Université de paris X
Master de philosophie de deuxième
année
Indépendance et amitié chez Aristote
Mémoire de master 2 de philosophie
Par V. Boragno sous la direction de J.-F. Pradeau
Septembre 2008
Introduction : l'amitié
précède l'indépendance
Le rapport de l'indépendance à l'amitié
pose deux questions. La première est la plus évidente. Elle
considère l'amitié comme un but à atteindre et
l'indépendance comme une qualité nécessaire pour y
parvenir. Quelle attitude personnelle favorisera la rencontre d'amis et le
développement de l' amitié ? Dans cette optique qui est
celle de la psychologie, c'est l'individu qui est à l'origine du
cheminement vers l'amitié. Un individu aura des amis parce qu'il
possèdera telle ou telle qualité individuelle qu'on pourrait
appeler indépendance. La seconde, qui est la perspective d'Aristote,
nous est plus plus difficile d'accès. Elle considère non plus
l'amitié comme fin mais l'indépendance. L'individu n'est plus
à l'origine du problème, il en est l'aboutissement. L'ami fait
partie des biens essentiels qui font accéder à
l'indépendance. L'amitié n'est pas le résultat et comme la
récompense d'un mérite personnel qui serait
l'indépendance. Elle n'est pas un état subitement attribué
à un être de vertu qui aurait, de son côté,
bâti une existence en beauté. A l'origine de la vie humaine, il
n'y a pas d'indépendance, car aucun être n'est indépendant
sans ses amis, mais il y a l'amitié.
Cela ne veut pas dire que toutes les vertus viennent de
l'attitude d'autrui, et que la vertu individuelle est totalement
étrangère à l'amitié. Au contraire, l'amitié
n'est pas un état qui de fait réunit différentes
personnes. C'est une vertu individuelle. C'est là un emploi du terme
« amitié » qui nous semble particulièrement
lointain et oublié. On parlera chez Aristote d' « un
homme ami », et de l'ami au singulier, bien plus souvent que
« des amis »1(*). La deuxième inversion à réaliser
suit le chemin opposé. L'indépendance n'est pas une
qualité individuelle ou une vertu. C'est, exactement comme on le pensait
de l'amitié, un état que reçoit un individu du fait de son
existence en commun, c'est-à-dire une réalité collective.
Certes, on parlera d' « un homme indépendant »,
mais cela ne renvoie pas à une liberté d'esprit individuelle,
mais à un état de perfection qui incombe à l'homme
comblé du fait de la présence de ses amis. L'homme est
indépendant parce qu'il possède des amis, et que grâce
à eux, il se suffit à lui-même. On n'est pas
indépendant vis-à-vis de nos amis, de notre famille ou d'une
épouse. « L'indépendance n'appartient pas à une
personne seule, qui vivrait une existence solitaire. Au contraire, elle
implique parents, enfants, épouse, et globalement les amis et
concitoyens, dès lors que l'homme est naturellement un être
destiné à la cité » (EN, I 5, 1097 b
8-12 , trad. G.-J.). L'indépendance
« appartient » à une personne, mais elle
« implique » une communauté. L'homme en effet est un
être pour la cité, et pour la vie en commun, de par sa nature
même (politiko\n ga\r o( anqrwpoj kaiì suzh=n pefuko/j, EN, IX 9,
1169 b 18). Dans l'acquisition d'une existence en beauté, mon ami est au
premier plan. L'amitié est la condition indispensable à toute vie
heureuse. « L'amitié est la chose la plus nécessaire
à l'existence. Sans amis, en effet, nul ne choisirait de vivre,
aurait-il tous les biens qui restent » (EN, IX 1, 1155 a 4). Il est
donc évident qu'en toutes circonstances, l'homme heureux a besoin d'amis
(deiÍ ara t%½ eu)daimoni filwn., IX 9, 1169 b 22). Quand Aristote
pose à trois reprises2(*) la question de savoir si l'homme indépendant a
besoin d'amis, il ne se demande pas si l'homme peut vivre dans la solitude. Il
a déjà établi que cette question n'avait pas de sens, pour
la bonne raison que la seule indépendance qu'on peut attribuer à
un individu est celle de décider de bien vivre avec ses amis. On serait
donc tenté de dire que l'indépendance n'existe pas, et qu'il
vaudrait lui substituer le terme plus simple de
« bonheur ».
L'indépendance est une réalité
collective, au sens où une communauté est indépendante
vis-à-vis de l'extérieur, mais c'est aussi une
réalité individuelle. On parle d'une cité
indépendante ou autarcique, ou d'un groupe d' « amis
indépendants » (EE, VII 12, 1245 a 22), mais on parle aussi
d'un individu indépendant : « l'homme indépendant
est celui qui par lui-même rend sa vie digne de choix et ne manquant de
rien » (EN, 1097 b 14-15). L'indépendance n'est donc pas
qu'une vertu collective qui s'applique aux amis envers l'extérieur, mais
elle est aussi une modalité du rapport entre les amis. Loin d'être
antithétiques, ces deux sens se complètent et se renforcent.
C'est pourquoi on ne pourra traduire au)tarkeia par
« autarcie » car ce mot oblitère l'aspect individuel
de l'indépendance3(*). On est indépendant quand on éprouve par
soi-même le bonheur de vivre, et non quand un autre doit
l'éprouver à notre place, quand on veut vivre soi-même,
avoir le bonheur pour soi, penser par soi et rester soi-même, et quand on
veut éprouver par soi-même le plaisir de la beauté du geste
ou le plaisir infini qui découle de la pensée. Il y a
forcément des choses que, même dans les biens intérieurs,
nous ne partageons pas avec nos amis, et qui demeurent bien à nous.
L'amitié n'est pas l'unité. Ce dont nous jouissons nous le
possédons en propre. Nous gardons donc des propriétés,
qu'elles soient matérielles ou intellectuelles. C'est cette question de
la propriété, en tant qu'elle a donnée et permise par
l'amitié, que l'on aimerait poser. Que possède-t-on
réellement dès lors que tout vient de l'amitié ?
On étudiera les différentes sortes de
propriété auxquelles un homme peut prétendre : les
biens matériels, les actions, et la pensée.
.
1. L'indépendance matérielle
L'indépendance matérielle est constituée
des biens nécessaires à un individu. Ceux-ci se divisent en biens
naturels, comme la propriété foncière, les denrées,
et les sources de revenus, et en biens humains, que l'on regroupera sous le
terme d' « amis », avec toutes les nuances que le
terme comporte. Un ami peut en effet présenter une certaine
utilité dans la vie quotidienne en contribuant à produire des
ressources, et cela particulièrement lorsque nous manquons de quelque
chose. Ainsi des esclaves, des associés ou, aujourd'hui, des
collègues. Mais il existe un autre type d'ami qu'on refuse d'utiliser
ainsi et avec qui nous aurons du plaisir à partager. Cette amitié
a la propriété d'être stable et indépendante des
aléas de la vie matérielle. L'indépendance
matérielle est donc plus vaste qu'elle n'y paraît, et n'implique
donc pas que les biens faits pour combler nos déficiences.
1.1. Amitié et
déficience
Si l'on considère l'amitié comme une relation
d'utilité, et l'indépendance comme la plénitude des biens,
alors l'indépendant n'aura pas besoin d'amis. C'est ce paradoxe
qu'Aristote soulève et critique dans l'Ethique à
Nicomaque.
« [1169 b 3] Par ailleurs, on hésite à
trancher une autre question qui concerne l'homme heureux : aura-t-il
besoin d'amis ou non ?
On prétend en effet que non : nul besoin d'amis
chez ceux qui atteignent à la félicité [5] et à
l'autosuffisance ! C'est qu'on leur attribue la plénitude des
biens. Par conséquent, étant donnée leur autosuffisance,
ils n'ont plus besoin, dit-on, de personne alors que l'ami, étant un
autre soi-même, est là pour procurer ce qu'on est incapable
d'avoir par ses propres moyens. De là vient l'adage « quand le
sort vous est favorable, à quoi bon les amis ? (...)Mais quel
est le sens des premiers arguments ? Et sous quel rapport disent-ils
vrai ?
C'est probablement que dans l'esprit du grand nombre (oi
polloi), les amis ce sont les gens utiles (tou\j xrhsimouj). Les amis de ce
genre, par conséquent, ne peuvent être du tout un besoin
(deh/setai) pour le bienheureux, (25) puisqu'il est pourvu de la
plénitude des biens.
Ni donc les amis qu'on se fait par agrément (tw½n
dia\ to\ h(du) ! Sinon dans une faible mesure, car l'existence du
bienfaiteur, qui est agréable, ne réclame aucun des plaisirs
surajoutés (e)peisa/ktou). » (EN, IX 9, 1169 b 3-27)
Aristote reprend ici une aporie que Platon avait
soulevée dans le Lysis (215 b). La question qu'il pose est la
même mais les conclusions qu'il en tire sont différentes. Aristote
se sert de cette aporie socratique pour affirmer l'existence d'une
amitié plus digne. L'amitié véritable diffère de
l'amitié engendrée par la déficience
(ùndeÐv).
Cette conception de l'amitié définie à
partir du besoin avait déjà été admirablement et
non sans ironie présentée par Socrate. « Mais nous
ferons-nous amis avec quelqu'un et quelqu'un nous aimera-t-il par rapport aux
choses où nous ne serons d'aucune utilité ?
- Non certes. » (Lysis, 210c) De par sa
nature même, cette amitié est instable et vouée à
disparaître. L'homme comblé n'a pas besoin d'amis parce que
l'amitié lui sert uniquement à combler ses manques. Se suffisant
à lui-même, il n'a aucun intérêt à être
ami de quiconque, fût-il bon, puisque ce qu'il y a de bon, il le
possède déjà (215 b). C'est uniquement quand il est dans
le besoin que l'homme fait appel à ses amis. L'amitié sert donc
de remède à des carences diverses. Ce qu'on aime dans l'ami est
un bien qui vient guérir notre propre mal. C'est à cause du mal
que le bien est aimé, et si « rien ne pouvait plus nous nuire,
nous n'aurions plus besoin d'aucun secours » (220 b-d).
L'amitié est donc plus utile aux hommes malades qu'aux hommes
bien-portants, si l'on définit le fait d'être bien portant par
l'absence de troubles. Eprouvé quand la douleur s'annule, ce plaisir est
comme une guérison apporté à un mal. Dans ce type
d'amitié, il n'y a donc pas de plaisir lié à la personne
amie en tant que telle, mais seulement un plaisir lié aux circonstances
de l'amitié. C'est un plaisir accidentel (EN, VII 15, 1154 b 20-25).
Les carences d'ordre économique peuvent
présenter la particularité d'être nécessaires ou
superflues. Certes, l'on fait appel à nos amis quand on manque d'argent,
et ce type d'amitié est l'apanage de la pauvreté. « Dans la
pauvreté aussi, et les autres revers de fortune, croit-on, le seul
refuge ce sont les amis » (EN, VIII 1, 1155 a 12). L'amitié
peut reposer sur les nécessités de la vie (ta\
a)nagkaiÍa, EE, VII 12, 1245 b 3) mais aussi sur des plaisirs superflus.
Alors que le nécessaire est ce qu'il faut pour survivre, l'utile peut
inclure des désirs superflus. Le tyran peut avoir des amis utiles (tou\j
xrhsimouj), pour des besoins qui sont superflus. L'amitié fondée
sur le profit sera à plus forte raison accidentelle. Car si le
nécessaire est permanent, l'utile est accidentel. Ainsi les amis utiles
ne sont pas que les nécessiteux. L'amitié utile est aussi celle
qui unit les gens qui recherchent l'excès de richesses. Le symbole de
cette amitié nouée par calcul n'est pas le mendiant, c'est le
prêteur (daneistjv, 1167 b 28-30). De par la nature de son commerce, il
engendre une amitié faite de dettes. Le but du prêteur est de
maintenir en vie son débiteur afin de
« récupérer son crédit » (EN, IX 7,
1167 b 30-33). Fondée sur la dette, ce genre d'amitié est
instable car elle donne lieu à des récriminations.
Les carences peuvent être d'ordre physique et affectif
également. Ainsi l'amitié fondée sur le plaisir sexuel
permet de combler ces manques. Il en va ainsi des époux. Chacun apporte
à l'autre ce qu'il ne peut se procurer. Mais il en va aussi des amis
intempérants et des amitiés reposant uniquement sur le besoin
sexuel (kat' aiãsqhsin, a 27), c'est-à-dire en aimant, non pas la
personne, mais sa capacité à supprimer leurs propres manques. Ils
peuvent être d'ordre affectif également. Ces amis seront utiles
pour se détourner d'eux-mêmes. « Les méchants sont
également en quête de comparses avec qui passer leurs
journées, mais parce qu'ils cherchent à se fuir eux-mêmes
(feu/gousin) » (EN, IX 4, 1166 b 14). Être en quête
d'amis signifie qu'on les recherche indépendamment de leurs personnes,
pour combler un manque personnel.
Toutes ces formes d'amitié reposent sur
l'échange. Chacun doit en avoir besoin, car chacun a besoin de
ressources, et d'échanger avec les autres. L'amitié qui repose
sur le besoin ressemble en fait à un échange, parce que le besoin
est le véritable étalon des échanges » (EN, V 8,
1133 a 27). Les amitiés inférieures « échangent
une chose contre une autre » (EN, VIII 8, 1158 b 3). Chacun des amis
apporte quelque chose à l'autre, comme certains animaux qui vivent un
temps dans une relation de symbiose. Ainsi du crocodile et du roitelet dans la
fable (Rhét., 1236 b 1-17). Le crocodile manque d'outils pour assurer
l'entretien de son corps, le roitelet manque de force pour assurer sa survie.
Tous deux échangent leurs services en apportant à l'autre ce dont
il manque. Aux amis utiles, il faut un accord, un contrat que les contractants
ne bafouent pas. Ils obéissent à la règle écrite,
ou à une règle tacite. C'est pourquoi l'amitié utile est
souvent dite « légale » (EN, VIII 15, 1162 b 26).
Cette règle existe pour éviter les dissensions, car cette
amitié repose sur un échange, et donc sur un rapport de force.
Ce type d'amitié est conflictuel car il réunit
des intérêts contraires. On recherche en effet chez l'autre ce
qu'on n'a pas soi-même. Cette amitié repose sur la
différence et non sur la similitude. Dans l'amitié utile,
« l'ami est là pour procurer ce qu'on est incapable d'avoir
par ses propres moyens » ( porizein aÁ di' au(tou=
a)dunatei, EN, IX 9, 1169 b 7). Dans ces amitiés, ce sont les
contraires qui s'attirent. Les contraires sont amis quand ils sont
attirés par l'intérêt par le manque (EN, VIII 10, 1159 b
13-19). C'est une amitié plaintive qui donne lieu à des reproches
et à de querelles. (EN, VIII 15, 1162 b 15).
Ces amitiés sont donc instables et
éphémères. Les amitiés dictées par le besoin
peuvent donner lieu à une relation d'échange, ou à une
relation d'infériorité. Dans les deux cas, l'amitié n'est
pas stable, car elle dépend d'autre chose que des personnes mêmes
des amis. Cette amitié dépend du sort (o( daimwn, EN, IX 9, 1169
b 8). « Dans l'amitié accidentelle, la personne n'est pas
aimée pour ce qu'elle est, mais en tant qu'elle procure un bien ou du
plaisir. Donc les amitiés de ce genre se dissolvent facilement, les
personnes en cause ne restent pas toujours stables. » (EN, VIII 3,
1156 a 15) Intérêts économiques et intérêts
sexuels ont la même caractéristique d'être fluctuants et
instables. Les hommes malhonnêtes se caractérisent par leur
versatilité (EN, VIII 1, 1154 b 21-31 ). Cette amitié
entre personnes versatiles dure peu. Les hommes sont comme des aliments qui
perdent leur goût avec le temps (EE, VII 2, 1238 a 23-25). Comme le
caméléon ou comme un édifice branlant (EN, I 9, 1100 b 5),
ils changent de désir et de goût. L'amitié fondée
sur le besoin est par nature vouée à disparaître et les
amis à renoncer à leurs amitiés passées.
Il est pourtant clair que l'amitié n'est pas que cela.
Ainsi, à la fin du dialogue, alors même qu'il échoue
à définir l'amitié, Socrate se déclare amis de ses
interlocuteurs. « Nos auditeurs vont dire en s'en allant que nous avons la
prétention d'être amis les uns les autres, car je me mets des
vôtres, mais que nous n'avons pas encore pu découvrir ce que c'est
que l'ami » (223b). Socrate pointait que ce que la plupart des hommes
appellent « amitié » ne correspond pas à la
réalité. Mais il n'en affirmait lui-même aucune version
personnelle, si ce n'est celle d'une « chose qui nous glisse si
facilement entre les mains et nous échappe par l'effet de sa nature
» (216 d). En allant avec ironie dans le sens de la conception utilitaire,
celle du grand nombre, il en a montré les faiblesses. Mais il ne l'a pas
rejeté comme l'a fait Aristote au nom d'une conception plus noble de
l'amitié. C'est pourquoi le Lysis est un texte
déroutant, qui donne « pour ainsi dire l'étourdissement
de l'ivresse » (Lysis, 222c) et qui laisse un goût
amer.
Le chemin difficile qui reste, c'est donc Aristote qui le
parcourt. Aristote tire « l'expérience des conclusions
négatives de Platon » (J. Annas, 550) pour développer
la thèse de l'amitié comme quelque chose de beau. L'aporie
exprime « quelque chose de bon » (EE, VII 12, 1244 b 2). Et
c'est ce qui sort de l'aporie qui intéresse Aristote. Socrate et
Aristote n'ont ni la même méthode ni véritablement les
mêmes objets de recherche. L'un s'intéresse à l'aporie en
elle-même, l'autre à ce qui en sort.
Il n'y a pas de contradiction entre le fait de posséder
des biens et le fait d'avoir des amis. Au contraire, l'ami fait partie des
biens. Bien particulier et supérieur certes, mais inclut dans un
ensemble de possessions toutes nécessaires. Manquer d'amis ou manquer
d'argent constituent des entraves de même nature au bonheur.
L'amitié utilitaire n'est pas réservée aux
misérables. Tout le monde a besoin de satisfaire ses
intérêts personnels. Le misérable en revanche ne
conçoit que ce type d'amitié, qui est une amitié purement
matérielle. Il considère moins l'homme que la chose. L'ami est
instrumentalisé. Dans l'ordre des fins, il compte moins que les objets
qu'il peut procurer. « Les méchants préfèrent les
biens naturels à un ami, et aucun d'entre eux n'aime un être
humain plus que les choses » (EN, VII 2, 1237 b 33). Entre le
matériel et l'humain, l'amitié n'implique pas de choix, mais une
hiérarchisation. Il existe en effet deux situations extrêmes qu'il
faut éviter : je ne peux garder mes amis si je ne pense qu'aux
autres biens extérieurs, pas plus que si je les néglige
complètement. Nous avons tous besoin de ressources.
1.2. Le besoin de
ressources
Sans ressource on ne fait rien. Au même titre que la
richesse, le pouvoir politique, ou la famille, les amis font partie des biens
essentiels. Et pour bien vivre, la vertu implique des moyens importants. Tout
le monde ne peut s'offrir la vertu. C'est là une forte divergence avec
la vertu universaliste chrétienne.
« impossible en effet ou du moins difficile
d'exécuter de belles choses lorsqu'on est sans ressources
(a)xorh/ghton), car beaucoup s'exécutent comme à l'aide
d'instruments (di' o)rga/nwn), par le moyen d'amis, de richesse, ou du pouvoir
politique.
D'autre part, il y a un certain nombre d'avantages dont
l'absence ternit la félicité : par exemple, une famille
honorable, de bons enfants, la beauté... On ne peut pas du tout
prétendre au bonheur si on a l'apparence vraiment disgrâcieuse ou
une famille douteuse ou qu'on est solitaire et sans enfants. » (EN, I
9, 1099 b 1)
Chez Aristote, la richesse est nécessaire au bonheur.
Celui-ci advient grâce à des instruments (di' o)rga/nwn). Lorsqu'on est sans ressources (a)xorh/ghton), on
manque des biens essentiels. Aristote se plaît à souvent employer
un même verbe pour désigner le fait d' « être
pourvu des biens essentiels ». L'homme qui possède les biens
essentiels est « pourvu du choeur des biens » (EN, X 7,
1177 a 30: kexorhghme/nwn). xorhge/w : être chorège, c'est
« pourvoir aux frais du choeur » et par
métaphore, c'est pourvoir à toutes sortes de besoins ou
« équiper » 4(*). Le coeur des biens est ce qui est fondamental pour
que la pièce, c'est-à-dire l'action, se déroule. Sans les
frais du choeur, il n'y a pas de pièce. Sans les biens essentiels, il
n'y a pas d'action possible. Il y a toute une mise en scène
nécessaire à l'action vertueuse. Elle inclut le décor,
mais aussi les protagonistes. Pour filer la métaphore de l'action
dramatique, on pourrait recourir au schéma actanciel de V. Propp5(*). Parmi les différents
personnages d'un récit, on trouve des adjuvants, des opposants, et des
bénéficiaires. C'est au milieu d'eux que l'homme vertueux entre
en scène. Pour agir, l'homme a besoin d'adjuvants, comme le sont les
amis utiles, mais aussi d'opposants, dans le cas du courage, et enfin de
bénéficiaires. « On n'est pas courageux tout
seul : il faut avoir devant soi des ennemis et à ses
côtés des compagnons, puisqu'est révolue l'époque
des duels homériques ; on n'est pas davantage tempérant tout
seul : (...) Le vrai objet de la tempérance, ce sont les nombreux
festins ou les amitiés à deux.6(*)»
L'homme autarcique, le sage comme l'homme vertueux, a besoin
de cet équipement de base pour entrer sur la scène qui lui
convient, pour exercer sa propre activité. « Les besoins
nécessaires à la vie (tw½n pro\j to\ zh=n a)nagkaiwn)
constituent en effet un besoin pour le sage comme pour le juste et les autres
personnes vertueuses » (EN, X 7, 1177 a 28). Le sage ne renonce pas
à tous ces biens, et n'aura rien d'un ermite ou d'un ascète.
C'est là encore une différence avec le monde chrétien,
où fleuriront les ermites.7(*) Il n'y a pas de bonheur possible dans la
pénurie. En tant qu'il est homme, le sage qui aspire à être
vertueux devra donc aussi veiller à sa prospérité. Il a
besoin de ces appuis extérieurs, c'est-à-dire de tous ces biens
nécessaires à la vertu : argent, armement, amis à qui
faire des bienfaits. (EN, X 8, 1178 a 24- b 7)
Les personnes vertueuses ont besoin de davantage d'appuis
extérieurs. Leurs activités demandent elles-mêmes davantage
de « puissances » au sens propre. Ainsi de l'homme
courageux (t%½ a)ndrei%) qui aura besoin de
« puissance » (duna/mewj, EN, X 8, 1178 a 24),
c'est-à-dire d'une armée et d'un armement complet.8(*) Des hommes comme le
libéral ou le juste (1178 a 29) auront besoin également d'argent.
Pour exercer leur vertu, ils ont besoin de beaucoup d'instruments. L'homme
vertueux ne peut se contenter de pain quotidien. « Quant au pain
quotidien, il en coûte fort peu ; pour rassasier un homme, qu'il
soit riche ou pauvre, part égale suffit. » (Electre,
429-430On a toujours besoin des autres et de leur savoir-faire pour assurer
notre subsistance. L'individu ne peut pas se substituer à la
cité. Son indépendance n'est pas une cité
intérieure parce que ses puissances sont aussi extérieures.
Un grand soin doit être apporté à
l'entretien des biens extérieurs, parce qu'ils ont une valeur
inestimable. Ainsi des amis dont l'existence a autant de prix que la
nôtre (EN, VII 12, 1170 b 17). Les différents
biens extérieurs ont un lien fort entre eux. L'ami est
inséparable de l'usage que l'on fait de nos biens. L'amitié
vertueuse ne consiste pas à mettre à l'écart la vie
matérielle pour jouir d'une vie culturelle. La possession des ressources
implique qu'on les a en propre et qu'on peut en avoir un certain usage qui nous
est personnel. Nos biens nous permettent d'exercer des actions vertueuses. Ils
sont intimement liés aux qualités propres à chacun. Ils
deviennent des possessions en même temps qu'on acquiert un savoir-faire.
L'artisan a besoin de ses outils pour bien faire. Le plaisir qu'éprouve
le musicien à manipuler son propre instrument ou le guerrier à
utiliser ses propres armes les rend plus meilleurs. Ainsi c'est grâce
à son arc que lui seul possède en propre qu'Ulysse réussit
à tuer les courtisans. Avoir ses biens en propre c'est éprouver
du plaisir à leur usage. Il faut avoir ses
biens en propre pour agir de façon vertueuse. On n'agit avec
générosité que par rapport à nos propres biens, en
pas avec ceux des autres. On n'agit avec tempérance qu'avec les femmes
ou les hommes qui sont liés à nous et pas avec des inconnus. Il
est facile d'être amis avec des gens qu'on ne reverra pas ou que l'on
pourrait interchanger. L'ami est un bien au sens où il est bien a nous.
Il est quelqu'un que l'on a pour soi. Notre ami fait partie des ressources que
nous avons en propre.
L'acquisition et la gestion des biens est un art
(xrhmatistikh=j). Elle est la partie principale de l'administration familiale
(oikonomia, Pol., I 3, 1253 b 7-15). On peut fixer deux fins à
l'économie, c'est-à-dire aux biens matériels que l'on
possède : l'usage ou le profit. La manière vertueuse d'en
faire usage est le partage de ce qu'on a en propre. La propriété
privée favorise ainsi l'expression du partage et de la vertu. Et c'est
là sa principale et unique fonction. La fin de la
propriété privée n'est pas le profit mais l'usage. Et
l'usage en est commun. Le foncier est privé, mais les produits en sont
consommés en commun. « Car il faut qu'en un sens les
propriétés soient communes mais que fondamentalement elles soient
privées. (...) Grâce à la vertu, il en sera, concernant
l'usage des biens, comme le dit le proverbe : « tout est commun
entre amis (koina\ ta\ filwn) » » (Pol., II 5, 1263 a
26-33). La vertu implique la possession de biens, comme la
générosité implique des ressources, et la
tempérance des femmes. Il faut être suffisamment riche pour que
notre subsistance ne dépende pas de ceux qu'on aime. Ces richesses sont
mises au service de ceux qu'on aime.
Tout le monde ne peut s'offrir la vertu. Un pauvre ne peut
être ni heureux ni vertueux. Une cité où tout serait
à tout le monde, comme dans le cas de la cité collectiviste
platonicienne, ne laisserait plus de place à l'action individuelle. Car
celle-ci serait empêchée par l'absence de ressources
individuelles. Ainsi le père n'aurait plus besoin de s'occuper
(diafrontizein) de son fils, ni l'ami de son ami. Dans cette
société, on ne pourrait pas dire que tout appartiendrait à
tout le monde, mais plutôt que rien n'appartiendrait à personne.
Nos actions s'exercent sur ce qu'on possède en propre. « Dans
la cité platonicienne, au contraire, il est nécessaire, de par la
nature même de cette communauté que l'amitié s'y dilue
(...) Car il y a chez les hommes deux choses principales qui les portent
à la sollicitude et à l'amour (fileiÍn) : ce qu'on
possède en propre (to/ iãdion) et ce qu'on
chérit » (Pol., II 4, 1262 b 9-24). C'est donc en tant qu'elle
porte à la sollicitude que la propriété a de la vertu.
Le fondement de l'éthique est l'habitat, sa
propriété, comme l'indique la parenté étymologique
entre le mot grec signifiant la demeure et le mot
« éthique ». Le caractère et les habitudes
(úqov) sont acquis dans la demeure (Úqov)9(*). On doit d'abord
posséder, et ensuite, par la vertu, on partage. La base de
l'amitié se forge dans la famille. Le préliminaire à
l'amitié est l'éducation. L'origine de l'amitié est la
fraternité. « C'est dans les maisons que se trouvent d'abord les
commencements et les sources de l'amitié, de l'état et de la
justice. » (EE, VII 10, 1242 b 1) Cette origine tient donc aux
habitudes contractées dès le plus jeune âge. Mais elle est
aussi politique. La vertu est transmise dans le cadre de la famille, mais
encore faut-il que les conditions matérielles pour y vivre dignement
soient réunies. Il y a donc une indépendance de base à
donner aux individus de manière à ce que leurs ressources ne
dépendent pas de leurs amis et qu'ils aient les moyens de faire des
choix qui caractériseront leur vie. C'est ainsi qu'il est
préférable de faire accéder les citoyens pauvres à
la propriété et à un moyen de gagner leurs ressources
plutôt que de leur distribuer des denrées et des revenus. Les
aides aux pauvres doivent correspondre à diverses incitations à
la création d'entreprises, soit agricole en leur payant un petit domaine
foncier, ou une prise en ferme, soit commerciale avec une mise de fonds
(?öïñì?) pour un commerce. Il faut donner aux
pauvres les moyens (
?öïñì?ò)
de les orienter vers certains travaux (
ôñ?ðåéí
?ð'
?ñãáó?áò,
Pol., VI 5, 1320 a 35 - 1321 b 1). Les familles doivent privilégier
l'agriculture sur le commerce, car elles y gagneront en indépendance
(Pol., I 8, 1256 a 40-43). Chaque partie de la cité doit donc imiter la
fin même de la cité : l'autarcie. Chacun doit donc en
priorité « s'occuper de ses affaires » :
« la situation s'améliorera du fait que chacun s'occupera
avant tout de ses affaires (pro\j iãdion e(ka/stou
prosedreu/ontoj) » (Pol., II 5, 1263 a 27).
Le but ultime de la possession de ressources n'est pas le
travail, mais le loisir, qui est le moment de la mise en commun.
L'indépendance matérielle est la capacité d'avoir du temps
libre. Là seulement les vrais amis se retrouvent, alors que les
collègues, qui sont les amis utiles, se retrouvent dans le labeur. Si
l'on travaille tout le temps, par trop grande pauvreté ou par avarice,
on est dépendant de l'utile. Il faut s'occuper d'une même chose
qui se trouve en dehors du travail. L'action vertueuse débute une fois
qu'on est doté de ce genre de biens. La place de l'amitié n'est
pas dans l'acquisition des biens, mais dans leur jouissance. Autrement dit, la
fonction de l'amitié est plus importante que la fin que se fixe la
famille, c'est-à-dire l'acquisition des biens. Cette fonction est
politique. La vie de l'homme libre est impossible sans ces moments de loisir
où ils peuvent se réunir pour affirmer autre chose que des
intérêts individuels. C'est pourquoi les tyrannies font en sorte
que les hommes travaillent beaucoup afin d'empêcher les liens
d'amitié. Pour supprimer l'amitié entre ses sujets, il faut
supprimer l'indépendance, par ces deux mesures : appauvrissement
des sujets, et manque de loisir (a)sxolian kaiì penian, Pol., 1313 b
28). C'est dans le loisir qu'on fait le choix de connaître l'autre. Pris
par des tâches quotidiennes, comme les grands travaux ou la guerre, les
hommes deviennent privés de loisir (asxoloi) et perdent leurs amis.
Cet autre chose dont s'occupent les hommes dans le loisir est
extérieur à l'acquisition des biens. L'amitié
véritable se développe ailleurs que dans la recherche des
ressources. « Nous aimons aussi ceux qui nous sont semblables et
s'occupent des mêmes choses, à condition qu'ils ne nous
importunent pas et qu'ils ne tirent pas leur subsistance de la même
source que nous. Sinon, c'est « potier contre
potier ».10(*) » On peut donc résumer
l'indépendance matérielle à deux qualités :
l'aisance et le loisir. Les amis sont les bénéficiaires de la
vertu qui est permise par la possession de biens. Le fait de privilégier
ce qu'il y a de bon dans la vie sur l'utile et la peine et de l'offrir avec ses
amis implique une qualité, qu'on peut appeler la dignité.
1.3. Amitié et dignité
Vivre dignement s'entend au sens économique :
posséder suffisamment de biens pour avoir du loisir, mais aussi au sens
moral où un individu est capable de choisir un homme plutôt que
des objets. L'ami est un bien extérieur supérieur (tw½n
e)kto\j a)gaqw½n me/giston, IX 9, 1169 b 10). Il est absurde de rompre
avec ses amis lorsqu'on a la plénitude des biens (ta)gaqa). Au
contraire, c'est dans l'indépendance matérielle que l'on aura le
plus besoin d'amis dignes. L'amitié est réservée à
un domaine autre que celui du nécessaire. C'est pour la vertu que nous
recherchons notre ami, et non pour l'usage et pour le profit.
« Assurément, on serait alors d'opinion que,
évidemment, ce n'est pas pour l'usage (xrh/sewj) ou le profit
(w(c)feleiaj) qu'un ami existe, mais pour sa vertu11(*) seulement (di' a)reth\n) :
lorsque nous n'avons besoin de rien, nous recherchons tous alors des gens pour
partager notre plaisir, et des bénéficiaires plutôt que des
bienfaiteurs. Et nous avons un meilleur (20) jugement (a)meinw krisin) dans
l'autosuffisance plutôt que dans le besoin (met' e)ndeiaj), et c'est
alors surtout que nous avons besoin d'amis dignes (a)ciwn filwn) pour partager
notre vie. » (EE, VII 12, 1244 b 17-21)
On ne recherche pas un ami par insuffisance (kat' endeian, EE,
VII 12, 1244 b 1). Toutes les amitiés provenant d'un manque, manque
d'argent, de savoir, ou d'amour, sont factices. Mais sans amis, on est
insuffisant. Même dans la plénitude des biens nous aurons besoin
d'amis. C'est donc d'une nécessité particulière que
relève l'amitié, car on dit que l'amitié est la chose la
plus nécessaire (a)nagkaio/taton) à l'existence. Mais dans ce
cas, la nécessité est d'un autre ordre que celle de l'utile. Il
ne faut pas confondre les biens nécessaires avec les biens dans
l'ensemble. « Le bienheureux est pourvu de la plénitude des
biens » (EN, IX 9, 1169 b 25), et ceux-ci incluent des biens
intérieurs. Ce n'est pas seulement pour vivre ensemble que les hommes se
sont assemblés, c'est aussi pour bien vivre.
La nécessité du rassemblement des hommes par
insuffisance relève d'une fausse idée (EN, VI 9, 1142 a 6-10).
Mais les hommes s'assemblent avant tout pour bien vivre ensemble. Ce qu'ils
recherchent est davantage que la subsistance, c'est le bonheur. La cité
est la communauté de vie heureuse. Et nos rapports sont
influencés par la manière dont les cités se traitent
ensemble. Certes, les rapports entre cités sont mus par des
intérêts commerciaux et militaires. Mais ce serait une erreur de
croire que ce modèle vaut comme modèle politique, et donc comme
modèle d'amitié. Le bonheur propre aux citoyens vivants dans une
cité ne tient pas aux mêmes relations que celles qui se jouent
entre cités, ou dans des formes d'association plus simples, comme les
peuplades. Nous sommes tentés de substituer aux relations
d'amitié le modèle de l'association : « mais
voilà ! Les hommes appellent amis même les associés
que motive l'intérêt, exactement comme le font les
cités. » (EN, VIII 5,1157 a 26-29) Il y a donc une
indépendance comprise par rapport aux choses indispensables, comme celle
des peuplades, et l'indépendance qui a cours dans les
cités. La peuplade ne peut pas être autarcique comme une
cité, « car il n'est pas facile d'avoir une structure de
cité (politieia) » (Pol., VII 4, 1326 a 36-b 7). Il y
a plus qu'un échange d'intérêts dans l'amitié entre
hommes libres. « L'amitié n'est pas seulement une chose
nécessaire. C'est aussi une belle chose. » (EN, VIII 1, 1155 a
28) C'est donc d'une nécessité particulière, et qui ne
relève pas de la simple subsistance, que relève
l'amitié.
Un passage de l'Ethique à Eudème (EE,
VII 12, 1246 a) donne une idée de ce que peut être la
dignité entre amis. Celle-ci repose sur le partage des bonnes choses et
non des mauvaises. Le propre des personnes dignes est de savoir garder pour soi
et de ne pas tout partager (to\ mete/xein aÀma pa/ntwn, EE, VII 12, 1246
a 7). Il est possible de partager, même avec des personnes qu'on aime, ce
que nous avons de pire en nous. Ainsi certains comparses vont jusqu'à
s'entraîner dans la mort par leur fréquentation. Ils se suicident
ou littéralement ils se tuent ensemble (sunapoktinnu/asi12(*), a 23). Ils ont l'un sur
l'autre une influence mortifère, parce que chacun agit, non par ce qu'il
a de bien, mais selon ce qu'il a de mauvais (tou= oikeiou kakou, a 23). Leur
amitié est fondée sur le partage de mauvaises choses. Celui-ci
peut être essentiellement lié aux personnes, comme les personnes
les pires (tw½n xeiro/nwn, a 17) qui s'attirent dans le malheur, mais
aussi lié aux circonstances. Ainsi de ceux qui se réunissent
surtout dans la mauvaise fortune (periì ta\j a)tuxiaj, a 12). Ces
exemples constituent des cas extrêmes du partage (u(perbola\j, a 9) dont
la dignité peut protéger. Ceci ménage aussi une place
à ce qu'on appellerait aujourd'hui le domaine de la « vie
privée ». Le privé n'est cependant pas le lieu de
l'accomplissement personnel, mais il permet à l'homme de rester digne
dans la mauvaise fortune. Le privé lui laisse la possibilité
d'être seul. L'homme heureux met en commun ce qu'il a de bon. L'ami digne
privilégie la joie de l'ami sur ses propres problèmes.
Il évite le partage des difficultés (th=j
summeqe/cewj tw½n xalepw½n, b 36), des souffrances (kakopaqou=ntej, b
38), de l'affliction (luphro\n, b 37). La dignité constitue un visage
positif de la virilité. Les amitiés viriles (EN, IX 11, 1171 b
10) n'associent pas leurs amis à leurs propres peines. Ce n'est pas une
amitié insensible : même Ulysse pleure à la perte de
ses amis. Mais la dignité consiste à épargner son ami des
plaintes et des lamentations, à l'inverse des « amitiés de
femmelettes [qui] se plaisent à entendre ceux qui partagent leurs
lamentations » (EN, IX 11, 1171 b 10). Dans ce genre d'amitié,
les personnes cherchent se sentir plus léger (koufo/teroi, a 2) en se
délestant de leurs maux les uns sur les autres, et en ne les supportant
pas seul (mh\ mo/noi). C'est une des rares occurrences où l'adjectif
« seul » (mo/noj) apparaît dans ces chapitres sur
l'amitié avec un sens positif. Le bon ami supporte seul ses propres
maux, et ne partage que ses biens avec ses amis. Telle une qualité de
l'ami indépendant au sens où il s'oppose à
l'égoïste : l'ami est indépendant,
précisément parce qu'il ne choisit pas de considérer ses
propres intérêts (ta\ au(tw½n) et préférer sa
joie (to\ xairein), au prix de la peine d'un ami. L'égoïste n'est
donc pas tant celui qui ne prend jamais en compte l'autre dans sa propre vie
(celui-ci est indifférent) que celui qui partage avec l'autre ce qu'il a
de mauvais.
L'égoïsme a donc aussi un versant paradoxal qui
est de « ne faire cas que d'autrui » (), à force de
chercher à plaire à tout le monde. La fermeture sur
soi-même n'est pas le seul excès. L'ouverture à outrance
aux autres en constitue un autre. Ainsi la dignité implique aussi le
refus de mauvaises fréquentations. La dignité est une vertu qui
détourne de certaines personnes et oriente vers d'autres
précisément parce qu'ils ont à partager des choses plus ou
moins bonnes. L'homme digne s'efforce d'apporter de bonnes choses à
partager, et refuse à l'inverse d'en recevoir de mauvaises. La
dignité est le fait de ne pas chercher à plaire à tout le
monde. Les amis se ressemblent par nature, mais pas forcément de
manière visible. Ce qui nous plaît chez l'autre, c'est qu'il garde
quelque chose pour lui et qu'il ne donne pas tout aux autres (pa/nta pro\j
allon). Il ne cherche pas à plaire à tout prix et garde pour lui
la conscience de sa propre vertu. « La dignité
(®semno/thj) est l'intermédiaire entre l'arrogance et le souci de
plaire. Celui qui vit en ne faisant aucun cas des autres est arrogant ;
celui qui vit en ne faisant cas que d'autrui (pa/nta pro\j allon) ou aussi en
se soumettant à tous est soucieux de plaire (o( areskoj), mais celui qui
agit de la sorte en certains cas, et non dans les autres, et face à ceux
qui le méritent, est digne » (EE, III 2, 1233 b 34-36). Socle
de l'amitié, la dignité est une certaine forme d'altruisme,
très différente de la sympathie, qui se porte
indifféremment vers tous.
Ce qui nous attire chez notre ami n'est pas tant
l'intérêt qu'il présente que sa valeur intérieure,
qu'on pourrait appeler dignité. On choisit l'ami pour sa valeur et non
pour les biens extérieurs qu'il procure. L'ami n'est pas un flatteur ou
un hostile (EE, VII 4, 1239 a 20-27). De même devant une personne digne,
je sais qu'il est mon ami parce qu'il m'a choisi. Je mérite mon ami car
il n'est pas ami avec tout le monde. Je suis heureux d'être son ami car
j'ai l'impression de valoir autant que lui. J'éprouve la conscience de
ma propre valeur, et le grand plaisir qui en découle. Le sentiment
d'amitié est comme la justification de notre propre dignité.
Ce que choisissent de partager les amis dignes est donc plus
que la satisfaction d'un besoin. C'est une démarche plus exigeante qui a
trait à la recherche d'un meilleur jugement (a)meinw krisin). En
même temps que ce jugement s'impose la nécessité du
bienfait. Ce que s'apportent les amis dignes ne sont pas des remèdes,
mais des bienfaits. C'est parce que nous sommes indépendants, et non
dans le besoin, que nous jugeons bien, et que nous choisissons de vivre avec
des amis dignes. Il reste quelque chose de fondamental à accomplir, et
que l'on ne peut accomplir qu'à partir de ce moment, lorsque l'on
possède tous les biens. L'usage de ces biens matériels ne suffit
pas. Le bonheur à proprement parler n'est aucun des biens
matériels. Il n'est pas une possession. Il est contenu dans le fait
d'agir, en particulier d'agir bien, et donc d'agir avec ceux qu'on aime.
L'amitié obéit à une logique contraire à
l'amitié « de ce genre ». C'est dans les moments de
bonne fortune que nous avons le plus besoin de nos amis et non dans les moments
d'infortune La bonne fortune est une expérience tellement forte et riche
à tous les sens du terme qu'il faut nécessairement la partager.
L'amitié consiste à faire du bien. L'ami est un bienfaiteur (o)
poih/sonthj) plutôt qu'un bénéficiaire (o) peisome/nhj).
Plus on est indépendant matériellement, plus on a besoin de ses
amis. (EN, IX 9, 1169 b 14). « Il n'est pas possible de porter avec
équilibre les fardeaux de la bonne fortune » (EN, IV 8, 1124 a
31). Le bonheur implique un certain partage des biens. « Personne ne
choisirait d'être livré à lui-même avec tous les
biens » (EN, IX 9, 1169 b 18). Le bienfaiteur est pourvu de tous les
biens. Bien faire, c'est être heureux. Quand on trouve la
plénitude des biens, par exemple dans le cas d'un couple heureux, la
tendance première est de fermer la porte à ses amis, alors que
c'est dans le partage de la bonne fortune que débute la véritable
amitié.
D'une manière générale, le bienfait
consiste à faire le bien. Mais il peut consister en un don ou en une
activité commune. Le don a rapport à la bonne fortune
matérielle, et l'activité commune à la jouissance du temps
libre. C'est un besoin de faire le bien, qui s'exerce dans les moments de bonne
fortune, alors que l'amitié utile s'exerce dans les moments de mauvaise
fortune. « Ceux qui sont par excellence des amis sont ceux qui souhaitent
du bien à ceux qui leur sont chers dans le soucis de ces
derniers » (EN, VIII 11, 1156 b 8). Le bienfait n'est pas la
charité, elle inclut un jugement meilleur. Les amis autosuffisants
(toiÍj au)tarke/si filoij) sont les amis dignes, parce que
l'amitié donne un meilleur jugement. Les tâches les plus conformes
à la nature de l'amitié sont plus morales et intellectuelles
qu'économiques. « Aider un ami à restaurer son
caractère ami est plus appréciable et plus conforme à
l'amitié que de l'aider à reconstituer son patrimoine »
(EN, IX 3, 1165 b 20). La dignité ne consiste pas forcément
à être pourvu de ressources, mais à avoir conscience qu'il
est un bien plus élevé que ces dernières.
L'indépendance consiste à « préférer ce
qui est beau à ce qui est fructueux » (EN, IV 8, 1124 b 12),
autrement dit à préférer l'amitié belle à
l'amitié utile. Cette conscience est facilitée par la possession
de nombreuses ressources. Mais elle est plus que la simple possession des biens
extérieurs. L'indépendance matérielle n'est pas un
fait, c'est avant tout une attitude, ou le choix d'une certaine
activité, à la fois bonne et rationnelle.
1.4. Le choix de
l'amitié
Le choix de l'amitié se fait au nom d'une
activité qui n'est pas à proprement parler nécessaire.
C'est par rapport à cette activité que les hommes
éprouvent de la bienveillance l'un pour l'autre et que le choix de nos
amis se fait naturellement.
Mais si l'on observe plus à fond (fusikwteron) la
nature des choses, on a l'impression que l'ami vertueux s'impose à
l'homme vertueux parce que le choix se fait naturellement13(*) (tv= fu/sei aireto\j
eiånai).
En effet, ce qui est naturellement bon (to\ tv= fu/sei
a)gaqo\n), (15) on l'a dit, c'est ce qui, pour l'homme de vertu, est bon et
agréable par soi (kaq' au(to).
D'autre part, on définit la vie animale par une
capacité sensitive, et la vie humaine par une capacité sensitive
ou intellective (aisqh/sewj hÄ noh/sewj) ; or la capacité reconduit
à l'activité et le plus important se trouve dans
l'activité (to\ de\ ku/rion e)n tv= e)nergei#). Donc, il semble bien que
vivre c'est fondamentalement sentir ou penser » (EN, IX 9, 1170 a
12-18).
La question initiale n'était pas « faut-il
des amis vertueux ? » mais « faut-il des
amis ? » Le problème n'est donc plus l'amitié en
tant que telle, mais la vertu qui est en jeu dans l'amitié, la seule
amitié qui vaille étant l'amitié selon la vertu. C'est
pour la vertu que l'on fait le choix de l'amitié. Le choix
délibéré n'est ni un appétit, ni un emportement, ni
un voeu ni une opinion (EE, II 10, 1225 b 25-1226 b 1). C'est un acte de la
volonté qui implique un engagement ferme de la personne qui l'a fait en
connaissance de cause. On ne choisit pas réellement quelqu'un si l'on a
été trompé sur sa propre nature. Dans le choix il y a donc
la reconnaissance de quelque chose de bon. L'ami vertueux fait partie des biens
appréciables et dignes de choix (tw½n airetw½n, EN IX 9, 1170
b 14). On choisit l'autre pour ce qu'il est et pour son
bien14(*). C'est un choix
qui réunit des personnes qui, par une qualité, se ressemblent.
« L'amitié première est le choix réciproque
d'êtres absolument bons et plaisants » (EE, VII 2, 1237 a 31).
L'amitié implique un choix rationnel. Elle est donc
nécessairement quelque chose de bon. C'est un « choix
réfléchi de la vie en commun » (Pol., III 9, 1281 a
1).
Ce choix ne se fait pas de manière contrainte, mais il
se fait naturellement, c'est-à-dire qu'il est accompagné de
plaisir. C'est un « choix réciproque, accompagné de
plaisir, de la connaissance mutuelle » (EE, VII 2, 1237 a 31).
« Le choix se fait naturellement », c'est-à-dire
qu'il s'accompagne de plaisir. C'est ainsi que « l'amitié
s'instaure de façon apparemment naturelle chez les parents envers leur
progéniture et chez les enfants envers ceux qui les ont
engendrés. » (EN, VIII 1, 1155 a 17) Le plaisir accompagnant
ce choix procède d'un sentiment naturel, qui est la bienveillance. Cette
bienveillance est rationnelle parce qu'elle porte sur quelque chose de bon. La
bienveillance que se portent les gens de bien s'accorde naturellement. C'est
pourquoi ils se reconnaissent. Il y a entre les hommes un même sentiment
de plaisir à se découvrir une proximité qu'il y a à
acquérir la connaissance de quelque chose.
La bienveillance procède du plaisir de la
reconnaissance. Aussi les gens proches, littéralement ceux qui partagent
le même toit (tw½n sunh/qwn), ont-ils le même plaisir à
se reconnaître que les savants à connaître ou à
reconnaître des choses récemment apprises. « Il est
évident que, comme dans la science les études et les connaissance
fraîches (pro/sfatoi) sont très senties à cause de leur
caractère plaisant, il en est ainsi pour la reconnaissance
(a)nagnwriseij) des êtres familiers (tw½n sunh/qwn), et la raison
est la même dans les deux cas » (EE, VII 2, 1237 a 22-25). A
l'inverse de ce plaisir pour l'aimable, se tient le mépris pour le
méprisable.15(*) Le
mépris est une vertu pour le magnanime. « Un autre trait du
magnanime est qu'il soit méprisant. Chaque qualité porte les
hommes à mépriser les grandeurs contraires à la
raison » (EN, III 5, 1232 b 1). Le plaisir naturel rapproche donc des
êtres qui se ressemblent d'une certaine manière,
c'est-à-dire par la vertu. Il est impossible qu'une amitié
fondée sur le caractère rassemble des êtres
désagréables. « Mais quand elle se fonde sur les
personnes elles-mêmes, l'amitié n'est évidemment possible
qu'entre les hommes de bien, car les mauvaises gens ne tirent pas de joie de
leurs personnes, à moins de quelque avantage qui en
résulte. » (EN, VII 5, 1157 a 18) Il est donc impossible
d'être l'ami de tout le monde, de même qu'il est impossible que le
méchant soit l'ami de quelqu'un, car tout le monde ne procure pas de
plaisir (EN, VIII 2, 1155 b 12). Le choix provient d'une ressemblance et d'une
reconnaissance. Alors que dans l'amitié utile, les amis se rapprochent
à cause de ce qu'ils n'ont pas, dans l'amitié vertueuse, les amis
s'assemblent autour de ce qu'ils ont en commun. C'est autre chose que la
différence qui nous rapproche. Le bien est quelque chose de
« simple », quelque chose
d' « un », comme l'affirment les Pythagoriciens, et
que c'est au contraire chez les personnes mauvaises qu'on trouve cet aspect
« polymorphe » qui donne naissance à la
contradiction et à la discorde (EN, I 4, 1096 b 5-6 ; EN, II 5,
1106 b 30).
Ce choix naturel ne se fait pas que lors de la première
rencontre. Il se fait de manière permanente et se renouvelle dans la
fréquentation des actions et dans l'activité commune. Le
caractère naturel du partage qui s'ensuit est favorisé par la
confiance. La reconnaissance produit de la confiance. Le choix engage l'avenir
et permet la confiance. L'amitié fondée sur le caractère
est plus forte que la fortune. Les vertus sont en effet quelque chose de
stable. La confiance est rendue possible par la certitude que l'autre ne me
trompera pas, même lors d'un revirement de fortune. Lorsqu'on
connaît quelqu'un que l'on aime, on prend conscience de ses
qualités, c'est-à-dire de sa stabilité. « Les
amitiés [entre hommes de bien] persistent aussi longtemps qu'ils restent
hommes de bien. Or la vertu est quelque chose de stable. » (EN, VIII
4, 1156 b 12). L'amitié est une chose indépendante parce qu'elle
ne dépend pas des circonstances extérieures. «
L'amitié fait partie des choses stables, comme le bonheur, les choses
indépendantes » (EE, VII 2, 1238 a 11). La vertu est ce qui
rend les hommes heureux, et l'amitié ce qui réunit les hommes
heureux. La conséquence de cela est que nous avons une action directe
sur notre propre bonheur, et que le choix de l'amitié est un choix
d'être heureux ensemble. « Le bonheur n'est pas l'oeuvre de la
fortune. Il est accessible à ceux qui rendront eux-mêmes et leurs
actions d'une certaine qualité » (EE, I 1, 1214 a 18-25, EN, I
10, 1099 b 19). Sinon elle perd sa stabilité et se dégrade en une
forme d'amitié inégalitaire et précaire, comme dans le cas
des amis utiles. La confiance rend possible une amitié sans contrat.
Elle vient de la certitude de la vertu morale et intellectuelle de mon ami.
L'amitié est justice sans lois, au sens où le partage s'y
effectue naturellement. La loi n'est plus l'étalon de la justice, car
là où règne la confiance, il n'y a plus besoin de lois.
« Et seule par ailleurs, l'amitié entre personnes de bien est
hors de portée de la diffamation... Autrement dit, la confiance existe
chez ces personnes-là » (EN, VIII 5, 1157 a 16-20). Le
partage entre les amis se fait naturellement.
Le plus important se trouve dans l'activité.
L'amitié est le corrélaire de l'activité. Et le bonheur
pour l'homme est l'activité. Le verbe « être
heureux » traduit le verbe actif to\ eu)daimoneiÍn (EN, IX 7,
1169 b 32). « Le bonheur est une sorte d'activité, et
l'activité évidemment s'inscrit dans le devenir » (b
28). « Mener une activité » et
« devenir » sont une seule et même chose, rendue en
grec par le même verbe, to e)nergeiÍn (b 32). L'e)ne/rgeia (b 29)
désigne le fait de faire quelque chose mais aussi le fait de se
transformer, ou plus exactement de s'améliorer. Le bonheur implique donc
quelque chose de stable et une transformation. Ici, l'activité stable
correspond à l'activité naturelle. Cette activité ne
relève pas d'un manque et d'une satisfaction du manque. Le plaisir
tiré de la relation est naturel, comme celui qu'on éprouve
lorsque nous sommes en bonne santé. Il est éprouvé devant
une chose qui dure. Les plaisirs qui ne sont pas associés à des
peines ne comportent pas d'excès (EN, VII 15, 1154 b 16-21).
C'est pourquoi le plaisir leur est naturel.
L'amitié n'est pas le résultat d'un état,
mais s'accompagne d'une activité qui nous transforme et nous rend
heureux. Le plaisir de la bienveillance ne suffit pas à produire
l'amitié. Il doit se transformer en plaisir naturel qui accompagne
l'activité naturelle. Il n'y a pas d'amitié sans la
fréquentation assidue qui implique l'activité. Sans
activité, l'amitié n'est que bienveillance, qui est
« amitié fainéante » (EN, IX 5, 1167 a 10).
L'amitié est une qualité (EN, IX 1, 1155 a 3), mais
« dans le cas où l'on parle des qualités, on dit que
certains [hommes] sont bons par référence à leur
état et d'autres par référence à leur
activité. Certains en effet, qui vivent ensemble, tirent leur joie l'un
de l'autre et s'enrichissent de bienfaits mutuels, tandis que d'autres qui
dorment ou que séparent leurs lieux de séjour, n'ont pas ces
activités amicales, mais sont dans l'état de les
avoir » (EN, X 6, 1157 b 6-9). Or, il est clair qu'agir ensemble est
plus propre à l'amitié, du moins à la réalisation
d'une vie heureuse, que le fait de dormir ensemble. Les gens sont donc amis par
référence à une activité et non par
référence à leur état. Cela ne signifie pas que les
amis sont en mouvement. L'activité est plus proche de l'intensité
de l'acte que du mouvement. Comprendre l'activité comme l'affairement ou
le business relève du contresens. « Le magnanime est
quelqu'un qui n'est pas affairé et sait attendre. » (EN, IV 8,
1124 b 24) Cette activité est aussi quelque chose de rare et de
réfléchi. L'être laborieux qui travaille toute la
journée n'est pas réellement actif. Ainsi la vie du magnanime est
tendue vers un seul acte emprunt de beauté. « Un court moment de
joie intense lui sera en effet préférable à un long
plaisir tranquille, une existence en beauté l'espace d'un an, à
plusieurs années hasardeuses et un seul acte empreint de beauté
et de grandeur à quantité de piètres actions. »
(EN, IX 8, 1169 a 25) Mener le combat qu'il faut au moment où il faut,
ou se sacrifier pour un être cher au moment où il faut, sont de
plus belles actions que quantité d'actes besogneux.
Le bienvivre consiste en une activité naturelle, et non
accidentelle. Activité et plaisir naturels sont la même chose. Ce
plaisir n'est pas un agrément confortable et moyen. Le plaisir peut
être le bien suprême (EN, VII 14, 1153 b 7). « Les plaisirs
sont des activités et chacun est une fin. » (EN, VIII 13, 1153
a 10) Ce sont les activités bonnes en soi, autrement appelées
« activités naturelles » qui rapprochent les amis.
L'activité de l'homme bon est agréable « par
elle-même » (EN, IX 8, 1169 b 32). Par opposition aux
activités artificielles, les activités naturelles procurent par
nature du plaisir. L'activité naturelle procède de la conscience
de quelque chose de bon. Elles se font par amour pour ce qu'on fait et non par
contrainte. Il existe des objets bons en soi que l'on choisit d'aimer et pour
lesquels on a un goût. « Ceux qui aiment ce qu'il est beau
d'accomplir ont plaisir à ce qui est naturellement plaisant ; or
telles sont les actions vertueuses ; de sorte qu'elles sont plaisantes
à la fois pour eux et en elles-mêmes. Leur existence n'a donc nul
besoin par surcroît du plaisir comme d'un artifice ; au contraire,
elle contient (exei) le plaisir en elle-même » (EN, I 9, 1099 a
7-17).
Lorsqu'on agit par amour pour quelque chose, on éprouve
à la fois le plaisir de sentir que l'on agit soi-même, et aussi le
plaisir d'être en contact avec quelque chose de bon. Ainsi dans la
connaissance, on éprouve le plaisir d'être en activité,
mais aussi celui d'approcher un objet agréable en soi. Le double
agrément naturel (amfw ta\ tv= fu/sei h(de/a, EN, VII 12, 1170 a 2)
concerne la nature même de l'activité : elles sont plaisantes
à la fois pour eux et en elles-mêmes. Elles contiennent le plaisir
en elles-mêmes indépendamment du sujet. Ce sont ces
activités particulières que les amis vertueux mèneront et
dans lesquelles ils se reconnaîtront mutuellement. Le bonheur est non
seulement, de façon objective, dans l'action vertueuse qu'on
exécute, mais aussi, de façon subjective, dans la perception
qu'on a de cette action. Il y a deux objets possibles de plaisir :
l'activité en elle-même et l'homme avec qui je l'effectue. Dans
toute activité vertueuse, il y a un double plaisir naturel, celui de se
livrer à une activité bonne en soi, qui est le plaisir naturel en
lui-même, et celui d'être avec un être bon, qui est le
plaisir de la bienveillance. Seul, je n'éprouve que le plaisir de
l'activité mais pas celui de voir mon ami. Le choix de mon ami se fait
donc en fonction de ses goûts et de ses raisons de vivre, car ceux-ci
conditionnent ses activités, et par conséquent sa manière
d'être, et de me rendre heureux.
Ces goûts constituent une sorte de passion
dépourvue de souffrance. Ils concernent des activités bonnes en
soi qui excluent donc tout moment désagréable, fût-il
même utile pour atteindre une fin heureuse. Ces activités, propres
à la vie de loisir, sont donc entièrement et constamment
agréables. Le propre de ces activités est de s'exercer à
plein temps, à la différence des agréments accidentels qui
sont de simples remèdes. L'homme seul ne pourra pas mener à bien
son activité. Ce plaisir naturel ne dépend pas des biens
extérieurs. « Les plaisirs qui ne sont pas associés
à des peines, quant à eux ne comportent pas d'excès... Les
agréments naturels, en revanche, sont les choses qui produisent l'action
saine en question » (EN, VII 15, 1154 b 20-25). Le plaisir que
recherche Aristote est un plaisir permanent qui nous rende toujours heureux.
« Car il existe aussi des plaisirs sans peine ni
appétits : il n'est qu'à voir les activités de
méditation, quand la nature ne manque de rien » (EN, VII 13,
1153 a 1). Ainsi appétits et besoins vont avec la peine et le manque, et
se trouvent pris dans les cycles perpétuels de l'insatisfaction et de la
satisfaction. « L'office de l'homme est l'acte de l'âme qui
traduit la vertu » (EN, I 6, 1097 b 27). Ceci n'est pas le
résultat d'un discours moral et normatif, mais d'un discours
hédoniste. Le plus grand plaisir pour l'homme c'est la pensée
(EN, X 5, 1176 a 3-7).
On peut émettre l'hypothèse que ce que
développe l'amitié est ce goût pour les bonnes choses. Par
la manière dont il mène sa vie, mon ami me fait mieux entrevoir
mes propres centres d'intérêt et mes raisons de vivre. Ce que
l'ami donne n'est donc pas un bien extérieur, mais quelque chose
d'infiniment plus précieux. Il donne envie d'aimer, autrement dit, de
vivre. « L'oeuvre de l'amitié est un acte, qui n'est pas
extérieur mais intérieur à celui qui aime (e)n au)t%½
t%½ filou=nti) alors que l'oeuvre de toute puissance est extérieure
(ecw) : elle se trouve ou dans un autre ou dans le même être
en tant qu'autre » (EE, VII 2, 1237 a 31-37). Cet acte
intérieur est le fait d'aimer : « c'est pourquoi aimer
c'est se réjouir. Et non pas être aimé. » Les
choses aimées attirent notre attention. Elles appellent la perception et
la pensée. C'est ainsi que peut avoir lieu une communion
d'expérience ou de pensée. Il y a deux objets principaux vers
lesquels notre attention peut être orientée avec un plaisir
inégalable : l'homme et la connaissance. Dans le premier cas, mon
ami est à la fois co-acteur et bénéficiaire de mes
actions, dans la deuxième il est collaborateur. La qualité qu'est
l'amitié consiste à aimer une certaine activité chez
l'autre, et à la reconnaître comme bonne. Les deux capacités en question dans
l'amitié sont la capacité esthétique, qui permet de sentir
ensemble, et la capacité noétique, qui permet de penser ensemble.
Il y a deux façons principales d'agir : la première est
l'action pratique (pra/cij, b 34, b 35, a 3, a 4) qui manifeste nos
qualités à l'égard des autres hommes, par exemple la
générosité, le courage, ou la tempérance. La
seconde est l'activité intellectuelle. Dans un cas comme dans l'autre,
faire ou penser, l'amitié permet de mieux agir. L'activité
consiste donc soit en une mise en pratique ou en une connaissance (EE, I 1,
1214 a 10-14). Parce qu'il me fait aimer ce que je fais, l'ami m'aide à
mieux agir. L'amitié est à la fois pratique et théorique.
2. Le rôle éthique de l'amitié
2.1. Le plaisir de
l'amitié
Les bons amis nous conduisent à bien agir. Un ami
n'apporte rien à l'autre qu'il ne saurait faire seul. Il n'est pas un
professeur de morale ou de sagesse. C'est par le plaisir d'être avec son
ami que l'activité, et donc le bonheur, sont engendrés. Seuls,
nous ne pouvons mener une activité de manière continue sans
éprouver à un instant de la lassitude. L'amitié permet
d'exercer nos activités avec plus de continuité.
« On croit aussi que l'homme heureux doit avoir une
vie agréable. (5) bien ! Pour un solitaire, cependant, l'existence
est difficile, car il est malaisé, livré à soi-même
(kaq' au(to\n) d'avoir une activité continue. Mais en compagnie des
autres et en relation avec d'autres (meq' e(te/rwn de\ kaiì pro\j
allouj), c'est plus facile. Donc il y aura dans ces conditions plus de
continuité (h( e)ne/rgeia sunexeste/ra) dans l'activité par
elle-même agréable que l'on doit supposer dans le cas du
bienheureux. Car l'homme de vertu (o( spoudaiÍoj) en tant que tel se
réjouit (xairei) des actions vertueuses (kat' a)reth\n pra/cesi), mais
s'incommode de celles qu'inspirent le vice, (10) exactement comme le musicien
se plaît aux belles chansons, mais s'afflige des mauvaises. Par ailleurs,
on peut encore retirer quelque entraînement à la vertu (askhsij
tij th=j a)reth=j) en compagnie des hommes de bien, comme le soutient
Théognis. » (EN, IX 9, 1170 a 4-12)
Ce texte parle avant tout du plaisir de l'amitié. Quand
un être humain est seul, quel qu'il soit, il ne peut éprouver du
plaisir en continu. « Tout ce qui est humain se trouve dans
l'incapacité d'être continuellement en activité ;
donc, il n'est pas possible non plus de goûter un plaisir en continu,
puisqu'il est la conséquence de l'activité » (EN, X 4,
1175 a 3-6). Il est difficile de nous intéresser continûment
à une chose qui nous stimulait lorsque nous l'avons rencontrée.
Au début d'une activité, lorsque nous trouvons une chose
inédite, « la pensée se trouve sollicitée et son
activité se manifeste par l'attention extrême (diatetame/nwj) dont
elle entoure les choses (...) Mais dans la suite, l'activité ne
manifeste plus ce genre de zèle, mais présente une allure un peu
désinvolte (parhmelhme/nh). C'est précisément pourquoi le
plaisir s'émousse. » (EN, X 4, 1175 a 6-11) Dans
l'immobilité et livré à moi-même, je peux
méditer et être heureux. Mais je ne le peux pas tout le temps.
L'homme le plus vertueux et le plus sage pourra penser seul, mais pas
longtemps. Il a besoin de sentir la vie de ses amis pour vivre.
En restant seul trop longtemps, nous perdons
l'intérêt pour les choses. Et c'est l'amitié qui nous le
redonne. Nous percevons davantage et pensons davantage quand nous sommes avec
ceux que nous aimons. A l'inverse, avec des êtres ennuyeux, il est
difficile de garder de l'intérêt pour les choses qui nous
entourent. Nous ne pensons qu'à nous en séparer et oublions les
activités qui nous intéressent. Les êtres ennuyeux nous
épuisent, les amis réaniment notre attention. C'est ainsi que
nous apprécions davantage un repas avec des amis que seuls ou avec des
gens indifférents.
Or, durant ce repas, ce n'est pas juste la présence de
notre ami que nous apprécions. C'est réellement le repas qui nous
semble meilleur. Nous ne goûtons donc pas seulement le fait d'être
avec quelqu'un. Nous apprécions surtout le fait de partager une
activité avec lui. Par sa bonne manière de faire les choses,
l'ami nous ouvre sur les activités auxquelles il participe. C'est
pourquoi le texte compare l'influence d'un ami à celle de la musique sur
une oreille avertie. Le plaisir éprouvé par les musiciens
à l'audition de belles chansons leur donne envie d'exercer à leur
tour leurs talents. C'est que le plaisir qui est intimement lié à
l'activité permet d'accroître l'activité. Ainsi
« les amateurs de musique (filo/mousoi) font des progrès
(e)pidido/asin) dans l'accomplissement de leur propre travail s'ils y trouvent
de la joie » (EN, X 5, 1175 a 33-37). Jugement et sensibilité
sont accrus par le plaisir.
Ce plaisir éprouvé au beau est un plaisir de la
reconnaissance. Il évoque en nous quelque chose que nous
possédons mais qui nous était resté caché. Il est
comme la redécouverte de quelque chose de bon qui s'était mis
à sommeiller en nous. Or, le plaisir suprême se trouve dans
l'activité et non dans la passivité des sens. « Il
apparaît lorsque le sens est à son mieux et que son
activité se rapporte à un objet lui aussi à son
mieux » (EN, X 4, 1174 b 28). L'action de mon ami a donc deux
effets : il met fin à la lassitude naturelle qui s'emparerait de
quiconque s'il restait seul par la reconnaissance et le réveil de ce
qu'il a de bon en lui. Enfin, il donne envie de faire le mieux possible et donc
d'éprouver le plaisir le plus grand qui soit. Le plaisir
éprouvé aux bonnes choses permet ainsi de les reconnaître
comme telles. La reconnaissance ne s'arrête pas à une perception
passive. L'activité bonne fait naître chez le spectateur un
désir d'activité. Ce procédé pourrait s'appeler
l'imitation. La joie que m'inspire les actions de mon ami me donne envie de
bien faire. Comme la musique et comme tout art, la vertu procède ainsi
par imitation.
Cette imitation est très éloignée d'un
partage des tâches, comme ont pu le penser certains commentateurs. Dans
cette optique, l'ami apparaîtrait comme un relais ou un remplaçant
pour mes propres activités. Il pourra pourvoir à la satisfaction
de mes propres besoins16(*), et ainsi m'éviter de me fatiguer et de me
déconcentrer. L'ami serait celui qui accepterait d'accomplir à ma
place les tâches pénibles qui m'épuiseraient si je les
menais seul. A côté des tâches indispensables, les
activités proprement dites sont aussi susceptibles d'un partage. Il
pourra me relayer dans l'activité qui m'occupe, afin de me permettre de
me reposer.17(*) Ces
analyses semblent influencées par une caricature de Diogène
Laërce, qui faisait d'Aristote un infatigable travailleur soucieux de
mener ou de faire mener l'activité de recherche philosophique avec le
plus de continuité possible. Mais l'ami n'est pas ni remplaçant
pour mon activité, ni un profiteur. L'amitié ne sert pas à
démultiplier les forces comme dans une armée. « L'union fait
la force » ou son équivalent grec « à deux
allant de pair »18(*) est une image militaire que certes Aristote emploie
mais qui reste une image littéraire. De même, l'un ne fait pas
l'autre faire les choses « à sa place ». On ne
regarde pas son ami en étant soi-même passif. « Il n'est
pas indifférent qu'un autre connût et vécût à
votre place » (EE, VII 12, 1244 b 30). En plus de me remplacer, l'ami
pourrait m'encourager par ses exhortations à agir, comme le pense J.
Cooper. Le plaisir ne vient pas davantage de la valorisation sociale d'une
activité comme on en trouve dans les mondanités. Le
rôle de l'ami n'est pas de me conforter dans une opinion sur mes
goûts. Il est d'agir, c'est-à-dire de vivre.19(*)
L'activité partagée
par le plaisir est nécessairement bonne. On ne peut pas être mal
influencé par un bon ami. La vertu consiste à « se
réjouir et à se chagriner à bon escient » (EN,
II 3, 1104 b 3 et 1105 a 5). Le plaisir éprouvé avec un ami
coïncide donc avec une bonne activité et me donne envie de bien
agir. C'est pourquoi la fréquentation de nos ami constitue
« un entraînement à la vertu » (askhsij tij
th=j a)reth=j). Cette bonne influence est illustrée par le proverbe de
Théognis qu'Aristote cite à une autre reprise. « Les gens
vertueux s'apprennent les bonnes manières »
( e)sqlw½n me\n ga\r ap' e)sqla, 1172 a 14-15).
Littéralement, « les bons par les bonnes
choses ». Xénophon l'avait également cité, mais
dans un autre contexte. Il affirmait l'importance des bonnes
fréquentations pour les enfants. « Voilà pourquoi les
pères détournent leurs fils, si sages qu'ils soient, de la
compagnie des méchants, dans la pensée que la
fréquentation des gens de bien est un entraînement à la
vertu, et que celle des méchants en est la ruine. En témoigne le
poète qui a dit... » (Mém., I, II, 20 ).
Xénophon insiste sur l'importance morale de bien
choisir ses amis, et sur le prix que les pères doivent accorder aux
fréquentations de leurs enfants. Les fréquentations des enfants
diffèrent des amitiés qui ont lieu entre gens de bien. On
n'impose pas aux gens des amis comme des tuteurs ou des censeurs. L'ami est
celui que je choisis parce que j'estime personnellement qu'il est bon. Ce choix
ne se fait pas au nom d'une règle, mais au nom d'une ressemblance avec
ce que j'ai de bon en moi. Personnellement, je fais le choix de ressembler
à mon ami. C'est en cela qu'il est un entraînement à la
vertu. Dans un autre passage de l'Ethique à Nicomaque, l'ami
apparaît comme quelqu'un qui corrige nos moeurs (EN, XI 12). Mais ce
faisant il constitue davantage un modèle à imiter qu'un
détenteur d'une bonne parole. C'est en agissant que l'ami
présente un modèle, pas en parlant. Les corrections
(diorqou=ntej) par lesquelles l'ami joue un véritable rôle de
réformateur (diorqwtÐv), ne viennent pas d'une prédication,
mais d'un exemple. « Les amis se modèlent les uns sur les autres,
prenant exemple (a)poma/ttontai) sur les traits qui leur
agréent » (EN, IX 12, 1172 a 13). Ils cherchent à se
ressembler (o(moiou/menoi, a 10), c'est-à-dire qu'ils s'imitent. Ainsi
les amis deviennent meilleurs en agissant ensemble. C'est pourquoi dans les
bonnes amitiés « les personnes honnêtes paraissent
même s'améliorer (beltiouj ginesqai) au gré de leurs
activités (e)nergou=ntej) » (a 11).
C'est par le plaisir à faire de bonnes choses et la
gêne à en faire ou à en dire de mauvaises qu'il constitue
un rempart (to\ be/baion). « Ces personnes sont pour ainsi dire un
constant obstacle à cette inclination (eipeiÍn kaiì
diakwlu/ousin, EN, VIII 9, 1159 b 6). L'obstacle qu'ils constituent
(diakwlu/ousin) ne vient pas tant d'un principe moral intangible que du fait
d'éprouver ou de ne pas éprouver de plaisir à certaines
actions. Le verbe signifie à la fois « être un obstacle
pour », « freiner » que
« gêner » au sens de déplaire. Ils
éprouvent de la gêne (diakðlusiv) à commettre de
mauvaises actions, c'est-à-dire une absence de plaisir. C'est en cela
que consiste le rôle moral de l'amitié : être un
modèle et non un surveillant. Bien agir est un devoir parce que j'ai des
amis, et que mes actions, comme les siennes, qui seront prises en exemple,
auront une influence sur mon entourage. Mes actions n'engagent pas que moi. Les
amis ont un devoir moral les uns envers les autres. « Il revient
à chaque particulier d'aider ses enfants et ses amis à devenir
vertueux » (EN, X 10, 1180 a 32), c'est-à-dire de l'aider
à être heureux. C'est rendre le plus grand service à son
ami que de veiller à sa vertu. Car le bonheur est l'exercice de la
vertu.
Dans cet entraînement, le regard joue un rôle
central. Il faut faire le choix d'observer les actions de l'autre
(qewreiÍn proaireiÍtai, EN, IX 9, 1170 a 4). Les actions de mon
ami sont porteuses d'un enseignement20(*). « Nous sommes malgré tout mieux en
mesure d'observer (qewreiÍn) les autres (tou\j pe/laj) que
nous-mêmes et leurs actions (ta\j e)keinwn pra/ceij), plutôt que
nos actions personnelles » (EN, IX 9, 1169 b 35). Les bonnes
manières s'apprennent en observant les actions de mon ami et en
goûtant au plaisir qu'il y éprouve. L'amitié consiste en
une sorte d'éducation au bien et au bonheur. Avoir de bons amis est
aussi important pour un adulte d'avoir de bons parents pour un enfant, parce
que le devenir des hommes n'est jamais parfaitement achevé. Le fait
d'être adulte ne signifie pas que le bonheur est un « bien
acquis ». Au contraire, nous avons toujours besoin d'être
« conduits à l'être », éduqués.
Les amis concourent à la paide°a, c'est-à-dire à
l'éducation, l'entraînement, mais aussi ce qui en résulte:
la culture. Ce que partagent les amis est donc un certaine forme de culture.
Cela signifie que le sentiment d'amitié n'est pas une donnée
naturelle au sens de quelque chose qui serait inné. L'amitié est
un sentiment qui s'éduque et qui se construit autour de ces
activités culturelles. L'ami est celui qui a de la culture.
Il y a une éducation à l'amitié, et
l'amitié constitue une éducation. Les amis cherchent à se
transmettre ce qu'ils ont de bon, comme des parents qui aiment leurs enfants,
et à reproduire en leurs amis ce qu'ils ont de bon en eux. La culture
propre à l'amitié consiste en une transmission de valeurs ou une
reproduction éthique21(*). L'image de la reproduction trouve cependant ses
limites dans le fait que les amis n'entretiennent pas une relation identique
à celle d'une mère et de son fils. Certes, la
mère élève son enfant avec amitié (EN, IX 4, 1166
a 31 et VIII 9, 1159 a 28), et son but est de produire une personne mûre,
indépendante, et qui soit son égal : en quelque sorte de se
reproduire. Elle fait le don à son fils de l'indépendance. A
cette différence toutefois que l'amitié est une éducation
consentie et choisie. Personne ne peut choisir nos amis à notre place
comme le font les parents dans la citation de Xénophon. Mais dans ce
dernier cas, il s'agit d'une amitié inégalitaire où l'un
est plus formé que l'autre. L'amitié ne correspond donc pas
exactement aux « bonnes fréquentations » qui sont le
résultat d'une décision parentale. Elle constitue en quelque
sorte l'éducation que les individus formés, librement, ont choisi
de se donner à eux-mêmes. L'amitié vient donc après
l'éducation parentale.
La Grande Morale associe le regard porté sur
l'ami à un regard porté à un miroir. « Par
conséquent, à la façon dont nous regardons dans un miroir
quand nous voulons voir notre visage, quand nous voulons apprendre à
nous connaître (au)toiì au(tou\j boulhqw½men gnw½nai),
c'est en tournant nos regards vers notre ami que nous pourrions nous
découvrir (gnwrisaimen) » (MM, 1213 a 18). Là nous
choisissons de regarder nos amis ou de les étudier afin de mieux nous
connaître nous-mêmes, d'être plus clairvoyants sur nos
propres vertus et défauts et ainsi d'agir avec plus de discernement.
Là nous n'observons plus réellement nos amis, nous les
étudions. Nous cherchons en eux ce qui nous ressemble, mais aussi ce qui
diffère de notre caractère. C'est ainsi que N. Sherman comprend
l'attention que nous portons à notre ami22(*). Dans cette conception, ce type d'amitié vient
d'une déficience de nos facultés de perception et de
pensée. Nous avons besoin de l'autre parce que nous sommes incapables de
nous percevoir et de nous penser nous-mêmes. Nos actions sont donc
dépendantes d'une sorte d'ange gardien qui nous renvoie constamment
à nous-mêmes et à nos propres actes. Incapables de voir
nous-mêmes nos propres actions, nous agirions envers nos amis à la
façon des narcissiques, frustrés de leur incapacité
à se regarder agir.23(*) Cette hypothèse est d'ailleurs remise en cause
par la Grande Morale elle-même. « Mais c'est absurde
car un simple humain qui se prend pour objet de son propre examen, nous lui
faisons reproche d'être indifférent au reste du monde » (MM,
1212 b 5-8). Les amis ne sont pas indifférents au reste du monde, et
encore moins l'un à l'autre. Ce qui rend meilleur n'est donc pas tant un
retour sur soi-même qu'une ouverture sur des goûts et des
activités communs.
La continuité est davantage assurée par un
partage des perceptions et du plaisir qui en découle. Ceci a une
conséquence importante. L'ami est constamment présent dans notre
vie et non de manière épisodique. L'amitié est un
état permanent qui nous caractérise. Il ne suffit pas d'accorder
à son ami quelques moments de sa vie. L'amitié est le choix de
vivre avec quelqu'un. Pour partager des bonnes choses (tw½n
a)gaqw½n,EE, VII 12, 1245 a 20), il nous faut vivre ensemble.
« Vivre en commun (to\ suzh=n) avec quelqu'un c'est sentir en commun
avec lui et connaître en commun (to\ sunaisqa/nesqai kaiì to\
suggnwrizein) avec lui » (EE, VII 12, 1244 b 23-26). Il faut vivre
avec ses amis et acquérir une expérience commune. C'est pourquoi
l'amitié prend du temps. Le souhait d'être ami ne suffit pas
à donner l'amitié (EN, VIII 5, 1156 b 25-33). C'est
également pourquoi on ne peut pas avoir de trop nombreux amis.
L'amitié est rare non parce qu'il existe très peu d'êtres
qui valent la peine d'être nos amis24(*), mais parce qu'il n'est pas possible de vivre en
commun avec tout le monde. « Cette communauté de perception
(sunai/sqhsij) n'aura lieu en acte qu'entre très peu de personnes ;
aussi est-il malaisé d'avoir beaucoup d'amis (...) » (EN, VII
12, 1245 b 23). Par la perception commune de sentiments, je sens le plaisir que
l'autre a à éprouver et à penser. Et ce plaisir me donne
envie de l'imiter. En somme, puisque penser et éprouver sont les
activités fondamentales de la vie humaine, ce plaisir provient de la
conscience que nous sommes en vie. Ce que nous éprouvons en commun avec
nos amis est la valeur de la vie. Les habitudes acquises en commun
développent ainsi plus qu'une expérience commune. Elles font
aussi naître une attention au plaisir et à la peine de l'autre,
qu'on pourrait appeler les sentiments.
2.2.
Le sentiment d'amitié
Entre l'ami et moi, il n'y a pas que nous deux. Il y a aussi
des goûts et des activités. Il se tient quelque chose de commun et
d'extérieur à chacun de nous, et dont nous avons tous les deux
l'intuition sans pour autant être capables de le voir par
nous-mêmes. Dans la vie en commun, nous faisons plus que percevoir
ensemble. Il se joue également la conscience d'un bien, qui est à
la fois l'autre, moi-même, et l'activité à laquelle nous
participons. Le sentiment est le plaisir qui naît de la conscience
simultanée de l'existence de mon ami et du bien qu'il représente,
c'est-à-dire de la valeur de sa vie.
« or, si vivre est appréciable, et surtout
pour les hommes de bien, vu que le fait d'être est bon pour eux ; et
s'il est aussi agréable, vu que la conscience (sunaisqano/menoi) [5] du
bien par soi est agréable ; mais que d'autre part, l'attitude qu'adopte
l'homme de vertu envers lui-même est aussi celle qu'il adopte envers son
ami, puisque son ami est un autre lui-même, il s'ensuit que, tout comme
sa propre existence est appréciable au regard d'un chacun, de la
même façon celle de son ami l'est aussi ou à peu de chose
près.
Mais l'existence, on l'a vu, est appréciable à
cause du sentiment (to\ aisqa/nesqai) qu'on est soi-même homme de bien,
et c'est ce genre de sentiment (toiau/th aiãsqhsij) (10) qui est
agréable en lui-même. Donc on doit aussi dans le même temps
éprouver quelque chose pour son ami (sunaisqa/nesqai ara
deiÍÍ)25(*). » (EN, IX 9, 1170 b 3- 12)
Ce que j'aime en l'autre et ce qui me fait éprouver
quelque chose pour lui est la conscience intime qu'il a pour lui-même de
sa propre existence et de sa propre valeur. Le sentiment d'amitié est
permis par une faculté humaine, qu'on pourrait traduire ici
littéralement par « faculté
esthétique » et « faculté
synesthétique », mais que l'on pourrait plus simplement
appeler la sensibilité. Dans une relation amicale, chacun peut sentir
(to\ aisqa/nesqai) de son côté. Mais l'acte de sentir peut
également être commun (to\ sunaisqa/nesqai). Il ne s'agit pas
d'éprouver exactement les mêmes sensations, mais d'éprouver
quelque chose de commun.
L'existence est agréable à cause du sentiment
qu'on est soi-même homme de bien. Le problème d'Aristote est donc
phénoménologique. Il s'intéresse plus à la
perception qu'on a d'un objet, en l'occurrence notre propre vie, qu'à la
vie elle-même. Cela ne signifie pas que l'on abandonne la vie au profit
de quelque chose de supérieur, mais qu'au contraire la conscience
d'être en vie est très exactement ce qu'on appelle la vie. Or,
c'est ce regard sur la vie que l'amitié éduque, en
renforçant et en développant notre capacité
esthétique. La capacité esthétique (to\ aisqa/nesqai) est
quelque chose qui s'aperçoit simultanément que nous sentons (1170
a 29 ; a 33), que nous sommes en activité et vivons (a 32 ; a
34 ; b 1), mais aussi que nous sommes hommes de bien (b 8). C'est donc un
sentiment subjectif et réflexif qui concerne la personne qui
l'éprouve. Le verbe sunaisqa/nesqai s'applique au contraire à
quelque chose d'extérieur à nous. Il désigne ici le fait
de sentir le bien par soi (b 4), et aussi le fait de sentir que notre ami
existe (b 12). C'est une forme particulière de sensibilité qui
permet de sentir la vertu intrinsèque d'une chose pour laquelle on
éprouve des sentiments. Cette faculté ressent ce qui est digne de
choix (aireto/n), en l'occurrence l'existence de notre ami.
Il y a deux sens au mot. Celui qui est le plus simple est
celui de la perception commune. On dira par exemple de deux spectateurs qu'ils
voient ensemble ou de deux complices qu'ils assistent à une même
scène. C'est une expérience banale qui est indépendante de
la valeur de ce qui est perçu. Mais une sensation peut aussi
s'accompagner de plaisir. C'est ainsi que deux amis peuvent éprouver la
même chose sans forcément avoir exactement les mêmes
sensations devant une bonne chose. Le plaisir de percevoir quelque chose de bon
est alors indissociable du fait d'éprouver avec son ami. Bien plus, ce
qu'on perçoit avant tout à cet instant, c'est davantage notre ami
que la chose perçue. Par l'activité, ce moment de perception
commune se transforme un moment d'amitié. Deux amis qui observent les
étoiles partagent un moment d'amitié, plus qu'un moment
d'observation.
Le second, qu'on ne peut négliger, est donc celui du
sentiment commun qui découle de la perception, et qui est
éprouvé par la sensibilité. La sensibilité agit
comme pour nous indiquer que nous sommes en vie ou en acte. Elle sent
au-delà des sensations particulières et les accompagne, comme
« quelque chose qui sent que nous sommes en acte » (EN, IX
9, 1170 a 32). Cette sensation si particulière et qui ne correspond
à aucun des sens précisément est le plaisir. Le
Traité du sommeil la rapporte à « une
puissance commune accompagnant tous les sens » (455a16). Cette
puissance ne sent pas ce que sent chacun des cinq autres sens, mais elle sent
avec et en même temps qu'eux qu'ils sentent.26(*) Pour donner une idée de
la simultanéité du plaisir et de l'acte, Robert Grosseteste, en
latin du XIIIème siècle, a adopté ce terme :
« sentientes, consentimus quoniam sentimus », ce qu'il
faudrait traduire : « en sentant, nous co-sentons que nous
sentons ». Il y a quelque chose qui se surajoute à la
particularité irréductible de nos sensations et qui, bien plus,
ne s'applique uniquement à nos propres sensations, mais aussi à
celles de l'autre.
Cette puissance commune a la particularité de
s'appliquer à des objets extérieurs à nous-mêmes. Il
peut en effet s'agir de nos propres sensations, mais aussi de celles de notre
ami. Ce serait une sorte de perception de la vie que je partagerais avec mon
ami. Elle peut renvoyer à la capacité de « sentir
avec », et aussi de « sentir avec les autres ».
Mais cette perception est aussi l'intuition d'une vertu, c'est-à-dire
pour un homme, de quelque chose qui sent et pense également. Le verbe
est transitif. Il y a un objet à cette sensation, et cet objet est
l'activité elle-même. Nous percevons quelque chose de bon et le
plaisir qui en découle fait que cette sensation devient plus qu'une
simple donnée des sens : un sentiment. Dans l'acte de sentir, un sens,
en même temps que son sensible propre, sent qu'il sent ou qu'il est en
acte.
Le sentiment qu'éprouve les amis l'un à
l'égard de l'autre tient à une ressemblance qu'ils
partagent : l'amour de la vie. C'est cela qui, indépendamment des
individualités, nous rapproche et nous permet d'éprouver la
même chose, c'est-à-dire cela : la vie vaut la peine
d'être vécue. Le plaisir qui provient de l'observation de mon ami
tient au fait que je reconnais en l'autre quelque chose de bon qu'il
possède. Le sentiment (to\ aisqa/nesqai) qu'on est soi-même homme
de bien s'éprouve en même temps que le sentiment (sunaisqa/nesqai)
que mon ami existe, c'est-à-dire qu'il est lui-même homme de bien.
Nous découvrons grâce à nos amis ce qui est bon chez nous,
et inversement, nous aimons chez nos amis ce que nous savions bon chez nous,
c'est-à-dire ce qui faisait en nous que la vie est une bonne chose. Nous
aimons en effet ce qui est bon. Il est difficile d'aimer quand on n'aime pas la
vie car on manque alors de cette base commune pour éprouver du plaisir
ensemble. L'homme mauvais ne s'aime pas, parce qu'il ne peut aimer ce qui n'est
pas aimable. Aimer consiste donc à reconnaître chez l'autre
quelque chose de bon que je possède, de manière plus ou moins
cachée. Ce que l'homme de vertu ressent à son propre égard
- sa propre qualité qui lui fait aimer la vie -, il l'éprouve
à l'égard de son semblable. Nous aurons donc la même
attitude envers notre ami qu'envers nous-mêmes (EN, IX 4, 1166 a
1-2 et EE, VII 6, 1240 a 15). La perception que l'on a de soi-même
ne vient donc pas d'une réflexion. Ainsi, la réflexion
personnelle du cogito cartésien27(*) conduit au constat « je pense, je
suis », mais reste séparée de la perception intime du
fait d'être et d'être bien en vie. De même, en cherchant
à se réfléchir sur l'autre, nous verrons peut-être
des qualités et des défauts, mais jamais une activité qui
constitue la vie même. La sensation de la vie vient de la vie en commun,
c'est-à-dire de l'intuition que la vie que nous partageons est une bonne
chose et que nous la vivons bien.
Le plaisir que j'éprouve devant l'existence de mon ami
est le même que mon ami éprouve en vivant sa propre existence. Le
plaisir synesthésique serait comme un sentiment esthétique
éprouvé à la place de l'autre. Le fait de s'apercevoir de
la vertu intrinsèque d'un être, avoir le sentiment de l'existence
de son ami et de sa qualité, c'est l'aimer.28(*) Le bien par soi n'est autre
que l'activité, qui n'est pas forcément la mienne ou celle de mon
ami, mais l'activité en soi. Le but n'est donc pas tant de s'apercevoir
soi-même, que de sentir que l'on vit. Il n'y a pas de
« synesthésie » à notre égard, mais
seulement par rapport à un bien extérieur. Aussi est-il difficile
de traduire ce terme par « conscience ». Le verbe
« s'apercevoir soi-même » (sunaisqa)(nesqai e(autw),
comme le pense Gauthier, n'apparaît pas.29(*). La synesthésie s'applique donc
nécessairement à une activité et non à un individu.
Elle est intentionnelle au sens où elle doit viser quelque chose pour
sentir.
Cela n'empêche pas que l'amitié donne lieu
à une perception et à une connaissance de soi-même (to\
au(tou= aisqa/nesqai). Car vivre, en suprême instance, consiste à
connaître et à percevoir. Le
raisonnement de 1170 b 3-5 a été reformulé dans
l'Ethique à Eudème. Ce que nous aimons dans la vie est
la perception et la connaissance. La vie en acte (kat' e)ne/rgeian) consiste
à percevoir et à connaître, et tout particulièrement
« se percevoir » (to\ au(tou= aisqa/nesqai) et se
connaître. Ce qui manifeste par-dessus tout le désir de vivre est
la connaissance de soi : « Mais se percevoir (to\ au(tou=
aisqa/nesqai) et se connaître (to\ au(to\n gnwrizein) sont ce qu'il y a
de plus désirable pour chacun (airetwtaton e(ka/st%) et c'est pourquoi
le désir de vivre (h( orecijtou= zh=n) est inné en chacun de
nous : car, vivre, on doit affirmer que c'est une certaine connaissance
(gnw½sin tina) » (EE, VII 12, 1244 b 26-29). La vie commune en
acte qui consiste donc à « percevoir (to\ sunaisqa/nesqai) et
à connaître ensemble (to\ suggnwrizein) » (EE, VII 12,
1244 b 26-29) aura donc avant tout pour objet la connaissance de soi. Dans la
connaissance en commun se joue un mouvement de réflexion vers la
connaissance et le sentiment de la propre existence de chacun.
Ce qu'on perçoit de bon quand on perçoit
ensemble, c'est l'activité percevante de l'autre. Cette vie en acte me
donne envie de vivre. Par « désir de vivre »,
Aristote entend le désir de mener l'activité pour laquelle nous
sommes faits. La fin de l'homme est la connaissance, et le désir porte
nécessairement sur quelque chose de bon. On désire donc vivre
parce qu'on désire connaître par nature, et vice et
versa. La recherche d'Aristote est donc phénoménologique en
cela que le bonheur ne provient pas tant des conditions objectives de
l'existence, que de leur perception. C'est parce que nous arrivons à
percevoir que nous sommes en vie que nous sommes réellement en vie,
c'est-à-dire heureux. C'est ce sentiment qui est agréable en soi
(b 10). Le plaisir vient autant du fait de vivre que de sentir qu'on vit, et
que la vie est une bonne chose. La vie est une bonne chose, et tout le monde
aime la vie30(*), mais
certains plus que d'autres. L'homme vertueux, surtout lui, aime sa propre vie,
parce qu'elle est vertueuse31(*). Pourquoi a-t-on besoin d'un ami pour éprouver
l'ampleur de notre existence et pour réaffirmer notre désir de
vivre ?
Ce sentiment de la vie on ne l'éprouve pas
seul. « Ainsi jamais un être, tant qu'il reste dans la
nature qui lui est propre, ne peut rien pâtir lui-même de
lui-même, attendu qu'il est un nécessairement, et qu'il n'est pas
autre » (Méta., Q, 1, 1046 a 28). Pour pâtir et
pour me percevoir, je n'ai donc pas tant besoin d'une image que d'une
activité. Ce qu'on sent chez l'autre n'est pas un reflet de notre
image, mais une intuition de son activité, c'est-à-dire de sa
vie. Sentir en commun et sentir un bien se recoupent. Et si le bien et la vie
consistent à sentir, ce qu'on éprouve chez l'autre est cette vie
même. Le plaisir que j'éprouve à voir que mon ami voit,
à sentir qu'il sent, ou à penser qu'il pense, je le tire de cette
faculté commune que nous avons de « sentir en
commun ». La preuve visible qu'en ont les amis pourrait être un
certain sourire. Eprouver quelque chose pour son ami revient à sentir
qu'il existe (EN, IX 9, 1170 b 6-11). Ce qui est
plaisant dans la vie est le sentiment de l'existence et la connaissance de soi.
La capacité esthétique agit en percevant. « La
capacité reconduit à l'activité et le plus important se
trouve dans l'activité » (EN, IX 9, 1170 a 17). Il faudrait
rajouter ceci : l'activité est un bien qui porte en elle même
la vertu. Nous pourrions sentir l'activité de l'autre,
c'est-à-dire sa vie. Je ne ressens pas exactement ce que ressent mon
ami, mais son plaisir et sa peine. Je ne vois pas à sa place, ni ne sent
à sa place. Mais j'éprouve le plaisir qu'il a à sentir,
c'est-à-dire à vivre.
Il ne s'agit pas tant de se regarder l'un l'autre, mais bien
de regarder quelque chose ensemble. La perception commune avec mon ami
obéit donc à un schéma triangulaire. Je prends conscience
que je sens, c'est-à-dire que je vis, en sentant que mon ami sent,
c'est-à-dire qu'il vit. Mais en même temps je prends aussi
conscience de l'objet qui nous attire tous les deux, que l'on pourrait appeler
une raison de vivre. L'amitié n'est donc pas close sur elle-même,
mais ouverte sur un bien. C'est pourquoi l'intuition de l'activité de
l'autre renvoie à une intuition de sa vertu. C'est ainsi la sensation de
la vie qui me permet de mieux penser et mieux agir. La vie en commun est donc
à l'origine de la vertu. Il n'y a pas de liberté à
l'extérieur de ce partage. Entraînement à la vertu,
l'amitié est au fondement de la liberté politique.
2.3.
L'amitié et la liberté politique
Les plaisirs de bien faire et d'être avec quelqu'un de
bon poussent à se comporter avec justice. L'amitié étant
à l'origine de la justice, Elle est ce dont les cités se
préoccupent avant tout.
« D'autre part, selon toute apparence, même
les cités doivent leur cohésion à l'amitié et les
législateurs s'en préoccupent, semble-t-il, plus
sérieusement que de la justice. La concorde est en effet quelque chose
qui ressemble à l'amitié selon toute apparence ; or c'est
à elle qu'ils visent par-dessus tout et l'insurrection qui est son
ennemie, est ce qu'ils cherchent le plus à bannir. De plus, entre amis,
pas besoin de justice ; mais des gens justes éprouvent encore un
besoin d'amitié et la justice à son plus haut degré de
perfection passe pour être inspirée par
l'amitié. » (EN, VIII 1, 1155 a 23-28)
Chez Aristote, l'amitié est nécessairement
politique et ne peut se concevoir en-dehors de la cité. « Toute
association est une parcelle de la cité ». Certes, de fait,
les citoyens ne sont pas forcément amis, mais essentiellement la
citoyenneté consiste en une amitié entre les hommes. Cette
conception de l'amitié politique nous semble éloignée
d'aujourd'hui car les Etats modernes lui ont substitué le principe de
respect. Chez Aristote, « plus complète est l'association,
plus profonde est l'amitié (...) » (EN, VIII 10, 1159 b 30).
Les gens justes éprouvent un besoin d'amitié parce qu'il leur
faudra des amis envers qui exercer la justice. « Chercher comment il faut
se conduire avec un ami c'est chercher une certaine justice, car en
général la justice entière est en rapport avec un
être ami » (EE, VII 10, 1242 a 20). C'est envers ses amis qu'on
agit justement. Au début de l'EE VII, apparaît la similitude entre
la justice et l'amitié. La justice aristotélicienne est
proportionnelle à la faute commise mais aussi au statut de la personne
lésée. « Les injustices sont de gravité croissante
à mesure que le préjudice atteint davantage les personnes
chères » (EN, VIII 10, 1160 a 4). Mal traiter un ami est non
seulement déplorable, c'est aussi injuste. « Il est plus beau
de faire du bien à des amis qu'à des étrangers »
(EN, IX 9, 1169 b 10). Même entre les amis, la justice ne réclame
pas des attitudes morales identiques. « On n'attend pas de quelqu'un
le même comportement envers la personne qui lui est chère,
l'étranger à sa famille, son compagnon (to\n e(taiÍron) et
son condisciple (to\n sumfoithth/n) » (EN, VIII 14, 1162 a 33). La
bonne action est toujours adressée. Et plus on a du plaisir à
vivre avec nos concitoyens, plus on a de plaisir à leur adresser des
actions justes.
Dans les bons régimes, la justice n'est pas
donnée en soi. Elle s'apprend par la fréquentation des amis.
C'est pourquoi l'amitié joue un rôle majeur dans la formation des
gouvernants et des citoyens. A l'inverse, les mauvais régimes cherchent
à limiter les rencontres amicales. Deux personnes sont amis parce
qu'elles sont bonnes. L'amitié va avec la reconnaissance objective d'une
qualité32(*). Chez
l'homme bon, les goûts personnels ne sont pas injustifiables. Ils
relèvent d'un choix rationnel, parce qu'il existe des choses bonnes en
soi. Ainsi les hommes de bien aimeront les choses bonnes, et s'aimeront donc
mutuellement. La concorde (« homonoia ») rassemble des gens
qui partagent une même âme et qui réussissent à
s'accorder dans les décisions. A l'époque d'Homère, la
philia n'exigeait même pas de préférences ou de
choix. Elle était tout simplement le lien qui unissait les aristocrates
de génération en génération. Chez Aristote,
l'amitié n'est pas un sentiment de caste, puisqu'elle relève d'un
choix individuel. Mais ce choix ne peut se faire qu'entre les gens vertueux, ce
qui explique que l'amitié joue un rôle majeur dans la formation
des aristocrates. Le lieu de réunion des jeunes gens sont les
hétairies. « Nous aimons passer nos journées avec nos
camarades... » (meq' e(tairwn, EE, VII 1, 1235 a 2) Or les
« hétairies » étaient des associations de
camarades très répandues au IV ème siècle en
Macédoine. Elles ont joué un rôle important dans
l'éducation d'Alexandre le Grand. Elles sont le lieu
d'élaboration de vertus éthiques, qui permettent à une
bonne cité de voir le jour. Les tyrannies s'appliquent à
défaire les associations de camarades : « ne permettre ni
repas en commun, ni associations (e(tairian), (...) mais au contraire prendre
garde à tout ce qui, d'habitude donne naissance à ces deux
sentiments : grandeur d'âme et confiance (pistij). »
La discorde est la source de l'inaction et de la servitude (Pol., 1313 a 37-b
10). Le but du tyran est de développer la méfiance au sein du
peuple, comme au sein du pouvoir. Il faudra « tout faire pour que les
citoyens se connaissent le moins possible (car la connaissance mutuelle
accroît la confiance réciproque). » Il s'efforcera aussi
de « dresser les gens les uns contre les autres, de mettre la zizanie
(sugkrou/ein) entre amis (...) », il n'aura pas d'amis, et aura de
la méfiance envers ses « amis » (a)pisteiÍn
toiÍj filoij). L'amitié est l'ennemie des mauvaises constitutions
parce qu'elle produit des constitutions justes. C'est pourquoi les
législateurs recherchent avant tout la concorde.
Les bonnes cités recherchent l'amitié parce que
l'amitié est un des principes de l'association politique.
L'amitié est originellement constitutive de l'association politique et
de l'association en général. Elle est à l'origine des
cités (Pol., III 10, 1280 b 17- 1281 a 8), parce qu'elle seule peut
produire l'autarcie, qui est le but de la cité. « L'on
s'accorde précisément à dire qu'il y a cité
dès lors qu'il se trouve que la communauté de ses membres est
autarcique » (Pol., II 2, 1261 b 10-15). Puisque les hommes amis
sont forcément des bonnes personnes, les bienfaits qu'ils s'accordent
deviennent non seulement des choses agréables, mais aussi des choses
justes. C'est par la pratique de l'amitié qu'on devient un homme libre.
La liberté n'a pas de sens en tant que qualité individuelle. Elle
est seulement un statut politique. L'amitié est donc un modèle de
constitution politique parce qu'elle en est aussi l'origine. La liberté
n'est donc pas donnée originairement aux citoyens. Elle découle
d'une formation politique qui est celle de la vie entre amis.
Nous sommes à l'opposé de la conception du droit
moderne, fondé sur l'éthique kantienne33(*). L'éthique
impartialiste kantienne décrierait l'éthique de la
particularité aristotélicienne sous le nom de favoritisme. Le
principe du respect implique que j'agisse de façon invariable quelle que
soit la personne à qui j'ai à faire. L'amitié doit se
plier au droit, et le sentiment à la raison pratique. Loin d'être
complémentaire avec la justice, l'amitié se présente comme
une forme d'association concurrente à l'association politique. Il y a
d'un côté les sentiments pour son ami, et de l'autre le devoir
moral. Respect et amitié sont deux choix politiques différents
qui supposent deux conceptions opposées de la connaissance d'autrui.
L'amitié suppose que l'on peut connaître entièrement une
autre personne, le respect sur l'idée contraire, c'est-à-dire
qu'il est difficile de connaître autrui. L'amitié doit être
soumise au respect moral parce que l'amitié morale présente trop
de risques. On ne peut jamais être sûr de la fiabilité de
nos amis. « Il [l'homme d'esprit] s'entretiendrait bien
volontiers avec quelqu'un de ce qu'il pense sur les hommes avec lesquels il est
en relation, sur le gouvernement, la religion, etc., mais il ne doit pas l'oser
parce que l'autre pourrait user de ses paroles à son détriment.
Il révélerait aussi bien aux autres ses défauts et ses
fautes ; mais il doit craindre que l'autre ne cache les siennes, et
qu'ainsi il ne perde son respect.34(*) » Le respect est donc plus sûr que
l'amitié. Il permet aussi à chacun de garder ses secrets, alors
que cela est blâmable chez Aristote : « Le secret trahit une
âme timorée » (EN, IV 8, 1124 b 28).
Respect et amitié supposent également deux
attitudes opposées à l'égard d'autrui. Le respect est un
pacte moral de paix. J'agis envers n'importe qui comme j aimerais que n'importe
qui agisse envers moi. L'attitude qu'on a envers l'autre dépend de
l'attitude de soi envers l'autre. Dans l'amitié, l'attitude envers
l'autre dépend de l'attitude envers soi-même. Les deux adages sont
opposés. Chez Aristote, je traite mon ami comme je me traite
moi-même. Chez Kant, je traite l'autre comme j'aimerais qu'il me traite.
Cette théorie a l'avantage de garantir une grande sécurité
aux individus, mais inhibe le plaisir de l'amitié, pourtant source de
toute action vertueuse. Chez Aristote, l'amitié est un principe moral,
au sens éthique et politique. Pour reprendre les définitions de
la Métaphysique D, l'amitié est principe en deux
sens : d'abord, comme « moyen qui fait que la chose est du mieux
qu'elle peut être », au sens où l'homme devient meilleur
et se réalise par l'amitié ; ensuite, comme
« cause initiale qui fait naître une chose » (D, 1,
1012 b-1013 a). L'amitié est ce qui développe des facultés
morales et politiques chez l'homme. Si l'homme libre doit posséder une
indépendance matérielle et une certaine dignité, il n'a,
en revanche, pas d'indépendance éthique au sens de
l' « autonomie morale » kantienne. Cela ne voudrait
rien dire dès lors que l'action morale est fondamentalement
adressée à quelqu'un. Elle suppose un bienfaiteur et un
bénéficiaire. Il n'y a pas réellement
d'indépendance morale, au sens de l'autonomie kantienne. Car pour bien
agir, j'ai besoin de mes amis, non seulement comme modèle, mais surtout
comme bénéficiaire de mes actions.
Le rôle éthique de l'amitié est donc de
produire la liberté politique. Mais il n'est pas d'émanciper
l'individu de sa communauté d'amis. L'homme vertueux reste
profondément dépendant de ses amis, parce qu'il a besoin d'eux
pour exercer la vertu. Paradoxalement, cette amitié n'est pas tout
à fait propre à garantir l'égalité entre les amis.
Certes, le bienfait, à la différence du prêt,
n'entraîne pas de dettes. Il est gratuit et on l'adresse à son
ami, parce qu'il est notre ami. Mais, dans le cas du don ou en
général de l'action juste envers son ami, elle entraîne un
ascendant de l'un sur l'autre. « Donner est la marque du supérieur
tandis que recevoir est celle de l'inférieur » (EN, IV 8, 1124
b 10). Cette amitié qui oppose les bienfaiteurs (tou\j poih/sontaj) et
les bénéficiaires (tou\j peisome/nouj) n'est pas
réellement une amitié d'hommes égaux.
Ce rapport, si bon et si agréable soit-il, peut
même devenir contraint. Puisque la caractéristique de l'homme de
bien est l'exercice de bienfaisance (to\ eu)ergeteiÍn), les personnes
à qui faire du bien (tw½n euÅ peisome/nwn) deviennent un
besoin pour l'homme de vertu. « Ceux qui jouissent d'une bonne
fortune (tw½n eu)tuxou/ntwn) réclament des gens à qui faire
du bien » (EN, IX 9, 1169 b 8-18).
L'homme de vertu n'est donc pas vraiment autarcique. Il a un
certain intérêt personnel, aussi altruiste soit-il, à avoir
des amis. L'homme de vertu a fondamentalement besoin des autres, même
dans sa plus grande indépendance. Certes, « il souhaite passer du
temps à s'entretenir (sundia/gein) avec lui-même. Car il a du
plaisir ce faisant » (EN, IX 4, 1166 a 24). Mais l'indépendance du
vertueux tient aux « souvenirs » des belles actions
commises et à la contemplation des beaux projets qu'il a. S'il peut
rester seul, c'est en quelque sorte grâce à ceux qu'il a
aidés. Il opte pour une « existence en
beauté » et pour la « beauté du
geste » (EN, IX 8, 1169 a 18- b 1). En fait, toute la vie du vertueux
repose sur les besoin des autres. Son amour de soi lui intime de se
réserver les plus actions à l'égard des autres. A
l'extrême, l'existence en beauté du vertueux conduit à un
sacrifice pour l'autre. Dans tous les cas, la beauté du geste qu'il
garde pour soi est orientée vers un ami et dépendante de sa
personne.
L'indépendance parfaite recherchée au sein de
l'amitié existe-t-elle ? Et aimer quelqu'un, n'est-ce pas accepter
de dépendre de lui et pouvoir aller, pour lui, jusqu'au sacrifice ?
L'expérience la plus totale de la liberté, ce n'est pas la
politique qui nous la donne, c'est la philosophie. Il faut donc penser une
autre forme d'action amicale, si elle existe, qui ne soit pas
nécessairement adressée, et où une égalité
parfaite pourrait se réaliser. A propos du bien supérieur,
Aristote disait qu'il pouvait s'agir d'une action, d'une passion, ou
tantôt de « quelque chose d'autre » (eÀtero/n
ti, EE, VII 12, 1245 b 3). Cet autre chose est l'activité
intellectuelle. « Ce qu'on appelle autosuffisance doit
caractériser avant tout l'activité méditative »
(th\n qewrhtikh\n, EN, X 7, 1177 a 27).
3. L'indépendance
philosophique
3.1. La
méditation
La philosophie est une recherche de la sagesse. C'est un
état qui est satisfaisant en soi, mais malgré tout
différent de la sagesse, qui est un état permanent de bonheur et
de parfaite indépendance. La sagesse caractérise la vie du dieu,
être tellement bon qu'il peut se contempler lui-même. L'homme
philosophe médite aussi mais ne peut prétendre à cette
indépendance divine. L'amitié aura donc sa place dans la vie
philosophique tendue vers la recherche de la sagesse. Elle est même,
pourrait-on dire, ce qui différencie essentiellement l'homme du dieu, et
la philosophie de la sagesse. Celui qui se livre à
l'activité méditative a la capacité de l'exercer
seul. Mais cela n'empêche pas de choisir de le faire avec des
collaborateurs.
« de plus, ce qu'on appelle autosuffisance doit
caractériser avant tout l'activité méditative (th\n
qewrhtikh\n). Les biens nécessaires à la vie (tw½n pro\j to\
zh=n a)nagkaiwn) constituent en effet un besoin pour le sage comme pour le
juste et les autres personnes vertueuses (oi loipoi) ; [30] mais une fois
suffisamment doté (kexorhghme/nwn) de ce genre de biens, le juste, lui,
a besoin d'autres personnes avec qui ou envers qui il puisse exercer la
justice, et c'est pareil d'ailleurs pour le tempérant (o(
a)ndreiÍoj), le courageux, et chacun des autres, tandis que le sage,
même livré à lui-même, est en mesure de
méditer (du/natai qewreiÍn). Et plus il est sage, plus il en est
capable. Mieux vaut sans doute exercer cette activité avec des
collaborateurs (sunergou\j), mais malgré tout [1177 b 1] c'est lui qui
se suffit le plus à lui-même (au)tarke/statoj) » (EN, X
7, 1177 a 27-b 1).
Comme tout le monde, le philosophe a besoin de ressources pour
vivre. Mais il n'a pas besoin de les accroître pour exercer son
activité. Une fois doté des biens essentiels, il n'a plus
continuellement besoin d'aide, comme un artisan a besoin de ses ouvriers ou un
maître de ses esclaves (despo/thj dou/lou deiÍtai, EE, VII 12,
1244 b 9-10). En cela, il est plus proche de la divinité. Ce qu'il pense
et éprouve en pensant, il est le seul à pouvoir l'accomplir.
Autrement dit, personne ne peut le faire à sa place. Faire faire les
choses à sa place alors qu'on pourrait les faire soi-même consiste
à commander. C'est pourquoi il ne commandera à personne, et ne
dépendra donc de personne.
Il est le seul à posséder la capacité
d'exercer seul son activité : il est en mesure de méditer
(du/natai qewreiÍn), ou plus littéralement, il a la
« puissance de méditer ». La seule puissance que le
sage cherche à accroître de manière constante est une
puissance qui ne dépend pas des autres. C'est pourquoi, seul le sage
réussit à être avec lui-même (suneiÍnai, EE,
VII 12, 1244 b 5-19). Alors que les amis de l'homme vertueux constituaient un
obstacle contre certaines inclinations et qu'ils l'aidaient à devenir
meilleur, il semble qu'ici ce soit le contraire. Les autres deviennent une
gêne pour le philosophe qui médite. « Celui qui
médite (t%½ qewrou=nti), en revanche, ne requiert aucun appui de ce
genre, du moins pour son activité. Au contraire, les choses
extérieures sont pour ainsi dire des obstacles, du moins à sa
méditation » (EN, X 3, 1178 b 5). Il existe donc une
activité philosophique qui semble aller contre la vie d'amitié
qui est la vie en commun.
Cette indépendance tient au fait que la finalité
de la philosophie n'est pas la même que celle de l'éthique et de
la politique. Le sage ne cherche pas les biens humains comme le fait l'homme de
vertu, mais des choses « exceptionnelles et
stupéfiantes » (EN, VII 7, 1141 b 3). Il cherche à
atteindre une réalité suprême dans l'univers qui n'est pas
l'homme. Ces choses stupéfiantes sont les manifestations diverses et
infinies de la pensée. La vérité est ce qui lui procure le
plus de plaisir. C'est pourquoi elle lui semblera parfois
préférable à l'amitié. « Mais il semblera
qu'il vaut mieux et que c'est un devoir, pour peu qu'il s'agisse de
préserver la vérité, d'aller jusqu'à refuser ce qui
est approprié, surtout lorsqu'on est entre philosophes. Quand deux
choses leur sont chères, en effet, un devoir sacré les oblige
à honorer d'abord la vérité » (EN, I 3, 1096 a
4- 7). L'activité méditative a quelque chose de divin et procure
un plaisir divin. Cela ne signifie pas qu'elle cherche à atteindre un
être parfait en soi, qu'on appellerait Dieu. Le sage cherche à
vivre en immortel (a)qanatizein, EN, X 8, 1177 b 33) au sens où il imite
le dieu. Il cherche à dépasser la vie humaine
précisément en réalisant ce qu'elle a de plus divin,
c'est-à-dire en se consacrant à la pensée. Le sage vit
selon la partie la plus haute et goûte un bonheur divin, qui est
supérieur et indépendant (EN, X 8, 1178 a 22). Le bonheur humain
est, à titre secondaire, la vie la plus heureuse qui traduit la vertu
qui reste » (EN, X 8, 1178 a 8). Le plus grand bonheur semble donc
consister en un éloignement des autres hommes.
La méditation est une expérience
particulière de la vie de connaissance. Celui qui médite
réussit à se prendre lui-même pour objet de pensée
et de sensation. La méditation semble entrer en contradiction avec le
fonctionnement de l'âme. L'âme ne pense jamais sans images (DA, 431
a 7-18), mais elle peut être à elle-même son propre objet.
En l'absence de toute sensation, on ne pourrait apprendre ou comprendre quoi
que ce fût (DA, 431 b 20 - 432 a 14). De même qu'il n'y a pas de
feu sans air, il n'y a pas de sensation sans objet (DA, 417 a 1-14). Comme les
sens sont uniquement en puissance, ils ne peuvent se percevoir eux-mêmes,
et doivent avoir des objets extérieurs pour se percevoir. Il est donc
difficile de se connaître soi-même, de voir ses erreurs, de
connaître son odeur, son apparence, le ton de sa voix. Cet argument a
conduit certains commentateurs à conclure à
l'impossibilité de méditer seul. Pour connaître
l'âme, il faudra partager sa vie et avoir des expériences
communes. Selon la Grande Morale, on ne pourrait donc méditer,
c'est-à-dire se contempler soi-même, sans les autres. Ne serait-ce
que par le caractère limité de mon expérience et de mes
sensations, ma connaissance de moi sera limitée (MM, 1213 a 8-b 1).
Mais l'âme a la capacité de se penser
elle-même. Se penser soi-même est l'étape la plus aboutie
dans la vie de la pensée. Après avoir connu tous les
intelligibles, l'intellect devient capable de se penser lui-même (DA, 429
b 9). L'intelligence a la double propriété de pourvoir saisir des
objets, mais aussi de pouvoir être saisie, et ce, y compris par
elle-même. A l'âme appartient non seulement l'intelligence mais
aussi l'intelligibilité. En conséquence, l'objet de la
méditation existe aussi longtemps que la méditation dure. Comme
il n'est pas extérieur à celui qui médite, il ne peut se
dérober à lui. La vie intellectuelle ne dépend donc pas de
la fortune. Elle se caractérise par sa stabilité et son
immobilité. Méditer est le seul acte qui puisse être
immobile. « Il n'y a pas d'acte que du mouvement mais aussi de
l'immobilité » (EN, VII 15, 1154 b 26-27).
« Méditer » revient à rendre l'existence
humaine plus stable. Dans l'Ethique à Nicomaque (IX 9),
Aristote avait affirmé que « l'essentiel était dans le
devenir », c'est-à-dire dans l'actualisation. Le devenir du
sage se réalise donc dans une sorte d'immobilité incorruptible.
Ainsi donc, le sage est le plus indépendant et la définition de
l'indépendance (EN, I 5, 1097 b 8-12 ) donnée en
introduction ne semble pas s'appliquer à lui.35(*)
La philosophie reviendrait à un cheminement vers une
sorte de solitude heureuse. Sachant que l'homme ne peut vivre dans la solitude
(EE, III 7, 1234 b 35), le sage constituerait alors une sorte de dieu parmi
les hommes. Mais ce n'est pas parce que l'activité est individuelle
qu'elle est solitaire. Il y a deux raisons pour lesquelles le sage choisit la
vie en commun et la collaboration au lieu de l'activité solitaire.
D'abord, aussi divine son activité soit-elle, le sage reste un homme.
« En tant qu'homme, et en tant qu'il partage la vie d'un assez grand
nombre (v d' anqrwpo/j e)sti kaiì pleiosi suzv), il choisit
d'exécuter les actes qui traduisent la vertu. Il aura donc besoin de ces
sortes d'appuis pour vivre en homme (to\ a)nqrwpeu/esqai) » (EN, X 3, 1178
b 7). La vie du sage est donc double, prise entre le désir de vivre
comme un dieu et la nécessité de se comporter comme un homme. Les
philosophes n'ont pas besoin d'appuis extérieurs pour vivre leur
activité, mais pour vivre en homme. C'est cette distinction fondamentale
qui invite le philosophe à mener deux vies distinctes, une vie
matérielle et une vie intellectuelle. Il accorde d'une part du temps
à la philosophie, et de l'autre à la vie politique. Il aura donc
lui aussi des amis vertueux36(*). Mais c'est ici l'amitié purement
philosophique qui pose problème. C'est la nature de cette collaboration
qui rentre en contradiction avec l'essence de la méditation. Comment
partager avec ses amis une expérience de l'immobile et surtout une
expérience de l'introspection qui est celle la pensée qui se
pense elle-même ?
On trouve facilement l'intérêt d'avoir des
collaborateurs dans la recherche, mais plus difficilement dans la
méditation. Avant tout examen, Aristote a l'habitude de passer en revue
les opinions des autres philosophes. Il collabore avec ses homologues et ses
prédécesseurs, même pour les contredire. Seul, le
philosophe arrive à de minces résultats. En revanche, de tous les
efforts réunis, le résultat est considérable. Avant
d'émettre son propre jugement, il faut « entendre toutes les
opinions qui se combattent » (Méta., B 1, 995 a). Aristote
s'inscrit dans une démarche de contradiction dialectique mais aussi dans
un travail de mise en commun. Il faut comprendre ce que les autres penseurs ont
compris pour avoir accès à une explication personnelle de la
nature. « Chacun apporte quelque chose à l'explication de la
nature. Individuellement ou l'on y contribue en rien, ou l'on y contribue que
pour peu de chose ; mais de tous les efforts réunis, il ne laisse
pas que de sortir un résultat considérable... Du reste, il est de
toute justice d'avoir de la reconnaissance non seulement pour ceux dont on
approuve les doctrines en les partageant, mais encore pour ceux dont on trouve
les recherches trop superficielles. Même ceux-là ont
contribué, pour une certaine part, au résultat commun... »
(Méta., A 2, 983 b). On pourrait se demander si le rapport qu'entretient
Aristote avec les textes n'est pas le même qu'il entretient avec ses
amis. L'amitié permettrait de donner différentes opinions et
différents points de vue sur un même objet. La présence de
mon ami permet d'accroître mon champ de perceptions. « Deux
hommes marchant ensemble, l'un peut voir avant l'autre »
(Iliade, X 224, cité en EN, IX 9, 1170 a 5-6). Ceci reprend
une idée déjà exprimée en 1155 a 16 :
« «A deux allant de pair», on est en effet plus capable de
penser et d'agir » et en 1170 a 5-6. Aristote emprunte cette
formule à Platon qui l'illustrait aussi au moyen du vers de
Homère : « on philosophe mieux à plusieurs
(Protagoras, 348 c-d). » Dans cette image, la pensée
est associée à la vue. De même que plusieurs yeux voient
plus de choses, de même plusieurs pensées pensent plus de
choses.
Les contributions ne viennent pas forcément des sages.
L'opinion populaire et les « opinions reconnues »,
qu'Aristote énumère dans la Rhétorique,
constituent un point de départ fondamental dans l'investigation
philosophique. Il faut prendre, au départ de certaines
démonstrations, des « affirmations plus communes »
(EE, I 6, 1216 b 30-35) et partir des opinions reconnues (faino/mena, EE, I 6,
1217 a 12). Elles sont aussi importantes que le raisonnement. La collaboration
philosophique n'est pas de la même nature selon qu'elle a lieu avec des
textes de prédécesseurs et des paroles d'amis vivants. Les amis
collaborateurs peuvent apporter différents points de vue sur un
même objet. Düring37(*) comprend cette « collaboration »
davantage dans le sens d'un travail que d'un dialogue, et prend le mot
« théoria » au sens
d' « étude » davantage que de
« contemplation ». Aristote apparaît comme un grand
« organisateur de la recherche », et ses collaborateurs le
s'engagent auprès de lui, à vivre une « vie de
savant » : « toutes sortes de données
historiques (par exemple la liste des vainqueurs aux jeux pythiques),
sociologiques (les constitutions des différentes cités),
psychologiques, ou philosophiques (les opinions des anciens penseurs).38(*) » Tout cela
constitue l'activité théorétique. Dans ce sens, la
collaboration consiste à établir un pont avec le passé.
C'est une enquête menée en commun où le talent de chacun
d'apporter des informations sur l'objet de la recherche.
Cette « organisation de la
recherche » suppose d'abord une hiérarchie, qui contredit le
rapport d'égalité propre à l'amitié, et par
ailleurs, une occupation du temps plus solitaire que partagée. Cette
vision de l'activité théorétique apparaît comme une
prémisse de l'activité intellectuelle, telle qu'on l'entend
aujourd'hui. L'homme est avant tout en rapport avec des textes. Il s'agit d'une
amitié de professeurs de philosophie. « Aristote pense sans
doute aux écoles philosophiques que furent l'académie et le
lycée ; les condisciples sont une aide les uns pour les
autres : on pense alors avec d'autres ; mais aussi les
élèves sont une aide pour le professeur : on pense alors
pour d'autres, ce qui est plus facile que de penser pour soi !39(*) » Le philosophe
apparaît comme un lecteur avant d'être un locuteur. Et lorsqu'il y
a locution, celle-ci apparaît davantage comme une allocution magistrale
(même si elle n'exclut pas, comme dans les cours d'université
actuels, une attitude critique de l'auditeur) que comme un dialogue entre
interlocuteurs. Mais cette philosophie à plusieurs implique-t-elle une
vie en commun, ou un échange purement conceptuel ? L'échange
est-il indifféremment oral ou écrit ?
Toute cette collaboration peut se faire par le biais de
textes. Le genre d'activités théorétiques se fait
peut-être avec davantage de plaisirs quand elle s'exerce avec des amis.
Mais elle ne suppose pas de vivre en commun avec nos amis. D'ailleurs le propre
de la dialectique est de s'exercer avec tout le monde, à plus forte
raison avec nos ennemis. Toute la difficulté est en fait de savoir si
Aristote parle du sage ou du philosophe. Et
Aristote lui même se considère-t-il comme un sage ou un
philosophe ? Une chose est sûre. Le philosophe n'est pas le sage.
Cette recherche et cette collaboration sont le propre de la philosophie, mais
pas de la sagesse. Parfaitement indépendante, elle n'engage aucun
rapport à autrui, et donc à l'écrit. L'Aristote qui nous
parle de la sagesse est l'Aristote professeur, non le sage. Et la vie de sage
dont nous n'avons trace nous ne pouvons que l'imaginer. Ou peut-être nous
la faut-il mener nous-mêmes.
Aristote reste avare de descriptions en ce qui concerne les
modalités concrètes du mode de vie philosophique. Dans la
Politique également, le lecteur est dérouté par
cette même réserve au sujet de la description de la bonne
cité. Il n'y a pas plus de plan de la bonne cité que de
modèle de la vie philosophique heureuse. Il ne suffira pas de mener
telle activité de telle manière préconçue pour
contempler ensemble. En cela, il ne suffit pas de faire des études, ou
d'être étudiants en philosophie pour philosopher. Chaque individu
a une manière propre d'actualiser cette faculté et qu'il doit
trouver. Autrement dit, Aristote nous laisse libre. Il faut être attentif
à ce qu'Aristote dit, mais il faut aussi l'être à ce qu'il
ne dit pas. L'activité théorétique peut s'exercer en
quelque lieu du monde. La vie du sage ne dépend pas du lieu. C'est perte
de temps d'essayer de connaître la situation concrète de cette
activité, c'est-à-dire son lieu (dans une école ou dans la
cité), sa durée (par séances, par intermittences ou
constamment), le matériel utilisé (livre, écriture), la
position des corps qu'elle implique (station assise, déambulation). Le
propre de la philosophie est de pouvoir être exercée dans toutes
les conditions, y compris seul. « L'exercice de la philosophie
l'emporte sur l'exercice de n'importe quel autre état, car on n'a pas
besoin pour y oeuvrer ni d'outils ni d'endroits déterminés :
en quelque lieu du monde, qu'on applique sa pensée à la
tâche, on touche également la vérité présente
là comme partout ailleurs » (fr 5 a w, p. 30). Il n'y a pas de
norme magistrale à l'activité philosophique, parce que le sage
n'est pas le maître. Il y a une même différence entre celui
qui apprend et celui qui sait, qu'entre le philosophe et le sage. Les
philosophes cherchent ensemble. Les sages trouvent ensemble. Doit-on alors
imaginer les sages amis alors que leur activité est entravée par
la présence de l'autre ?
Peut-être trouvera-t-on, contre toute attente, une
valeur infinie à l'amitié philosophique du fait que justement le
sage peut se passer d'amis, mais qu'il choisit de vivre avec eux. Ce qui
caractériserait alors le sage n'est pas l'activité qu'il pratique
en acte, puisque les activités se partagent, mais sa puissance de les
mener potentiellement sans les autres. Il lui est possible d'être
« livré à lui-même ». Et c'est cette
possibilité qui permet l'amitié philosophique. En fait, le
résultat est le même, mais d'une nature différente. Si l'on
veut savoir la connaître, il faut se demander ce qu'est la
philosophie.
3.2.
La connaissance de soi
Il nous faut collaborer dans la méditation pour nous
connaître nous-mêmes. Je prends conscience de mes propres
facultés en connaissant et en percevant avec mon ami. On devient l'objet
connu en connaissant.
« Si donc dans de telles séries
coordonnées (th=j toiau/thj sustoixiaj) l'une se retrouve dans la
position de ce qui est désirable, ce qui est connu et ce qui est
perçu (to\ gnwsto\n kaiì to\ aisqhto/n) existent pour parler
globalement par participation à la nature définie (t%½
koinwneiÍn th=j w·risme/nhj fu/sewj) ; aussi se percevoir
soi-même, c'est être perçu (to\ aisqhto/n) - puisqu'alors
nous ne sommes pas chacune de ces choses par nous-mêmes (kat' au)tou/j),
mais par participation (kata\ meta/lhyin) à ces facultés dans le
percevoir et le connaître (car lorsqu'on perçoit (aisqano/menoj)
on devient perçu (aisqhto\j ginetai) de la manière et du point de
vue dont on a antérieurement perçu (kaqa\ pro/teron), et en tant
qu'on perçoit et qu'on perçoit cet objet même, et on
devient connu en connaissant) (gnwsto\j de\ ginwskwn), aussi c'est pour cette
raison qu'on désire toujours vivre, (10) parce qu'on désire
toujours connaître, c'est-à-dire parce qu'on désire
être soi-même l'objet connu (to\ gnwsto/n) » (EE, VII 12,
1245 a 2 - 10).
Ce que nous sommes, nous le sommes par participation aux
facultés de perception et de connaissance. Nous sommes ce que nous
pensons et ce que nous sentons. Pour être connus tels que nous sommes,
nous devons donc nous-mêmes exercer nos facultés de connaissance.
On ne peut pas être connus par soi. Vouloir connaître, c'est donc
vouloir être connu, car l'âme n'est rien d'autre que l'objet
qu'elle devient en connaissant. Connaître ce qu'est la liberté,
c'est déjà être libre. Connaître ce qu'est la
connaissance, c'est déjà être savant. Le fait de se
connaître en connaissant ne signifie pas qu'on reçoit en
échange de notre effort une attention à notre égard
lorsque nous faisons l'effort de connaître quelqu'un d'autre. En
connaissant, nous participons à la connaissance, et à ces
facultés qui font notre existence, et qui sont par nature
désirables. En connaissant, on devient l'objet connu, non pas en
lui-même (kat' au)tou/j), mais par participation. La participation (kata\
meta/lhyin) est le passage par un intermédiaire. L'âme devient en
quelque sorte l'objet qu'elle sent ou qu'elle pense. Certes, il s'agit
là d'une des doctrines fondamentales de l'aristotélisme :
l'homme ne se connaît pas directement lui-même, mais seulement
indirectement. Mais cela ne veut pas dire qu'il est pour autant
aliéné à l'objet de connaissance ou qu'il ne pourrait se
définir qu'en négatif, ou par « contraste »
à cet objet40(*).
Dans cette hypothèse, je me connaîtrais en regardant mon ami comme
un miroir. En fait, l'homme ne se connaît pas qu'« en
connaissant quelque chose d'autre », comme le pense V.
Décarie, car lui aussi est un objet de pensée. Il se
connaît en connaissant. On devient perçu en percevant et on
devient connu en connaissant parce que nous sommes avant tout ces deux
facultés, la sensibilité et la pensée, et que nous n'avons
le sentiment de notre existence que par participation à ces
facultés. « On peut même penser au demeurant que chaque
individu s'identifie à elle (la partie pensante), si tant qu'elle est la
chose principale et la meilleure. Il serait donc déplacé de ne
pas choisir l'existence qui est la nôtre, mais celle d'un
autre » (EN, X 7, 1178 a 2 ). C'est l'intellect qui est
« chacun de nous », notre moi, notre personnalité
même.
Coïncider avec soi-même et vivre vraiment
l'existence qui est la nôtre requièrent un certain type de
connaissance. Si l'homme est avant tout sa faculté au sens où il
devient l'objet perçu, la démarche la plus accomplie de la
connaissance de soi est la connaissance de la connaissance, c'est-à-dire
voir une pensée en action et la comprendre. C'est pourquoi percevoir et
connaître un ami, ce doit être en un sens « se percevoir
et se connaître soi-même ». Telle est la conclusion de ce
chapitre. Se connaître soi-même est plus désirable qu'un
autre connût a votre place. Le fait qu'un autre « connaisse
à votre place (to\ ginwskein allon a)nq' au(tou), ressemblerait au fait
qu'un autre vive à votre place (tou= zh=n a)nq' au(tou=
allon) » (EE, VII 12, 1244 b 29-32). La façon humaine de se
connaître soi-même est collective, mais elle se fait sur le
modèle de l'imitation, et non de l'échange. Il est
impératif que moi, individu, je connaisse pour participer à la
connaissance. « L'homme souhaite tout à condition de rester ce
qu'il est. Or, chaque individu est du moins principalement cette chose qui
pense » (EN, IX 4, 1166 a 22). La ressemblance n'est pas une
identité, c'est une imitation. Je me connais parce que je me reconnais
dans la figure de l'ami qui pense.
L'ami n'est pas celui qui connaît et qui vit à
notre place. Nous ne lui donnons pas la tâche de nous
révéler à nous-mêmes comme on le ferait avec un
psychiâtre ou un confident. C'est ainsi que deux amis qui regardent les
étoiles en apprennent davantage sur chacun d'eux que s'ils
étaient seuls ou que s'ils cherchaient délibérément
à se connaître avant toute chose, comme chacun pourrait le faire
devant un miroir. L'expérience que nous faisons chacun de nous de
nous-mêmes, et de notre propre qualité, nous la faisons, non pas
en nous regardant dans le blanc des yeux, comme les deux parties d'une
âme soeur, mais en entrant en contact avec ce qui est extérieur
à nous. L'amitié appartient à un monde. Elle se forge dans
les actions communes, par une « communauté de vie »,
lorsqu'on vit à ses côtés. On apprend et on entend
certainement plus de choses sur soi-même avec des ennemis ou des
opposants qu'avec nos amis. La dialectique par exemple nous renvoie à
nous-mêmes, mais elle ne constitue pas à proprement parler une
connaissance de soi. L'objectivité nue, ce n'est pas l'ami qui nous
l'apprend. « L'homme objectif est en fait un miroir :
habitué à se soumettre avant tout à tout ce qui doit
être connu, sans autre plaisir que de connaître, de
« réfléchir » » (Nietzsche,
Par-delà le bien et le mal, L'harmattan, 2006, 155). C'est
Narcisse qui se contemple dans un tel miroir, pas les bons amis. En fait, la
réflexion qu'il n'arriverait pas à produire par lui-même,
il l'accomplirait avec son ami, comme devant un miroir. Comme si les deux
parties, nécessaires à la conscience de soi, que l'individu
n'arriverait pas à distinguer au sein de son propre être,
pouvaient enfin se regarder grâce à
l' « amitié. » Dans cette quête
d'objectivité, les amis s'enfermeraient sur eux-mêmes et
deviendraient insensibles au reste du monde. En réalité, il
manque un troisième terme, car nos perceptions sont intentionnelles,
c'est-à-dire qu'elles doivent viser un objet pour exister. La
connaissance commune consiste à s'intéresser ensemble à
une même chose.
Une autre image empruntée à l'optique pour
comprendre la participation serait plus adéquate. Lorsque nous voulons
saisir toute l'intensité des rayons lumineux, nous employons une loupe
afin de concentrer l'énergie solaire. C'est peut-être un tel
phénomène qui se passe dans le regard de l'ami. Ce que nous
n'aurions jamais vu seul, peut-être parce qu'il était trop proche
de nous, l'ami le rend visible. L'éclat de ses yeux, ou le faisceau de
rayons lumineux, est extérieur à moi, et pourtant c'est ici que
se concentre toute l'énergie de ce que j'ai cherché à
comprendre. Cette image prend sens lorsqu'on sait qu'Aristote compare la
lumière à l'intellect actif, principe séparé et
impassible : « l'intellect [efficient] (...) est une
sorte d'état analogue à la lumière ; car, en un
certain sens, elle aussi, la lumière convertit les couleurs en puissance
en couleurs en acte. Et c'est cet intellect qui est séparé,
impassible, et sans mélange, étant par essence un acte ...
» (DA, III 4, 429 b 27 - 430 a 25). L'image du miroir ne convient pas,
car elle enferme cet intellect dans une relation fusionnelle, entre deux
consciences, alors que précisément, ce qui relie les amis
consiste en un principe rayonnant et totalement distinct de
l'individualité des corps. La relation entre les amis est davantage
triangulaire que spéculaire. Elle permet de participer à un
principe plus vaste et extérieur, assimilable à la
lumière.
L'ami reste un modèle en tant qu'il nous ressemble, un
modèle de pensée et de connaissance de soi, que nous prenons pour
exemple. Et cette influence ne se résume pas à un encouragement.
Elle est au contraire l'origine même de ce désir de vivre. Cette
action de l'amitié est si considérable qu'elle implique aux amis
de vivre ensemble, c'est-à-dire de passer leurs journées
ensemble. Penser qu'il y a un bien en soi revient à laisser un autre
penser à sa place puisqu'il peut en être le détenteur. Un
autre ne peut connaître à ma place, mais se connaître est ce
qu'il y a de meilleur. Il faut trouver un certain type de médiation qui
ne soit pas substitutive. Il s'agit du fait de penser ensemble.
Dans la connaissance commune, qui mène chacun des amis
à la connaissance de soi, chacun pense par soi-même, avec ses
propres représentations, sa propre histoire et sa propre méthode.
La pensée en commun est tout sauf la pensée unique. Ce
schéma de connaissance vient de l'évidence suivante : ce que
je peux connaître moi-même sur moi, à l'instant et au lieu
où je connais, je suis le seul à pouvoir le connaître. Il
n'y a pas de connaissance prise absolument, prise en soi, et qui pourrait
être faite par n'importe quel individu, fût-il notre ami, en
quelque lieu et quelque moment que ce soit. On ne peut
« séparer le connaître lui-même (to\ ginwskein
au)to) et le poser par soi » (EE, VII 12, 1244 b 29). Le
connaître n'existe pas par soi. Cela signifie que la connaissance d'une
chose ne sera pas la même pour tous. Il faut choisir
« l'existence qui est la nôtre et non celle d'un
autre » (EN, X 7, 1178 a 4) Les amis partagent une même
faculté, mais celle-ci ne saurait être confiée à
l'autre. L'amitié est incompatible avec l'idée d'une connaissance
absolue et parfaite qu'un être humain pourrait détenir. Ce que
j'ai à savoir je suis le seul à pouvoir le savoir. Et de
même pour mon ami. Mais lui-même ne saura jamais ce que j'ai
à savoir. Dans la vie de connaissance, on ne peut faire
l'économie des histoires individuelles. Le savoir n'existe pas par soi.
Il implique la participation d'individus. On ne confie pas sa pensée
à l'autre, telle est l'adage aristotélicien de
l'indépendance intellectuelle. Nous pouvons avoir des modèles de
pensée, et les imiter, mais d'une façon unique, qui est à
l'opposé de la pensée unique : en pensant nous-même.
Ce que j'apprends sur moi-même vient davantage de ce que l'autre apprend
sur lui-même que de ce qu'il apprend sur moi. Ce que nous reconnaissons
avant tout dans l'autre, ce n'est pas moi, c'est lui ! Autrement dit,
l'autre n'est pas le simple reflet de ma personnalité, il est et me
montre une personnalité. Il est donc un « autre
moi-même », non parce qu'il me ressemble, mais parce qu'il
possède quelque chose qui fait que - comme moi je suis moi-même -
lui est lui.
C'est en ce sens qu'il faut comprendre le terme de
« séries coordonnées » (sustoiki/a, 1245
a 2), et qui a le sens de colonne ou de séries parallèles
dont les articles se correspondent exactement. Les pensées des amis sont
deux activités parallèles. Comme des colonnes, les amis
s'élèvent l'un à côté de l'autre. L'un ne
pourrait jamais tenir sans l'autre, mais ce que l'un a à faire, il le
fait lui-même, sans déléguer à l'autre son
activité. D'une part, chacun se connaît soi-même. De
l'autre, les amis participent et ont conscience de participer à une
même réalité, qui est l'activité bonne en soi. Ce
qui est connu et ce qui est perçu existent pour parler globalement par
« participation à la nature définie (th=j
w·risme/nhj fu/sewj) ». Celle-ci correspond à la
participation aux facultés de perception. « On devient connu
en connaissant » (gnwsto\j de\ ginwskwn, VII 12, 1244 b 9). Ce que
les amis partagent de déterminé est le plaisir. Le signe de
l'activité est le plaisir. Les amis se choisissent parce qu'ils se
ressemblent et accordent à la vie de l'autre autant de prix qu'à
la leur. Le seul plaisir ressenti est celui de l'activité. En un sens,
l'activité est la même chose, en un autre non.
Le bien déterminé est à la fois
perçu par l'individu et par les amis dans leur ensemble. Il implique un
moi et un nous. Cette dualité de la nature de la connaissance correspond
à une dualité fondamentale de l'être. De même qu'en
connaissant on connaît le particulier et on participe à la
connaissance en général, de même l'objet connu garde sa
particularité et devient quelque chose de déterminé
lorsqu'il devient connu. L'homme ne saurait participer à une
connaissance ou à une sensation en soi, qui lui feraient
considérer la vie comme un bien en général, un bien
indéterminé. On sait qu'en un premier sens, l' ou)si/a est pour
Aristote l'individu concret, composé de matière et de forme,
seule réalité et sujet d'inhérence des attributs41(*). Cette substance est donc la
seule réalité : il n'y a rien en dehors des
individualités. De la même façon, il n'y a pas de
conscience de l'existence en dehors de l'existence42(*).
Le plaisir est défini, c'est-à-dire qu'il
dépasse le stade indéterminé de la particularité.
Le plaisir par nature, même s'il s'éprouve seul, peut se partager.
Il est la marque de l'activité bonne qui peut aussi être
perçue comme bonne par quelqu'un d'autre de bon. Ceux qui ne font rien
mènent une vie indéterminée ou corrompue. Ils se
comportent dans leur vie comme s'ils étaient morts. Le partage doit se
construire sur quelque chose de déterminé, qui n'est ni
l'affliction ni la corruption morale : « on ne doit pas prendre
par ailleurs en compte une mauvaise vie, c'est-à-dire une vie corrompue,
ni une vie d'afflictions, parce qu'une vie semblable est
indéfinie » (a)o/ristoj, IX 9, 1170 a 24). La
détermination de l'activité bonne est donc à la source du
plaisir de l'amitié. Mon ami mène une vie définie,
c'est-à-dire orientée vers une certaine fin. Comme le bon
reconnaît ce qui est bon par le plaisir, j'ai donc du plaisir à
voir mon ami vivre. Le déterminé est bon par nature. (1170 a
19-21) La mort est un mal parce qu'elle est privation d'activité. A la
vie plaisante sera donc attaché un certain type d'activité. En
agissant bien, l'individu se déterminera comme homme. Il passera de
l'individualité à l'universalité. Et c'est dans cette
actualisation que j'éprouve le plaisir de la vie en commun.
L'amitié philosophique nous fait prendre conscience de
notre appartenance au genre humain, et du fait que deux êtres
différents peuvent se ressembler et, en quelque sorte, être une
seule âme. Plus qu'une activité, les amis partagent une
expérience de la raison. La substance possède en effet un
deuxième sens, qui est celui d'un objet de connaissance,
séparé de la matière. « Si l'ou)si/a comme
réalité existante est le sujet individuel, l'ou)si/a comme objet
de connaissance est caractérisée par Aristote comme e°dov,
d'autant mieux actualisée et plus déterminée que la
matière y a moins d'importance.43(*) » Bien que les amis soient
séparés, ils participent d'une même réalité,
qu'on pourrait appeler leur « genre ». Les similitudes
présentes dans l'amitié font partie de celles dont s'occupe la
science. La science se construit en effet sur l'hypothèse qu'il y a
quelque chose de plus que les individus séparés et qu'il est
possible d'y voir des traits communs.« Si l'on admet qu'il n'y a rien
indépendamment des individus, dès lors il n'est rien qui
s'adresse à la raison, tout n'est que perceptible aux sens ; et,
par conséquent, il n'y a de science de rien » (B, 3, 999
b). L'amitié deviendrait alors une preuve de l'existence de la
raison. Il y a quelque chose en dehors des êtres sensibles qui s'adresse
à la raison, et qui rend possible de déterminer ces choses. Les
genres sont aussi les principes des choses définies (B, 3, 988 b 6).
Penser les genres permet de déterminer les choses, et de ne pas parler
que de l'indéterminé, c'est-à-dire du non-être.
C'est pourquoi ceux qui refusent l'existence des genres refusent de fait la
pensée et la connaissance. Pour Aristote, les philosophes
matérialistes, qui pensent que seuls les corps existent, doivent butter
sur l'impossibilité de penser ensemble et de rapprocher les
différents êtres (G , 4, 1007 b 26-29). On pourrait ajouter
que dans cette optique, le matérialisme ne permet pas l'amitié.
Comme les choses restent indéterminées devant la pensée,
les individus eux aussi restent séparés.
L'indéterminé est la puissance, ce qui pourrait être mille
fois différemment. En partageant une activité proprement humaine,
les amis se découvrent une même nature, une sorte de
fraternité spirituelle. Deux facultés sont de manière
simultanée en jeu dans la connaissance de l'autre. La faculté
esthétique est ce qui permet d'aimer une personne, en s'attachant
à la singularité de ce qu'il est. La faculté
noétique permet de partager « ses raisons et sa
pensée ». Il y a une tension inhérente à la
thèse rationaliste de l'amitié. Certes les hommes libres
partagent un « logos », mais ce ne sera pas une
réalité diffuse, identique chez tous. J'aime en l'autre un
principe impersonnel44(*)
mais impersonnel ne signifie pas inanimé.45(*)
La pensée ne se construit que dans l'hypothèse
d'un ami bienveillant. Sinon, la pensée est aride et grevée par
l'ennui. Quand je suis seul ou avec des gens mauvais, l'activité de
l'esprit est ralentie. Quelques idées passent, mais sans rester. Avec
des amis, elles naissent et se développent dans la conversation ou dans
l'attente d'un entretien. Ainsi il est possible de penser seul par
l'écriture, la lecture ou la méditation. Mais ces
activités sont elles-mêmes destinées à un ami et
à son intelligence. Mais celui-ci n'existe que dans l'attente d'un
lecteur intelligent et bienveillant. Ce que l'on vise dans la discussion et
dans l'écriture, et que l'on ne peut atteindre soi-même par ses
propres propos, c'est la construction d'une pensée. En ce sens, la
pensée ne peut se construire que par la présence de nos amis,
qu'elle soit actuelle ou à venir. Car sans notre ami, la pensée
n'existe qu'à l'état de puissance. Elle se construit aussi
grâce à l'intelligence de mon ami. Autrement dit, on ne se
dévoile devant nos amis, comme le pense Kant. Le seul secret que
possède la personne isolée, sans amis, c'est-à-dire sans
paroles et sans écriture, est un vague ressentiment sans mots. Sans
amis, il ne peut y avoir de pensée préconçue et
achevée, si ce n'est pas des pensées toutes faites, qui ne
peuvent aller sans une certaine rancoeur.
Chez Kant, les amis communiquent, c'est-à-dire qu'ils
se transmettent leurs jugements respectifs, qui préexistent à
l'entretien. « L'amitié morale (...) est l'entière
confiance que deux personnes ont l'une pour l'autre dans la communication
réciproque de leurs jugements secrets et de leurs impressions, dans la
mesure où elle peut se concilier avec le respect qu'elles se portent
réciproquement. » L'ami du philosophe apparaît comme un
confident, à qui « ouvrir son coeur avec une pleine confiance,
et qui, en outre, s'accorde avec lui dans sa manière de juger les
choses. » L'ami permet au philosophe une libération de la
parole et de l'esprit : « alors il peut donner libre cours
à ses pensées ; il n'est plus entièrement seul avec
ses pensées comme dans une prison, mais il jouit d'une liberté,
dont il se prive dans les foules, où il doit se renfermer en
lui-même.46(*)
» Dans cette description pathétique du penseur isolé dans la
foule, l'homme sans amis est avec ses pensées comme dans une prison.
Avec son nouvel ami, il peut s'alléger de ses secrets. L'homme d'esprit
préfère construire lui-même ses propres pensées, en
secret et dans une totale indépendance à l'égard de
quiconque. Lorsqu'ils sont l'un en face de l'autre, les amis sont
déjà des êtres autonomes, doués d'une liberté
de pensée et d'une liberté morale. L'autonomie signifie que mes
actions ne seront pas influencées par un autre que moi. Ils refusent de
dépendre de l'autre. La philosophie en commun aristotélicienne
revient au contraire à ceci : accepter de dépendre de
l'autre. Mes actions dépendent de la personne avec qui je me trouve.
La connaissance de soi est inséparable de la
connaissance d'objets extérieurs auxquels les amis s'intéressent.
Pour être connu, il faut connaître ensemble et vivre ensemble. Par
conséquent, la vie intellectuelle au coeur de l'amitié ne se
prend pas elle-même pour objet. La connaissance de soi advient dans des
situations aussi variées que la vie peut en présenter. C'est
pourquoi la vie philosophique ne se résume pas à la
méditation. L'amitié ne saurait se résumer à un
partage exclusivement intellectuel. Mener une telle existence deviendrait
lassant. L'homme possède cette faculté noétique, mais il
ne se constitue pas exclusivement d'elle. Il n'est pas un pur être de
raison. C'est pourquoi les amis philosophes partageront aussi d'autres types de
plaisir. La vie philosophique partagée consistera autant dans la
méditation que dans la fête.
3.3. La vie
commune
Dans l'Ethique à Nicomaque, Aristote estime
que chaque type d'homme a une activité qui lui correspond
particulièrement. En fonction de leurs choix de vie, les groupes d'amis
passent leurs journées à mener les activités qui
constituent leur raison de vivre. « Quel que soit le mode d'existence que
préfèrent les individus selon leur tempérament ou, si l'on
veut, l'activité qui constitue leur raison de vivre (xa/rin airou=ntai
to\ zh=n), ils souhaitent s'y consacrer avec leurs amis à longueur de
jour. C'est pourquoi les uns se réunissent pour boire ensemble, les
autres pour jouer aux dés, d'autres encore pour s'exercer au gymnase,
aller à la chasse (5) ou47(*) s'adonner à la philosophie (sumfilosofou=sin),
chaque groupe passant ainsi la journée à faire ce qu'il aime le
plus dans la vie » (EN, IX 12, 1172 a 2-6). Le verbe
« philosopher ensemble », qui apparaît pour la
première occurrence du mot dans l'histoire de la philosophie,
désigne ici une activité à temps plein. La philosophie y
apparaît comme une activité aussi prenante que les autres
passions, comme le jeu de dés ou la chasse. Dans le texte correspondant
et plus tardif de l'Ethique à Eudème, ce n'est plus la
philosophie qui constitue un impératif dans la vie du sage. C'est la
connaissance de soi. Celle-ci advient dans des situations et des
activités diverses. Aussi lit-on que le sage doit se livrer à
différentes activités, aussi éloignées en apparence
soient-elles, comme la fête et la méditation.
.
C'est pourquoi il faut faire ensemble des (5) études
(sunqewreiÍn) et des fêtes
(suneuwxeiÍsqai), non pas celles qui
ont pour objet les plaisirs de la nourriture et les nécessités de
la vie (ta\ a)nagkaiÍa) ; car elles ne semblent pas constituer des
rencontres de tel type (ai toiau=tai o(miliai) mais de simples jouissances
(a)po lau/seij). Toutefois, pour chacun, la fin qu'il ne peut atteindre
(ou du/natai tugxa/nein)48(*) est celle pour laquelle il désire vivre avec
d'autres ; à défaut de quoi, on préfère de beaucoup
rendre des services (poieiÍn euÅ) à ses amis, et en
recevoir de leur part (pa/sxein).(10) Il est dès lors manifeste qu'il
faut vivre ensemble (deiÍ suzh=n) et que tous les hommes le souhaitent
par-dessus tout, et il en est ainsi tout particulièrement pour l'homme
le plus heureux et le meilleur. » (EE, VII 12, 1245 b 4-11)
Apparemment très différentes, ces
activités présentent un point commun majeur. Elles ont la
particularité de constituer des fins en elles-mêmes,
c'est-à-dire qu'elles sont plaisantes en soi et non par rapport à
quelque chose d'autre. Ce sont ces activités qui fondent le lien humain,
parce qu'elles sont bonnes et qu'elles se partagent. L'association (h(
koinwnia) repose sur une activité partagée. « Mais si on
doit bien vivre, et son ami aussi, et que vivre en commun inclut l'agir
(sunergeiÍn) en commun, l'association portera sur les choses comprises
dans la fin, et même éminemment » (EE, VII 12, 1245 b
3). Ces activités "comprises dans la fin" (twn e)n te/lei, b 4)
constituent le loisir. Elles présentent ce qu'il y a de meilleur dans
l'existence humaine, et ne sont soumises à aucun impératif
extérieur. C'est là une différence avec les
activités de détente, qui constituent une manière servile
d'occuper son temps, la détente ayant lieu en vue du travail (Pol., VIII
3, 1337 b 38-1338 a 37). On ne peut se livrer seul aux activités bonnes
en soi. « Les choses comprises dans la fin »
désignent les « activités naturelles ». Il
s'agirait d'activités autotéliques, c'est-à-dire qui ont
leur fin en elles-mêmes. « Contempler ensemble »
(<deiÍ> sunqewreiÍn), et « festoyer
ensemble » (suneuwxeiÍsqai, b 5) font partie de ce type
d'activités. Le loisir inclut donc aussi bien les activités
divines que les activités vulgaires.
Je partage un point commun particulier avec chaque ami car
chacun est différent. Tel me ressemblera du point de vue de l'âme,
tel autre du point de vue du corps, tel autre du point de vue d'une autre
partie encore. Pour chaque ami, il existe une similitude très
étroite (to\ suggene/staton) que je ne partagerais qu'avec lui. Au sein
d'un groupe, même si tous sont vertueux, ils ne seront pas
forcément de la même manière. C'est pour cette raison que
les amis de mes amis ne sont pas forcément mes amis. Le fait qu'ils
partagent quelque chose avec moi n'implique pas qu'ils partageront entre eux
quelque chose de bon. En revanche, avec chacun d'eux, je perçois une
part de moi-même en eux. « Percevoir un ami, ce doit être
en un sens se percevoir soi-même et se connaître
soi-même. » Pour chaque type de ressemblance correspondra un
plaisir et une activité propres. C'est pourquoi, il n'est question en
amitié de préférer, de choisir ou même de comparer
ses vrais amis. C'est pourquoi aussi, si aucun de mes amis n'est parfait, leurs
défauts ne me concernent pas, car ce que nous partageons ensemble est
quelque chose de bon.
Les plaisirs vulgaires reposent sur la ressemblance du point
de vue du corps. Les plaisirs divins reposent sur la ressemblance du point de
vue de l'âme. « Par conséquent, partager même les
plaisirs vulgaires et les vivre avec un ami est plaisant » (EE,
VII 12, 1245 a 37). A chacun revient une activité qui sera pour lui le
bien le meilleur possible : « à l'un de ses amis revient
le plaisir physique (t%½ h(donh=j swmatikh=j), à l'autre les
études artistiques (t%½ qewriaj mousikh=j), à un autre la
philosophie : il faut donc être avec son ami (to\ aÀma
eiånai) » (EE, VII 12, 1245 a 19-24). Chaque individu doit
avoir des amis différents. Le philosophe non plus n'aura donc pas que
des amis philosophes. La diversité des activités qui constitue la
vie philosophique ne relève donc pas d'une technique
particulière, mais d'une capacité à s'intéresser
à ce que chacun apporte de nouveau et de bon, et qu'on pourrait la
culture générale. Le philosophe aura la caractéristique de
l'homme de bonne culture générale qui est capable de juger et
d'éprouver du plaisir dans n'importe quel domaine (EN, X 1, 1180 b 20).
Comme le bon citoyen, le bon ami capable d'apprécier aussi bien les arts
que la philosophie que le plaisir des corps. Il n'existe pas d'amitiés
de spécialistes.
La diversité des activités a une implication
importante pour la vie philosophique. L'amitié n'est pas la
réunion de deux personnes uniquement. Si les bons amis sont rares, ils
n'en sont pas moins plusieurs. Alors la diversité des amis devient un
garant de bonheur. Certes, « l'amitié quand elle est profonde
s'adresse au petit nombre » (EN, IX 10, 1171 a 13), mais on ne
possède pas un seul ami, comme on ne possède qu'un seul amant. Il
y a plusieurs autres soi-mêmes, et l'ami n'est pas comme une âme
soeur. La relation exclusive entre deux personnes est excessive et
relève de l'amour passionnel : « une telle surabondance
(eoike ga\r u(perbolv) ne peut naturellement s'adresser qu'à une seule
personne » (EN, VIII 7, 1158 a 12). Cette amitié relève
plus du mythe que de la réalité. « L'amitié qu'on
célèbre dans les hymnes implique deux personnes » (EN,
IX 10, 1171 a 15). Ainsi, à la différence de l'amour
passionnée, l'amitié est un sentiment qui s'adresse à
plusieurs personnes et qui est partagé.
L'amitié ne relève donc pas du modèle de
la passion amoureuse. Mais elle n'en implique pas moins le plaisir des corps
(t%½ h(donh=j swmatikh=j, a 23), c'est-à-dire le plaisir sexuel et
non le plaisir de la vue seulement.49(*) La fête est le moment où se
réalisent les activités dites vulgaires entre les amis
véritables. C'est qu'il est une bonne manière de se livrer aux
plaisirs des corps. Il existe différentes manières de mener une
relation amoureuse. Il existe des « personnes de bonne
compagnie » (tou\j eu)trape/louj, EN, VIII 5, 1156 a 13) qui
relèvent de l'amitié en offrant les plaisirs de l'amour sans ses
excès. Le plaisir des sens peut être obtenu en faisant attention
et en aimant l'autre. C'est ici qu'intervient une distinction importante entre
l'amant relevant d'Eros et l'amant amical. Ce dernier considère le
bonheur de l'autre. « Il semble que ce soit le propre de l'amant
(filou=ntoj) que de tenir (35) l'aimé loin du partage de ses
difficultés, et de l'aimé (tou= de\ filoume/nou) de vouloir les
partager » (EE, VII 12, 1245 b 35). Ce n'est pas le plaisir physique
qui fait la différence entre les deux, puisque les amis se livrent aux
plaisirs des corps. A la différence des amants, les amis font le choix
de la réciprocité (EN, VIII 4, 1156 b 28). « La
réciprocité dans l'amitié50(*) implique une décision » (EN, VIII 7,
1157 b 28-34). Il n'y a jamais d'égalité dans l'amour, mais
toujours quelqu'un qui aime et quelqu'un qui est aimé. L'amant et
l'aimé n'ont pas les mêmes motifs de jouissance. « L'un au
contraire tire son plaisir de la vue (oÁ o(rw½n) de la personne
aimée (e)rwme/n%), tandis que celle-ci le tire des soins
prodigués (oÁ de\ qerapeuo/menoj) par son amant (tou=
e)rastou) » (EN, VIII 7, 1156 b 7). Si l'un procure des bienfaits,
l'autre considère la relation comme une sorte de cure à un mal.
L'amitié est donc réciproque, alors que l'amour peut être
inégal. Cet amour (erwj) est donc une activité déviante
car elle implique une relation de force inégalitaire, lié au
plaisir des sens : « L'amour ressemble à
l'amitié : l'amoureux désire vivre avec l'aimé non
pas principalement comme il le devrait mais en suivant ses sens (kat'
aiãsqhsin) » (EE, VII 12, 1245 a 25).
La jouissance et l'amour peuvent pourtant relever de la
philia. C'est pourquoi, les termes employés pour
désigner les amants appartiennent au champ sémantique de la
filia, l' « amant » traduit filou=ntoj (1245 b 34), et
l' « aimé » traduit filoume/nou (b 35). Certes,
amant et aimé ne sont pas des filoi, c'est-à-dire des
égaux, mais leur attitude relève pourtant d'une certaine forme
d' « amitié », puisqu'ils obéissent
à la règle suivante de l'amitié : « rien ne
doit être aussi affligeant pour l'ami que de ne pas voir son
ami » (<mh\> ideiÍn to\n filon). De filou=ntoj à
filon, il semble qu'Aristote soit tenté par confondre l'amant et l'ami.
L'amant a en effet le mérite de ne pas considérer ses propres
intérêts (ta\ au(tw½n), au prix de la peine d'un ami. Ces
« amis » cherchent à se rendre heureux,
littéralement à « bien agir » (pra/ttein eu,
a 22). Aristote conclut donc sur un excès de l'amitié, qui n'est
plus l'amitié, mais la passion. Il ne s'agit plus de philia
mais d'amour passionnel. Ceux qui sont aimés ne sont plus filoume/n,
mais relèvent d'Eros (tou\j e)rwme/nouj, a 22). Ainsi l'ami se rapproche
de l'amant, au sens où il souhaite le bien de l'autre. L'acte d'aimer
rapproche les amis davantage que l'usage. A cette différence toutefois
que l'amitié serait une union réciproque et non
égoïste entre amants. Les glissements sémantiques de ce
texte sont pour nous précieux car ils confirment l'idée que les
amis peuvent aussi être des amants, et ne pas faire ensemble, que des
études.
La cohabitation de la fête et de la méditation
n'exclut pas une hiérarchie entre ces différentes
activités. Par la philosophie, il goûtera un plaisir plus divin.
Il est plus agréable encore de « partager des plaisirs plus
divins ; la cause en est qu'il est toujours plus agréable de se voir
soi-même (e(auto\n qewreiÍn) en possession du bien
supérieur (e)n t%½ beltioni a)gaq%) » (EE, VII 12, 1245 b
1). Aussi variées soient-elles, ces activités sont
ordonnées en vue d'une même fin supérieure. Il y a quatre
buts possibles à l'existence : l'honneur, la gloire, la richesse ou
la culture. C'est la culture (paide°a, EE, I 2, 1214 b 9) qui constitue
la raison de vivre de l'homme libre. Parmi les bonnes choses, il en est qui
correspondent plus ou moins à la vie du sage. Chaque activité
peut présenter, si elle est conduite avec excellence, une forme de
sagesse. Ainsi de l'art. L'artiste qui mène son activité avec
excellence peut accéder à une forme de sagesse. Phidias par
l'excellence de sa technique est un sage (EN, VI 6, 1141 a 10-24).
C'est en fonction de leur degré d'indépendance
que les activités sont hiérarchisées. Si la philosophie
vaut plus que l'art (Méta., A 1, 981 a 21-23), c'est qu'elle n'est pas
soumise à une commande, c'est-à-dire à une fin
extérieure qui en dépend pas de l'activité. Sa fin est
réellement comprise en elle-même. Ces différentes
activités ne rentrent pas en opposition les unes par rapport aux autres,
comme pourrait le suggérer l'opposition entre les plaisirs vulgaires et
les plaisirs divins. Le plaisir éprouvé aux activités
vulgaires ne constitue pas une chute ou un mal nécessaire. Il y a une
manière cultivée de se livrer aussi aux plaisirs vulgaires. Il
est différentes manières de « poser les gestes les uns à
côté des autres ». C'est la parole ou la raison qui
détermine la bonne manière de faire. Il ne sert à rien de
poser les gestes à plusieurs (to\ plhsion), plutôt que
séparément (xwrij) si l'on fait « abstraction de la
parole » (aÄn a)fe/lvj to\n lo/gon, EE, VII 12, 1245 a 14). La
parole ou le « logos » est donc au centre de ces
activités variées. Elle différencie le groupe d'amis d'un
troupeau (tw½n boskhma/twn). Les hommes ont la faculté de partager
des « raisons et une pensée » (koinwneiÍn
lo/gwn kaiì dianoiaj) : « c'est ainsi, semble-t-il, qu'on
doit entendre la vie en commun (to\ suzh=n) dans le cas des
hommes » (EN, IX 9, 1170 b 11-14). Ainsi la pensée
est-elle présente même dans les activités vulgaires, ou
plus exactement dans la manière de les mener. Si les fêtes n'ont
pas pour objet les plaisirs nécessaires, elles ne les excluent pas pour
autant. Le verbe suneuwxeiÍsqai signifie bien
« festoyer » ou « faire des
fêtes » et implique les plaisirs corporels. La culture ne
s'arrête pas aux seules activités intellectuelles. Elle touche
autant la manière de s'amuser, en apportant un certain tact. «
L'on ne s'amuse pas de la même façon selon que l'on a la nature
d'un homme de condition libre ou celle d'un être servile, et il y a une
différence selon qu'on a de la culture ou qu'on n'en a pas »
(EN, IV 8, 1128 a 20). L'amitié philosophique n'implique pas ni le
dégoût de la sexualité ni celui de l'amour, mais conseille
peut-être une certaine manière de s'y livrer. La fête
apparaît alors comme le moment qui permet intelligemment aux philosophes,
non pas de se détendre, mais de manifester la vraie nature de la vertu :
un état qui apporte le bonheur. On pourrait dire que la fête est
la manière politique de philosopher.
La philosophie est donc inséparable d'une certaine vie
festive. La pensée se construit avec les plaisirs du corps. Et c'est
aussi pourquoi, on pense si mal dans la solitude et que les
sociétés les plus justes sont celles où l'amitié a
la première place. La pensée libre est inséparable de
l'amitié. Les hommes libres sont des hommes qui ont appris ensemble
à partager la raison. C'est pourquoi l'adjectif
« libre » chez Aristote n'est jamais employé dans un
sens autre que le sens politique. De même qu'il n'y a pas d'homme
« libre d'esprit » de façon innée, de
même dans une société tyrannique, liberté d'esprit
et pensée se verront disparaître. Lorsque la discorde
règne, il n'y a plus de penseurs. C'est pourquoi dans les tyrannies, la
suppression des associations de penseurs (sxola\j) et d'enseignement
(sullo/gouj sxolastikou/j) va de pair avec la suppression des repas en communs
et des associations de camarades (Pol., 1313 a 37-b10). Le philosophe vit donc
de plein pied dans la cité. Il reste un citoyen qui prend sa part de la
vie publique.51(*) Le sage
tâche de « vivre en immortel » (a)qanatizein, 1177 b
33), mais il lui faut en même temps, selon l'hapax créé par
Aristote, « vivre en homme » (a)nqrwpeu/esqai). Le
philosophe ne recherche pas la vertu non pour la connaître en soi, mais
pour devenir bon lui-même. La philosophie n'est qu'argumentation si elle
ne vise pas la vertu (EN, II 3, 1105 b 12-18). Aussi peut-on espérer que
la philosophie nous rende vertueux, et qu'une philosophie de l'amitié
puisse nous rendre meilleurs amis.
On ne peut donc pas être libre sans une participation
à la vie de loisir dans toutes ses composantes. Il n'y a pas chez les
Grecs de liberté d'esprit ou de liberté morale au sens où
l'entend Kant, que l'on aurait à l'égard des biens
matériels ou des amis. La liberté n'est pas une qualité
éthique, mais un statut politique. C'est ainsi dans cette vie de loisir
que l'homme libre acquiert sa liberté. Ce type de vie fait penser
à la vie des dieux dans les Iles des Bienheureux, où les
banquets, les arts et la philosophie se retrouvaient. Mais là n'est pas
la conception des êtres divins que se fait Aristote. Le dieu est avant
tout l'être qui se pense lui-même, et on le rendrait ridicule en
lui prêtant des activités proprement humaines. Pourtant, le dieu
incarne la pensée parfaite en acte, et constitue pour le philosophe un
modèle de sagesse. Il y a donc à la fois une
spécificité proprement humaine à l'amitié
philosophique et un aspect divin où devient possible la pensée de
soi-même au sein même de la relation amicale. Par ses composantes
proprement humaines, l'amitié permet ainsi de définir une
indépendance particulière à l'homme, à la fois
inspirée et radicalement différente de l'indépendance
divine.
3.4.
L'indépendance divine
Au début du chapitre sur
l'indépendance et l'amitié de l'Ethique à
Eudème, Aristote résumait l'aporie à un
problème de comparaison. Il lui fallait donc examiner cette aporie
(periì\ th=j a)poriaj) de crainte qu'elle n'exprime quelque chose de bon
(to\ me/n ti le/getai kalw½j) mais qu'autre chose ne nous échappe
par suite de la comparaison (dia\ th\n parabolh/n, EE, VII 12, 1244 b 20-24).
C'est dans l'étude de la comparaison de l'homme et du dieu que se trouve
la solution au problème de l'amitié. Indépendance humaine
et indépendance divine sont substantiellement différentes.
L'homme a besoin d'amis parce qu'il n'est pas un dieu.
« mais que [la conclusion que l'homme heureux
n'a pas besoin d'amis] soit apparue en suivant le discours (kata\ to\n
lo/gon), cela aussi est rationnel car il présentait une certaine
vérité : au fait, c'est dans la ligne de la synthèse
(th\n su/nqesin) la comparaison étant vraie que se trouve la solution
(h( lu/sij). En effet, parce que la divinité n'est (15) pas telle
qu'elle ait besoin d'un ami, le discours estimait que cela vaut aussi pour
l'homme qui lui ressemble (kaiì to\n oÀmoion
a)ciou=men) ; cependant, selon ce discours, l'homme vertueux ne pensera
rien d'autre que lui-même, car c'est ainsi que la divinité est
heureuse (euÅ exei) : elle est trop bonne pour penser elle-même
autre chose qu'elle-même ; et la raison en est que dans notre cas,
notre bien-être dépend d'autre chose que de nous, mais que dans
son cas, elle est à elle-même son bien-être. »
(EE, VII 12, 1245 b 14-19)
Aristote s'intéresse ici au cheminement du discours
depuis la « comparaison » jusqu'à la
« ligne de synthèse ». Ce que conteste ici Aristote,
c'est une question de méthode et de démarche philosophique.
L'aporie vient d'une erreur de raisonnement par rapport à la comparaison
entre l'homme et le dieu. Certes, les deux présentent quelque chose de
commun - la faculté à se penser soi-même -, mais cette
similitude n'impliquait pas que l'homme est un dieu. L'expérience du
bonheur constitue un rapprochement de l'homme et du dieu. Le bonheur, qui est
le bien supérieur pour l'homme, est un don divin (EN, I 10, 1099 b 12).
Mais il demeure une différence radicale entre l'homme et le dieu. Il y a
une substance proprement humaine qui détermine la nature de
l'amitié entre les hommes, et qui ne pourra se comprendre qu'à
partir de la vie humaine.
C'est dans la synthèse que se trouve la solution.
Etymologiquement, c'est dans la réunion que se trouve la
déliaison. La solution (h( lu/sij) signifie littéralement le fait
de délier, la « déliaison ». Pour
dénouer le problème, il faut donc aller voir la manière
dont on l'a originairement noué. C'est au noeud, c'est-à-dire
à la racine, qu'Aristote remonte : « Il n'est
guère possible de défaire un noeud si l'on ignore tout d'abord
comment il a été noué ; et c'est la question que
l'intelligence se pose qui nous montre le noeud de la difficulté pour
l'objet qui nous occupe » (Méta., B 1, 995 a 30). Dans le
raisonnement, on a donc mis ensemble deux éléments qui
étaient comparables mais qui n'étaient pas assimilables. De
là découlent les paradoxes et aporie. Quand on parle de
l'indépendance humaine, aussi proche du dieu soit-elle, on ne parle pas
de l'indépendance divine. En étudiant la ligne de
synthèse, Aristote dévoile les conséquences absurdes
qu'auraient cette comparaison si elle était prise sans
précaution.
Si l'on menait la comparaison de l'homme libre et de la
divinité jusqu'au bout, il faudrait dire que l'homme ne peut que rien
faire d'autre que de se penser lui-même. Qu'il puisse le faire, cela a
déjà été établi, mais qu'il le fasse tout le
temps, voilà la pierre d'achoppement. L'homme vertueux se
différencie fondamentalement de la divinité par le manque de
continuité de son activité. A l'origine de cette divergence se
tient donc une différence substantielle entre l'homme et le dieu. Les
comparaisons fallacieuses ont souvent cette origine. Aristote les appelle
ailleurs « enthymèmes apparents ». Le terme
« ligne de synthèse » (th\n su/nqesin), ou
littéralement « réunion », est
caractéristique des enthymèmes apparents52(*). Dans la
Rhétorique, Aristote en donne un exemple :
« quand on sait les lettres on connaît le vers, car le vers est
la même chose » (Rhét., II 24, 1401 a 30). De la
même façon qu'il est faux de dire cela, de la même
façon il est faux de dire « si le dieu, qui est
indépendant, n'a pas besoin d'amis, alors l'homme indépendant
n'aura pas besoin d'amis ». Si la matière des lettres et du
vers est la même - il s'agit des caractères graphiques -, leur
substance diffère.
Dans la Métaphysique, Aristote prend un
exemple semblable pour expliquer ce qu'est la substance de chaque chose. Il
constate d'abord que les lettres, pour être des élément du
langage, diffèrent de la syllabe (Méta., Z 10, 1035 a
10). Il ajoute plus loin, en reprenant l'exemple de la syllabe, qu'il
existe un « quelque chose » qui différencie le
« tout » de la somme de ses éléments. C'est
la forme qui différencie la syllabe des lettres, ce que la
matière présente de déterminé. Or parler de la
puissance c'est parler de l'indéterminé, et parler de la forme
c'est parler du déterminé. En associant la matière
à la forme, qui sont les deux modes d'être d'une même
substance, le raisonnement se fonde sur une figure de style qui ressemble
à une métonymie et qui identifie deux choses proches mais
différentes. Entre les lettres et le vers ou la syllabe, ou entre le tas
de minerais et l'édifice, il existe une différence substantielle.
« La syllabe est donc quelque chose de spécial ; elle
n'est pas seulement les lettres, voyelles et consonnes, mais elle est autre
chose encore...il y a quelque chose de ce genre, qui n'est pas un
élément, mais qui est cause qu'ici c'est... une syllabe qui se
forme ; et de même, ainsi pour tout objet. Or c'est là
précisément la substance de chaque chose ; c'est la
première cause de son être » (Méta., Z 17, 1041 b
17- 32). Ainsi dans l'enthymème, le locuteur a fait la synthèse
entre deux choses substantiellement différentes : l'homme et la
divinité. La cause première de l'être de l'homme n'est pas
la même que celle de la divinité. Aussi ne pouvons-nous pas leur
appliquer la même raisonnement. En revanche, il appartient à la
philosophie (la philosophie première) de rechercher les causes
premières de chaque être et de déterminer ce qu'est un
homme, de contempler son essence, et l'amitié. En cela, le
problème est philosophique. Quelle est la cause première de
l'homme ? Quelle est celle de la divinité ?
Aristote analyse l'erreur pour ce qu'elle a de vrai de
manière à comprendre ce que doit être un enthymème
en forme. Le même mot s'applique à deux choses différentes.
C'est qu'il y a deux sens différents du mot
« autarcie ». Dans l'enthymème, on a réuni
abusivement deux sens différents, des homonymes, d'un même mot.
Les deux sens du mot « autarcie » ne s'appliquent pas aux
mêmes êtres. D'abord, parce qu'un homme dépend
matériellement des autres, son indépendance sera toujours soumise
à condition. Et ensuite, parce que même au coeur des
activités culturelles, comme les activités éthiques et
philosophiques, l'ami joue un rôle central dans le cheminement vers
l'indépendance. La différence substantielle, pourrait-on dire,
est celle de la continuité et de la discontinuité, alors que le
dieu goûte un plaisir constant et invariable. L'homme ne peut
méditer constamment
.
Le problème de l'autarcie est proprement philosophique
parce qu'il se formule finalement par une comparaison. Or, l'étude de la
comparaison incombe à la philosophie. La comparaison (parabolh/) est
vraie, mais la réunion est fausse. Il est vrai de comparer l'homme et le
dieu. La tâche de la philosophie est d'établir des comparaisons,
d'étudier cette similitude entre l'homme et le dieu, et d'en
déduire les substances de chacun. C'est pourquoi nous goûtons un
plaisir philosophique à établir des comparaisons mais aussi
à établir des différences. Le talent du philosophe
consiste à établir des comparaisons (Rhét., 1394 a 2-7),
et à faire des différences entre les choses (Méta., A 1,
980 a). Dans la Rhétorique, la philosophie est définie
comme une contemplation de similitudes (to\ oÀmoion qewreiÍn,
Rhét., 1412 a 9-14). D'une part, le philosophe constate l'écart,
c'est-à-dire la différence essentielle qui sépare l'homme
du dieu. De l'autre, il constate la similitude profonde propre au genre humain,
et en particulier aux amis. C'est dans l'amitié que nous faisons
l'expérience la plus aboutie de la similitude. "Le même est ami
parce que le bon est semblable." Si la philosophie est bien contemplation de la
similitude, et l'amitié une expérience de la similitude, alors la
philosophie devient une contemplation de l'amitié. Si l'amitié
est décision de la connaissance mutuelle, et que l'ami est semblable,
alors la philosophie serait comme une contemplation de l'amitié.
Un paradoxe sort de cette aporie. La théorie de
l'amitié qui est par définition proprement humaine constitue
autant un discours sur l'homme qu'un discours sur la divinité. Loin de
réduire la comparaison avec le dieu à un phantasme de
l'imagination humaine, Aristote affirme l'existence d'une indépendance
totalement autre, qui est l'indépendance divine. Si la vie philosophique
a bien lieu entre hommes, il demeure pourtant une relation proprement
philosophique au divin. Dans cette comparaison, on s'est trompé d'une
part sur l'homme en pensant qu'il pouvait être parfaitement autarcique,
c'est-à-dire avoir l'indépendance matérielle,
intellectuelle et affective. Mais d'autre part, on s'est aussi trompé
sur la nature de la divinité, en définissant son autarcie par
rapport au besoin. La divinité apparaît alors comme une version
plus puissante de l'homme intéressé qui en parle. Ce dieu
provient de l'imagination des hommes imparfaits. Ils l'associent à un
bienfaiteur ou à un maître généreux. Mais on rend le
dieu ridicule en lui « prêtant des actions humaines »
(EN, X 8, 1178 b 10). Cette relation au dieu n'est pas une relation
philosophique, c'est une relation de superstition. La superstition consiste
à penser qu'il existe un échange possible entre l'homme et le
dieu. A tel présent, le dieu répondra par telle
rétribution, comme le ferait un maître ou un père
flatté. Dieu n'est ni le père ni le seigneur des hommes. Il ne
leur est pas lié par une relation de contrat comme un suzerain à
ses vassaux. Il est un être à part qui jouit d'une totale
indépendance par la force et la continuité de sa pensée.
L'homme peut ressembler à la divinité. Mais celle-ci n'aura pas
besoin d'un ami. Elle ne tire aucune ressource de la vie des hommes.
On voit que dans l'enthymème, on a non seulement
altéré la nature du sage en en faisant une sorte d'ermite
insensible, mais également celle du dieu en en faisant une sorte de
maître. Il y a deux comparaisons problématiques : celle de
l'homme avec le dieu, et celle du dieu avec le maître. C'est chacune des
substances propres à ces êtres qui ont été
contaminées l'une par l'autre en altérant leur nature
réciproque. En aucune manière, le bien-être du dieu n'est
liée à une altérité. C'est là la
différence essentielle entre l'homme et le dieu. « Notre bien-être à nous
dépend de l'autre » (to\ euÅ kaq' eÀteron, EE,
VII 12, 1245 b 13-19). Alors que la divinité est à
elle-même son bien-être (au)to\j au(tou= to\ eu, 1244 b 19),
l'homme dépend de l'extérieur. Le bien pour le dieu est immanent,
le bien pour l'homme est transcendant. L'indépendance humaine ne peut
donc pas se passer d'une certaine dépendance à l'autre. Comme le
dieu, l'homme peut se penser lui-même, puisqu'il est capable de
méditer. Mais il ne le peut constamment.
La nécessité d'autrui ne s'enracine pas dans
l'imperfection ontologique de notre nature. Nous ne sommes pas
aliénés au sens où nous aurions besoin d'un objet
extérieur pour nous connaître, comme devant un miroir. La
pensée est suffisamment puissante pour avoir conscience de sa propre
existence et pour en tirer le plaisir divin qui découle de cette
contemplation. Dire que le bien-être dépend de l'autre ne signifie
pas que « chez l'homme l'objet de pensée est avant tout
extérieur » 53(*), mais bien que, même dans cette activité
si intérieure, nous avons besoin d'amis pour en éprouver tout le
plaisir. Le plaisir vient de l'autre, de par la nature même de son
activité parallèle. La cause première de notre être
est donc la relation à l'autre. Par ailleurs, même si l'homme ne
pouvait penser qu'un autre être, alors l'autre ne serait plus
réellement autre : « puisque l'objet de l'intellect et
l'intellect ne sont pas différents pour tout ce qui n'a pas de
matière, ce sera la même chose et l'intelligence ne fait qu'un
avec l'objet qu'elle pense » (Méta., L, 9,1075 a
5-7). Si l'on se connaît mieux par son ami, c'est parce qu'il nous
montre comment penser et non parce qu'il nous présente l'image de ce que
nous sommes et que nous ne pourrions voir. Pour beaucoup de commentateurs,
l'amitié serait le signe d'une « impossibilité
métaphysique »54(*), et elle trouverait son origine dans l'imperfection
humaine. Mais ce n'est pas parce que l'homme seul mène une vie difficile
que l'homme se caractérise par l'imperfection. Un homme qui pourrait
être seul constamment perdrait en effet sa nature d'homme. Et
peut-être l'amitié est-elle également un avantage sur le
dieu et non un palliatif à une faiblesse ? Elle serait alors un moyen
différent d'accomplir un acte.55(*)
Il y a bien quelque chose de l'indépendance divine
entre les amis. Aristote compare l'attitude qu'un bon ami doit avoir à
l'égard de son ami avec l'attitude d'un homme devant les dieux. Ainsi de
cet homme superstitieux qui invoque les Dioscures, fils de Zeus, dans la
tempête. Le suppliant entend, par ses plaintes, recourir à leurs
services, comme s'il s'agissait de mercenaires ou marchands. On voit que
l'erreur au sujet de l'amitié humaine est comparable à celle que
commettent les hommes en s'adressant mal aux dieux, c'est-à-dire en les
prenant pour des êtres intéressés. L'égoïste
choisit en fonction de lui-même au prix de la peine d'un ami (EE, VII 12,
1245 b 20- 1246 a 3), comme le superstitieux agit envers le dieu. La relation
au dieu est donc un modèle d'amitié, mais à cette
différence qu'elle nécessite la présence physique de notre
ami.
L'homme imite le dieu, mais reste par nature radicalement
différent. Par nature, il lui est impossible de remettre en cause son
besoin d'amitié. Aussi on ne peut pas réellement dire que
l'amitié reflète une dégradation de la
« théologie de la transcendance » :
« L'exemple de l'amitié nous montre comment chez Aristote, une
théologie de la transcendance se dégrade, mais aussi
s'achève, en une anthropologie de la médiation »56(*). L'amitié reste
proprement humaine. C'est pourquoi nous ne souhaitons pas qu'un de nos amis
deviennent comme un dieu. On ne peut pas lui souhaiter qu'il devienne trop sage
au point de ressembler parfaitement au dieu, même si la vie philosophique
reste un effort, mais où l'amitié a sa place, vers cette vie
divine. On souffre de l'absence de notre ami alors qu'on ne souffre pas de
celle du dieu. Certes, on peut souhaiter le bien de notre ami au point de s'en
séparer. Mais la vraie nature de l'amitié ne consiste pas en un
tel désintéressement, qui serait davantage l'apanage des gens
bienveillants que des amis. Le meilleur exemple de ce
désintéressement est l'attitude de la mère d'Hercule qui
accepte, pour son bien, que son fils devienne dieu au prix de ne jamais le
revoir. Certes, la joie des mères tient davantage au fait d'aimer
plutôt que d'être aimée (EN, VII 9, 1159 a 28). Mais on ne
peut plus parler d'amitié à partir du moment où des amis
ne peuvent plus se voir. C'est le plaisir de voir notre ami qui est la source
de notre amitié et des vertus qui en découlent. C'est pourquoi
Aristote pose la question : « est-ce qu'entre amis les uns peuvent
vraiment souhaiter aux autres les plus grands biens qui soient, comme celui
d'être des dieux ? Car les uns ne seront plus alors des amis pour
les autres ni par conséquent des biens ; or les amis sont des
biens » (EN, VIII 9, 1159 a 3-10 ). Finalement, la
relation de l'homme au dieu est un modèle d'amitié. Il n'est
qu'une attitude possible vis-à-vis du dieu aristotélicien : le
laisser être et vouloir qu'il soit. On ne souhaite donc pas que cet ami
devienne comme un dieu, parce qu'on souhaitera toujours le voir, alors que le
dieu est invisible. Mais on lui souhaite aussi par-dessus tout le bonheur,
qu'il ne peut éprouver qu'en tant qu'être libre.
Conclusion : l'indépendance comme
dépendance consentie
Les vertus comme la justice, la
générosité ou la sagesse nous font gagner en
indépendance par rapport aux biens extérieurs et au besoin, et
nous font goûter un plaisir particulier, qui est celui de notre propre
bonheur. Mais dans cette indépendance gagnée sur les biens
extérieurs, notre ami ne s'efface jamais. Il reste, pourrait-on dire, le
seul bien extérieur dont nous dépendons réellement. Bien
plus, plus un individu devient vertueux, plus il tient à ses amis. On ne
peut prétendre au bonheur si un ami disparaît. Ainsi des amis et
des enfants : « on ne peut prétendre au bonheur... si la
mort les a ravis alors qu'ils étaient bons » (EN, I 9, 1099 b
5). Si la présence d'un ami nous rend vertueux et heureux, son absence
nous est comme une mutilation. On ne comble pas l'absence d'un ami. Un ami
défunt reste un ami. C'est en ce sens qu'il faut comprendre que les bons
amis ne sont pas des lâcheurs (Rh, 1381 b 18-34).
Nous sommes sensibles aux joies et aux peines de nos amis.
Toutes les qualités personnelles ne pourront rien au fait que l'autre
éprouve ce qu'il éprouve, souffre quand il souffre, et soit
joyeux quand il est joyeux. Quand bien même nous estimerions que ses
affections n'ont rien à voir avec notre propre vie, on ne peut
s'empêcher d'être réellement triste ou réellement
joyeux quand il l'est. Finalement, nous n'avons pas la même attitude
envers l'autre qu'envers nous-même. Notre amitié n'est pas la
copie externalisée de notre amour pour nous-même. L'on ne traite
pas l'autre comme on se traite soi-même. « Nous évitons
généralement de regarder l'ami qui a de la peine ou qui est dans
une mauvaise situation, comme nous le faisons pour nous-mêmes »
(EE, VII 12, 1246 a 15). Cette sensibilité nous fait éprouver
pour l'autre ce que nous n'aurions jamais peut-être jamais
éprouvé pour nous-mêmes. Autrement dit, dans les choix qui
définissent mon existence, l'ami est autant, si ce n'est davantage,
acteur que moi-même. On ne choisit pas en fonction de soi-même
(aireiÍsqai to\ au(tou=, EE, VII 12, 1245 b 35), mais surtout en
fonction de l'autre.
Les amis indépendants sont donc engagés dans un
rapport de dépendance choisie. En faisant le choix de connaître
l'autre et de vivre avec lui, je fais aussi celui de m'attacher à lui.
C'est ici que l'amitié vertueuse aura sans doute la
supériorité sur les autres amitiés. La vertu que donne
l'indépendance est la capacité à s'éloigner de ses
amis quand il le faut. Nous sommes en quelque sorte attachés par un bien
commun, mais pas par n'importe quel bien. Autrement dit, nous n'irons pas
partager le malheur jusqu'au suicide avec lui. Aimer consiste à vivre
avec l'autre dans la certitude que ce qu'on lui apporte sera quelque chose de
bon. C'est pourquoi les amis indépendants garderont la
possibilité de ne pas se voir s'il le faut. Dans certains cas, il faudra
souhaiter la présence, dans d'autres, l'absence de nos amis. Tenir
éloigné (to\ a)peirgein, EE, VII 12, 1245 b 35) son ami de nos
propres maux peut être un signe d'amitié (filiko/n, b 28).
Aristote exprime cette réflexion par la métaphore de la
pesée. On doit attacher un certain poids (to\ po/son, a 6) au fait
d'être ensemble. De même il existe une balance (th\n r(oph\n, a 19)
qui indique s'il faut souhaiter ou non la présence (tou= bou/lesqai
pareiÍnai hÄ mh, a 19). Mais ce juste milieu pose en lui-même
un problème : nous nous attachons comme à nous-mêmes
à un être qui existe malgré tout comme un soi-même
séparé (au)to\j diaireto\j, a 36). Autrement dit, les amis
partagent leur temps et leur vie. Mais ce choix, comme le bonheur, n'est jamais
parfaitement actualisé et l'amitié n'est jamais acquise une fois
pour toutes. Cette possibilité de l'éloignement pour une raison
ou pour une autre ne peut donner lieu à autre chose que de la peine. Il n'y a pas de vertu qui permette de résoudre
cette difficulté. En faisant le choix de l'amitié, nous acceptons
aussi de dépendre de notre ami.
Dans l'amitié fondée sur le caractère,
les amis se souhaitent de rester ce qu'ils sont. Ils acceptent donc de
dépendre de l'autre en tant qu'il est autre et qu'il le restera. Si la
vertu permet d'assurer aux amis des rapports heureux quand ils sont
présents, il reste un facteur indépendant de toute
volonté : l'absence. En choisissant de vivre avec nos amis, nous
acceptons la joie qui découle de leur présence, mais aussi la
peine qui découlera de son absence. L'amitié est le partage d'une
vie avec des êtres dont nous savons qu'ils peuvent disparaître.
Cette condition est en même temps la source de nos libertés
respectives, qui permet à chacun de rester ce qu'il est. Le meilleur
usage qu'on puisse faire de notre ami est de le laisser libre.
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Philosophischen Fakultät der Eberhard-Karls-Universität zu
Tübingen, 1967, 149 p. [UdeM: B491 E7 W53 1967].
Table des matières
Introduction : l'amitié
précède l'indépendance
1
1. L'indépendance
matérielle
4
1.1. Amitié et déficience
4
1.2. Le besoin de ressources
9
1.3. Amitié et dignité
15
1.4. Le choix de l'amitié
20
2. Le rôle éthique de
l'amitié
27
2.1. Le plaisir de l'amitié
27
2.2. Le sentiment d'amitié
35
2.3. L'amitié et la liberté
politique
42
3. L'indépendance philosophique
48
3.1. La méditation
48
3.2. La connaissance de soi
56
3.3. La vie commune
65
3.4. L'indépendance divine
72
Conclusion : l'indépendance comme
dépendance consentie
79
- Bibliographie -
81
* 1 Celui de
« quelqu'un se suffisant en tout par lui-même » (EE,
VII 12, 1244 b 4), celui de l'ami vertueux (1244 b 17), celui de l'homme le
plus heureux et le meilleur (1245 b 11). L'ami est un être singulier
doué d'une vertu individuelle. On parle au singulier de
« l'homme bon et ami » (VII 14, 1244 a 1) davantage que des
amis. « Le même homme est à la fois bon et ami. »
(EE, VII 1, 1234 b 27)
* 2 « On pourrait
en effet se demander si quelqu'un se suffisant en tout à lui-même,
aura un ami. » Ethique à Nicomaque (EN), IX 9, 1169
b 3- 1170 b 18 ; Ethique à Eudème (EE), VII 12,
1244 b 1- 1246 a 25 ; Grande Morale (MM), 1213 a 8-b 1
* 3 Je rendrai au)tarkeia par
« indépendance » au lieu
d' « autarcie » (R. Bodéüs) ,
d' « autosuffisance » (Gauthier-Jolif, V.
Décarie, P. Aubenque), ou de son homonyme anglais
« self-sufficiency » (J. Cooper, J. Annas, N. Sherman, C.
H. Kahn). Gauthier-Jolif emploie parfois, au détour de quelques phrases
de leurs commentaires, le mot « indépendant »
(G.-J., 52 ; 882). Mais ils utilisent malgré tout
« autarcie » ou « autosuffisance » dans
leur traduction.
« Autarcie » est la
translittération francisée de au)tarkeia, et
l' « autosuffisance » n'est qu'une la traduction
littérale de ce terme, puisque -arkeia signifie « qui se
suffit ». La langue française n'a gardé que le sens
économique du mot, celui de la communauté autarcique ou
autosuffisante, c'est-à-dire qui se nourrit par ses propres moyens. Dans
les cas très rares où il s'applique à un individu
isolé, il concerne un homme exclu de la communauté. On parlera
d'un homme en autarcie dans le cas d'un ermite ou d'un naufragé. Or le
mot grec couvre un sens que l'équivalent français ne pourrait
rendre, celui d'une perfection à laquelle il n'y a rien à
ajouter. L'homme, le dieu, ou la cité
« autarcique » sont heureux, car ils possèdent la
plénitude des biens. De cette traduction découle une série
de questionnements insolubles qui continuent d'émouvoir les
commentateurs. Comment un homme « autarcique » -
formulation qui, cela dit en passant, ne veut rien dire en
français - peut-il avoir des amis ? Nous savons
d'emblée - Aristote l'a suffisamment répété -
l'importance de l'amitié dans toute vie humaine.
Le terme « indépendant » ne rend
pas totalement cette idée d'achèvement quasi-divin, mais il a le
mérite d'évoquer une vertu individuelle, qui sera celle qui nous
intéressera. On parlera d'homme
« indépendant » (h au)ta/rkhj) au lieu d'homme
autarcique qui, en français, exclut d'emblée tout rapport
à l'autre, y compris l'amitié. Or c'est tout le contraire,
l'indépendance, comme on le verra, implique l'amitié.
* 4 G.-J., 69.
* 5 V. Propp, La
morphologie du conte, 1928.
* 6 G.-J., 68.
* 7 G.-J., 53.
* 8 G.-J., 882.
* 9 Sur cette parenté
étymologique, voir E. Proulx, 317.
* 10
Rhétorique (Rhét.), 1381 b 14-17, voir aussi MM, 1211 a
7-39.
* 11 Je conserve la
traduction de retÐ par « vertu » faute de mieux,
et conscient des confusions entre la vertu aristotélicienne et la vertu
chrétienne que le terme peut induire.
* 12 Le
verbe appartient à ce groupe de mots en su/n- créés
par Aristote dans l'EE. pour traiter de l'amitié (R. Hall, 198).
* 13 Je traduis ainsi tv=
fu/sei aireto\j eiånai (a 13) au lieu « la nature ne lui
en laisse pas le choix » (R. Bodéüs). Cette traduction fait
penser qu'il n'y a plus de choix, alors que l'amitié reste un choix.
* 14 C. H. Kahn parle
d'altruisme. J'éprouve un soucis altruiste (an altruistic
concern) à l'égard de mon ami, pour ce qu'il est,
indépendamment de sa « relation à
moi-même » (not merely in his relationship to me,
32).
* 15 Ceci rend
l'amitié aristotélicienne très lointaine de la sympathie
universelle humienne telle que la présente C. H. Kahn (33).
* 16 J. Cooper, 1977,
303.
* 17 G.-J., 755.
* 18 Iliade (X,
224) cité par Aristote (EN, VIII 1, 1155 a 14-16).
* 19 « Les
activités partagées apportent la certitude que ce que l'on
est en train de faire et qu'on juge intéressant et digne de choix l'est
vraiment », puisque les autres sont d'accord sur ce point (J. Cooper,
308-309)
* 20 J. Cooper va
jusqu'à traduire qewreiÍn par « étudier
(to study) les actions de l'autre ». On
préférera malgré tout « observer » (R.
Bodéüs). Cette traduction donne ici au verbe un sens
différent de celui qu'on trouvera dans l'Ethique à
Eudème (VII 12, 1245 b 5) où le mot s'applique à des
activités proprement théorétiques comme l'astronomie ou la
géométrie. Là seulement on pourra parler
d' « étudier » ou de « faire des
études ». Or un ami n'est pas un objet noétique comme
le sont les astres ou les figures géométriques. On
préférera donc « observer » dans ce
contexte.
* 21 Voir l'article
« On civic friendship » de S. Schwarzenbach qui
établit un parallèle entre l'activité de reproduction
(gene/sij) biologique et l'activité de reproduction dite
« éthique », qui est celle des amis au sens large.
Envers nos amis comme envers nos enfants, nous cherchons à faire
naître en eux ce que nous avons de bon en nous. Nous leur transmettons
nos goûts, ce pour quoi nous aimons l'existence. En cela, l'ami avec qui
je vis est comme la continuation morale de mon existence dans un autre que
moi-même (the moral continuance in existence of another like
myself, 102).
* 22 L'autre constitue un
contraste par rapport à moi (Sherman, 1990, 610).
* 23 « Cette
lecture présenterait la thèse d'Aristote comme une anticipation
de l'hypothèse de Freud d'un narcissisme indifférencié et
illimité » (C. H. Kahn, 1981, 22-23).
* 24 C'est le cas chez Kant,
où l'ami est l'oiseau rare (rara avis), indénichable. La
vraie amitié n'est que le « cheval des auteurs de
roman » (Kant, Métaphysique des moeurs,
deuxième partie, « La doctrine de la vertu », Vrin,
1968, 147-148).
* 25 Je traduis
sunaisqa/nesqai ara deiÍÍ par « éprouver quelque
chose pour son ami » au lieu de « avoir le sentiment que
son ami existe » (Bodéus). Nous avons aussi le sentiment que
nos ennemis existent, peut-être même davantage que nos amis. Il y a
plus dans l'amitié que la simple conscience de l'existence de mon ami.
Il nous faut aussi sentir que cette existence est bonne. C'est en cela que l'on
devra éprouver quelque chose pour lui. On ne peut pas non plus traduire
par « percevoir un ami », car le verbe exprime une certaine
communion dans les perceptions qui implique ceci : ce que j'éprouve
pour l'autre, je l'éprouve avant tout parce qu'il éprouve
aussi.
* 26 Voir avec D. Lefebvre
(167) : De Anima (DA) (425 b 12-15), et surtout Du
Sommeil (455 a 12-20).
* 27 Voir D. Lefebvre,
167.
* 28 « Aristote ne
dit pas « je pense je suis », mais « je pense, je
sens que je pense, je sens que je suis », et la
« sensation » de la vie d'autrui est immédiatement
aussi peu indubitable que la mienne » (D. Lefebvre, 167).
* 29 G.-J.,759.
* 30 EN, IX 7, 1168 a
5-6 ; Pol., III 6, 1278 b 27-30 ; Rhét., I 7, 1363
b 26-27
* 31 EN, III 5, 1117 b
11-13 ; IX 4, 1166 a 19 et plus loin IX 9, 1170 b 3-5.
* 32 Sur cet
« aspect objectif » (the objective side) de
l'amitié, voir J. Annas (552).
* 33 Voir sur ce point N.
Sherman, « Aristotle on Friendship and the Shared
Life ».
* 34 Kant,
Métaphysique des moeurs, deuxième partie, « La
doctrine de la vertu », Vrin, 1968, 150.
* 35 C'est l'avis de R.
Bodéüs (526).
* 36 Il n'y a donc pas de
remise en cause des frontières entre les modes de vie traditionnels au
sens où l'entend D. Lefebvre (174). Celui-ci voit dans la
« collaboration » entre philosophes une remise en
cause de la règle de l'autarcie. Les frontières habituelles entre
vie politique et vie contemplative seraient bouleversées par
l'amitié. Il y aurait dans ce « mais en tant qu'il est
homme » une contradiction inhérente à la figure du
philosophe.
La frontière reste cependant très
marquée : les amis vertueux concernent la vie politique, et les
amis philosophiques, les collaborateurs, la vie théorétique. Non
seulement la frontière demeure dans l'emploi du temps du philosophe,
mais elle court aussi entre ses différents amis.
* 37 Aristoteles,
Heidelberg, 1966, p. 472.
* 38 P. Hadot, 130.
* 39 G.-J., 882-883
* 40 N. Sherman, 610.
* 41 cf.
Métaphysique, Z, 3, 1028 b 36 ; Z, 3, 1029 a 3 ; Z,
14, 1039 b 20.
* 42 « Le senti et
le connu n'existent et ne sont désirables pour moi, que par
l'actualisation qui m'est propre des puissances de sentir et de
connaître, et par la conscience de cette actualisation. (J.-C. Fraisse,
Untersuchungen..., 246-7.) »
* 43 cf.
Métaphysique, Z, 7, 1032 b 1-2 ; Z, 15, 1039 b 27-1040 a 2
( J.-C. Fraisse, 1974, 241).
* 44 En suivant
l'interprétation de C. H. Kahn (36), le nouj est pour tous les
êtres humains un et identique (fundamentally one and the same).
Ce que nous aimons chez notre ami, c'est selon lui, un principe interpersonnel,
qui n'est ni exactement lui ni exactement moi, mais que nous partageons et que
nous avons appris à partager.
* 45 « Mais ce que
nous apprennent les arguments fondés sur la conscience de l'existence,
c'est que la division des consciences ne s'abolit pas dans un rationalisme qui
ferait du logos une réalité diffuse, identique chez tous
ceux qui y participent. Il ne s'agit nullement de nier l'altérité
de l'ami en tant qu'autre pour dire que cet autre est aussi bien moi. La prise
de conscience que permet la philia est celle d'un
« nous » et non d'un « on » qui
retomberait dans l'indétermination. » (Fraisse, 244-245)
* 46 Ibid., 150.
* 47 Je supprime les points
de suspension rajoutés par R. Bodéüs.
* 48 Je rends
ou du/natai tugxa/nein par « la fin qu'il ne peut
attendre » au lieu de « la fin qu' « il peut
atteindre » (V. Décarie) conformément au texte de
Susemilh.
* 49 Comme le pense G.-J.
(719).
* 50 Je traduis
a)ntifilou=si par « la réciprocité dans
l'amitié », en lieu de « la
réciprocité dans l'amour » (R. Bodéüs).
* 51 G.-J., 884.
* 52 Réf. Soph., 165
b 23-32 et Rhét., II 24, 1401 a 25-b 3
* 53 V. Décarie, 200.
* 54 G.-J., 755.
* 55 « La fili/a
serait la manière qu'aurait l'homme, concurrente à celle de Dieu,
d'identifier essence et existence. » (J.-C. Fraisse, 1974, 243)
* 56 P. Aubenque,
180-182.
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