L'ordonnance de la C.I.J. en l'affaire relative à des questions concernant l'obligation de poursuivre ou d'extrader (Belgique c. Sénégal), demande en indication des mesures conservatoires( Télécharger le fichier original )par Etienne KENTSA Université de Douala - DEA 2010 |
Section II : L'impact des réponses sur la décision de la CourLes réponses des parties aux questions du juge GREENWOOD peuvent être considérées comme la "ratio decidendi" (« raison de la décision »)227(*) de la décision de la Cour de ne pas indiquer les mesures conservatoires sollicitées par la Belgique. Ces réponses ont en effet rendu inutile l'indication par la Cour de telles mesures. La démonstration du caractère déterminant desdites réponses des parties dans l'Ordonnance du 28 mai 2009 (§ 1) précèdera l'analyse des raisons de l'inutilité de l'indication des mesures conservatoires par la Cour (§ 2). § 1- Le caractère déterminant des réponses des parties dans la décision de la Cour En amenant le Sénégal à déclarer solennellement qu'il ne laissera pas Hissène HABRE quitter son territoire avant une décision définitive de la Cour, le juge a certainement voulu trouver une solution avant même le délibéré. L'acquiescement de la Belgique a constitué un bon moyen de légitimation de l'Ordonnance du 28 mai 2009. Il y a donc eu une sorte de « fuite en avant vers l'équité »228(*), vers une réalisation suprême de la justice229(*). En effet, la Cour peut faire « application, pour la solution d'un litige donné, des principes de la justice, afin de combler les lacunes du Droit positif ou d'en corriger l'application lorsqu'elle serait trop rigoureuse »230(*). Par leurs réponses, les parties ont en réalité vidé la question de l'indication des mesures conservatoires de tout objet. Les questions du juge GREENWOOD et les réponses subséquentes des parties ont remis au goût du jour la tendance vers la « justice transactionnelle ». Georges ABI-SAAB affirme qu'il s'agit d'une « technique qu'utilise la Cour pour pouvoir arriver à une solution transactionnelle ou pour éviter de se prononcer sur des questions « délicates » ou qui touchent de trop près la sensibilité d'une des parties dans la mesure du possible » 231(*). Cette tendance a eu cours notamment entre la fin des années soixante-dix et 1986232(*). Dans le cas d'espèce, il s'est agi surtout d'éviter d'indiquer des mesures conservatoires. En effet, la Cour aurait offusqué le Sénégal si elle avait indiqué des mesures conservatoires bien que cet Etat ait démontré qu'il avait pris toutes les mesures que sollicitait la Belgique en l'espèce. Il était donc clair, pour toute personne ayant suivi la phase orale de la procédure, que la Cour n'indiquerait pas les mesures sollicitées par la Belgique. La Cour ne pouvait plus logiquement indiquer des mesures conservatoires que sur la base de l'article 75, § 2 de son Règlement de procédure. Cette disposition lui donne en effet la possibilité d'indiquer motu proprio des mesures conservatoires « totalement ou partiellement différentes de celles qui sont sollicitées » par l'une des parties233(*). Or l'engagement solennel du Sénégal devant la Cour était déjà de nature à protéger de manière tout à fait satisfaisante les droits invoqués par la Belgique. La déclaration solennelle du Sénégal et l'acquiescement subséquent de la Belgique ont donc rendu les mesures conservatoires superfétatoires. § 2- L'inutilité de l'indication des mesures conservatoires par la Cour Les réponses des parties aux questions du juge GREENWOOD ont été décisives dans la procédure, dans la mesure où elles ont rendu l'indication des mesures sollicitées par la Belgique inutile. En effet, on peut suivre facilement les juges KOROMA et YUSUF qui ont affirmé que la déclaration solennelle du Sénégal «preserves the rights of the Parties and ensures against the risk of irreparable prejudice in exactly the same way as would an order indicating provisional measures»234(*). Si par ses questions, et les réponses que les parties allaient y apporter, le juge GREENWOOD a voulu légitimer la décision de la Cour en évitant de heurter la sensibilité de l'une ou de l'autre partie, il va sans dire que ce voeu a été exaucé. La décision de la Cour a en effet, été accueillie favorablement tant par les deux parties, par les victimes (des exactions attribuées à Hissène HABRE) que par les défenseurs des droits de l'Homme. S'agissant tout d'abord de la Belgique, sa satisfaction était prévisible, du fait de son acquiescement, et a été exprimée à la suite de la décision de la Cour. Au soir de la décision, le ministre belge des Affaires étrangères a indiqué, dans un communiqué, que "l'engagement solennel du Sénégal devant la Cour [internationale] de Justice que Hissène Habré ne pourrait quitter le pays prématurément rend [les] mesures conservatoires superflues"235(*). S'agissant ensuite des victimes, c'est par la voix de la personne autorisée que s'est exprimé leur sentiment. Il s'agit de Souleymane GUENGUENG, président fondateur de l'Association des Victimes des Crimes et Répressions Politiques au Tchad (AVCRP), qui a déclaré : "Le Sénégal est maintenant sous le regard de la Cour internationale de Justice. Nous espérons que les autorités sénégalaises vont enfin permettre à la justice de faire son travail"236(*). Pour ce qui est des défenseurs des droits de l'Homme enfin, Reed BRODY, porte-parole et conseiller juridique de Human Rights Watch, a déclaré qu'avec cette promesse du Sénégal dont la Cour a tenu compte, le risque que Hissène HABRE se réfugie dans un État de non droit semble être écarté237(*). Souhayr BELHASSEN, alors présidente de la FIDH, a pour sa part déclaré que « c'est une bonne nouvelle » que la Cour ait tenu compte de l'engagement solennel du Sénégal, avant d'ajouter que le Sénégal "a pris un engagement politique, conforté désormais par une décision judiciaire, d'honorer ses obligations internationales"238(*). Ces réactions confortent fort bien l'idée de la superfluité de l'indication des mesures conservatoires par la Cour en l'espèce. * 227 _ Voir Raymond GUILLIEN / Jean VINCENT, Lexique des termes juridiques, 13ème éd., Dalloz, Paris, 2001, p. 459. Ces auteurs définissent la ratio decidendi comme « expression désignant les motifs décisifs qui ont déterminé la décision du juge » (les italiques ajoutés). * 228 _ Georges ABI-SAAB, op. cit. (supra, note n° 58), p. 292. * 229 _ Voir Raymond GUILLIEN / Jean VINCENT, op. cit. (supra, note n° 227), P. 240. * 230 _ Ibid. * 231 _ Georges ABI-SAAB, op. cit. (supra, note n° 61), p. 292. L'auteur pense que l'arrêt au fond dans l'affaire relative aux Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui, a constitué un tournant ou un revirement par rapport à la pente glissante de la justice transactionnelle (ibid.). L'on se souviendra que dans cette affaire, la Cour a rendu un arrêt défavorable pour une grande puissance, en l'occurrence les États-Unis d'Amérique face à un petit pays en développement. Ce qui provoqua, selon Georges ABI-SAAB, la « désaffection occidentale » pour la Cour. * 232 _ Année de la décision au fond dans l'affaire du Nicaragua. * 233 _ L'on se souviendra que la Cour a usé de ce pouvoir dans l'affaire du Nicaragua (voir mesures conservatoires, Ordonnance du 10 mai 1984, § 41) et dans l'affaire LaGrand (cf. mesures conservatoires, Ordonnance du 03 mars 1999, § 29, deuxième mesure). * 234 _ Déc. com. KOROMA et YUSUF, p. 3, § 10. * 235 _ Source : http://www.lalibre.be/actu/international/article/505867/la-belgique-satisfaite-de-la-position-de-la-cij-dans-l-affaire-habre.html (consultée le 29 mai 2009). * 236 _ Voir Comité international pour le jugement équitable de Hissène Habré, La CIJ prend acte de l'engagement du Sénégal de maintenir Hissène Habré sur son sol (28 mai 2009), http://www.hrw.org/fr/news/2009/05/28/la-cij-prend-acte-de-lengagement-du-s-n-gal-de-maintenir-hiss-ne-habr-sur-son-sol (consultée le 29 mai 2009). Ce Comité est composé des représentants des organisations suivantes : l'Association des Victimes de Crimes et Répressions Politiques au Tchad, l'Association Tchadienne pour la Promotion et la Défense des Droits de l'Homme (ATPDH), la Ligue Tchadienne des Droits de l'Homme (LTDH), Human Rights Watch, la Fédération Internationale des Ligues des Droits de l'Homme (FIDH), la Rencontre Africaine de Défense des Droits de l'Homme (RADDHO), l'Organisation Nationale des Droits de l'Homme (Sénégal), Interights, AVRE (France), et Agir Ensemble pour les Droits de l'Homme. * 237 _ Ibid. * 238 _ Ibid. |
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