L'ordonnance de la C.I.J. en l'affaire relative à des questions concernant l'obligation de poursuivre ou d'extrader (Belgique c. Sénégal), demande en indication des mesures conservatoires( Télécharger le fichier original )par Etienne KENTSA Université de Douala - DEA 2010 |
Section II : Les questions relatives à la recevabilité de la requête belge au fondLors de l'établissement de sa compétence prima facie, la Cour n'a examiné la question de l'existence d'un différend et les conditions procédurales posées par la Convention contre la torture que de façon superficielle. Elle n'a pas tranché ces aspects de l'affaire. Ceux-ci étant étroitement liés à la recevabilité de la requête belge, leur examen dans le cadre de ce travail s'avère intéressant et nécessaire. L'analyse de la question de l'existence d'un différend entre les parties (§ 1) précèdera l'examen de la question relative aux conditions procédurales prévues par la Convention contre la torture (§ 2). § 1- La question de l'existence d'un différend entre les parties Le fait que le Sénégal ait reconnu devant la Cour son obligation de poursuivre Hissène HABRE a fait penser à la disparition de l'objet du différend dans la mesure où on a pu y relever une certaine convergence des positions des parties sur la question. Toutefois, l'on va démontrer que, malgré cette reconnaissance de son obligation par le Sénégal (A), la disparition de l'objet du différend n'est qu'apparente (B). A. La reconnaissance par le Sénégal de son obligation de poursuivre Hissène HABRE Il convient de rappeler que, sans y être incité, le Sénégal a assuré à plusieurs reprises qu'il entendait maintenir la surveillance et le contrôle sur Hissène HABRE et sur son entourage254(*). En plus, répondant à la question du juge GREENWOOD, il a déclaré solennellement qu'il ne laisserait pas Hissène HABRE quitter son sol avant que la Cour ait rendu sa décision définitive255(*). Plus importante encore est la reconnaissance non équivoque de son obligation de poursuivre Hissène HABRE. En effet, le Sénégal a fait valoir, lors de sa plaidoirie, son droit de poursuivre ce dernier. Cela était décelable dès la prise de parole par son agent, Cheikh Tidiane THIAM, lors du premier tour d'observations orales du Sénégal le 6 avril 2009. Ce dernier a déclaré que l'« action précipitée [de la Belgique] ne peut que gêner les efforts que le Sénégal entreprend depuis plusieurs années pour remplir ses obligations internationales en assurant des poursuites loyales et un procès équitable et impartial au sieur Hissène Habré [...] »256(*). Par ailleurs, le Sénégal prétend que l'indication des mesures conservatoires demandées reviendrait à le priver de son droit de poursuivre257(*). Pour le Sénégal en effet, le droit de réclamer l'extradition ne peut prévaloir sur celui d'un État assumant son obligation de juger258(*). La reconnaissance de son obligation de poursuivre par le Sénégal peut également être déduite de l'acceptation du mandat de l'UA et de la recherche des moyens nécessaires à la tenue du procès. En outre, les réformes constitutionnelle, pénale et institutionnelle entreprises par le Sénégal constituent, selon celui-ci, une preuve de sa volonté de poursuivre. A la fin de son second tour d'observations orales sur la demande en indication des mesures conservatoires, le 8 avril 2009, le Sénégal a réaffirmé sa « volonté de continuer le processus [consistant à] assumer intégralement ses obligations d'État partie à la Convention de 1984 (...) »259(*). Tout cela montre bien que le Sénégal est d'accord avec la Belgique à propos de son obligation de poursuivre Hissène HABRE. Mais il faut relever que le Sénégal a surtout reconnu essentiellement l'obligation de poursuivre. Ainsi, même si cette convergence partielle des vues des parties a pu faire penser à la disparition de l'objet du différend, il faut reconnaître qu'elle n'est qu'apparente et non réelle. Il est très important de préciser que même si l'objet du différend avait disparu, ce n'est qu'en principe dans la procédure au fond que la Cour pourrait le constater. En effet, en l'état actuel de la jurisprudence de la Cour, il n'est possible de mettre fin à une affaire au stade de l'examen de la demande en indication de mesures conservatoires que lorsque la Cour considère qu'elle n'a manifestement pas compétence. Ce fut le cas par exemple, le 2 juin 1999 dans l'affaire relative à la Licéité de l'emploi de la force où la Cour ayant estimé qu'elle n'était manifestement pas compétente pour les requêtes contre l'Espagne et contre les Etats-Unis, avait rayé ces deux cas de son rôle. L'on peut donc dire qu'il était loisible au Sénégal de déposer une exception préliminaire sur le défaut d'objet de la requête belge après le dépôt du mémoire de la Belgique dont le délai était fixé au 9 juillet 2010260(*), comme le prévoit le Règlement de la Cour261(*). B. La disparition apparente de l'objet du différend entre les parties La reconnaissance de son obligation par le Sénégal a fait croire que l'objet du différend avait disparu. Certains membres de la Cour ont même affirmé péremptoirement la disparition de cet objet. C'est notamment le cas du juge ad hoc Serge SUR. Selon ce dernier, c'est de façon inappropriée que la Cour relève que : « les Parties semblent néanmoins continuer de s'opposer sur d'autres questions d'interprétation ou d'application de la Convention contre la torture, telles que celle du délai dans lequel les obligations prévues à l'article 7 doivent être remplies ou celle des circonstances (difficultés financières, juridiques ou autres) qui seraient pertinentes pour apprécier s'il y a eu ou non manquement auxdites obligations ; que les vues des Parties, par ailleurs, continuent apparemment de diverger sur la façon dont le Sénégal devrait s'acquitter de ses obligations » 262(*). Le juge ad hoc Serge SUR poursuit en précisant qu'il s'agit en effet de divergences qui ne font pas l'objet de la demande présentée par la Belgique, et qui ne sont que des motifs à l'appui de sa requête263(*). L'on suit volontiers ce juge sur ce point. Mais l'on ne peut le suivre lorsqu'il déclare qu'on ne voit « plus en quoi consiste le différend entre la Belgique et le Sénégal »264(*). En effet, même s'il est admis qu'il y a différend dès lors « que la réclamation de l'une des parties se heurte à l'opposition manifeste de l'autre »265(*), il est clair que la disparition prétendue de l'objet du différend, en l'espèce, n'est qu'apparente. De fait, la requête de la Belgique vise essentiellement à faire dire et juger que le Sénégal est obligé de poursuivre pénalement Hissène HABRE ou, à défaut, de l'extrader vers la Belgique. Or le Sénégal a reconnu uniquement l'obligation de poursuivre, laissant l'obligation alternative à savoir l'obligation d'extrader266(*). Par conséquent, tant que le Sénégal n'aura pas engagé des poursuites concrètes contre Hissène HABRE, un différend continuera d'exister entre la Belgique et lui. Même si les assurances sénégalaises et les réponses des parties aux questions du juge GREENWOOD ont pu atténuer la portée du différend, seul l'engagement des poursuites contre Hissène HABRE ou son extradition pourrait faire disparaître définitivement l'objet du différend. § 2- La question relative aux conditions procédurales posées par la Convention contre la torture Pour établir sa compétence prima facie, la Cour a vérifié si les conditions procédurales de l'article 30 de la Convention contre la torture du 10 décembre 1984 étaient réunies. Ce faisant, c'est de manière sommaire qu'elle les a examinées pour conclure qu'elle a compétence prima facie en l'espèce. Ce qui signifie que ces conditions sont réunies (A). Une analyse approfondie de ces conditions s'avère nécessaire. A ce stade, il est opportun de s'attarder sur la recevabilité de la requête belge au fond (B) au vu des éléments dont on dispose à présent. A. La réunion des conditions procédurales de la Convention contre la torture Les conditions procédurales dont il est question ici, sont prévues à l'article 30, § 1 de la Convention contre la torture. Cette disposition constitue en réalité la clause attributive de juridiction inscrite dans la Convention. Par cette clause, les États parties s'engagent d'avance à accepter la compétence de la Cour au cas où un différend surviendrait entre eux quant à l'application ou à l'interprétation de ladite Convention. Le paragraphe 1 de l'article 30 de la Convention prévoit quatre conditions à remplir pour que la requête d'une partie soit recevable devant la Cour. Ces conditions sont les suivantes : l'existence d'un différend sur l'interprétation ou l'application de la Convention (1), l'échec des négociations (2), la demande d'arbitrage par l'une des parties (3), et la persistance du désaccord des parties sur l'organisation de l'arbitrage au-delà d'un délai de six mois (4). 1. L'existence d'un différend sur l'interprétation ou l'application de la Convention En l'espèce, comme on l'a déjà relevé, un différend continue d'exister entre les parties. Contrairement à ce que d'aucuns ont pu penser, l'engagement solennel du Sénégal de ne pas laisser Hissène HABRE quitter son territoire, ne concerne que la demande en indication des mesures conservatoires. En effet, « l'existence d'un différend [...] ne résulte pas plus de son assertion unilatérale par un État que son inexistence ne peut être inférée de l'assertion contraire de l'autre »267(*). Ceci amène Jean COMBACAU à conclure que l'on doit « distinguer du différend substantiel le différend résultant de la divergence des États sur sa réalité même »268(*). Ainsi, tant que des poursuites ne seront pas engagées au Sénégal contre Hissène HABRE, le différend persistera. Au cas où le Sénégal n'obtiendrait pas les moyens financiers sollicités pour l'organisation du procès, il faudrait envisager sérieusement l'extradition de Hissène HABRE vers la Belgique. Car garder indéfiniment Hissène HABRE impuni constituerait un manquement grave à la Convention contre la torture. 2. L'échec des négociations entre les parties Il importe de rappeler, avec Jean COMBACAU, que face à un différend qui les oppose, deux États ont, par application du principe très général de bonne foi, une obligation de négocier « en vue de parvenir à un accord »269(*). L' « obligation de règlement pacifique » désigne improprement une obligation de négocier sur l'objet du différend270(*). Selon sir Michael WOOD, coagent de la Belgique, «[t]hat this dispute could not be settled through negotiation is (...) clear»271(*). On est de cet avis si l'on considère, un tant soit peu, le nombre d'échanges272(*) infructueux qu'il y a eu entre les parties depuis l'avis d'incompétence de la Chambre d'accusation de la Cour d'appel de Dakar du 25 novembre 2005, sur la demande d'extradition belge. Les vues divergentes des parties sont mises en évidence lorsque le Sénégal soumet l'affaire Habré à l'UA et accepte son mandat pour le juger. En fait, les parties ne s'entendent pas sur la manière dont le Sénégal doit remplir son obligation de poursuivre ou d'extrader selon l'article 7 de la Convention contre la torture. 3. La demande d'arbitrage par l'une des parties Les divergences de vues des parties ont amené la Belgique à demander que la procédure d'arbitrage soit engagée. Cette proposition a été faite à travers les notes verbales des 4 mai et 20 juin 2006. 4. La persistance du désaccord des parties sur l'organisation de l'arbitrage au-delà d'un délai de six mois En mai 2007, c'est-à-dire un an après la demande d'arbitrage, la Belgique a constaté que celle-ci n'a reçu aucune réponse. A travers la note verbale du 8 mai 2007, la Belgique avait demandé au Sénégal si des poursuites allaient être menées contre Hissène HABRE ; mais elle n'avait reçu aucune réponse. Par le biais de sa note verbale du 2 décembre 2008, la Belgique a fait une nouvelle tentative destinée à faciliter les poursuites contre Hissène HABRE au Sénégal. Elle y proposait au Sénégal de recevoir les magistrats instructeurs sénégalais et de leur transmettre le dossier d'instruction relatif au cas Habré. Là encore, elle a dû faire face au mutisme sénégalais. Au vu de ce qui précède, force est de constater que les conditions procédurales de l'article 30 de la Convention contre la torture ont été remplies par l'État demandeur. Ce qui conduit au questionnement sur la recevabilité de sa requête.
B. La recevabilité subséquente de la requête belge Rendu à ce stade de l'étude, il importe d'examiner la question de la recevabilité de la requête belge, sans vouloir empiéter sur le fond de l'affaire. En effet, la question de la recevabilité ne peut être examinée par la Cour qu'au fond. Elle ne saurait le faire pendant la phase de la demande en indication de mesures conservatoires. Il s'agit donc tout simplement de se demander si, au regard des éléments analysés ici, la requête belge est recevable. De fait, il existe trois raisons qui militent en faveur de la recevabilité de ladite requête. Tout d'abord, comme on vient de le constater, la Belgique a rempli les conditions procédurales posées par la Convention contre la torture. De ce point de vue donc, la requête est recevable. Ensuite, comme démontré ci-dessus un différend existe bel et bien entre les parties273(*). La Cour n'aura donc pas du mal à établir sa compétence quant à la procédure au fond. Enfin, l'enjeu de l'affaire relative à des Questions concernant l'obligation de poursuivre ou d'extrader peut contribuer à la recevabilité de la requête belge. En effet, on peut imaginer que la Cour aura à coeur de contribuer au développement d'une règle essentielle du droit pénal international à savoir le principe aut dedere aut judicare ou compétence universelle conditionnée. Cette volonté pourra amener la Cour à adopter une certaine souplesse dans l'examen de la recevabilité de la requête. Tout cela relève toutefois de l'ordre des hypothèses, dans la mesure où la Cour pourrait ne pas avoir à examiner cette question. En effet, au cas où le Sénégal engagerait des poursuites contre Hissène HABRE avant l'examen au fond, la Cour pourrait estimer qu'il est désormais inutile de donner suite à la requête belge. * 254 _ Voir CR 2009/9, p. 21, § 57 (THIAM) ; CR 2009/9, p. 42, § 10 (DIANKO) ; CR 2009/9, p. 54, § 11-12 (GAYE) ; CR 2009/11, pp. 19-20, § 17 (SALL). * 255 _ Voir CR 2009/11, p. 23, § 6 (KANDJI). V. également C.I.J., Questions concernant l'obligation de poursuivre ou d'extrader, op. cit., p. 16, § 68. * 256 _ CR 2009/9, p. 8, § 3 (THIAM). * 257 _ Ibid., p. 44, § 21 et s. * 258 _ C.I.J., Questions concernant l'obligation de poursuivre ou d'extrader, op. cit. (supra, note n° 4), p. 13, § 59. * 259 _ CR 2009/11, p. 21, § 27 (SALL). * 260 _ Voir C.I.J., Questions concernant l'obligation de poursuivre ou d'extrader (Belgique c. Sénégal), Fixation des délais, Ordonnance du 09 juillet 2009. * 261 _ L'article 79 (1) du Règlement de procédure de la CIJ prévoit en effet que « Toute exception à la compétence de la Cour ou à la recevabilité de la requête ou toute autre exception sur laquelle le défendeur demande une décision avant que la procédure sur le fond se poursuive doit être présentée par écrit dès que possible, et au plus tard trois mois après le dépôt du mémoire ». * 262 _ Op. ind. SUR, p. 5, § 14. * 263 _ Ibid. * 264 _ Ibid., p. 6, § 15. * 265 _ Voir C.I.J., affaires du Sud-ouest africain (Éthiopie c. Afrique du Sud ; Libéria c. Afrique du Sud), exceptions préliminaires, arrêt du 21 décembre 1962, Rec. 1962, p. 328 ; C.I.J., Obligation d'arbitrage selon l'Accord de 1947 relatif au siège de l'ONU, avis consultatif du 26 avril 1988, Rec. 1988, pp. 27-28 ; C.I.J., Timor oriental (Portugal c. Australie), arrêt du 30 juin 1995, Rec. 1995, p. 100 ; C.I.J., Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt du 11 juillet 1996, Rec. 1996, p.614. * 266 _ Cf. supra, A. * 267 _ C.I.J., Interprétation des traités de paix, avis consultatif, 30 mars 1950, C.I.J. Recueil 1950, § 65, p. 74 ; cf. Jean COMBACAU et Serge SUR, op. cit. (supra, note n° 79), p. 559. * 268 _ Ibid. * 269 _ Ibid., p. 558. * 270 _ Ibid. * 271 _ CR 2009/8, p. 48, § 46 (WOOD). * 272 _ Ibid., pp. 25-26 ; v. aussi CR 2009/9, pp. 35-36. * 273 _ Cf. supra, § 1, B. |
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