Article N° 1 : « Du rapport
imagination transcendantale-temps et le problème de la finitude dans
l'homme et la métaphysique du Dasein ». Etude analytique de
Kant et le problème de la métaphysique de Martin Heidegger
Introduction
Dans la préface à la première
édition de la Critique de la raison pure (1781), Emmanuel Kant
affirme : « le champ de bataille de ces combats sans fin,
voilà ce qu'on nomme métaphysique. Il fut un temps où elle
était appelée la reine de toutes les sciences, et si l'on
répute l'intention pour le fait, elle méritait assurément
ce titre honorifique, par l'importance singulière de son
objet »1(*).
Par cette affirmation, Kant en son temps voudrait souligner
que le champ de la métaphysique n'est pas une entreprise aisée.
Elle donne toujours du fil à retordre à quiconque désire
se lancer dans une telle voie. Il ne s'agit pas ici en terme heideggerien d'un
Holzweg, d'un chemin qui ne mène nulle part, mais plutôt d'un
lieu, d'un champ de bataille où s'affrontent plusieurs doctrines.
Celles-ci, aux points de vues divergents, empruntent chacune leur
méthode, leur démarche dans le but de la quête du sens, de
la signification, de la vérité. En d'autres termes, il s'agit de
la quête, si nous osons nous exprimer ainsi, de l'essence, de
l'être.
N'est-ce pas dans ce champ de bataille de tous les combats
qu'est la métaphysique que nous voulons situer Martin Heidegger comme
l'une des figures emblématiques de cette doctrine ?
Réfléchir pour chercher à savoir, ou
réfléchir pour comprendre Heidegger dans les profondeurs de ses
pensées les plus brûlantes en métaphysique, mieux en
ontologie n'est pas chose facile. Cependant, cela ne devrait pas être ,
à notre avis, un prétexte pour ne pas oser sonder l'insondable de
ses réflexions. C'est justement cette audace qui nous pousse à
réfléchir avec lui « Du rapport imagination
transcendantale-temps et du problème de la finitude dans l'homme et la
métaphysique du Dasein ». Force est de constater que chez
notre auteur, un thème prédominant semble s'imposer, à
travers l'interprétation de Kant, à tout le projet de l'ontologie
fondamentale : celui de la finitude. On le retrouve partout dans
l'ouvrage Kant et le problème de la métaphysique. La
notion de la finitude occupe une place capitale dans la pensée de
Heidegger. A celle-ci, nous pouvons également ajouter une autre notion
essentielle dans la plume de notre auteur : l'imagination transcendantale.
La fonction de l'imagination transcendantale, nous dit Kant,
est de s'assurer une médiation entre la réceptivité de la
sensibilité et la spontanéité de l'entendement. A ce
sujet, notre projet est de relever le sens que revêt celle-ci dans la
perspective heideggerienne et montrer comment notre auteur interprète
cette idée chère à Kant, en lien avec le temps. C'est
pourquoi, nous nous proposons de développer le thème de notre
travail en deux grandes parties.
Dans un premier temps, nous tenterons d'approfondir, à
la balance d'une recherche plus attentive, du rapport qu'établit
Heidegger entre l'imagination transcendantale et le temps. Il s'agira d'abord
de clarifier la notion de l'imagination transcendantale en prenant comme point
de départ Kant ; ensuite, nous dégagerons l'attitude de
Heidegger face à la conception kantienne de l'imagination
transcendantale et enfin du rapport qu'il établit entre cette
dernière et le temps. En second lieu, il s'agira pour nous d'exposer la
compréhension heideggerienne de la finitude. Celle-ci consiste en un
approfondissement du problème de la finitude dans l'homme et la
métaphysique du Dasein.
1 - Du rapport imagination transcendantale et temps
1.1- Kant et l'imagination transcendantale
Kant distingue de la simple imagination empirique et
reproductrice, comme faculté de se représenter un objet
même en son absence et reposant sur les seules lois empiriques de
l'association, l'imagination transcendantale et reproductrice dont la fonction
est de s'assurer une médiation entre la réceptivité de la
sensibilité et la spontanéité de l'entendement.
« Encore faut-il, pour constituer l'objet, un acte composant le
divers donné dans l'intuition conformément à
l'unité synthétique de la conscience qu'exprime le concept. Cet
acte, nous apprend le début du second livre de
l' « Analytique », est celui de l'imagination,
laquelle construit les images correspondant à un concept et permettant
au jugement de saisir une intuition »2(*). Les deux opérations de l'imagination
transcendantale sont la synthèse et le schématisme. Toute
appréhension du divers dans l'intuition s'effectuant selon la forme du
temps, l'imagination doit en associer la reproduction en faisant porter sa
synthèse sur cette forme universelle des représentations qu'est
le temps. Une telle liaison transcendantale de la forme temporelle du
phénomène, en tant qu'elle est un effet de l'entendement sur la
sensibilité, est également appelée synthèse
figurée en tant qu'elle se rapporte simplement à l'unité
originairement synthétique de l'aperception, c'est-à-dire
à cette unité transcendantale par lequel l'entendement
confère une unité à la synthèse de
l'imagination.
L'imagination est la faculté de se représenter
dans l'intuition un objet même sans sa présence. Or comme toute
notre intuition est sensible, l'imagination, à cause de la condition
subjective, sous laquelle seulement elle peut donner aux concepts de
l'entendement une intuition correspondante, appartient à la
sensibilité. Mais en tant que sa synthèse est un exercice de la
spontanéité, qui est déterminante et pas simplement, comme
le sens, déterminable, et qu'elle peut par suite déterminer a
priori le sens selon sa forme, conformément à l'unité de
l'aperception, l'imagination est à ce titre une faculté de
déterminer la sensibilité a priori. Et sa synthèse des
intuitions, conformément aux catégories, doit être la
synthèse transcendantale de l'imagination, ce qui est un effet de
l'entendement sur la sensibilité et la première application de
l'entendement (principe en même temps de toutes les autres) à des
objets de l'objet de l'intuition possible pour nous.3(*) Par ailleurs, la
catégorie n'est applicable aux objets de l'expérience que pour
autant que l'imagination la temporalise en la dotant d'un schème, qui
est une détermination transcendantale du temps conférant à
la catégorie une efficience. Les principes de l'entendement pur sont
alors la mise en oeuvre des catégories schématisées,
telles qu'elles puissent s'appliquer à des objets spatiaux.
Faculté intermédiaire entre la
sensibilité et l'entendement, l'imagination porte sur ces deux cadres a
priori que sont le temps et la catégorie. Synthétisant la forme
des représentations, elle rend également les catégories
représentables par la conscience en les temporalisant. Loin d'être
une puissance trompeuse, elle devient une pièce essentielle dans la
constitution de l'objectivité, à tel point que l'on pourrait voir
en elle la racine de la raison. Si Hegel voit dans l'imagination kantienne
l'unité originaire antérieure à la scission sujet-objet,
Heidegger y voit une percée unique dans la philosophie, consistant
à enraciner la rationalité dans la temporalité et la
finitude et anticipant par là la question de l'Etre et du
Temps.
La liaison de l'imagination à la sensation ne conduit
pas à la philosophie empiriste - pour qui toute pensée a son
origine dans la seconde - à faire de la première un thème
primordial. Chez les empiristes, quand bien même on pourrait dire que
tout l'entendement dépend de la faculté des images, l'imagination
au sens propre demeure la capacité de lier des représentations
indépendamment de l'ordre intrinsèque à leurs objets,
voire au hasard. Elle reçoit donc, par rapport à la
faculté de connaître, une évaluation négative. C'est
à la philosophie critique qu'il revient d'avoir changé
définitivement cette évaluation, en concevant l'imagination
transcendantale comme la condition pour qu'une donnée sensible puisse
être liée à une représentation intellectuelle.
L'imagination a pour rôle de lier l'intuition sensible
et le concept qui la subsume, grâce au schématisme de notre
entendement. Le schème n'est pas une copie-image, pâle
reproduction du donné sensible ; il est
« représentation d'une
méthode », « image-épure »,
« monogramme de l'imagination pure a priori ». Il est
universel alors que l'image est singulière. Il est difficile d'aller
plus loin dans sa définition : les procédures de
l'imagination restent « un art caché dans les profondeurs
de l'âme humaine »4(*). Dans sa fonction transcendantale, l'imagination
est reproductrice, elle produit des images, non des schèmes. Les
exemples des schèmes donnés par Kant sont très abstraits.
L'originalité de Kant tient à ce qu'il a traité
l'imagination dans le registre esthétique. Alors que la Critique de
la Raison Pure expliquait l'élaboration objective du réel,
la Critique de la faculté de juger montre plutôt comment
l'imagination produit dans le jugement réfléchissant, le plaisir
esthétique d'un sujet. Dans l'expérience du Beau,
« l'imagination dans sa liberté et l'entendement dans sa
légalité s'animent [ en effet]
réciproquement »5(*).
1.2- Heidegger face à la conception kantienne de
l'imagination transcendantale
La préoccupation de Heidegger est assez pertinente.
Alors que Hegel voit dans l'imagination kantienne l'unité originaire
antérieure à la scission sujet-objet, Heidegger y voit une
percée unique, consistant à enraciner la rationalité dans
la temporalité et la finitude et anticipant par là la question de
l'être et du temps. Le commentaire de Heidegger sur le schématisme
peut parler de « synthèse ontologique imaginative
pure », car ajoute-t-il, « l'imagination est
elle-même le temps - au sens de ce temps originaire que nous appelons la
temporalité »6(*). Cette même idée est reprise
également dans Kant et le problème de la métaphysique.
Cette dimension temporelle de l'imagination vient de ce
qu'elle reproduit dans la mémoire la sensation passée. A cet
effet, notre question de départ reste posée : comment
Heidegger conçoit-il l'imagination transcendantale à partir de
Kant ?
Pour Heidegger, l'imagination pure est « ce
pouvoir de « former » originairement des
relations »7(*).
Dès lors, l'aperception transcendantale possède une relation
essentielle à l'imagination pure. Pour notre auteur, elle ne saurait, en
tant que faculté pure, re-présenter une donnée empirique
quelconque qu'elle se contenterait de reproduire. L'imagination pure est
nécessairement génératrice a priori, c'est-à-dire
productive pure et c'est justement cette imagination productive pure, aux
dires de Heidegger, que Kant appelle
« transcendantale ». Mais notre auteur
soulève une équivoque : « toute imagination
productrice n'est pas pure, mais l'imagination pure, au sens décrit, est
nécessairement productrice. Et dans la mesure où celle-ci forme
la transcendance, cette imagination est appelée à bon droit
transcendantale »8(*). Chez Heidegger, l'imagination transcendantale
revêt plusieurs sens ou significations selon l'angle ou la perspective
où il la situe. C'est ce que nous nous permettrons de développer
dans les lignes suivantes.
1.2.1 - L'imagination transcendantale comme centre de
constitution de la connaissance ontologique et comme troisième
faculté fondamentale
Pour Heidegger, « ce n'est pas seulement dans la
doctrine du schématisme transcendantal que l'imagination transcendantale
apparaît comme thème premier »9(*). Pour lui, elle occupait
déjà cette situation privilégiée au stade
précédent de l'instauration du fondement, c'est-à-dire
dans la déduction transcendantale. Et comme elle doit assumer
l'unification originelle, poursuit Heidegger, il faut que mention en soit faite
dès la première esquisse de l'unité essentielle de la
connaissance ontologique, c'est-à-dire dès la deuxième
phase de l'instauration10(*). Cela signifie donc que l'imagination transcendantale
est le fondement sur lequel se construisent la possibilité
intrinsèque de la connaissance ontologique et du même coup celle
de la métaphysica generalis. Alors que Kant affirme que
l'imagination est une faculté d'intuitionner même sans la
présence, Heidegger pour sa part, estime que l'imagination, en tant que
faculté sensible, fait partie des facultés de la connaissance qui
se divisent entre la sensibilité et l'entendement, la première
constituant notre faculté de connaissance
« inférieure ». En d'autres termes, l'imagination
est une manière d'intuitionner sensiblement même sans la
présence de l'objet. Elle peut intuitionner, recevoir une vue, sans que
l'objet correspondant se manifeste lui-même comme étant et sans
qu'il soit à l'origine de la vue qu'elle possède. Ce faisant,
l'imagination jouit d'abord d'une indépendance caractéristique
à l'égard de l'étant. Elle est libre dans la
réception de ses vues. Elle est donc, en quelque sorte, une
faculté de se donner ses vues à elle-même.
Dès lors, l'imagination peut être, aux yeux de
Heidegger, nommée en deux sens caractéristiques, une
faculté formatrice. En tant que faculté d'intuition, elle est
formatrice, puisqu'elle procure une image (vue). Cependant, en tant que
faculté non ordonnée à la présence d'un objet
d'intuition, elle achève elle-même, c'est-à-dire
crée et forme les images. Cette puissance imaginante et formatrice est
un acte à la fois récepteur et créateur (spontané)
et pour notre auteur,
« cet « à la fois »
indique l'essence propre de la structure de l'imagination. Si cependant on
identifie la réceptivité avec la sensibilité et la
spontanéité avec l'entendement, l'imagination se place
curieusement entre l'une et l'autre. C'est ce qui lui confère un
caractère étrangement ambigu ; celui-ci se fait du reste
jour dans la définition kantienne de cette
faculté »11(*)
Eu égard à cela, Heidegger estime que la
définition de l'imagination, selon laquelle celle-ci peut
représenter intuitivement un objet absent, ne figure pas dans
l'exposé de l'instauration du fondement que donne la Critique de la
Raison Pure. Mais, poursuit Heidegger, outre que cette définition
apparaît explicitement dans la déduction transcendantale, encore
que seulement dans la deuxième édition, la discussion du
schématisme transcendantal n'a-t-elle pas très
précisément manifesté ce trait de la définition de
l'imagination ? L'imagination forme d'avance, préalablement
à l'expérience de l'étant, la vue de l'horizon de
l'objectivité. C'est justement sa pré-formation du schème
pur, par exemple de la substance, qui est donc la permanence, qui consiste
à la mettre sous le regard comme constante présence12(*). Et voilà pourquoi
l'essence de l'imagination qui est de pouvoir intuitionner sans une
présence concrète, est saisie dans le schématisme
transcendantal d'une manière principiellement plus originelle.
L'imagination transcendantale n'est pas seulement et avant
tout une faculté intermédiaire entre l'intuition et la
pensée pure, mais elle est, avec celles-ci, une faculté
fondamentale en tant qu'elle rend possible l'unité de l'une et de
l'autre et, par là, l'unité essentielle de la transcendance en sa
totalité13(*).
1.2.2 - L'imagination comme racine des deux souches
Quel est ici le problème de Heidegger ? Il s'agit
tout simplement de montrer que l'origine de l'intuition et de la pensée
pures réside dans l'imagination transcendantale14(*) en tant que faculté.
Cela ne veut pas dire que l'intuition et la pensée pures seraient un
simple produit de l'imagination, une simple fiction, mais que leur structure
s'enracine dans la structure de l'imagination transcendantale. Autrement dit,
l'imagination transcendantale ne peut imaginer quelque chose que par son
unité structurelle avec les autres facultés. L'imagination dont
il est question ici n'est pas à confondre avec le « pur
imaginaire » (l'apparence ontique). Elle ouvre aux clairières
de la vérité ontique, de la compréhension de l'être,
de la connaissance ontologique. Et en tant que racine, elle est formatrice.
Mais comme le stipule Heidegger lui-même, tout cela n'est à
comprendre que dans la mesure des indications données par l'instauration
kantienne.
Le désir de Heidegger est tout simplement d'assurer la
subordination de l'entendement et de la sensibilité à
l'imagination qui se retrouve dès lors promue source originaire de toute
connaissance, car « c'est par elle que l'espace et le temps sont
tout d'abord donnés comme intuition ». Mais notre auteur,
pour parvenir à sa finalité, va abandonner le donné
« espace » au profit du « temps ».
D'où le rapport imagination et temps qu'il établit.
1. 3- Du rapport imagination transcendantale -
temps
Heidegger semble établir un rapport entre l'imagination
transcendantale et le temps. Il ébauche cette relation dans la
troisième section intitulé « l'instauration du
fondement de la métaphysique en son authenticité »
et en particulier dans le grand C où il est
question de l'imagination transcendantale et le problème de la
raison humaine. Dans le §.32, Heidegger affirme :
« nous avons principiellement prouvé que le temps surgit,
comme intuition pure, de l'imagination transcendantale. Il est cependant
nécessaire d'expliquer par une analyse particulière la
manière dont le temps se fonde sur l'imagination
transcendantale »15(*). Le temps « coule
constamment », comme pure succession de la série des
maintenant. L'intuition pure intuitionne cette succession sans l'objectiver. Le
rapport qui lie l'imagination transcendantale au temps peut être compris
de trois manières, d'après l'interprétation kantienne par
Heidegger de la triple fonction qu'exerce l'imagination. D'abord la
faculté d'imagination comprend la faculté de former des images,
qui engendre des représentations du présent, ensuite la
faculté de reproduire des images, qui engendre des
représentations du passé et enfin, la faculté d'anticiper
des images, qui engendre des représentations de l'avenir. Selon
Heidegger, bien qu'en cet endroit Kant ne parle pas de l'imagination
transcendantale, il est pourtant fort clair que la formation d'image par
l'imagination est en elle-même relative au temps. L'imagination pure,
parce qu'elle forme spontanément son corrélat, doit, puisqu'elle
est elle-même relative au temps, constituer [former] le temps16(*) . Le temps comme
intuition pure, renchérit Heidegger, n'est ni uniquement ce qui est
intuitionné dans l'acte pur d'intuition, ni uniquement l'acte
d'intuitionner, privé de son « objet ». Le temps
comme intuition pure forme spontanément ce qu'il intutionne. Tel est,
pour notre auteur, le concept intégral du temps.
Si chez Kant, le temps ne doit pas être pensé
comme un champ quelconque dans lequel l'imagination s'est engagé pour
les besoins de son activité, alors sur le plan ordinaire de
l'expérience, celui-ci doit être regardé comme pure
succession des maintenant. Cette succession n'est aucunement le temps. C'est au
contraire l'imagination transcendantale qui fait surgir le temps comme
succession des maintenant et donc - comme origine de ceux-ci - le temps
originel. Le problème de Heidegger ici est de savoir si l'unification
originelle de l'unité essentielle de la connaissance s'accomplit par le
temps. Autrement dit, n'est-il pas manifeste que l'imagination transcendantale
est le temps originel ? Pour répondre à cette question,
Heidegger fait recours aux trois modes de synthèse que sont la
synthèse pure comme appréhension pure, la synthèse comme
reproduction pure et enfin la synthèse comme récognition pure.
Ces diverses synthèses ont un rapport immédiat avec le temps
d'après notre auteur et en ce sens, il affirme :
« il est nécessaire que nous disposions aussi
d'une synthèse appréhensive pure parce que, sans elle, nous ne
saurions avoir la représentation du temps, c'est-à-dire
l'intuition pure elle-même. La synthèse appréhensive pure
ne s'accomplit pas dans l'horizon du temps : c'est elle qui forme le
maintenant et la succession des maintenant. La synthèse pure comme
appréhension, en tant que présentative du
« présent en général », forme le
temps. C'est pourquoi la synthèse pure de l'appréhension a en soi
un caractère temporel »17(*).
Quant à la synthèse reproductive, elle forme
selon le mode de reproduction, le passé comme tel. Cela ne signifie pas
que l'imagination pure est, relativement à ce mode de synthèse,
formatrice du temps. Elle peut être dite une re-production, non pas parce
qu'elle vise un étant qui a disparu ou qui fut perçu autrefois,
mais parce que, en général, elle révèle l'horizon
qui rend possible la rétrovision, c'est-à-dire le
passé ; elle forme ainsi la postérité et le retour
sur ce qui fut18(*).
Enfin, la synthèse reproductive se rapporte par nature à un
étant qu'elle tient pour identique, et dont elle a
expérimenté l'identité avant, pendant et après
qu'elle s'accomplit dans la perception présente19(*). En ce qui concerne la
synthèse récognitive dans son rapport au temps, il sied de
souligner avant tout qu'elle est celle qui forme l'avenir. Elle prospecte et
épie ce qui devra être pro-posé comme identique afin que
les synthèses appréhensive et reproductive puissent
découvrir un domaine circonscrit d'étants, à
l'intérieur duquel elles pourront en quelque sorte fixer et recevoir
comme étant ce qu'elles apportent et rencontrent. Sa prospection est, en
tant que pure, la formation originelle de ce qui permet tout projet,
c'est-à-dire l'avenir.
Alors que des doctrines s'étaient bornées
à dire que le temps, mais aussi l'espace forment l'horizon à
l'intérieur duquel les affections des sens peuvent nous toucher et nous
solliciter, Heidegger, pour sa part, va plus loin et estime que c'est le temps
lui-même qui affecte, mieux, le temps est affection. En effet, parler
d'affection, c'est évoquer, c'est désigner une manifestation par
laquelle s'annonce un étant déjà donné. Or le temps
n'est ni un étant déjà donné, ni quoi que ce soit
d'extérieur à nous. Dès lors une question se pose :
d'où vient donc si le temps nous doit affecter ? A cette
question, diverses sont les solutions que Heidegger suggère. D'abord, le
temps n'est intuition pure, selon lui, que parce qu'il préforme de
lui-même la vue de la succession et se pro-pose à lui-même
(en tant qu'activité réceptrice et formatrice) cette vue comme
telle20(*). Le temps est,
par nature, pure affection de lui-même, c'est-à-dire, ce qui
justement forme la visée qui, partant de soi, se dirige vers de telle
manière que le but ainsi constitué jaillit, reflue sur cette
visée. Ensuite, le temps comme affection pure de soi n'est pas une
affection effective qui touche un soi concret. En tant que pur, il forme
l'essence de toute auto-sollicitation. Enfin, si le temps comme affection pure
de soi laisse surgir la succession pure de la série des maintenant, ce
qui surgit est, d'ordinaire uniquement considéré dans
l'expérience vulgaire du temps, mais ne peut absolument pas suffire
à déterminer sa vraie essence21(*).
Du début de notre démarche jusqu'ici, nous avons
parcouru avec Heidegger dans quelle mesure l'imagination transcendantale est en
étroit rapport avec le temps. Il s'agit maintenant pour nous de
dégager la compréhension heideggerienne de la finitude.
2- Le problème de la finitude dans l'homme et la
métaphysique du Dasein.
La finitude est la réflexion de l'homme comme
être limité sur lui-même. Cette limite peut être
comprise de deux manières différentes. Premièrement comme
limitation heureuse des activités humaines à l'intérieur
du cosmos, deuxièmement comme limitation malheureuse de la transcendance
infinie de la liberté humaine, au sens du péché ou
existentiel de la contingence. La lecture heideggerienne de la Critique de
la Raison Pure vise « à mettre en lumière la
nécessité de poser le problème de la finitude dans
l'homme, afin d'instaurer le fondement de la métaphysique22(*) ». La finitude
a été mise en évidence au début de
l'interprétation de Kant. Dans cette section, Heidegger veut non
seulement reposer le problème des présupposés kantiens
relatifs à l'essence de la finitude, mais il présente
également la finitude et les problèmes qu'elle suscite, lesquels
problèmes restent liés à la détermination de la
forme interne d'une analytique transcendantale de la subjectivité
humaine.
2.1- Le problème d'une détermination
possible de la finitude de l'homme
Il faut, à proprement parler, souligner que le
concept de la finitude n'est pas un thème absolument nouveau ou
surprenant dans l'orbe de l'ontologie fondamentale, où la
temporalité du Dasein, et sa mortalité, revendiquaient d'office
un rôle primordial. Il demeure que la finitude n'avait jamais
été nommée comme telle dans l'introduction à
Sein und Zeit. Elle était aussi extraordinairement
discrète dans les cours antérieurs à Sein und
Zeit avant de s'imposer avec une force presque foudroyante à la fin
des années 1920. Or, en 1929, toute l'ontologie fondamentale semble
rouler sur la finitude. Heidegger s'interroge sur la manière de poser le
problème de la finitude et de son évidence. Pour notre auteur, la
finitude humaine paraît évidente au regard de multiples
imperfections qui caractérisent l'homme. Mais la somme de toutes ces
imperfections ne rend pas encore compte de l'essence de la finitude. Une autre
voie, renchérit-il, qui ne mène nulle part est la démarche
rationnelle. Celle-ci conçoit l'homme comme un ens creatum et
affirme en lui le fait de la finitude, mais sans en éclairer l'essence
et sans montrer comment cette essence finie constitue la nature fondamentale de
l'homme. Pour Heidegger, « il n'y a aucune évidence
touchant la manière dont doit être abordée la question de
la question de la finitude dans l'homme... Le seul résultat obtenu par
notre enquête est donc : la question de la finitude n'est pas une
recherche arbitraire des propriétés de cet être23(*) ». La question
surgit et s'impose comme une question fondamentale dès qu'on se propose
d'instaurer le fondement de la métaphysique. La problématique de
l'instauration du fondement de la métaphysique offre des directives pour
aborder et progresser dans cette question. De même, l'instauration du
fondement de la métaphysique, en tant qu'elle permet une
ré-pétition authentique, met en lumière le lien essentiel
entre le problème de l'instauration du fondement de la
métaphysique et la question de la finitude. Heidegger rappelle que chez
Kant l'instauration du fondement de la métaphysique commençait
par la justification de la metaphyica generalis, comme base de la
métaphysique proprement dite. La metaphysica generalis,
identique à la philosophie première d'Aristote, est devenue
une ontologie. Celle-ci, en s'interrogeant sur l'étant en tant
qu'étant, mélange, dans une confusion totale, deux
questions : la question de l'étant comme tel et la question de
l'étant dans sa totalité. Mais en tant que la question de la
finitude se détermine à partir d'une répétition
originelle de l'instauration du fondement de la métaphysique, la
question kantienne s'éloigne de la métaphysique classique et de
la métaphysique aristotélicienne. En effet, la
métaphysique classique pose la question de l'étant, mais sans en
élaborer la problématique dominante. Ainsi, la
répétition du problème de l'instauration du fondement de
la métaphysique n'équivaut-il pas à une simple de la
question : « qu'est-ce que l'étant comme
tel ? ». Cette répétition est un retour
à une question plus originaire qui fonde la première : la
question de l'être dont le but est de mettre en lumière
l'imbrication essentielle entre l'être (non pas l'étant) et la
finitude dans l'homme24(*).
2.2- Elaboration originaire de la question de
l'être comme accès au problème de la finitude dans
l'homme
Alors que les physiologues s'intéressaient
déjà à l'étant comme tel sans en préciser
les directives, Heidegger, dans la question qu'est-ce que l'étant
comme tel ?, se pose l'exigence de préciser d'abord ce qui
détermine l'étant. Il faut que ce qui détermine
l'étant se montre plus clairement. Ce déterminant est
l'être. D'où la nécessité de la compréhension
de l'être s'impose avant toute question de l'étant. La question de
la philosophie première « qu'est-ce que l'étant comme
tel ? », se transforme en la question « qu'est-ce que
l'être ? » et l'élaboration de cette
dernière clarifie le problème de la finitude humaine. Pour
Heidegger, la question de l'être comme tel est enveloppé
d'obscurité. Dans cette obscurité, elle doit être
posée comme une question sur la possibilité de comprendre
l'être. Cette question jaillit de la compréhension
préconceptuelle que l'homme a de l'être. Ainsi, la question de
l'être comme tel recule d'un degré et se pose comme la
question sur l'essence de la compréhension en
général25(*). Dès lors, le problème de
l'instauration du fondement de la métaphysique se pose comme une
explication de la possibilité intrinsèque de la
compréhension. Son élaboration permet d'élucider le
problème de la finitude.
2.3- La compréhension de l'être et du
Dasein dans l'homme
Pour l'homme, la connaissance de l'étant est
évidente, mais pas celle de l'être. L'homme entretient un rapport
avec l'étant, mais pas avec l'être car celui-ci est semblable au
Néant. En dépit de cette obscurité, une
compréhension de l'être se profile partout où
l'étant apparaît. Partout où l'homme se préoccupe de
l'essence et de l'être tel de l'étant, il constate le fait
d'être. Il y a donc une référence implicite à
l'être dans le quotidien. « Nous comprenons l'être
quoique son concept nous manque26(*) ». De l'être, l'homme a une
compréhension préconceptuelle constante et étendue, mais
aussi indéterminée, puisqu'elle échappe à toute
remise en question. Mais cette compréhension est évidente, car
elle fonde le caractère privilégié de l'étant
qu'est l'homme.
Doté de facultés exceptionnelles, l'étant
humain a le privilège d'être marqué par l'ek-sistence dont
la compréhension est la condition de possibilité. En effet,
l'homme reste ouvert et tendu aux autres étants, sans être
maître de l'étant qu'il est lui-même. Par l'ek-sistence,
l'étant humain fait irruption parmi les autres étants et cette
irruption les rend manifestes. Ce privilège de l'homme implique la
nécessité de la compréhension de l'être. Pour
Heidegger, l'ek-sistence comme mode d'être est en soi finitude et, comme
telle, elle n'est possible que lorsqu'elle est fondée sur la
compréhension de l'être. La compréhension de l'être
domine toute l'essence de l'homme. Elle est, en ce sens, le fondement originel
de la finitude du Dasein. La finitude du Dasein apparaît
dès lors, souligne Heidegger, comme le fondement même de la
métaphysique27(*).
Car, « c'est seulement parce que la compréhension de
l'être ce qu'il y a de plus fini dans le fini, qu'elle est en mesure de
rendre possible même les facultés dites
« créatrices » de l'être humain fini. C'est
aussi uniquement parce qu'elle s'accomplit au sein même de la finitude,
que la compréhension de l'être a de l'ampleur, la constance mais
encore l'obscurité que nous lui avons reconnues28(*) ».
Heidegger écrit dans une phrase en apparence toute
simple : « la finitude du Dasein - c'est-à-dire la
compréhension de l'être - se tient dans l'oubli29(*) ». On peut et
doit entendre cette déclaration de deux manières. Elle dit
d'abord que la finitude se manifeste, se traduit par l'oubli, mais aussi que la
finitude du Dasein, identifiée ici, de manière inédite,
à la compréhension de l'être, est elle-même
oubliée. La tâche d'une ontologie fondamentale sera donc de tirer
cette finitude de l'oubli30(*). Or c'est le Dasein ou sa finitude qui s'oublie
lui-même. D'où l'idée de Heidegger, selon laquelle il
faut rendre le Dasein en l'homme, visible. Il faudra, dira Heidegger dans un
cours de 1929/1930, réveiller, secouer le Dasein en l'homme. Pour y
parvenir, il faut, pour ainsi dire, « attaquer » le Dasein.
La compréhension de l'ontologie fondamentale, explique Heidegger, se
voulait une telle attaque (Angriff) du Dasein en l'homme, attaque qui
procède du Dasein lui-même. L'ontologie fondamentale qui vise
ainsi à réveiller le Dasein est une attaque de l'homme qui vise
à le reconduire à son Dasein, le tirer de son Wegsein de
l'oubli de soi. Il s'agit donc de tirer de l'oubli un oubli qui s'oublie. C'est
ici, dans ce contexte de finitude et d'oubli, que la dimension de
l'historicité ou de la jectité acquiert une
portée systématique qui deviendra de plus en plus
déterminante. Rivée à l'ordre de la passion ou de la
Stimmung dans Sein und Zeit, la jectité, dira
Heidegger, domine et traverse tout le Dasein, s'il est vrai que le Dasein est
porté par la finitude31(*). Pour le dire en un mot, il semble que ce soit cette
précellence reconnue à la finitude ou à la
jectité du Dasein qui finit par faire vaciller tout le projet de
l'ontologie fondamentale, dont la fin de Kant et le problème de la
métaphysique propose, de facto, la dernière
présentation publique. Après cet ouvrage, nous savons combien
Heidegger explorera déjà de nouvelles approches de la question de
l'être au risque de perdre le fil de l'ontologie fondamentale. On sait
que cette remise en question de l'ontologie fondamentale conduira lentement,
mais sûrement à la pensée de l'histoire de l'être
(Seinsgeschichte) qui s'imposera en quelque sorte comme le véritable
sujet de la jectité et de la finitude du Dasein. Une lecture attentive
du parcours de Heidegger nous oblige cependant à voir dans ce tournant
une radicalisation de la finitude du Kantbuch.
Conclusion
Notre parcours avec Heidegger a porté sur la question
du rapport de l'imagination transcendantale avec le temps et sur le
problème de la finitude dans l'homme et la métaphysique du
Dasein. Cette réflexion révèle qu'à l'origine de la
connaissance ontologique, en tant que synthèse pure et mise en image
originaire, l'imagination transcendantale se trouve paradoxalement
réduite par Kant au rang de simple auxiliaire. Mais avec Heidegger,
l'imagination transcendantale de Kant revêt un tout autre sens. Heidegger
y voit une percée unique, consistant à enraciner la
rationalité dans la temporalité et la finitude et anticipant par
là la question de l'être et du temps. L'imagination pure est ce
pouvoir de former originellement des relations. Comme telle, l'imagination
transcendantale, aux yeux de Heidegger, est non seulement le centre de
constitution de la connaissance ontologique et la troisième
faculté fondamentale, mais aussi la racine des deux souches (que sont
l'entendement et la sensbilité) et c'est par elle que l'espace et le
temps sont d'abord donné comme intuition. Quant au rapport qui la lie au
temps, notre auteur nous fait savoir que le temps se fonde sur l'imagination
transcendantale, que celle-ci a un caractère temporel
intrinsèque, mieux l'imagination transcendantale a en soi le
caractère de la temporalité pure. En d'autres termes,
l'imagination transcendantale est le temps originel.
Par ailleurs pour Heidegger, la problématique de
l'instauration du fondement de la métaphysique aboutit à une
réflexion sur la finitude dans l'homme et en tant qu'une question qui
lui est intimement liée et qu'elle engendre. Contrairement à la
métaphysique classique qui réfléchit sur l'étant
comme tel, Heidegger pose le problème de la finitude comme un
questionnement sur la compréhension de l'être de l'homme en tant
que cet être détermine l'homme. L'homme en tant qu'étant
privilégié, dont la propriété est l'ek-sistence, a
la capacité de faire irruption parmi les autres et de les rendre
manifestes. Heidegger veut donc poser la compréhension de l'être
comme ce fondement ultime de la finitude du Dasein. Ainsi le questionnement sur
la finitude de l'homme, loin d'être une problématique
épistémologique ou anthropologique, est essentiellement
métaphysique. Ainsi se clarifie le lien intrinsèque entre le
problème de l'instauration du fondement de la métaphysique et
celui de la finitude humaine.
* 1 Emmanuel KANT, OEuvres
philosophiques I Des premiers écrits à la Critique de la Raison
Pure, traduction Ferdinand Alquié, Paris, Gallimard, 1980, p.
112
* 2 Cette citation est
l'introduction faite par Ferdinand Alquié à la Critique de la
Raison pure, in OEuvres philosophiques, Gallimard, p.713.
* 3 Emmanuel KANT, Critique
de la Raison Pure, in OEuvres philosophiques, op.cit, p. 867.
* 4 Emmanuel KANT,
Critique de la Raison Pure, traduction Tremesaygues et Pacaud, PUF,
P.153.
* 5 KANT, cf Critique de
la Faculté de Juger.
* 6 HEIDEGGER Martin,
Sein und Zeit, traduction Martineau, Paris, 1986, p. 302.
* 7 HEIDEGGER, Kant et le
problème de la métaphysique, traduction Alphonse de Waelhens
et Walter Biemel, Gallimard, 1953, p. 141.
* 8 Ibid., p.191.
* 9 Martin HEIDEGGER, Kant
et le problème de la métaphysique, Introduction et
traduction par Alphonse de Waelhens et Walter Biemel, Gallimard, 1953, p.
187.
* 10 Ibid.
* 11 Ibid., p. 188.
* 12 Ibid., p. 190
* 13 Ibid., p. 193
* 14 Ibid., p. 196.
* 15 Ibid., p. 229.
* 16 Ibid., p. 230.
* 17 Ibid., p. 235.
* 18 Ibid., p. 237.
* 19 Ibid., p. 240.
* 20 Ibid., p. 244.
* 21 Ibid., p. 248.
* 22 Ibid., p. 275.
* 23 Ibid., p. 276.
* 24 Ibid., p. 278.
* 25 Ibid., p. 282.
* 26 Ibid., p. 283.
* 27 Ibid., p.
288 : « le dévoilement de la structure d'être du
Dasein est ontologie. Cette dernière se nomme ontologie fondamentale
pour autant qu'elle établisse le fondement de la possibilité de
la métaphysique, c'est-à-dire pour autant qu'elle
considère comme son fondement la finitude du Dasein ».
* 28 Ibid., p. 285.
* 29 Ibid., p. 289.
* 30 Ibidem.
* 31 Ibid., p. 292.