1. L'indépendance matérielle
L'indépendance matérielle est constituée
des biens nécessaires à un individu. Ceux-ci se divisent en biens
naturels, comme la propriété foncière, les denrées,
et les sources de revenus, et en biens humains, que l'on regroupera sous le
terme d' « amis », avec toutes les nuances que le
terme comporte. Un ami peut en effet présenter une certaine
utilité dans la vie quotidienne en contribuant à produire des
ressources, et cela particulièrement lorsque nous manquons de quelque
chose. Ainsi des esclaves, des associés ou, aujourd'hui, des
collègues. Mais il existe un autre type d'ami qu'on refuse d'utiliser
ainsi et avec qui nous aurons du plaisir à partager. Cette amitié
a la propriété d'être stable et indépendante des
aléas de la vie matérielle. L'indépendance
matérielle est donc plus vaste qu'elle n'y paraît, et n'implique
donc pas que les biens faits pour combler nos déficiences.
1.1. Amitié et
déficience
Si l'on considère l'amitié comme une relation
d'utilité, et l'indépendance comme la plénitude des biens,
alors l'indépendant n'aura pas besoin d'amis. C'est ce paradoxe
qu'Aristote soulève et critique dans l'Ethique à
Nicomaque.
« [1169 b 3] Par ailleurs, on hésite à
trancher une autre question qui concerne l'homme heureux : aura-t-il
besoin d'amis ou non ?
On prétend en effet que non : nul besoin d'amis
chez ceux qui atteignent à la félicité [5] et à
l'autosuffisance ! C'est qu'on leur attribue la plénitude des
biens. Par conséquent, étant donnée leur autosuffisance,
ils n'ont plus besoin, dit-on, de personne alors que l'ami, étant un
autre soi-même, est là pour procurer ce qu'on est incapable
d'avoir par ses propres moyens. De là vient l'adage « quand le
sort vous est favorable, à quoi bon les amis ? (...)Mais quel
est le sens des premiers arguments ? Et sous quel rapport disent-ils
vrai ?
C'est probablement que dans l'esprit du grand nombre (oi
polloi), les amis ce sont les gens utiles (tou\j xrhsimouj). Les amis de ce
genre, par conséquent, ne peuvent être du tout un besoin
(deh/setai) pour le bienheureux, (25) puisqu'il est pourvu de la
plénitude des biens.
Ni donc les amis qu'on se fait par agrément (tw½n
dia\ to\ h(du) ! Sinon dans une faible mesure, car l'existence du
bienfaiteur, qui est agréable, ne réclame aucun des plaisirs
surajoutés (e)peisa/ktou). » (EN, IX 9, 1169 b 3-27)
Aristote reprend ici une aporie que Platon avait
soulevée dans le Lysis (215 b). La question qu'il pose est la
même mais les conclusions qu'il en tire sont différentes. Aristote
se sert de cette aporie socratique pour affirmer l'existence d'une
amitié plus digne. L'amitié véritable diffère de
l'amitié engendrée par la déficience
(ùndeÐv).
Cette conception de l'amitié définie à
partir du besoin avait déjà été admirablement et
non sans ironie présentée par Socrate. « Mais nous
ferons-nous amis avec quelqu'un et quelqu'un nous aimera-t-il par rapport aux
choses où nous ne serons d'aucune utilité ?
- Non certes. » (Lysis, 210c) De par sa
nature même, cette amitié est instable et vouée à
disparaître. L'homme comblé n'a pas besoin d'amis parce que
l'amitié lui sert uniquement à combler ses manques. Se suffisant
à lui-même, il n'a aucun intérêt à être
ami de quiconque, fût-il bon, puisque ce qu'il y a de bon, il le
possède déjà (215 b). C'est uniquement quand il est dans
le besoin que l'homme fait appel à ses amis. L'amitié sert donc
de remède à des carences diverses. Ce qu'on aime dans l'ami est
un bien qui vient guérir notre propre mal. C'est à cause du mal
que le bien est aimé, et si « rien ne pouvait plus nous nuire,
nous n'aurions plus besoin d'aucun secours » (220 b-d).
L'amitié est donc plus utile aux hommes malades qu'aux hommes
bien-portants, si l'on définit le fait d'être bien portant par
l'absence de troubles. Eprouvé quand la douleur s'annule, ce plaisir est
comme une guérison apporté à un mal. Dans ce type
d'amitié, il n'y a donc pas de plaisir lié à la personne
amie en tant que telle, mais seulement un plaisir lié aux circonstances
de l'amitié. C'est un plaisir accidentel (EN, VII 15, 1154 b 20-25).
Les carences d'ordre économique peuvent
présenter la particularité d'être nécessaires ou
superflues. Certes, l'on fait appel à nos amis quand on manque d'argent,
et ce type d'amitié est l'apanage de la pauvreté. « Dans la
pauvreté aussi, et les autres revers de fortune, croit-on, le seul
refuge ce sont les amis » (EN, VIII 1, 1155 a 12). L'amitié
peut reposer sur les nécessités de la vie (ta\
a)nagkaiÍa, EE, VII 12, 1245 b 3) mais aussi sur des plaisirs superflus.
Alors que le nécessaire est ce qu'il faut pour survivre, l'utile peut
inclure des désirs superflus. Le tyran peut avoir des amis utiles (tou\j
xrhsimouj), pour des besoins qui sont superflus. L'amitié fondée
sur le profit sera à plus forte raison accidentelle. Car si le
nécessaire est permanent, l'utile est accidentel. Ainsi les amis utiles
ne sont pas que les nécessiteux. L'amitié utile est aussi celle
qui unit les gens qui recherchent l'excès de richesses. Le symbole de
cette amitié nouée par calcul n'est pas le mendiant, c'est le
prêteur (daneistjv, 1167 b 28-30). De par la nature de son commerce, il
engendre une amitié faite de dettes. Le but du prêteur est de
maintenir en vie son débiteur afin de
« récupérer son crédit » (EN, IX 7,
1167 b 30-33). Fondée sur la dette, ce genre d'amitié est
instable car elle donne lieu à des récriminations.
Les carences peuvent être d'ordre physique et affectif
également. Ainsi l'amitié fondée sur le plaisir sexuel
permet de combler ces manques. Il en va ainsi des époux. Chacun apporte
à l'autre ce qu'il ne peut se procurer. Mais il en va aussi des amis
intempérants et des amitiés reposant uniquement sur le besoin
sexuel (kat' aiãsqhsin, a 27), c'est-à-dire en aimant, non pas la
personne, mais sa capacité à supprimer leurs propres manques. Ils
peuvent être d'ordre affectif également. Ces amis seront utiles
pour se détourner d'eux-mêmes. « Les méchants sont
également en quête de comparses avec qui passer leurs
journées, mais parce qu'ils cherchent à se fuir eux-mêmes
(feu/gousin) » (EN, IX 4, 1166 b 14). Être en quête
d'amis signifie qu'on les recherche indépendamment de leurs personnes,
pour combler un manque personnel.
Toutes ces formes d'amitié reposent sur
l'échange. Chacun doit en avoir besoin, car chacun a besoin de
ressources, et d'échanger avec les autres. L'amitié qui repose
sur le besoin ressemble en fait à un échange, parce que le besoin
est le véritable étalon des échanges » (EN, V 8,
1133 a 27). Les amitiés inférieures « échangent
une chose contre une autre » (EN, VIII 8, 1158 b 3). Chacun des amis
apporte quelque chose à l'autre, comme certains animaux qui vivent un
temps dans une relation de symbiose. Ainsi du crocodile et du roitelet dans la
fable (Rhét., 1236 b 1-17). Le crocodile manque d'outils pour assurer
l'entretien de son corps, le roitelet manque de force pour assurer sa survie.
Tous deux échangent leurs services en apportant à l'autre ce dont
il manque. Aux amis utiles, il faut un accord, un contrat que les contractants
ne bafouent pas. Ils obéissent à la règle écrite,
ou à une règle tacite. C'est pourquoi l'amitié utile est
souvent dite « légale » (EN, VIII 15, 1162 b 26).
Cette règle existe pour éviter les dissensions, car cette
amitié repose sur un échange, et donc sur un rapport de force.
Ce type d'amitié est conflictuel car il réunit
des intérêts contraires. On recherche en effet chez l'autre ce
qu'on n'a pas soi-même. Cette amitié repose sur la
différence et non sur la similitude. Dans l'amitié utile,
« l'ami est là pour procurer ce qu'on est incapable d'avoir
par ses propres moyens » ( porizein aÁ di' au(tou=
a)dunatei, EN, IX 9, 1169 b 7). Dans ces amitiés, ce sont les
contraires qui s'attirent. Les contraires sont amis quand ils sont
attirés par l'intérêt par le manque (EN, VIII 10, 1159 b
13-19). C'est une amitié plaintive qui donne lieu à des reproches
et à de querelles. (EN, VIII 15, 1162 b 15).
Ces amitiés sont donc instables et
éphémères. Les amitiés dictées par le besoin
peuvent donner lieu à une relation d'échange, ou à une
relation d'infériorité. Dans les deux cas, l'amitié n'est
pas stable, car elle dépend d'autre chose que des personnes mêmes
des amis. Cette amitié dépend du sort (o( daimwn, EN, IX 9, 1169
b 8). « Dans l'amitié accidentelle, la personne n'est pas
aimée pour ce qu'elle est, mais en tant qu'elle procure un bien ou du
plaisir. Donc les amitiés de ce genre se dissolvent facilement, les
personnes en cause ne restent pas toujours stables. » (EN, VIII 3,
1156 a 15) Intérêts économiques et intérêts
sexuels ont la même caractéristique d'être fluctuants et
instables. Les hommes malhonnêtes se caractérisent par leur
versatilité (EN, VIII 1, 1154 b 21-31 ). Cette amitié
entre personnes versatiles dure peu. Les hommes sont comme des aliments qui
perdent leur goût avec le temps (EE, VII 2, 1238 a 23-25). Comme le
caméléon ou comme un édifice branlant (EN, I 9, 1100 b 5),
ils changent de désir et de goût. L'amitié fondée
sur le besoin est par nature vouée à disparaître et les
amis à renoncer à leurs amitiés passées.
Il est pourtant clair que l'amitié n'est pas que cela.
Ainsi, à la fin du dialogue, alors même qu'il échoue
à définir l'amitié, Socrate se déclare amis de ses
interlocuteurs. « Nos auditeurs vont dire en s'en allant que nous avons la
prétention d'être amis les uns les autres, car je me mets des
vôtres, mais que nous n'avons pas encore pu découvrir ce que c'est
que l'ami » (223b). Socrate pointait que ce que la plupart des hommes
appellent « amitié » ne correspond pas à la
réalité. Mais il n'en affirmait lui-même aucune version
personnelle, si ce n'est celle d'une « chose qui nous glisse si
facilement entre les mains et nous échappe par l'effet de sa nature
» (216 d). En allant avec ironie dans le sens de la conception utilitaire,
celle du grand nombre, il en a montré les faiblesses. Mais il ne l'a pas
rejeté comme l'a fait Aristote au nom d'une conception plus noble de
l'amitié. C'est pourquoi le Lysis est un texte
déroutant, qui donne « pour ainsi dire l'étourdissement
de l'ivresse » (Lysis, 222c) et qui laisse un goût
amer.
Le chemin difficile qui reste, c'est donc Aristote qui le
parcourt. Aristote tire « l'expérience des conclusions
négatives de Platon » (J. Annas, 550) pour développer
la thèse de l'amitié comme quelque chose de beau. L'aporie
exprime « quelque chose de bon » (EE, VII 12, 1244 b 2). Et
c'est ce qui sort de l'aporie qui intéresse Aristote. Socrate et
Aristote n'ont ni la même méthode ni véritablement les
mêmes objets de recherche. L'un s'intéresse à l'aporie en
elle-même, l'autre à ce qui en sort.
Il n'y a pas de contradiction entre le fait de posséder
des biens et le fait d'avoir des amis. Au contraire, l'ami fait partie des
biens. Bien particulier et supérieur certes, mais inclut dans un
ensemble de possessions toutes nécessaires. Manquer d'amis ou manquer
d'argent constituent des entraves de même nature au bonheur.
L'amitié utilitaire n'est pas réservée aux
misérables. Tout le monde a besoin de satisfaire ses
intérêts personnels. Le misérable en revanche ne
conçoit que ce type d'amitié, qui est une amitié purement
matérielle. Il considère moins l'homme que la chose. L'ami est
instrumentalisé. Dans l'ordre des fins, il compte moins que les objets
qu'il peut procurer. « Les méchants préfèrent les
biens naturels à un ami, et aucun d'entre eux n'aime un être
humain plus que les choses » (EN, VII 2, 1237 b 33). Entre le
matériel et l'humain, l'amitié n'implique pas de choix, mais une
hiérarchisation. Il existe en effet deux situations extrêmes qu'il
faut éviter : je ne peux garder mes amis si je ne pense qu'aux
autres biens extérieurs, pas plus que si je les néglige
complètement. Nous avons tous besoin de ressources.
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