« Pourquoi un homme commence-t-il à
désobéir ? »
C'est la question posée par José-Alain Fralon,
journaliste au Monde, lorsqu'il relate la vie d'Aristides De Sousa
Mendes, le Juste de Bordeaux1(*). Pourquoi un homme d'une cinquantaine
d'années, issu de l'aristocratie portugaise, catholique pratiquant,
marié et père de quatorze enfants, au sommet de sa
carrière de consul après de brillantes études de Droit,
n'ayant jamais manifesté d'opposition à son gouvernement,
décide-t-il de violer une circulaire alors même que ses pairs
l'appliquent scrupuleusement ? « Que s'est - il passé
pour que cet homme qui a d'abord appris à obéir, commence
à désobéir ? »
Nous sommes aux prémisses de la Seconde Guerre
Mondiale. Aristides De Sousa Mendes exerce ses fonctions à l'Ambassade
du Portugal à Bordeaux. L'Europe est en guerre. La France est encore
sous le régime démocratique de la Troisième
République ; le Régime de Vichy ne sera instauré
qu'au matin du 14 juin 1940, après l'entrée des Allemands
à Paris, peu après que De Sousa Mendes n'ait entamé son
action2(*). La dictature de
Salazar, en progression constante, sévit au Portugal, mais celui-ci
choisit au nom de son pays de rester neutre dans le conflit.
Aristides De Sousa Mendes reçoit, le 13 novembre 1939,
une circulaire de son ministère « qui remet en cause des
siècles de tradition d'hospitalité du Portugal et qui introduit
une notion, inconnue jusque là, de ségrégation raciale ou
religieuse »3(*).
Elle édicte qu'eu égard aux « circonstances anormales
actuelles », il faut « adopter des mesures, même
à titre provisoire » pour « prévenir les
abus » « sans vouloir pour autant rendre trop
difficile » l'entrée au Portugal « des
étrangers en transit qui viennent de Lisbonne pour partir à
destination de l'Amérique et que nous n'avons pas envie de
gêner ». Vient ensuite l'interdiction faite aux consuls des
concéder des passeports et des visas sans en référer aux
Ministère des Affaires Etrangères aux apatrides,
réfugiés et « Juifs expulsés de leur pays,
déchus de leur nationalité ». Face à ses
dispositions, notre consul adoptera tout d'abord une attitude loyale, se
gardant de toute initiative en matière de délivrance de visas.
Mais face aux refus du Ministère concernant certaines demandes, et
après avoir reçu personnellement les requérants lui ayant
fait part de leur détresse, celui qui est volontiers
présenté comme « un homme d'une immense
générosité » par ses proches ne peut se
résoudre à les laisser dans une telle situation ; et c'est
au compte-gouttes que, dans un premier temps, Aristides De Sousa Mendes
octroie, aux risques et périls de sa fonction, leur passeport pour un
nouveau départ aux citoyens en danger. Il ignore encore quel funeste
sort les aurait attendu s'ils n'avaient alors pu quitter le territoire...
Néanmoins, il semble qu'il lui soit difficilement
supportable de voir d'honnêtes gens privés d'un droit
-liberté, celui d'aller et venir, sur des considérations
douteuses, voire arbitraires, et apparues brusquement après des
décennies plutôt libertaires en la matière. Et
l'information concernant sa réceptivité et sa sensibilité
au problème est bien vite diffusée, de sorte qu'il doit
bientôt faire face à un important afflux de
réfugiés. Il en alerte son ministère, qui persiste
à lui refuser les visas demandés. C'est dans l'embarras qu'il
doit prendre une décision. Sa réaction sera catalysée par
l'amitié qu'il noue avec le rabbin Jacob Kruger.
De Sousa Mendes offre l'hospitalité à l'homme
ainsi qu'à sa famille, et s'engage à les aider à quitter
le pays. Mais Kruger pousse sa requête plus loin : « Ce
n'est pas seulement moi qu'il faut aider, mais tous mes frères qui
risquent la mort. » Sa cause sera entendue.
Alors que des milliers de réfugiés se pressent
à la porte de l'ambassade, domicile des De Sousa Mendes, le consul entre
dans une crise jugée inexplicable par son entourage : durant trois
jours et trois nuits, il reste enfermé dans sa chambre, ne souhaite
aucun contact avec l'extérieur, plongé dans un état
maladif qui inquiète ses proches. Au matin du quatrième jour, sa
détermination est inébranlable :
« désormais, je donnerai des visas à tout le monde, il
n'y a plus de nationalités, de races, de religions. » Il cite
à l'appui sa Constitution, et dit lui rester fidèle. Il dit avoir
entendu une voix, celle de Dieu ou de sa conscience, qui lui indiquait la
conduite à tenir. Il se met alors à délivrer visa sur
visa, malgré les remontrances de son ministère qui se font de
plus en plus vives. Au bout d'un mois, il est sommé de rentrer au
Portugal, ce à quoi il s'exécute. Un procès disciplinaire
a été ouvert contre lui par Salazar ; son aboutissement
verra le consul et les siens plonger dans la misère : la
désobéissance se punit.
Comment ne pas être intuitivement outré par le
sort qui a été réservé à ce consul, dont
l'action nous semble à la fois courageuse et empreinte de bonnes
intentions ? Ne nous demandons-nous pas comment il a été
possible qu'à un moment donné, on soit capable de punir en toute
légalité un homme qui a, certes méconnu une disposition
légale, mais dans le but de maintenir certains droits et
-rétrospectivement, on le sait- la vie de milliers de personnes ?
Ne sommes-nous pas plus choqués par le fait que certains hommes aient
obéi aux institutions nazies que par le fait que d'autres y aient
résisté ? Cet état de fait est provoqué par
l'émergence spontanée en nous de certaines valeurs, d'ordre
moral, éthique, qui sont largement considérées comme
relevant de la justice, de l'équité ; nous savons qu'elles
sont contingentes, néanmoins elles nous paraissent indispensables
à la conduite des affaires politiques. Par une sorte de compassion
envers les victimes, les résistants qui ont pour beaucoup payé de
leur vie leur action, la façon dont les droits de l'Homme ont
été bafoués nous est intolérable ; car il
s'agit de droits garantissant l'égalité entre les hommes,
l'assurance que tous puissent vivre librement et en paix. Et pourtant, en 1940,
les lois nazies étaient de fait tout ce qu'il y a de plus valide, et
ceux qui les critiquaient étaient hors système, pénalement
condamnables. Entérinant ces mesures, le gouvernement portugais institua
pour son pays la discrimination des Juifs, entre autres, et Aristides De Sousa
Mendes se retrouva coupable, aux yeux de la loi, d'avoir permis la fuite de
personnes qui n'auraient pas dû être autorisées à
quitter l'Europe. Mais pour lui, il était de son devoir de le
faire : en désobéissant à la loi, il avait
obéi à sa conscience.
Comment qualifier l'action de ce consul ? Il a
utilisé sa fonction à des fins de justice, humanitaires, à
l'image de la générosité chrétienne dont le
Portugal s'était jusque là toujours porté garant, selon
les dires de notre homme ; il a outrepassé les pouvoirs qui lui
étaient conférés en se passant de l'autorisation de ses
supérieurs hiérarchiques pour agir et en invitant certains
vice-consuls à faire comme lui alors que ce n'était pas dans ses
attributions. A découvert, puisqu' il signait les visas de sa main et de
son nom, il s'est livré à un acte de protestation,
réfléchi -on se souvient des trois jours où il s'est
enfermé seul, et de sa détermination à la sortie- et
argumenté : les droits de l'homme n'étaient tout simplement
pas respectés, la directive reçue en 1939 lui semblait contraire
à la Constitution qui garantit la liberté et
l'inviolabilité des croyances, en interdisant que toute personne soit
persécutée à cause de celles-ci. Son argumentation n'est
pas seulement d'ordre moral ou religieux, mais d'ordre politique, et il
ajoutera même qu'il n'a que contribué à prolonger la
position de neutralité adoptée par le Portugal en ne se
soumettant pas à une disposition « pouvant être
interprétée comme de la collaboration avec l'oeuvre de
persécution des Juifs menée par Hitler ».
Si l'on reprend la définition de John Rawls selon
laquelle la désobéissance civile est « un acte
publique, non violent, décidé en conscience, mais politique,
contraire à la loi et accompli le plus souvent pour amener à un
changement dans la loi ou dans la politique du gouvernement »4(*), alors force est de constater
que c'est à un acte de désobéissance civile que s'est
livré De Sousa Mendes. Chez Hannah Arendt, le désobéissant
est mû par certaines convictions morales ; c'est aussi le cas de De
Sousa Mendes comme on l'a vu ; mais pour elle, ce type d'action ne peut
entrer dans le champ politique qu'après concertation entre
différents acteurs, la décision individuelle, prise in foro
conscientiae, ne pouvant relever que de la morale, qui est
nécessairement apolitique puisque extrêmement subjective. Est-ce
conciliable avec notre cas ? Dans la mesure où c'est en
revendiquant a posteriori des droits institués, reconnus, des droits de
nature politique qui furent si chèrement acquis dont on ne pourrait
à l'évidence nier le fait qu'ils étaient gravement
transgressés par l'ordre nazi, que De Sousa Mendes justifie son action,
l'on peut dire que celle-ci était directement politique, la concertation
s'étant faite préalablement, au moment de l'institutionnalisation
des droits (on pourrait dire qu'elle était virtuelle, de Sousa Mendes
témoignant ainsi de son adhésion aux droits de l'homme que
d'autres ont pensés et appliqués avant lui). Même sa
réhabilitation post mortem par le Parlement portugais en 1988,
qui témoigne de la reconnaissance de son action par les
générations suivantes de son peuple, peut être
considérée comme une reconnaissance de sa conscience citoyenne.
Du reste, si Arendt souhaite ériger en principe le caractère
collectif de la désobéissance civile, c'est en raison de sa
portée pratique : elle nous dit que le plus souvent, un tel acte
est indirect. La loi contestée n'est pas directement violée,
peut-être parce qu'il est juridiquement trop coûteux de le faire.
Par exemple, on peut ne pas respecter les règles relatives à la
circulation, comme dans le cas des Freedom Riders qu'elle nous expose ;
pour contester la politique gouvernementale. Si cela n'avait été
que le fait d'une seule personne, cela n'aurait eu aucune portée et
aucun intérêt, d'autant que c'était quelque chose de
finalement dangereux. Cela ne peut être que le fruit d'une action de
groupe. Mais dans le cas du consul portugais, rien n'impliquait une telle
nécessité d'ordre pratique.
C'est en 1971 que John Rawls nous livre sa fameuse
Théorie de la justice, où figure la définition de
référence en matière de désobéissance
civile. Il s'agit d'une tentative de repenser la légitimité du
droit, sur une conception neutre de la justice à laquelle chacun doit
pouvoir adhérer. On remarquera l'ambition fascinante de cette
théorie, dont l'idée est de dépasser les principes de
l'utilitarisme qui n'hésitent pas à sacrifier une minorité
d'individus pour le bien-être de la majorité, selon un calcul
téléologique de maximisation des avantages d'une règle et
de minimisation de ses inconvénients. La volonté est bien de
satisfaire chaque membre de la société de manière
égale.
Rawls s'emploie ainsi à dégager des principes de
justice sur la base desquels la société peut s'organiser pour
garantir une coopération juste, équitable, entre les individus
libres et égaux, aboutissant à une répartition
équitable des richesses, des droits et des charges publiques. Il a alors
recours à une conception « procédurale » de
la justice, comme le dira Ricoeur. Tâchons de rappeler brièvement
cette procédure. Tout d'abord, les parties à la discussion qui
doit conduire à la découverte des principes de la justice se
placent dans une « position originelle », sous un
« voile d'ignorance ». Ignorant par cet artifice la place
qui est la leur dans la société, chacun fait abstraction de sa
position sociale, de ses valeurs et de ses préférences pour
prendre en compte la situation d'autrui. Chacun a donc intérêt
à ce que tout le monde soit le mieux loti possible, puisqu'il ne sait
pas quelle sera sa place à l'issue de la discussion. A alors lieu la
discussion et une fois les règles dégagées, chacun
soulève le voile et retrouve sa place dans la société,
confronte les règles à son système de valeurs propre et
décide ou non d'y adhérer. Enfin, on procède à un
« consensus par recoupement », c'est-à-dire que l'on
garde les règles qui ont été acceptées par chacun
à la seconde étape, après la confrontation aux valeurs.
Dès lors, la validité morale de ces principes repose sur la
convergence des différentes visions du monde des participants, que Rawls
nomme « doctrines compréhensives raisonnables » (ce
sont « ce que les citoyens considèrent comme leurs convictions
religieuses, philosophiques et morales les plus profondes », nous
dit-il dans sa réponse à Habermas lors du fameux débat
publié dans la revue Débat, sur la justice politique,
Cerf, 1997, p.153). Ceci n'est pas sans rappeler l'idée
d'universalisation des maximes, de Kant : pour qu'une assertion, ou une
loi, soit valable, il faut qu'elle ait été l'objet d'une
discussion, d'une concertation publique, qui ait débouché sur un
accord quant à sa validité.
Rawls est du reste assez prudent sur la question de la
désobéissance. S'il semble en approuver le principe, estimant que
la désobéissance contribue à stabiliser le système
constitutionnel, il l'assortit d'une série de conditions et de limites
telles que peu de cas réels de contestation peuvent y correspondre, qui
soient alors considérés comme des cas de légitime
désobéissance. Cela est par ailleurs plutôt cohérent
avec son idée qu'il existe un devoir naturel d'obéir,
même à des lois injustes, parce que sa théorie suppose une
société déjà suffisamment juste :
« l'injustice d'une loi n'est pas, en général, une
raison suffisante pour ne pas y obéir »5(*), c'est le principe ; la
désobéissance civile, tout comme l'objection de conscience, en
est une exception. Il fait référence à « un
certain degré d'injustice » à partir duquel on peut y
procéder. Cette injustice serait le résultat d'une discussion en
position originelle défectueuse, ce qui devrait s'avérer
extrêmement rare si les conditions de discussion sont dûment
respectées. Elle doit être « majeure et
évidente », c'est le seul critère que nous livre
l'auteur. Par ailleurs, les citoyens contestataires ne peuvent y avoir recours
qu'après avoir épuisé tous les moyens légaux de
protestation (manifestations, pétitions, prises de position publiques,
recours devant les tribunaux...), et en prenant garde de ne pas provoquer de
débordements. Il préconise même une coopération
entre les minorités afin d'obtenir un consensus maximal et de limiter
ainsi le niveau global de contestation ; car l'ordre juridique dans son
ensemble doit demeurer intact. C'est d'ailleurs ce qui permet de distinguer
cette forme de contestation d'autres plus radicales et violentes telles que la
résistance à l'oppression et l'anarchie. D'autres ne seront pas
aussi restrictifs.
Relativement neuve en Europe occidentale, la
désobéissance civile est pratiquée depuis longtemps dans
le monde anglo-saxon. L'expression anglaise « civil
desobedience » est née aux Etats-Unis vers 1866 6(*), sous l'impulsion d'Henry
Thoreau qui avait refusé de payer l'impôt électoral afin de
protester contre les lois esclavagistes7(*). Elle sera traduite en français par
« désobéissance civile », d'usage courant
aujourd'hui, bien que « désobéissance
civique » eût semblé plus fidèle8(*).
Le décalage temporel entre les Etats-Unis et l'Europe
pour l'introduction de cette notion, et de sa pratique, s'explique
essentiellement par des raisons historiques. C'est d'abord aux Etats-Unis et
dans les colonies anglaises que la désobéissance fut
utilisée à grande échelle. On pense, outre à
Thoreau, figure emblématique mais isolée, aux campagnes de
désobéissance massives et non violentes organisées en Inde
par Gandhi, aux manifestations contre la guerre du Viêt-nam (comme les
sit-in qui paralysaient le centre des grandes villes) ou au mouvement pour les
droits civiques (les Noirs qui, pour protester contre la
ségrégation, s `asseyaient par exemple dans les zones
réservées aux Blancs dans les gares ou les bus). Or, si la
question de la désobéissance a tardé à être
formulée comme telle en Europe, cela ne signifie pas que l'idée
de résistance à des lois oppressives ou injustes nous soit
restée étrangère, loin s'en faut. De grandes figures comme
celles de Socrate, Antigone, Zola ou Martin Luther King, font partie
intégrante de notre imaginaire collectif. Mais il reste que la
désobéissance civile en tant que telle, distinguée du
droit de résistance des peuples à l'oppression, y a fait l'objet
de peu d'attention jusqu'à la fin de la décennie
passée9(*), alors
qu'aux Etats-Unis les références se font nombreuses.
La notion contemporaine de désobéissance civile
puise ses sources dans une manière, plus typiquement occidentale,
d'envisager la liberté de l'homme, vu comme individu, et sa relation
à l'Etat, qui est lui-même une forme particulière de
pouvoir, fruit de la civilisation occidentale10(*). Certes, il est souvent fait référence
à d'illustres personnages, de l'Antiquité notamment, pour montrer
que le phénomène n'est pas nouveau et que de tout temps, les
hommes ont su s'insurger contre l'injustice du droit, nous forçant ainsi
à nous interroger sur l'approfondissement de ses exigences.
Mais ce que certains qualifient rétrospectivement de
désobéissance civile, comme le cas de Socrate ou d'Antigone, est
pensé avec notre conception actuelle de la notion ; elle est le
fruit d'une construction intellectuelle élaborée sur des
siècles de réflexion de la philosophie politique. La tâche
était de concilier la liberté individuelle et la
légitimité de la loi.
Cela n'est pas sans poser un certain nombre de
problèmes. Comment, en effet, justifier un acte qui contrevient
nécessairement à l'expression de la volonté du peuple
souverain ; un acte qui porte le fer au coeur même du liant social
le plus palpable, du ciment censé maintenir l'ordre et la paix entre les
hommes ? Qu'est-ce qui peut légitimer une résistance, aussi
locale soit - elle, à ce qui est communément admis comme vecteur
de pacification entre les hommes ?
C'est en changeant de point de vue sur la relation de ceux-ci
à l'Etat, à la société, au droit, qu'a pu
naître l'esquisse d'une possibilité pour l'un d'entre eux de
soumettre à la communauté politique dans son ensemble sa
conception de la justice, en faisant appel à celle des autres, pour
dénoncer une loi jugée inique, générant une
situation de fait fâcheuse, au regard de ces principes et qu'il s'estime
en droit de méconnaître ; ceci ne peut se faire sans la
reconnaissance par les autres hommes de son acte, reconnaissance qui
témoigne de l'égalité entre les individus et du droit de
chacun à exprimer son opinion sur la place publique, ce qui suppose donc
de se trouver dans un Etat démocratique.
Qu'est-ce qui a permis à Arsitides De Sousa Mendes de
penser qu'il pouvait résister à une loi sans remettre en question
tout le système ? C'est cette vision particulière.
La désobéissance civile est à mi-chemin
entre deux conceptions qui seront présentées plus bas :
l'une, celle de Hobbes, prône l'obéissance absolue au
gouvernement, l'autre, de Locke, clame le droit de désobéir
collectivement lorsque ce dernier devient oppressif ; la
désobéissance civile est une alternative qui permet d'interroger
le bien-fondé d'une loi sans que soit remise en question la
légitimité de l'autorité publique, invitant à la
réforme de cette loi ou à son retrait. Ainsi, Aristides De Sousa
Mendes a contrevenu aux dispositions de la circulaire en délivrant des
visas alors qu'il n'en avait pas le droit : il a désobéi
à la loi qu'il trouvait injuste, et même contraire aux droits
édictés par la constitution. En refusant d'appliquer une loi
inique, il a voulu dire à son gouvernement que celui-ci n'avait pas
respecté les grands principes et a voulu montrer le modèle
à suivre, plus légitime selon lui. Mais en aucun cas il n'a remis
en question la légitimité du gouvernement portugais
lui-même ; il reconnaît l'autorité de son
ministère en tant que pouvoir réglementaire, mais condamne le
règlement qu'il a adopté ainsi que la conduite tenue en
matière de restriction d'octroi de visas. Ce faisant, son acte est
politique, et élève le débat à des
considérations plus générales sur le respect des droits de
l'homme, sur les principes à suivre lorsque ces derniers sont
bafoués par l'autorité en place ; ces principes sont alors
déterminés par Aristides de Sousa Mendes seul, avec l'appui de
son entourage, et vont guider son action. Mais à ces yeux , ils
n'ont rien d'arbitraire : il va se référer à une
conception de la justice qui lui paraît légitime ; c'est
là qu'il fait appel à un certain sens moral, ou éthique,
dans lequel il va puiser les règles de l'attitude qu'il pense se devoir
d'adopter et, en dernière instance, la justification de sa
résistance.
Il y a donc un parallèle entre l'établissement
de la reconnaissance du droit de désobéir, qui a changé le
caractère de la révolte : de métaphysique, elle est
passée à politique, en ce sens que ce n'est plus la critique de
la condition faite au sujet qui est au coeur de la désobéissance
civile (puisque celui-ci a cette possibilité, alors qu'avant cela lui
était formellement interdit). Un parallèle entre cette
possibilité, et dès lors la façon de l'envisager, de la
penser.
C'est pourquoi nous souhaitons aborder, pour cette
étude du cas De Aristides De Sousa Mendes, dans un premier temps,
l'émergence historique de la possibilité pour un homme de se
penser liberté et dès lors de se considérer en
droit de désobéir, en tant qu'être libre parmi tous les
êtres libres, quand cette liberté, de l'un ou des autres, se
trouve entravée par la loi. Ce cheminement de réflexion
séculaire sur la condition de l'homme, et de sa diffusion, est
consacré par l'apparition des théories sur la
désobéissance civile. Nous proposerons ensuite de voir de quels
fondements plus profonds, plus intimes, vont s'ériger, chez l'individu,
des principes , qu'ils soient moraux ou éthiques, qui vont guider son
action et justifier sa désobéissance à ses yeux :
pourquoi un homme commence-t-il à désobéir ? Comment
décide-t-il de désobéir ? Comment le
justifie-t-il ? A partir de quel moment et à quelles conditions
est-ce envisageable dans une société ?
I
Aux origines de la désobéissance
civile : la naissance de la pensée moderne et de la
possibilité d'envisager l'homme comme liberté
Aux origines de la justification du droit de
résister11(*) se
trouvent les enseignements tirés de la « conception
horizontale » du contrat social12(*), telle que le définit John Locke, un des
premiers inspirateurs de la Déclaration des Droits de l'Homme. C'est
avant tout de la « désintrication » du politique et
du religieux qu'est née la nécessité de repenser
« l'être ensemble ». A la sortie du
théologico-politique correspond la naissance de la doctrine des
droits naturels, dont chaque homme serait doté : ce sont
des droits - libertés, inviolables, qu'une forme particulière
d'organisation sociale, autonome par rapport à la religion, doit
permettre de préserver.
Aussi loin que l'on remonte, toute société
humaine a généré des normes, que ce soit sous la forme de
reproduction de comportements hérités ou sous forme de
règles. Dans les premières sociétés, la
légitimité de ces normes résidait essentiellement dans la
tradition ou dans la puissance des clans ou des familles qui les
édictaient ; c'était la raison du plus fort ou du plus
ancien. Toutefois, au-delà de l'autorité attribuée aux
ancêtres, se faisait ressentir pour les dominants le besoin de
revendiquer une ascendance divine : pour entériner leur position,
ils avaient souvent recours à différents mythes des origines.
Avec le développement des sociétés
humaines et l'exploration des domaines du savoir, le besoin de
légitimation s'accentue et donne naissance à des systèmes
cosmologiques plus complexes. Mais l'axe central de la domination reste la
revendication d'origines et d'attributs divins, alors que dans le même
temps, par un curieux effet de miroir, les dieux sont dépeints sous des
traits humains. Même dans la cité grecque où se
développe un système socio-politique assez
« évolué », disposant d'une certaine
autonomie par rapport au religieux, les dieux
« anthropomorphes » demeurent l'ultime base du
système ; ils font partie du monde au même titre que la res
publica ou les Lois. C'est cette sorte de personnification qui va rendre plus
difficile la désobéissance : il est en effet plus
aisé de désobéir à des normes abstraites
qu'à des personnes déterminées. Ainsi Socrate a-t-il pu,
dans sa prison, s'imaginer que les lois lui parlaient :
« Socrate, que vas-tu faire ? L'action que tu entreprends
a-t-elle d'autre but que de nous détruire, nous qui sommes les lis, et
avec nous l'Etat tout entier (...) »13(*) ; peut parfois s'ajouter à l'affection
portée à l'incarnation ou la source de la loi (j'aime mon dieu
donc je me dois de lui obéir), voire un chantage politico-moral (est-ce
que Socrate peut assumer de détruire sa cité en violant ses
lois ?).
Dans un autre type de société
assujettie telle que les systèmes monothéistes
judéo-chrétiens, nés lorsque le christianisme devient
religion d'Etat de l'Empire romain au IVème siècle et qu'une
alliance se forme entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, la
source de la loi est d'origine divine : nul ne peut
alors contester son contenu, puisqu'il est le fruit de la volonté
transcendante de Dieu, source et fin de la vie sur terre. Ainsi Saint - Paul
a-t-il pu dire que « celui qui résiste à
l'autorité résiste à l'ordre que Dieu a
établi » (Romains, XIII, 2) ; la nature de
l'autorité n'étant pas précisée, on peut d'ailleurs
supposer que la formule en recouvre toutes les formes, que cette
autorité soit d'origine divine ou non.
Les préceptes pauliniens sont repris dans la
période qui suit le schisme d'Henry VIII et l'adoption de l'Acte de
Suprématie en 1534, en Angleterre : est élaborée la
théorie du droit divin des rois, selon laquelle ceux-ci n'ont de compte
à rendre qu'à Dieu qui lui-même proscrit toute
résistance, action assimilée au péché. Du coup,
cela aura des retentissements sur la séparation des pouvoirs temporels
et spirituels, au bénéfice du prince, le pape étant
à cette époque débouté de son ministère
plénipotentiaire. L'obéissance passive est voulue par
Dieu : dans les homélies sur « la rébellion
volontaire et l'obéissance » introduites en 1569 dans le
recueil général des homélies, est mentionné le fait
que « un rebelle est pire que le pire des princes, et la
rébellion pire que le pire gouvernement du prince le plus
mauvais » ; qu'il « faut obéir aux rois quoique
étrangers, méchants et criminels, quand Dieu, pour nous
châtier, en aura placer de tels à notre tête ; qu'il
« ne nous est pas permis de résister par la violence ou de
nous révolter contre nos gouvernants », que
« nous devons en tels cas souffrir patiemment toutes les
injustices »13(*).
L'interprétation de la formule de Saint- Paul se fera
légitimation de tout pouvoir civil, quelle qu'en soit la nature :
l'on doit obéissance sans restriction à tout roi, qu'il soit
élu ou qu'il ait reçu son pouvoir par
hérédité. Le fait même du pouvoir renvoie à
l'autorité divine, qui suffit à discréditer par avance
toute résistance. « Le manque de loyalisme, ou
rébellion, est, au sens le plus strict et le plus exact, un vice, une
infraction à la loi de nature » 14(*); faisant écho au
Traité de Locke de 1690, Berkeley répondra même que s'il
est vrai « qu'aucun pouvoir civil ne jouit du droit illimité
de disposer de la vie d'un homme quel qu'il soit, [...] qu'un homme ne fait
nulle injure à un autre homme lorsqu'il résiste à celui
qui empiète sur un terrain où il n'a aucun droit », il
ne suit pas forcément de là « que l'on puisse
conformément à la raison, résister au pouvoir
suprême ; car même si une telle résistance ne fait pas
injure au prince ou au pouvoir suprême quel qu'en soit le
dépositaire, il reste qu'elle constitue un outrage à l'Auteur de
la Nature et une violation à Sa loi, loi que la raison nous fait
obligation de ne transgresser sous aucun prétexte »15(*).
Dans cette vision du monde, ou vision des Anciens,
l'univers est pensé comme hiérarchisé,
finalisé ; on voit que la nature désigne les
critères du juste et du bon, elle est normative car elle prescrit les
normes de comportements. L'homme membre d'une société assujettie
a assurément peu de liberté en matière de réflexion
sur le mode de légitimation et sur la légitimité
même de la loi. Elle n'est pas discutable ; inévitablement
confrontés à son autorité pratique à un moment ou
à un autre, les destinataires du droit ne déterminent, dans ce
type de société, leur comportement qu'en fonction de la
volonté de Dieu dont la loi était l'émanation. C'est
précisément ce point qui nous intéresse, puisque la
question de la désobéissance est au coeur du rapport entre les
questions de justification du pouvoir et de légitimité du droit.
Une fois l'autonomie16(*)
du citoyen posée, les prétentions normatives du droit doivent
trouver leur assise dans l'adhésion de celui-ci de son plein
gré à la loi ; la désobéissance est alors
envisageable, le cas échéant.
A l'avènement de la Modernité, passage
« du monde clos à l'univers infini », qui se produit
au XVIIème siècle, correspond une autre anthropologie, dont le
bouleversement central est la séparation du juridique et du
théologique : Descartes s'emploie à radicaliser les doutes
déjà émis par Montaigne, et il s'agit alors de s'attacher
à comprendre l'ordonnancement du monde par le seul exercice de la
raison ; le déplacement de la légitimité politique
s'effectue de Dieu vers l'individu en tant qu`être rationnel et sa
raison17(*). Le
caractère sacré dont bénéficiait le droit ne
faiblit pas pour autant :d'un mysticisme religieux on passe à une
sorte de mysticisme de la raison et de la science, d'ordre métaphysique.
C'est donc la raison qui doit conduire à l'obéissance.
Dès lors, les hommes doivent repenser les bases de leur
vie en commun, puisque le sens ne semble plus leur être donné,
acquis, admis. Ils doivent, de manière autonome et ensemble, se mettre
d'accord sur les principes fondateurs de leur société et le
système de légitimation qui va provoquer l'adhésion de
chacun ; car la coercition doit reposer sur quelque chose de plus profond
que son simple état de fait pour être efficace ; ce
« quelque chose » va trouver son assise dans la notion
d'individu. De là naissent, mais relativement longtemps après
Descartes, les théories du contrat social, avec des nuances parfois
importantes, dont l'une des toutes premières est celle du gouvernement
civil de Locke.
Son postulat étant que « les hommes sont
naturellement libres, égaux et indépendants, nul ne peut
être tiré de cet état, et être soumis au pouvoir
politique d'autrui, sans son propre consentement, par lequel il peut
convenir, avec d'autres hommes, de se joindre et s'unir en
société pour leur conservation, leur sûreté
mutuelle, pour la tranquillité de leur vie, pour jouir paisiblement de
ce qui leur appartient en propre, et être mieux à l'abri des
insultes de ceux qui voudraient leur nuire et leur faire du
mal »18(*).
Ainsi, les hommes, les individus ne sont, par
nature, pas portés à obéir mais à
éprouver leur liberté, ce qui n'apparaît pas sans risque
à l'égard d'autrui ; c'est également ce contre quoi
Hobbes nous met en garde19(*), à cela près que pour lui, les hommes
sont fondamentalement égoïstes et donc inévitablement
dangereux les uns pour les autres -dans la fiction qui représente
l'état de nature, état de « guerre de tous contre
tous » où les individus sont
« hommes-machines » et ne sont mus qu'en fonction de leurs
désirs propres, l'homme est un loup pour l'homme- et que dès lors
s'impose la nécessité d'établir un pouvoir fort au-dessus
d'eux, un Leviathan, dont la fonction est d'assurer leur protection en
l'échange de la remise du pouvoir que chacun détient d'user de sa
liberté : les hommes sont donc contraints à
aliéner leur liberté originelle à un certain moment, et en
même temps le font-ils volontairement puisque leur survie en
dépend et qu'ils sont doués de raison donc portés à
la préservation, en l'échange de la sécurité
offerte par l'Etat et sa loi.
Il est important de noter ici que la question de la
sécurité sociale, physique est au coeur même du pacte
hobbesien ; sécurité qui, quand elle est
généralement ressentie dans la société politique,
conduit à l'obéissance à la loi, selon le principe
même de la constitution du pacte social, qui est plus un acte
unilatéral qu'un véritable contrat. En cela nous pouvons affirmer
que Hobbes est un théoricien de l'absolutisme, il soutient un pouvoir
temporel absolu, et comme l'a montré Hannah Arendt, ne laisse aucune
place au droit de désobéir puisqu'il part du principe que le
sujet abandonne ses droits et pouvoirs au profit de la
protection offerte par l'Etat. En effet, ayant consenti, librement
bien que par nécessité, à unir sa puissance à celle
des autres sujets pour instituer celle du souverain, chacun des membres de la
société politique est responsable et coauteur des actions de
l'Etat, de sorte que « rien de ce qu'il fait (y compris les mettre
à mort) n'est injuste. Cela vaut du point de vue des droits de
souveraineté. Cela dit, rien n'empêche le sujet de résister
s'il a les moyens de le faire »20(*). Ce sera alors une résistance de fait, puisque
en droit elle sera intolérable, à laquelle le sujet
opérera à ses risques et périls, puisqu'elle le conduira
dans une situation où il ne sera plus protégé. En
dernière instance, si le souverain n'est plus en mesure de
protéger ses sujets, ceux-ci peuvent légitimement rompre le pacte
et désobéir, selon la conception fondamentale de la
théorie des contrats.
Chez John Locke, au contraire, l'on commence à
entrevoir l'esquisse d'un droit de désobéissance : le droit
de résistance des peuples à l'oppression. Certes, une fois la
société politique formée en vue de sortir du chaos de
l'état de nature, il convient que chacun se soumette à la
volonté du plus grand nombre, force motrice du corps social tout
entier, afin que la cohésion puisse perdurer. Mais il faut comprendre
que c'est entre les mains du plus grand nombre, qui va que chaque
membre a remis son pouvoir originel, non dans celles d'un unique accapareur
à l'instar du léviathan. De là découle la
légitimité du gouvernement : du fait que chaque
homme libre a consenti à se faire représenter par le
plus grand nombre, qui conclut au nom de tous les lois positives ; non de
la soumission et de l'abandon de souveraineté de chacun à un seul
monarque, bien que celle-ci puisse à première vue sembler
naturelle, du fait que l'on commence sa vie en se soumettant à
l'autorité d'un seul : le père. Le gouvernement d'un seul
homme, bien qu'on y soit accoutumé dès notre plus jeune âge
en apprenant à obéir au patriarche, n'est pas souhaitable :
un pouvoir absolu est dangereux, il peut conduire au despotisme et à la
tyrannie qui « est l `exercice d'un pouvoir outré, auquel
qui que ce soit n'a droit assurément », car il l'exerce
« non pour le bien de ceux qui y sont soumis, mais pour son avantage
propre et particulier ». Dès lors, « on doit opposer
la force à la force injuste et illégitime, et à
la violence », mais dans ces deux cas seulement, sans quoi
toutes les sociétés seraient rapidement détruites et l'on
s'attirerait « une juste condamnation, tant de la part de Dieu que de
la part des hommes ». De plus, « quand un homme ou
plusieurs entreprennent de faire des lois, quoiqu'ils n'aient reçu du
peuple aucune commission pour cela, ils font des lois sans autorité, des
lois par conséquent auxquelles le peuple n'est pas tenu
d'obéir ; au contraire, une semblable entreprise rompt tous les
liens de la sujétion et de la dépendance, s'il y en avait
auparavant, et fait qu'on est en droit d'établir une nouvelle puissance
législative, comme on trouve à propos ; et qu'on peut, avec
une liberté entière, résister à ceux qui, sans
autorité, veulent imposer leur joug fâcheux »21(*). Il est donc fait état
ici du droit de résistance d'un peuple à l'oppression, mais il
s'agit d'un peuple tout entier, et celui-ci peut résister non à
une seule loi mais à l'oppression d'un gouvernement.
C'est l'un des concepts révolutionnaires qui ont leur
base dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 26
août 1789 ; en son article 2, elle le range parmi les droits
naturels et imprescriptibles de l'homme dont la conservation doit être
assurée par la société politique22(*). C'est un de ces droits
inaliénables et sacrés qui marquent la lutte contre
le Pouvoir, encadrent l'action des pouvoirs publiques et fondent les
réclamations des citoyens. Selon l'article 33 de la Déclaration
des droits de l'homme et du citoyen du 24 juin 1793 : « la
résistance à l'oppression est la conséquence des autres
droits de l'homme ». Mais encore s'agit-il, comme chez Locke, d'un
droit de résistance collectif du peuple dans son ensemble à la
tentation de l'arbitraire du législateur et de l'exécutif dont
l'activité découle des lois. On l'a dit, le caractère
sacré du droit est inchangé. Il est même renforcé
par la notion de volonté générale,
développée par Rousseau, et de souveraineté populaire,
inaliénable et indivisible : le Peuple, seul dépositaire de
la souveraineté, n'accepte désormais de se soumettre aux lois que
parce qu'il en est l'auteur.
Les révolutionnaires vouent un véritable culte
à la loi, principal vecteur d'égalité et
d'éradication des injustices, et entérinent ce principe dans la
Constitution thermidorienne de l'an III au chapitre relatif aux devoirs des
citoyens : « nul n'est homme de bien, s'il n'est franchement et
religieusement observateur des lois » (article 5) et
« celui qui viole ouvertement les lois se déclare en
état de guerre avec la société » (article 6).
Il est intéressant de noter qu'à la même
époque en Allemagne, Kant souligne le caractère inconditionnel du
devoir d'obéissance du peuple : « l'origine du pouvoir
suprême est pour le peuple qui y est soumis insondable du point de vue
pratique, autrement dit le sujet ne doit pas discuter concrètement cette
origine comme étant celle d'un droit encore contestable [...] quant
à l'obéissance qu'il lui doit »23(*). Pour lui, le devoir
d'obéissance prévaut en toutes circonstances, quels que soient
les vices qui peuvent affecter l'exercice de la souveraineté ;
marqué et effrayé par la Révolution française, Kant
pense que désobéir à la loi revient à
détruire l'Etat.
Cette foi inébranlable dans le droit et la
volonté d'en faire un système autonome et complet va conduire aux
grandes entreprises de codification, dont le Code Civil de 1804 qui est un
exemple parmi d'autres de recueil au contenu exhaustif, rationnel et
cohérent, afin qu'il soit clair et accessible à tous de sorte nul
ne puisse l'ignorer. De même apparaît l'idée
d'interprétation de la volonté du législateur par les
juges, quand la réponse à un problème n'est pas
immédiatement donnée par le texte, et celle de jurisprudence
où le précédent fait loi, de sorte que le système
juridique semble ne présenter aucune faille. L'idée de
système scientifique, cohérent et sans faille trouve son
apogée dans la Théorie pure du droit de Hans Kelsen au
début du XX ème siècle, et dans les doctrines du
positivisme juridique. L'autorité du droit demeure donc intact ;
seuls ses fondements ont changé depuis l'époque des Anciens. Une
loi légitime emporte une obligation systématique d'y
obéir ; aucune place n'est laissée à la
désobéissance civile. Seule la résistance à
l'oppression telle qu'elle est décrite par Locke est concevable.
II
L'apparition des théories sur la
désobéissance civile : la nécessité de fonder
un droit de résistance individuel après l'épreuve de la
Seconde Guerre Mondiale
Ce n'est qu'après la première et surtout la
seconde guerres mondiales que sont apparus au grand jour les excès du
positivisme, ébranlant sérieusement la confiance absolue
placée dans le droit comme garant d'une société juste et
égalitaire et dans la capacité de la loi à protéger
les hommes de l'arbitraire, donc dans son autorité.
Pour rappeler brièvement en quoi consiste le
positivisme, on peut dire que c'est une doctrine qui tend à
reconnaître une norme juridique valide, et partant légitime,
lorsqu'elle satisfait aux conditions procédurales prévues pour
son adoption : lorsqu'elle est valablement débattue, votée,
entrée en vigueur... Le fait que le régime nazi ait pu parvenir
au pouvoir par des moyens légaux et qu'il ait pu produire du droit bien
qu'odieux néanmoins valide, pour paraphraser Kelsen, va marquer les
esprits. Le fait que des hommes aient suivi ses lois à la lettre,
à l'instar d'Eichmann,
lieutenant-colonel S.S., et aient pu les prolonger en les
exécutant et en coopérant, sans en discuter le contenu d'un point
de vue éthique ou moral, a beaucoup choqué, comme on a pu le
remarquer d'après le récit que nous livre Hannah Arendt du
procès de cet homme qui situe les problèmes de conscience du
côté non respect des ordres donnés, non dans le contenu
criminel de ceux-ci. Il aurait alors pleinement intégré les
principes du positivisme, estimant qu'il était de son devoir
d'obéir aux régime nazi et qu'il ne regrettait rien, puisque
« le remords, c'est bon pour les petits
enfants »24(*).
Aucune distanciation par rapport à la norme juridique,
même pas par le biais de la norme morale, ni aucune
réflexivité rétrospectivement de la part d'Eichmann, qui
n'est pourtant vraisemblablement pas « incapable de distinguer le
bien du mal »25(*), comme toute personne
« normale ». L'auteur notera, nous le verrons plus loin,
que cet homme présentait de sérieux troubles et que, s'il pouvait
distinguer le bien du mal de manière dépassionnée, il
pouvait sans aucun problème, voire avec une certaine euphorie,
reconnaître que ses actes avaient contribué à
perpétrer l'un des plus grands crimes contre l'humanité. Mais
à cela une seule réponse : il fallait le faire
Pourquoi ? Parce qu'on lui avait demandé, tout simplement ! Il
aurait, selon ses propres dires, pu tuer père et mère si on
l'avait enjoint à le faire.
Face à cette position de scrupuleuse obéissance
à des ordres méconnaissant les droits de l'homme de la
manière la plus extrême qui soit, que des milliers d'hommes ont
adoptée, se trouve celle d'Aristides de Sousa Mendes, et d'une
poignée de consuls dans d'autres pays, qui se sont vu déchoir de
leurs fonctions lorsque la collaboration était en place : ces
hommes avaient pris le risque de sauver ce qui demeurait pour eux des vies
humaines à ce moment où juridiquement, et dans le discours nazi,
ces personnes à éliminer étaient considérées
comme des sous-hommes. Mettant à l'oeuvre leur conception de la justice
dérivée de l'égalité entre les hommes, sans
distinction de race ni de religion, ils ont contrevenu aux dispositions en
vigueur, et se sont fait punir ; après la guerre, leurs actions
passeront pour héroïques ; c'est que face aux atrocités
commises et à la difficulté apparente de l'action
résistante, violemment réprimée par la police du
régime, ces hommes exerceront une certaine fascination de par leur
courage et leur détermination quant à donner forme à leurs
convictions. Alors que certains s'attachent à délier morale et
politique pour relier cette dernière à
l'efficacité26(*),
ou que d'autres pensent que l'état de guerre suspend la morale et
même la rend dérisoire27(*), Aristides de Sousa Mendes et une minorité de
ses collègues semblent vouloir lutter contre les dangers de l'amoralisme
en politique. Ces personnes-là ont su mettre en question le
mérite ou le démérite de la loi, se référer
à un système de pensée situé au-delà de la
formalité de la loi, ce qui sera loué une fois le monde sorti de
la guerre. On mettra alors les hommes en garde contre « la servitude
des lois à laquelle leur esprit s'habitue à tel point qu'ils n'en
comprennent plus le danger ».28(*) Du côté des intellectuels, on aura
à faire à un retour des théories du droit naturel.
Dans la philosophie du droit naturel, comme on a pu d'ores et
déjà l'exposer à propos de Locke et de l'inspiration de la
Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, on présuppose
que le sujet est déjà complet avant son entrée en
société : il est doté de certains droits et
libertés que l'Etat, avec lequel est conclu le pacte social, doit
préserver à l'aide de la loi puisque, seul dans l'état de
nature, en proie constante à l'égale liberté de ses
semblables, l'homme n'y parviendrait pas. De là découle que la
participation du sujet à la vie en société est
contingente et révocable, par principe.
Ainsi « l'individu est fondé à
attendre de l'Etat la protection des droits constitués en-dehors de lui,
sans que pèse sur lui l'obligation intrinsèque de participer aux
charges liées au perfectionnement du lien social »29(*). Il est à noter que,
pour Paul Ricoeur, le postulat selon lequel l'homme est doté de certains
droits avant son entrée en société a pour fondement la
méconnaissance du rôle médiateur de l'autre ; l'autre
est en effet situé quelque part entre la capacité à
s'estimer soi-même, c'est-à-dire à juger de sa condition et
de ses actions propres, à les évaluer, et l'effectuation par
chacun de ses activités propres, au sens le plus général
du terme activité, c'est-à-dire mise à l'épreuve
empirique de la volonté. Ainsi, en posant que la référence
à l'autre est la « dimension dialogale » de l'estime
de soi, que cette référence est intérieure
c'est-à-dire que la « sollicitude » ne s'ajoute pas
du dehors mais qu'elle est une condition et un élément
nécessaire de l'estime de soi, qui est le moment où chaque
être humain apprécie et évalue ses pratiques, on peut
réfuter l'hypothèse du sujet naturellement doté de droits.
Pour clarifier le propos, il s'agit de dire que l'homme ne
peut se penser ex-nihilo, qu'il a nécessairement intégrée
en lui l'existence de l'autre, des autres, et que c'est en confrontant ses
actions à celles des autres, en conceptualisant les réseaux de
relations et les configurations, de tous ordres, qui l'unissent aux autres,
qu'il est capable de s'évaluer. C'est en posant le fait que j'habite un
monde que d'autres habitent aussi, que je me meus dans un espace où
d'autres se meuvent, que je ne suis ni plus ni moins légitime qu'un
autre à agir ou à penser de telle manière puisque nous
sommes tous hommes de la même espèce, que je prends conscience de
la nécessité d'établir des étalons de valeurs et de
comportements pour que nos trajectoires à tous puissent s'effectuer au
mieux sans s'entrechoquer. Il ne s'agirait alors pas d'une nature de l'homme
qui le doterait de ces droits libertés, inviolables parce que
donnés et donc enchantés, mais du résultat d'une
réflexion, de l'esprit sophistiqué de l'homme, qui doit trouver
le moyen que lui et ses semblables puisse s'épanouir ensemble le temps
de leur vie.
Quoi qu'il en soit, même en postulant que l'individu
n'est pas porteur de droits naturels mais que ce sont des artefacts, des
produits de l'invention humaine, un droit de résistance reposant sur
d'autres fondements est envisageable. Car n'est ici discutée que la
question de l'origine de ces droits de l'homme. Certains comme Locke, Rousseau,
Kant y voient quelque chose d'enchanté en ce qu'en l'individu existerait
quelque chose d'irréductible, une liberté intrinsèque
doublée d'une perfectibilité fascinante, ne pouvant relever que
du divin, du transcendant, tant ce phénomène est
inexplicable ; c'est pour ces raisons notamment qu'ils investissent
l'individu d'un certain caractère sacré. Pour d'autres comme
Ricoeur, l'homme resterait un animal politique, si l'on peut adapter
l'expression, en ce qu'il serait seulement plus capable que les autres animaux,
de penser sa condition et d'établir avec les autres des règles de
vie commune à partir de la raison; rien de foncièrement
enchanté ou surnaturel dans cette vision-là de l'homme. Mais
cette divergence n'affecte pas pour autant la possibilité d'envisager
une résistance ; car elle n'affecte pas l'idée de
nécessité d'instaurer des droits fondamentaux. Elle se contente
de l'appréhender différemment.
Revenons au propos de départ : le retour en force
des théories des droits naturels après la Seconde Guerre
Mondiale, auquel Michel Villey a pris part en France en soulignant l'urgence
d'enseigner la philosophie du droit30(*). Ces théories s'opposent vivement, on l'a dit,
à celles des tenants du positivisme. Le débat entre Radbruch et
Fuller, dans le premier camp, et Hart dans le second, est à ce titre
significatif.
Pour rappeler brièvement de quoi il s'agissait, nous
dirons qu'une Allemande avait dénoncé les critiques de son mari,
un soldat, à l'encontre du régime nazi ; celui-ci avait
alors été condamné à mort en 1944, puis sa peine
fut commuée et il fut envoyé sur le front de l'Est. La guerre
terminée, il assigna sa femme en justice qui, pour se défendre,
fit valoir qu'au moment des faits, les propos de son mari constituaient un
crime au regard des lois en vigueur et qu'elle n'avait fait que livrer un
criminel à la justice. En appel, la Cour refusa d'invalider la loi
nazie, et condamna la femme pour « excès de
zèle ». Le débat entre les intellectuels portait sur la
validité des lois nazies et sur le caractère criminel ou non des
propos du mari31(*). A ce
propos, nombreux sont ceux qui se sont rappelé de l'affirmation de
Saint-Augustin, dans Du libre arbitre (I, 5), selon laquelle
« lex injusta non est lex » : une loi injuste n'est
tout simplement pas une loi. Mais peu à peu, les positions des uns et
des autres se nuancèrent : d'un côté on concéda
que la validité d'une loi ne devait pas conduire à
l'obéissance aveugle, de l'autre on reconnut qu'il était
nécessaire de poser un caractère obligatoire de la loi sans quoi
aucun système ne pourrait durer. Le débat s'enlisa quelque
peu ; demeuraient toujours le problème insoluble de la
légitimité et celui des exigences morales intuitives.
Dans les années qui suivent, on a à faire aux
grands mouvements de désobéissance : les luttes pour
l'indépendance, avec Gandhi en Inde qui appelle à la
désobéissance générale et non violente, Martin
Luther King aux Etats-Unis pour les droits civiques, les formes de protestation
contre la Guerre du Vietnam... Ce sont en général des mouvements
contestataires à grande échelle, dits de
désobéissance civile, qui utilisent des moyens de pression alors
assez nouveaux pour obtenir des dirigeants qu'ils modifient des lois (les lois
ségrégationnistes) ou la politique pratiquée (au Vietnam
par exemple), considérées comme injustes ou dangereuses.
Dans ce contexte profonde de remise en cause de
l'autorité de la loi dans le champ juridique, de la manière de
conduire les affaires internes et externes de la cité dans le champ
politique, philosophes, juristes et politologues sont appelés à
la rescousse pour analyser les mutations en cours, avec au premier plan la
manifestation la plus visible : les mouvements de
désobéissance civile. Il faut en déterminer les contours
pour comprendre le phénomène, le définir. Certains
proposent de distinguer entre des types de motivation qui conduisent à
la désobéissance ; Hannah Arendt, dans son essai sur la
désobéissance civile, souligne le caractère
fondamentalement politique de cette forme de contestation, qui « ne
peut se manifester et exister que parmi les membres d'un
groupe »32(*).
Elle s'inspire d'un écrit de Nicholas W.Puner ( Civil
Desobedience : An Analysis and Rationale) paru dans la New York
University Law Review n°43: « la
désobéissance civile pratiquée par un individu
isolé ne saurait tirer à conséquence. Le coupable est
alors considéré comme un excentrique qu'il sera plus
intéressant d'observer que de condamner. La désobéissance
civile réellement significative doit être le fait d'un certain
nombre de personnes que rassemble un intérêt commun ».
Si Arendt nous dit cela, c'est qu'elle s'attache à
fonder la valeur d'un tel acte sur la conviction partagée par un
certains nombre de personnes de la légitimité de
désobéir. Comme nous l'avons déjà dit en
introduction, elle voit en la désobéissance civile un acte
politique mû en première instance par une conviction morale ;
pour entrer dans le champ politique, il est nécessaire que cette
conviction intime, cette prise de conscience individuelle, soit ensuite
débattue avec d'autres, car en restant le pur fruit de désirs
personnels, elle demeure apolitique ; la concertation sur la place
publique, l'entrée du résultat du « dialogue muet
entre la conscience et le moi » dans l'espace publique, le moment
où l'individu fait part publiquement de ses intentions et de leur
justification subjectives, permet le débat avec d'autres personnes,
pouvant déboucher sur un accord. Cet accord confère sa valeur
à la pratique de la désobéissance civile.
Pourquoi est-ce nécessaire ? La conscience
individuelle n'exige rien de plus que de ne pas soutenir ce qui nous
paraît injuste. Or, nous dit Arendt, si l'homme y trouve son
bien-être et sa paix intérieurs, rien ne dit que ce que l'homme
trouve injuste le soit pour tous . Sur le plan politique et juridique, sa
réflexion sur le caractère inique de la loi ne peut être
généralisée, elle reste du domaine du subjectif tant
qu'elle n'a pas fait l'objet de discussion avec d'autres. Sur un plan profane,
cela supposerait que le désobéissant serait à même
de distinguer le bien du mal, or cela ne va pas de soi, c'est même la
question majeure qui se pose dans toute l'éthique de la
discussion ; comme cela serait simple si tel était le cas...Elle
reprend donc une problématique importante, qui est celle de
l'universalisation d'un énoncé, qui entraîne sa
validité. C'est chez Kant que l'on en trouve les prémisses,
notamment dans le texte Qu'est-ce que s'orienter dans la
pensée ? (Vrin, 2001 ; paru pour la première fois
en octobre 1786 dans la Berlinische Monatschrift) où il nous expose
(p.145) les trois exigences de la pensée, au premier rang desquelles la
nécessité de penser avec les autres « pour bien
penser », la liberté de conscience (la conscience
libérée du joug religieux par exemple) arrivant en second lieu,
avant la nécessité de se donner à soi-même
des lois, des principes, des maximes qui vont nous permettre d'orienter notre
pensée et nos actions.
Pour bien penser, pour penser juste, il faut avant tout penser
avec les autres. Il faut leur communiquer nos pensées et qu'ils nous
communiquent les leurs. C'est que le problème de la vérité
est au coeur de tout notre questionnement. Comment savoir si j'ai raison d'agir
comme je le fais si ce n'est en soumettant les fondements de mon action
à l'épreuve de l'avis des autres ? Comment savoir que les
représentations subjectives de l'individu coïncident avec ce qui
est objectif ? On ne peut a priori rien définir de vraiment
objectif, on ne peut que se rapprocher des réalités objectives en
découvrant des énoncés universalisables à travers
les convergences des représentations des uns et des autres, ce qui
suppose qu'elles soient, à un moment donné, soumises à
l'épreuve de l'intersubjectivité. Sans revenir sur toute la
question du sortir du dogmatisme objectif et du dogmatisme subjectif, relatif
à la révolution copernicienne kantienne, qu'il faut
elle-même placer dans le contexte de la sortie du
théologico-politique, on se contentera d'affirmer que la conclusion qui
s'impose à nous est que nous sommes obligés d'avoir la
possibilité de communiquer nos pensées puisque nous sommes dans
société autonome ; le but étant de pouvoir parvenir
à un accord, ensemble, sur la validité d'un énoncé.
C'est encore ce que Kant appelle faire « un usage public de la
raison », dans son texte Qu'est-ce que les
Lumières ? . Puisque l'évidence du sens n'est plus
donnée avec la laïcisation des valeurs de la société,
il faut créer du sens. Puisque la légitimité de la
domination du prince ne va plus de soi quand on retire à celui-ci sa
prétendue ascendance divine, il faut se demander pourquoi lui
obéir et, le cas échéant, à qui obéir et sur
quels fondements. C'est ce que nous avons vu avec la naissance de la
pensée moderne et les théories du contrat social. L'Homme sorti
de son état de Minorité, c'est-à-dire de
soumission absolue au prince, de servitude volontaire, où il se
maintenait « par sa propre faute » selon Kant, par
lâcheté pour La Boétie, l'obéissance se
dénaturalise et va trouver ses fondements dans
l'adhésion du citoyen, selon le principe du consentement. Nous ne sommes
plus dans le jugement déterminant, pour reprendre le concept kantien
présenté dans sa troisième critique, c'est-à-dire
que l'universel n'est plus donné ; mais dans le jugement
réfléchissant qui s'élève du particulier
à l'universel, du subjectif -puisque nous entrons dans l'ère du
sujet- vers l'universalisable à travers l'argumentation et la
confrontation des subjectivités qui va déboucher sur des points
de convergence. C'est toujours dans cette concertation que va résider la
légitimité d'un accord. Cela vaut pour la loi ; Arendt
reprend à son compte ce principe pour légitimer la
désobéissance civile, même si Kant prônait quant
à lui un devoir d'obéissance.
C'est donc à travers la discussion que l'on va pouvoir
dégager des lois (c'est le principe des débats des
assemblées parlementaires), puisque la loi de Dieu et celle du prince,
prolongement de la première, ne sont plus légitimes en tant
qu'elles sont données pour naturelles et absolues. Mais quand la loi,
elle-même débattue, discutée, n'est pas satisfaisante pour
certains, que se passe-t-il ?
Il faut voir en quoi elle ne l'est pas. Pour que la
désobéissance soit considérée comme
légitime, nous l'avons vu chez Rawls, elle doit être assortie d'un
certain nombre de conditions. Ce sont chez lui des conditions formelles, qui
posent en quelque sorte un « moule » dans lequel les
contestataires doivent rentrer pour être en droit de critiquer une loi et
d'y désobéir. Mais il laisse en suspens la question des
injustices intolérables, ne relevant qu'un certain
« degré » à partir duquel on peut se
rebeller, pacifiquement bien sûr. On peut noter que la volonté de
poser un cadre formel à la désobéissance, et de laisser
à la libre appréciation le degré d'injustice, participe de
la conception de l'Etat de droit américain, telle qu'elle est
décrite par Habermas, dans son article sur les Trois versions de la
démocratie libérale : il doit garantir la protection de
la sphère privée, et partant de la liberté de penser, par
un « système de libertés fondamentales qui concilie
pour tous l'égale jouissance des mêmes
libertés », et un cadre institutionnel réglé
permettant l'indépendance des tribunaux fournissant une égale
protection juridique pour tous, et la séparation des pouvoirs assurant
le respect du droit par l'administration. On voit qu'en-dehors du cadre
institutionnel, les citoyens sont libres de communiquer, de s'associer, de
s'exprimer, de s'informer. La désobéissance civile est une des
possibilités qui s'offre au citoyen dans cette approche : elle
s'organise en privé avant d'émerger publiquement pour
défendre une cause politique. La mise en place de l'Etat de droit
démocratique, tel qu'aux Etats-Unis, s'est donc effectuée dans le
but de permettre à tout individu de mener sa vie de manière
autonome, sans être importuné par un Etat trop pesant. (Dans la
conception républicaine de l'Etat, comme en France, la liberté
était pensée autrement : à l'instar de la
liberté chez les Anciens, il s'agissait pour le citoyen de participer
librement à la vie politique de la cité. Cette idée de
participation de chacun rend dès lors peu aisée la
possibilité de penser la désobéissance comme recours pour
se faire entendre.) Maintenant que l'homme sait qu'il est libre de penser comme
il l'entend, qu'il a le droit d'être en désaccord profond, qu'il
peut même le manifester de diverses manières, qu'est-ce qui va le
pousser à risquer une sanction pour l'émission de ses
idées ?
III
La confrontation de la loi à la norme morale et
au jugement d'ordre éthique : la mise en question de la
légitimité de la loi par l'individu
Que se passe-t-il alors en privé pour que je
décide de désobéir ? Qu'est-ce qui a pu motiver la
décision de De Sousa Mendes ? Qu'est-ce qui fait dire à
Hannah Arendt qu'il se passe quelque chose du côté du for
intérieur, qui pousse à désobéir ? C'est
à présent un point que nous souhaitons développer. Pour
comprendre ce qui s'est passé chez notre consul, il nous semble
nécessaire de déterminer ce qui a motivé son action.
Après avoir précisé la genèse historique de la
possibilité pour un individu de penser sa liberté et d'y puiser
les fondements de son action, nous souhaitons faire le point sur la
genèse l'autre partie des fondements de l'action : la
pensée, en tant que dialogue intérieur, prescrivant un cadre
d'action, moral et éthique, afin de ne pas
« désobéir aveuglément », de ne pas
agir de manière arbitraire.
Il est un moment où nous sommes, dans nos actions,
confrontés à l'autorité et aux prescriptions de la loi.
C'est inévitable. Quand celle-ci nous semble légitime, aucun
problème ne se pose : nous nous y soumettons, peut-être
même sans nous en rendre compte. Mais il peut arriver qu'elle nous semble
oppressive, que son autorité nous fasse violence. Nous sommes
habitués à nous penser libre d'agir (du fait de la construction
historique de notre société), nous pensons nos intentions bien
fondées, et la loi vient nous contredire. Par exemple, nous souhaitons
délivrer des visas à des personnes qui veulent quitter un
territoire où elles ne se sentent plus en sécurité, ce que
nous concédons parce que nous sommes informés de cet état
de fait indéniable, et la loi nous interdit de le faire. Comment
agir ? Que se passe-t-il avant l'entrée dans le champ politique de
l'action désobéissante ?
Arendt nous parle d'une décision prise dans la
solitude, celle-là même qui doit être soumise à
l'approbation d'autres personnes pour revêtir un caractère
politique, approbation qui constitue une prise de conscience commune, sans quoi
la décision revêtirait un caractère par trop anarchique.
Cette décision est le fruit du jugement, nécessairement
subjectif, de l'opinion formée dans le for intérieur. Pour
Arendt, la vision selon laquelle la décision prise dans la solitude est
prioritaire sur l'accord avec autrui est un pendant typique de la pensée
occidentale, de l'individualisme tel qu'il est conçu en politique (on
pourrait prendre pour exemple les débats sur l'isoloir, dont les
partisans arguaient la nécessité de son institutionnalisation
pour que le citoyen puisse effectuer son vote dans une parfaite solitude, ce
qui lui permettrait d'être plus libre de son choix).
Cette décision relève donc de la conscience
individuelle, de la vertu de l'homme qui pense qu'il est de son devoir
de ne pas soutenir ce qu'il tient pour injuste, pour reprendre l'idée de
Thoreau. Arendt reprendra la distinction d'Aristote entre le bon
citoyen et l'homme vertueux, dont la coïncidence ne peut se
produire que dans un bon Etat. Dans un Etat où l'on a à
subir une injustice, celui qui désobéit peut être vertueux
et n'être pas un bon citoyen. Aristides De Sousa Mendes n'a pas
observé les devoirs de sa charge en suivant ses
désirs personnels, nous dirait Machiavel. Mais est-ce que l'on
peut considérer que la non observance par De Sousa Mendes de la
directive n'est qu'un désir ? Sa décision n'a pas
été prise à la légère ; elle n'a pas
surgi ex nihilo. Il n'a pas pu inventer lui-même les principes qui ont
guidé son action ; celle-ci est créatrice, en ce sens qu'il
n'a pas suivi la loi et qu'il a agi d'une autre façon que ce qu'elle
prescrivait de faire. Mais elle a été motivée, non
seulement par la volonté de faire valoir des droits imprescriptibles
pour ceux qui en étaient alors déchus, mais également par
le fait que le consul n'aurait pu vivre en paix avec lui-même s'il
n'avait pas écouté ce que lui dictait sa conscience, comme il a
pu le faire valoir par la suite. En outre, l'action de De Sousa Mendes est
purement altruiste d'un point de vue formel : il n'a pas agi dans son
intérêt matériel, mais dans celui des personnes qui avaient
besoin de partir. Il n'a retiré aucune gratification matérielle,
sur le coup, à avoir agi ainsi, au contraire puisque il a
été puni et a dû endurer des moments difficiles par la
suite. Sa seule consolation a été le sentiment d'avoir agi comme
il le devait, et la reconnaissance des personnes qu'il a aidées.
Dans le Gorgias de Platon, Socrate s'adresse à
lui-même, non pas pour se donner des principes d'action, puisque il est
plus enclin à éprouver sa liberté, mais pour se limiter
dans ses actions, par rapport à autrui, pour ne pas empiéter sur
les libertés des autres. Il s'agit d'un sacrifice d'une part de sa
liberté de jouissance, que chacun doit faire pour que tout le monde
puisse vivre en paix. Ce sacrifice est l'action résultant d'un dialogue
intérieur, entre la conscience et la moi, nous dit Arendt, qui doivent
être amis, dans une perspective existentielle. C'est de cet ensemble des
propositions qui forment la pensée que va naître la prescription
de la conscience selon laquelle il faut agir de telle ou telle manière.
Mais on va arriver à une conclusion qui va être
nécessairement en accord avec ce que l'on est en mesure de faire ;
on ne va prendre acte que de ce que l'on a la possibilité de faire, et
qui est en même temps en accord avec ce que l'intérêt que
l'on porte à sa propre personne, c'est-à-dire ce avec quoi on
peut vivre, ce qui nous apporte la paix intérieure (à moins de
n'avoir quelques problèmes psychologiques...). On va alors faire appel,
non seulement à ce qui est pour nous de l'ordre du possible, mais aussi
à notre éthique et à la norme morale, puisque la loi porte
pour nous des défaillances de ce côté-là.
Dans Soi-même comme un autre, Paul Ricoeur
s'attache à distinguer l'éthique de la morale. L'éthique
est « la visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des
instituions justes » ; c'est une visée
téléologique, qui emporte l'idée
d'accomplissement. Elle se rapporte à ce qui est estimé
bon : elle est donc intérieure au sujet. Il emprunte le
concept à Aristote. La morale, quant à elle, se rapporte à
des normes, qui s'imposent comme obligatoires ; théorisée
par Kant, elle est donc extérieure à l'individu, qui doit, dans
une perspective déontologique, en prendre acte dans ses actions. Ricoeur
pose la primauté de l'éthique sur la morale, à
l'heure de l'individualisme et de l'expérience comme enseignement pour
les actions futures, mais note la nécessité pour l'éthique
de passer par le crible de la norme morale et la légitimité d'un
recours de la norme à la visée lorsque la norme conduit à
des impasses pratiques. C'est que l'éthique enveloppe la
morale. Il nous dit que la visée a trait à l'estime de soi,
alors que la norme induit un respect de soi dans la mesure où elle
régit l'estime de soi.
Chez Lévinas, l'éthique est antérieure
à toute morale puisque l'éthique est philosophie
première33(*)
en ce sens que la philosophie première est la compréhension de
l'être, en tant que possibilité de la sagesse. Cette sagesse, ou
savoir, permet de s'approprier et de comprendre l'altérité du
connu. C'est aussi et avant tout une conscience pré-réflexive
de soi, non intentionnelle au départ, qui assure le sujet de son
bon droit à l'être. Mais une fois cela posé, l'être
se fait « je » et s'affirme en tant qu'être,
répond de son droit d'être dans la crainte pour et
d'autrui. Dire cela revient à dire que le
« je » est voué à l'autre, et responsable de
sa mort avant d'être, puisque c'est une responsabilité
au-delà de ses actes ou avant ses actes : c'est donc une
responsabilité qui se situe avant la liberté, une
« infinie sujétion de la subjectivité ».
Quand je crains la mort d'autrui, je ne crains pas ma mort, mais je la porte
dans ma conscience. Quand je pose mon droit à l'être, je pose
simultanément ma responsabilité pour la mort d'autrui. La
mauvaise conscience est ce qui me menace quand je prends conscience de ma
responsabilité pour l'autre, et qu'à la fois je prends conscience
de ma potentialité à être, de ma liberté. C'est donc
la toute première question qui se pose à moi. C'est la question
éthique.
Effectivement, De Sousa Mendes se sent une
responsabilité à l'égard d'autrui, il le dit.
Occultée dans les moments où la loi régissant la situation
est protectrice à l'égard de chacun, elle resurgit quand la loi
faite par certains n'est plus pour protectrice pour d'autres. Il sait qu'il
peut jouer un rôle pour sauver ces autres, et aurait mauvaise conscience
à ne pas le faire. Chez Levinas, on trouve un fondement ontologique de
la responsabilité pour autrui ; celui-ci peut-il être
activé pour justifier une désobéissance, celle d'un
être qui, en tant qu'être, est responsable de la mort d'autrui
depuis un passé immémorial, et en tant que
« je », veut assumer et prolonger cette
responsabilité en faisant tout pour empêcher la mort de l'autre,
en le protégeant pendant sa vie ?
Chez Sartre, il y a quelque chose de cet ordre. L'homme
« est responsable de tous les hommes »34(*), en tant qu'il est responsable
de lui-même et qu'il est incapable de dépasser la
subjectivité humaine, ce qui implique « qu'en se choisissant
il choisit tous les hommes » puisqu'il crée une image de
l'homme. Il crée une image de l'homme en agissant comme il le fait, en
estimant que son action est telle qu'elle doit être. Il est responsable
de ce qu'il est et, partant, de tous les hommes, parce que pour Sartre
l'existence précède l'essence (c'est ce qui démarque
l'homme de l'objet ou de l'animal) : « l'homme existe d'abord et
se définit ensuite »35(*), par un projet individuel. Il a en lui la
capacité innée d'être ce qu'il aura
« projeté d'être », d'être
« ce qu'il se fait » : « l'homme est
liberté »36(*). Ce faisant, il porte en lui la responsabilité
de l'humanité toute entière et ne peut échapper au
sentiment d'angoisse de porter une si grande responsabilité. Dès
lors, selon les préceptes kantiens de l'impératif
catégorique, il doit se demander si en agissant de telle ou telle
manière, il souhaite que tout le monde en fasse autant. Il doit
dès lors engager à chaque instant des actes exemplaires, puisque
ceux-ci ont une valeur universelle. Dire cela revient aussi à dire qu'il
n'y a pas une morale légitime, mais qu'il y a des morales, ou des
éthiques personnelles même si elles peuvent être
partagées (mais Sartre emploie le terme de morale pour désigner
la situation créatrice qui engendre une loi définie par
l'individu ; alors que dans le sens où nous l'entendons, la morale
est normative en ce sens qu'elle donne a priori ce qu'il y a à
faire). Ceci peut être difficile à vivre : nous sommes
condamné à être libre. Comment savoir que faire face
à une situation? Le choix est très large. Dans le cas de De Sousa
Mendes, il a eu à se poser la question de savoir s'il valait mieux
désobéir à la circulaire pour permettre à des
milliers de personnes de partir, ou l'observer rigoureusement, ainsi que lui
ont demandé ses enfants, pour permettre le confort de sa famille qu'il
avait à charge en conservant son poste. C'est ce qui nous permet de dire
qu'à ce moment précis, De Sousa Mendes s'est pensé libre
de son choix, en mesure (et à la fois obligé) d'inventer sa loi
lui-même, dans la perspective sartrienne. Il a opté pour une
morale plus large que le bien-être des siens en sauvant des milliers de
vies. Mais face à lui, Eichmann et d'autres ont choisi de suivre les
instructions d'Hitler ; l'argument d'Eichmann, selon lequel il n'aurait
pas eu le choix, tombe pour le coup : il disait devoir obéir, tout
en sachant pertinemment qu'il envoyait à la mort des milliers de gens.
Il semble que dans son projet, Eichmann n'entrevoyait pas la révolte
face au nazisme ; cette situation ne lui paraissait pas
intolérable. Arendt note qu'il avait essuyé beaucoup
d'échecs dans sa vie, et sa promotion au Service de
sécurité du Reichsführer SS le laissait entrevoir une
carrière ; il n'a pas réfléchi au sort des autres,
seul le sien l'intéressait. Dans son projet ne figure rien de
transcendant, qui l'oblige à dépasser sa situation ; il
occulte toute intersubjectivité. Il ne se préoccupe que de sa
propre personne. S'est-il demandé s'il aurait toléré que
tout le monde en fasse autant ? Il se souvient avoir été
élevé avec de tels principes ; mais tout a changé
quand il a eu à conduire lui-même sa vie. Il s'est alors mis
à obéir sans réfléchir. Arendt note par ailleurs
que ses capacités de réflexion sont limitées, il
s'avère incapable d'innover, ne serait-ce que dans la formulations de
ses phrases, qui reprennent des clichés. Or si l'on considère que
la capacité à formuler des assertions nouvelles, pour penser, est
inhérente au langage et à la capacité à le
maîtriser, ce fait n'a rien d'étonnant. Arendt note
également que d'autres Allemands ordinaires fonctionnaient sur ce mode
au sortir de la guerre, que leurs esprits et leurs paroles étaient
pleins de clichés qu'on leur avait assénés pendant douze
ans et qu'ils avaient fini par s'approprier. Cela n'est pas sans nous
évoquer la fiction de George Orwell, 1984, où les
autorités du régime totalitaire du Big Brother se font un
sacerdoce de réduire le vocabulaire courant afin de limiter la
pensée des sujets et ainsi les empêcher de critiquer la condition
que leur fait leur gouvernement. (Il est vrai que les autorités nazies
brûlaient les livres et déportaient les dissidents.) On se trouve
alors en difficulté pour qualifier ou penser autrement la situation que
l'on vit. On a du mal à donner du sens. Aristides De Sousa Mendes est
quant à lui un homme qui a une grande flexibilité d'esprit, qui
est capable de construire un raisonnement cohérent ; sa
défense devant les tribunaux est aux antipodes de celle que produit
Eichmann. L'un énonce ses arguments, justifiés, les uns
après les autres, séparant bien ce qui est de nature politique de
ce qui est d'ordre moral ; l'autre se contredit, ses réponses sont
plutôt lapidaires, laconiques, mensongères parfois, il fait plus
attention à se mettre en scène qu'à se défendre
réellement, aime beaucoup la provocation : pour lui, l'enjeu de la
situation est comme une sorte de consécration de sa carrière, ce
qui témoigne d'un égocentrisme certain, pathologique même,
comme Arendt le qualifie. De bout en bout, ce qui l'intéresse , c'est sa
personne. Alors que Sousa Mendes monte en généralités, met
en relation des informations pertinentes, est capable de s'abstraire à
sa propre situation pour se placer du point de vue de ses détracteurs et
les convaincre qu'ils se trompent sur leur propre terrain ; il est d'abord
conciliant et prudent sur ses arguments, et quand ceux-ci ne fonctionnent pas,
il va un peu plus loin, ce qui témoigne d'une anticipation des
réactions des autres et d'une connaissance des « règles
du jeu » qui régissent la configuration dans laquelle il se
trouve. Il faut dire qu'il a une maîtrise de droit, le diplôme le
plus prestigieux de son époque. C'est aussi cette vocation qui l'a
poussé à faire respecter les droits de l'homme.
De même, chez Camus, la révolte est le fait de
l'homme informé. Informé au sens où il a connaissance de
ses droits et au sens où il a conscience de leur non respect ; et
pas seulement de ses propres droits, car il existe pour lui une
solidarité, une conscience plus élargie que celle du soi,
« conscience que l'espèce humaine prend d'elle-même au
long de son aventure »37(*). Pour lui, la conscience vient au jour avec la
révolte, deuxième univers possible, deuxième dimension
essentielle de l'homme -l'autre étant le sacré- qui prend le
relais du mythe : parce que la révolte est avant tout liée
à la métaphysique, l'homme révolté
s'applique à revendiquer un ordre humain où toutes les
réponses soient humaines, c'est-à-dire raisonnablement
formulées. Mais encore faut-il, pour formuler raisonnablement une
proposition, en avoir les moyens. Il semble d'après le cas Eichmann que
tout le monde ne soit pas en mesure de déterminer comment agir par
rapport à ce qui est bon ou pas, d'envisager une fourchette
d'extrêmes et de calculer une position médiane possible, qui soit
universalisable. Or pour chercher à sortir d'une situation
présente, il nous faut pouvoir dialoguer intérieurement et
disposer de représentations que l'on se fait d'une situation autre, la
confronter elle-même à ce qui nous paraît moral, la comparer
enfin avec le présent pour déterminer le manque et trouver des
solutions nouvelles pour y accéder. Si Eichmann s'avérait
incapable d'innover dans ses formulations, alors il n'était pas dans ses
possibilités d'innover conceptuellement, et de confronter sa situation
à la morale qu'on lui avait enseignée, et encore moins d'adapter
la morale à son expérience pour en dégager des principes
éthiques qui auraient permis d'orienter son action. Il n'avait pas de
moyens intellectuels de se révolter, nous suggère Arendt, non
seulement parce qu'il était « stupide » (et
peut-être était-ce aussi pour cette raison qu'on lui avait
confié un tel poste dans l'administration nazie : il ne
réfléchissait pas et faisait alors un exécutant
idéal) mais aussi très influençable et baignant dans un
milieu à pensée unique. Pour Eichmann n'avait de valeur que le
droit positif ; cela était plus reposant d'obéir avec des
oeillères, que de faire appel à des principes moraux ou de
déployer un raisonnement éthique.
Après ces réserves émises quant à
la possibilité pour chaque homme de penser sa liberté et celle
des autres, il nous faut faire état de cette distinction entre
éthique et morale pour voir comment le consul a quant à lui
trouvé sa voie dans la désobéissance, en se
dépassant, en se projetant hors de lui, mais intérieurement, vers
des buts transcendants, pour reprendre l'expression sartrienne, afin
de « faire le bien ».
Chez Ricoeur, l'éthique, qui englobe la morale (nous
ajouterions qu'historiquement, elle n'a pu que lui précéder, en
tant que philosophie première), est la visée de la vie
bonne, fin ultime que chacun se donne au sens aristotélicien du
terme, idéal de vie auquel nous allons essayer de conformer nos actions.
Au cours de l'histoire se sont développés des étalons
d'excellence qui permettent à chacun d'apprécier par
comparaison ses propres actions. Ce sont des standards, des « biens
immanents » à la pratique, relatifs à un domaine
précis d'action, à un domaine de praxis. Mais ces praxis
des hommes sont le fruit de la conciliation entre l'idéal de vie,
ergon que l'homme se donne à lui même, et la pesée
avantages-inconvénients qui mène à un choix
préférentiel dans telle ou telle situation. En voulant tendre
vers un idéal, qui est en quelque sorte le dessein que chacun donne
à sa propre vie, et à la fois en jaugeant chaque action par
rapport aux standards d'excellence, chaque praxis contient en elle-même
sa fin. Mais elle est une action partielle qui s'inscrit dans un plan de vie
global.
Le moment où l'homme apprécie ses actions est un
moment de réflexivité. Mais il ne peut s'effectuer sans la
référence à l'autre. Ce rôle médiateur de
l'autre est vu par Aristote dans son Traité de l'amitié
où l'amitié est pour lui la « transition entre la
visée de la « vie bonne », que nous avons vu se
réfléchir dans l'estime de soi, vertu solitaire en apparence, et
la justice, vertu d'une pluralité humaine de caractère
politique »38(*)
(c'est cela qui permet de dire, comme nous l'avons vu plus haut, que les droits
naturels ne sont pas intrinsèque à l'homme mais sont des
artefacts). Cette amitié est donc d'ordre éthique, non d'ordre
affectif ; elle devient même habitus. La place faite à
l'autre est en rapport avec le manque, nous dit Ricoeur : entre
la capacité que j'ai, ma puissance que je peux penser, et l'effectuation
de mes actions, je peux voir un manque. C'est par ce biais-là
qu'intervient la référence à l'autre. Parce que je
souhaite vivre bien, je vais agir en fonction de l'autre : je
n'exploite pas ma pleine puissance, je la jauge, dans la pratique, en faisant
attention à l'autre. Je n'agis pas de manière égoïste
ou égocentrique ; c'est le principe de l'éthique. Puisque je
ne vis pas seul et que je veux vivre en paix, je vais mettre l'autre en
position médiane entre ma capacité et mon effectuation. Je le
traite en égal. Je souhaite donc être juste avec lui. Mais il ne
va pas s'agir que d'un simple face-à-face ; car je vis dans une
monde complexe où il y a beaucoup d'autres personnes. Les institutions
sont alors en quelque sorte un extension de la relation amicale
interpersonnelle ; la justice développe dans sa plus grande ampleur
l'égalité qui me semble nécessaire en amitié.
L'égalité est le contenu éthique de l'institution, point
d'application de la justice : chacun a son droit. L'institution est alors
celle du « vivre bien », c'est un « pouvoir en
commun » exempt de toute relation de domination, idéalement.
La concertation et la pluralité sont de mise.
Remarquons que l`institution est (presque) toujours le lieu
d'une domination ; l'idée de hiérarchie, par exemple, ne
permet pas une parfaite concertation. S'il en avait été ainsi,
aucune désobéissance ne serait pensable puisque l'on tenterait de
trouver un compromis entre les différentes positions. Si Mendes avait
été entendu, sa position reconnue, il n'aurait pas enfreint la
directive. Or il a ressenti sa soumission comme une violence, il a
été pris dans l'étau de l'autorité et de sa
liberté ; cela lui a conféré la force de mettre
à jour cette domination et de la montrer comme liberticide, et pour lui
et pour les réfugiés.
De Sousa Mendes se fait défenseur de la
justice au profit des Juifs expulsés et déchus de leurs
droits, en utilisant sa fonction pour la rétablir à son
échelle, dans la mesure qui lui est possible. Arrêtons-nous un
instant sur cette notion. C'est dans des institutions justes que l'on souhaite
vivre bien avec et pour les autres selon la perspective éthique.
Qu'est-ce que la justice ? Il est différentes manières de
l'envisager plus ou moins objectivement. Est-ce du plan
téléologique et éthique qu`elle relève ? Pour
Kant, elle relève du plan déontologique et moral ; de
même pour Rawls, nous l'avons vu : il est des droits naturels
à préserver, la justice doit en faire son sacerdoce. Cette
perspective n'est pas téléologique à première vue,
si l'on ne fait pas attention à cette phrase dans les toutes
premières pages de la Théorie de la justice :
« la justice est la première vertu des institutions sociales
comme la vérité est celle des systèmes de
pensée »39(*) (C'est donc cela que Sousa Mendes s'attache à
préserver par son action). Chez Aristote, la vertu est entendue au sens
téléologique : les hommes s'entendent car ils veulent la
justice ; on ne peut que l'atteindre, elle relève de la
« vie bonne ». Elle n'est pas systématiquement
immanente au résultat d'une action ; le plus souvent, c'est
l'injustice qui règne, nous dit Ricoeur, et c'est elle qui met en
mouvement la pensée. Nous sommes plus sensibles à l'injustice, et
enclin à désirer la dépasser par une réflexion
tournée vers la justice, par la recherche d'un juste milieu, d'une
mésotès, trait commun à toutes les vertus chez
Aristote. Cela se fait d'abord en privé, puis on fait monter le principe
dégagé en généralité pour l'appliquer aux
institutions. C'est là qu'éthique et politique se croisent :
par le biais du relais institutionnel qui érige au niveau
sociétal la conception de la justice définie dans le
privé, dans la relation interpersonnelle d'amitié. La justice,
ses institutions, s'attachent donc à préserver
l'égalité entre les individus, à tous les niveaux, comme
le décrivait Rawls : en droits, en richesses, en tâches
à accomplir pour la société... C'est une conception de la
justice distributive. Mais quand l'institution représente un
danger pour cette distribution équitable, en droits inaliénables
notamment, le membre individuel peut-il pallier le manque des uns en utilisant
la place qu'il occupe à des fins de justice ? Il s'exposera
à une sanction, mais dans ce cas, on peut dire que le
désobéissant ne sera pas dans l'arbitraire : sa
décision sera mue par des raisonnements éthiques. En ce sens que
je cherche à rétablir un juste milieu entre le pas assez (de
droits pour un frange de la population) et le trop (le zèle de certains
à enlever ces droits aux autres de manière arbitraire), mon acte
fait signe vers l'universalisme.
Mais quand on se sent une obligation de
désobéir, quand Sousa Mendes dit avoir obéi à sa
conscience et vivre en harmonie avec ses convictions, dans quel registre se
trouve-t-il ? L'obligation naît de prescriptions en quelque sorte
externes à l'individu, que celui-ci va suivre en tant qu'elles sont
normatives : on est dans le domaine de la morale. On ne fait plus appel
à son sens de la justice, mais à des principes de
justice. C'est au moment où je me réfère à la norme
morale pour dégager une éthique d'action que je peux
prétendre agir au nom d'une universalité. Certes, rien ne peut
être universellement « bon », sauf ma bonne
volonté ; c'est ma volonté qui me permet de commencer une
action après réflexion. C'est ma volonté qui est visible
quand je me demande : « que dois-je faire ? ». Je
me réfère alors à la loi, qui se prétend
universelle (elle l'est du reste plus que la simple visée individuelle,
puisqu'elle a fait l'objet d'un usage public de la raison avant d'être
considérée comme telle). A cette universalité est
associée l'idée de contrainte, qui caractérise le
devoir. Ainsi, la « bonne volonté »
est substituable à l' « action faite par le
devoir » ; c'est ce que Kant appelle la raison
pratique. La raison pratique, ou volonté, fabrique, de
manière autonome, des principes qui guident l'action
ensuite ; mais elle est nécessairement, fondamentalement, soumise
à des limitations. Ce qui est « bon moralement » est
« bon sans restriction », nous dit Ricoeur, ce qui signifie
que pour penser le bon, il nous faut faire abstraction de toutes circonstances,
intérieures ou extérieures (ne pas penser aux
intérêts, par exemple ; c'est ce que reprendra Rawls pour
définir son voile d'ignorance).
C'est donc en me référant à la norme
morale que je peux prétendre à une universalité de la
maxime de mon action. Mais dire que je dois le respect aux autres implique que
je dois offrir un contenu spécifique à ma volonté. Je fais
alors appel à la Règle d'Or ; que me dit-elle ?
« Ne fais pas à ton prochain ce que tu détesterais
qu'il te soit fait ». C'est ce que prescrit Hillel, le maître
juif de Saint Paul, dans le Talmud. C'est aussi la formule « tu
aimeras ton prochain comme toi-même » chère aux
chrétiens. C'est avec ces principes que Sousa Mendes a grandi, et qu'il
a transmis à ses enfants. C'est au moment où il a à se
demander s'il faut aider le rabbin et sa
« communauté » qu'ils vont resurgir et entrer en
contradiction avec le devoir de respecter la circulaire. Et c'est en accord
avec eux que le consul va se déterminer. La sagesse pratique lui a
commandé de donner la priorité au respect des personnes sur le
respect de la loi. Il a donc désobéi à cette
dernière et a pu trouver un ressort à son action dans la morale
chrétienne ; nous nous permettons d'avancer ceci, parce qu'il nous
semble que la foi en ces valeurs soit plus susceptible de provoquer une
adhésion inébranlable, que la lettre de la Constitution, aussi
prestigieuse et indispensable soit-elle. Il semble que ce soit plutôt du
côté de la morale que Sousa Mendes a puisé la force de
désobéir, que de celui du respect du droit écrit.
IV
Partie conclusive
La contestation de la désobéissance civile
dans la société : un danger pour la progression de
l'humanité
Le terme même de
« désobéissance » suscite un certain
intérêt si l'on s'interroge sur sa définition: il est
exprimé de façon négative ; on pose qu'il y a non
obéissance à la norme qui régit, tout au moins
régule, ordonne la vie en société. La
désobéissance civile est un refus de se soumettre à une
loi jugée par soi-même inique. Dès lors, il paraît
compréhensible que cette forme de protestation, ponctuelle et interne,
qui repose sur un « coup de force » puisque je
décide de désobéir, et non pas d'obéir tout en
clamant l'injustice de la situation, soit incompréhensible, voire
redoutable pour certains. En outre, ce faisant, je m'expose moi-même
à la sanction ; celle-ci n'a donc pas suffit à me
dissuader : je décide de me sacrifier en tant qu'individu, pour
quelque chose que j'estime supérieur en valeur à ma propre
personne. Quoi de plus surprenant dans une société fortement
individuo-centrée comme l'est la société européenne
dans l'esprit du vingtième siècle ?
En effet, certains39(*) nous disent que le complexe est une des
grandes idéologies développées au cours du
vingtième siècle : la composition du réel nous
apparaît multi-dimensionnelle, et l'intérieur de l'homme
paraît si intriqué avec ce qui lui est extérieur, qui
semble tellement complexe, qu'il est impossible pour l'homme de
déterminer des lignes d'action, qui soient irrévocablement
justes, pour avoir une prise sur sa vie ou sur le monde ; le seul
élément qui semblerait conserver assez de substance face à
ce désenchantement extrême, pour que l'on puisse garder pied, est
l'individu. C'est un personnage que l'on pense volontiers autonome,
qui occuperait le centre du monde dont il serait séparé et qui
serait pour lui un objet, ce qui le rendrait alors maîtrisable ; ce
serait une entité transhistorique et inébranlable. Ce ne serait
pas le fruit d'un individualisme égoïste ni d'une « crise
de la culture » : ce serait une autre culture, une philosophie,
une organisation sociale, un projet économique, une
Weltanschauung.
Dans un monde où, de mieux en mieux informés,
nous nous sentons corrélativement de plus en plus impuissants, la seule
valeur crédible devient donc celle de l'individu. Et la remettre en
question reviendrait à nous plonger à nouveau dans une crise,
dans l'a-utopie la plus déroutante. Le sacrifice de l'individu, à
un dessein qu'il estime supérieur, peut donc faire peur à la
majorité car cette majorité vit de manière habituelle, et
donc a pu trouver un équilibre, dans l'absence de cette chose
revendiquée par le désobéissant, et dans la croyance en la
supériorité de l'individu, valeur que le
désobéissant trahit.
Pour mieux comprendre, il faut remonter dans le temps.
L'individu est la clé de voûte de la construction de la
démocratie ; l'égalité entre les individus en est le
fondement le plus important. De là découle la solidité du
système. Mais cette égalité, nous disait Tocqueville
dans De la démocratie en Amérique, peut être
interprétée comme la nécessité d'un conformisme par
les membres de la société. Le principe d'égalité
des individus devant la loi peut dériver vers une forme plus
générale d'égalité sociale dont chacun se fait le
garant, de « moyennisation » des conduites, de sorte que
celui qui dépassera cette médiocrité sera rappelé
à l'ordre ou stigmatisé en tant que danger pour
l'équilibre général, peut-être aussi par jalousie de
la part des autres. Pour Tocqueville, c'est le danger de toute
démocratie qui conduit à l'apathie sociale, à
l'aveuglement des citoyens, au repli sur soi aux dépens de
l'intérêt collectif. Cet individualisme poussé n'est donc
pas seulement peu propice à l'épanouissement d'une
réflexion sur l'amélioration de la justice et de la vie
collective, mais peut aussi l'étouffer, le censurer, le
réprimer.
C'est en ce sens que Jürgen Habermas a écrit son
article Le droit et la force. Un traumatisme allemand 40(*).En 1983, des mouvements
pacifistes allemands manifestent massivement contre l'implantation de nouveaux
missiles sur le territoire de la RFA ; la position gouvernementale
étant d'ores et déjà arrêtée, leur opposition
apparaît illégitime, voire immorale nous dit-il, aux yeux des
responsables politiques et des intellectuels. Les procédures
légales ayant été dûment respectées et les
recours épuisés, le refus d'obtempérer et de soumettre
à la loi relève, pour les élites et les partisans de la
course aux armements, d'une violence pure et simple qui met en péril
l'équilibre constitutionnel si chèrement acquis, en Allemagne
plus qu'ailleurs. Or l'opposition est d'ordre politique : la
décision est jugée injuste par les manifestants.
L'on voit que leur condamnation, même si elle n'est que
verbale, révèle une condamnation bien plus large : celle de
la désobéissance civile en général, qui n'aurait
plus sa place dans une société démocratique mûre. La
mentalité néo-conservatrice du début des années
1980 y entrevoit une menace pour la démocratie, alors que pour Habermas,
« si menace pour la démocratie il y a, c'est à ces
fantasmes paranoïaques et répressifs qu'il faut l'attribuer,
plutôt qu'aux éventuels débordements, naturellement
toujours possibles, du mouvement protestataire ». S'il y a un
problème, il se situe bien dans l'attitude du
« légalisme autoritaire de ceux qui, usant du pouvoir de
définition intimidant du juriste, dressent une frontière entre le
droit et la force [au sens de la violence] de sorte que celui qui viole la
règle en citoyen puisse être non seulement jugé
pénalement mais encore moralement disqualifié »41(*).
Les tenants du « légalisme
autoritaire » agitent le spectre du nazisme : une prise de
pouvoir d'apparence légale, préparée par un activisme
partisan toujours aux frontières de la légalité et
bénéficiant d'un affaiblissement du pouvoir central et du respect
qui lui est dû. Mais cet argument peut être facilement
retourné : pour Habermas, le précédent nazi
témoigne surtout du caractère conditionnel de l'obéissance
que peut réclamer l'autorité politique en place, de la
nécessité de maintenir une vigilance critique face aux
décisions légales, vigilance qui peut, si c'est jugé
nécessaire, aller jusqu'aux pratiques de la désobéissance
civile. Bien entendu, il convient de garder une attitude raisonnable,
proportionnée, face aux dispositions critiquées ; car les
dispositions constitutionnelles mentionnent bien un droit supra-positif de
résistance qui permet de renverser un gouvernement qui porterait
gravement atteinte aux droits de l'homme, mais ne légitiment pas la
désobéissance civile, qui est une procédure
« interne », non révolutionnaire, d'opposition. La
seule reconnaissance formelle qui lui soit accordée est celle des textes
qui la mentionnent, la définissant, la récusant, ou l'illustrant
par des exemples d'actualité. C'est qu'on est encore bien souvent dans
le schéma wébérien de l'Etat comme monopole de la
contrainte42(*), comme
« seul détenteur légitime de la force, et toute source
d'action politique étrangère à lui, comme celle de la
société civile, est pensée comme une menace irrationnelle
de subversion, l'indice du danger mortel d'un retour à l'état de
nature », nous dit Stéphane Haber. Or il précise, et
reprend Habermas à ce sujet, que « la coïncidence de la
légalité et de la légitimité n'est jamais en soi
garantie ». « Quand les deux ne concordent pas,
l'obéissance aux lois ne peut plus être requise sans autre
forme de procès. » C'est par des luttes incessantes au cours
de l'histoire qu'on a pu aboutir à une application
généralisée de la liberté et de
l'égalité en droit. Le processus n'est pas achevé, c'est
une certitude ; la désobéissance civile est donc une
procédure nécessaire au maintien de l'Etat
libéral-démocratique. Comme l'écrit Claude Lefort, la
démocratie est ce régime inouï qui fait l'expérience
historique de l'indétermination de ses repères.43(*) Elle est ce régime,
poursuit Ricoeur, qui ne cherche pas à occulter la division sociale ni
les conflits qui le traversent, mais qui s'emploient à leur trouver un
règlement pacifique44(*). Si la quête du juste est sa visée
régulatrice, le débat qui en découle est interminable,
nous serons toujours dans le conflit des interprétations. Mais encore
faut-il écouter tout le monde, car la recherche de l'accord de tous
présuppose la possibilité du désaccord de chacun. Si l'un
n'est pas entendu, alors qu'au nom du principe d'égalité il doit
l'être, alors il peut recourir à la désobéissance
pacifique. Il y va de la vitalité du régime démocratique.
Ceux qui l'évincent du débat peuvent être
considérés comme ayant une ambition totalisante,
éminemment dangereuse pour la société et pour le
progrès dans la compréhension et l'application des principes
rationnels de la Modernité. De même, il y va du respect du
principe du consentement, au fondement du pacte social qui nous unit tous. A
quoi donné-je mon consentement ? Avec la faible marge de manoeuvre
que j'ai pour m'exprimer, en-dehors des élections qui ressemblent plus
à un contrat d'adhésion globale qu'à un réel choix
des personnes qui vont faire entendre ma voix, je ne puis vraiment dire que mon
consentement recouvre l'ensemble des lois de mon pays et de la politique qui y
est menée, d'autant que la plupart d'entre elles sont antérieures
à mon apparition sur terre. Alors quand ma voix ne me semble pas en
accord avec le discours politique ambiant, quand celui-ci sonne faux et qu'on
ne m'entend pas, quand quelque chose me paraît injuste et qu'il serait
fondamental de rétablir l'équité, je me révolte et
apparais publiquement pour en appeler à la capacité de raisonner
des autres et à leur sens de la justice ; et montre que je ne me
soumettrai pas à cette loi qui m'est intolérable tant qu'elle ne
sera pas satisfaisante, parce que je refuse de cautionner pareille
iniquité, dont la conscience peut tout aussi bien naître d'une
atteint à mon intégrité que du spectacle d'une atteinte
à celle des autres, comme cela a été le cas pour Sousa
Mendes. Je dis oui et non : je dis oui à la frontière que
l'on m'impose, celle de la formalité du système
politico-juridique, et je dis non à une partie de son contenu, à
ce que je veux préserver, en deçà de cette
frontière. Tout en sachant que c'est mon bon droit de le faire, puisque
je suis un individu fondamentalement libre, et puisque mon but n'est pas
seulement ma paix intérieure, mais aussi le maintien de la
liberté de chacun et de la solidarité entre tous. C'est la voix
de Kant que l'on entend derrière cette attitude courageuse et pacifique,
qui enjoint chaque homme à faire usage de sa raison :
« Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton
propre entendement ! Voilà la devise des
lumières. »45(*)
* 1 José-Alain FRALON,
Le Juste de Bordeaux, Editions Mollat, 1998.
* 2 Cette précision nous
semble importante eu égard aux théories sur la
désobéissance civile que nous verrons plus loin, notamment le
point de vue de John Rawls, puisque la question de cette forme
particulière de désobéissance ne peut se poser que dans un
régime démocratique, « une
société presque juste ».
* 3 José-Alain FRALON,
opus cité.
* 4 John RAWLS, Théorie
de la justice, Seuil, 1997 (édition originale : Harvard University
Press, 1971), p.405.
* 5 ibidem p.392.
* 6 Il existe bien un article de
Thoreau intitulé « Civil Desobedience » daté
de 1848, mais il n'est paru sous ce titre qu'en 1866. Il avait
été publié en 1849 sous le titre « Resistance to
Civil Government »
* 7 Il s'agit en l'espèce
plus exactement d'un cas d'objection de conscience (sur la distinction, voyez
les développements sur la théorie de Rawls). Il reste que Thoreau
a lancé des appels à la désobéissance à
plusieurs reprises et a généralisé l'emploi du terme.
* 8 A l'instar des
« libertés civiques » et « mouvement pour
les droits civiques », généralement retenus pour
« civil liberties » et « civil rights
movement ».
* 9 On pense à l'appel de
certaines célébrités, dans Le Monde du 12
février 1997, à désobéir aux lois Debré qui
obligeaient la dénonciation d'étrangers qui étaient en
situation irrégulière en France ; ou plus récemment
aux actions des groupes anti-OGM ou au mariage homosexuel
célébré par Noël Mamère.
* 10 Nous ne discuterons pas de
la naissance de l'Etat en Europe occidentale. Nous ferons simplement
référence aux différents travaux de Norbert ELIAS,
notamment La dynamique de l'Occident (1977), Pocket 2003.
* 11 On pourra objecter le fait
que la désobéissance civile n'est pas seulement une
résistance, et qu'elle est tout autre chose que le droit de
résistance des peuples à l'oppression. Mais il nous semblait
nécessaire de montrer qu'elle est le prolongement de la pensée de
la résistance. C'est en ayant pensé, au préalable
historiquement, que le peuple pouvait se révolter (au sens de faire
volte-face), pacifiquement, contre l'arbitaire, qu'on peut penser qu'un
individu ou une minorité peut en faire autant, à une
échelle moindre y compris en ce qui concerne la mesure jugée
arbitraire (pas tout un gouvernement mais seulement une loi). La question de la
désobéissance passe nécessairement par celle de la
résistance, dont on assouplit les conditions d'exercice
légitimes.
* 12 « Du point de
vue théorique, trois types totalement différents de
[...]conventions primitives étaient connus au XVIIème
siècle et désignés tous trois par l'expression de
« contrat social ». Le premier exemple était celui
du pacte biblique, conclu entre un peuple tout entier et son Dieu, en vertu
duquel le peuple consentait à obéir à l'ensemble des lois
que la toute-puissante divinité déciderait de lui
révéler [..]. En second lieu, la forme conçue par Hobbes,
selon laquelle tout individu conclut un accord avec les autorités
purement séculières, [...] [qui] exige pour [le gouvernement] un
monopole du pouvoir dans l'intérêt de ses sujets, qui n'ont
eux-mêmes ni droits ni pouvoir, tant que leur sécurité
physique est garantie ». La troisième est celle de Locke, la
seule permettant de penser un droit à désobéir. Hannah
ARENDT, « La désobéissance civile », in
Du mensonge à la violence, Pocket, 2002, p. 87-88.
* 13 PLATON, Apologie de
Socrate , GF, 1965, p.
13 Cité par Ch. Bastide, John Locke, ses
théories politiques et leur influence en Angleterre, Paris, Ed. Leroux,
1906, p.139.
* 14 George BERKELEY De
l'obéissance passive, ou défense et preuve de la doctrine
chrétienne de non-résistance au pouvoir suprême,
conformément aux principes de la loi de nature, 1712, traduction
Vrin 2002, p.55.
* 15 ibid. p.96.
* 16 Autonomie au sens kantien
du terme, à savoir l'autolégislation, la liberté pour une
personne de se donner à elle-même, de manière rationnelle,
sa loi comme règle d'universalisation de ses propres maximes d'action
(nous reprenons la formulation de Paul Ricoeur dans Le juste,
« Une théorie purement procédurale de la justice
est-elle possible ? », Seuil, 1995, p.73).
* 17 Les écrits de
Marsile de Padoue et de Guillaume d'Ockham préfiguraient
déjà, dès le XIV ème siècle, la
reconquête progressive de son autonomie par le pouvoir temporel,
bientôt aidé par l'affaiblissement du christianisme à la
suite de la Réforme.
* 18 John LOCKE
Traité du gouvernement civil 1690 pour l'édition de
princeps (GF Flammarion, Paris, 1984, 1992, p.214-215)
* 19 Pour lui, ... et
« par LIBERTE, [...] j'entends l'absence d'entraves
extérieures »
* 20 HOBBES,
Léviathan , Folio Essais 2001, p.341 note de Gérard
Mairet sur le chapitre 21 « de la liberté des
sujets ».
* 21 ibid. p.300
* 22 Article 2 de la DDHC de
1789 : « le but de toute association politique est la
conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ce sont la
liberté, la propriété, la sûreté et la
résistance à l'oppression ».
* 23 KANT,
Métaphysique des moeurs, dans OEuvres
complètes, tome III, Gallimard, La Pléiade, 1986, p.584.
* 24 Hannah ARENDT,
Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la banalité du
mal, Folio Histoire 2002, p.79.
* 25 ibid. p.82.
* 26 On pense au
Prince de Machiavel, avant tout, puis à la majorité des
réalistes.
* 27 Emmanuel Lévinas
dans sa préface à Totalité et infini, Essai sur
l'extériorité, Bibl. Essais Livre de Poche, 1971.
* 28 G. RIPERT, « Le
déclin du droit », LGDJ 1949, p. 92.
* 29 Paul RICOEUR,
Soi-même comme un autre, Seuil 1990 ; Points Essais 1996,
p.213 .
* 30 M.VILLEY,
Leçons d'histoire de la philosophie du droit, Dalloz, 1957,
p.367 et suivantes
* 31 Débat publié
par la Harvard Law Review de 1958.
* 32 Hannah ARENDT,
« La désobéissance civile », in Du
mensonge à la violence, Pocket, 2002, p.57.
* 33 Emmanuel LEVINAS,
Ethique comme philosophie première, Rivages poche, Petite
Bibliothèque, Seuil 1998.
* 34 Jean-Paul SARTRE,
L'existentialisme est un humanisme, (1946) Folio Essais 2002, p.31.
* 35 ibidem p.29.
* 36 ibid. p. 38.
* 37 Albert CAMUS, L'homme
révolté (1951), Folio Essais 2003, p.36
* 38 Paul Ricoeur, opus
cité, p.213.
* 40 John RAWLS, opus cité, p.
29.
* 39 Daniel BENASAYAG Le
mythe de l'individu, Editions La Découverte, 1998.
* 40 Jürgen HABERMAS
Ecrits politiques p.88-104.
* 41 Habermas, ibid. p.92.
* 42 A l'exception des
transnationalistes, ou des théoriciens de la société
civile.
* 43 Claude LEFORT, Essais
sur le politique, Seuil, 1986, p.29.
* 44 Paul RICOEUR,
« Ethique et politique », dans Du texte à
l'action, Seuil, 1986, p.404.
* 45 KANT,
« Réponse à la question : qu'est-ce que les
lumières ? », 1784, dans Critique de la
faculté de juger, Gallimard, Folio, 1989.
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