. ne connaissait même pas le mot. L'acceptation du diagnostic s'est donc d'abord faite en dehors de l'institution psychiatrique ou de l'avis d'un personnel médical.

L'acceptation du diagnostic s'est manifestée par un changement d'attitude de la part de la mère de Melle L.OA., après ce coup de téléphone :

« Moi j'avais une activité le lundi matin, je suis revenue, on s'est mis à table comme d'habitude, et moi comme d'habitude j'étais entièrement passive aux repas, donc je mangeais que ce qu'on me mettait dans mon assiette, et je... et elle a rien mis. J'ai trouvé ça étrange. J'étais encore dans le truc de la veille alors comment ça se fait ? Elle va me laisser tranquille, tant mieux. Et en même temps, j'avais une petite appréhension, j'avais peur de payer après, quoi. De me dire ouais elle est en train de me tester et tout, moi c'est impossible que je me serve. Pour la forme, histoire de dire que j'avais mangé quelque chose quand même, j'ai pris c'qu'y avait devant moi, une petite assiette de salade pas assaisonnée, j'ai pris une petite feuille de laitue et je l'ai croquée. Mes frères ont fini leur repas, ils sont partis, et ma mère était effondrée, elle a pleuré et tout : mais tu te rends compte que si je ne te force pas, tu manges une feuille de coeur de salade sans assaisonnement, sans pain ? Elle m'a dit : mais tu veux mourir c'est ça ? Elle pleurait, je l'ai prise dans mes bras, je l'ai consolée, je la vois encore, alors que j'étais vraiment dans la tension avec ma mère, quoi, dans la lutte, dans le combat... J'ai passé ma main sur ses cheveux, bon j'ai pas du tout aimé le contact mais je l'ai fait, en lui disant : mais ça va aller, c'est pas grave et tout. Et elle pleurait de plus belle, quoi. Elle disait : mais non ça va pas aller, tu vas mourir, quoi, tu te rends pas compte ! T'es tellement maigre, moi je supporte plus de te voir sortir j'ai l'impression que d'un instant à l'autre on va m'appeler, on va me dire votre fille elle est tombée d'inanition on l'emmène à l'hôpital. Et donc elle m'a dit qu'elle avait appelé le matin la personne dont on lui avait donné les coordonnées, qu'elle avait eu son mari qui lui avait dit : c'est une maladie, ça s'appelle l'anorexie, la seule dont elle a besoin c'est de l'amour, ne la force pas, y a rien de pire que tu peux faire pour elle. Et elle m'a dit : « mais tu te rends compte que si je ne te force pas... J'ai essayé de le faire ce midi, je ne peux pas le faire ! Tu manges rien ! Une feuille de salade, c'est tout ! Je ne peux pas ne pas te forcer, tu vas mourir ! » Moi je disais mais non L'après-midi j'avais une autre activité de prévue et elle m'a suppliée, quoi. Elle m'a dit : ne sors pas, t'as rien mangé, tu, tu vas tomber dans un caniveau, tu, voilà quoi. »

La tentative de la mère de Melle L.OA. de ne pas forcer sa fille à manger procède de la reconnaissance de ce diagnostic : on voit bien qu'elle le fait à contre-coeur et qu'elle change son attitude par rapport à « avant ». Elle renonce à son propre intérêt à elle, l'amour de sa fille qui la pousse à la forcer à manger pour la maintenir en vie, non pas pour cesser ce rapport de force permanent dont parle Melle L.OA depuis la mise en place de son comportement et la « laisser tranquille » mais, consécutivement à l'explicitation faite par l'ami éloigné, pour conformer son comportement aux prescriptions données, et d'autre part éprouver l'attitude de sa fille. Et ainsi, en renonçant à cette part d'autonomie, elle montre qu'elle accepte le diagnostic. La mise à l'épreuve du diagnostic se poursuit :

« Le lendemain on avait un autre rendez-vous chez ce médecin, je sais plus comment ça s'est passé, toujours ce même généraliste. Voilà, il me pèse encore et il me dit : ah ben dis donc, ça va pas mieux. Et puis là, pour la première fois, je lui ai parlé à ce médecin, je lui ai dit : vous savez qu'il y a une maladie qui existe et qu'il s'appelle l'anorexie, et que ça empêche les gens de manger. Et là, le médecin, et ce jour-là je l'aurais tué, je crois, avec le recul aujourd'hui je me dis je l'aurais tué... Il me dit : « oui, oui, bien sûr, y a un fond d'anorexie. » Un fond d'anorexie... Je faisais 38 kilos à l'époque. »

Melle L.OA. émet ici une critique du comportement du médecin : elle souhaite avoir une confirmation du diagnostic d'anorexie, elle en parle à son médecin. La réponse du médecin qui va dans son sens ne la satisfait pourtant pas car à la fois, détenteur du savoir médical, il reconnaît l'existence de symptômes d'anorexie que présente Melle L.OA., mais pour elle, il en minimise l'importance ou les effets, en mentionnant le « fond ». Elle insiste en faisant référence à son poids de l'époque, très faible pour une jeune fille de dix-sept ans. Elle verra par la suite une psychothérapeute spécialisée qui lui confirmera le diagnostic et avec qui elle aura une période de traitement psychologique.

Il y a en effet un besoin d'étiquetage clair, donc de reconnaissance par l'institution médicale au sens large, qui a définit l'anorexie et la boulimie comme pathologies. On le voit ci-dessus dans le cas de Melle L.OA. et de son médecin. Elle va soumettre son diagnostic profane à l'épreuve du jugement médical.

Melle EC.FB dans la même démarche, va jusqu'à vouloir provoquer la réunion de tous les critères d'anorexie : elle n'est pas en aménorrhée et son endocrinologue n'établit pas encore un diagnostic d'anorexie. Elle réduit donc son alimentation dans l'attente du prochain rendez-vous afin de n'avoir plus ses règles.

« T'as vraiment envie d'en finir en fait ou..?

Ben en ce moment c'est moyen quoi. Enfin je fais des choses pour m'en sortir mais d'un autre côté, je fais tout pour pas m'en sortir donc.

Par rapport aux repas, ou au reste ?

Ben tu sais, je vais prendre des pilules, je vais voir un psy, je vais voir un endocrinologue à l'hôpital, mais bon à côté si je continue à faire des régimes, donc ça sert pas trop à grand chose quoi. 

Et l'endocrino, c'est toi qui

En fait non c'est mon psychiatre qui me l'a recommandé.

Et pourquoi ? Il t'a dit pourquoi tu devrais faire ça ?

Enfin un endocrino, c'était plus par rapport au fait que j'avais pas mes règles, par rapport au poids et tout ça. L'endocrinologie c'est plus par rapport aux analyses de sang...

Pour vérifier ton état de santé.

Voilà.

Et il t'a dit quoi, l'endocrinologue ?

Ben au départ j'étais un petit peu en dessous de la limite, et il a dit : bon ça va, c'est pas catastrophique.

C'est quoi la limite ?

Ben c'est 45, et moi j'étais à 43. « Ouais, t'es normale. Bon, c'est pas... T'es mince, t'es très mince, mais t'es pas anorexique. » Alors moi j'étais pas contente et tout, alors je me suis dit je vais faire encore des régimes. Alors en très peu de temps, je suis descendue à 40.

Pour qu'on te dise que t'es anorexique ? Pourquoi t'étais pas contente ?

Non, ben... (Elle est gênée) Parce que en fait, tant qu'une femme a ses règles, elle est pas anorexique. Faut vraiment ne plus avoir ses règles pour être considérée comme anorexique. Donc du coup ça m'a pas trop plu. Et donc je me suis dit, si mon poids est encore normal, je vais baisser mon poids.

Et du coup t'as plus de règles ?

Là je les ai, mais elles sont décalées, c'est même plus...

Et du coup il t'a dit quoi ?

Ben je le vois mercredi. 

Tu as peur de ce qu'il va te dire ?

Ben disons, que j'ai encore mes règles, enfin il me restait une semaine pour les avoir, et je me disais ouais je vais pas les avoir, et je les ai eues, j'ai pleuré, j'ai fait : non ! Et voilà quoi. Et il m'a dit que si je passais à 39 kilos, je serais hospitalisée.

Et toi tu veux pas ?

Bof, moyen quoi. Enfin ils vont me faire prendre 4 kilos mais ça sert à rien. » EC.FB

Melle EC.FB ne cherche donc pas à se faire hospitaliser, elle souhaite avant même de guérir être reconnue comme anorexique. La simple reprise de poids consécutive à une hospitalisation éventuelle ne l'aidera pas à sortir de l'anorexie.

« En plus c'était comme ça une reconnaissance que moi j'allais pas bien, un peu comme si c'était du déni, hein. Se faire hospitaliser, quand même, c'est une envie à un moment donné parce que ça légitimise ton mal-être, en fait. Voilà.

[Une autre enquêtée Melle VP.FB.] Ouais mais quand tu vas te faire hospitaliser dans le but de t'en sortir, quoi.

Ouais, ouais mais... Au début c'était surtout de faire reconnaître que j'allais mal, avant de pouvoir m'en sortir. » MM.FB.

Avant de vouloir guérir, il y a : faire reconnaître.

"Lorsque le médecin a substitué à la plainte du malade et à sa représentation subjective des causes de son mal, ce que la rationalité contraint de reconnaître comme la vérité de sa maladie, le médecin n'a pas pour autant réduit la subjectivité du malade. Il lui a permis une possession de son mal différente. Et s'il n'a cherché à l'en déposséder, en lui affirmant qu'il n'est atteint d'aucune maladie, il n'a pas toujours réussi à le déposséder de sa croyance en lui-même malade, et parfois même de sa complaisance en lui-même malade. En bref, il est impossible d'annuler dans l'objectivité du savoir médical la subjectivité de l'expérience vécue du malade. »42(*) Georges Canguilhem met le doigt ici sur un point essentiel du besoin de reconnaissance de son mal par le malade, et notamment de sa qualification médicale afin que le sujet puisse s'approprier la définition de son « mal » et avec elle, ses moyens thérapeutiques. Être diagnostiqué anorexique, c'est être reconnu en tant qu'atteint d'une pathologie avec ses critères, c'est pouvoir baliser mentalement les contours d'un mal qui semble atteindre toute la personnalité et avoir des solutions pour y remédier. C'est pouvoir ensuite envisager un retour à la normale.

Nous ne cherchons pas ici à réduire le besoin de diagnostic à cette seule explication, mais apporter un éclairage, au moins partiel, à cette volonté de reconnaissance à tout prix, au prix de sa santé dans le cas de Melle EC.FB, au prix de la consultation de plusieurs thérapeutes.

II) Diagnostic médical : la possibilité d'unifier son identité

Établissement d'un diagnostic par l'institution médicale

On l'a vu dans certains extraits d'entretiens, certains médecins, sans nécessairement résister au diagnostic apposé par la personne elle-même sur son propre comportement, adoptent une attitude qualifiée plus haut de « laxiste » : on se rappelle Melle L.OA. pour qui l'apposition du terme « anorexie » sur son comportement s'est faite par une connaissance, au téléphone. Le seul médecin ayant été consulté auparavant est un médecin généraliste, qualifié après-coup de « débonnaire » par Melle L.OA., d' « apathique » pour n'avoir « pas du tout réagi, il a rien mis en place ».

« Quand ma tension est descendue à 9, il me donnait des médicaments pour la tension. Bon alors mes parents lui en parlaient un peu. Il disait ben oui il faut manger un peu, un peu plus... » L.OA

Il donnait de l'homéopathie pour avoir faim, mais elle crevait de faim, c'était glorieux d'ailleurs, elle adorait cette sensation d'avoir faim, nous dit-elle. « Donc je prenais l'homéopathie pour avoir encore plus faim. » Ce médecin de famille connaissait Melle L.OA. qui était de ses dires de constitution mince : la perte de poids ne l'a pas alarmé plus que cela. Elle va donc aller voir une « psy », recommandée par la personne anorexique rencontrée, et va pouvoir se faire prendre en charge.

« Ma mère m'avait laissé les coordonnées de cette femme, Chantal, qui était anorexique, et quand je suis rrentrée, je me suis enfermée dans le bureau de mon père et je l'ai appelée. Et là, y a une porte de lumière qui s'est ouverte pour moi, c'était incroyable. C'était la première fois depuis des mois que j'entendais quelqu'un qui parlait ma langue, qui comprenait ce que je disais au-delà des mots, qui m'expliquait ce que moi-même je vivais, qui était super chaleureuse et qui m'a dit : « mais oui si tu fais 38 kilos pour 1,63m t'es anorexique, mais oui t'arrives pas à manger, tu bloques et tu caches les aliments, mais oui t'es anorexique ! Et ça se soigne, c'est une maladie, la vie peut être tellement plus agréable. » Et nous nous sommes donné rendez-vous chez elle le jeudi, elle m'a accueillie pareil, vachement chaleureusement, elle m'a prise dans ses bras et tout, et elle m'a dit : mais tu te poses la question de si t'es anorexique ? Mais tu te vois pas ! Et c'est vrai que je voyais rien du tout. Jusqu'à aujourd'hui, je n'ai aucun souvenir visuel. J'ai des souvenirs de sensations que j'avais, la sensation des os sur le visage saillant, où je lâchais toujours mes cheveux pour pas qu'on voit, parce que sinon on me disait tout le temps. Et j'ai des sensations comme ça mais j'ai pas du tout de souvenirs visuels. Et le lendemain matin, ça s'est vraiment concentré en une semaine, le vendredi matin elle avait rendez-vous chez sa psy, elle m'a dit demain je t'emmène chez ma psy, je t'emmène avec moi. Et donc voilà, vendredi matin, je vais toute seule à Paris, en train de courir, je courais tout le temps. On rentre dans le cabinet de cette psy, moi je vais dans la salle d'attente, elle, elle va à son rendez-vous et cinq minutes avant la fin, elle vient me chercher, et je rentre dans le bureau de la psy, j'ai eu l'impression de tomber dans un regard d'acier, bleu. J'ai juste ouvert la porte, je suis tombée dans son regard, comme si elle m'attendait, et j'ai senti que cette femme-là, je pourrais pas lui mentir. C'était vachement fort. Et elle a été hyper ferme, hyper autoritaire, à me dire : asseyez-vous. Alors que tous les gens autour de moi étaient tellement dans la pitié, dans la compassion, dans la manipulation à la fois, dans la colère. Et elle, elle a été tout de suite très droite et très ferme, ça a été très impressionnant pour moi. » L.OA

Le moment de la reconnaissance est un moment très fort pour Melle L.OA. Cette « psy » va ensuite lui demander ce qu'elle mange, elle répondra qu'elle ne peut pas manger si on ne l'y oblige pas ; dès lors, un rendez-vous sera pris régulièrement.

Melle MH.RI s'est spontanément diagnostiquée boulimique. Elle va demander à son thérapeute si cela est bien le cas. Elle va ressentir un choc à l'annonce du diagnostic d'anorexie :

« Moi-même, je me rendais pas compte que j'étais anorexique. Finalement j'ai demandé à mon psy : « qu'est-ce que vous pensez que je suis ? ». C'est lui qui m'a dit : « en fait, t'es anorexique ». Et après j'ai regardé sur Internet, genre définition de l'anorexie et là, j'ai pleuré, pleuré, fondu en larmes, etc. parce que j'arrivais pas à croire que j'étais cette fille, tu vois ce que je veux dire ? Toute ma vie, j'aurais jamais cru que je serai la fille anorexique, tu vois ce que je veux dire ?

En lisant ce que tu voyais sur Internet ?

Ben, je me suis vue et je me suis rendue compte que j'étais anorexique, mais j'arrivais pas à croire que j'étais la fille anorexique, tu vois ce que je veux dire ? Genre la fille qu'on connaît quand on est jeune : « ouais, elle est anorexique ». C'était ça le choc qui était assez difficile. Donc ça a commencé comme ça. Et puis, ma thérapie a commencé. Ouais, c'est difficile au début, ça prend quand même une grande période avant que tu puisses avoir des..., que tu puisses prendre du recul, tu vois ce que je veux dire ? » MH.RI

Pour elle, sa thérapie commence ici, alors même qu'elle avait rencontré son thérapeute quelques séances auparavant. L'apposition du terme joue le rôle d'appropriation des moyens de guérison. L'anormalité porte un nom, possède des critères définis, a un contour et des remèdes. Le sens donné par le terme même d'anorexie - ou de boulimie - permet de pouvoir enfin repenser les événements et d'unifier cette identité difficile à gérer : « je suis la fille anorexique ».

Melle MM.FB., dont on se souvient qu'elle a « décidé de devenir anorexique » donc mis en place le diagnostic elle-même à partir de l'observation de connaissances et de savoirs médicaux avant de le devenir, décide de se faire hospitaliser pour « légitimer » son mal-être ; elle en parle à une psychologue :

« Et là, donc j'étais suivie par une psychologue depuis la rentrée, et c'est là, dans le cabinet de la psychologue, que j'avais vu un article sur le service du Professeur Rufo à Marseille.

C'est quand tu étais à Valence ?

Ouais. Près de Valence, à Nyons ça s'appelle, c'est une petite ville, y a un CMP et j'étais allée voir une psychologue dans ce CMP. Et le plus près, c'était Marseille à 2h, 2h30 mais bon, y avait pas de lit d'hospitalisation plus proche. Et donc, j'en ai parlé à mon médecin généraliste, avant d'en parler à mes parents, en lui disant : voilà, je sais très bien que je m'en sortirai pas, faut que je me fasse hospitaliser. Et voilà, donc on a pris rendez-vous, d'abord avec un nutritionniste de là-bas, qui m'a redirigée vers le service de pédopsy où l'on fêtait, pendant les vacances, Noël Jour de l'An donc pour moi ça a pris énormément de temps en fait, quinze jours, alors que c'est rien du tout pour se faire hospitaliser dans un service où y a huit lits. T'imagines huit lits pour toute la région Sud-Est élargie ? Donc... Après y a des hôpitaux le jour mais moi comme j'habitais loin, c'était pas pratique.

C'était il y a combien de temps ? Quatre ans ?

C'était, ben j'avais seize ans donc y a trois ans. En janvier 2003. Et donc là, voilà, 15 jours après, j'étais en admission dans ce service-là, ça a été très vite. C'est un truc de pédopsy, donc qui accueillait les gens jusqu'à 18-20 ans. Moi j'avais seize ans, donc j'étais dans la bonne moyenne. Et y avait aussi des TOC, des schizophrènes... Un peu de tout. Et voilà. [...] J'y suis restée trois mois, on m'avait dit trois mois en moyenne, j'y suis restée trois mois pile. (elle rit) Y a quinze jours d'isolement, ils te font des tas d'examens complémentaires pour voir si c'est pas une vraie pathologie avant de poser le diagnostic d'anorexie mentale. C'est vraiment le truc, on sait jamais quoi. » MM.FB

Melle MM.FB passe quinze jours de mise à l'épreuve de son diagnostic spontané, à la suite de quoi elle sera admise en service de pédopsychiatrie et traitée pour anorexie.

Mme DB.FB va ressentir le besoin de parler de son mal, mais réfractaire au monde psy dans un premier temps, elle va s'adresser à un prêtre :

« Ben en fait, j'ai mis beaucoup de temps à me détacher de mes parents. Eux détestaient les psys et moi aussi, j'étais très dans leur pensée.

Comment tu les as trouvés, tes psys ?

En demandant à mes médecins. Un en demandant à mon gynéco parce qu'à chaque fois on me disait que c'était un psy qu'il fallait voir, que c'était une psychothérapie qu'il fallait faire, donc à chaque fois on me ramenait au psy. Mon gynéco il connaissait une adresse donc il me l'a donnée. La CMME c'est, en fait pendant très longtemps et c'est vrai que c'est une période pendant laquelle j'ai eu honte, et ça m'a empêchée d'aller voir un psy. J'avais besoin de parler justement, et je suis allée parler à un prêtre et en fait, lui il était pas du tout, du tout habilité pour faire une psychothérapie, je me suis complètement plantée de personne, et en fait...

Tu as parlé à un prêtre dans un confessionnal ?

Non, non. Comme ça, et en fait lui... C'était à Paris et ça a duré dix ans, donc ça a duré vachement longtemps et pendant tout ce temps-là je me suis pas fait suivre. Niveau médicaments, ça allait à peu près mais j'ai pas du tout fait de psychothérapie, mais j'ai perdu vachement de temps, j'ai pas du tout progressé, et c'était une question de personnalité, j'étais très accro, en fait. Ce qui me faisait du bien, c'est que c'était unmec justement, et j'avais besoin de m'exprimer à un mec. En fait ce qui m'a toujours manqué, c'est de pas pouvoir parler à mon père, de parler de sentiment, mon père montrait pas du tout de sentiment. Et donc je pense que lui aussi a eu tort, le prêtre, parce qu'il aurait pu me dire que je me plantais et que c'était pas à lui qu'il fallait que j'aille parler, mais à un psy. Et lui était assez branché psycho, socio, enfin voilà, et il était très intéressé par l'anorexie et la boulimie, et donc j'étais un sujet d'étude pour lui. Et puis bon, il était un peu lâche, il osait pas me dire non, non allez voir, c'est pas moi qu'il faut aller voir. » DB.FB

Le fait de parler à un prêtre, même pendant une période de dix ans, n'aide pas Mme DB.FB à se sortir de ses troubles du comportement alimentaire. Avec le recul, et après avoir été aiguillée par des médecins vers un hôpital, elle estime que c'est une psychothérapie qu'il lui fallait. Elle savait qu'elle souffrait de boulimie et d'anorexie - elle a connu les deux troubles - et son prêtre également, mais la reconnaissance et le traitement psychologique spécifique lui manquait. L'aiguillage et le cadre institutionnels n'étaient pas les bons. Ce n'est qu'en ayant eu l'éclairage psychiatrique qu'elle a pu songer à des moyens de parvenir à sortir de sa carrière anorexique.

C'est ce que nous dit également, entre autres, Melle MH.RI :

« J'ai fait de la sophrologie une fois, mais c'était très pénible, en fait. C'était très difficile. T'as déjà fait, ça ?

Non

Parce que c'est très difficile. C'est genre : tu utilises ton corps pour te sentir bien dans ta tête et c'est beaucoup de réflexions intérieures, beaucoup de respirations et c'était littéralement pénible, non seulement parce qu'il fallait que j'aille tout à l'intérieur, mais aussi parce qu'il fallait que j'utilise mon corps en même temps et c'était trop dur, trop dur. Voilà, ce que j'ai fait. J'ai vu un ostéopathe.

A Paris ?

Ouais, en dehors de Paris, enfin c'est le frère de

En France ?

Ouais, c'est le frère du copain de ma mère, en fait. Et il m'a beaucoup aidée, enfin c'est lui qui m'a donné des conseils pour : « manges ça, ça ». Mais bon sans plus quoi. L'ostéopathie ça peut pas faire grand-chose pour l'anorexie.

Il faisait quoi, à part les conseils ?

Il m'a fait un peu d'acuponcture. Bon, ce qu'il fait, c'est des manipulations crâniennes, donc je sais pas ce qu'il fait, mais apparemment ça guérit les filles anorexiques. Bon, j'ai essayé, mais sans plus quoi.

Lui a eu d'autres patientes ?

Apparemment, il a guéri deux jumelles anorexiques avec ces manipulations. Bon, écoute, je sais pas ! Pour moi, c'était plus psychologique que mon crâne, je pense. Je sais pas, c'est pas que j'y crois pas, mais bon, évidemment, je pensais vraiment pas que ça allait me guérir. D'ailleurs, j'ai vu son collègue après, à Paris, et il m'a dit : « bon, tu sais, ouais, je peux te faire des manipulations crâniennes si tu veux, mais je pense qu'on sait, toi et moi, que c'est pas ça qui va te guérir », « oui, je sais justement ». Donc c'était vraiment plus la thérapie qu'autre chose qui m'a aidée. » MH.RI

Elle fait état d'une guérison par manipulations crâniennes rapportée de deux personnes anorexiques, mais elle-même ne semble pas convaincue pour elle, et ajoute que c'est la psychothérapie qui l'a aidée.

On voit donc ici que l'institution créatrice de la qualification d'un mal, en l'occurrence l'institution « psy » - qui recouvre un ensemble de monde de soins différents, pour reprendre les termes de Sandra Jacqueline - est celle qui, en identifiant et en définissant les contours d'un comportement anormal, va offrir la reconnaissance de ce mal à chaque personne concernée lui faisant appel. Cette personne va pouvoir s'approprier les critères de délimitation de son anormalité, et les moyens de guérir.

Mondes de soin et travail de l'identité

Tous nos enquêtés ayant été hospitalisés ont reçu également un apport psychothérapeutique, que ce soit à l'hôpital pendant la période d'internement ou en dehors, avant, après, ou pendant. Tous nos enquêtés ayant suivi une psychothérapie n'ont pas été hospitalisés.

Il y a deux mondes de soins pour Sandra Jacqueline43(*), la psychanalyse et la psychopharmacologie qui utilisent toutes deux la parole et les psychotropes, selon des attendus différents. « Ces différences doivent être rapportées à l'objectif central de l'action des professionnels propre à chaque monde de soins, ce que nous nommerons le bien majeur. Le bien que le monde psychanalytique cherche à promouvoir chez ses patients, joue comme un ressort éthique récurrent de la pratique. Ce bien recherché, reposant sur la singularité des personnes, est la capacité des individus à se réapproprier le sens des choses par le langage, capacité qui fait appel à leur qualité de sujet en tant que sujet de l'inconscient. Chez les psychopharmacologues, le bien majeur est la capacité des individus à s'ajuster aux situations de la vie sociale ordinaire organisée, autour de catégories communes de jugement, faisant consensus entre les personnes, et dont l'existence n'est pas problématisée. »

C'est ce que l'on a vu avec le médecin qui a admis Melle ML.RI dans sa clinique : à l'entrée, il lui dit voir deux ML, l'une malade qu'il va « tuer », l'autre normale qui est « une personne très bien ». Il n'engage pas de discussion ou de négociation avec sa future patiente, il lui affirme qu'elle ne se rend pas compte de la situation de gravité dans laquelle elle est, et Melle ML.RI va entrer en clinique, signer cinq contrats qui constituent autant de paliers vers la guérison. C'est une réintégration progressive du monde social, figuré par des étapes où elle sera de plus en plus autonome en commençant par un degré zéro, qui va se jouer.

« C'est des contrats complètement mutuels entre nous, psychologiques. Le premier, c'est isolement total. Donc c'est isolement total dans une chambre, tu ne sors jamais. Tu sors deux fois par semaine, accompagnée, prendre une douche, c'est tout. Tu es complètement dans ta chambre.

Deux fois par semaine pour prendre une douche ?

Ouais, tu as dans ta chambre un lit, une armoire, un lavabo, une petite glace et un seau pour tous tes besoins. C'est complètement l'enfermement. Au début, j'ai dit : « mais attends, c'est quoi ton truc-là ? c'est pas possible, moi déjà, je prends une douche par jour, je veux aller aux toilettes ». Mais le problème c'est que, lui, c'est un médecin qui part du principe... Alors dans la chambre, on a des phrases qu'on doit accrocher sur notre mur, pour qu'on les voit vraiment tout le temps. Et une des phrases - attends, que je m'en souvienne : l'isolement est le premier espace de liberté du trouble du comportement alimentaire. En fait, si on y pense, quand on est seul chez soi, c'est une prison parce qu'on est complètement enfermé entre, en gros, les toilettes et le frigo. On fait que ça. Finalement, on a l'impression d'être super libre parce qu'on peut aller acheter de la bouffe quand on veut, mais en attendant, il faut qu'il y ait des toilettes tout de suite à portée de main. Quand on est invité chez quelqu'un, la première chose qu'on voit, c'est : où sont les toilettes ? est-ce que c'est pas trop près des gens, au cas où je vomisse, qu'on m'entende pas ? Donc, finalement, on est prison. Quand on est malade, on est complètement en prison. Et finalement, dans cette chambre fermée, où les repas sont amenés par une infirmière, tu manges avec l'infirmière, tu dois manger en un temps chronométré, parce que tu dois pas mettre trois heures pour manger et tu dois pas manger en deux minutes non plus. Du coup, tu t'aperçois... C'est vrai que c'est long, c'est long à comprendre, mais tu t'aperçois que tu te sens enfin libre parce que t'es plus dans la contrainte de te dire : putain, j'ai mangé, il faut que j'aille vomir, elles sont où les toilettes ? Non, tu te dis : j'ai mangé, mais j'ai pas le choix de toute façon. Alors bien sûr, ça t'arrive de vomir dans ton seau parce que tu peux pas, c'est pas possible. Donc, ouais, ça t'arrive, mais bon, le lendemain, forcément, les infirmières elles vident ton seau et elles le voient très bien. Donc elles sont au courant. » ML.RI

Melle ML.RI s'approprie avec le temps les catégories de jugement non négociées : elle va penser sa liberté dans cet espace d'enfermement total. Au bout de vingt-deux jours, elle pourra passer à l'étape suivante où elle aura alors quelques heures libres et pourra aller se laver ou aller aux toilettes seule, et ainsi de suite jusqu'à la sortie. La présence du personnel médical aux repas, infirmières et médecins, a pour but une réimmersion progressive dans un mode communicationnel d'échange, autour de l'acte alimentaire principalement :

« Par contre, tu manges toujours tes trois repas dans la chambre. Au début du contrat 2, t'es encore accompagnée de l'infirmière ou des soignantes.

Elles restent te regarder manger ?

Elles restent, alors elles essayent de rendre ça agréable pour pas qu'elles te regardent comme si t'étais... Elles essayent de discuter avec toi, mais elles peuvent discuter de choses et d'autres, du dernier film qu'elles ont vu. Et puis des fois, quand elles sentent que tu vas pas bien, elles peuvent essayer de chercher un peu le sujet sur lequel t'as peut-être envie de parler. Donc, elles essayent de faire que le repas soit, même si, elles, elles mangent pas, que ce soit quand même un peu convivial, qu'on retrouve un peu le plaisir de manger. » ML.RI

Ce n'est pas l'histoire ou l'identité précisément qui sont travaillées ici, mais l'intégration au monde social « normal ». Les catégories de jugement non négociées sont tenues pour légitimes et transmises, ou retransmises. Le côté comportemental est travaillé dans la perspective d'une restructuration et d'une réadaptation.

« Le monde de soin psychanalytique considère qu'à chaque type de structure psychique (névrotique ou psychotique) correspondent des pathologies données. Ainsi à une structure névrotique se rapportent les troubles obsessionnels, hystériques, phobiques, et les dépressions. La schizophrénie, la paranoïa, la psychose maniaco-dépressive se rapportent quant à elles à une structure psychotique. Dans ce monde de soin, tout individu dès son plus jeune âge est pourvu d'une structure psychique. La différence entre un individu ayant une structure psychique psychotique et un individu ayant une structure psychique névrotique ne se distribue pas selon le schéma malade/sain. Tout d'abord c'est une question de construction psychique de la personne qui peut très bien, par la suite, pour les deux types de structure, aboutir à des pathologies spécifiques.

Cette définition des troubles psychiques propre à chaque monde de soins engage des manières différenciées de construire le statut du patient et l'autonomie qui lui est allouée. Un des moyens de saisir le degré d'autonomie serait de s'intéresser au degré de participation des patients à leur prise en charge psychiatrique. Toutefois cet abord de la question de l'autonomie nous semble faire l'impasse sur l'existence des différences profondes entre les professionnels de chaque monde de soin sur la définition même de l'autonomie des patients et sur les exigences. »

Si cette dernière nuance est de rigueur, l'on peut toutefois proposer de voir les effets des conceptions différenciées sur le traitement de son identité par le sujet devenu patient.

On remarque ainsi chez certaines personnes une réécriture biographique en terme de nécessité historique. Par nécessité historique on entend, dans la perspective de création de sens, l'idée développée par certains de nos enquêtés qu'il y a un caractère inéluctable à leur conduite, ce qui constitue une interprétation rétroactive de la nécessité des troubles dans l'histoire de vie. Cet angle d'approche est celui des patients de psychothérapeutes du monde psychanalytique. Ce bien commun au monde de soins psychanalytique, en tant que capacité à se réapproprier les codes de la psychanalyse pour se construire un univers de sens et une histoire « cohérente », a pour effet d'atténuer a posteriori le caractère de rupture dans la continuité de l'identité réelle de la personne, et d'introduire l'idée d'une singularité de l'expérience globale :

« C'était plein de trucs qui s'étaient construit à l'intérieur de moi et qui s'exprimaient pas parce que j'étais une jeune fille complètement normale avec des copines, une vie, des copains et tout, qui a éclaté du jour au lendemain parce qu'il y a eu cette espèce de dépendance à la nourriture qui a été exacerbée par le régime et que ça m'a donné un terrain tout prêt pour exprimer ce que j'avais à exprimer. Mais, ouais, je crois que vraiment... En fait, le truc c'est que je pense que c'était écrit chez moi et que ça devait se passer, que j'avais pas le choix, il fallait que ça sorte un jour et c'est sorti le jour où j'ai commencé à faire mon régime. Mais c'était... Je vois pas comment j'aurais pu... Enfin, quand je réfléchis à ma vie d'aujourd'hui à ma naissance, je crois que c'était fait pour arriver, enfin il y avait tout qui était en place pour que, un jour, je sois anorexique. C'était écrit, quoi. Y compris dans la famille, dans la façon dont on m'a élevée, dans tout ce qui s'est passé, il y avait vraiment... » ML.FB

S'étant approprié le sens de son histoire, et cette nécessité du trouble alimentaire dans l'histoire de vie, un travail en termes de linéarité biographique va être fait, visible surtout chez les enquêtés ayant suivi ce type de thérapie et sortis de la carrière. On va distinguer la signification de l'anorexie de celle de la boulimie si les deux pathologies ont été décelées, et les faire devenir « langage » a posteriori.

« Le fait de guérir de la boulimie ou même de la vivre, ça m'a fait changer mon point de vue sur un milliard de choses. Et réfléchir à comment je ressentais les choses pour de vrai, plutôt que comment je les ressentais en étant malade. Et puis après, ça m'a... Même sur des trucs moins personnels, sur ma vision de la vie, de plein de trucs, du ciel, de la terre, de Dieu, de tout ça, ça m'a vraiment, vraiment donné l'envie de trouver qui j'étais et quelles étaient mes opinions. Parce que c'est en faisant ça que j'ai réussi à combler le vide, enfin commencer à combler le vide que je comblais en bouffant ou en faisant je sais pas quoi. Et donc en fait, c'est super intéressant parce que le... enfin c'est vraiment soigner le mal par le mal, en fait. Je sais pas si tu vois ce que je veux dire ? Mais cette espèce de vide, qui se traduit par de la boulimie et de l'anorexie et tout ça, le soigner en comblant le vide par autrement. Et en vidant du vide ce qui n'était pas à moi. Enfin pour parler super métaphoriquement ! C'est un peu ça. Donc, il y a... Enfin, ouais, vraiment, ça a énormément changé ma façon de voir les choses, sur du truc le plus simple au truc le plus compliqué, le plus personnel au plus vague. En fait, je le vois vachement comme une renaissance, en fait moi, la boulimie, enfin comme... C'est un peu... Pour faire ultra schématique, c'est un peu crier en étant anorexique et me rendre compte que ça va pas, et découvrir petit à petit avec la boulimie qui je suis, qu'est-ce qui me fait souffrir, pourquoi ? qu'est que je pense ? qu'est-ce que j'ai envie dans ma vie ? qu'est-ce qui me fait du bien ? qu'est-ce que je ressens face à telle chose ? C'est vraiment ça. Et la boulimie, enfin avec la boulimie, je suis vachement ouverte à plein de trucs un peu émotionnels, du genre je me suis mise à aimer la musique, enfin plein de trucs comme ça qui sont un peu du ressentis, sur lesquels on met pas forcément de mots. Et c'est vraiment ça, c'est renaître et découvrir qui on est, qui je suis, pour parler avec un « je ». Voilà, pour faire super court, c'est ça.

Tu parles de renaissance, tu en situes une, en fait ?

Ben, peut-être l'anorexie, enfin un début de prise de conscience que je ne sais pas qui je suis, en fait, et qu'il y a vraiment plein de trucs sur lesquels il faut que je me découvre. Et en fait, je l'ai vraiment vécu comme ça parce que, comme je dis, c'est tellement arrivé du jour au lendemain l'anorexie, je le vois comme un pétage de câble, suite à 15 ans dans lesquels j'étais pas ce que j'étais, où j'ai vécu plein de

C'est ce que tu disais sur le forum : « d'un coup, j'étais un majeur dressé ».

Ouais, vraiment de me rendre compte... Ouais, enfin ça, c'était ce que je veux dire quand je disais le coup de gueule face à plein de trucs, non seulement face à mes douleurs et aux trucs que j'ai pas acceptés de ma vie, mais aussi face à plein de valeurs contre lesquelles, enfin pour lesquelles j'étais pas d'accord. Mais le fait d'avoir besoin, ce dont on a parlé aussi, de manifester le fait que ça allait pas. Et en fait, ce que je voulais dire avec l'histoire du majeur, c'est que j'étais pas faible contrairement à ce qu'on voulait croire, mais qu'au contraire c'était une velléité d'être forte et de monter que j'étais forte, et que j'avais beau avoir l'air d'être quelqu'un de faible, enfin c'était pas du tout mon intention finalement, même si c'était démesuré. En fait, il y a... Tu sais dans la mythologie, ils parlent vachement de, je sais pas comment ça se dit sans l'accent grec, mais hybris, et moi j'ai vachement vu ça aussi. Le fait d'essayer d'être toute puissance, qui est complètement vain à la base, mais d'essayer de nier tous les besoins naturels et de montrer une force surhumaine et qui a pas été punie. La punition c'est pas un bon mot, mais qui s'est révélée être impossible, mais mon intention c'était vraiment ça, c'était de montrer que j'avais pas besoin des autres et de Dieu et de tout ce qu'on m'a appris, et que je pouvais très bien renier la vie. Donc finalement, non, bien sûr que non, mais... Et je suis pas plus forte que n'importe qui, mais c'était un peu ça ce que je voulais dire avec le majeur dressé. Enfin bref, tout ça pour dire que le vois vraiment comme une espèce de, ouais, de renaissance, de volonté de montrer que je ne suis pas ce que je suis et que j'avais envie de savoir qui j'étais. Et que c'est venu petit à petit après avec la boulimie et que c'est pas fini, bien sûr que non, mais c'est avec la boulimie que j'ai appris à ressentir des choses. Parce que, voilà, quand j'étais chez moi et que je bouffais, ben, j'étais bien obligée de voir qu'il y avait un truc qu'allait pas, que j'étais en conflit avec moi-même. Et ça m'a fait mettre le doigt sur plein de trucs et c'est un peu comme ça que j'ai pris le pli, que j'ai pris le goût à avoir mes idées, mes colères, mes coups de gueule, mes joies. C'est vraiment ça. » ML.FB

Melle ML.FB distingue ses périodes d'anorexie et de boulimie en ce qu'elles lui ont apporté, à son sens. Elle parle d'une période de maladie constitutive d'une renaissance, à la manière de la conception africaine de la maladie développée par Marc Augé. Elle situe sa période de trouble dans sa propre histoire pour l'intégrer à son expérience : « j'avais envie de savoir qui j'étais ». On note une extension du problème de l'identité à l' « avant », avant l'entrée dans la carrière : elle ne pouvait pas devenir qui elle est, elle a eu besoin de « crier en étant anorexique » et de se retrouver, en retrouvant ses émotions, avec la boulimie.

Ici, chaque personne écrit sa propre histoire. Les entretiens sont sur cette question-là d'une grande richesse. Melle MH.RI va entre autres développer l'idée d'un rapport au corps féminin troublé du fait d'un père trop masculin, parfois violent : devenir une femme est un danger, se protéger en se désexualisant est un recours à l'angoisse.

Les patients de ce type de monde de soins sont par ailleurs autonomes matériellement : ils continuent de vivre chez eux, et se rendent régulièrement aux rendez-vous avec leur thérapeute. Cette autonomie conforte l'appropriation de la construction de sens de sa propre histoire.

Au contraire, l'admission en clinique, hôpital psychiatrique ou toute unité de soin intensifs, a pour effet de marquer temporellement une vraie rupture dans l'histoire de vie : la coupure du monde par rapport au monde extérieur, « normal », fige et fixe un moment de reconnaissance de la « maladie » et de son traitement.

Conclusion

Paul Ricoeur44(*) distingue deux réalités dans la notion d'identité : ce qui d'un côté est propre à l'individu, l'identité ipse, et ce qui de l'autre est semblable ou reconnu comme identique à un autre individu, l'identité idem. Nous l'avons vu, dans les changements qui affectent l'identité de la personne anorexique et/ou boulimique, ce sont ces deux catégories qui sont en jeu : tant l'identité pour soi qui évolue vers un mode compétitif ou dépréciatif, et l'identité au regard du groupe social que l'on tente de dissimuler dans un premier temps pour ne pas trahir le changement considéré intime de la première.

C'est voir un peu plus à quel point l'individu est lié au groupe dans sa conception même de soi. A travers les pratiques alimentaires s'opère une définition de soi en tant qu'identique ou dissemblable, moyen d'évaluer son degré d'intégration de la norme par rapport au groupe. Ce jugement de son propre comportement s'effectue en quatre grandes étapes : la perception de l'anormalité, après une phase d'installation des pratiques jugée rétroactivement comme le début de l'anormalité ; la tentative de qualification du trouble, alors que des efforts sont faits pour maintenir l'identité intégratrice tandis que l'identité pour soi est très affectée ; l'acceptation de la qualification psychiatrique du trouble avec le diagnostic qui engendre la réunification de l'identité. L'institution médicale doit intervenir à ce stade afin de valider et reconnaître l'existence du trouble, en tant que c'est elle qui, en créant la catégorie et définissant les contours du mal qui affecte l'individu, va permettre aux personnes en souffrance de s'approprier les moyens de revenir à la normalité : en travaillant leur histoire de manière linéaire, à la manière d'une illusion biographique, et en réintégrant la norme comportementale alimentaire.

Nous souhaitons à présent discuter plus avant d'un point abordé dans notre étude concernant l'idéal de pureté recherché par les jeunes femmes anorexiques.

On l'évoquait dans notre premier chapitre, la recherche de pureté est explicite chez certaines personnes, et passe par l'abstinence alimentaire comme par l'abstinence sexuelle.

« C'est marrant parce que tout, cette période... du début d'anorexie c'est aussi associé à des paysages fabuleux, enfin, des choses très pures, en fait, je pense que voilà, c'est un peu une recherche de pureté. » DM.RI

« Donc, oui, je lisais beaucoup quand j'étais dans cet état-là et des trucs plus philo, sur les religions, la philo, pas mal de littérature aussi, des trucs sur : pourquoi ? C'était toujours : pourquoi ? pourquoi ? pourquoi ? pourquoi le monde ? pourquoi comme ci ? pourquoi comme ça ? Je me calme, mais je suis quand même encore dans ce truc-là !

Il y a d'autres pratiques que tu rapproches de ça ?

Le truc de la propreté, le truc de toujours être pure. Physiquement, je sais pas, d'être toujours... Le plaisir de prendre un bain pour être vraiment pure. Le mot d'ordre, ce serait vraiment la pureté, je pense, dans ce que, moi, j'ai connu de l'anorexie.

En fait, ça revient pas mal, en général.

Ah bon ?

Ouais

Ouais, ça m'étonne pas. Il y a un livre d'ailleurs de (inaudible) « La faim de l'âme », qui dit, justement, qu'il y a quelque chose de l'ordre spirituel là-dedans. » MD.RI

Mary Douglas développe dans De la souillure45(*) l'idée que certains rites de purification effacent le danger qui provient d'une souillure ou pollution : ce danger est toujours corrélé à une situation sociale particulière, au sein d'un système plus global de représentations et de code moral. La meilleure symbolisation de ce danger, c'est la métaphore corps social - corps humain : la souillure, c'est ce qui littéralement dérange l'ordre de la société, c'est ce qui la menace de basculer dans ce que Mary Douglas appelle ses marges. La souillure dérange d'autant plus qu'elle est essentiellement contagieuse. Par excellence, la souillure provient de la sexualité, et plus généralement de ce qui entre ou sort du corps ou de la société : l'alimentation qui obéit à certaines règles (types d'aliments, façon de les préparer). Dans la sexualité ainsi, il est important de distinguer les interdits moraux, qui entraînent la condamnation morale, et interdits de pollution, qui impliquent le rite de purification.

Il est remarquable, au titre des interdits de pollution, que les pratiques des saintes dans la religion catholique sont très semblables aux pratiques des anorexiques dans la sphère laïque aujourd'hui. L'idée de pureté recherchée par le jeûne absolu, et la virginité perpétuelle est une épreuve caractéristique de la sainteté féminine. Le jeûne entraînant l'aménorrhée participe du processus de « désanimalisation » du corps de la femme, sans souillure, désexualisé, l'idéal mystique de virginité  ; mais dans l'imaginaire catholique, la défloration de l'hymen et l'élimination des résidus menstruels accumulés sont traditionnellement une nécessité d'ordre thérapeutique. N'ayant pas lieu chez les saintes, celles-ci doivent compenser par des mortifications corporelles délibérées. Les automutilations sont également une pratique récurrente chez les anorexiques, et les boulimiques.

« [La rentrée] ça correspond avec de nouveau les AM, donc je sais pas trop.

Les AM ?

Les automutilations.

Tu as

Oui, en seconde et puis ça avait recommencé, enfin j'ai recommencé là, justement. Enfin ça correspond un peu à la rentrée.

Tu en as parlé de ça ?

Ça, les AM, j'en parle vachement moins bizarrement que l'anorexie. Avec toi, il doit y avoir trois personnes au courant.

Et les autres c'est qui ?

C'est une fille de ma classe parce que... Ben, celle qui fait de la boulimie et qui viendra peut-être te parler, Christelle, enfin qui en a fait, qui n'en fait plus. » CC.FB.

« [à l'hôpital] Voilà, ils peuvent pas non plus t'attacher, enfin si, ils en ont attaché. Pas moi, mais... Ils m'ont menacée, mais ils m'ont pas attachée.

Dans la journée, attachée sur son lit ?

Y en a qu'une que j'ai vue attachée, elle a été attachée deux jours. Mais une qui pétait un câble, elle pétait un câble, donc elle pétait tout dans sa chambre. Elle avait pris son ciseau, elle s'était taillé tous les bras, taillé les cuisses.

D'habitude, ils les enlèvent pas les ciseaux ?

Si, normalement. Mais normalement, quand tu vas mieux, comme il y a une ergothérapeute qui peut passer dans ta chambre, tu peux faire du bricolage, tu peux faire des trucs, donc ils te laissent des ciseaux ronds. Mais bon, les ciseaux ronds, ça peut toujours couper quoi. Là, avec tout ce qu'elle avait fait, ils l'ont attachée. »

Les précautions prises à l'hôpital d'enlever tout objet tranchant à l'admission d'une personne souffrant de troubles du comportement alimentaire procède de cette connaissance de l'association de l'automutilation au jeûne ou à la compulsion boulimique.

« Moi j'avais des gros problèmes de scarification. Moi je me taillais, je me brûlais avec la clope. Je me taillais le ventre, les bras. T'as souvent des petits trucs, enfin des petits trucs, des trucs qui se greffent parce que tu vas pas bien et qu'il faut trouver un moyen d'extérioriser aussi. La bouffe, ça te permet d'extérioriser certaines choses, mais en même temps ça te rend malheureuse. Donc, t'essayes de trouver d'autres choses. Donc, quand tu bois, t'es plus convivial avec tes copains, finalement tu te dis : je vais boire à midi, je vais boire le soir, comme ça je vais avoir l'impression d'aller bien et puis j'aurais un peu plus d'amis, je me sentirai un peu plus vivante avec les autres. Après, le fait que tu puisses pas parler à ta famille, à tes amis, que tu bouffes pas, que la bouffe te prend la tête, eh ben, tu te scarifies, ça te vide de ton stress. Et voilà, tu prends des petits trucs comme ça.

C'était après une crise par exemple ?

Ouais, alors c'était souvent après une crise ou alors des fois, ouais, des gros moments de solitude. Ouais, t'as l'impression que c'est un peu comme si tu vidais du pus, tu te vides du mauvais. Et quand t'as fait ça, hop, tu mets un pansement et t'es repartie, t'es bien.

T'as mal, mais t'es bien !

T'as pas mal sur le moment. Quand tu te le fais, honnêtement t'as pas mal. Mais après, ouais, t'as mal. Le lendemain, tu te dis : putain, ça fait mal ces conneries. Mais sur le moment, non, parce que t'es vraiment dans un état second. T'es pas bien, t'es pas bien, t'es pas bien, tu penses qu'à ça. Et quand t'appuies avec une cigarette ou une lame ou quelque chose, ben, ça t'apaise. Tu pouvais être super énervée et après c'est bon, t'es calmée. Bien sûr, il y a d'autres moyens plus intelligents, comme d'aller courir un bon coup ou appeler une copine, mais bon, t'as pas toujours les moyens. Mais ça, par contre, la scarification, j'ai commencé avec l'adolescence, vers 13-14 ans. Mais pareil, pourquoi ? J'en sais rien. Je me souviens même pas de la première fois que je l'ai fait, je sais pas. » ML.RI

« Je sais pas si tu as vu sur Myspace, il y avait un truc que j'ai posté, c'était : raconte un secret et sans nom, c'était anonyme. Tu mettais le secret n'importe où, donc personne ne voyait qui c'était. Et tout le monde avait genre : « je suis vraiment dépressive... »

Sur quoi ?

Je te montrerai, je t'enverrai un truc. Comment on dit quand on se

Automutilation ?

Oui, « je fais des automutilations », « j'ai envie d'être boulimique, je me trouve dégoûtante », « je suis anorexique ». Tout le monde avait quelque chose comme ça. » MH.RI

Coïncidence ou influence socio-historique, les outils théoriques et pratiques nous manque pour analyser une période d'anorexie en terme de rite de purification. Si Melle ML.RI nous dit être croyante, et même avoir été miraculée après une tentative de suicide, elle ne sait pas pour autant pourquoi elle a commencé à se scarifier, avant même d'être anorexique : elle ne l'a pas décidé en conscience. Melle CC.FB qui a recours également aux automutilations nous dit ne pas l'être et avoir été élevée dans une tradition laïque, ses parents étant athées. Elles n'en peuvent décrire que les effets, de soulagement momentané. Etablir une téléologie de ces actes, même si les ressemblances sont étonnantes, serait encore hasardeux voire essentialiste. Car finalement, cela reviendrait à soi-même croire. Imputer systématiquement une recherche de pureté à ces jeunes femmes, alors que cela n'est pas toujours ressenti comme tel, c'est croire en une inéluctable quête du pur par les femmes ; et quid des hommes anorexiques ?

Selon Michèle Fellous46(*), un rite nécessite une certaine scénographie, un accueil social, c'est le temps d'une solidarité créée autour d'une angoisse qui permet à chacun de rétablir son sentiment de soi, d'exister comme une entité corporelle et psychique. Nous l'avons vu par la suite, les pratiques des personnes au comportement alimentaire troublé se font dans le secret de l'intimité, jusqu'au moment où une reconnaissance de l'identité anorexique ou boulimique est nécessaire. Peut-on parler de rite autoinfligé comme le fait une sociologie des conduites à risque47(*) ? Ce serait postuler que les individus agissent en conscience et entre délibérément dans une période de rite où ils vont éprouver leur individualité et changer de peau pour mieux revenir au monde social. Or on a vu que l'entrée dans la période de trouble du comportement alimentaire est loin d'être toujours perçue comme telle et qu'il y a une réelle difficulté à retrouver un comportement normal vis-à-vis de l'alimentation par la suite, avec peur de « rechute » éventuelle. La fin n'est jamais vraiment déterminée, des forces internes s'imposent à l'individu qui doit opérer à un véritable travail de tri de son vécu pour se reconstruire.

Pour Mary Douglas48(*), le problème théorique dans une certaine sociologie concerne l'angle de vue individualiste : on prend l'individu comme déconnecté de son environnement social. Dumont l'a montré (Homo hierarchicus, le système de castes et ses implications, 1977) : l'individu a d'abord été pensé en sciences sociales comme une sous-unité partiellement autonome, ne prenant tout son sens que rapporté à un tout hiérarchisé/hiérarchique. Actuellement il est généralement trop envisagé comme une unité séparée « self-justified », enfermé dans des échanges individuels avec d'autres êtres rationnels intéressés, égocentrés. Penser les individus comme cela conduit l'observateur à se focaliser sur la communication valable entre les individus. Si la nourriture est un moyen de communication comme les autres choses matérielles, tous les messages sont maintenant traités comme émanant des individus privés, en tant que parlant de l'identité personnelle et renseignant sur les objectifs privés de l'émetteur. C'est bien ce qu'on pense généralement des anorexiques et boulimiques et c'est aussi pourquoi leur entourage leur demande parfois d'avoir plus de volonté pour arrêter ; or ces personnes sont traversées par l'environnement social, par le passé aussi, par autre chose qu'elles-mêmes et ce qui relèveraient de leur intérêts. En psychanalyse, ou psychologie, on va les responsabiliser : elles mangent ainsi parce qu'elles ont envie de dire quelque chose, donc un lien de causalité direct est établi. Le langage parlé n'a pas suffi, n'a pas été conçu, donc il a été remplacé par un autre langage oral, social, parce que l'individu communique à tout prix, c'est un postulat totalement individuo-centré. La qualification de maladie mentale de l'anorexie et de la boulimie permet une appropriation par le sujet des moyens de compréhension et de « guérison » ; dans la perspective d'un retour à la normale, il est important de responsabiliser la personne pour lui donner l'impression de reprendre le dessus sur ses actes, lui conférer à nouveau une puissance, la maîtrise de ses actes, et le concept d'inconscient permet à ce titre de se réapproprier ses agissements. 49(*)

Pour Mary Douglas, dans les études sur l'alimentation, il manque alors principalement deux choses : la religion et la société. Selon elle, juger la vie sociale c'est appliquer implicitement le principe de séparation des choses matérielles et spirituelles, du moral et du plaisir sur terre même si ce sont des plaisirs liés ou inhérents à la relation sociale. L'idée est renforcée par le jugement moral selon lequel la société est l'arène où s'affrontent les individualités envieuses etc, dont il faut se méfier. Avec une culture religieuse pareille, diffuse dans la sphère laïque, il n'est pas étonnant en fait que les théoriciens soient un peu aveuglés et se focalisent sur l'individu comme être intéressé, pouvant recourir à des modes de justification autonomes. Comme si la plus attentionnée des personnes, la mère ou l'épouse la plus scrupuleuse, se servait de la nourriture dans la compétition sociale pour accéder à son statut ou conserver son rôle social.

Au regard des remarques faites plus haut concernant une ressemblance entre des pratiques religieuses datées et les troubles du comportement alimentaire aujourd'hui, aux valeurs morales imprégnées d'un impératif de pureté et créant un mal-être quant à la souillure causée par l'alimentation, il semble impératif de se pencher sur la question par la suite, en adoptant un angle socio-historique et anthropologique.

De même, cette étude des jugements de normalité et d'anormalité se limitant au point de vue des personnes directement concernées dans leur corps, dans leur histoire de vie, dans leur expérience par les troubles du comportement alimentaire, mérite d'être complétée d'une étude sur les opérations de perception et qualification par les proches et par les médecins, dans une perspective de comparaison afin de déterminer plus précisément les modalités de jugement de l'anormalité dans le monde social, de déterminer l'emprise du secteur médical et psychiatrique sur la question. Ceci permettrait d'analyser les points de contact, interactions physiques ou symboliques, entre les profanes et les savants, et de déterminer plus précisément les modalités de l'adhésion à ce sens donné qui, une fois connu, n'est jamais remis en question.

« Rien ne peut détruire [la religion], car ce qui la met en question est aussitôt promu à sa place et objet d'une croyance religieuse à son tour - je l'ai démontré ailleurs pour le sacré. La puissance qui désacralise, un lieu, un conseil, une religion, est aussitôt à son tour sacralisée. Il en est exactement de même pour ce qui prétend détruire une croyance. La force destructrice devient aussitôt l'objet d'une croyance. On l'a parfaitement vu lors de la grande offensive laïque contre la «religion» : en très peu de temps, la laïcité est devenue un laïcisme, et il s'agissait d'une ferme croyance dans des valeurs, une morale indépendante, une sorte de communion intellectuelle et même spirituelle. Donc le fait croyance paraît inhérent à l'être humain ! »

Jacques Ellul, Islam et Judéo-christianisme (pp.64-65)

* 1 Claude Lassègue, De l'anorexie hystérique, Archives Générales de Médecine, avril 1973, pp.385-403.

* 2 W.W. Gull, Anorexia nervosa ( apepsia hystérica, anorexia hysterica), in Transactions of the Clinical Society of London, 1874.

* 3 La première émission de télévision sur le sujet recensée à l'INA date de la fin des années 1970 mais il n'en est fait état que deux minutes seulement. La première émission consacrant du temps au sujet des troubles du comportement alimentaire, et notamment de la boulimie a été diffusée le 13/10/1989. La plage horaire sur le sujet s'étend de 22h30 à 23h05 : il s'agit de l'émission Apostrophe, émission littéraire d'Antenne 2 commençant à 21h45, traitant ce soir-là de la psychanalyse en hommage à Françoise Dolto. La question de la boulimie est traitée à travers l'ouvrage présenté en émission : La peau à l'envers, de Valérie Rodrigue, témoignant de son expérience au regard des codes de la psychanalyse tant du point de vue des causes que du recours pour en sortir.

* 4 Michel Foucault, Maladie mentale et psychologie, PUF Quadrige, 2002 (1954), p.2.

* 5 Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, PUF Quadrige, Paris, 2005.

* 6 Jean-Pierre Poulain, Sociologies de l'alimentation

* 7 Maurice Halbwachs, La classe ouvrière et les niveaux de vie. Recherches sur la hiérarchie des besoins dans les sociétés industrielles contemporaines. Alcan, rééd. Gordon and Breach, 1970.

* 8 A.R. Radcliffe-Brown, The Anadaman Islander, Cambridge, 1922 (1992).

* 9 Bronislav Malinoswki, Une théorie scientifique de la culture, Seuil, Paris,1944 (1970).

* 10 R.H. Lowie, Manuel d'anthropologie culturelle, Payot, Paris, 1936.

* 11 Margaret Mead, Moeurs et Sexualité en Océanie, Plon, Terre Humaine, 1991 (1963).

* 12 Guthe, Mead, Manual for the Study of Food Habits, Bulletin of National Research Council, National Academy of Sciences, n° 111 (1945).

* 13 Corbeau, Poulain, Penser l'alimentation : entre imaginaire et rationalité. Editions Privat, Toulouse, 2002.

* 14 Muriel Darmon, Devenir anorexique, La Découverte, Paris, 2003.

* 15 On peut rappeler ici les critères énoncés :

a) refus de maintenir le poids corporel au-dessus de la normale minimale (moins de 85 % pour l'âge et la taille),

b) peur intense de prendre du poids ou de devenir gros, malgré une insuffisance pondérale,

c) altération de la perception du poids ou de la forme de son propre corps (dysmorphophobie),

d) influence excessive du poids ou de la forme corporelle sur l'estimation de soi, ou déni de la gravité de la maigreur actuelle

e) aménorrhée pendant au moins trois cycles consécutifs chez les femmes menstruées (aménorrhée secondaire).

* 16 Erving Goffman, Asiles. Etudes sur la condition sociale des malades mentaux, Minuit, Paris, 1968 (1961), p.41.

* 17 Muriel Darmon, op. cit., pp. 212-213.

* 18 Christian Morel, Les décisions absurdes. Sociologie des erreurs radicales et persistantes, Gallimard, 2002.

* 19 Melle MH.RI nous dira à ce propos ne plus vouloir les moyens, c'est-à-dire désirer changer sa volonté de maigrir en une volonté de santé, et tente pour cela de changer sa « fin » : ne plus vouloir devenir maigre est un préalable à l'arrêt des moyens d'amaigrissement. Cependant, elle vit cette fin comme s'imposant à elle.

* 20 On le verra par la suite dans la partie théorique d'analyse des entretiens, la boulimie est caractérisée par l'absence de volonté de commencer, contrairement à l'anorexie.

* 21 Je parle ici d'une réunion informelle de plusieurs personnes volontaires du forum www.boulimie.com (un de mes terrains d'enquête) chez moi-même, qui avait pour but initial l'enregistrement d'une discussion à trois ou quatre sur une émission de télévision traitant des TCA. Cela ne s'est pas concrétisé car onze personnes en tout sont venues, ce qui rendait difficile la possibilité pour chacune de s'exprimer suffisamment et de manière satisfaisante pour mon étude. Nous avons donc entamé une grande discussion d'une après-midi, j'ai pu prendre quelques notes sur son déroulement et les thèmes abordés, et observer cette rencontre réelle, l'interaction palpable entre ces individus « déviants » n'interagissant habituellement que via Internet.

* 22 François Dubet, Sociologie de l'expérience, Seuil, 1994.

* 23 François Dubet, op.cit., p.98.

* 24 Dominique Schnapper, dans La compréhension sociologique (PUF, 2005) intègre ici une note où elle fait référence à l'ouvrage de Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la Justification, Gallimard, NRF Essais, 1991.

* 25 On ne veut pas discuter ce point d'inspiration foucaldienne tout de suite, il est traité dans l'étude complète.

* 26 Michaël Pollak, L'expérience concentrationnaire, op.cit., p.10 « Toute expérience extrême est révélatrice des constituants et des conditions de l'expérience « normale », dont le caractère familier fait souvent écran à l'analyse. Dans cette recherche, l'expérience concentrationnaire, en tant qu'expérience extrême, est prise comme révélateur de l'identité comme image de soi, pour soi et pour autrui. Le caractère exceptionnel de cette expérience rend problématiques deux phénomènes situés au coeur de notre recherche : l'identité et la mémoire. Or les rendre problématiques revient à les rendre visibles, et donc analysables.

D'ordinaire, le sens commun enlève à chacun de nous le souci existentiel de son identité. Ayant appris à anticiper les situations et les réactions de ceux que nous rencontrons dans notre vie quotidienne, nous développons un comportement conforme aux attentes des autres dans des situations extrêmement variables. Malgré d'évidents changements dans la façon dont nous nous présentons dans la vie quotidienne, nous ne nous posons que très rarement la question de savoir si c'est bien la même personne qui a à jouer tous ces rôles différents, qui change de « masques » et de vêtements, modifie sa façon de parler et montre ou retient ses émotions. La maîtrise du jeu social et la compréhension réciproque évacuent tout questionnement sur sa propre identité, questionnement que provoque, par contre, le fait de se trouver dans une situation imprévisible, étrange, à laquelle on n'a pas été préparé. L'identité ne devient une préoccupation et, indirectement, un objet d'analyse que là où elle ne va plus de soi, lorsque le sens commun n'est plus donné d'avance et que des acteurs en place n'arrivent plus à s'accorder sur la signification de la situation et des rôles qui sont censés y tenir. Le sentiment d'étrangeté qui s'ensuit, dans le double sens d'une situation étrange et de la rencontre des êtres étrangers les uns aux autres, résulte de la divergence trop grande de leurs histoires individuelles, et du manque d'une mémoire partagée qui leur permettrait de décoder la situation et de se comprendre réciproquement de façon quasi automatique. »

* 27 D. Schnapper, La compréhension sociologique, PUF, 2005, p.65

* 28 Muriel Darmon, Devenir anorexique, op.cit., Partie III « L'espace social de la carrière anorexique », p. 247-297.

* 29 Op.cit. p.296.

On peut voir cette conception du corps comme signe et non plus comme ressource a contrario dans l'idée suggérée pas Melle MH.RI. à propos d'un psychothérapeute qu'elle a vu quelque temps : « Je parlais de ce que je voulais, tu vois, mais en fait, c'était pas ce qui était mieux parce qu'il faut vraiment nourriture et psychologie, tu vois ce que je veux dire ? Parce que tu peux faire toute la psychologie que tu veux, mais si tu penses pas, tu restes toujours plus ou moins au même niveau. Ma mentalité, ça allait mieux, mais bon, mon poids, il chutait aussi. Ecoute, si je suis morte, ma mentalité, elle va... Tu vois ce que je veux dire ? Ouais, je trouve que ça m'aurait aidée beaucoup. » Il faut retrouver le souci du corps, de sa vitalité, avec une « mentalité » plus  ?

* 30 Claude Grignon, « Les enquêtes sur la consommation et la sociologie des goûts », Revue Economique, vol.39, n°1, p. 15-32.

* 31 Anne Lhuissier, Faustine Régnier, INRA, Obésité et alimentation dans les catégories populaires : une approche du corps féminin, in INRA Sciences Sociales, Recherches en Economie et Sociologie Rurales, n°3-4, décembre 2005.

* 32 À ce titre, Mr NR. dira :

« C'est simple. Mon année de 3ème, j'étais assez fort, très, très corpulent, et au départ de mon frère dans sa prépa assez loin, mes parents travaillaient beaucoup, j'avais plus personne à communiquer et je suis retrouvé tout seul et le fait de me dire je peux me contrôler, faire tout ce que j'ai envie de faire et pouvoir vivre un peu en cachette entre guillemets, j'ai commencé un régime, parce que le regard des autres j'en avais marre. [...] Donc de là, ce qui a été très dur aussi, c'est que personne n'a remarqué que j'ai perdu du poids dans un premier temps, alors que j'ai perdu 35 kilos en six mois.[...] Ca, ça a été vraiment très, très douloureux, donc comme personne remarquait que je perdais... [...] Personne ne le disait. Et comme moi je m'enfermais de plus en plus, parce que mes parents travaillaient donc n'avaient pas le temps de me voir, mon frère était parti donc j'avais plus personne avec qui échanger, ben j'ai continué, continué, à vouloir toujours plus perdre de poids pour... Pour essayer de faire plus confiance aux gens, et c'est comme ça que les premiers troubles d'anorexie ont démarré. »

* 33 Pierre Bourdieu dans La Distinction (Editions de Minuit, 1979) analyse les goûts alimentaires en termes de distinction sociale entre les classes : l'identité sociale se définit et s'affirme dans la différence. L'étranger est représenté par ses pratiques alimentaires, l'Autre c'est d'abord celui qui ne mange pas comme soi dans ses goûts, ses manières, et sa cuisine. L'alimentation comme support de l'identité a été abordée en anthropologie par Philippe Descola, Françoise Héritier et Marc Augé.

* 34 Anne Muxel, Individu et mémoire familiale, Nathan, Paris, 1996.

* 35 François Dubet, Sociologie de l'expérience, op.cit., pp. 113-114.

* 36 Claude Lévi-Strauss, Les Origines des manières de table, Plon, 1968.

* 37 Erving Goffman, Stigmate, Editions de Minuit, 2003 (1963).

* 38 Erving Goffman, op.cit., p.12.

* 39 « C'était vraiment un jeu assez morbide avec moi-même. Je me disais bon ben aujourd'hui tu fais 50, ben je te parie que dans deux semaines tu feras 48 et tu vas te débrouiller pour ça. Et ouais je me suis vraiment prise au jeu parce que c'était plus du tout un jeu, et voilà, j'étais de bonne humeur quand la balance avait annoncé un bon chiffre, et encore parce que j'avais tout le temps faim donc j'étais pas de si bonne humeur que ça mais... Donc ça a commencé, moi je peux vraiment, enfin je me souviens très bien de comment j'étais habillée, etc. Voilà je suis montée sur la balance et j'ai fait ah ben d'accord, 53, ben ce sera plus 53 la prochaine fois. Voilà. » Pour ne pas surcharger, nous ne prenons que cet extrait d'entretien qui montre que les objectifs de perte de poids sont sans cesse revus à la baisse, comme la voix de Melle MH.RI qui lui dit qu'elle a atteint le seuil fixé mais que ce n'est jamais assez.

* 40 Michaël Pollak, L'expérience concentrationnaire, op.cit. .

* 41 Dans l'ouvrage Les comportements alimentaires, étude collective dirigée par Didier Chapelot et Jeanine Louis-Sylvestre (Lavoisier, Sciences et techniques agro-alimentaires, 2004), Claude et Charles Grignon montrent, dans un chapitre sur la « Sociologie des rythmes alimentaires », les processus historiques qui ont conduit au modèle alimentaire français d'aujourd'hui structuré en trois repas. L'institution du réfectoire et des repas à heure fixe est une pratique née dans les monastères au Moyen-Âge qui s'est progressivement étendue aux classes dominantes ; il y avait alors quatre repas : un déjeuner, un dîner, un goûter et un souper qui s'étalaient sur la journée jusqu'en fin d'après-midi. La bourgeoisie s'emparant de ces usages sociaux décala l'heure du dîner à la fin de l'après-midi, heure plus prestigieuse pour ceux qui ne travaillent pas, et l'ancien souper qui disparaît, et l'heure du déjeuner devient plus ou moins flottante jusqu'à ce qu'il soit scindé en petit déjeuner et second déjeuner. La diffusion du modèle dominant aux classes laborieuses aboutit à la répartition actuelle des repas : petit déjeuner au lever, déjeuner à midi, en milieu de journée, et dîner le soir après le travail, avec vers quatre heures un goûter, pratique généralisée au stade de l'enfance mais peu répandue et irrégulière chez les adultes.

* 42 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit.

* 43 S. Jacqueline « Les politiques du patient en pratique.Psychanalyse et psychopharmacologie à l'hôpital. » in N. Dodier, V. Ribeharisoa (dir.) Expérience et critique du monde psy, Politix, vol. 19, 2006. (p.96)

* 44 P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, Seuil, Paris, 1990.

* 45 Mary Douglas, De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, La Découverte, Poche, 2001 (1967).

* 46 Michèle Fellous, A la recherche de nouveaux rites. Rites de passage et modernité avancée, L'Harmattan, 2001.

* 47 On pense ici aux travaux de David Le Breton sur les comportements extrêmes abordés sous l'angle de la mise à l'épreuve de soi dans un univers social dominé par l'individualisme

* 48 Mary Douglas, Food in the Social Order. Studies of Food and Festivities in Three American Community, Russell Sage Foundation, 1984. C'est une traduction qu'on propose ici.

* 49 Mais comme nous le disions en introduction en citant Michel Foucault, le terme de « maladie » nous paraît discutable. Il est un moyen évident, et devient une réalité que dans le discours et les actes qui suivent l'adhésion à cette catégorie de jugement.






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