Le détroit de Malacca, enjeu asiatique et mondial majeur( Télécharger le fichier original )par Arnaud Menindes Ecole des Hautes Etudes Internationales (EHEI) - Licence de Relations Internationales 2010 |
Deuxième partie : Une insuffisante coopération induisant l'implication subtile d'acteurs extérieursI) Une intervention extérieure difficileLe déficit de coopération entre l'Indonésie, la Malaisie et Singapour oblige à une prise en charge des risques par les utilisateurs du détroit. Cependant celle-ci se heurte aux impératifs de souveraineté des Etats riverains ainsi qu'à une intégration régionale trop faible. A) Une intervention vécue comme une offense à la souveraineté nationaleLe manque de réponse des Etats du sud est asiatiques face aux risques présents dans le détroit de Malacca est une source d'inquiétudes pour tous les acteurs, étatiques ou non, qui tirent de celui-ci des avantages. Soucieux de sécuriser leurs intérêts, ils ont été tentés d'intervenir directement dans la zone. Parmi eux, les acteurs économiques privés et les Etats Unis ont tenté d'apporter leur contribution à l'édification d'une stratégie de réponse aux risques. Tous deux cependant, pour des raisons différentes, se sont vus opposer la désapprobation des Etats riverains. 1) L'opposition à une intervention privée L'émergence d'une offre de sécurité privée dans le détroit de Malacca est la preuve manifeste que la sécurité n'y est pas pleinement assurée et que les efforts conjoints des trois Etats ne sont pas suffisants. Dans un calcul « coûts/avantages » propre aux entreprises, les compagnies utilisatrices du détroit préfèrent faire appel à des sociétés de sécurité. Celles-ci ont profité de la niche crée par l'inaction des Etats pour développer une activité qui s'avère lucrative. Les résultats ne sont cependant pas forcément au rendez vous et cette offre rencontre l'opposition des Etats riverains du détroit, Indonésie et Malaisie en tête. a) L'offre de sécurité privée dans le détroit de Malacca. La privatisation de la sécurité est un phénomène qui touche l'ensemble du monde et notamment les zones particulièrement soumises aux risques telles l'Irak ou l'Afghanistan où l'action des sociétés de sécurité privée a attiré l'attention internationale. L'Asie du Sud Est n'est pas en reste dans ce phénomène. Il s'agit d'abord de définir ce que l'on entend par sociétés de sécurité privée car le terme recouvre un nombre d'entreprises assez grand et aux services souvent fort différents. On se réfère souvent au terme de mercenaires lorsque l'on évoque ces sociétés. Celui-ci désigne « un soldat qui sert à prix d'argent, et pour un conflit ponctuel d'un gouvernement dont il n'est pas ressortissant », et il porte en lui une connotation péjorative. Il ne convient que très partiellement aux sociétés employées par les compagnies de navigation lors de leur passage dans le détroit de Malacca. Grossièrement, on peut différencier trois types de services offerts par ces sociétés de sécurité oeuvrant dans le détroit. Tout d'abord on peut citer, celles qui ne sont pas armées et qui ont un rôle de communication et de préparation aux risques de sécurité. Elles emploient principalement des consultants qui vont indiquer les routes les moins risquées, les natures des risques, la façon d'y répondre en cas d'attaque,... Ensuite on peut compter les sociétés proposant des services de sécurité embarquées non armés. Ceux-ci consistent en un suivi satellite des navires ou en une offre de repérage de la cargaison ou du navire éventuellement dérobés. Ces compagnies proposent aussi des systèmes d'alerte des autorités plus performants et rapides. Enfin, la dernière catégorie est celle posant le plus de problèmes, celle des sociétés de sécurité armées. Ces services sont le plus souvent employés par les compagnies dont les navires transportent des cargaisons dangereuses ou précieuses, tels les produits pétroliers. Leurs prestations sont diverses. Elles incluent une surveillance du navire par des escortes de vedettes sur les points les plus dangereux du détroit. Elles peuvent aussi consister n une surveillance aérienne du navire par des hélicoptères. Le coût de ces services est très varié et peut aller de 10,000 à 100,000 dollars60(*) . Leur coût financier doit donc être motivé par de grands intérêts pécuniaires concernant la cargaison à bord. Les hommes de ces compagnies sont bien souvent d'anciens membres des forces anti terroristes ou des forces spéciales des armées locales ou étrangères ayant donc une grande connaissance soit du terrain soit des méthodes à employer en cas d'attaque. Armés de fusils M-16 ou d'autres armes, ces sociétés sont souvent bien mieux équipées que les gardes côtes locaux. Elles sont aussi la plupart du temps détenues par des capitaux étrangers, principalement britanniques (comme l'Anglo-Maritime Service Ltd ou Sandline International), hollandais (Satellite Protection Service) américaines ou suisses. Leur rôle est avant tout dissuasif. Les sociétés hissent ainsi sur les navires qu'ils protègent un pavillon indiquant leur présence et leurs patrouilles régulières. En cas d'approche d'un navire suspect, elles vont les sommer d'arrêter leur progression. Si finalement, ces navires n'obtempèrent pas, les agents de sécurité vont sécuriser l'équipage en le regroupant dans un lieu sûr du navire. En cas d'échec de toutes ces mesures dissuasives et donc d'abordage du navire par des criminels, les agents doivent d'abord et dans la mesure du possible utiliser des techniques de neutralisation des attaquants basées sur les arts martiaux et le combat au corps à corps, d'autant plus si les pirates ne sont armés, comme cela est bien souvent le cas, que de machettes et d'armes blanches. L'utilisation des armes à feu ne doit intervenir qu'en dernier recours et dans un contexte de légitime défense face aux attaques. Tel est du moins le discours officiel de ces sociétés afin de s'assurer une bonne image publique. Les exigences et les contreparties financières offertes par certaines entreprises ainsi que certaines circonstances, exceptionnelles ou non, peuvent faire basculer l'action de ces sociétés vers une sécurité plus « musclée ». Ce risque de dérive a été un des éléments à l'origine de la désapprobation des Etats riverains du détroit de Malacca. b) Une action soumise aux critiques La piraterie, tout comme le terrorisme, sont des risques non conventionnels pour les Etats. Ces risques particuliers ont la spécificité, au contraire de ceux émanant d'autres Etats ennemis, de remettre en cause la forme étatique même. Déjà pour Cicéron, le pirate est « l'ennemi commun à tous » animé par des pulsions anarchiques et ne désirant donc pas établir son autorité sur le territoire de l'Etat mais le détruire et revenir à une loi du plus fort61(*). Le terroriste, malgré ses motivations politiques, a, à court terme, l'objectif de créer un sentiment d'insécurité généralisé, propre à la désorganisation. Ces deux phénomènes sont donc des défis pour l'entité étatique qui se trouve menacée. Dans ce cadre, l'apparition d'acteurs privés luttant contre ces menaces, bien loin de constituer une solution, est bien plus un signe du succès de l'entreprise des pirates. En effet par l'emploi de société de sécurité, le monde économique conteste la propension de l'Etat à assurer la sécurité, ce qui est pourtant une fonction régalienne primaire. Pour reprendre la formule consacrée de Max Weber, l'Etat détient en effet « le monopole de la violence légitime ». L'éventualité d'une intensification de la sécurité privée est donc une menace directe à la souveraineté de l'Etat. Cette problématique de la souveraineté nationale et de sa remise en cause n'est certes pas propre aux Etats riverains du détroit de Malacca. Dans un monde où écoles, transports, services de poste ou de distribution d'électricité sont de plus en plus détenus par le secteur privé, c'est un défi lancé à l'ensemble des Etats du monde. Il acquiert cependant dans le détroit une portée accrue du fait que le domaine de la sécurité est une chaise gardée traditionnelle de l'Etat et du fait que ces Etats longtemps soumis au joug de la colonisation accordent une importance particulière au respect de leur souveraineté. La multiplication récente des activités de sécurité privée dans le détroit a donc reçu un accueil très froid de la part des Etats riverains du détroit. La désapprobation vise en particulier et à vrai dire quasi exclusivement les sociétés dont les agents de sécurité sont armés. Comme il a déjà été dit, ils le sont bien souvent mieux que les gardes côtes locaux. En outre la Malaisie et l'Indonésie appliquent une législation très stricte concernant le port d'armes à feu illégal qui est considéré comme une grave offense à l'Etat et peut être puni de lourdes peines de prisons. Rappelant cette réalité, le ministre malaisien des affaires étrangères a publiquement exprimé son inquiétude vis à vis de cette tendance et des risques qu'elle comporte. S'il est vrai que les agents de sécurité privée ne représentent pas la majorité des sociétés ayant des activités dans le détroit, ce sont bien eux qui ont attiré l'attention des gouvernements et opinions publiques locales. De nombreux risques ont pu être évoqués afin de justifier l'interdiction de ses sociétés. Le premier est celui de l'inéluctable escalade de violence qu'induirait le recours à des sociétés privées de sécurité utilisant des armes à feu. Sachant que les navires sont de mieux en mieux protégés, les pirates pourraient à leur tour s'armer plus lourdement afin de déjouer ce rempart de M-16. Les conséquences d'un armement des acteurs légaux ou illégaux du détroit bien loin de diminuer les risques les augmenterait, en limitant peut être le nombre d'attaques mais en augmentant les victimes de celles-ci. Le risque d'erreur est aussi assez élevé. Les pirates du détroit ne sont pas aisément repérables, se faisant souvent passer pour d'innocents pêcheurs jusqu'à l'imminence de l'attaque. Dérivant vers la paranoïa, ces sociétés, obsédées par le risque, pourraient menacer l'activité du secteur halieutique traditionnel et surtout la vie des hommes y travaillant. En outre le fait que des pirates soient en réalité des membres des gardes côtes des Etats riverains (Indonésie surtout) pourrait amener à des accidents diplomatiques en cas de neutralisation de ces hommes certes corrompus mais appartenant aux forces de l'ordre. Accepter le recours à la sécurité privée serait ensuite un terrible désaveu vis-à-vis des forces de l'ordre locales que les gouvernements ne peuvent se permettre. Ils ont besoin d'elles pour améliorer la sécurité dans le détroit et, plus généralement, aucun pouvoir politique ne peu survivre en se mettant à dos sa police ou son armée. En Indonésie plus particulièrement, cette dernière est depuis l'accession à l'indépendance un fort contre-pouvoir. Pour toutes ces raisons, la Malaisie et l'Indonésie ont remis à l'ordre du jour des législations nationales et des normes de la convention de Montego Bay préexistantes. Cette dernière, comme il a été vu, n'autorise que le passage inoffensif dans les eaux territoriales d'un Etat et la Malaisie et l'Indonésie sont donc internationalement fondées à empêcher le passage par leurs eaux de navires n'étant pas pacifiques. En Malaisie, le Private Agencies Act de 1971 a mis en place toute une série de dispositions limitant le passage des navires de sécurité privée dont Kuala Lumpur peut user aujourd'hui pour limiter l'activité des « mercenaires ». La position de Singapour sur la question est comme bien souvent différente de celle de ses voisins. Elle est marquée par une profonde ambigüité : les activités de sécurité privée armées sont interdites à l'intérieur de sa juridiction mais la cité-Etat abrite les sièges d'au moins cinq de ces sociétés qui ont été identifiées comme armant leurs agents. Et le gouvernement se garde bien de retirer leurs agréments à ces sociétés, pourtant demandé par Jakarta et Kuala Lumpur. Dans les faits, Singapour interdit donc ses activités sur son territoire mais a plutôt tendance à les encourager implicitement dans les eaux de ses voisins qu'elle suspecte souvent d'inefficacité dans la lutte anti terroriste et anti piraterie. Elle ne peut en effet que soutenir à mots couverts une activité qui sécurise le passage par le détroit et dynamise son secteur portuaire. L'efficacité de ces services est pourtant à remettre en question. Si les positions indonésiennes et malaisiennes peuvent être catastrophistes, et surtout avoir la néfaste conséquence d'amalgamer sécurité armée et non armée, jetant l'anathème sur la sécurité privée dans son ensemble ; l'efficience des ses sociétés est de l'aveu même des professionnels du monde maritime, plutôt mitigée. Cité par Eric Frécon62(*), un responsable français d'une société de transports maritimes basée en Insulinde, le recours aux sociétés de sécurité privée peut être à l'origine de complication juridiques et administratives car étant souvent non officielles, ces missions de protection peuvent dégénérer et entrainer des poursuites émises par les autorités locales ou par d'autres entreprises au cas où leurs intérêts seraient touchés au cours d'éventuels échanges de tirs. Malgré cela, l'activité de sécurité privée est en plein essor dans le détroit. Les Etats riverains, déjà incapables de lutter contre la piraterie n'ont souvent aucun moyen pour vérifier si les agents à bord des navires sont armés ou non. Si les sociétés évaluant les risques ou augmentant la sécurité à bord des navires sont une part normale du « risk management », l'action, surmédiatisée, de celles employant des armes à feu pourrait détruire l'image du secteur tout entier. Le para militaire ne peut constituer une réponse au risque. Il est à l'heure actuelle plutôt à l'origine de nouveaux risques. Il est surtout trop contingent et n'assure qu'une sécurité très partielle dans le détroit. La sécurité pour être viable se doit d'être assurée par des acteurs étatiques. 2) Une présence américaine incontournable mais limitée par des facteurs nationaux Superpuissance mondiale, les Etats Unis sont un acteur qui ne peut être écarté dans aucune zone géographique. L'Asie du sud est ne fait pas exception. Comme il a déjà été dit, après plus d'une décennie de retrait de la sous région, les Etats Unis sont revenus sur le devant de la scène. Et Washington s'est dit particulièrement inquiet des risques sécuritaires planant sur le détroit de Malacca. Pour le gouvernement fédéral, la priorité est donnée depuis la présidence G.W Bush sur le terrorisme, mais la piraterie est aussi considérée car elle est potentiellement un facteur aggravant et une menace pour les intérêts économiques américains. Dans ce contexte, pourquoi les Etats Unis ne pourraient ils prendre la tête de la gestion des risques sécuritaires ? Si leur présence est incontournable, elle est cependant limitée par des divergences tactiques et idéologico-religieuses. a) Un partenariat prudent dans la lutte anti-terroriste Au lendemain du 11 septembre 2001, l'Asie du Sud Est renait comme priorité pour le gouvernement américain. Le retour des Etats Unis est officialisé par une conférence entre des officiels américains et les dix pays membres de l'ASEAN en novembre 2001. La réaction des Etats riverains du détroit sont différentes. Singapour, fidèle allié, assure son profond soutien à l'Amérique dans sa lutte contre le terrorisme. L'Indonésie et la Malaisie ont des réactions plus mitigées mais pour des raisons différentes. La Malaisie prend une part active dans la lutte contre le terrorisme tout en évitant d'être trop associé à Washington qu'elle critique alors pour son intervention en Afghanistan. Elle s'emploie donc à prouver qu'elle peut mener la lutte anti terroriste sans une intervention directe de troupes américaines sur son sol. La position indonésienne, si elle s'adosse en partie sur les mêmes bases, est spécifique. Depuis les incidents violents qui avaient éclaté au Timor Oriental et dans l'archipel des Moluques, les Etats Unis suspectent l'armée indonésienne de s'être livrée à des crimes de guerre. Le Congrès a donc fait voté en 1999 une loi interdisant la coopération entre l'armée américaine et indonésienne. Depuis lors les relations entre les deux pays ne se sont pas régularisées sur le plan militaire. La première étape de l'administration Bush sera donc de prouver que, sans aide américaine, l'armée indonésienne ne peut évoluer et répondre efficacement au risque terroriste. En attendant Washington coopère largement avec la police. Les premiers temps de cette coopération anti terroriste sont couronnés de succès. Les Etats Unis ont annoncé leur intention de se limiter à des échanges d'informations, à un financement des forces militaires, à des entrainements conjoints destinés à former les troupes locales à la lutte anti terroriste. L'approche est donc avant tout coopérative. La stratégie de sécurité nationale de 2002 vient cependant remettre en cause ce bilan provisoire. Les Etats Unis s'y expriment en faveur d'action préemptives contre des Etats « voyous » afin de préserver au maximum les intérêts américains. La déclaration de guerre contre l'Irak en 2003 viendra confirmer la crainte des Etats d'Asie du Sud Est. Ceux-ci se sentent directement visés, en particulier l'Indonésie qui sait que Washington s'intéresse de prés au réseau de la Jemaah Islamiyah qu'elle considère être le noyau coordinateur du terrorisme en Asie du Sud Est. Elle sait aussi que la Maison Blanche lui reproche son manque de réponse à ce risque. Ce faisant les Etats Unis apportent une réponse basée sur la manière forte alors que l'Asie du Sud Est s'était prononcée en faveur d'une réponse à base de coopération, d'éradication de la pauvreté, d'amélioration de l'information et d'éducation. Si la coopération dans la lutte anti terroriste continue, elle se fait de plus en plus discrète et les Etats d'Asie du Sud Est, à l'exception notable de Singapour, refusent désormais d'être associés aux Etats Unis lors d'opérations trop médiatisées. La nouvelle ligne de conduite américaine constitue en effet une menace directe à leur souveraineté et une remise en question de leur habilité à gérer leurs problèmes internes. Lorsque le problème de la piraterie se fit plus important, les Etats Unis n'étaient donc pas dans une position leur permettant d'apporter leur aide et leur support logistique. En 2004, face à la multiplication des risques, le commandement de la septième flotte américaine pour l'Asie et le Pacifique ainsi que le secrétaire à la défense, Donald Rumsfled, fit ainsi la proposition d'effectuer des patrouilles le long des côtes du détroit avec des Marines à leur bord. Celles-ci devaient s'effectuer dans le double cadre de la lutte contre le terrorisme et de l'initiative régionale pour la sécurité maritime. Singapour, toujours à la recherche d'un moyen de sécuriser sa source principale d'activité se déclara en faveur du projet de son grand allié. Au contraire, les deux autres Etats riverains y opposèrent un refus catégorique. Kuala Lumpur et Jakarta le voyaient comme une atteinte manifeste à leur souveraineté et peut être une première étape à une intervention massive et directe dans leurs enjeux de sécurité intérieure. Les Etats Unis, à l'issue de cet épisode, sont donc apparus comme décrédibilisés comme régulateur de la zone et ébranlé dans leur perspective de répondre aux défis du deuxième détroit le plus fréquenté au monde. Il peut être opposé aux années de présidence Bush, le renouveau apporté par Barack Obama. Le nouveau président américain est résolument tourné vers l'Asie et a refermé la page des réponses armées aux défis sécuritaires. Cependant, les cicatrices de l'interventionnisme américain sont loin d'être encore refermées et il faudra surement plus de deux années de présidence plus progressive pour faire oublier l'épisode irakien. En outre, les menaces d'affrontement, direct ou indirect, avec la Chine sont devenues plus présentes. Il s'agit donc maintenant de s'assurer de ménager les deux superpuissances entre lesquels ils se retrouvent coincés. Si le soutien des Etats Unis dans certains dossiers (contentieux des Spratleys et Paracels) est indispensable, la Malaisie, l'Indonésie et Singapour ne peuvent s'offrir le luxe de froisser Pékin dont ils dépendent économiquement. Confier la sécurité du détroit à Washington serait un mouvement bien trop fort, susceptible de déclencher une crise d'ampleur internationale, allant à l'encontre des trois Etats riverains du détroit. b) Une opinion publique musulmane opposée à des liens trop forts avec Washington La participation à la lutte contre le terrorisme acquiert dans les pays musulmans d'Asie du Sud Est une dimension supplémentaire qui vient entraver son bon déroulement. Les gouvernements se trouvent en effet confrontés à une part de l'opinion publique, animée par des groupes de pressions résolument opposés à un alignement sur la politique de Washington. Cependant, ce discours anti américain n'est pas seulement à imputer à la confession religieuse de l'Indonésie et de la Malaisie A l'exception de Singapour, les Etats riverains du détroit sont à forte dominante musulmane. Plus de 50 % de la population malaisienne et 88% de la population indonésienne sont de cette confession. Si l'opposition entre pays musulmans et alliance politique avec les Etats Unis ne peut s'appliquer dans tous les cas (l'Arabie Saoudite est un précieux allié avec les Etat Unis), elle convient partiellement à la situation en Asie du Sud Est. L'image des Etats Unis, au cours de la guerre contre le terrorisme, s'est considérablement détériorée. Cela tient à divers facteurs qui ne peuvent être analysés en profondeur dans la cadre de cette étude, mais au nombre desquels on peut citer l'alliance inconditionnelle avec Israël et les guerres préemptives contre des Etats suspectés de déstabilisation de l'ordre international. Surtout, la communication de l'administration Bush à propos du phénomène terroriste a pu souvent être perçu comme hasardeuse et a crée un amalgame entre terrorisme et islam. Dans ce contexte, l'alliance avec les Etats Unis a été vécue négativement par une population qui, confrontée à l'accusation de l'Occident s'est replié sur des positions plus conservatrices. De ce fait, les partis politiques musulmans ou islamistes ont accentué leur discours anti-américain et ont simultanément gagné en audience. Comme le note Romain Bertrand, on a assisté à une progressive « islamisation du débat public » qui a cristallisé l'anti américanisme. L'islam est devenu un thème de campagne majeur dans ces pays et a désormais bien plus à voir avec le politique qu'avec le religieux. En Malaisie, l'islam est depuis les années 1980 un argument que se renvoient les différentes factions politiques. Elles s'adonnent souvent à une compétition équivalente à mesurer laquelle respecte au mieux les principes de la charia. Le premier ministre Mahatir Mohamad, responsable de la modernisation économique et sociale de son pays, a ainsi, tout au long de sa carrière essuyé des critiques vis-à-vis de son trop grand progressisme. Le thème « d'Etat islamiste » est ainsi devenu un thème de campagne de prédilection et l'une des attaques favorites à son encontre, la seule réellement porteuse face à un bilan très positif économiquement. Sentant que ce domaine était son point faible l'Umno (le parti de Mahatir Mohamad) s'est emparé de ce thème et a déclaré que la Malaisie était d'ores et déjà un Etat islamiste. Le flou de la définition a permis une surenchère sur le sujet et a confronté l'Unmo au Parti Islamique de Malaisie (PAS). Ce dernier s'avère être de plus en plus apte à confisquer le pouvoir à un Unmo comme le démontre les élections législatives de 2008 où le parti au pouvoir depuis l'indépendance a enregistré la plus sévère défaite de son histoire. Le PAS reproche très fréquemment à l'Umno ses accointances avec les Etats Unis dans la lutte contre le terrorisme et la perte de souveraineté que cela engendre. Afin de conserver le pouvoir, le gouvernement malaisien actuel se doit don d'adopter une position médiane vis-à-vis de Washington, et pour contrecarrer l'islamisation rampante du débat publique, le Premier ministre actuel, Najib Tun Razak, se doit parfois de donner le change en critiquant les Etats Unis. Il répond ainsi à une rhétorique de refus de l'impérialisme populaire depuis la guerre froide et l'entrée de Kuala Lumpur dans les camps des non-alignés. Pour ces raisons, la Malaisie ne peut confier aux Etats Unis un rôle trop important dans la sécurité du détroit de Malacca. En Indonésie, le discours anti américain répond lui aussi au statut de bouc émissaire qui a échoué à l'Islam sous l'ère Bush. Mais elle est aussi liée à la condamnation politique de Washington des agissements de l'armée lors des événements des Moluques ou de l'accession à l'indépendance du Timor Oriental. Comme en Malaisie, le parti au pouvoir se trouve de plus en plus menacé par des partis aux convictions musulmanes assez extrémistes qui peuvent d'autant plus s'adonner à la surenchère qu'ils ne participent bien souvent pas aux coalitions gouvernementales au niveau national ou même local. La simple évocation d'une coopération accrue avec Washington dans la lutte contre le terrorisme déclenche une levée de boucliers qui empêche Jakarta de s'impliquer en profondeur. A l'arrivée, les Etats Unis, bien qu'impliqués sur le terrain sud est asiatique, peuvent difficilement augmenter leur poids dans la sécurisation du détroit de Malacca car ils obligent les gouvernements à s'adonner à un jeu d'équilibrisme qui peut politiquement être fatal. * 60 The Indonesian Quarterly, vol 35 n°3, third quarter 2007, p250 * 61 Heller-Roazen,Daniel, L'Ennemi de tous; le pirate contre les nations, 2009, Seuil * 62 Thése La Réaction des Etats est-asiatiques face au défi de la piraterie sur les mers de l'après guerre froide, IEP Paris, p285 |
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