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Histoire et représentation de soi: les champs d'honneur de Jean Rouaud

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par Jean-Daniel Chevrier
Université de Rennes - Master  2010
  

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Histoire et représentation de soi : Les champs d'honneur de Jean Rouaud

Quel rôle la littérature romanesque peut-t-elle jouer dans la transcription des drames du XXe siècle ? Dans les années soixante, le concept de la mort de l'auteur et de la fin du personnage de roman avait déstabilisé l'approche romanesque, mais la volonté de renouveler le roman, de faire table rase sur les anciens modèles hérités en partie du XIXe siècle, s'est peu à peu estompée, témoignant au final de l'impasse où les théoriciens de la Nouvelle Critique s'étaient fourvoyés, impossible pour eux d'élaborer la doctrine unique propre au Nouveau Roman. Cependant, à partir des années quatre vingts, on assiste à un retour de la fiction romanesque et à l'apparition de nouvelles formes autobiographiques et, en particulier à un engouement pour les écritures de soi1(*). Il devenait alors nécessaire de concilier les éléments d'un triptyque composé de la volonté de s'écrire, de l'histoire familiale et de l'Histoire collective. A ce titre, l'oeuvre de Jean Rouaud paraît symptomatique de la post-modernité romanesque si l'on accepte l'idée que cette post-modernité commence avec le déclin (organisé par les nouveaux romanciers eux-mêmes comme le dira Robbe-Grillet (« je n'ai jamais parlé d'autre chose que de moi ») du Nouveau Roman et l'échec de sa théorisation. Le projet d'écriture de Rouaud s'inscrit en effet au sein du questionnement qui occupe bon nombre d'auteurs depuis les dernières décennies du siècle dernier à savoir, la représentation de l'Histoire par la littérature. Si l'on considère comme Nathalie Sarraute que « quand on veut parler de soi-même, de ses sentiments, de sa vie, c'est tellement simplifié qu'à peine cela dit, cela paraît faux2(*) (...) ». Concilier écriture de soi, mémoire individuelle et mémoire collective est l'enjeu principal du roman qui nous intéresse ici, Les champs d'honneur, publié en 1990 aux éditions de Minuit et récompensé par le Goncourt. L'éditeur a ici son importance tant il est porteur lui-même de significations historiques, celles qui sont de façon intrinsèque liées aux expériences du Nouveau Roman. S'il est vrai qu'on ne saurait nier certaines influences, Rouaud se détache sensiblement des auteurs du nouveau roman et notamment dans sa conception du personnage romanesque, réduit à néant par les théoriciens du nouveau roman. Le projet de Rouaud, qui commence avec la publication de ce premier roman, première pierre d'un édifice qui s'achève avec Sur la scène comme au ciel3(*), réside dans l'écriture d'une histoire personnelle, familiale, avec un enjeu double : la représentation de soi dans la reconstruction généalogique et la transcription de l'Histoire collective.

Les champs d'honneur publié en 1990 est le premier roman de Jean Rouaud. Présenté comme un roman, l'oeuvre questionne cependant sur sa nature. L'estampillage générique implique la fictionalisation, inhérente au genre romanesque mais le livre s'appuie en partie sur des faits autobiographiques, l'histoire personnelle et familiale de l'auteur reconstruite au fil d'une enquête qui s'actualise dans l'écriture. Le lecteur est convié à cette recherche, complexifiée par l'apparent désordre chronologique de l'oeuvre. Ce désordre est symptomatique d'une mémoire individuelle qui cherche un point d'ancrage ou « point de départ » d'où pourrait s'organiser la reconstitution de l'histoire familiale. L'enjeu parait tracé dès le début du livre et apparaît comme fil conducteur : le texte appelle l'interactivité entre lecteur et narrateur et réanime dans un même sein une histoire familiale, presque banale, et l'Histoire collective qui fait partie du savoir universel. Le récit s'organise principalement autour de la mort du père et, comme le souligne Michel Lantelme4(*), ce deuil n'est pas strictement une affaire privée mais renvoie aussi à la collectivité, l'histoire individuelle se confondant avec l'histoire de tous et l'Histoire collective. Le titre est lui-même significatif du projet : les champs d'honneur rappellent le devoir de mémoire qui se concrétise dans les commémorations, les monuments aux morts ou stèles de souvenir, mais ils accueillent aussi le père aimé dont la disparition - survenue dans l'enfance du narrateur - ne pourra jamais être assumée. La mémoire du père est indissociable de la mémoire des grands hommes, morts aux champs d'honneur ; deuil personnel et deuil universel sont réunis. L'objet du texte est donc en premier lieu une tentative de transcription de la douleur dans l'écriture consécutive à la mort du père, de perpétuer à l'infini la mémoire du cher disparu comme Rouaud l'explique dans L'invention de l'auteur5(*), « écrire c'est reproduire le nom du père à l'infini ». Le deuil permet d'accéder à l'écriture, au-delà du simple projet autobiographique, en refusant d'endosser entièrement et individuellement la responsabilité du récit, le « je » étant remplacé par un « nous » qui sous-entend la communauté familiale, perceptible dès la première phrase de l'incipit :

C'était la loi des séries en somme, martingale triste dont nous découvrions soudain le secret - un secret éventé depuis la nuit des temps mais à chaque fois recouvert et qui, brutalement révélé, martelé, nous laissait stupides, abrutis de chagrin6(*).

La douleur de cette communauté familiale réunie autour de ce « nous » se reflète dans la douleur de tous, des gens ordinaires, gens ordinaires que sont aussi les personnages de Rouaud. La réactivité est d'autant plus évidente quand lecteur et narrateur partagent une histoire familiale commune, une vie simple émaillée de deuils et de drames. Objet mal défini, le livre de Rouaud refuse donc la charge autobiographique brute, comme si le narrateur avait décidé de prendre en charge les histoires multiples du collectif et de fondre en elles sa propre histoire, une histoire de plus en somme, parmi tant d'autres, le « nous » entretenant au final une ambiguïté entre l'appartenance familiale restreinte et l'appartenance à l'ensemble de la communauté des hommes. Une nouvelle tentative de transcription de l'Histoire, entre témoignage et imaginaire, où l'écriture devient l'outil d'une reconstitution patiente, où la fiction permet d'atténuer une charge émotionnelle trop lourde à porter, comme en témoignent les digressions récurrentes lorsque le souvenir du père devient trop pesant, comme ici, lorsque le narrateur dépeint l'absence et le deuil impossible du père :

Après la mort de papa, c'est un sentiment d'abandon qui domine. Le cours des choses épousait sa pente paresseuse avec un sans-gêne barbare : jardin envahi par les herbes, allées bordées de mousses vertes, le buis qui n'est plus taillé, les dalles de la cour qui ne sont plus remplacées et où l'eau croupit, le mur de briques percé de trous, les objets en attente d'un rangement, les rafistolages dans un éternel provisoire. Plus rien ne s'opposait au lent dépérissement7(*).

La disparition du père engendre, tout comme la guerre, chaos et dévastation, et provoque une cassure subite dans le cheminement linéaire et chronologique de l'histoire familiale. Le sujet est pris au sein d'une mémoire intime et d'une mémoire collective qui se rejoignent dans le personnage de la tante Marie sur lequel nous reviendrons plus loin. Le père disparu devient en quelque sorte le chaînon manquant de l'histoire familiale, histoire que le narrateur reconstruit sur la base de documents retrouvés - traces à partir desquelles il lui sera possible de remonter et de reconstituer le passé familial - et amassés autrefois par son grand-père maternel.

Le récit s'ouvre d'ailleurs sur l'évocation de ce grand-père maternel, Alphonse Burgaud, personnage topique, figure universelle du grand-père taciturne, décrit comme « un vieil homme secret, distant, presque absent8(*) » dernier disparu d'une loi des séries où la mort avait emporté avant lui Joseph (le père du narrateur), et Marie une tante morte peu de temps après Joseph. Cette loi des séries familiales, successions de drames personnels, n'est pas sans évoquer une autre loi des séries, universelle, celle des guerres du XXe siècle qui se sont enchaînées à un rythme régulier, une série succédant à une autre, tout comme dans le texte de Rouaud où, comme nous le verrons, les morts convoquent d'autres morts. Le texte semble faire le choix d'une narration inversée, le narrateur remontant le flot de ses souvenirs, par associations d'idées, avec comme thématique, la mort, omniprésente. Le silence du grand-père, est le garant d'un secret trop lourd à porter :

(...) Grand père n'était pas loin, à portée de nos jeux quand on l'imaginait à l'autre bout de son âge dans un bric-à-brac de souvenirs anciens - alors, soulagés, peut-être aussi pour manifester de quel poids pesait son absence, nous partons d'un rire joyeux, délivré, qui s'abrite derrière la compréhension à retardement du jeu de mot9(*) (...)

Très tôt l'allusion au père se précise, dès la fin du premier chapitre, où le souvenir du grand-père et du « nez coulé10(*) » convoque discrètement celui du père :

S'il avait vécu, comme il voyageait beaucoup, l'expression (nez coulé) avait peut-être une chance de passer dans le langage courant. Il eût fallu beaucoup d'ingéniosité pour, dans cent ans, lui restituer son origine11(*).

La présence du père est évoquée discrètement dans la première partie du roman consacrée au père Burgaud celui qui « clos la série ». De fil en aiguille, le récit découvre la liste des disparus, ceux qui ont fait partie de cette loi des séries ; Marie - la tante de joseph - Joseph, le père du narrateur et puis, quand l'histoire se mesure à l'Histoire, l'enquête révèle enfin les circonstances de la mort des frères de Marie pendant la première guerre mondiale, dans la dernière partie du texte. Lente gestation donc avant d'arriver à ce qui semble être le véritable projet du narrateur : la révélation d'un secret (l'affaire de Commercy), sorte de tabou familial qui concerne l'inhumation clandestine d'Emile, l'un des frères de Marie :

Au sujet d'Emile, elle (Aline) fut la première à évoquer le voyage à Commercy, avec des imprécations : « une inhumation à la sauvette, comme un comédien. Là Mathilde se montrait beaucoup plus discrète et semblait ne pas saisir12(*).

Il s'agit donc bien d'une enquête au sens propre du terme à laquelle nous convie le narrateur, enquête où le lecteur est sollicité à divers niveaux. En premier lieu, il doit reconstituer la généalogie familiale, remettre à sa place chaque acteur de l'histoire et se faisant, il met à jour des similitudes, il se sent concerné car l'histoire personnelle du narrateur s'inscrit dans l'universalité des histoires. La plupart d'entre nous a entendu parler d'un grand oncle ou d'un arrière grand père mort à la guerre. Ainsi, comme le remarque Hervé Menou, « l'Histoire est désormais envisagée comme une somme d'histoires, de destinées, de perspectives, de vérités, de témoignages complexes et multiples13(*) ».

Le narrateur ne dispose pas uniquement de sa seule mémoire. Le choix d'ouvrir le récit sur le grand-père, s'il en rompt la logique chronologique permet d'accéder à l'écriture : le personnage topique dont on imagine qu'il est fictionalisé par le narrateur permet la mise à distance de la démarche purement autobiographique et d'ouvrir la voie vers la quête identitaire : simples souvenirs d'enfance, souvent drôles, le plaisir de l'écriture est manifeste comme ici, dans la description de l'antique 2cv humanoïde du père Burgaud, où le narrateur s'efforce de créer chez le lecteur une image mentale, ou d'évoquer des sensations :

La 2 CV est une boite crânienne de type primate : orifice oculaires du pare-brise, nasal du radiateur, visière orbitaire des pare-soleil, mâchoire prognathe du moteur, légère convexité pariétale du toit, rien n'y manque, pas même la protubérance cérébelleuse du coffre arrière14(*).

L'écriture se déploie dans un mélange subtil d'ironie et d'érudition. Le projet prend peu à peu forme, il mûrit sous le regard du lecteur. Les indices - puisqu'il s'agit d'une enquête - sont clairsemés au fur et à mesure que se développe le récit. La description des pluies en Loire Inférieure, outre le plaisir stylistique qu'elle manifeste, est une prolepse qui annonce l'évocation des gaz de combat dont Joseph (le frère de Marie) sera victime :

La pluie s'annonce à des signes très sûrs : le vent d'ouest, net et frais (...)

Les premières gouttes sont imperceptibles. On regarde là haut, on doute qu'on ait reçu quoi que ce soit de ce ciel gris perle, lumineux, où jouent à distance les miroitements de l'Océan (...) On se fixe toujours sur les grandioses marées d'équinoxe qui apeuraient tant les marins phéniciens (...) Pour l'essentiel, ce va-et-vient sur une portion de vase et de rochers nappés d'algues n'attire plus depuis longtemps l'attention. Le ciel et la mer indifférenciés s'arrangent d'un camaïeu cendré, de longues veines anthracite soulignent les vagues et les nuages, l'horizon n'est plus cette ligne de partage entre les éléments, mais une sorte de fondu enchaîné. Le pays entier est à la pluie : elle peut sourdre des arbres et de l'herbe, du bitume gris à l'unisson du ciel ou de la tristesse des gens15(*).

Et plus loin, dans la troisième partie consacrée à l'h/Histoire familiale, le grand oncle Joseph découvre l'utilisation du gaz ypérite sur la plaine d'Ypres :

C'est ainsi que Joseph vit se lever une aube olivâtre sur la plaine d'Ypres. Dieu, ce matin-là, était avec eux. Le vent complice poussait la brume verte en direction des lignes françaises, pesamment plaquée au sol, grand corps mou épousant les moindres aspérités du terrain, s'engouffrant dans les cratères, avalant les bosses et les frises de barbelés, marée verticale comme celle en mer Rouge qui englouti les chars de l'armée du pharaon16(*).

La pluie de Loire Inférieure brouille la mémoire et empêche le deuil dans son omniprésence, mais rappelle paradoxalement le cloaque du champ de bataille :

(...) la pluie qui ruisselle dans les tranchées, effondre les barrières de sable, s'infiltre par le col et les souliers, alourdit le drap du costume, liquéfie les os, pénètre jusqu'au centre de la terre, comme si le monde n'était plus qu'une éponge, un marécage pour les âmes en souffrance17(*) (...)

Le texte fait la jonction entre toutes les histoires, entre passé et présent, les mémoires individuelles et collectives sont imbriquées l'une à l'autre. Tout comme le narrateur qui reconstitue son histoire sur la base d'objets, cartes postales, lettres, ces traces évoquées plus haut, le lecteur est amené à reconstituer l'Histoire du siècle en actualisant d'autres traces, celles disséminées par le narrateur dans la première partie du livre. L'évocation du grand père Burgaud est une fenêtre ouverte sur le déploiement narratif, un possible accès au romanesque qui atténue la charge émotionnelle consécutive à la disparition de père. Il y a donc une logique dans l'organisation à rebours de la narration : il est le dernier détenteur du secret familial et le premier, bien avant le narrateur, à avoir rassemblé les indices du passé familial dans une boite dans laquelle sont rassemblées les traces qui permettront au narrateur de reconstituer les événements de Commercy. Le souvenir du grand-père convoque ensuite celui de la tante Marie qui est en fait dépositaire de la mémoire familiale. Par elle, le narrateur accède non seulement à son histoire mais, surtout, le deuil du père devient envisageable dans l'écriture, la Tante Marie endossant à elle seule tous les drames de la famille, de la perte de ses frères sur le front, au décès soudain et précoce de son neveu Joseph, décès dont elle ne se remettra pas :

Les cinq jours qui séparèrent la mort de papa du Nouvel An, elle les passa dans une sorte de transe entre-coupée de phases d'un total abattement. On la surprenait prostrée sur une chaise, la tête penchée en avant comme son Jésus, presque bossue, mains croisées sur le giron de son informelle jupe noire, la pointe des pieds effleurant à peine le sol, l'air absent, comme si la réalisation brutale de l'évènement provoquait une disjonction dans le champ de ses pensées. Son esprit avait beau s'interroger, il se cabrait devant cette mort, refusait d'intégrer l'impensable. Ce collapse la retranchait des vivants18(*).

Marie intervient dans le texte au début de la deuxième partie, ce qui est assez tardif dans le développement de la narration en considération de l'importance de son personnage. Elle fait son entrée par sa propre mort ce qui n'est pas anodin, comme nous le verrons plus tard :

Pour la petite tante, ç'avait été l'enfance de l'art. On retira les perfusions de ses bras squelettiques posés sagement sur les draps le long de son corps momifié, on arracha le tuyau d'alimentation de son nez et son coeur vaillant ne se fit pas prier. En trois secondes, l'affaire - la grande - était réglée. Sa petite tête blanche se couchait sur le côté19(*).

Dépositaire de la mémoire familiale, c'est à travers elle que la transcription de l'Histoire devient possible dans l'actualisation des sommes d'histoires évoquées plus haut. Le portrait de Marie s'il s'offre aux pointes ironiques du narrateur, porte en lui les drames familiaux autant qu'historiques, un passé que nous sommes tous censés partager. L'engagement, l'obstination de la petite femme nous est présentée ainsi :

Cette obstination (à ne pas mourir) eût au fond été dans la nature de la tante, de même qu'on l'avait vu s'échiner des heures à traiter par l'arithmétique un problème d'algèbre qui se résolvait plus simplement en une suite d'équations bien posées, mais il y allait de son honneur de vieille institutrice, ne pas s'en laisser compter par ces jeunes esprits outrecuidants qui, parce qu'ils étaient maintenant au collège, avaient la prétention de lui en imposer20(*)

Cette obstination qui se retrouve jusque dans l'adulation des icônes et l'immersion religieuse est, nous l'apprendrons par la suite en prise directe avec ce passé dont elle est garante. C'est là où se confondent histoire et Histoire. L'engagement pour les siens de la petite institutrice prend ses racines pendant la grande guerre en 1916 quand son frère préféré Joseph meurt au champ d'honneur. L'histoire de la tante, de la famille du narrateur, a été entravée par l'Histoire universelle. L'union des deux histoires est matérialisée par la démence dans laquelle s'enfonce peu à peu la tante après le décès de Joseph, père du narrateur.

Elle demandait toujours après Joseph. On répondait la même chose : en tournée, un contretemps, ne va pas tarder. (...) C'est peu à peu qu'on s'est aperçu de l'ampleur du malentendu. A des glissements dans ses propos, des dérapages hors du domaine d'absurde qu'on lui concédait. Joseph blessé par exemple. Il avait besoin de son aide, elle désirait le rejoindre, exigeait qu'on la conduise à Tours - et puis cette histoire de Belgique aussi21(*).

La confusion s'installe entre les deux Joseph dans l'esprit de la vieille institutrice : la prégnance du passé, se déploie dans le présent de cette dernière, rappelant au devoir de mémoire :

La petite tante n'avait perdu la mémoire que pour mieux la retrouver. La confusion ne venait pas d'elle, mais de nous, de notre lecture de ses visions. Le noeud de l'affaire, c'était que, tout à notre chagrin, nous faisions comme si papa était le seul Joseph à être mort depuis les débuts officiels de l'univers, c'est-à-dire jusqu'où portaient nos souvenirs. Pour la tante, il était le second : Joseph blessé en Belgique, transporté à Tours où il meurt, Joseph le frère aimé, à vingt et un ans, le 26 mai 191622(*).

Cette confusion des Joseph n'est pas anodine. L'agonie de la tante est liée à la mort du père, cette mort qu'il est dès lors possible d'exprimer. Le lien entre la tante et le neveu (père du narrateur) matérialise l'engagement de la tante pour les siens, engagement consécutif à la perte incommensurable du frère aimé sur le champ de bataille. Lors d'une visite à Marie, internée, le narrateur aborde de front le souvenir des adieux à son père sur son lit de mort :

« Embrassez votre père », avait-elle demandé devant le cadavre habillé, cravaté, allongé mains croisées au milieu du lit, position qui dénonçait bien le caractère extraordinaire de la situation (d'habitude, papa dormait à gauche). La première fois, il avait gardé un peu de chaleur. La peau fraîchement rasée de se joues sentait l'eau de toilette, une certaine élasticité demeurait. L'épreuve n'avait pas été plus rude que d'embrasser un bébé endormi : on se penche avec précaution, on applique un baiser rapide, à peine le temps d'éprouver du bout des lèvres la température du corps, et hop, on retourne, mission accomplie, se blottir autour du fauteuil que maman n'a pas quitté23(*).

Cet engagement fidèle au frère et au neveu ne devait jamais être renié puisque même dans la mort, la tante réunifia passé et présent :

Sur quoi la petite tante mourut. On s'avisa qu'on était le 19 mars, la Saint Joseph, comme si au cours de son périple inconscient elle avait épluché chaque jour le calendrier pour débarquer ce jour-là précisément qui unissait pour elle le neveu récemment disparu et le souvenir lointain du frère24(*).

Tout comme chez Winfried Georg Sebald dans les Emigrants25(*), ou encore A. Munoz Molina (Beatus ille26(*)), le narrateur des Champ d'honneur se livre à une recherche et, en l'occurrence ici, à une quête d'identité, à une écriture de soi dans l'h/Histoire, l'exercice de la littérature n'étant pas incompatible avec une représentation possible de l'Histoire. Le processus engagé par le narrateur des Champs d'honneur conduit à la genèse de l'oeuvre d'après les éléments matériels retrouvés dans une boite au fond d'un grenier ou la citation des voix - celle de Marie qui réunit dans sa démence, passé et présent, ou les silences du grand-père Burgaud qui alimentent la thèse du secret familial. Les objets actualisent histoire personnelle et histoire collective :

Ramener treize pièces en deux nécessitait une sélection cruelle, se séparer non seulement de l'entassement d'une vie mais du legs des génération antérieures : plus qu'une forme d'ascèse, un déblaiement de la mémoire27(*).

Ce déblaiement de la mémoire reste impossible car les objets surgissent du passé, actualisant inéluctablement les histoires, et pour lesquels il est toujours possible de faire un autre usage, comme les objets retrouvés par Julien le fossoyeur après l'inhumation de Joseph :

Dans les jours qui suivirent la mise en terre, Julien, le fossoyeur, rapporta à la maison trois objets de valeur qu'il avait exhumés du caveau familial : les deux alliances des parents de papa et le dentier en or de sa mère28(*).

Le grand père est le fil conducteur de la narration. La scène du grenier, dans lequel il trouve refuge où il déplace les objets plutôt que de faire un classement, stigmatise la prégnance de la mémoire. De fait si Burgaud s'acharne à déplacer ces objets, c'est sans doute dans l'intention de changer le passé, de voir le monde autrement, d'alléger le poids des souvenirs et de modifier le passé :

Sur les étagères où avaient été déposés au fil du temps de précieux déchets de civilisation, au point de constituer une sorte de relevé stratigraphique des générations successives et de leur élémentaire idée de survie, grand-père, en modifiant le spectre de cette accumulation, avait brouillé le temps, battu les cartes de notre Pincevent familial. Dans cette nouvelle donne, tous nos repères avaient disparu. Avec les éléments il avait composé un autre tableau, une autre histoire. Il faudrait s'habituer désormais à cette redistribution de la mémoire29(*).

Dans ce fouillis d'objets hétéroclites, le grand-père toutefois extrait les traces qui témoignent de l'histoire familiale. Comme dans les Emigrants, une galerie de photos s'expose lentement devant nos yeux, classées par ressemblance, les photos attestant l'appartenance à la communauté familiale et la pérennité des êtres, comme cette ressemblance entre une lointaine aïeule et Zizou, soeur du narrateur ; il est question de transmission, d'héritage mémoriel :

On reconnaissait dans les yeux de cette lointaine aïeule (un presque daguerréotype) les yeux intacts de Zizou et c'était troublant, cette transmission du regard à travers la mort30(*).

L'héritage est contenu dans une boite à chaussures léguée à la mère du narrateur presque secrètement, tel un objet précieux, boite dont le contenu rassemblé par le grand-père permet au narrateur d'accéder à l'écriture, de reconstituer l'histoire familiale irrémédiablement fondue dans l'Histoire collective. La boucle est bouclée par ce legs ultime : la quête amorcée par le grand-père maternel du narrateur doit se poursuivre au-delà des générations successives. Ici, les traces mnésiques écrites permettent un déchiffrement où l'imaginaire se combine au savoir collectif. La découverte des documents rassemblés dans la boite permet au récit un nouveau déploiement dans la dernière partie du livre, déploiement amorcé par la lecture d'une carte postale écrite par Marie en hommage au frère Joseph, mort à Tours en 1916.

C'est de l'utilisation de ces traces qu'il doit être question maintenant. La troisième partie du récit réalise la jonction entre les deux histoires. L'interprétation du contenu de la boite actualise histoire familiale et histoire collective. Le narrateur reconstitue l'histoire de Joseph et d'Emile sur la base de documents (écrits, photos) mais en utilisant également le savoir collectif, l'Histoire, qui appartient à chacun de nous. Il s'agit d'incorporer le passé familial et particulier dans un patrimoine universel. C'est ainsi que certains passages de cette troisième partie rappellent des faits purement historiques, le texte prenant des accents documentaires, notamment lorsque sont évoquées les circonstances de la première utilisation de gaz moutarde :

L'apparition des gaz de combat remonte à un an déjà, au nord d'Ypres, sur le front de Steenstaat, et c'est pourquoi on baptise la trouvaille ypérite31(*).

Rappel historique bref qui tend à crédibiliser le récit, de sorte que le texte ne peut éviter une représentation topique des champs de bataille, représentation inscrite dans l'imaginaire collectif comme la longue évocation de Joseph sur le front. Rien de plus qu'une énième tentative d'approcher une réalité qui reste toutefois irreprésentable, comme lorsqu'il s'agit d'évoquer les attaques au gaz :

Maintenant, le brouillard chloré rampe dans le lacis des boyaux, s'infiltre dans les abris (de simples planches à cheval sur la tranchée), se niche dans les trous de fortune, s'insinue entre les cloisons rudimentaires des casemates, plonge au fond des chambres souterraines jusque-là préservées des obus, souille le ravitaillement et les réserves d'eau, occupe sans répit l'espace, si bien que la recherche frénétique d'une bouffée d'air pur est désespérément vaine, confine à la folie dans des souffrances atroces32(*).

Comme Robert Antelme qui avouait son impuissance à témoigner de l'horreur de la shoah, « il était clair désormais que c'était seulement par la choix, c'est-à-dire encore par l'imagination que nous pouvions essayer d'en dire quelque chose33(*) », le narrateur des Champs d'honneur est conscient du manque, de l'impuissance à transcrire l'Histoire :

Nous n'avons jamais vraiment écouté ces vieillards de vingt ans dont le témoignage nous aiderait à remonter les chemins de l'horreur34(*) (...).

Il faut donc se limiter à une interprétation possible de la trace, dans un dosage entre réalité des preuves matérielles (photographies, carte postale, journal intime) et l'apport de l'imaginaire alimenté lui-même par le savoir collectif, ce que chacun sait de la guerre, notre patrimoine historique et culturel. C'est une possible transcription de l'Histoire par la littérature, un apport envisageable du roman, contrairement à ce qu'en pense François Nourrissier : « c'est parce que les corps, les mémoires, les rêves et les ruses se ressemblent que l'effort du roman, dispersé entre le particulier et le général, me semble moins fécond que l'effort autobiographique35(*) ». L'imaginaire romanesque réactive le lien entre le particulier et le général dans le texte qui nous intéresse ici. L'interprétation des traces ne peut donc se faire sans une part irréductible de subjectivité, l'imagination ayant prise naturellement avec cette dernière. Ainsi le contenu de la boite est-il soumis à un questionnement :

Qu'y a-t-il à l'intérieur d'une boite ? L'imagination s'emballe : la caverne d'Ali Baba ? Le bois de la vraie croix ? La voix de Rudolf Valentino ? On la casse et l'avale. On apprend qu'elle contient oligo-éléments et vitamines, glucides et lipides, mais que la caverne d'Ali Baba est dans la tête de Shéhérazade, le bois de la vraie croix dans l'arbre de la connaissance et la voix de Rudolf Valentino dans le regard du sourd36(*).

La caverne d'Ali Baba recèle le trésor de la mémoire familiale. Les liens, les réseaux se tissent dans l'interprétation des traces. Joseph, le frère de Marie provoque la rencontre avec Emile, autre frère mort au champ d'honneur, à une année d'intervalle, dont le cadavre est resté quelque part sur le front, et puis celle de Mathilde, sa jeune femme et de son enfant Rémi.. La boite à chaussures organise la reconstitution, dévoile les drames, les tabous. Tous ont en commun cette guerre qui a déréglé les vies, des milliers d'existences. Ce qui fait dire au narrateur que « l'histoire, l'officielle interfère avec la sienne, la laissée pour contre37(*) ». Ultime rebond dans cette quête de soi, la découverte d'une lettre partie de Commercy, douze année après la mort d'Emile, l'interprétation d'une photo et du cahier de voyage de Pierre, frère d'Emile, qui s'embarque pour la Meuse en plein hiver 1929 afin de ramener la dépouille du cher disparu. Le carnet rédigé par Pierre devient ainsi le lieu d'un déchiffrement et un moyen de récriture des h/Histoires.

Le texte de Rouaud matérialise la fusion entre particulier et général : la narration dévoile une histoire intime avec en arrière plan un fond historique nourri par la représentation de différentes époques. L'espace textuel devient lieu de partage et de mémoire, car la démarche est interactive. L'écriture met à jour une mémoire oralisée qui se transmet officieusement de générations en générations. La publication des Champs d'honneur au début des années quatre vingt dix correspond à un moment où la Grande Guerre - longtemps cantonnée dans le cercle restreint des mémoires familiales - revient sur le devant de la scène historiographique mais devient surtout un enjeu éditorial et cinématographique important38(*). S'écartant de l'histoire officielle, l'engouement pour la Grande Guerre se manifeste dans la tentative et la volonté de représentation d'un vécu, d'approcher au plus près une vérité historique et, dans cet optique, le témoignage prend toute sa valeur, certains témoins prenant à l'occasion le statut de « preuve vivante », selon l'expression de Christophe Prochasson qui ajoute avec justesse que :

La guerre de 14 renaît non comme le substitut d'une sensibilité nationale déchue, mais comme le lieu d'engagements personnels évanouis et d'une générosité assoupie. La Grande Guerre est l'un des ces moments historiques épatants où la mémoire individuelle rencontre la mémoire collective, où les drames personnels prennent une épaisseur nationale, où la vie de chacun semble avoir été soudain utile à tous39(*).

Le texte de Rouaud n'échappe pas à cet engouement. La description des conditions de vie des combattants est un dosage entre une vérité historique (l'histoire officielle) et l'imaginaire collectif qui repose sur l'interprétation du témoignage. La survictimisation du poilu «  a encouragé les lectures empathiques, passionnées et compassionnelles du conflit et dérouté parfois l'intelligence historique » souligne encore Stéphane Audoin-Rouzeau40(*). L'écriture chez Rouaud ne se déploie pas sans éviter ce registre compassionnel ; elle en use, piégée dans l'accumulation des topoï et c'est là, justement que se jouent les enjeux de l'écriture roualdienne.

* 1 _ B. Blanckeman, Les récits indécidables, Septentrion, 2008, p. 15.

* 2 _ Interview de Nathalie Sarraute par P. Bacenne, Lire, n°94, juin 1983, p. 81.

* 3 _ J. Rouaud, Sur la scène comme au ciel, Minuit, 1999.

* 4 _ M. Lantelme, Lire Jean Rouaud, Armand Colin, 2009.

* 5 _ J. Rouaud, L'invention de l'auteur, Gallimard, p. 106.

* 6 _ J. Rouaud, Les champs d'honneur, Minuit, p. 9

* 7 _ J. Rouaud, op. cit., p.85.

* 8 _ J. Rouaud, idem.

* 9 _ J. Rouaud, op. cit., p. 14.

* 10 _ Idem

* 11 _ Idem

* 12 _ J. Rouaud, op. cit. p. 122

* 13 _ H. Menou, « Ecrire l'H/histoire », dans Jean Rouaud : les fables d'un auteur sous la direction de Sylvie Ducas, Presse Universitaires d'Angers, 2005, p. 73.

* 14 _ J. Rouaud, op. cit., p. 34

* 15 _ Ibid., p. 18-19

* 16 _ Ibid., p. 154

* 17 _ Ibid., p. 159

* 18 _ Ibid., p. 105

* 19 _ Ibid., p. 63.

* 20 _ Idem.

* 21 _ J. Rouaud, op. cit., p. 120

* 22 _ Ibid., p. 121

* 23 _ Ibid., p. 127

* 24 _ Ibid., p. 136.

* 25 _ W.G. Sebald, Les Emigrants, Folio, 2006.

* 26 _ A. Munoz Molina, Beatus Ille, Seuil, 2000.

* 27 _ Ibid., p. 32.

* 28 _ Ibid., p. 85.

* 29 _ Ibid., p.138-139

* 30 _ Ibid., p. 140.

* 31 _ Ibid., p. 153.

* 32 _ Ibid., p. 155-156

* 33 _ R. Antelme, L'espèce humaine, Gallimard, 1957, p. 9.

* 34 _ Idem.

* 35 _ F. Nourrissier, Un petit bourgeois, Le livre de poche, p. 31.

* 36 _ J. Rouaud, op. cit., p. 141

* 37 _ Ibid., p. 163

* 38 _ S. Audoin-Rouzeau, « La grande guerre, le deuil interminable » Le débat, mars-avril 1999, p. 123.

* 39 _ C. Prochasson, « La guerre et ses cultures » dans Jean-Jacques Becker (dir.), Histoire culturelle de la Grande Guerre, Armand Colin, 2005, p. 2.

* 40 _ S. Audoin-Rouzeau, op. cit., p. 118.

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