La critique existentialiste du rationalisme chez Sàśren Kierkegaard( Télécharger le fichier original )par Eric MBOCK ABOUBAKAR Grand Séminaire Saint Augustin de Maroua - Mémoire fin de cycle de philosophie 2008 |
II.1.2. La pensée abstraiteLa langue de l'abstraction ne mentionne, à vrai dire, jamais ce qui constitue la difficulté de l'existence et de l'existant, et donne encore moins d'explication. Si la pensée abstraite ne fait pas ou n'arrive pas à la faire, c'est justement parce qu'elle est sub specie aeterni, elle « ne tient pas compte du concret, de la temporalité, du devenir propre à l'existence et de la misère que connaît l'existant du fait qu'il est une synthèse d'éternel et de temporalité, plongée dans l'existence »57(*). Et conscients que la pensée est ce qu'il y a de plus élevée, ces penseurs délaissent fièrement l'existence aux hommes incultes. Il est juste et bon de rappeler que penser abstraitement la réalité et donner une réponse abstraite est plus facile que de demander ce que signifie telle chose précise, et que de répondre à cette question. Cela dit, « l'abstraction ne tient pas compte de cette chose précise mais la difficulté consiste précisément à la rattacher à l'idéalité de la pensée en voulant la penser »58(*). C'est pourquoi l'insuffisance de l'abstraction ressort dans toutes les questions concernant l'existence. Elle commence par écarter la difficulté en l'omettant et se vante par la suite de tout expliquer. Prenant l'exemple de l'immortalité en général, la pensée abstraite se trouve fière de l'expliquer ; mais, quant à savoir si un existant particulier est immortel, là se trouve la difficulté et l'abstraction n'a guère de solution à donner. De là TISSEAU estime que « la pensée abstraite m'aide ainsi, touchant mon immortalité, en me tuant comme individu ayant une existence particulière pour me rendre alors immortel ; elle me secourt à peu près à la façon du médecin de Holberg, dans la chambre de l'accouché, dont la drogue tua le malade, mais chassa la fièvre »59(*). De cette façon, le penseur abstrait cesse d'être homme. La pensée fait abstraction de l'individualité des choses, elle laisse de côté leurs caractères et leur existence. Elle ne conçoit que des essences et les essences n'existent pas, elles sont des possibles. Elle ne peut concevoir la réalité que sous forme de possible seulement, d'où elle supprime cette réalité en ce sens que « la réalité ne se laisse pas exprimer dans le langage de l'abstraction, car les questions qu'elle se pose et les réponses qu'elle y donne ne concernent pas l'existence mais seulement les possibilités »60(*). KIERKEGAARD, en prenant l`exemple du cogito cartésien démontre que la pensée ne peut expliquer l'existence. Dans le cas précis du cogito, le philosophe danois pense qu'on peut repérer dans la déclaration de DESCARTES une tautologie ou une contradiction. Une tautologie si l'on entend par Je un homme particulier existant, et on obtiendrait alors : je suis pensant, ergo je suis ; mais si je suis pensant, ce n'est plus merveilleux que je sois c'est déjà dit61(*) . Par contre, le cogito devient contradictoire si le je signifie le je pur qui n'est personne en particulier. Car alors, ce je ne peut avoir d'autre existence que conceptuelle, et c'est une contradiction que de conclure de la pensée à l'existence réelle, puisque la pensée supprime l'existence et la transpose en possibilité. De là, « qu'un penseur abstrait démontre son existence par sa pensée, c'est une étrange contradiction, car dans la mesure où il pense abstraitement, il fait abstraction précisément du fait qu'il existe »62(*). KIERKEGAARD essaie de surmonter le cogito, ergo sum de la philosophie moderne par un principe nouveau : credo, ergo sum. L'existence authentique n'a pas sa racine dans la pensée mais dans la foi. Je suis dans la mesure où je crois. Mais il faut noter que chez KIERKEGAARD, credo et cogito s'opposent dialectiquement. La pensée objective se désintéresse de la foi la quelle se voit obligée de se réfugier dans la subjectivité. D'où l'opposition chez KIERKEGAARD entre savoir objectivement et exister subjectivement. Considérons le rapport de la philosophie au christianisme. KIERKEGAARD dans sa thèse tient d'abord à préciser que le christianisme n'est pas une doctrine, mais plutôt un message existentiel ; par conséquent, sa vérité n'est pas objective parce que ne pouvant être démontrée ni comprise. Il est pour la raison « le paradoxe absolu ». Quand l'auteur des Miettes philosophiques dit que le christianisme n'est pas une doctrine, il ne prétend pas lui dénier tout contenu doctrinal. Le christianisme n'est pas « une doctrine qui veut être comprise spéculativement [...] - mais - une doctrine qui veut être réalisée dans l'existence »63(*). Par conséquent, vouloir spéculer à son sujet est « un malentendu, et si finalement on prétend l'avoir compris spéculativement, alors on a atteint le maximum de malentendu »64(*). Pour KIERKEGAARD, vouloir justifier le christianisme par la raison est une entreprise qui relève du manque de foi. Ainsi, KIERKEGAARD voit que le premier inventeur de la défense du christianisme est un homme incrédule. En outre, si l'on parvenait à démontrer la vérité du christianisme, on cesserait de croire. D'où, prétendre avoir compris le christianisme c'est se tromper car « si quelqu'un s'imagine qu'il le comprend, il peut être tranquille qu'il se trompe »65(*). C'est ce qu'a fait HEGEL en « médiatisant » et en intégrant le christianisme à son système en lui reconnaissant certaines vérités, mais qui, aussitôt, se trouvent dépassées comme un moment provisoire de l'esprit. Or, cette manière de faire est absurde car elle supprime ce qu'elle devait comprendre. L'intérêt suprême de l'homme dirions-nous est d'exister concrètement. Mais cet intérêt ne le condamne pas à cesser de penser ; tout au contraire il le porte à se poser lui-même. Il donne donc une direction nouvelle ou plus largement un nouveau « style » à sa pensée qu'on peut appeler : la pensée subjective. * 57 _P.-H. TISSEAU et JEAN BRUN, op. cit p. 11. * 58 _ Ibidem, p. 12. * 59 _ Idem. * 60 _ S. KIERKEGAARD, cité par R. VERNEAUX, Histoire de la philosophie contemporaine, op. cit., p. 25. * 61 _ R. VERNEAUX, Idem. * 62 _ Idem. * 63 _ R. VERNEAUX, Histoire de la philosophie contemporaine, op. cit. p. 26. * 64 _ Idem. * 65 _ Idem. |
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