Conclusion.
Au terme de notre étude, il serait peut-être
judicieux de mentionner le caractère un tant soit peu unilatéral
avec lequel Cassien décrit les Pères.
Sa passion pour le désert est telle que son discours
pourrait nous sembler parfois légèrement absolutiste. Il y a chez
Cassien, une assimilation de la vie monastique à la vie
évangélique. Pour lui, la pureté dont il parle ne peut
s'atteindre que dans la vie monastique et bien plus, dans la solitude des
anachorètes141. Il oppose son ouvrage, fruit de
l'expérience, à ceux de ses prédécesseurs qui ne
connaissaient le désert que par ouï-dire142. Cassien
aurait une légère tendance à magnifier l'obéissance
au risque parfois de subordonner la charité à cette
obéissance. Sa présentation de l'ascèse semble
également subordonnée à la charité et
orientée vers elle. Toutefois, le message qui nous intéresse est
riche d'enseignements et le parcours de Cassien totalement original. Cassien
est un chercheur de Dieu. Il veut enseigner par l'exemple et par le renoncement
total à soi-même. Son observation de la formation du disciple par
le maître aide à cette compréhension. Chez lui, la relation
entre le disciple et le maître va au-delà de la formation : il est
question d'un parcours commun dans la même direction.
Cassien nous apprend, par son oeuvre, que le disciple ne se
contente pas de faire tout ce que dit le maître mais qu'il apprend
surtout à ne plus vivre pour lui, mais pour Dieu, sous la conduite d'un
ancien qui se fait intermédiaire. Le jeune se situe dans un esprit de
conversion lorsqu'il part au désert et sa quête de l'ancien est
dynamique. Il est avide de s'établir dans la solitude proposée
par le maître et s'y livre docilement parce qu'il le veut au plus profond
de lui-même. Son choix est donc libre.
Le jeune moine dispose du temps qui lui convient au
désert et n'est jamais poussé dans le dos mais simplement
invité à toujours se dépasser. Il a le droit de rester
lui-même et sait que toute sa vie sera chemin vers Dieu. Il aborde
l'ancien avec d'infinies précautions car son respect envers lui est
immense. Cassien nous brosse un portrait très idéalisé de
l'ancien tel qu'il le voit lui-même : un homme sage rempli
d'expérience qui a lutté plusieurs années avant de pouvoir
transmettre ce qu'il sait, mais il nous dit que tous les Pères ne se
considéraient pas
141 P.CHRISTOPHE in « Cassien et Césaire,
prédicateurs de la morale monastique. » Duculot Lethielleux.
1969.
142 J.CASSIEN in « Institutions cénobitiques
» Coll. Sources chrétiennes 109.
Cerf 1965.
comme des enseignants, certains d'entre eux estimant qu'ils ne
peuvent conseiller alors qu'ils n'ont pas encore eux-mêmes
intégré certaines bases de la vie monastique.
Cassien, de même que d'autres sources
étudiées, nous apprend que c'est le jeune qui cherche le
maître et qui le choisit. Il s'agit là de la première
étape de la démarche spirituelle du novice. Il se mettra alors
sous la tutelle de l'ancien élu et deviendra vraiment disciple en
même temps qu'il fera de cet ancien un maître spirituel. C'est donc
le disciple, par son choix, qui fait que l'ancien se transformera en
maître.
Cassien nous informe que le disciple se réfère
d'abord au jugement de l'ancien et que celui-ci, s'il le juge utile, appuyera
son enseignement d'une citation biblique.
Il nous a paru important d'insister sur la notion originale de
la formation au désert. Le disciple semble davantage demandeur d'une
parole de l'ancien que d'un précepte de l'Ecriture sans commentaire du
maître. Cassien insiste auprès des Pères en leur disant
vouloir connaître leur doctrine. Ce que le disciple demande, c'est une
parole issue de l'expérience. Celle-ci est le plus souvent
mêlée à la Parole de l'Ecriture car l'ancien s'y
réfère lui-même en toute occasion, même s'il
l'adapte, la « re-visite » avant de la transmettre au jeune moine.
Nous dirons donc qu'au désert, la Parole est mouvement et vie
lorsqu'elle devient langage.
Chez les anachorètes, le spirituel semble issu du
rationnel et non l'inverse. Même si le côté rationnel
émane d'une spiritualité élevée de la part des
anciens, cette spiritualité prend corps par l'exemple et se trouve, de
ce fait, mieux intégrée par les disciples.
Durant la formation, le maître transmet l'enthousiasme
de sa propre passion, mais il le fait de manière progressive afin que le
disciple ait le temps de saisir toutes les subtilités de cette
transmission. Cassien évoque l'expérience des hommes et des
choses. (Coll.16) Cette expérience s'oppose à la
méditation abstraite des théoriciens et à l'enseignement
verbal des rhéteurs143. Nous retrouvons sans cesse dans
l'oeuvre de Cassien cette opposition entre l'expérience vécue et
la connaissance livresque. (Coll. 12, 14, 21)
Il nous est démontré que l'on doit commencer par
la pratique et que ce n'est que plus tard, que le moine passera à la
théorie. (Coll.2.3) Quant à la vie intérieure,
seul compte l'exemple de ceux qui en vivent. La vie au désert est donc
une connaissance de Dieu fondée sur la pratique.
143 J.CASSIEN in « Institutions cénobitiques
» Coll. Sources chrétiennes 109. Cerf 1965.
C'est ce que transmet le maître à son disciple. Nous
découvrons donc que l'expérience du maître est primordiale
dans l'oeuvre de Cassien.
Nous avons vu qu'à cette époque, la façon
d'accueillir un novice avait déjà changé par rapport au
temps d'Antoine qui recevait les commençants de manière
réfrigérante. Il appert que même si Antoine reste La
référence par excellence, les Pères de l'époque
étudiée ont compris qu'il fallait s'adapter à
l'évolution des conduites. Ainsi, à l'inverse d'Antoine à
qui les Ecritures seules suffisaient, Cassien nous indique que l'Ecriture est
faite pour être sans cesse recréée et que les Pères
l'actualisent en l'adaptant aux différents besoins de leurs disciples.
Il apparaît donc chez Cassien que l'exemple des anciens semble davantage
compréhensible que la Parole divine elle-même, pour le novice en
croissance spirituelle.
Concernant la pédagogie propre au désert, il
semble, d'après quelques exemples cités par Cassien, qu'elle ne
soit pas générale. Chaque maître agit à sa
manière (parfois comme il peut !) avec son disciple et certains
débutants se retrouvent quelquefois surpris de l'extrême
simplicité des réactions des anciens. Certains emploient
l'exhortation, la patience et le silence, d'autres réconfortent,
écoutent et consolent, d'autres Pères encore renvoient le
disciple dans sa cellule. Malgré la diversité des
méthodes, nous avons pu toutefois, brosser un portrait typique du
maître qui, généralement, lorsqu'il décide
d'accompagner un jeune moine, se montre plein de sollicitude et de patience
envers lui.
La notion d'obéissance mutuelle nous a également
interpellés durant notre étude. Pour que le disciple entre
pleinement dans l'obéissance requise au désert, le maître
doit le suivre au rythme de son tempérament. Il attend en somme, que le
coeur du disciple soit apte à recevoir les enseignements qu'il a
à donner et durant cette attente, le maître se montre patient.
C'est donc par là que l'enseignement se révèle
fécond. En délivrant un exemple d'obéissance par son
attitude patiente, l'ancien se fera le disciple du disciple, ce qui nous fera
dire que les deux personnages se situent dans une dynamique d'alliance et de
partage.
Au sujet de la théologie propre au désert, nous
avons découvert qu'il existait une doctrine : la vie spirituelle est
orientée vers la vie d'union avec Dieu charité. On y
accède par le renoncement total à la vie antérieure.
Toutefois, les enseignements des Pères, davantage axés sur la
contemplation que sur l'action (à l'opposé du Christ), pourraient
laisser entendre qu'il existe une théologie érémitique.
Mais ce sujet n'étant pas l'objet de notre étude nous avons
préféré le passer sous silence.
Nous avons remarqué que la façon de
procéder chez les Pères du désert était conforme
à ce que prônait l'Ecriture : le Christ lui-même s'est bien
posé en « maître » et non en « père »
vis-à-vis de ses disciples.
Le rôle commun à ces « maîtres »
(Jésus et les Pères) est donc bien cette fonction d'enseignant
qui transmet, informe et éduque tout en gardant la distance affective et
psychologique vis-à-vis du débutant. La notion d'imitation est
présente mais il s'agit pour les Pères d'imiter le Christ et de
s'effacer devant lui et non d'exhorter les novices à imiter l'ancien, ce
qui serait falsifier et gâcher la richesse et l'orginalité de leur
manière de procéder.
La formation au désert est donc bien une école,
basée sur les préceptes évangéliques mais
revisitée par les sentences du maître, elles-mêmes
générées par l'expérience.
Enfin, nous dirons que la tradition du désert et sa
transmission par l'expérience du contact direct de l'ancien au disciple
semble porteuse. A notre sens, cette association des deux personnages est
nécessaire à la formation d'un bon moine. Peut-être
pouvons-nous regretter que par la suite, cette alliance ait été
sacrifiée au profit d'une instruction collective au sein des
monastères cénobitiques, où le maître des novices
s'adresse à un groupe de jeunes moines aux tempéraments divers
qui reçoivent le même enseignement et a fortiori les
mêmes remarques adressées collégialement. Mais le
débat reste ouvert ...
Cette méthode de transmission individuelle
décrite par Cassien dans les Conférences nous semble,
après analyse, riche et idéale à la formation d'un bon
moine. Même s'il nous a fallu analyser les textes de manière
prudente, à cause de leur caractère hagiographique, nous pouvons
sans hésitation en retirer ce que nous étions venus y chercher :
la notion d'authenticité monastique basée sur la pureté du
coeur et la tranquillité de l'âme que l'on ne trouve nulle part
ailleurs qu'au sein de ces monastères qui à leur tour et
aujourd'hui encore, transmettent sans relâche les enseignements des
Pères.
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