Université de Strasbourg (UdS) Faculté
de Théologie Catholique
« La relation maître disciple dans
le
monachisme primitif, d'après
les
écrits de Jean Cassien.
»
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Mémoire de Master d'Isabelle
PEREE, réalisé sous la direction de Madame Françoise
VINEL.
Remerciements.
Avant de commencer, je tiens à remercier Madame
Françoise Vinel, qui a accepté de diriger ce mémoire,
Monsieur le Doyen M.Deneken et les professeurs de la Faculté de
Théologie Catholique de l'Université de Strasbourg pour la
formation de qualité qu'ils m'ont donnée durant toutes ces
années, ainsi que les membres du jury pour leur lecture et les
commentaires qu'ils apporteront à ce travail.
Je remercie également Mademoiselle S.Opsomer et
Monsieur C.Solheid pour les corrections orthographiques et stylistiques, ainsi
que Monsieur L-M. Hallereau pour la mise en page et les conseils
informatiques.
Plan du mémoire.
Introduction. 5
Chapitre 1 : Rappel historique. 11
I. Objectif du chapitre 11
II. Quelques points de repère 11
III. Jean Cassien (365-458). 18
IV. Les quinze Pères des Conférences.
20
Chapitre 2 : Portrait du moine et vie au désert.
26
I. Objectif du chapitre 26
II. L'ascèse : la prière, le jeûne, le
travail manuel et l'aumône. 26
III. L'hesychia. 34
IV. L'apatheia. 36
V. L'acédie. 38
VI. Description de l'ancien et situation dans l'Eglise. 40
VII. Le disciple en recherche : qui est-il ? 43
VIII. Approche de l'ancien. 45
IX. Les attentes du disciple. 47
Chapitre 3 : La relation maître disciple.
50
I. Objectif du chapitre 50
II. Proximité du maître et du disciple 51
III. Ce que demande le maître 53
A. Exigences propres au désert. 53
B. Pédagogie particulière. 56
C. Obéissance. 60
IV. Originalité de la transmission au désert.
62
A. L'enseignement. 62
B. L'Ecriture revisitée par les sentences du
maître. 65
V. Obéissance mutuelle et expérience du
maître. 69
A. Obéissance mutuelle. 69
B. Expérience du maître. 71
VI. Théologie du désert ? 72
VII. Renoncements et luttes. 77
A. Ce que sont les renoncements. 77
B. Ce que sont les luttes. 78
VIII. L'Ecriture Sainte justifie-t-elle la relation maître
disciple ? 81
Conclusion. 85
Bibliographie. 89
I. Sources. 89
II. Etudes. 90
III. Articles et revues. 90
IV. Dictionnaires. 91
V. Lettres, cours et conférences. 91
VI. Multimedia. 91
VII. Bible. 92
Introduction.
C'est parce que Cassien fut un homme de relations et qu'il lui
a plu de nous faire parvenir ce qu'il avait perçu des rapports existants
entre maîtres et disciples dans l'Egypte monastique, que notre choix
s'est porté sur ce thème. Qu'est-ce qu'un maître et
qu'est-ce qu'un disciple pour Cassien ?
De quelle manière a-t-il appréhendé la
formation au désert et quel bénéfice en a-t-il
retiré pour la formation monastique des novices ?
Cassien écrit pour un public de moines, en mettant en
avant la vie érémitique, à ses yeux la plus pure et la
plus authentique et qui, seule selon lui, mène à la
perfection.
Si l'on sait peu de choses concernant notre auteur, nous
pouvons affirmer que ses pas ont croisé ceux d'Evagre. « Les
deux conférences 9 et 10 de l'Abbé Isaac sur la prière
sont datées exactement par le récit de Cassien lui-même :
l'une précède et l'autre suit la lettre pascale du patriarche
d'Alexandrie Théophile, contre l'anthropomorphisme, qui est presque
certainement de l'Epiphanie 399 1. »
Nous pouvons donc situer le voyage de Cassien à la fin
du IVème siècle et la publication de son oeuvre au premier quart
du Vème siècle 2.
Ses deux principaux ouvrages, à savoir « les
Institutions » et les « Collationes » (ou
Conférences) constituent deux parties d'une même oeuvre
que l'auteur ne semble pas vouloir dissocier. Si les deux livres sont
centrés sur la vie monastique et ses usages, le premier est davantage
axé sur l'homo exterior et le second sur l'homo
interior, comme le décrit Cassien dans sa préface. En effet,
les « Institutions » traitent davantage des aspects visibles
de la vie des moines, alors que les « Conférences »
abordent la spiritualité à travers les enseignements des
anciens, donc « ce qui est invisible au regard 3.
»
Si notre choix s'est porté sur l'étude des
« Conférences » c'est parce qu'il y était
davantage question des relations entre le maître et son disciple que
Cassien nous dépeint avec une précision scrupuleuse.
1 Dom E.PICHERY : « Conférences.
» T.1. Introduction. SC 42. Paris 1955.
2 Ibid.
3 Ibid.
L'oeuvre des Conférences comporte trois sections
:
1. Dix conférences dédiées à
Léonce, évêque de Fréjus et frère de Castor
et à l'ermite Halladius.
2. Sept conférences dédiées à
Honorat et à Eucher de Lérins.
3. Sept autres conférences dédiées à
quatre moines des îles de Hyères, Jovinien, Minervus,
Léonce et Théodore.
Ce nombre des vingt-quatre conférences au total,
rappelle symboliquement les vingtquatre vieillards de l'Apocalypse et
même si les thèmes ne sont pas abordés dans un ordre
logique, cela n'empêche nullement le lecteur de saisir le sens profond
des débuts du monachisme égyptien.
Les sources principales sur lesquelles nous avons
travaillé, (les trois tomes des Conférences (en
abrégé « Coll » pour « Collationes »
dans la Collection « Sources chrétiennes »),
sont bien évidemment de style hagiographique, mais il nous a toutefois
semblé pouvoir en retirer des éléments éclairants
sur les conditions de la vie anachorétique du IVème
siècle.
Nous sommes obligés de tenir ces textes à
distance concernant leur valeur historique, mais ils nous ont apporté
divers éléments et références quant au sujet de
notre travail. Nous avons donc pu, malgré le caractère non
historique manifeste des textes étudiés, en extraire ce qui
semblait pertinent et nécessaire à notre étude.
A travers les différents textes des
Conférences, nous nous sommes attelés à
repérer les principaux thèmes abordés par Cassien, en
somme ceux qu'il voulait transmettre. Il apparaît que notre auteur, ayant
en tête un but qu'il lui fallait exposer, nous apporte, par son oeuvre,
quelque chose de tout à fait spécifique et original sur la
transmission des lois érémitiques du maître vers le
disciple. Nous avons donc tenté de garder les extraits les plus
pertinents, ceux que nous pensions les plus transparents quant au sujet
à exposer, en nous remettant sans cesse en tête que la ligne
directrice devait bien rester les écrits de Cassien, même s'il
était tentant de déborder des sources de notre auteur pour en
puiser ailleurs, en vue de compléter, comparer et donc enrichir cette
étude.
Sources.
Les références des Conférences
(Coll.) sont mentionnées dans notre texte, contrairement à
celles des études, inscrites en notes infrapaginales. Ce sont donc les
extraits des Conférences qui sont le plus souvent cités,
ce qui nous a paru logique..
Si Cassien nous dit transmettre ce qu'il a entendu, il puise
également aux sources écrites de ses prédécesseurs,
c'est à dire :
- l'Historia monachorum de Rufin ;
- une recension ancienne des Apophtegmes ;
- l'Histoire lausiaque de Pallade.
D'après Dom E.Pichery, traducteur des
Conférences, il est plus que probable que Cassien ait rendu
visite à Evagre (à Nitrie) et qu'il se soit inspiré de ses
ouvrages, en particulier pour ce qui a trait à la prière et
à la théorie des principes et des principaux vices que l'on
trouvera développés en tableau comparatif dans ce
mémoire.
Il semblerait également que Cassien ait lu le
Periarchôn d'Origène, tout en prenant toutefois quelques
distances avec les erreurs dont on accuse ce dernier.
On peut encore citer Jean Chrysostome dont il aurait lu les
écrits, Augustin dont il a lu le De mendacio, Basile et
Jérôme desquels il parle avec déférence dans la
préface des Institutions et qui pourraient donc avoir
influencé également les Conférences.
On relève encore deux allusions au Pasteur
d'Hermas, des souvenirs d'Irénée et quelques autres
souvenirs du De amicitia de Ciceron pour ce qui est de la
littérature profane.
Mais la plus grande référence de Cassien reste
avant tout l'Ecriture Sainte dont les citations de textes traduisent une
connaissance parfaite et une habitude certaine de la lecture.
But de Cassien :
Le but poursuivi par Cassien est, sans conteste, celui de
transposer pour des cénobites, la doctrine des anachorètes et
d'établir un pont entre le monachisme oriental et le monachisme
occidental. Dom E. Pichery expose que, même en dehors des cloîtres,
Cassien fut de plus en plus considéré comme le maître par
excellence des voies ascétiques et mystiques. Ses oeuvres
ont étendu leur action à l'Eglise entière
et exercé une influence capitale sur le développement de la
spiritualité catholique 4.
Cassien transmet en somme, ce qu'il a reçu
lui-même durant son cheminement au désert. Il nous apparaît
comme un homme de jugement, même si son extrême passion des
anachorètes de Scété peut déborder quelque peu sur
la réalité.
Cassien veut transmettre une doctrine en même temps
qu'un style de vie. Il nous éclaire sur le sens du rôle d'abba que
nous nommerons le « maître, » cet homme modéré et
libre de passions qui transmet au disciple cette connaissance de Dieu qu'il
porte en lui, cet « ancien » qui se fait chaînon dans une
tradition qu'il a très personnellement assimilée 5.
Cassien a donc, sans conteste, fait traverser le monachisme de
l'Orient à l'Occident où il fonda deux monastères et fut
prié par Castor, évêque d'Apt, de retracer les coutumes
qu'il avait apprises lors de ses voyages en Egypte.
Questions abordées dans ce travail :
Dans cette étude, nous tenterons, après avoir
rappelé quelques points essentiels, d'aborder le fonctionnement des
communautés et d'étudier les objectifs du moine en nous posant
entre autre la question de savoir vers quoi il va lorsqu'il quitte le
monde. S'agit-il d'une fuite ou d'une quête ? Quelles sont ses
motivations, ses objectifs ?
Nous présenterons Cassien et les quinze Pères
qu'il dit avoir rencontrés en essayant de dégager ce que chacun
de ces personnages a de typique et de personnel, tout en prenant une distance
critique quant à l'historicité de ces Pères.
Nous aborderons ensuite les différents items propres au
monachisme en les développant quelque peu et en nous efforçant
d'établir des comparaisons entre eux, comme par exemple entre
l'apatheia et l'ataraxie stoïcienne afin de voir si elles peuvent
être assimilées ou si elles sont des notions totalement
différentes et pourquoi elles le sont.
Nous décrirons l'ancien et le disciple en recherche en
tentant de dégager les principales motivations du second lorsqu'il part
à la recherche du premier. Pourquoi le disciple cherchet-il un
maître et qu'attend-t-il de lui ?
Nous entrerons ensuite dans le chapitre principal de ce
travail qui a trait à la relation du maître et du
disciple, en étudiant leur proximité et en nous demandant
quelles sont les
4 J. CASSIEN in « Conférences
» T.1 SC 42. 1955. (Préface de Dom E. PICHERY, moine
bénédictin de l'abbaye Saint Paul de Wisques. Paris 1995.)
5 P.DESEILLE, archimandrite in « L'Egypte
monastique. » Paris
2005.
www.eglise-arménienne.com
exigences propres au maître envers son disciple et si sa
pédagogie est identique pour tous les disciples ou au contraire,
adaptée au tempérament de chacun d'eux.
L'originalité de la transmission au désert fera
également l'objet de notre étude avant d'aborder le point central
de notre démonstration : le thème de l'Ecriture
revisitée par le maître dans la formation du disciple,
l'expérience du maître et la notion importante et
typiquement monastique d'obéissance mutuelle.
Nous examinerons ensuite s'il existe une théologie
propre au désert et si celle-ci peut se nommer doctrine et nous
aborderons, pour terminer, la question du renoncement, et celle de la lutte
contre les tentations.
Etat de la question.
Il nous a fallu également établir un bref
état de la question, donc relever parmi les études
déjà présentées sur le monachisme primitif ce qui
avait déjà été dit sur les rapports du maître
et du disciple. Parmi ces ouvrages peu nombreux traitant ce sujet, nous pouvons
malgré tout mentionner :
1. L'étude de D.Louis Leloir qui
présente et commente les Paterica arméniens* 6 »
Dans son chapitre sur « la Discrétion », D.Leloir
évoque le but de l'obéissance reigieuse en
évoquant l'humilité indispensable dont doit faire preuve non
seulement le disciple mais aussi le maître dans l'acte de « faire
obéir ». Il aborde également dans le chapitre sur «
l'Authenticité monastique » la question du devoir de
pratiquer soi-même ce que l'on demande aux autres.
2. L'étude d'A.Guillaumont : « Aux
origines du monachisme chrétien*. » L'auteur aborde le
discours des anciens à leurs disciples concernant les objets du
monde que le moine a quittés et qui exercent encore sur lui une certaine
fascination à travers les pensées. Il traite également de
la question des assauts du démon qui guettent le
disciple.
3. L'étude de P.Miquel : « Le vocabulaire
latin de l'expérience spirituelle*. » P.Miquel aborde la
question de la formation basée sur l'expérience
de l'ancien.
4. L'étude de V.Desprez : « Le
monachisme primitif.* » L'auteur aborde succintement la question de
la paternité spirituelle dans son chapitre sur «
les anachorètes de Basse Egypte ». Il explique également
la manière d'aborder l'ancien.
5. L'étude de A.J Festugière : «
Les moines d'Orient.* » Festugière indique que
le maître n'est pas sans faille et
qu'il lui arrive de laisser un disciple le dépasser en vertus.
6 * Voir bibliographie.
6. L'étude de D.Burton-Christie : «
Word in the desert.*» D.Burton-Christie nous éclaire sur
le fait que le maître renvoie davantage aux paroles des anciens
qu'à l'Ecriture afin que le disciple ne fasse pas de mauvaises
interprétations de la Bible.
7. La conférence d'A.Veilleux : « Sur
la paternité spirituelle. 7* » Le Père
Veilleux aborde la question de la dénomination de
l'ancien. Doit-il se faire appeler « père » ? Est-il
un père pour son disciple ?
Il apparaît cependant que même si chacun des auteurs
aborde en partie la relation maître disciple, il n'en fait pas l'objet
principal de son ouvrage.
Cassien se fait maître en même temps que disciple
à travers son oeuvre, c'est ce qui, en grande partie, nous a
séduit dans le choix de notre étude.
A la fois, il accueille et diffuse l'essentiel de ce qu'il
pense être reçu, tout en restant fidèle à la
tradition ecclésiale la plus pure. Par cette analyse de la relation du
maître et du disciple, nous relevons des éléments
importants quant à l'état d'esprit des Pères du
désert et à leur avant-gardisme manifeste concernant la
façon d'éduquer les plus jeunes.
La question se pose de savoir si cette relation ne pourrait
être à la base de la continuité de la vie monastique, et
si, sans cette qualité de relation, le disciple pourrait devenir moine.
Cassien l'a compris et a décidé de tenter l'expérience du
désert pour nous la partager.
Nous espérons donc que ce modeste travail, bien loin
d'avoir fait le tour de la question, pourra mettre en évidence cette
partie du tout transmise par Cassien de l'Orient vers l'Occident.
7 Voir bibliographie.
Chapitre 1 : Rappel historique.
I. Objectif du chapitre. Si le
moine fuit le monde, ce n'est pas par refus de la vie séculière
mais par désir de
chercher Dieu. Le désert transforme parce qu'il
dépouille l'homme des habitudes mondaines. Les départs successifs
des différents pionniers comme Paul de Thèbes, Antoine le Grand,
Pachôme, Amoun et Evagre seront présentés ici de
manière chronologique afin de donner une idée
générale des débuts du monachisme. Nous décrirons
avec l'aide des études d'Antoine Guillaumont8 les
différentes colonies monastiques et leurs fondateurs, avec
présentation d'une carte sur laquelle nous avons, d'après les
informations transmises par Cassien, réparti les Pères par
communauté. Nous présenterons enfin Cassien et les quinze
Pères des Conférences qu'il dit avoir
interrogés.
II. Quelques points de repère.
Le monachisme tient une place importante dans plusieurs
religions. Des chercheurs 9 ont considéré le mouvement
essénien comme l'archétype du monachisme chrétien.
D'autres rapprochements avec quelques rares données empruntées
à l'Egypte ptolémaïque se sont révélés
à l'analyse, inconsistants. D'autres encore ont renoncé à
établir un lien entre ces différents styles de vie pour n'en
chercher la source que dans l'Eglise primitive et particulièrement dans
la vie et l'enseignement du Christ. Celui-ci a vécu caché dans le
silence et la discrétion de Nazareth, a vécu la quarantaine au
désert dans la prière et a lutté par le jeûne contre
la tentation satanique. C'est son attitude de renoncement qui en a fait le
modèle du moine chrétien. Jésus a prêché le
renoncement à soi-même et a prêché sur la montagne,
appelant à la perfection des coeurs. Sa vie d'ascèse,
achevée par le martyre en fait l'idéal du moine. Sans
l'étude du sens profond de l'enseignement du Christ, on ne peut rien
saisir de la finalité monastique. Antoine Guillaumont10 tente
de montrer que l'idéal monastique considéré dans ses
origines, a des liens étroits avec la vertu fondamentale de
l'éthique judéo-chrétienne, la simplicité :
haplotês. Le monachos est parent de celui que l'on
qualifiait de haploûs, c'està-dire de celui qui n'est pas
dipsuchos, qui n'a pas l'âme double : c'est donc celui qui
évite de
8 A.GUILLAUMONT : fouilles. Source :
www.saint-seraphin.net
9 A.VEILLEUX in « Conférence sur les
origines du monachisme chrétien ». Source :
http://users.skynet.be/scourmont
et R. PANNIKAR in « Eloge du simple » Albin Michel 1995.
10 A.GUILLAUMONT in « Esquisse d'une
phénoménologie du monachisme. » Numen, Vol 25 N°1
PP.40-51.
se partager dans ses activités, qui met l'unité
dans sa vie, se consacrant tout entier au service de Dieu. Dans la
première moitié du IIIème siècle, la vie
chrétienne se caractérise encore par une rigueur et un
ascétisme développés. Le célibat apparaît
comme un modèle de vie plus pur que le mariage. Le luxe excessif est
condamné, la nourriture doit être simple, l'alcool consommé
avec modération, les spectacles sont interdits à cause des
passions idolâtres qu'ils suscitent. Le christianisme, même s'il
n'a pas de statut officiel, est ancré dans la société
païenne.
C'est vers 250, aux dires de Saint
Jérôme11, que Paul de Thèbes que l'on
considère
comme le prédécesseur d'Antoine père du
désert, s'enfonce dans les montagnes du désert
oüil vivra quatre-vingts ans sans voir personne et opte
définitivement pour la vie érémitique.
« Plusieurs ont douté quel a été
celui d'entre tous les solitaires qui a le premier habité les
déserts; et il y en a qui, remontant bien loin jusque dans les
siècles passés, veulent que les premiers auteurs d'une si sainte
retraite soient le bienheureux Hélie et saint Jean-Baptiste ; dont l'un
me semble devoir plutôt être considéré comme un
prophète que comme un solitaire, et l'autre a commencé à
prophétiser avant même que de naître. D'autres assurent, et
c'est la commune opinion, que saint Antoine doit être
considéré comme le maître de ce projet; ce qui est vrai en
partie puisque, bien qu'il n'ait pas été le premier de tous les
solitaires qui en fuyant le monde ait passé dans le désert, il a
été le premier qui par son exemple a montré le chemin et
excité l'ardeur de tous ceux qui se sont portés à
embrasser une vie si sainte; car Amatas et Macaire, deux de ses disciples dont
le premier l'a mis en terre, nous assurent encore aujourd'hui qu'un
nommé Paul Thébéen a été celui qui a
commencé à vivre de cette sorte, en quoi je suis bien de leur
avis. Il y en a aussi d'autres qui, feignant sur cela tout ce qui leur vient en
fantaisie, voudraient nous faire croire que Paul vivait dans un antre
souterrain, et que les cheveux lui tombaient jusque sur les talons; à
quoi ils ajoutent d'autres semblables contes faits à plaisir, et que je
n'estime pas devoir prendre la peine de réfuter, puisque ce sont des
mensonges ridicules et sans apparence.
Or, d'autant que l'on a écrit très
exactement, tant en grec qu'en latin, la vie de Saint- Antoine, j'ai
résolu de dire quelque chose du commencement et de la fin de celle de
Saint-Paul, plutôt à cause que personne ne l'a fait jusqu'ici que
par la créance d'y pouvoir bien réussir; car quant à ce
qui s'est passé depuis sa jeunesse jusqu'à sa vieillesse, et aux
tentations du diable qu'il a soutenues et surmontées, personne n'en a
connaissance 12. »
De gros doutes existent quant à l'historicité de
Paul de Thèbes. Jérôme aurait-il voulu imiter Athanase et
sa Vie d'Antoine ? Il dit lui-même que l'on ne sait rien de la
jeunesse, de la vieillesse, ni des tentations dont Paul a été
victime. Mais l'intention de Jérôme est sans doute de
démontrer le fonctionnement du désert : on s'y retire et l'on se
met sous l'autorité d'un plus sage qui transmet l'expérience de
la vie solitaire. Il est donc démontré qu'Antoine non plus, n'a
pas échappé à cette tradition, à ce schéma
typique de la vie anachorétique.
11 Saint JEROME in « OEuvres mystiques.
» Bibliothèque numérisée de l'abbaye St
Benoît de Port
Valais.
www.Abbaye-saint-benoit.ch/saints/jerome/index.htm
12 Ibid.
Athanase écrit que vers 270, Antoine, père des
moines, se retire au désert et s'adonne à la vie solitaire dans
un fortin romain abandonné entre le Nil et la Mer Rouge. Antoine est un
« spoudaioi » (zélé) explique D.J. Chitty
13 , terme utilisé durant toute la période du
monachisme primitif pour désigner les hommes voués à la
vie chrétienne intégrale sans que rien de particulier ne les
distingue de la communauté chrétienne en général.
Vers 323, Pachôme, après s'être exercé à la
vie solitaire à Chenoboskion, près de Nag Hammadi, fonde la
première communauté de cénobites dans un village
abandonné de Tabennisi, en Haute Egypte. Le développement du
monachisme vient désormais relayer, par le rayonnement des
monastères et leur proximité de la population, l'action que
menait jusque là le clergé séculier.
Vers 325, Amoun fonde un centre monastique dans le
désert de Nitrie. Vers 330, Macaire établit son premier
monastère au désert de Scété. Vers 335, fondation
d'un nouveau centre monastique aux Kellia par Amoun et Antoine. Vers 340,
Pachôme crée pour sa soeur un couvent de femmes. En 356, Antoine
meurt plus que centenaire et c'est à ce moment qu'Athanase écrit
sa vie qui sera traduite en Latin par Evagre d'Antioche en 375. Cet ouvrage
suscitera de nombreuses vocations et exercera une influence
considérable. Vers 382, Evagre le Pontique s'installe à
Scété où il mourra en 399. Sa doctrine spirituelle nourrie
de toute l'expérience accumulée par les grands solitaires,
exercera une profonde influence. En 384, Jean Cassien devient moine. Il restera
en Egypte jusqu'aux alentours de l'an 400 avant d'aller fonder l'abbaye de
Saint Victor de Marseille. Ses écrits, les «
Conférences » et les « Institutions, »
nourriront, plus tard, toute la spiritualité occidentale.
C'est dans la solitude du désert, loin des foules et
des querelles des intellectuels chrétiens qu'Antoine participe à
sa façon à la défense de l'orthodoxie. C'est par son
exemple et son témoignage qu'il multiplie les anachorètes et les
regroupe en centres dont celui du désert de Nitrie qui compte environ
cinq mille moines, celui des Kellia qui en contient plusieurs centaines, puis
Scété fondé par Macaire, où s'illustre Evagre. Le
style de vie qu'adoptent les moines anachorètes n'est pas une innovation
: l'anachorèse est le commun recours dans l'Egypte antique pour tous
ceux qui ont une bonne raison de fuir la société : criminels,
bandits, débiteurs insolvables et asociaux de toutes espèces...
L'anachorèse est en sorte une forme de protestation et quelquefois
l'unique porte de sortie qui restait à ces déracinés.
Ava÷copsiv = s'éloigner. (Ava =
éloignement. Xcopsiv = aller.)
13 D.J.CHITTY in « Et le désert devint
une cité. » S0. N°31. Bellefontaine.1980.
Le moine, lui, semble choisir ce départ au
désert pour des motifs d'ordre spirituel. Il ne « fuit
» pas, il « va vers... » Il rompt les liens qui
l'unissaient avec sa famille, son village ou sa ville mais également
avec l'organisation ecclésiastique régnante. A.Guillaumont dit
que le moine renonce avant de s'éloigner et nous touchons à une
notion essentielle de la démarche monastique qui est la
îevzveza, donc la démarche par laquelle le moine
s'arrache à son milieu naturel, sa famille et sa patrie pour s'en aller
vivre ailleurs14. Les anciens se côtoient essentiellement le
jour de la synaxe ou en semaine lorsque les disciples ou les frères
viennent leur rendre visite. Les rapports avec le monde varient selon les
Pères. Certains d'entre eux ne se montrent pas et vivent davantage en
solitaire que d'autres. La « vie d'Antoine » nous relate que
l'ont voit des « choeurs de moines » dispersés mais unis, des
cellules d'ermites absolument seuls et aussi de petits groupements autour d'un
ancien. Abba Antoine lui-même goûtait parfois à la solitude
mais recevait également pour des guérisons ou encore se rendait
lui-même dans la ville à la rencontre des gens. Les
anachorètes choisissent une recherche directe de Dieu, sans
intermédiaire d'aucune sorte, Eglise incluse. L'anachorète lutte
seul et les ennemis qu'il doit vaincre sont l'ennemi personnel, le corps et son
expression, la sexualité et le démon. Pour lui, il n'existe pas
de péché social, tous les péchés sont individuels.
Dans sa retraite, l'anachorète rencontre fréquemment d'autres
ermites qui ont fui pour des raisons différentes des motifs religieux.
Ils sont bandits, assassins, déserteurs des armées, viennent
vivre fréquemment avec ces moines et plusieurs fois se convertissent
dans la recherche de Dieu.
La communauté de Nitrie est dirigée par un
abbé prêtre, secondé par un collège de sept anciens,
prêtres également, mais dont le rôle est essentiellement
administratif et disciplinaire. Ceux-ci ne sont pas « supérieurs
» des communautés. (Les groupes de semi anachorètes sont
appelés « communautés » parce qu'ils sont en groupes
organisés.)
Nitrie, ayant souffert des querelles doctrinales,
disparaîtra au profit des monastères d'Alexandrie et du
désert de Scété. Les Kellia sont fondées par Amoun
également, pour assurer aux ascètes la solitude qu'ils ne
trouvaient plus en raison de l'affluence des moines. A la tête de cette
communauté : Macaire d'Alexandrie. Scété est fondé
par Macaire d'Egypte et est florissant jusqu'à nos jours. (C'est
l'actuel Wadi Natrun.) C'est là-même que Paphnuce, accueillit
Cassien et Germain.
14 A.GUILLAUMONT in « Aux origines du
monachisme chrétien » Paris 1979.
Pallade décrit la vie de Nitrie :
« ... cinq mille hommes environ y habitent, ayant
différentes sortes de manières de vivre, chacun se comportant
selon ses capacités ou son choix. Ainsi, il est permis de demeurer seul,
à deux ou au sein d'un groupe. On trouve sur cette montagne sept
boulangeries pour le service de ses habitants et aussi pour celui des
anachorètes du grand désert qui sont au nombre de six cents (...)
A proximité de l'église, l'hôtellerie accueille
l'étranger qui se présente. Les Pères l'y reçoivent
aussi longtemps qu'il le désire jusqu'à ce qu'il choisisse
librement de partir. Ils lui accordent une semaine d'oisiveté puis
l'invitent à travailler soit au jardin, soit à la boulangerie,
soit à la cuisine (...) Ils ne se rendent à l'église que
le samedi et le dimanche. Huit prêtres en ont la direction, mais tant que
vit le premier d'entre eux, aucun autre ne célèbre, ne
prêche ni ne prend de décision. Ils siègent seulement
près de lui en observant un paisible silence 15.
»
|
Pallade se réfère peut-être à des
souvenirs personnels mais également à des souvenirs entendus
d'autres personnes où un large espace est fait à des
éléments légendaires. Son but est de mettre en exergue le
sens spirituel de la vie érémitique et non de partager avec
précision le quotidien de ce qu'il aurait réellement vécu
au désert de Nitrie. Sa description relève de l'hagiographie et
la prudence s'impose à l'abord de ces textes.
Il se dégage au travers des Conférences
que c'est essentiellement dans la communauté de Scété que
Cassien séjourna16, même s'il apparaît dans ses
écrits qu'il visita également les Kellia ainsi que les colonies
de Diolcos et Panéphysis. Quant à Nitrie, sans doute
était-elle déjà dissoute puisque Cassien n'en fait pas
mention dans ses écrits. Les différents groupements de moines
répartis en « laures » (ermitages
séparés) ne comprennent qu'une seule église qui rassemble
les moines pour la synaxe dominicale. Pallade décrit un
réfectoire, car ils se réunissent pour un repas communautaire le
dimanche après la liturgie, une boulangerie et une réserve de
provisions. Il y a également les locaux du frère économe
et celui pour l'accueil des hôtes puisque déjà, à
cette époque, l'hospitalité semble avoir son importance avant
même la création des communautés cénobitiques par
Pachôme quelques décennies plus tard. Pendant la semaine, les
Pères vivent seuls ou à quelques uns (souvent un ancien pour deux
ou trois disciples) dans des laures éloignées du centre de
réunion hebdomadaire. Dans la Vie d'Antoine, il est question de
povaovçpzov qui désigne toujours la demeure d'un
ascète individuel, un ermitage. C'est pourquoi on parlera
également chez Cassien de « monastère »
lorsqu'il s'agit d'un groupement de plusieurs laures. Les Pères du
désert travaillent le jonc pour en fabriquer des nattes et des paniers,
en même temps qu'ils prient. On dit qu'ils connaissaient par coeur (en
raison de l'analphabétisme de certains) les cent cinquante psaumes
qu'ils récitaient, tout en tressant le jonc. Quelques-uns louent
leurs
15 PALLADE in : « Histoire lausiaque. »
Spiritualité orientale n°75. Bellefontaine 1999.
16 Sr.MARIE-ANCILLA in « Saint Jean Cassien,
sa doctrine spirituelle. » LA THUNE/ Marseille. 2002.
services dans des fermes, d'autres, les plus intellectuels
d'entre eux, travaillent comme copistes. Scété comptait quatre
groupements de communautés semi-anachorétiques. Tous les quatre
étaient placés sous la direction du Père de
Scété. (D'abord Macaire d'Egypte, puis Paphnuce et enfin Jean
Kolobos.)
Résumé sous forme de tableau.
Colonie monastique
|
Fondateur
|
Particularité
|
Situation
|
Nitrie,
fondée vers 325.
|
Amoun
|
Un abbé prêtre à sa tête,
secondé par sept anciens.
|
60 km au Sud d'Alexandrie.
(voir carte, page suivante.)
|
Scété,
fondée vers 330.
|
Macaire l'Egyptien
|
Paphnuce, à la tête de ce groupement, accueille
Cassien et Germain à la fin du IVème siècle.
|
A 50 km au sud des Kellia.
(voir carte)
|
Kellia,
fondée vers 335.
|
Amoun
|
Macaire d'Alexandrie, est à la tête de ce
groupement. Les Kellia assurent aux ascètes la solitude perdue en raison
de l'affluence des moines.
|
A 20 km de
Nitrie.
(voir carte)
|
Carte de l'Egypte monastique17. Répartition
des Pères par communauté.
17
www.saint-seraphim.net / Les
noms des Pères ont été ajoutés à la main,
suite à notre recherche effectuée dans les écrits de
Cassien.
III. Jean Cassien (365-458).
Attila Jakab20 nous éclaire sur les origines
et les débuts de Jean Cassien dont les oeuvres ont été
étudiées et appréciées par beaucoup d'ordres
religieux ayant puisé à cette source leurs enseignements visant
la perfection. C'est sous l'empire d'Honorius que brille l'éloquence de
Cassien, moine plein de sagesse, dont l'écrit est
considéré, aujourd'hui encore, comme le manuel le plus ancien de
la vie religieuse car il reflète la perfection des temps apostoliques.
Cassien serait né vers 360-365 en Scythie (actuelle Roumanie) dans une
famille pieuse et fortunée, mais les données que nous
possédons sont assez pauvres. On ne sait si son prénom est celui
reçu au baptême ou lors de son entrée dans la vie
monastique. On ne sait si Cassien était le nom de son père ou un
surnom d'origine géographique. Quoi qu'il en soit, ayant pu
acquérir, grâce à sa fortune, une éducation
classique, il parlait le grec et le latin. Au moment où, avec son ami
Germain, il arrive en Egypte, en 380, Théodose Ier devient Auguste et
promulgue l'édit de fide catholica. L'orthodoxie triomphe alors
dans la partie orientale de l'Empire. Des hommes de toutes conditions
s'étaient retirés au désert afin d'y poursuivre les
pratiques du Christ. Ces Pères du désert vivaient dans la
vérité en châtiant leur corps et leur volonté par
une ascèse extrême recouvrant les trois voeux. Certains dirent que
c'est la vie religieuse qui préserva l'Eglise de la décadence et
que cette école de sainteté fut le moteur du christianisme.
Cassien est contemporain de Saint Augustin et de Saint Jérôme. Il
voyage beaucoup en Orient, consultant les Pères du désert et plus
particulièrement les anachorètes qui vivent dans une
intimité exceptionnelle avec le Créateur. Cassien et Germain,
issus d'une maison de cénobites, écoutent leurs leçons,
étudient leurs exemples et posent des questions, non seulement en vue de
leur édification personnelle mais aussi dans le but de rapporter en
Europe les préceptes riches d'équilibre et de pondération
de ces sages d'Egypte. Les Conférences de Cassien (ou
Collationes) comportent donc tous les éléments
indispensables à la formation d'un bon moine. Cassien participe à
la vie des Pères avec Germain qui, semble-til, questionne davantage les
anciens que son ami. Cassien aurait été converti par Saint Jean
Chrysostome dont il disait être le disciple. Sans doute fut-il en rapport
avec lui avant de se rendre en Terre Sainte où il passera quelques
années en compagnie de Germain pour se former aux exercices
(aoioioéc) de la vie religieuse. C'est seulement après
avoir passé quelques années dans ce monastère de Palestine
(couvent de Bethléem) que Cassien et
20 A. JAKAB : « L'Egypte chrétienne au
temps de Jean Cassien » in « Jean Cassien, entre l'Orient et
l'Occident. » Beauchesne 2003.
Germain décident de se rendre chez les Pères
d'Egypte dont la réputation n'est déjà plus à
faire. Ils parcourent durant sept ans les déserts les plus
reculés de la Thébaïde afin de se ressourcer aux paroles des
anciens, de qui Cassien, comme tout disciple digne de ce nom, semblait
préférer se laisser donner les préceptes en rapport avec
ses propres imperfections plutôt que de questionner lui-même.
Cassien insiste sur la relation personnelle entre le disciple
et son maître. A la différence des Pères qui se retirent au
désert pour y chercher la solitude, Cassien part, lui, à la
rencontre des anciens en vue de rencontres et d'un apprentissage. Son but est
de rayonner la doctrine et non pas de la vivre au désert.
Cassien et Germain débarquent à Thennésus
(mer) puis vont d'abord à Panéphysis, dans les
communautés. Ils restent sept ans chez les abbés Cheremon,
Nesteros et Joseph. Ensuite, ils vont à Diolcos et se laissent instruire
sur la vie anachorétique, entre autres par Abba Piamun le plus ancien de
tous les solitaires du lieu. Ils reviennent ensuite à Panephysis et
rencontrent Pinufe. Ils assistent à une prise d'habit, puis ils partent
enfin vers Scété.
Itinéraire de Cassien et Germain.
21
Les Conférences, écrites entre 419 et
427, sont au nombre de vingt-quatre et désignent les points essentiels
de la vie anachorétique considérée à
l'époque comme bien plus sublime que la vie cénobitique. Dans ses
écrits, Cassien raconte son expérience. Il relate la vie des
Pères telle qu'il l'a vécue lui-même. Il sera
suspecté de pélagianisme lorsqu'il liera la sainteté
à la pratique absolue des conseils évangéliques. Comme le
dit Dom A. de Voguë :
« Le génie de Cassien est de joindre le terre
à terre et le sublime, les observances ascétiques et les
élans mystiques, la vie communautaire la plus ordinaire et les
recherches solitaires les plus personnelles (...)22 »
21 Sr MARIE-ANCILLA in « Saint Jean Cassien,
sa doctrine spirituelle. » La Thune/ Marseille. 2002
22 A. de VOGUE in « Histoire
littéraire du mouvement monastique dans l'Antiquité. Les derniers
écrits de Jérôme et l'oeuvre de J.Cassien. »
Cerf. 2002.
De style hagiographique, les vingt-quatre conférences
sont destinées à répondre aux différentes questions
de la vie monastique. Cassien est prolixe mais concret dans ce qu'il expose.
Son récit est vivant et captivant, son vocabulaire abordable et le texte
reste plaisant à lire, même encore de nos jours.
Le style hagiographique, né au IIème
siècle, provient d'un désir des chrétiens
persécutés de conserver la mémoire de leurs martyrs et
donc de trouver en eux des intercesseurs. Une biographie ascétique vient
rejoindre et compléter ce style grâce à l'essor du
monachisme égyptien, de Palestine et de Syrie. Il est évident que
Cassien accentue ici le caractère ascétique des Pères
qu'il rencontre, mais son unique but reste la transmission et la diffusion des
bases acquises au coeur du désert d'Egypte. Ces textes ont donc servi et
servent encore à être lus dans les communautés monastiques
dans le but d'exhorter et d'édifier les jeunes moines.
Les textes hagiographiques donnent des informations
historiques mêlées à des légendes et des
récits inspirés. C'est pourquoi le travail d'historien que nous
tentons d'effectuer nous a obligés à aborder ces textes avec
énormément de prudence.
Cassien, lui, appréhende le phénomène
monastique de manière plus scientifique qu'hagiographique et nous fera
comprendre ce qu'est la tranquillité d'âme, la
contemplation des choses divines et la perpétuité de
la charité. (Coll. 1)
Les livres ne lui suffisent pas. Il veut vivre
l'expérience de ceux qu'il va interroger. Il se rend sur place et
constate par lui-même. Son vocabulaire trahit donc son goût de
l'observation directe. Il parlera de l'expérience plus de cent fois dans
son oeuvre, cela entre autre, pour la distinguer de l'Ecriture et de la
Tradition. Cette notion d'expérience occupe dans l'oeuvre de Cassien,
dont le séjour au désert avait duré plus de dix
ans23, une place de choix.
IV. Les quinze Pères des Conférences.
Nous présenterons les Pères dans l'ordre des
conférences, donc en respectant celui
donné par Cassien. Il ne s'agit cependant pas de
l'ordre de visite aux anciens puisque sont cités d'abord les
Pères de Scété où Cassien séjourna en
dernier lieu. Il ne se dégage pas, à première vue, de
logique dans la présentation des récits. Cassien ne justifie
nullement l'ordre de la présentation qu'il choisit. On peut juste
supposer que, Scété étant considérée par lui
comme supérieure aux autres communautés d'anachorètes, il
ait eu hâte de présenter les discours de ceux qu'il
considérait comme les moines les plus parfaits. Ces moines sont
Daniel,
23 Sr MARIE-ANCILLA in « Saint Jean Cassien,
sa doctrine spirituelle. » La Thune/ Marseille. 2002
Sérapion, Théodore, Sérénus,
Isaac, Théonas et Abraham. Ces personnages décrits par Cassien
sont apparemment mentionnés dans certains apophtegmes, pour autant qu'il
s'agisse bien des mêmes. Il est cependant mal aisé
d'établir un rapprochement sûr à propos de ceux que l'on
pense porter le même prénom. Nous ne pouvons donc pas nous
prononcer de manière certaine quant à leur historicité.
Certains de ces prénoms sont également cités dans
l'Histoire lausiaque, mais rien ne nous dit qu'ils correspondent
à des personnages existants.
Pour Cassien, les Pères du désert incarnent la
règle de vie de l'Evangile et persistent dans cet esprit, malgré
un affadissement indéniable de l'Eglise à cette époque.
Leur objectif est de mener une existence conforme à celle des
Apôtres en fuyant l'existence relâchée du monde. Pour
Cassien, les Pères réalisent la perfection de l'Eglise primitive
et selon lui, la relation individuelle du maître au disciple semble
supérieure à la formation collective. La soumission aux
préceptes évangéliques se ramène donc
essentiellement à l'observance des consignes des anciens et Cassien nous
donne une leçon d'obéissance dans la tradition des Pères
du désert. Il nous indique de manière éclairante, que le
père spirituel, cet ancien que le disciple recherche, est indispensable
à la formation de tout moine. Sans celui-ci, le jeune disciple est
incapable de tenir au désert. Tout comme les Apôtres ont suivi le
Christ, le jeune moine suit son ancien et se soumet entièrement à
lui. Même si certaines anecdotes de la vie au désert sont parfois
racontées de manière pittoresque ou énigmatique, les
anciens livrent à leurs novices le mot d'ordre qui leur est
demandé. Celui-ci, parfois déguisé par la
métaphore, finit toujours par être trouvé par le disciple.
Cassien poursuit un objectif en nous partageant ses textes : celui de glorifier
l'obéissance et d'exhorter les futurs jeunes moines à la
rechercher à tout prix, en s'y exerçant avec l'aide d'un
ancien.
Moïse : Abbé* du désert de
Scété. Il est dit de lui qu'il se distinguait par le parfum de
son ascèse et de sa contemplation. Il est de nature inflexible et
n'ouvre sa porte qu'à ceux qui cherchent Dieu d'un coeur contrit.
* Le titre d'abbé, c'est-à-dire de
père, était plutôt réservé à ceux que
de longues années de vie monastique, leur sainteté et leur
expérience avaient dotés, pensait-on, d'un véritable
charisme pour la formation des jeunes. Cassien, au contraire, le donne assez
indifféremment24.
Moïse entretient Cassien et Germain par deux discours :
1. « Du but et de la fin du moine ». 2. « De
la discrétion. » ( T1 Coll. 1 et 2)
24 J.CASSIEN in « Conférences.
» T1. SC 42. Paris 1955. P.78. (Notes infrapaginales.)
Paphnuce : Abbé de
Scété. Il se consacra à la solitude sur les conseils
d'Antoine le Grand. Sa patience, son amour de la solitude lui valent le surnom
de Bubale. Il maintient son ascèse jusqu'à
quatre-vingt-six ans passés. Parfait dans la contemplation et l'action,
il est aussi doué de la grâce de prophétie. Il est
prêtre de l'une des quatre églises de Scété et fut
le seul à recevoir les lettres de Théophile contre les
anthropomorphites.
Il fait un discours que Cassien nomme : « Des trois
renoncements. » (T2 Coll. 3)
Daniel : Abbé de Scété,
choisi pour diacre puis promu à l'honneur de la prêtrise par
Paphnuce. On dit de lui qu'il était un héros de la philosophie
chrétienne et un exemple d'humilité pour ses frères. Sa
conférence porte sur « la concupiscence de la chair et de
l'esprit. » (T1. Coll. 4)
Sérapion : Moine anthropomorphite de
Scété. Cassien le décrit comme très
âgé et extrêmement discret. Il entretient les visiteurs sur
« les huit principaux vices. »
(T1. Coll. 5)
Théodore : Abbé des Kellia.
Cassien le décrit comme un homme d'un mérite singulier dans la
vie ascétique. Il apparaît, dans son enseignement, comme un homme
lettré. Théodore fait un récit sur « le meurtre
des saints » car un homicide venait de s'accomplir. Des brigands
sarrasins avaient massacré des frères. (T1. Coll. 6)
Sérénus : Abbé de
Scété, remarquable par sa sainteté et sa parfaite
chasteté, reflétant la paix, d'où son nom. L'admiration de
Cassien et Germain envers lui est immense. Sérénus entretient les
jeunes moines sur « la mobilité de l'âme et des esprits
du mal et sur les principautés. » (T1. Coll. 7 et T2 Coll.
8)
Cassien précise que Sérénus les accueillit
avec un festin de roi.
Isaac : Abbé de Scété. Sa
conférence est longue, nous dit Cassien, au point qu'il a
düretrancher quelques-uns des développements du vieux
moine. Cassien, par ce discours,
satisfait aux ordres de l'évêque Castor,
l'évêque Léonce et le frère Helladius. Cet
enseignement est important puisqu'il traite de la prière et qu'il est
réparti par Cassien en deux conférences distinctes portant le
même titre : « De la prière. » (T2. Coll. 9 et
10)
Chérémon : Solitaire du
désert de Panephysis. Plus que centenaire, il marche sur les mains.
D'une humilité extrême, il soupira à la requête de
l'entretien en leur demandant comment il aurait la présomption
d'enseigner aux autres ce qu'il ne pouvait faire lui-même. C'est pour
cela, expliquera-t-il qu'il n'a jamais voulu former de disciples et il ajoute
cette phrase concluante : « La parole du maître n'a force et
autorité, que si la vertu de ses actions l'imprime au coeur de celui qui
écoute. »
Cheremon les entretient alors à trois reprises :
1. « De la perfection. » 2. « De la
chasteté. » 3. « De la protection de Dieu. » (T2. Coll.
11, 12 et 13)
Nesteros : Abbé du désert de
Panephysis. Homme remarquable d'une science consommée, nous dit Cassien.
Nesteros les entretient par deux discours.
1. « De la science spirituelle. » 2. « Des
charismes divins. »
(T2. Coll. 14 et 15)
Joseph : Abbé d'un désert
proche de Panephysis. Sa cellule était distante d'environ six milles de
celle de Nesteros. Sorti d'une illustre famille et citoyen distingué de
sa ville natale, il savait le grec. Cassien nous indique qu'il les entretenait
en grec ce qui les empêchait d'avoir recours à un
interprète. Cela laisse également supposer que la langue
parlée par les Pères était donc bien l'égyptien et
non le grec. Il leur fait deux discours.
1. « De l'amitié. » 2. « Des
déterminations absolues. »
(T2. Coll. 16 et 17)
Piamun : Abbé et prêtre des
anachorètes proches de Diolcos. Cassien le décrit comme un
être joyeux et accueillant qui mit beaucoup d'intérêt
à savoir d'où venaient les visiteurs et dans quel but ils avaient
gagné l'Egypte. Il leur fait un discours sur « les trois
espèces de moines ». (T3. Coll. 18)
Jean : Après avoir passé vingt
ans au désert, il vint humblement se soumettre à la discipline
cénobitique dans le monastère de l'Abbé Paul, près
de Panephysis qui abritait plus de deux cents moines. Il est choisi pour
présider à la diaconie. Jean est d'une humilité admirable,
dit Cassien. Il entretient ses visiteurs sur « la fin du
cénobite. » (T3. Coll. 19)
Pinufe : Il gouverne en qualité
d'abbé et de prêtre un monastère considérable,
près de Panephysis. Il est d'une grande humilité. Il les
entretient sur « la fin de la pénitence. » (T3. Coll.
20)
Théonas : Abbé de
Scété. Il fait le récit de sa conversion à la vie
monastique. Il est élu pour présider la diaconie et deviendra un
abbé illustre près de Panephysis. Théonas fait trois
récits aux visiteurs :
1. « Du repos de la Pentecôte. » 2. «
Des illusions de la nuit. » 3. « De l'impeccabilité. »
(T3. Coll. 21, 22 et 23)
Abraham : Abbé d'un monastère
près de Panphysis. Cassien clôture avec lui ses vingtquatre
conférences. L'ancien dévoile plusieurs des erreurs des deux
jeunes moines concernant la rupture avec la famille qui leur manque. On peut
déduire par ce qu'il dit que ses origines sociales étaient
plutôt élevées :
« Nous ne sommes pas tellement destitués de tout
secours du côté de nos parents. Il n'en manque pas qui se feraient
une joie de nous entretenir de leurs biens. » (T3. Coll. 24)
Cette présentation peut nous éclairer sur les
traits communs aux différents Pères. Il apparaît que
l'humilité prédomine indiscutablement. Toutefois, chaque moine a
sa personnalité propre, tout comme ses charismes personnels. L'un est
prêtre, l'autre diacre, le suivant simple frère. L'un est
méfiant, l'autre est accueillant, un autre encore est de nature
curieuse. L'un est intellectuel, l'autre contemplatif, le troisième plus
actif. Cela nous indique que l'appel au désert pouvait toucher n'importe
quel homme et cette présentation nous éclaire sur l'importance
pour le disciple de trouver le « bon maître », celui qui
correspondra le mieux, non seulement à son tempérament mais
également aux attentes personnelles de sa foi. Les chercheurs C.
Badilita et A. Jakab relèvent que « pour un certain nombre de
moines, embrasser le monachisme représentait une promotion sociale
inespérée25 », comme l'affirme Abba Abraham
:
« ... Peut-être l'obscurité de leur
naissance ou leur condition servile les eussent-elles rendus méprisables
pour leur bassesse, même aux gens de la classe moyenne, s'ils
étaient restés dans la vie séculière. Mais la
milice du Christ les a anoblis (...) » (Coll. 24)
Nous pensons cette vie érémitique fortement
idéalisée par Cassien qui affirme qu'elle est même apte
à élever un homme de condition servile.
25 C. BADILITA et A. JAKAB in « Jean Cassien
entre l'Orient et l'Occident. » Beauchesne/Polirom. 2003.
La vie au désert pour Cassien, touche donc le sommet de
la perfection et ces Pères qu'il interroge sont considérés
par lui comme des saints. On le verra même mettre dans la bouche de son
ami Germain, l'appellation « Votre Béatitude » lorsque
celui-ci s'adresse à Abba Abraham.
Chapitre 2 : Portrait du moine et vie au
désert.
I. Objectif du chapitre.
Même s'il n'est pas aisé de brosser le portrait
type de l'ancien puisque chacun des Pères
est animé par des dispositions qui lui sont propres,
nous pouvons tout de même relever les points communs aux moines qui
s'astreignaient à des exercices méthodiques particuliers aux
solitaires du désert. En lisant Cassien et les autres auteurs, il
apparaît d'emblée que le travail et la prière occupent
essentiellement les journées des Pères, le tout étant
vécu dans une ascèse parfois extrême, dont l'utilité
est sans cesse réexpliquée à travers les différents
écrits. Il serait difficile de donner priorité à la
description d'un usage plutôt qu'à un autre, c'est pourquoi nous
commencerons par la pratique ascétique qui inclut la prière, le
jeûne, l'aumône et le travail, nous poursuivrons sur
l'hesychia, l'apatheia et l'acédie et nous terminerons
sur la description du Père du désert et sa situation en regard de
l'Eglise.
II. L'ascèse : la prière, le
jeûne, le travail manuel et l'aumône.
Clément d'Alexandrie est le premier à employer
le terme « d'athlète » dans les
Stromates26.
« Voilà, oui voilà l'athlète
véritable dans le stade magnifique de ce bel ordre du monde ; il porte
la couronne de la victoire véritable sur toutes les passions. Le
président des jeux est le Dieu Tout Puissant et le juge du concours et
le Fils monogène de Dieu et le pancrace, le combat total, n'est pas
contre le sang et la chair, mais contre les puissances spirituelles qui
opèrent par le moyen de la chair, en produisant des affections
passionnelles. »
Cette comparaison a pour modèle la I.Cor 9, 24-26 mais
Clément ajoute des allusions précises à l'organisation des
concours d'athlètes dont la multiplication sous l'Empire marque la
diffusion de l'hellénisme. En contexte chrétien, la comparaison
est appliquée au martyre27.
L'ascèse chrétienne est différente
de l'ascèse philosophique déjà pratiquée par les
philosophes grecs, il s'agit pour Clément, de la divinisation du
chrétien par la grâce. L'ascèse est un combat. Le combat de
l'athlète gnostique « est dirigé contre les puissances
spirituelles qui opèrent par le moyen de la chair, en produisant des
affections passionnelles 28. » Le but de l'ascèse
chrétienne est la recherche de la vertu pour plaire à Dieu. Il
nous paraît
26 Clément d'ALEXANDRIE in « Stromates
VII » III, 20,4 SC 428. Cerf 1999.
27 Ibid.
28 Ibid.
essentiel de prendre garde à ne pas faire
dériver les pratiques ascétiques chrétiennes directement
des usages païens car même si les ressemblances sont
indéniables, les motivations sont différentes. Tandis que le sage
païen, considéré comme un être divin, ne doit pas
être vu en train de manger, le moine a honte de manger parce que son
corps et sa fragilité humaine l'empêchent de se réunir
à Dieu29. Le jeûne, les veilles, la continence et le
travail favorisent la charité et la communion des coeurs.
L'ascèse est souvent poussée à l'extrême chez les
Pères et progresse encore au fur et à mesure des années de
vie monastique. Les plus grands docteurs de l'époque ont
été des ascètes. L'Histoire lausiaque indique que
Macaire d'Alexandrie ne mangea rien de cuit durant sept ans et ne consomma que
des salades sauvages et des graines trempées.
« Après avoir parfaitement mis en pratique
cette ascèse, il entendit encore parler de quelqu'un d'autre qui ne
mangeait qu'une livre de pain [chaque jour]. Aussi, après avoir rompu
son pain sec, il introduisit les morceaux dans des saïtes et décida
de ne manger que ce que sa main pourrait en retirer. Et il nous racontait
plaisamment : [J'attrapais bien assez de morceaux, mais je ne pouvais tous les
retirer à cause de l'étroitesse de l'ouverture qui, comme un
douanier, n'y voulait pas consentir.] Il conserva donc cette ascèse
durant trois ans, mangeant chaque jour quatre ou cinq onces de pain, buvant de
l'eau en proportion et, pour l'année, un setier d'huile 30.
»
Il est assez improbable que l'ascèse de Macaire ait
été poussée si loin. Un homme peut-il tenir si longtemps
en mangeant aussi peu ? Historique ou pas, cette anecdote nous renseigne sur
l'importance de l'exercice continu, fort, voire exténuant. La vie du
désert est apparemment rythmée par la pénitence et la
componction, le moine y exerce son corps et son esprit en vue d'une certaine
pureté. Dom Colombas dit que :
«El monje debe sudar en su ascetismo, mostrarse viril y
constante en los ayunos, en la guarda de la continencia, en trabajos incesantes
31.»
« Par le jeûne, dira Clément, le moine
évite tout ce qui est du domaine des passions, (...) les nourritures qui
excitent les mauvais désirs(...) (Stromates. II. XX. 126)
Pallade raconte qu'un certain Héron, jeune homme
à la vie pure, s'était lancé dans une ascèse
exigeante, mais l'orgueil avait pris possession de lui au point qu'il s'estima
supérieur aux Pères, offensant même le bienheureux Evagre.
Finalement, ce disciple ne put se stabiliser dans sa cellule et tomba dans la
négligence32. Ces anecdotes, sans doutes racontées
pour édifier les jeunes moines et les encourager à se surpasser,
n'ont pas grande valeur historique mais méritent d'être
mentionnées de façon à donner une idée
générale de la mentalité du
29 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie
d'Antoine » SC 400. Cerf 1994.
30 PALLADE in «Histoire lausiaque »
S0 n°75. Bellefontaine 1999.
31 G.M. COLOMBAS : «El concepto del monje y
vida monástica hasta fines del siglo V.» (Article in Studia
Monástica) Vol 1. Montserrat/Abadia. Barcelona.
32 PALLADE in «Histoire lausiaque »
S0 n°75. Bellefontaine 1999.
désert à l'époque des Pères. Pour
les anciens, la pratique ascétique est inspirée par Dieu.
Celle-ci est un exercice (ao-lcio-zc), une épreuve d'endurance
comme Saint Paul aime à le dire (1Co 9, 24-27.) Cet exercice fixe la
barre très haut : il faut toujours rester maître de soi,
être capable de prier sans cesse et aimer ses ennemis. C'est le Christ
lui-même qui assiste l'ascète dans sa lutte contre les
démons et c'est à lui qu'il doit la victoire et non pas à
ses propres forces 33. La finalité de l'ascèse ne doit
jamais être occultée, son but est bien l'amour de Dieu et du
prochain, elle ne peut donc être animée d'un désir humain
de paraître même s'il appert que pour des motifs spirituels, il
arrivait aux anachorètes de pousser parfois leur ascèse
jusqu'à une négligence extrême du corps 34.
L'ascète vit dans la puissance de l'Esprit. Dès lors qu'il est
mû par l'Esprit, il devient un lrvevpavzlcoc. Comme tel, il
accomplit des miracles et de ce fait, prend rang parmi les prophètes et
apôtres. Pour la même raison, il devient directeur
d'âmes35.
Les anciens acceptent que les natures des hommes soient
variées et n'exigent jamais des autres ce qu'ils sont incapables
d'accomplir eux-mêmes, ils sont adeptes de la maîtrise du corps, de
la maîtrise de soi en général, ils peuvent aller
jusqu'à s'infliger des pénitences s'ils le jugent
nécessaire parce qu'ils ont franchi des limites qu'ils se sont
eux-mêmes fixées. L'ascèse est un exercice extérieur
et intérieur. Les jeûnes et les veilles relèvent du combat
intérieur alors que la garde de la langue et la lutte contre les
tentations appartiennent aux luttes intérieures.
Macaire, parce qu'il a écrasé un moustique qui
l'avait piqué et qu'il s'est donc fait justice lui-même, se
condamne à habiter le marais de Scété durant six mois,
« où les moustiques sont comme des guêpes et percent
même la peau des sangliers36. » Même si cet
exemple n'est sans doute destiné qu'à expliquer aux frères
jusqu'où l'on peut pousser l'ascèse, il est tout de même
éclairant quant à l'idée de l'intensité des
privations dont s'infligeaient les Pères. Le moine se délivre du
désir, il s'en détache petit à petit, afin de laisser
toute la place à l'amour de Dieu, à l'intimité qu'il
cultive avec le Créateur. Le désir est une passion et l'ancien en
a peur. Ce qui fait la vraie richesse du moine, dira Abba Moïse,
« c'est le zèle déployé durant la jeunesse et les
labeurs portés. » ( Coll. 2 ) Entendons par « labeurs
», les pratiques ascétiques en général. L'ancien
pousse l'ascèse jusqu'à ne pas montrer qu'il s'y livre. Cassien
relate qu'Abba Sérénus ne manquait jamais de laisser tomber une
goutte d'huile dans sa collation dans le but de supprimer les compliments que
sa pratique susciterait chez les
33 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie
d'Antoine » SC 400 Cerf. 1994.
34 Ibid.
35 A.J FESTUGIERE :« Les moines d'Orient in
«Historia monachorum in Aegyto. Cerf 1964.
36 PALLADE in «Histoire lausiaque »
S0 n°75. Bellefontaine 1999.
autres et qui risquerait de le mener à l'orgueil. Ainsi,
en public, il ajoutait de l'huile dans sa collation, alors qu'en solitude, il
n'en mettait pas. (Coll. 8)
Saint Jérôme, dans la « Vie
d'Hilarion », disciple d'Antoine Le Grand, nous rend compte de
l'extrême austérité de ce jeune frère qui ne se
nourrissait que de quinze figues par jour, après que le soleil se fut
couché. On ne peut cependant pas affirmer l'historicité de ce
récit.
« Harlow et Smith ont étudié la
corrélation entre sources littéraires et sources
archéobotaniques et en ont conclu que le régime des moines
était plus diversifié que les sources littéraires ne le
laissaient croire 37. »
Le jeûne a une grande valeur chez les Pères
même si l'on rencontre dans la Bible des passages qui semblent contredire
la nécessité de cet exercice : Eccl 2 :24, Eccl 3 : 2-13,
Eccl 9 :7.
Cependant, Saint Paul nous rappelle à l'ordre dans ces
passages 1Co 8,8, 1Co 10,31 et Ro 14
oül'ascèse, pour lui, semble plutôt secondaire.
L'essentiel réside dans le fait de pratiquer ces
actions pour la gloire de Dieu. Les Ecritures sont la base de la
vie ascétique, Antoine y fera appel comme guide dans toutes les actions
:
« En tout ce que tu entreprends, aie le
témoignage des Ecritures 38. »
|
Le discours sur le jeûne se trouve renforcé par
le fait que Jésus ait jeûné quarante jours au désert
afin de vaincre le démon. De ce fait, même si l'on peut imaginer
que les repas des Pères n'étaient pas aussi caricaturaux que les
textes les dépeignent, ils étaient toutefois mesurés et
frugaux. Le but du jeûne est tourné vers un projet
d'équilibre et non d'anéantissement du corps du moine, cependant,
malgré l'estime que les Pères éprouvaient pour le
jeûne, celui-ci n'était pas toujours placé en tête
sur la liste des bonnes oeuvres. Il apparaît à travers les divers
écrits ( apophtegmes ou autres) que certains préfèrent, et
de loin, l'obéissance au jeûne, comme Pambo qui trouve louable
d'obéir à son ancien depuis vingtdeux ans.
«... parce que ce frère-là a dit non
à sa volonté égoïste et qu'il a fait la
volonté d'un autre 39. »
Pachôme, lui, recommande à son disciple
Théodore de ne s'en tenir qu'aux préceptes de l'Eglise en
matière de jeûne, quant à l'abbé Hyperichios, il
disait : « Mieux vaut manger de la
37
www.encyclopedie-universelle.com
38 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie d'Antoine
» SC 400 Cerf. 1994.
39 J-C. GUY in « Paroles des anciens
» Seuil/Points. 1976.
viande et boire du vin que dévorer la chair de votre
frère en le dénigrant40. » Un
écrit dira que « le jeûne fait triompher la
primauté du spirituel41. »
Ces sentences nous dépeignent de façon
éloquente l'esprit dans lequel étaient formés les moines,
même si elles sont sans nul doute quelque peu exagérées
pour forcer l'attention sur ce que doit être un « bon moine
».
Il apparaît que l'ascèse spirituelle, au
désert, dépasse amplement l'ascèse corporelle. Abba Isaac
se montre très explicite à ce sujet :
« ... si nous ne sommes absolument purs de tout vice
et sobres de passions, vainement aurons-nous renoncé aux excès de
vin et à l'abondance des mets, notre coeur portera le poids d'une
ivresse et d'une satiété plus funestes encore. »
Il cite quelques excès des moines :
« ... trop de monnaie, trop de vêtements, trop
de cellules (...) Quatre ou cinq cellas que nous construisons, encore les
voulons-nous richement meublées et plus spacieuses que nos besoins ne le
réclament. Ce sont les démons qui nous poussent à de tels
excès : une expérience manifeste nous l'a appris. » (Coll.
9)
|
Il nous semble évident à travers les textes
découverts que l'ascèse corporelle ne peut être
vécue qu'en parallèle étroit avec l'ascèse
spirituelle. Le moine ne vivra pleinement « dans l'Esprit » que s'il
exerce son corps avec persévérance. Les textes cités plus
haut servent à prévenir les commençants qu'au
désert comme ailleurs, les moines restent des hommes et que même
dans le dépouillement le plus total, le risque de vouloir paraître
existe et doit être combattu par la vigilance et donc une ascèse
encore plus active.
L'ascèse de l'ancien au désert est
différente de celle du Christ. L'ascèse du Christ est son combat
dans la mission, tandis que celle du moine est son retrait dans la solitude et
ce retrait est à lui seul ascétique. Toute sa vie est axée
sur cette ascèse plus ou moins rigoureuse selon le tempérament de
chacun. Certains veillent la moitié de la nuit, d'autres la nuit
entière, certains jeûnent jusqu'à la tombée du soir,
d'autres ne mangent que tous les deux jours. La prière officielle
comprend à peu près soixante psaumes le jour et cinquante la
nuit, elle s'accompagne du travail des mains pour empêcher
l'endormissement. Les Pères n'ont que des vêtements de fortune
ainsi que des cilices pour mortifier leurs chairs et lutter contre les
passions. Pour reprendre une expression de Dom Louis Leloir, on peut dire que
:
« l'ascèse est le renoncement à la
facilité de laisser libre cours à toutes les tendances
égoïstes (...) 42 »
40 Ibid.
41 Un moine : « L'ermitage »
Martingay/Genève. 1969.
42 Dom L.LELOIR in « Désert et
communion. » S0 n°26. Bellefontaine.1978.
Même si l'ascèse n'est pas exclusivement une
opposition radicale à ces tendances, elle reflète tout de
même chez le moine un rapport dépréciatif aux plaisirs
mondains. Les Pères rejettent complètement le plaisir. L'esprit
humain ne peut plus contrôler le corps qui est un être de Dieu,
l'âme y étant enfermée. Pour les Pères, le diable
tente de faire chuter l'âme, donc le plaisir vient du diable. Il y a
fascination de la domination du corps chez les moines du désert. En
réprimant une envie de manger, le moine rend son corps apte aux efforts,
l'obéissance rend l'âme plus souple aux changements qui pourraient
survenir dans la vie. L'ascèse éloigne du péché
puisqu'elle empêche l'homme de se refermer sur lui-même, de tout
ramener à lui et donc de se couper de Dieu.
Son but ne consiste pas à supprimer l'émotion,
mais à l'apprivoiser et la dominer afin que les passions canalisent
cette énergie au service de l'amour divin de manière exclusive.
Pour l'anachorète, il est essentiel que les frères, animés
par un esprit de pénitence, fassent des efforts de purification et
qu'ils laissent l'Esprit Saint les initier aux divins Mystères. Dans
l'ascèse monastique antique, le moine accorde à son corps juste
ce qu'il faut pour ne pas mourir. Tout comme le martyr est parfois
appelé athlète, ce titre convient aussi à l'ascète
qui lutte contre les démons43. Cependant, il nous
paraît qu'en réprimant ses besoins, le moine attise ses
désirs dont le principal pour lui est de s'approcher de Dieu et
l'ascèse renforce ce rapprochement. Mais il faudra faire attention
à ce que l'ascèse trop sévère ne mène pas
à l'orgueil, et pour cela, elle devra être pratiquée
à l'abri du regard des autres. (Coll. 8) Quoi qu'il en soit, la
lutte semble être permanente, même chez les anciens
expérimentés, pour contrer le faste séculier. Il semble
aussi que l'ascèse se situe au niveau des « affaires qui sont
hors de nos atteintes et qu'il nous est impossible de traiter. » (Coll.
9)
Abba Cheremon précise qu'il est utile au jeune
frère de souffrir les passions car s'il maîtrise trop vite
l'exercice, il risque de s'en attribuer les mérites. Cheremon ajoute que
cela seul est déjà une ascèse consistante que celle de ne
pas s'enorgueillir. (Coll. 11)
Par le jeûne, le moine prend conscience que tout ce
qu'il possède vient de Dieu et que cette privation le
dépossède de lui-même, petit à petit. Le jeûne
le débarrasse des assauts du démon et l'aide à tenir bon
dans l'épreuve et l'attente du retour du Christ. (Mc 2,8)
Jésus lui-même avait jeûné quarante
jours et quarante nuits après son baptême (Mt 3,2) et avait
recommandé à ses disciples de se parfumer la tête et de se
laver le visage (Mt 6,17) de manière à ce que les autres ne les
voient pas jeûner, ce qui impliquait que l'ascèse devait rester
secrète afin de n'attendre de récompense que de Dieu seul.
43 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie d'Antoine
» SC 400. Cerf. 1994.
Le travail manuel est également du domaine de
l'ascèse. Le moine doit alterner travail et prière, mais rien ne
l'empêche de prier en travaillant. Cet équilibre entre les deux
paraît sain. Abba Pambo44 remerciait Dieu, au moment de
mourir, de n'avoir jamais mangé son pain gratuitement, de l'avoir
gagné par son travail, ce qui nous fait comprendre que les Pères
du désert ne voulaient pas mendier. Abba Achille45 qui
tressait des paniers le faisait pour ne pas mécontenter Dieu et risquer
de s'attirer le reproche de ne pas avoir travaillé. Le travail manuel
procurait une fatigue, donc une paix corporelle plus grande. Travailler
était aussi un signe d'humilité et le signe d'une union avec le
monde.
D.J. Chitty parle d'un «... travail manuel (...)
monotone consistant à tresser des cordes et à fabriquer des
nattes, des paniers et des sandales avec des feuilles de palmier et des joncs :
ce type d'activité finit par constituer l'occupation principale des
moines, une occupation s'accordant excellemment avec leur devoir de la
prière continuelle 46. »
Le travail manuel poursuit donc deux buts : gagner son pain et
donner aux nécessiteux, mais la finalité ascétique du
travail manuel est surtout d'éviter l'oisiveté qui, au
désert, est source de déséquilibre mental. Pour Cassien,
le travail chasse l'acédie.
La prière quant à elle, est continuelle
au désert, elle ne s'arrête jamais. Abba Isaac dit qu'elle est
« un effort vers l'immobile tranquillité de l'âme et une
pureté perpétuelle. » (Coll. 9)
La prière est ce qui motive l'ancien à affronter
le labeur et l'ascèse. Elle est « physique » chez le moine, il
se prosterne, récite, lève les bras vers le ciel, se tient
debout. Il est indispensable de débarrasser l'âme de tout
sentiment qui l'anime (joie, tristesse, peur...) avant de prier, sinon la
prière sera vaine. Le moine a l'expérience de la prière,
il sait que s'il demande des choses inadéquates concernant sa vie au
désert, il ne sera pas exaucé. Abbé Cheremon dit à
ce propos :
« De là vient que, très souvent, si
nous demandons des choses nuisibles au lieu de ce qui nous serait bon, Il
(Dieu) se montre lent à exaucer nos prières, ou ne les exauce pas
du tout. » ( Coll. 13)
Dieu doit prendre toute la place. Abba Isaac recommande ceci :
« ...affranchir l'âme de tout vice terrestre et de
la libérer de la lie des passions afin de la rendre à sa
naturelle subtilité. » (Coll. 9)
Pour lui, il y a quatre formes de prière :
- le cri du pécheur qui implore le pardon de ses fautes ;
- le voeu pour ceux qui cherchent la vertu ;
44 Paterica arméniens 1,22. (in D.Leloir in
« Désert et communion » S0 n° 26. Bellefontaine.
1978.)
45 Paterica arméniens : 10,7. (in D.Leloir in
« Désert et communion » S0 n° 26. Bellefontaine.
1978.)
46 D-J. CHITTY in « Et le désert
devint une cité. » S0. N°31. Bellefontaine.1980.
- l'intercession pour ceux qui prient pour autrui ;
- la contemplation pure de ceux qui ne demandent plus rien car
ils ont obtenu la paix.
Abba Isaac établit une hiérarchie entre ces quatre
formes de prière, la première étant celle des
débutants alors que la dernière celle des plus avancés,
des anciens.
« ... (Ces anciens) qui ont arraché de leur
coeur l'épine douloureuse du remords (...)(et qui) tranquilles
désormais, se prennent à repasser, dans une âme très
pure, les munificences et les miséricordes que le Seigneur leur a faites
dans le passé. (...) » (Coll. 9)
Selon les sources que Cassien nous procure, la prière
est le plus souvent récitée en solitaire dans la cellule ou
parfois, devant celle-ci. Lorsque les anciens reçoivent des visiteurs,
il leur arrive de prier avec leurs invités en respectant leur horaire
coutumier. On lit à plusieurs reprises qu'un Père interrompt sa
conférence pour inviter ses visiteurs à réciter la
prière avec lui. Le dimanche, les anachorètes se
réunissent pour la prière commune qui se compose d'une
eucharistie et de psalmodies. Il semblerait que les anciens placent sur un
même pied d'égalité la prière, l'ascèse et la
charité fraternelle ; toute leur vie de moine doit embrasser leurs
oeuvres qui pour eux, est la manière de gagner leur vie comme n'importe
quel homme. La prière de l'ancien est sincère, confiante,
vigilante et sobre. Pallade dit qu'Abba Paul de Phermé avait trois cent
prières de règle et pour cela ramassait autant de cailloux qu'il
conservait dans le pli de son vêtement, et il en jetait à chaque
prière. Il arrive que les Pères récitent douze
prières et douze psaumes lorsqu'ils prient ensemble 47mais en
ce qui concerne la prière personnelle, ils restent assez secrets. Les
Pères adoptent plus volontiers le terme de « prière
fréquente » que de « prière continuelle
» alors qu'il nous est dit qu'ils priaient en tous temps : au repos, en
travaillant et même en enseignant un disciple, faisant de cette oraison
une véritable « respiration » vers Dieu. La
spiritualité des Pères était axée sur l'attente du
retour du Christ et les moines se tournaient vers l'Est pour prier, car c'est
de l'Orient que devait venir le Sauveur. Abba Arsène se mettait le soir
en prière.
«... le dos tourné au soleil, il ne terminait
sa prière que lorsque le soleil reprenant sa course, venait, le dimanche
matin, le frapper au visage. Le soleil représentait pour lui
l'éclat du Christ ressuscité, mais tout autant, celui du Christ
revenant dans sa gloire, à la fin des temps 48.
»
Abba Isaac dit que :
47 PALLADE in « Histoire lausiaque
» S0 n° 75 Bellefontaine 1999.
48 D. L. LELOIR in : « Désert et
communion. » S0. N°26. Bellefontaine. 1978.
« la prière se modifie à tout instant
selon le degré de pureté où l'âme est parvenue,
suivant aussi sa disposition actuelle, que celle-ci soit due à des
influences étrangères ou spontanées (...) on prie
différemment suivant que l'on a le coeur léger ou alourdi de
tristesse ou de désespoir (... ) » (Coll. 9)
Cassien nous informe par ces textes, de l'éducation
donnée aux novices quant aux différentes dispositions du coeur
pendant la prière. Celle-ci est plus féconde si le coeur est
débarrassé de ce qui l'encombre. C'est un élément
important dans la vie du moine que Cassien essaie de dégager et de
transmettre. Une fois encore, les Pères, considérés par
lui comme de saints hommes, sont arrivés à cette
tranquillité d'âme (apatheia) nécessaire à
l'oraison. Il compare la prière au pain : (il s'agit d'un besoin
quotidien) et cite l'exemple d'Antoine qui restait si longtemps en oraison que
les premières lueurs du soleil le surprenaient dans son extase. Mais il
enseigne également que les prières doivent être
fréquentes et courtes afin d'éviter la distraction. (Coll.
9)
Concernant l'aumône, Abba Pinufe reprend les
paroles du Siracide pour expliquer qu'elle éteint le péché
comme l'eau éteint le feu. (Sir 3,33) L'aumône est une
obéissance et porte remède aux blessures. (Coll. 20)
Elle n'est apparemment mentionnée que par Abba Pinufe. (Coll.
20)
III. L'hesychia.
Ce terme, assez difficile à traduire, signifie à
la fois la quiétude, le repos intérieur et extérieur. Il
s'agit d'un exercice constant de la « présence de
Dieu49». Le moine répète sans cesse : «
Dieu, viens à mon aide ! » et libéré, parvient
à la lumière de Dieu et de l'intimité du coeur, le reflet
en quelque sorte de Dieu lui-même. Face aux hérésies qui
niaient la divinité du Christ, les Pères étaient les
preuves vivantes, pneumatophores, par qui l'Esprit de Dieu se
manifestait sans doute et c'est dans l'intimité de la prière,
secrète, discrète, silencieuse, qu'ils faisaient
l'expérience de la Présence qui les illuminait tout entier, corps
et âme.
L'hesychia n'est pas qu'un simple recueillement,
c'est un état d'esprit et la conscience constante que Dieu est
présent, non seulement dans la cellule mais dans le coeur de l'ancien.
Seul, un moine entraîné en fait l'expérience et arrive
ainsi à se déifier dans le Christ, son modèle. Ce point
culminant de la prière, aboutissement des années d'ascèse,
représente le quatrième degré dont parle Abba Isaac
lorsqu'il explique l'existence des différentes sortes de prières
à Cassien et Germain. Il s'agit, en somme, d'atteindre la contemplation
en acquérant le
49 A.GUILLAUMONT in « Aux origines du
monachisme chrétien. » S0 n°30. Bellefontaine.1979.
calme et la sérénité. On ne s'isole et on ne
garde le silence qu'en vue de la contemplation de Dieu, la déification,
qui est le but du chrétien50.
Abba Arsène avait demandé à Dieu de
l'éclairer sur l'endroit où il vivrait le mieux sa vocation et
avait reçu cette réponse : « Fuis, tais-toi , vis dans
l'hesychia51. » Et Abba Macaire disait, lui :
« Personne ne peut avoir l'hesychia de l'âme s'il ne s'est
d'abord assuré celle du corps52i
Le renoncement au monde sera d'abord la fidélité
à un endroit bien défini.
« Aucune herbe ne pousse, dit un ancien sur une route
souvent foulée aux pieds et cela même si l'on sème et
re-sème. Il en est de même pour nos pensées. Si, au
contraire, tu vaques à l'hesychia et t'imposes tous les retranchements,
toutes les oeuvres spirituelles germeront et fleuriront en toi 53.
»
Luc Brésard dit que l'hesychia n'est pas un
but en soi, le but c'est la charité et l'hesychia est le moyen
d'arriver à ce but. C'est une disposition qui favorise
l'épanouissement de la charité54. L'hesychia
n'est donc pas une méthode, mais une manière d'être qui
requiert un désir intense de rencontrer Dieu et c'est Abba Isaac qui en
fera découvrir la signification à Cassien et Germain :
« ... voici ce modèle destiné à
vous instruire, cette formule de prière que vous cherchez. Tout moine
qui vise au souvenir continuel de Dieu, doit s'accoutumer à la
méditer sans cesse et pour cela, chasser toutes les autres
pensées ; car il ne pourra la retenir que s'il s'affranchit
entièrement des soucis et des sollicitudes corporels. C'est un secret
que les rares survivants des pères du premier âge nous ont appris,
et nous ne le livrons de même qu'au petit nombre des âmes qui ont
vraiment soif de le connaître. Afin donc de vous tenir toujours dans la
pensée de Dieu, vous devrez continuellement vous proposer cette formule
de piété : Mon Dieu, venez à mon aide ; hâtez-vous
de me secourir !
Ce n'est pas sans raison que ce court verset a
été choisi particulièrement de tout le corps des
Ecritures. Il exprime tous les sentiments dont la nature humaine est
susceptible ; il s'adapte heureusement à tous les états et
convient en toutes les sortes de tentations. » (Coll. 10)
Il s'agit d'un élément important dans l'oeuvre
de Cassien qu'il nous transmet assez longuement dans la dixième
conférence. La méditation quasi incessante qu'est l'hesychia
, ne sera, à notre sens, jamais vraiment retransmise à ce
point dans le monachisme occidental, même si l'on y trouve une
considération similaire de la prière contemplative. C'est une
théorie nouvelle pour Cassien qui se dit même « frappé
d'étonnement » par cette prière fréquente, mais
courte, récitée par les Pères.
50 B.CHEDOZEAU in «
L'érémitisme et l'organisation de l'espace
chrétien. » (Conférence donnée à
Montpellier le 30 mai 2005.)
51 Paterica arméniens : 2,12 : I,92. (in
D.Leloir in « Désert et communion » S0 n° 26.
Bellefontaine. 1978.)
52 Ibid
53 Ibid
54 L. BRESARD, Abbaye de Cîteaux :
http://
users.skynet.be/am012324/studium/bresard.
IV. L'apatheia.
Michel Spanneut55 donne cette définition de
l'apatheia : « L'apatheia ( áiraOeza ) est
fondamentalement l'absence de pathos, terme dont le radical - path
se retrouve dans iraó÷wí (subir). Est
pathos tout ce qui est subi : accident, impression, émotion,
sensation, passion. Etre apathès,
(áiraOçc ) c'est être inaffecté devant
l'événement, échapper à l'effet de l'incidence
(...) » Ce terme s'applique à Dieu chez les anciens
Grecs. « L'attitude des chrétiens quand iis'agit de
l'homme est variée. Certains jugent naturelle la passion, dont un usage
peu maîtrisé
leur apparaît vertueux. D'autres évoluent au
cours de leur oeuvre pour croire quelquefois, comme Augustin en finale,
l'apatheia radicalement impossible56. » I.Gobry dira, lui,
que « l'apatheia est l'incapacité d'être
ébranlé dans l'intériorité57.
»
L'apatheia est en somme, l'absence de passions et ne
doit pas être confondue avec l'ataraxie stoïcienne qui est l'absence
de troubles, même si les deux termes connotent une liberté
intérieure éprouvée par le pratiquant. L'apatheia
est une notion philosophique prudemment appelée « pureté
du coeur » par Cassien.
« Grégoire de Nysse pense que
l'élimination totale des passions en cette vie est chose néfaste,
car elle priverait l'âme du désir de Dieu et des armes
nécessaires pour combattre l'adversaire du bien58.
»
Il est mal aisé de démontrer si le Père
du désert est impassible au sens premier de la définition. Pour
tenter de comprendre, il faut partir d'Evagre. Pour lui, il faut que
l'âme s'élève au-dessus de toutes les pensées qui
concernent les choses et elle ne pourra y parvenir que si elle se
dépouille des passions qui la lient aux choses sensibles. Il ne s'agit
pas d'insensibilité envers Dieu, ni même envers les hommes, mais
d'une parfaite liberté intérieure, de l'abandon et du
dépouillement parfait. Il s'agit donc d'une doctrine bien
différente de l'ataraxie, comparée à l'absence de trouble
d'un Dieu immobile exempt de tout sentiment à l'égard de
l'homme.
C'est en se débarrassant des huit principaux vices que
l'on aboutit, pour Evagre, à l'apatheia, donc à
l'absence de passions néfastes au moine. Tout comme l'ataraxie
stoïcienne, l'apatheia peut s'apercevoir dans la maîtrise
des mouvements corporels. Athanase répète plusieurs fois
qu'Antoine reste le même dans toutes les circonstances59.
55 M. SPANNEUT in « L'apatheia
chrétienne aux quatre premiers siècles. » Proche-Orient
chrétien 52, 2002.
56 Ibid.
57 I.GOBRY in « De Saint Antoine à
Saint Basile. » Fayard 1985.
58 Dictionnaire encyclopédique du christianisme
ancien : T.1 article : « apatheia. » Cerf. 1983.
59 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie
d'Antoine » SC 400. Cerf. 1994.
L'apatheia au désert est l'abandon du superflu
qui empêche le moine d'être libre intérieurement et
spirituellement.
Dom Bernardo Olivera60 rappelle dans sa lettre aux
moines et moniales de l'OCSO* que pour arriver à l'apatheia,
Evagre parle de huit pensées ou tendances vicieuses que l'ermite doit
affronter et vaincre.
Cassien, lui, traduira la doctrine d'Evagre dans le contexte
cénobitique occidental. Plus
tard, Grégoire le Grand (t604) jouera un rôle
fondamental dans cette évolution. Il suit Cassien
mais change l'ordre des vices : l'acédie
disparaît de la liste, même si certaines de ses manifestations sont
incorporées à la tristesse. Il ajoute l'envie et enlève
l'orgueil de la liste en considérant qu'il est la racine et la source de
tous les péchés suivant la version de la Vulgate : «
initium omnis peccati est superbia (Si 10,15.) » Plus tard, la
vaine gloire et l'orgueil seront fondus en un seul vice et nous arriverons
à la liste traditionnelle des sept péchés capitaux
imposés en Occident à partir du XIIème siècle.
Tableau comparatif.
Evagre le Pontique
ot yrivtcorarot Xoytopot (Traité pratique 6-14)
|
Jean Cassien
Les huit esprits ou vices.
(Institutions 6-12 et Collations 5)
|
Grégoire le Grand
Les sept péchés capitaux (Moralia 31)
|
- yao-Opipapyia
|
Gastrimargia
|
Inanis gloria
|
|
|
Invidia
|
- iropveia
|
Fornicatio
|
Ira
|
- mi2apyipia
|
Philargiria
|
Tristitia
|
- 2iire
|
Ira
|
Avaritia
|
- opye
|
Tristitia
|
Ventris ingluvies
|
- axeöia
|
Acedia
|
|
- xevoöoiia
|
Cenodokia
|
Luxuria
|
- vireprmavia
|
Superbia
|
Superbia
|
C'est donc en se débarrassant de ces huit vices que
l'on aboutit, selon Evagre, à l'apatheia, donc à
l'absence de passions si néfastes pour le moine. Cassien ne parle pas
d'apatheia mais de « pureté du coeur et
tranquillité de l'âme. » (Coll. 1) Il identifie
cette pureté du coeur avec la charité : « puritas cordis
quod es caritas. » Cette charité de coeur, dit Dom
Colombas61, est la fin à laquelle se subordonne tout
l'ascétisme monastique. Mais à son
60 Dom B. OLIVERA in « lettre circulaire de
2007 aux moines et moniales de l'Ordre cistercien. »
www.ocso.org
* Ordre cistercien de la stricte observance.
61 G.M COLOMBAS in « El concepto del monje y
vida monástica hasta el fines del siglo V.» (Article in
«Studia monástica» Vol 1.) 1959. Montserrat/Abadia.
Barcelona.
tour, cette fin est elle-même subordonnée à
la contemplation, véritable cîme de l'idéal monastique.
De fait, l'apatheia, la purification, la charité
sont souvent unies à la contemplation. Cassien définit la vie
monastique comme une inébranlable union spirituelle avec Dieu.
(Coll.1)
V. L'acédie.
L'acédie est l'ennemi du moine qui la fuit comme la
peste. A notre sens, sa définition la plus exacte est « l'absence
d'espérance. » Le péché n'est pas l'acédie
elle-même, mais le fait de ne rien vouloir entreprendre pour en sortir.
Cet éloignement de Dieu par l'absence d'espérance, plonge le
moine dans une sorte de torpeur constante. L'acédie guette l'ancien qui,
las d'une vie parfois sans relief, finit par se décourager de prier, de
veiller, de travailler et s'enferme dans une négligence qui le coupe de
la relation avec Dieu. Abba Sérapion considère l'acédie
comme le cinquième vice, il l'appelle « tristesse ». Il s'agit
pour lui « d'un péché qui naît de mouvements
intérieurs. » (Coll. 5)
En cas d'acédie, véritable fléau
spirituel dans le monachisme, les Pères envisagent deux solutions :
celle de persévérer dans le combat sans se préoccuper du
mal qui les atteint et aussi de prendre conseil chez un autre moine plus
expérimenté. Abba Abraham recommande au moine de fixer son
attention vers Dieu seul.
« ... fixer toute son attention vers un but unique
auquel il fera activement converger toutes les pensées qui se
lèvent ou s'agitent dans son esprit, et c'est le souvenir de Dieu.
» (Coll. 24)
Si ce conseil est issu de la conférence sur la
mortification, ce n'est pas pour rien. Le Père du désert ne doit
jamais relâcher son ascèse s'il ne veut sombrer dans
l'acédie qui, au contraire de l'apatheia, excite le moine en
éveillant en lui une série de désirs et de passions que
les mortifications ont le don d'empêcher. Evagre parle de «
lâcheté » quand il peint le portrait du Père en proie
à ce démon62.
Selon sa définition,
« l'acédie est liée à l'état
de vie anachorétique et s'oppose à la permanence dans la cellule
et à la vie en solitude 63. »
Il s'agit bien de désintérêt et de
découragement qui mettent en danger l'exercice de la vie spirituelle.
Cassien nous donne, dans les Institutions64, la
définition suivante de l'acédie :
62 EVAGRE le PONTIQUE in « Traité
pratique ou Le moine. » (P.521) SC. 170. Cerf. 1989.
63 Dictionnaire encyclopédique du christianisme
ancien. T.1 article: « acédie. » Cerf 1983.
64 J.CASSIEN in « Institutions
cénobitiques. » SC 109. Cerf 1965.
« Voisin de la tristesse, cet adversaire
éprouve surtout les solitaires, attaque plus souvent et plus durement
ceux qui demeurent dans le désert. C'est surtout aux environs de la
sixième heure qu'il les trouble, excitant à heures fixes, comme
une fièvre qui revient périodiquement, leur âme malade par
les ardeurs violentes qu'il y allume. Enfin, quelques uns parmi les anciens
déclarent que c'est là le démon de midi dont parle le
Psaume 90. »
L'acédie, précise Cassien, empêche
même le moine de demeurer dans sa cellule et de s'appliquer à la
lecture. C'est un mal qui ronge et qui fait que le moine se verrait bien mieux
ailleurs. Cependant, ce mal rattrape le frère où qu'il se rende
puisque c'est en lui qu'il se trouve et non à l'extérieur. Il
s'attaque davantage aux anachorètes qu'aux cénobites, nous fait
entendre Cassien, car ces derniers ont davantage d'échappatoires dans la
vie communautaire apparemment moins austère, selon lui, que la vie en
cellule. Le seul remède apparent à l'acédie est le
travail, la prière et la fidélité à l'Evangile.
Germain et Cassien décrivent à Abba Daniel un état qui
ressemble à celui de l'acédie:
« Comment se fait-il que, retirés dans nos
cellules, nous sentions parfois notre coeur se remplir de tant
d'allégresse (...) mais il arrive aussi que nous soyons remplis d'une
angoisse subite et sans cause, nous nous sentons accablés d'une
tristesse à laquelle il ne se trouve point de motif (...)La cellule
devient insupportable, la lecture est à dégoût, la
prière s'égare, inconstante et capricieuse, comme des gens pris
d'ivresse (...)plus nous faisons d'efforts pour le (notre esprit) rappeler
à la contemplation de Dieu, plus il glisse et s'échappe en
courses vagabondes... » (Coll.4)
Abba Daniel donnera deux réponses à la question
: ou bien il s'agit d'une négligence générée par la
paresse, qui fait que l'on donne le pas à la tiédeur, ou bien il
s'agit d'une mise à l'épreuve de Dieu qui vérifie si
l'empressement des débutants était bien le fruit de sa
grâce divine ou simplement celui du zèle du jeune
commençant.
B.Olivera65 brosse un portrait de l'acédie
assez précis :
« Les principales manifestations de l'acédie sont
:
- l'instabilité intérieure et le besoin de
changement ;
- les soins excessifs apportés à sa propre
santé ;
- l'aversion pour le travail manuel ;
- la négligence envers les pratiques monastiques
;
- le zèle indiscret pour quelques exercices
ascétiques.
L'acédie activant tous les autres vices, elle ne peut
donc pas être soignée par une vertu contraire. Une thérapie
variée et multiforme s'impose :
- larmes de componction ;
- recours à la Parole de Dieu ;
- méditation sur la mort ;
- patience, résistance et
persévérance.
|
65 Dom B. OLIVERA in « Lettre circulaire de
2007 aux moines et moniales »
www.ocso.org
Il est facile de se rendre compte que tous ces
remèdes ou armes nous entraînent vers la rencontre avec Dieu. En
définitive, l'acédie est la fuite de Dieu et on ne la soigne que
par la recherche concrète et patiente du visage de Dieu. »
Cassien provoque l'explication par une question à
l'allure d'état d'esprit. Son enquête est poursuivie à
fond, il veut absolument transmettre une école, un mode
opératoire pour la vie monastique. Il veut exprimer que les
Pères, pourtant si parfaits à ses yeux, sont passés par
tous les stades de l'aridité spirituelle eux aussi. Le but est bien d'un
jour transmettre à des novices que l'acédie existe mais qu'elle
peut être combattue par la prière et la persévérance
dans l'ascèse. Les discours sur l'acédie ont un but didactique et
exhortatique, il s'agit pour Cassien de prévenir le disciple que
tôt ou tard, il sera surpris par cet état, mais que celui-ci peut
être passager, si le frère veut bien s'appliquer à suivre
les conseils qui lui sont prodigués.
VI. Description de l'ancien et situation dans l'Eglise.
Le Père du désert apparaît comme un homme
libre, fidèle à l'Ecriture et au Christ,
attaché à l'ascèse et pratiquant la
charité sans mesure. Socrate de Constantinople décrit Macaire
d'Alexandrie comme quelqu'un d'avenant.
« ...souriant à l'égard de ceux qu'il
rencontrait et (qui) plaisantait avec les jeunes qu'il initiait à
l'ascèse 66. »
Sur le plan physique, on dépeint certains Pères
comme étant petits et glabres à cause de la rigueur
ascétique. Cassien nous fait une belle description d'un vieillard de
Panéphysis qu'il s'en va visiter avec Germain. (Coll. 21)
Pallade décrit Abba Paphnuce comme quelqu'un
d'illettré, qui récitait les divines Ecritures de mémoire
et qui ne possédait qu'une seule tunique. Sérapion, lui,
était bon lettré, nous dit Pallade. S'agit-il des Pères
qu'a visités Cassien ? On ne le sait, mais ceux-ci, lettrés ou
non, ont généralement une connaissance aiguisée des
Ecritures qu'ils citent de manière courante et selon les circonstances
lorsqu'eux-mêmes, parfois, tombent à cours d'argument devant une
question difficile. Etre « illettré » ne signifie pas
nécessairement analphabète mais peut aussi vouloir dire que
certains anciens n'étaient pas instruits dans la sagesse profane
même s'ils possédaient une sagesse spirituelle 67.
Toutes les réponses aux questions humaines se trouvent dans l'Ecriture
et les anciens s'en inspirent pour prier, aider ou encore pour enseigner. Les
Pères reçoivent des personnes venues de loin et les
guérissent au nom de Dieu.
66 Socrate de CONSTANTINOPLE in « Histoire
ecclésiastique. » (T. IV-VI.) SC.477. Cerf 2004.
67 Athanase d'ALAXANDRIE in « Vie
d'Antoine » SC 400 Cerf. 1994.
Ainsi Macaire qui libère une « si grande
quantité de démoniaques qu'il est impossible d'arrêter un
chiffre68 », ou qui guérit une jeune fille
paralysée depuis de nombreuses années en lui faisant des onctions
vingt jours durant avec de l'huile sainte avant de la renvoyer chez
elle69. Ces miracles, même s'ils n'ont aucune preuve
historique, nous démontrent que les méthodes de guérison
font toujours référence au Christ, les Pères ne
s'attribuent aucun miracle, ils opèrent sans aucune prétention.
Il s'agit bien du Christ qui accomplit l'oeuvre par leurs mains. Paul le Simple
raconte qu'Abba Antoine, Père des moines souvent cité par les
anciens, s'adresse au démon en l'interpellant fermement :
« Tu sors ou je vais le dire au Christ !
70»
|
Cette parole veut dire que le Christ était
présent dans chaque geste de la vie quotidienne et que les Pères
se reportent à son exemple et à sa parole. Certains miracles
ressemblent à ceux du Nouveau Testament, ainsi le moine Elie qui menait
une vie très sainte, raconta que manquant de pain, il pria et en trouva
trois en rentrant dans sa cellule. Même après en avoir
donné aux hôtes qui étaient vingt, il en resta encore dont
il fit usage pendant vingt-cinq jours. Ces anecdotes sont-elles historiques ou
composées en vue de l'édification des jeunes moines ? Personne ne
le sait, mais il est sans doute question ici d'une leçon de
charité : n'est-ce pas parce que Elie voulait nourrir ses frères
moines (comme le Christ ses disciples et la foule) que les pains se
multiplièrent ? Le miracle n'est-il pas le fruit de l'intention ? Le
moine se situe dans une dynamique de foi et c'est sans doute le message que
cette anecdote veut faire passer. La foi entraîne le miracle. Pour les
Pères, les pauvres le sont à cause de l'injustice des hommes,
ainsi les oeuvres de charité et de miséricorde, dira Abba
Moïse « (...) sont nécessaires en cette vie tant que
règne l'inégalité des conditions. » (Coll. 1)
Les anciens aiment se citer entre eux. Les plus
zélés servent de modèles à la formation des
commençants. C'est Abba Antoine, la référence par
excellence des Pères que ceux-ci citent le plus souvent, mais il y a
d'autres exemples, comme Piamun qui fait référence à
Paphnuce (Coll. 18.) Le moine, nous l'avons déjà dit,
fait « profession » au désert dans tous les sens du terme.
Abba Moïse explique ce qu'est cette profession du moine : une
carrière et pas seulement un voeu. (Coll.1) Le Père du
désert travaille à la pureté du coeur comme un laboureur
moissonne son champ ou un soldat prend les armes. Sa fin n'est autre que le
Royaume de Dieu. La spiritualité du désert semble forte et on
verra quelquefois les anciens
68 PALLADE in «Histoire lausiaque»
S0 n°75. Bellefontaine 1999
69 Ibid.
70 Ibid.
pratiquer l'ironie, comme Abba Piamun, (Coll.18) afin
de susciter le questionnement chez leurs frères. La sentence monastique
est toujours exprimée de manière équivoque, son intention
est de susciter le questionnement chez le disciple.
Le statut des Pères du désert est vocation. Les
anciens sont « présence » au désert et leur sagesse est
principalement inspirée de l'expérience. Le moine vit au
désert et il y reste physiquement, certes, mais le désert est
dans l'Eglise et le moine en est le témoin à sa façon. On
peut observer que pour des solitaires que l'on penserait rustres, leur
sociabilité est grande et principalement tournée vers les plus
faibles. Si la propre clôture de l'anachorète est celle du corps,
la priorité de certains tend vers la charité et c'est en cela que
l'on reconnaît l'ancien comme un disciple du Christ. Le moine part du
principe que pour convertir le monde et alléger sa souffrance, il doit
d'abord se convertir lui-même. La fin du moine est de vivre dans le
Royaume de Dieu, son but est la « pureté du coeur » sans
laquelle il serait impossible d'atteindre cette fin considérée
comme la « céleste récompense ». La pureté du
coeur est donc le terme unique de l'action du moine et de ses désirs.
(Coll.1) « Le Père du désert a le don
pneumatique de convertir les coeurs », dit
Festugière71.
On observe incontestablement que plusieurs anciens parmi ceux
qu'interroge Cassien sont imprégnés de culture grecque. Socrate
est connu d'Abba Chérémon qui se livre à une comparaison
édifiante entre le philosophe et le moine du désert.
Les philosophes grecs « se retiennent uniquement de
consommer leurs passions, en se faisant violence ; mais le mauvais désir
et la volupté du vice ne sont point bannis de leur coeur. » ( Coll.
13)
Abba Chérémon se servait de cet exemple,
parfaitement intégré, pour instruire Cassien et Germain sur la
différence entre chasteté (pureté du coeur) et continence
(abstinence sexuelle.)
Dans le discours d'Abba Nestéros, il est question
d'herméneutique où l'ancien se livre à un véritable
cours sur la science spirituelle, détaillant avec beaucoup de verve les
trois genres de celle-ci : la tropologie, l'allégorie et l'anagogie.
(Coll.14) Cassien nous informe effectivement que ce moine est d'une
« science consommée » et son second discours sur les charismes
divins nous le confirmera. (Coll.15) Certains Pères ne manquent
pas d'humour, ils gardent leur calme, ne perdent pas contrôle devant
l'adversité, sachant à tout propos, trouver réponse
à toute question posée, ce qui nous conforte dans l'idée
qu'ils peuvent être empreints d'une culture raffinée.
71 A-J. FESTUGIERE in « Les moines
d'Orient« in « Historia Monachorum in Aegyto ».
Cerf 1964.
VII. Le disciple en recherche : qui est-il ?
Nous pouvons, contrairement au paragraphe sur l'ancien,
brosser un portrait plus ou moins général du disciple car,
à première vue, chaque jeune animé par l'esprit du
désert, semble demandeur des mêmes préceptes. On observe
dans les différentes sources qu'à la différence des
anciens, les disciples sont généralement des personnages
anonymes. Cette présentation restera donc générale,
contrairement au chapitre suivant consacré à la relation entre le
maître et le disciple dont nous relèverons les traits principaux
dans les Conférences de Cassien.
Le disciple du désert est généralement
jeune. Pallade nous en fait prendre conscience lorsque Paul, un cultivateur de
soixante ans, demande à devenir moine et qu'Abba Antoine lui conseille
de partir parce qu'il est trop âgé pour le devenir. Selon Antoine,
il est trop âgé pour subir les tribulations du
désert72. Ce récit est sans doute destiné
à indiquer que la vie du désert doit être embrassée
tôt. L'acclimatement est délicat et ne semble pas convenir
à tous les tempéraments ni à toutes les santés.
Dans la bouche d'Antoine, cette anecdote a valeur d'autorité puisqu'il
représente la référence type de la vie monastique.
Le disciple est habité par un désir intense de
chercher Dieu. Ce désir doit être tel, dit Pallade, qu'il doit
exclure tous les autres73. Ce jeune ne veut pas du monde et le souci
de sauver son âme le submerge plus que tout. Son enthousiasme est
authentique, il est fougueux et curieux, zélé et assoiffé
d'apprentissage, impatient de débuter et de vivre en anachorète
comme les anciens qu'il s'en va consulter. Le disciple a hâte de vivre
à l'école du désert et de la découvrir dans ses
moindres détails, il ne semble éprouver aucune crainte au
début car son zèle est si fort qu'il se persuade qu'il est a
été conçu pour cela. Le disciple, comme tout jeune qui
ressent l'appel du Christ à se lancer à sa suite, se situe dans
une dynamique de conversion, il ne part pas au désert pour fuir le monde
ni pour vivre en marge d'une société qui lui fait peur, mais pour
y faire une rencontre, « La » rencontre. Au début, pas
d'acédie, mais pas d'apatheia non plus : le disciple se met
à l'écoute, heureux d'apprendre, exposant avec confiance sa
vulnérabilité aux conseils des anciens.
Cassien nous dit qu'il est « avide de
s'établir par les leçons d'un ancien sur un fond solide. »
(Coll. 1) Le disciple a parfois des surprises car ce qu'il attend du
désert ne correspond pas toujours à ce qu'il cherche, il est
alors déçu, découragé. On va à la vie
monastique par des chemins difficiles et ce que l'on enseigne aux jeunes ne
répond pas toujours à leurs attentes. Parfois, le disciple trop
empressé, en arrive à s'estimer supérieur
72 PALLADE in « Histoire lausiaque
» S0 n° 75 Bellefontaine 1999.
73 Ibid.
aux anciens au point d'offenser ses maîtres en leur
préférant directement l'enseignement du Christ74. Il
arrive donc que certains d'entre eux quittent le désert et mènent
alors un style de vie opposé à celui prescrit par les
Pères. D'autres encore s'éloignent des anciens en
prétendant que leurs enseignements n'ont plus de valeur à leurs
yeux et s'enfoncent assez vite dans des excès divers,
généralement dénigrés par les moines. Le disciple
qui accepte de se soumettre docilement à son maître le fait de bon
coeur et parce qu'il le souhaite profondément. Au désert,
l'ancien a toute la confiance du jeune qui se réfère à ses
dires, quémandant ses conseils quand besoin s'en fait sentir et
acceptant sans protester que toute discipline demande un maître. Le
disciple sait qu'à l'instar de Samuel, Dieu s'adresse aux jeunes et
qu'Il les éprouve en les soumettant à la direction d'un ancien
(Coll. 2.)
Abba Daniel exprime très bien l'angoisse qui guette un
jeune moine au point que « la cellule devient insupportable. » (
Coll. 4) Le disciple y fait l'expérience de la tentation qui
l'éloigne parfois du but qu'il s'est fixé. Au désert, le
disciple est comparé à un petit enfant, comme l'explique Abba
Isaac de manière fort suggestive.
« ...nourri comme d'un lait fortifiant, l'esprit (du
jeune) grandit et s'élève peu à peu et par degrés,
des choses les plus humbles jusqu'aux plus élevées (...) » (
Coll. 10 )
Le disciple atteint la pureté lorsqu'il ne l'attend
plus de ses propres efforts, (Coll. 9 ) et c'est de cette façon
que l'on mesure l'état de sa croissance spirituelle, mais il n'y a pas
de laps de temps bien défini pour acquérir une vertu au
désert. Le disciple prend le temps qui lui convient, il reste en
mouvement, en chemin, vigilant dans sa dynamique de rencontres. Il est
conscient qu'il a toute la vie pour arriver à Dieu.
Le jeune moine a des amis et ils sont parfois plusieurs
à quérir les enseignements d'un même Père. Cassien
et Germain ne se quittent pas dans leur quête d'instruction, posant tour
à tour des questions aux anciens qu'ils rencontrent. On découvre
Germain interroger les Pères davantage que son ami Cassien qui se
contente d'écouter et de garder en mémoire les sentences des
anciens. Les disciples ne sont pas issus du même moule, les enseignements
sont personnalisés selon leur tempérament et l'intensité
de leur quête, comme nous le verrons par la suite.
Parfois, le jeune se contente de regarder plutôt que de
parler. Ce « silence si éloquent » du désert est pour
lui, un instrument utile à son éducation monastique. Le jeune
moine reste un être humain avec sa sensibilité et Cassien nous
partage dans la conférence d'Abba Abraham, que leurs coeurs tiraient
après leur famille qu'ils sont pressés de retrouver, ce qui
74 PALLADE in « Histoire lausiaque
» S0 n° 75. Bellefontaine 1999.
fait soupirer l'ancien qui les juge alors « lâches de
coeur » et il le leur reproche sans ménagement.
« C'est de corps seulement que vous avez entrepris ce
lointain voyage et vous êtes séparés de vos parents, au
lieu que vous deviez le faire en esprit ! » (Coll. 24)
En effet, la proximité de la famille, qu'elle soit de
corps ou d'esprit, semble être contre-indiquée pour le jeune
disciple car il ne pourrait s'en détacher totalement pour s'adonner de
manière absolue à la rencontre de Dieu. Ainsi le démontre
bien cet apophtegme :
« Un frère quitte le monde, distribue ses
biens aux pauvres, mais garde pour lui quelque chose. Il va trouver Antoine.
Celui-ci dit : « Si tu veux devenir solitaire, va dans tel bourg,
achète-toi de la viande et place cette viande autour de ton corps nu
puis viens ici. » Le frère fit ainsi, mais au sortir du bourg, les
oiseaux et les chiens se précipitèrent sur la viande ; les chiens
y mordirent à belles dents, entamant le corps du frère presque
autant que la viande. Le frère se présenta donc à Antoine
dans un état lamentable et le corps déchiré. Antoine lui
dit : « Ainsi en est-il de ceux qui disent avoir abandonné le monde
et y gardent pourtant des possessions. C'est de la même manière
qu'ils seront blessés par les combats des démons 76.
»
L'histoire pourrait paraître cruelle si elle
était véridique ! Elle a cependant valeur symbolique et
délivre un enseignement qui est de base au désert : celui de tout
quitter pour suivre le Christ. A ce sujet, les anciens se montrent
généralement sans mesure. Ils savent, par expérience,
qu'aucun moine n'est capable de se stabiliser dans la vie monastique s'il ne
s'est avant cela, dépouillé de ses biens et détaché
de ses habitudes.
VIII. Approche de l'ancien.
L'Histoire lausiaque raconte que Cronios, jeune
prêtre de Nitrie, ayant fui le
monastère où il résidait, s'en va vers la
montagne d'Abba Antoine pour le rencontrer mais qu'il doit attendre cinq jours
avant de pouvoir s'entretenir avec l'ancien77 ! Cassien et
Germain doivent verser des larmes pour être reçus par Abba
Moïse dont ils connaissaient l'inflexibilité et l'hésitation
à ouvrir les portes (Coll. 1.)
Cassien écrit que Paphnuce garde le silence avant
d'adresser la parole aux deux jeunes venus de très loin pour le
rencontrer (Coll. 3. ) L'entretien peut parfois durer une nuit
entière et sa clôture revient souvent à l'initiative de
l'ancien. (Coll. 7)
Paradoxalement, les discours des Pères
interrogés sont souvent très longs. On observe que Cassien et
Germain accusent fréquemment de la fatigue, voire un
découragement à la fin
76 Paterica arméniens : 6,1 II, 122. ( in
D.Louis Leloir : « Désert et communion. » S0
n°26. Bellefontaine.1978.)
77 PALLADE in « Histoire lausiaque »
S0 n° 75. Bellefontaine 1999.
des entretiens. Certains discours étonnent sans
rassasier (Coll. 9) mais il faut dire parfois que les disciples
semblent insatiables d'enseignement. Les jeunes moines abordent les anciens
avec d'infinies précautions, leur respect est immense. Chez Cassien, les
Pères sont des icônes vivantes pour Germain et lui,
néophytes assoiffés d'enseignements qui veulent à tout
prix les imiter et transmettre à d'autres et ailleurs, leurs sentences
et conférences. Il apparaît souvent que le jeune lui-même
relance l'ancien dans l'entretien, par d'autres questions non
élucidées, ce que réprouve Abba Théonas lorsqu'il
emploie la métaphore suggestive du bateau à peine entré au
port du silence qui doit déjà reprendre les voiles pour un nouvel
entretien. Cette approche du jeune disciple démontre son empressement
d'en connaître plus, et de percer ce mystère de la vie
érémitique qui ne s'élucide pourtant qu'avec le temps.
A notre sens, l'approche de l'ancien est symbolique : s'il est
porteur de la parole qui peut éclairer le jeune, ce dernier ne peut
l'atteindre que s'il s'est en partie dépouillé des
premières couches d'orgueil amenées du monde. L'ancien ne veut se
laisser trouver que par celui qui cherche vraiment, qui s'est
déjà donné du mal en vue d'un premier entretien et dont la
quête de Dieu est l'unique finalité de la recherche.
D'après les sources étudiées, il apparaît que c'est
le disciple qui cherche le maître, jamais l'inverse. Dieu appelle, mais
le jeune doit partir en quête de son guide, cela fait partie du
début de la démarche spirituelle du novice.
Pallade lui-même « ...partit vers le grand
désert, à une demi-journée de marche, dans cet
établissement dépendant de Nitrie qu'on appelle les Cellules(...)
Macaire l'Alexandrin était reconnu par tous comme une autorité
spirituelle à laquelle il convenait de faire appel en cas de besoin(...)
C'est donc ce grand vieillard qui accueillit Pallade et le guida dans le combat
proprement spirituel 78. »
Même s'il n'est pas prouvé que Pallade ait
marché si longtemps, l'idée générale est celle du
chemin, de « la marche vers » ce à quoi on semble
appelé. La motivation réside dans la preuve du dépassement
de soi-même. Pour atteindre ce qu'il cherche, le débutant doit se
donner du mal. Pallade l'explique en exprimant qu'il a marché et sans
doute prié et préparé son entretien, avant
d'écouter les premiers préceptes de son maître et de se
mettre à son école. Cette première étape de la
recherche du maître est importante, ce qui nous est expliqué est
qu'elle est un chemin important dans le contexte de la quête de
l'ancien.
78 PALLADE in « Histoire lausiaque.
» S0 n° 75. Bellefontaine. 1999.
IX. Les attentes du disciple.
Le disciple assume son rôle et les préceptes qui
lui sont adressés. Dès qu'il décide de se soumettre
à l'obéissance d'un ancien, le jeune doit, lui aussi, se
soustraire aux plaisirs du monde et déjouer les ruses du démon
qui seront nombreuses dans sa vie de jeune moine. Le disciple veut devenir
« ami du Christ » et il se met à sa suite. Pour cela, il peut
compter sur un intermédiaire de taille qui est l'ancien. Sans lui, le
jeune a fort peu de chance de mener à terme sa recherche au
désert. Pour que l'esprit du monde n'ait plus d'emprise sur lui, il lui
faut lutter sans relâche, mais cette lutte doit être
assistée jusqu'à ce que les réflexes anachorétiques
lui deviennent acquis et familiers. L'ancien est là pour lui donner
l'exemple de sa manière de vivre, mais également pour enseigner
ses propres expériences qui ne sont d'ailleurs pas toujours heureuses.
Le jeune attend du maître une guidance humaine et spirituelle, et au
désert, il réapprendra ce qu'il croyait acquis : se nourrir,
prier, veiller et travailler. Il devra le faire comme un moine et non plus
comme un homme du monde. Son écoute doit être attentive, son
obéissance parfaite, de manière à ne pas tomber sous
l'emprise du malin. Sa confiance au maître est inébranlable, il
fait littéralement « communion » avec lui, il marche vers Dieu
en sa compagnie dans une proximité et une distance à la fois,
nécessaires à sa maturation.
Vincent Desprez nous informe, d'après un texte de
Rufin79, que c'est à Nitrie que l'on formait les jeunes
moines, avant de les envoyer dans les autres centres monastiques. Nitrie et
Scété semblent avoir été strictement orthodoxes
face à l'arianisme, dit V.Desprez et sans doute est-ce pour cette raison
que les jeunes y étaient formés avant de rejoindre leurs
maîtres dans les autres centres (Panépho, Diolcos, Kellia). Le
disciple a le désir de se mettre à l'école du maître
dans la simplicité et par là, unir sa volonté à la
volonté divine. S'il se scandalise d'une parole de son maître,
Pallade dit que c'est son propre jugement qu'il mettra d'abord en doute avant
d'interroger. Le disciple espère un bénéfice de cette
vulnérabilité à laquelle il s'oblige. Le disciple attend
du maître une totale prise en charge spirituelle, il recommence à
zéro comme l'enfant qui vient de naître, ce qui demande
énormément d'humilité. L'obéissance doit être
immédiate.
En milieu érémitique, il n'y a pas de
règle et c'est l'exemple de l'ancien qui fera autorité. En effet,
au désert, il apparaît que l'Ecriture ne soit pas seule
référente. L'avis des hommes et a fortiori du
maître, pour le disciple, est indispensable.
Ce texte nous l'explique :
79 V. DESPREZ in « Le monachisme
primitif » S0 n°72. Bellefontaine 1998.
Abba Daniel était arrivé très jeune
à Scété et les barbares qui avaient envahi le
désert le firent captifs. Après s'être enfui plusieurs
fois, Daniel fut refait prisonnier, et un soir, il assena un coup de pierre sur
la tête de son gardien. Il décampa, mais fut pris de remords pour
cet homicide et consterné, vint s'accuser aux pieds de
l'archevêque d'Alexandrie qui l'accueillit avec bonté et lui
assura que ce n'était pas un homme qu'il avait tué mais une
bête féroce. Daniel, non tranquillisé par cette
réponse, s'en fut trouver l'évêque de Rome puis les
patriarches de Constantinople, de Jérusalem et d'Antioche. Or, de tous,
il reçut la même réponse que celle de l'évêque
d'Alexandrie. Mais sa conscience le tourmentait et il revint à
Alexandrie où il se présenta au Palais du Juge, au bourreau.
Puisqu'il le désirait, le bourreau le mit en prison pour trente jours et
avertit le prince. Celui-ci le fit venir, écouta ses aventures puis,
plein d'admiration pour Daniel, le renvoya en lui demandant de prier pour lui.
Daniel était de plus en plus insatisfait car il craignait que Dieu ne
lui demandât des comptes, non seulement de son assassinat mais plus
encore de l'indulgence qui lui avait été faite pour son crime.
Pour expier, il décida de se mettre au service d'un paralytique couvert
d'ulcères qui dégageait une odeur pestilentielle. Il entoura cet
acte d'une grande discrétion et c'est accidentellement qu'un de ses
disciples l'aperçut un jour nourrir l'infirme et l'aider à
marcher
80.
Ce récit a une forte portée symbolique. Le
disciple, nous fait comprendre Dom Louis Leloir, a deux
références : le jugement des hommes et celui de l'Ecriture. Il
consulte d'abord le maître, cela par humilité et défiance
de son propre sens, mais comme il lui arrive que les avis des anciens ne
coïncident pas avec celui de l'Evangile, il préfère alors la
doctrine biblique. Cette narration, nous éclaire sur le fait que la
conscience peut travailler cruellement le moine. Les avis des hommes qu'il a
pris en premier, ne le satisfont pas. Il y a une morale divine existante
à laquelle il ne peut se soustraire au point que Daniel se châtie
lui-même en pratiquant la charité auprès d'un malade,
à la seule vue de Dieu. Les hommes ont jeté à rien son
acte criminel, mais lui, face à Dieu, est tenaillé par la
conscience. Cette anecdote nous aide à comprendre que l'avis de l'homme
reste « humain » et qu'il est important pour le moine de se remettre,
à chaque acte posé, face à Dieu afin d'écouter ce
qu'Il a à lui dire. Le maître est important, certes, mais c'est
dans l'intériorité, face à Dieu, que le moine trouvera les
réponses aux questions qu'il se pose.
Le disciple consulte généralement le
maître en premier lieu et celui-ci peut le guider ensuite vers une
lecture de la Bible pour appuyer son enseignement. Cassien nous informe que
c'est la doctrine des anciens qu'il vient chercher au désert, son
intention est de se pénétrer de leur enseignement et non de
quérir des éloges qui ne pourraient que lui nuire. Le disciple
reçoit par moment de véritables leçons de
catéchèse, voire même de théologie assez
poussées. Abba Daniel présente un exposé clair et
développé sur la chair et l'esprit et éclaire de ses
exemples la pensée de l'Apôtre, ce qui la rend plus
compréhensible pour les disciples. Il encourage ensuite les
réactions de ses jeunes auditeurs qu'il complimente sur leur
80 Dom L. LELOIR in : « Désert et
communion. »S0. N°26. Bellefontaine.1978.
connaissance des principaux chefs de la question posée.
(Coll. 4) Germain explique à Abba Joseph que sa recherche
consiste à observer et écouter afin de pouvoir par la suite,
même dans une mesure modeste, imiter ce qu'il aurait appris à
l'école du désert. Mais il ajoute que ça lui paraît
impossible d'obtenir ce qui lui serait si salutaire. Il l'avait pourtant promis
au supérieur de son monastère. Abba Joseph lui répond
sagement que le moine ne devrait jamais prendre d'engagement absolu car, ou il
sera obligé de tenir sa promesse, ou s'il s'en détourne, il
faudra qu'il foule aux pieds ses obligations. (Coll. 17) Le
découragement ne manque donc pas chez les disciples... et la sagesse du
maître est belle !
Cassien dit à Abba Isaac qu'autant son enseignement
l'enflamme « du désir d'une béatitude parfaite
», autant son découragement est profond tellement son
ignorance est grande. Le disciple peut être relancé par l'ancien
au milieu d'un discours lorsque son attention se
disperse. Abba Sérapion leur dira : « Revenons
à l'exposé que nous avions commencé (...) iiest
une difficulté sur laquelle vous ne m'avez pas interrogé. »
( Coll. 5)
Il apparaît souvent que lorsque le disciple demande une
parole à son père spirituel, ce dernier arrive à
l'instruire et à satisfaire sa demande par des réponses
éclairantes et appropriées. Le jeune moine est en questionnement
perpétuel et ses interrogations sont nombreuses. Il vient quérir
auprès de l'ancien une explication détaillée de ce qu'il
n'a pas compris seul et le rôle du maître est de
débroussailler les choses cachées avec lesquelles vivent
constamment les jeunes moines mais qu'ils sont encore incapables d'expliquer
par euxmêmes. L'explication est délivrance à tel point,
dira Cassien, qu'après que Abba Sérapion eut fait la
lumière sur les huit principaux vices, il lui semblait avoir l'objet de
cet éclaircissement présent devant les yeux. (Coll. 5)
Quoi qu'il en soit, rappelle N. Molinier81, le disciple devra
toujours garder en tête que s'il se retire au désert, ce n'est pas
pour y jouir d'une béate quiétude, mais pour y mener la vie
angélique et nous ajouterons qu'en obéissant à son
maître, c'est à Dieu qu'il obéit. Son adhésion
à la parole du maître n'est donc pas servile mais utile
puisqu'elle le mènera à une connaissance plus profonde des
mystères divins pour pouvoir, à son tour, les rayonner autour de
lui. Le disciple se met dans des dispositions d'esprit qui font de lui un
être engagé et soumis par amour.
81 N. MOLINIER in « Ascèse,
ministère et contemplation » S0 n°64 Bellefontaine.
1995.
Chapitre 3 : La relation maître disciple.
I. Objectif du chapitre.
Dans les sources consultées, il est n'apparemment fait
mention que d'un seul cas où le
terme « maître » est employé pour
désigner l'ancien.
« Sur le point de quitter le désert,
poussé par ma passion, je n'en parlais pas à mes voisins ni
à mon maître Evagre ... 82 »
C'est Pallade qui use de cette appellation envers Evagre. S'il
nous a toutefois semblé bon d'utiliser ce vocable, c'est pour relater
à la fois la distance qui sépare l'ancien du disciple sur le plan
du savoir et de l'expérience et, d'autre part, pour illustrer le respect
et la révérence employés par le disciple envers son
ancien. Ceux-ci sont immenses. Le maître, même s'il se fait appeler
« abba » (père), est celui qui enseigne, tel un
maître d'école. S'il est « abba », c'est parce
qu'il a engendré une postérité spirituelle, dit
I.Gobry83. Il a le pouvoir de la connaissance qu'il transmet. Dans
le cas du désert, il nous apparaissait que cette dénomination de
« maître » pouvait ajouter à la compréhension
relative au rapport respectueux du disciple vis-à-vis de l'ancien et
pouvait également souligner le caractère de fonction et de
mission de l'ancien vis-à-vis du novice.
Comme tout disciple du désert, Cassien et son ami
Germain partent à la recherche des Pères. La quête de
l'ancien est dynamique chez le disciple. Le maître peut simplement
être un moine confirmé, un « ancien » sur le plan de
l'avancée spirituelle et pas nécessairement de l'âge. On
dit de Macaire d'Egypte qu'il était appelé «
7razäzapzoyepwv » (= enfant-vieillard) après
seulement dix ans de vie au désert84. Ce maître est
perçu comme un symbole de perfection par le futur moine et il se laisse
chercher. La quête de l'ancien semble première dans la
démarche spirituelle du novice. A plusieurs reprises, l'exemple de
Samuel est cité, comme dans la seconde conférence d'Abba
Moïse qui explique que Dieu qui a fait l'élection du jeune Samuel
ne l'instruit pas par Lui-même mais le confie à un vieillard, un
ancien, afin d'éprouver l'humilité de celui qu'Il appelle. (
Coll. 2)
La soumission à l'ancien est une pratique recommandable
au désert : qui ne peut obéir à l'ancien, ne le peut pas
non plus à Dieu. Le jeune doit parfois patienter plusieurs jours avant
que l'entretien ne lui soit accordé. (Coll. 1) Les discours du
maître durent parfois toute la nuit
82 PALLADE in « Histoire lausiaque »
S0 n°75 Bellefontaine 1999.
83 I.GOBRY in « De Saint Antoine à
Saint Basile. » Fayard 1985.
84 N.MOLINIER in « Ascèse,
contemplation et ministère » S0 n°64. Bellefontaine
1995.
jusqu'au matin, nous informe Cassien : « Le jour
commençait à poindre lorsque nous partîmes vers nos
cellules. » (Coll. 9) Nous savons que, pour le moine, la nuit est
l'instant de la plus grande proximité avec Dieu. Abba Moïse raconte
qu'Abba Antoine avait reçu des moines qui venaient s'enquérir de
perfection et que sa conférence avait duré « de
vêpres jusqu'au lever du jour ». (Coll. 2) Abbé Serenus
dit à ses visiteurs que « voilà déjà deux
nuits » que leur entretien se prolonge et que c'est l'aurore qui y
met fin. (Coll. 8) La quête de Cassien est celle des
règles de la vie spirituelle, il le précise. Le Père du
désert les connaît puisqu'il les a mises en pratique. Elles
peuvent varier d'un ancien à l'autre mais le jeune retrouve chez chacun,
les grandes lignes principales, les objets de sa quête. Ce père
modèle établit des règles mais n'est pas
législateur, tel que le prescrivait Abba Poemen : « Sois pour
eux (les jeunes) un exemple et non un législateur ! 85 » Les
Pères établissent les règles pour eux-mêmes mais
laissent le jeune moine libre d'y adhérer ou non. Cependant, on verra
certains anciens proposer la soumission dès le moment où le
jeune, devenu disciple, fait le choix d'adhérer à son
école. (Coll. 11)
Dans ce chapitre, nous aborderons les différents
aspects de la relation entre le disciple et son maître : leur
proximité, la pédagogie employée par le maître ainsi
que ses exigences, l'originalité de la transmission, la notion
d'obéissance mutuelle, l'expérience de laquelle s'inspire
l'ancien pour former le jeune moine, nous découvrirons ensuite s'il
existe une théologie du désert, ses renoncements et si l'Ecriture
Sainte justifie cette relation maître disciple.
II. Proximité du maître et du disciple.
Même si dans les Apophtegmes, Dom L. Regnault
indique une variété de situations où
les jeunes moines viennent frapper à la porte de divers
anciens qu'ils connaissent seulement de réputation, afin de recevoir une
parole de façon isolée, sans suivi particulier, c'est la relation
individuelle dont parle Cassien qui fait l'objet de notre étude. Dom L.
Leloir dit que selon les Paterica arméniens, les anciens
appelaient leurs disciples « mon petit enfant », ce qui
dépeint une ambiance détendue et affectueuse entre vieillards et
disciples. « La direction des âmes réclame un don de soi
qui, pour être effectif, doit être sainement affectif
86. »
Si l'ancien se fait appeler « abba », c'est
que la relation est proche, voire filiale, mais il apparaît qu'elle n'est
pas fusionnelle. Le maître ne forme que celui qui accepte d'appliquer
les
85 Dom L.REGNAULT in « Sentences des
Pères du désert. » Collection alphabétique.
Solesmes 1981.
86 D.Louis LELOIR in « Désert et
communion » S0 N° 26 Bellefontaine 1978.
conseils. Cassien explique que l'entretien fut demandé
dans les larmes à Abba Moïse, car ils connaissent
l'inflexibilité du vieillard. Celui-ci n'ouvre sa porte qu'à ceux
qui cherchent avec le coeur contrit et c'est seulement fatigué des
prières de Cassien et Germain qu'Abba Moïse prend enfin la parole
pour leur exposer ce qu'ils attendent de lui. On le voit donc, la
proximité n'est créée que si le disciple est insistant et
motivé dans sa quête de Dieu.
Père spirituel, accompagnateur, confesseur,
éducateur, consolateur, le Père du désert est un peu tout
cela à la fois. La relation maître disciple relève d'un
partage.
« La paternité spirituelle ne consiste pas en
l'exemplarité morale d'une vie édifiante, mais bien en la
capacité de faire partager une expérience spirituelle vivante,
transformante 87. »
Pour atteindre le but fixé, le jeune doit se mettre
à l'école de l'ancien afin d'éviter les pièges du
démon.
« ...cette forte formation n'aura pas seulement
l'avantage de (nous) mener à la parfaite discrétion, elle (nous)
mettra encore à l'abri de toutes les embûches de l'ennemi. »
(Coll. 2)
Si le jeune se fie en son jugement personnel, il sera la proie
de la tentation. Les Pères insistent fortement sur ce point. Recevoir
les leçons de l'ancien et les mettre en pratique est donc indispensable
pour qui veut tenir au désert. Le maître autorise diverses
manières d'agir quant aux fréquences des visites du jeune
moine.
« A un frère qui demandait : Qu'est-il
préférable, père ? Aller trouver l'ancien ou rester en
cellule ? Un vieillard répondit : Aller trouver les anciens était
une règle des premiers Pères mais ils ont décidé
que rester en cellule était également une bonne chose
88. »
Il n'y avait donc pas de règle absolue, nous
dit D. Louis Leloir, la décision jugée la plus opportune
était celle que suggéraient les circonstances de personnes et
d'événements 89. Il apparaît donc que la
paternité spirituelle tenait compte de l'enseignement des anciens mais
également du tempérament du disciple.
On retrouve pareils textes chez Cassien (Coll. 6 et 24)
qui enseignent que la cellule permet de lutter contre l'acédie et
les tentations en tous genres. Cassien semble cependant moins souple que les
Paterica concernant la cellule puisqu'il ne tient apparemment pas
compte des différents tempéraments des disciples ni des
événéments.
87 N. MOLINIER in « Ascèse,
contemplation et ministère. » SO. N° 64.Bellefontaine.
1995.
88 Paterica arméniens :10, 70R :III,109. ( in
D.Louis Leloir : « Désert et communion. » S0
n°26. Bellefontaine.1978.)
89 D. L.LELOIR : « Désert et
communion. » S0.N°26. Bellefontaine.1978.
Les Conférences se montrent fermes quant à
l'observance de la cellule, assurant qu'à chaque fois qu'elle sera
réintégrée, le novice la trouvera nouvelle. C'est en elle
seule, selon
Cassien, que le jeune moine y trouvera stabilité et pourra
y fixer son esprit en Dieu, d'oül'importance d'y passer du
temps.
III. Ce que demande le maître.
A. Exigences propres au désert.
Le rapport maître disciple a fortement changé
entre l'époque d'Abba Antoine et celle de Cassien puisque d'une part, au
temps d'Abba Antoine, les seuls exemples reçus et suivis sont ceux des
saints de l'Ecriture car celle-ci suffit à enseigner (et les
enseignements d'Antoine ne font donc que confirmer la doctrine scripturaire) et
que d'autre part, l'accueil fait au disciple était bien
différente. Pallade nous raconte qu'un vieillard nommé Paul
(surnommé plus tard Paul le Simple) va trouver Abba Antoine pour devenir
moine.
Antoine refuse de lui ouvrir et le laisse quatre jours devant
sa porte, à jeun. Au bout de ce temps, c'est l'ancien qui cède et
il apprend à tresser des feuilles au postulant. Mécontent de son
travail, il défait les tresses et le fait recommencer à plusieurs
reprises. Paul ne murmure même pas, alors qu'il est cependant toujours
à jeun ! Antoine est alors touché de componction et cède
mais l'épreuve de Paul est loin d'être terminée. Antoine
lui propose de manger et le disciple accepte en répondant : «
Comme il te plaira, Abba. » Avant de rompre le morceau de pain,
Antoine récite douze fois le même psaume et dit douze fois la
même prière mais Paul s'unit avec ardeur à cette
prière. Les deux hommes mangent enfin mais Paul ne prend que la
même quantité qu'Abba Antoine. Vient enfin la prière de la
nuit. Comme Antoine voyait que Paul pouvait le suivre avec ardeur, il lui dit :
« Si tu peux faire cela chaque jour, reste avec moi » et il
lui dit le jour suivant « Voici que tu es devenu moine
90i
Pallade cite cette anecdote de manière à faire
comprendre que l'accueil fait au novice peut se montrer glacial. La mise
à l'épreuve est une étape indispensable à la
vérification des motivations du jeune (ou moins jeune) moine. Celui qui
dépasse cette épreuve et montre de la bonne volonté est
retenu par l'ancien. Ne semble donc devenir pleinement « moine » que
celui qui accepte avec patience les exigences du maître et qui peut
dépasser le caractère parfois humiliant de ce temps de
probation.
A l'époque de Cassien, l'accueil du jeune moine a,
semble-t-il, quelque peu évolué. Lorsque l'ancien a
accepté de guider un jeune moine, il se montre apparemment plein de
90 PALLADE in « Histoire lausiaque
» S0 n° 75 Bellefontaine. 1999
prévenance contrairement au laconique Antoine qui ne
prononçait que les quelques mots nécessaires à l'accueil
et mettait son futur disciple à l'épreuve dès le premier
jour. On voit Sérénus préparer de la sauce pour le repas
offert à ses jeunes visiteurs et proposer des olives, des prunes et des
pois chiches torréfiés, ce que les moines appellent « des
friandises ». (Coll. 8) Abba Chérémon leur
explique, comme à des enfants, qu'il faut restaurer le corps qui nous a
été donné par Dieu, de peur qu'il ne défaille en
chemin. (Coll. 11) Abba Piamun qui les accueille avec joie, leur donne
de la nourriture à la mesure qui leur convenait. (Coll. 18)
Nous sommes donc loin de l'accueil réfrigérant
d'Abba Antoine envers Paul le Simple91 !
Abba Nesteros s'adresse à Cassien à qui la
jeunesse,dit-il, doit rendre plus difficile l'observation de ses avis
en lui demandant un grand silence, premier pas à faire dans la voie
de la pratique.
« Pour bien écouter les enseignements des
anciens, il faut savoir les écouter de tout coeur, en silence, les
retenir avec soin dans son âme et se hâter beaucoup plus de les
pratiquer que de les enseigner aux autres, car en enseignant ces
vérités, on s'expose à la vaine gloire, mais en les
pratiquant, on en multiplie les fruits et l'intelligence. » (Coll.
14)
Pour Cassien, il faut n'interroger les anciens que pour leur
demander ce qu'il est nuisible d'ignorer ou nécessaire de savoir et non
pas les questionner sur ce que l'on sait déjà. (Coll.
14)
On notera que, souvent, la détermination du disciple
touche le coeur de l'ancien. Au désert, le rapport au maître est
respectueux, déférent et il n'y a aucune
légèreté entre le jeune et l'ancien même si
l'affection est bien présente. La distance est gardée. Abba
Moïse recommande l'humilité vraie au disciple, il doit laisser au
maître le jugement de ses actions et même de ses pensées.
(Coll.1) Le jeune ne doit tenir pour bon que ce qui vient de la bouche
de l'ancien, lui dévoilant la moindre de ses intentions, bonne ou
mauvaise, le premier germe de tout projet. Rien n'est caché à
l'ancien, comme rien ne doit l'être à Dieu.
L'exemple des anciens est donc une règle de vie chez
Cassien. Le combat spirituel est dur et de tout instant, explique Abba
Moïse (Coll. 2), il faut donc suivre la trace des Pères et
leur déférer les pensées les plus secrètes,
même celles qui font honte. Si le respect du jeune moine envers le
maître transparaît de façon évidente dans les
Conférences, il en va de même pour le maître envers
le jeune. Certains ne ratent pas une occasion de s'humilier devant leur
disciple en disant : « Désormais, tu es le maître et moi
le disciple 92. »
91 PALLADE in « Histoire lausiaque
» S0 n° 75 Bellefontaine. 1999.
92 Dom L.REGNAULT in « Abba, dis-moi une
parole ! » Apopht. 353. Solesmes. 1984.
Cassien écrit que Paphnuce, après avoir
gardé le silence, sembla vanter les propos de ses jeunes visiteurs, en
louant leur démarche de vouloir imiter la vie anachorétique.
(Coll. 3)
Le degré de perfection ne se juge pas en fonction
du but à atteindre, mais en fonction du point de départ,
nous rappelle Y.Raguin93. Le Christ n'a jamais demandé
à ses disciples d'être parfaits mais seulement de le suivre et
d'observer ( Mc 1,17 ; Jn 1, 39 ; Jn 1, 43). L'important semble donc «
d'évoluer vers la sainteté » et non de «
devenir saint ». Là se situe la véritable exigence au
désert. La vie des disciples du Christ eux-mêmes fut une marche
constante vers la perfection, a fortiori les jeunes novices ont-ils le
temps devant eux pour devenir pleinement moines. Oui, l'apprentissage du
désert est une longue marche dynamique. L'important est de progresser et
non pas d'arriver trop vite à la perfection.
On a dit que les Pères se montraient intraitables quant
au fait de garder la cellule en toutes circonstances. Celle-ci doit être
le refuge du moine et son endroit de ressourcement. Les anciens envoient les
jeunes moines pour y prier ou chercher un sens à leur présence au
désert. Il est indispensable qu'ils y passent beaucoup de temps pour
éprouver leur foi, leur obéissance et également leur amour
de la solitude.
« Les anciens conseillent : restez dans vos cellules,
mangez, buvez, dormez tant qu'iivous plaira, pourvu que vous y
demeuriez constants ! » (Coll. 5)
Le disciple doit accepter de s'ennuyer un peu au début,
dans sa cellule car il y a encore trop de contradictions en lui pour qu'il se
sente à l'aise en cette Présence qui le dépasse. Cassien
nous démontre que la patience et la fidélité dans le
silence sont nécessaires. Seuls cette fidélité et ce
silence permettront au jeune moine d'apprivoiser cette cellule qui deviendra
son univers de prière, de travail et de paix et si le disciple est
patient, il réalisera un jour, à son tour et avec
émerveillement, qu'il n'est jamais moins seul que lorsqu'il est
seul94.
L'ancien exige mais ne soumet pas le disciple à ses
vues personnelles. Il sait que les voies qui mènent à Dieu sont
multiples : il y a obéissance du jeune, certes, mais respect de son
autonomie spirituelle et de l'appel individuel de l'Esprit. Dieu appelle pour
un tel chemin et pas pour un autre et le rôle de l'ancien est d'aider le
jeune moine à découvrir quelle sorte de chemin l'Esprit l'invite
à parcourir.
93 Y.RAGUIN in « Maître et disciple
» DDB/Bellarmin. 1985.
94 Un moine in « L'ermitage »
Martingay/Genève 1969.
La discrétion est l'une des principales vertus
exigées du disciple par l'ancien. Sans elle, les moines deviennent
« la victime désignée des pièges et des
précipices, et, même dans les sentiers unis et droits,
choppera plus d'une fois. » (Coll. 2)
B. Pédagogie particulière.
La seconde conférence d'Abba Moïse nous
éclaire sur la pédagogie du maître. Moïse cite Abba
Sérapion qui racontait l'anecdote suivante aux jeunes, pour leur servir
d'instruction.
Sérapion n'était qu'un enfant lorsqu'il habitait
avec son maître Abba Théon. Il se met à dérober du
pain après chaque repas pour le manger le soir en cachette de son ancien
à qui il n'ose pas l'avouer parce qu'il a honte. Un jour, alors qu'Abba
Théon reçoit certains frères dans sa cellule en vue de les
édifier, il se met à parler du vice de gourmandise et de la
tyrannie des pensées secrètes. La force de ce discours perce le
coeur de Sérapion qui se met à sangloter puis à avouer sa
faute en se prosternant aux pieds de son maître. Le vieillard ne le
blâme pas mais l'assure simplement que sa délivrance est accomplie
sans même qu'il ait dû dire une parole. L'aveu seul de la faute a
délivré le jeune du péché et la vertu de cet aveu
l'empêchera même de recommencer.
Cette anecdote que nous avons résumée est sans
doute destinée à l'édification des très jeunes
disciples. Sérapion étant un enfant, la pédagogie
employée par le maître diffère sans doute quelque peu de
celle que l'on emploierait pour guider un moine adulte. Moïse explique
à ses visiteurs l'importance de tout dévoiler à l'ancien.
Celui-ci ne peut, en effet, établir une relation de confiance avec le
novice, que si le jeune lui ouvre son coeur en avouant ses erreurs. Cassien
indique par ce texte, que la faute ne réside pas en
réalité dans le pain dérobé mais dans le fait
d'avoir caché son acte plusieurs jours à l'ancien.
Le but de la leçon donnée ici par le
maître est moral et donc basé sur la conversion du disciple
à la vérité. Aucune violence verbale, aucune semonce
sévère et encore moins des coups pour ramener le disciple sur le
droit chemin. Seuls sont en jeu le discours vrai et la patience : celle
d'attendre que le disciple soit mûr pour s'amender. (Coll. 2)
Abba Poemen recommandait aux Pères d'encourager les
jeunes, par crainte que les semonces ne les jettent dans le désespoir
95 . Nous observons que le maître préfère
généralement user de patience plutôt que de punir le
disciple. Mais tous les Pères ne semblaient pas pratiquer la même
pédagogie.
Abba Jean, nous dit encore Cassien, s'était
retiré dans un monastère près de Panephysis où le
Père Abbé Paul gifla en public l'un des jeunes frères qui
s'était présenté en retard dans le service de table.
(Coll. 19)
Nous découvrons donc qu'il n'existait pas un type
unique de pédagogie au désert. De même, l'âge
importait peu. Un moine encore jeune pouvait être un maître, seules
comptaient l'ampleur de son expérience et la grandeur de son
âme.
La pédagogie du maître est progressive, comme
Germain l'explique dans la seconde conférence d'Abba Isaac.
« En tout art, en toute discipline, on n'atteint pas
d'un coup à la perfection ; mais les débuts sont
nécessairement très simples, on part de ce qu'il y a de plus
facile et de moins austère(...) Lorsqu'on a saisi les principes les plus
simples et, pour ainsi dire, franchi la porte de la profession que l'on
embrasse, c'est comme nécessairement et sans peine que l'on en vient
à pénétrer ses secrets et que l'on atteint à sa
perfection. Comment, en effet, l'enfant prononcera-t-il les simples syllabes
s'il n'a d'abord bien appris à connaître les lettres ? »
(Coll. 10)
La leçon délivrée par Cassien est qu'il
ne faut pas brûler les étapes mais accepter de patienter dans les
différentes phases successives traversées pendant la formation
érémitique. Cet avertissement était sans doute
destiné aux jeunes trop zélés qui voulaient être
arrivés avant d'être partis !
Il appert à travers ces écrits que le maître
se livre rarement à des leçons de morale. Il remet juste sur la
voie et s'abstient avant tout de juger son disciple.
« L'union des deux perspectives : connaissance de notre
pauvreté et connaissance de Dieu est un des thèmes de la
littérature patristique » dit Dom Louis Leloir.
Pour former son disciple, le maître doit être
humble et donc capable de connaître sa propre misère. C'est pour
cela que, souvent, il se dit imparfait et que l'importance de la
démarche monastique se situe, nous le redisons, dans la progression et
non dans l'aboutissement. Tout comme le Christ, l'ancien apprendra à ses
disciples à avancer pas à pas, se souvenant des préceptes
de Jésus concernant la tour à construire.
« Si tu veux construire une tour, assure-toi que les
fondations sont suffisantes pour supporter l'édifice, et vois si tu
auras de quoi l'achever. Autrement, les gens vont rire de toi. » (Mt
7, 24)
Cette pédagogie de l'humilité est donc
considérée comme fondamentale au désert et Dieu peut le
rappeler aux Pères à l'occasion.
La relation maître disciple Abbas Antoine avait
demandé à Dieu :
« Comment se fait-il, Seigneur, que certains ont une
si courte vie et d'autres une si longue, que certains sont pauvres et d'autres
riches, que les justes sont éprouvés et les impies laissés
en repos ? Une voix avait alors répondu : Antoine, occupe-toi de tes
propres affaires : tu n'es pas capable d'être instruit des profondeurs de
Dieu 96 ! »
Le moine doit donc se laisser guider et attendre ce qui lui sera
donné. C'est ce que cette anecdote nous dépeint avec
clarté.
L'ancien attend une réponse de la part du disciple,
l'application immédiate en quelque sorte de son enseignement, c'est
pourquoi il le délivre à petites doses afin que le jeune moine
ait le temps de tout assimiler. Le disciple ne doit pas se lasser du
désert et le maître y veille bien. C'est d'ailleurs par la
pratique des observances dictées que le novice oubliera son ennui et
évitera l'acédie.
La pédagogie de la prière existe
également. Au désert, elle est à la fois contemplation et
action, elle est « mouvement » parce qu'elle fait partie
intégrante de la démarche de foi du jeune moine. L'ancien
encourage cette action priante et en donne parfois même l'exemple,
lorsqu'un disciple qui attend une parole ne reçoit en retour qu'une
image muette de son père spirituel en méditation. Celui-ci
s'adresse à Dieu, démontrant au jeune que la réponse
à certaines de ses questions ne se trouve qu'au coeur de l'oraison. A
l'instar de Marthe, le disciple enthousiaste, trouve qu'il est plus aisé
d'agir que de faire oraison, mais avec infiniment de patience, l'ancien lui
rappellera que la force se trouve au coeur de la prière, osant
même parfois renvoyer le novice seul à sa cellule, y chercher ce
que son maître est incapable de lui donner : cet ancrage dans la «
Présence » pour laquelle le moine a tout
quitté.
« Vous voyez que le Seigneur établit le bien
principal dans la seule théorie, c'est-à-dire dans la
contemplation divine (...) Par ces paroles, le Seigneur place le souverain
bien, non pas dans l'action quelque louable qu'elle soit et abondante en fruits
multiples, mais dans la contemplation de lui-même, laquelle est en
vérité, simple et une » (Coll. 1)
La discrétion ne s'acquiert au désert que si l'on
est formé par un ancien.
« Elle discerne toutes les pensées de l'homme et
ses actes, examine et voit dans la lumière ce que nous devons faire.
» (Coll. 2)
Nous pourrions penser, par leurs diverses réflexions,
que les novices du désert trouvaient logique de donner priorité
à la charité qui les rapprochait davantage de Jésus,
pensaient-ils, qu'en priant toute une journée dans leur cellule. Cassien
exprime que cela pose
96 Paterica arméniens : 15,1 : III, 227. ( in
D.Louis Leloir : « Désert et communion. » S0
n°26. Bellefontaine.1978.)
particulièrement problème à Germain qui
demande à Abba Moïse comment on peut rester fidèle à
l'oraison tout en sachant un frère malade ou lorsque l'ont doit rendre
les devoirs de l'hospitalité à un visiteur. Il lui est
répondu que selon la chair, il est impossible à l'homme de rester
fidèle à la prière, mais en ramenant constamment l'esprit
vers Dieu, il sera possible de ne pas s'éloigner de la contemplation du
Christ. (Coll. 2) On retrouve une explication analogue dans
l'Histoire lausiaque où l'on demande à un certain Abba
Dioclès comment il est possible pour l'esprit humain de vivre sans cesse
avec Dieu. Il répond ceci :
« Quelle que soit la pensée ou l'action
à laquelle l'âme puisse être occupée, si elle est
pieuse et ordonnée à Dieu, l'âme est avec Dieu L'ami du
Christ, dit Pallade, désire demeurer dans un état de
prière qui n'est rien d'autre qu'une charité agissante nourrie de
la méditation du Nom de celui de qui tous les biens procèdent
97. »
La charité commence donc par « être tout
à Dieu » au désert. C'est donc dans la prière
qu'elle se trouve et se conçoit petit à petit.
Pour Cassien, la charité a pour acte la contemplation des
choses divines. (Coll.1) Il nous indique qu'elle est Dieu
Lui-même. (Coll. 16)
L'ancien qui met sans cesse le disciple en garde contre les
assauts de la tentation l'invite à lui confier les moindres secrets de
son âme car lui, saura comment transformer le péché en
grâce, avec l'aide de Dieu. On observe que, très souvent, la fuite
de la cellule constitue l'une des confessions principales du jeune moine ! Abba
Serenus met en garde, lui, contre les mauvais conseils.
« ...s'ils retombent pour le punir sur celui qui les
donne, ils ne laissent pas non plus celui qui leur obéit sans
péché ni châtiment. » (Coll. 8)
Il est difficile de discerner clairement à qui Serenus
veut faire allusion en parlant des mauvais conseillers. Il est, en tous les cas
question d'hommes jaloux. Ceux-ci sont-ils moines ? Sont-ils gens du monde
ayant encore quelque influence sur les moines ? On ne le sait, mais le
vieillard a le discours farouche concernant les mauvais conseillers qu'il nomme
« démons » et le disciple est donc fermement invité
à prier Dieu avec ferveur de manière à ce que la crainte
et la charité du Seigneur persévèrent en eux sans
défaillance. (Coll. 8) La direction spirituelle est un art, dit
Yves Raguin98, il s'agit d'un terrain où l'humain et le
divin se rencontrent. Le maître doit distinguer ce qui vient de Dieu
et ce qui vient du disciple, ce qui est indispensable pour une bonne conduite
de la vie spirituelle. Il sera donc rigoureux quant au discernement
de
97 PALLADE in « Histoire lausiaque
» S0 n° 75 Bellefontaine. 1999.
98 Y.RAGUIN : « Maître et disciple.
» DDB/Bellarmin.1985.
la vraie vocation et celle-ci sera vérifiée par
l'empressement que le jeune moine aura envers la lecture assidue et la
continuelle méditation des Ecritures, le chant
répété des psaumes et son amour des veilles, jeûnes
et prières. « La äzaêpzcrzç est cette
capacité de jugement qui donne de connaître les hommes et de
redresser leurs voies selon la volonté divine », écrit
Pallade99, « c'est généralement le
ministère exercé par l'ancien qui reçoit cette
responsabilité en raison de la sainteté de sa vie. »
Nous avons dit, plus avant, que les anciens adaptaient leur
manière d'enseigner aux divers tempéraments qu'ils rencontraient
chez les jeunes moines en formation. Abba Antoine distinguait deux sortes de
moines : les insouciants et les recueillis. Avec les premiers, il
préparait des lentilles, faisait avec eux quelque prière et les
congédiait. D'autres avaient droit à une conférence, un
colloque qui durait toute la nuit concernant le salut100. Le
discernement, élément essentiel de la pédagogie
érémitique et monastique en général, est donc
à faire dès le départ par le maître qui, nous
l'avons déjà soulevé, ne peut pas traiter de la même
manière un disciple indolent et un disciple appliqué. Il
apparaît cependant qu'un tronc commun se dégage concernant la
manière de former les jeunes moines : un élément
pédagogique de la plus haute importance que l'on nomme obéissance
!
C. Obéissance.
Abba Daniel dit que si le jeune cherche vraiment la voie de la
perfection, il doit mettre son énergie à se défaire de ses
richesses, de ses passions et se placer seul et dépouillé sous
l'autorité d'un ancien. (Coll. 4)
Il apparaît que la dépendance au maître
spirituel relève du temporaire mais qu'elle est indispensable à
la formation du novice. Nous irons jusqu'à dire même que le
degré de soumission du disciple envers le maître aura son
importance pour le chemin futur du jeune moine. Un bon moine est celui qui sait
obéir en tout à son ancien. L'obéissance doit être
inconditionnelle et basée sur une confiance sans bornes. L'ancien
reçoit les confessions de son disciple, celui-ci lui confie le moindre
de ses sentiments, la plus « mauvaise » pensée qui
l'empêche d'avancer aussi vite qu'il le voudrait. C'est exigeant, mais le
novice ne pourra acquérir une autonomie réelle que s'il se met
sous la direction d'un guide. Le but de la soumission, exigence commune chez
tous les Pères, est de se désapproprier de soi-même et
faire renaître « l'homme intérieur », l'homme nouveau
qui sera prêt à combattre pour et avec le Christ. Cela ne
s'apprend pas tout seul, ni du jour au lendemain.
99 PALLADE in « Histoire lausiaque
» S0 N° 75 Bellefontaine. 1999.
100 N. MOLINIER in « Ascèse, contemplation et
ministère » SO N°64. Bellefontaine. 1995.
Cette obéissance totale est une ascèse. Cette
obéissance apparaît donc comme la trame commune nécessaire
à l'avancée spirituelle d'un bon moine et les Pères la
recommandent à tous ceux qui les questionnent sur la vie du
désert.
« Ceux qui n'ont pas de direction tombent comme des
feuilles (...) Fais tout avec conseil, bois le vin avec conseil » dit
Abba Moïse en citant l'Ecriture. (Ps 103 et Prov II,14)
(Coll.2)
C'est encore lui qui conseille aux deux visiteurs de laisser
aux anciens le jugement de leurs actions et pensées en acquiescant aux
décisions du père spirituel et en ne tenant pour bon que ce qui
sort de sa bouche.
« Cette discipline n'apprendra pas seulement au jeune
moine à marcher droit par le sentier de la vraie discrétion : il
y gagnera encore une réelle immunité à l'endroit de toutes
les ruses et embûches de l'ennemi. Il est impossible de tomber dans
l'illusion si l'on ne fait point de son sens propre, mais des exemples des
anciens, la règle de sa vie. » (Coll. 2)
Cassien emploie des expressions dures envers ceux qui laissent
vagabonder leur esprit, il les traite de négligents dont l'âme
est épaissie par la malpropreté des vices. Il utilise aussi
certaines métaphores afin de mettre le disciple face à ses
responsabilités de moine et comparera l'âme à un meunier.
Les meules ne peuvent cesser leur travail forcées par les eaux, mais
c'est au maître du moulin de faire moudre à son tour le
blé, l'orge ou l'ivraie. Les meules ne moudront que ce qui leur a
été fourni par celui à qui le soin de cet ouvrage a
été commis. Il en est donc de même pour l'âme, c'est
à elle de savoir quelles pensées elle doit admettre et lesquelles
elle doit rejeter. (Coll. 1) L'aptitude à l'obéissance
est la preuve d'un tempérament fort veut expliquer Cassien. Celui qui
obéit fait preuve de plus de force que celui qui se montre
opiniâtre à garder son sentiment. (Coll. 16)
L'obéissance est donc une détermination à aller de
l'avant sur le chemin choisi.
Le jeune doit combattre la négligence, celle-ci n'est
pas la bienvenue dans le dessein du maître envers lui, mais c'est le
novice tout de même qui décidera de la qualité de son
chemin en optant dès le départ pour une manière
d'être conforme à ce que l'on attend de lui. Les excès de
zèle sont également prohibés par l'ancien. A un jeune trop
empressé, l'ancien rappelle la règle à suivre. Celle-ci
consiste à s'accorder, selon ses forces et son âge ce qu'il faut
de nourriture pour sustenter le corps, car l'esprit abattu par le manque de
nourriture ne prie plus qu'avec langueur. Quant aux excès de bouche, ils
oppriment l'esprit et le mettent dans l'impuissance d'épancher vers Dieu
de vives et pures prières. (Coll. 2) C'est une parcimonie
raisonnable et égale qui doit donc châtier le corps, rappellera
Abba Moïse.
A travers les écrits des Pères, on observe
énormément de pondération. La raison est toujours
présente lorsqu'il s'agit de former un disciple. Les anciens mesurent
leurs exigences en sachant pertinemment qu'un jeune frère trop
éprouvé ne tiendra pas au désert. Toutefois, il est de
leur devoir de ne pas les tromper et de leur dévoiler les voies arides
et âpres par lesquelles on va vers Dieu en exigeant une obéissance
de tous les instants. Il est malaisé pour les disciples de toujours
discerner le meilleur à accomplir. Germain pose une question fort
pertinente à ce sujet lorsqu'il demandera si le jeûne doit
être rompu lors de la venue de visiteurs. Abba Moïse
répond que la juste mesure doit encore être observée : ne
pas rompre le jeûne, mais ne pas non plus assister au repas du visiteur
sans soi-même partager ce repas, ce qui serait inconvenant et
inhospitalier. (Coll.2) L'apprentissage du discernement fait
également partie de ce que le maître enseigne et exige de son
disciple. Tout est prévu au désert pour que le corps se restaure
à des heures qui permettent de se sentir l'esprit dégagé
avant la prière, mais sans que le besoin de manger se fasse ressentir.
Les exigences du maître semblent donc raisonnables à la formation
du novice. L'ancien, par une expérience déjà solide, exige
le possible de la part du disciple. Son intention est de le former à la
vie du désert mais certes pas de l'en décourager.
IV. Originalité de la transmission au désert.
A. L'enseignement.
A l'inverse des paroles lapidaires d'Abba Antoine, les
enseignements des anciens transmis par Cassien peuvent se montrer très
abondants, comme Abba Isaac qui, avant de les entretenir sur la prière,
leur fait des discours sur divers usages. (Coll. 9) Abba
Sérénus, lui, se montre très humble quant aux explications
qu'il est invité à donner : « J'y répondrai
cependant selon mes moyens et dans l'ordre que vous avez vous-même
suivis. » (Coll. 8)
Certains pères n'enseignent qu'avec réticence.
L'Histoire lausiaque nous démontre que Abba Paphnuce «
était modeste au point de voiler sa vertu prophétique
101 ». Les entretiens durent souvent tard, nous indique Cassien et
l'ancien qui y met fin en proposant une prière commune, un repas, ou
simplement le repos à ses disciples infatigables. Les Pères
transmettent l'enthousiasme en même temps que leurs paroles, à tel
point que les disciples se réjouissent d'être au lendemain pour
continuer l'audition des enseignements. Les anciens ne dévoilent pas
tout à la fois, l'instruction est progressive. Cassien explique qu'Abba
Isaac leur avait d'abord appris l'excellence de la prière avant
d'expliquer par quel procédé et quelle
101 PALLADE in « Histoire lausiaque » S0
N° 75 Bellefontaine. 1999.
vertu intime elle pouvait devenir continuelle. Les
enseignements sont des cadeaux donnés, des secrets transmis, ils se
livrent à petites doses et dans un ordre calculé. Tout donner
à la fois ne serait pas positif pour le jeune, incapable encore de tout
assimiler d'un coup.
Les fréquences de la relation sont difficiles à
saisir. Certains disciples, nous révèlent les
Apophtegmes102, vivent avec leur maître, alors que
d'autres, se déplacent pour leur rendre visite. Il appert que pour
Cassien et Germain, il s'agit d'un enseignement exceptionnel, celui
donné à deux visiteurs de passage au désert. Les
Pères ne connaissent pas les deux jeunes moines, ils ne sont pas leurs
disciples. Ces deux frères font « un stage », dirions-nous
aujourd'hui, ils ne sont pas décidés à rester au
désert ni à se mettre sous la direction d'un maître bien
précis. La preuve est que les deux disciples sont eux-mêmes
très différents. On voit Germain prendre davantage la parole que
son ami et poser beaucoup de questions, alors que Cassien
bénéficie certes de l'enseignement, mais de manière plus
passive. Cela peut laisser supposer que, s'ils restaient au désert, leur
choix concernant le maître ne serait pas axé sur les mêmes
critères, et donc que les Pères seraient différents pour
chacun d'eux.
L'enseignement peut se faire en marchant, comme le fait Abba
Nestéros qui les accompagne à la cellule d'Abba Joseph et
parcourt avec eux six milles [+ /- 9, 5 Km]. (Coll. 15) Cette
transmission de l'enseignement est bon enfant, sans règle, où,
anciens comme jeunes, s'adaptent au contexte du moment. On peut relever
l'intérêt suscité par les anciens de transmettre leur
savoir aux plus jeunes. Le silence est de mise au désert, cependant,
dans le cas d'Abba Nestéros, même en dehors de l'ermitage, en
marchant vers une autre cellule, le vieillard est intarissable et poursuit
infatigablement son discours. Le Père du désert peut être
prolixe lorsqu'il s'agit d'édifier, comme si seul cet instant lui
permettait de parler aux autres moines. Il se réfère à
l'Ecriture qui stipule que la mort et la vie sont au pouvoir de la
langue et qu'il n'évitera pas le péché en parlant
beaucoup, (Prov 18,21) excepté pour enseigner la parole de Dieu et
transmettre la voie du désert. Il arrive fréquemment que les
anciens se citent entre eux pour servir d'exemple aux jeunes moines.
L'humilité fait que, généralement, les
autres frères sont cités en exemples dans des actes vertueux
alors que les anecdotes qui relatent des traits de caractères
négatifs sont attribués au Père qui donne l'enseignement.
Abba Antoine reste la référence de tous les Pères et se
trouve cité le plus souvent. Aucun jeune formé au désert
ne peut faire abstraction de cet ascète hors pair, premier de tous les
moines, que l'on considère déjà comme un saint.
102 J-C. GUY in « Paroles des anciens »
Points/Seuil 1976.
Les anciens mettent les jeunes en garde contre les
incompréhensions du début concernant le contenu de leur
enseignement.
Abba Piamun dit :
« Il peut arriver que, sur l'heure, vous ne
saisissiez pas le sens profond ou le principe de telle parole, de telle
conduite. N'en soyez point ébranlés et ne vous lassez pas de vous
y conformer.» (Coll. 18)
Cassien veut expliquer que la confiance envers le maître
doit être totale. Même si le disciple ne saisit pas l'importance de
l'enseignement donné, il lui faut dépasser le doute et se fier au
maître. Il doit se laisser guider, écouter humblement et tenter
d'imiter les anciens assurant que celui qui se fie davantage à son
jugement qu'à celui des Pères n'entrera jamais dans la
vérité. Le disciple vient consulter le maître mais devra
apprendre à vivre seul face à Dieu. Dieu seul est son vrai
vis-à-vis. Le maître propose une vie d'amitié avec le
Christ et pour cela, le disciple doit « renaître », se
dépouiller de ses vieux habits du monde pour revêtir ceux de la
nouvelle vie, un peu comme on voit Jésus le proposer et l'expliquer
à Nicodème, en lui proposant de juger les choses non selon la
chair, mais selon l'Esprit. (Jn 3,7) Cela oblige le jeune moine à se
poser face à Dieu en toute sincérité. L'espérance
du novice se fonde sur cette parole de Matthieu 18,3 :
« Si vous ne retournez pas à l'état des
enfants, vous ne pourrez pas entrer dans le Royaume des Cieux. »
Mais paradoxalement, il faudra une grande maturité au
disciple pour redevenir enfant. Il doit à la fois se
désapproprier les biens qu'il a laissés, mais également se
désapproprier luimême. Et cela semble bien difficile...
La lecture de l'Evangile est considérée par
Antoine comme un oracle personnel104. Les anciens se
réfèrent souvent à l'Ecriture lorsqu'il est question
d'enseigner le jeune. Toutefois, il arrive que le maître revisite de
ses propres paroles ce que l'Ecriture transmet, par crainte d'une mauvaise
compréhension de la part du disciple. Ainsi Abba Sérénus
dira :
« Lorsque l'Ecriture s'exprime avec une clarté
parfaite, nous n'avons pas à craindre d'être affirmatifs à
notre tour ni d'exprimer avec assurance notre sentiment. Mais pour ce que
l'Esprit Saint y a mis de plus voilé, afin de fournir matière
à la réflexion et au travail, et dont il a voulu que nous ne
puissions juger que sur de simples indices et par conjectures, c'est en
avançant pas à pas que l'on doit s'en entretenir et avec
précaution, de manière que celui qui parle étant libre
d'affirmer ou non, celui qui écoute le soit aussi de donner ou de
refuser son assentiment. » ( Coll. 8)
104 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie d'Antoine »
SC 400. Cerf. 1994.
Cassien nous démontre à travers les textes que
les Ecritures se découvrent plus clairement par l'expérience des
vérités qu'elles renferment. (Coll. 10) Cet «
oracle personnel » dont parle Athanase dans la Vie d'Antoine est
considéré comme délicat pour les jeunes disciples, chez
Cassien. Un novice n'a pas encore suffisamment d'expérience pour aborder
seul la compréhension juste de l'Ecriture. Elle ne peut devenir «
oracle personnel » que chez un moine averti, capable d'intégrer
sans risque de mauvaise interprétation, ce qu'il y a à
comprendre. Cela nous a paru une notion importante chez Cassien que celle de
l'Ecriture retransmise par le maître. C'est ce que nous aborderons dans
le paragraphe suivant.
B. L'Ecriture revisitée par les sentences du
maître.
Les moines lettrés recopiaient des passages de
l'Ecriture afin de s'en imprégner et de les apprendre. Ainsi, petit
à petit, ils s'appropriaient les textes et les transmettaient oralement
à leurs disciples. Il arrivait que des jeunes moines soient pourvus d'un
charisme particulier à recevoir et comprendre la Parole sans se la faire
expliquer. Un ancien, interrogé sur les raisons d'un tel charisme avait
répondu que l'on trouvait d'ordinaire plus d'eau dans les vallées
que sur les montagnes. Ainsi les âmes simples, promptes à se
mettre à la dernière place, plus désireuses de pratique
que de connaissance, obtiennent beaucoup plus aisément que les moines
orgueilleux, la connaissance des Ecritures105. Pour reprendre une
expression de D. Burton-Christie, les anciens « faisaient la
Parole106 ». Le langage pratique utilisé par les
moines pour décrire la manière d'approcher l'Ecriture indique
leur orientation de base envers le texte. Un ancien recommandait
généralement à ses disciples de « faire ce qu'il
est écrit ». Parfois, les paroles des anciens paraissent
presque équivalentes à l'Ecriture en tant que paroles nouvelles
de puissance, censées être entendues, mises en pratiques et
passées les uns aux autres. Chez les Pères du désert,
l'Ecriture existait pour être mise en pratique et ils l'ont incluse petit
à petit dans le tissu de leur vie.
D. Burton Christie précise que même si les
frères ne contestaient pas nécessairement l'autorité de la
Parole de l'Ecriture, ils voulaient entendre les mots bien fondés que le
maître donnerait. Une telle demande de la part des frères
reflète un rapport fluide entre les paroles de l'Ecriture et celles de
l'ancien et aussi entre les paroles bien fondées de l'Ecriture et celles
plus discrètes et plus intimes des anciens107. Certains
Pères citent davantage l'Ecriture que
106 D.BURTON-CHRISTIE in « The World in the desert.
» New-York/Oxford. 1993.
107 Ibid.
d'autres. Ainsi verrons-nous Abba Chérémon citer
cent soixante et onze passages bibliques dans l'un de ses enseignements, Abba
Nestéros quatre-vingt-trois passages, alors qu'Abba Isaac n'en citera
que vingt-six. Il arrive que les disciples ne puissent se consoler au moyen de
la Bible et que ce soient les paroles des anciens qui servent de remède
:
« Faites-les connaître (vos pensées) ;
comme prix de votre foi, la divine clémence est assez puissante pour
vous accorder le remède par le moyen de mes conseils. » (Coll.
17)
Il apparaît qu'au désert, la Parole prend vie
lorsqu'elle est parlée. Mêlée à l'expérience
des anciens, elle est vivante, dynamique pour le jeune en formation. Elle se
matérialise, s'incarne autrement et tout ce qui passe par la
médiation humaine prend vie. L'Ecriture est faite pour être
recréée, actualisée sans cesse, les Pères s'en font
les porte-parole et la complètent en l'adaptant à des situations
vécues pour initier les débutants. Leur exemple permet de
structurer la vie du jeune moine. L'expérience est du domaine de la vie
et non du raisonnement, ce ne sont pas seulement les états d'âme
dans la prière mais la pratique des commandements qui font
l'expérience.( Même si cette thèse est contredite à
plusieurs reprises lors de discours sur la prière et concernant les
priorités données à la contemplation sur l'action.)
L'Ecriture, elle, donne court à l'interprétation. Il y a donc un
risque plus ou moins important de trouble pour le jeune initié.
L'Ecriture passe par l'interprétation des Pères afin
d'éviter la déformation , voire les déviances. Certains
moines et a fortiori les plus jeunes, ne pouvaient aller
au-delà du sens purement littéraire des Ecritures, ce qui rendait
l'exercice dangereux. Dieu montre aux anciens ce qu'ils doivent faire, c'est le
charisme qui joue. La parole des Pères peut être davantage
compréhensible que l'Ecriture car elle est appliquée, en
perpétuel mouvement, adaptée à chaque demandeur. Tel
Père citera tel exemple à tel jeune. L'enseignement n'est pas le
même pour tous les disciples, il est individualisé selon
l'état d'avancée spirituelle du jeune moine. L'Ecriture est sans
cesse repensée, ré-appliquée en fonction des questions et
des besoins du novice. L'exemple des Pères semble plus
compréhensible que la Parole divine, pour le moine en formation. Les
sentences sont parfois exprimées de manière paradoxale,
provoquant par là, réflexion et obligation pour le novice de
trouver la réponse par lui-même.
Il arrive également au disciple de s'asseoir et de
regarder l'ancien, ce qui lui suffit pour comprendre et obtenir réponse
à sa question. Il est indispensable que l'ancien, avant d'enseigner, ait
expérimenté lui-même l'objet de l'enseignement, sans quoi
ses paroles n'auront aucune portée auprès du disciple.
Abba Nestéros l'explique :
« Il est constant que deux causes rendent inefficace
la doctrine spirituelle. Ou bien celui qui enseigne n'a pas
expérimenté ce qu'il dit ; et tous ses efforts pour instruire
l'auditeur ne sont qu'un vain bruit de paroles, ou bien c'est l'auditeur qui
est mauvais et rempli de vices ; et son coeur endurci demeure fermé
à la salutaire et sainte doctrine de l'homme spirituel. »
(Coll. 14)
|
Cassien, par Paphnuce commente l'Ecriture et l'adapte à la
vie du désert (Coll.3) :
« Quiconque, après avoir renoncé au
monde, retourne à ses penchants d'autrefois et à ses passions
premières, crie par ses actes et ses pensées avec les Juifs :
Qu'il faisait bon en Egypte ! » (Ex 38,25)
L'Ecriture est citée et commentée de
manière pure, avec un interprétation propre à l'ancien.
Paphnuce passe d'une citation à l'autre en les liant fort habilement
mais son expérience personnelle n'y est pas mêlée, ce qui
pourrait nous indiquer que Cassien dépeigne l'ancien comme ayant
davantage de qualités exégétiques que pédagogiques.
On remarque après lecture des trois premières conférences
(dans l'ordre que présente Cassien) que chaque Père a sa
spécialité dans la manière d'enseigner son disciple.
Paphnuce privilégie le commentaire alors que Moïse semble
préférer la formation directe du maître à disciple
même s'il met en garde tout de même contre la mauvaise
interprétation des textes et du risque de se détourner de leur
sens profond. (Coll. 2) Abba Isaac cite son expérience comme
enseignement mais renvoie toujours à l'Ecriture et s'appuie sur les
exemples du Christ. (Coll. 10) I.Gobry pense que la vie monastique
exige un délicat apprentissage et Antoine prodigue maints avis sur ce
sujet. Il ne faut pas s'encombrer de livres : l'Ecriture suffit. Il est bon de
ne pas garder pour soi les trésors qu'on y découvre ; aussi les
moines sont encouragés non seulement à écouter les
leçons des anciens mais aussi à s'exhorter mutuellement. «
Il est utile de ne pas suivre l'exemple d'un seul car le Christ est seul
parfait (...)nous devons donc profiter de ce qui est édifiant dans
chacun des frères qui brillent par leurs vertus 108.
»
Les Pères étaient hostiles à toute
recherche rhétorique ; les mots de leur prière sont simples et
les mots de l'enseignement le sont également109. Dans la
formation dispensée au disciple, il doit y avoir la part de Dieu mais
aussi la part de l'homme. L'enseignement des anciens est simple comme leur
prière, mais il procure la vie parce qu'il est mouvement. Certains
d'entre les Pères du désert ont éprouvé, devant la
difficulté des Ecritures, un réflexe de crainte. Un frère
demandait à Abba Poemen si, obligé d'entretenir un compagnon, il
pouvait lui parler des Saintes Ecritures et Poemen répondit :
108 I.GOBRY in « De Saint Antoine à Saint
Basile » Fayard 1985.
109 Dom L.LELOIR in « Désert et communion
» S0 n° 26 Bellefontaine 1978.
« Mieux vaut te taire mais si tu n'en es pas capable,
parle des sentences des anciens et non des Ecritures, car les paroles des
Ecritures sont graves et entraînent des afflictions (...)Il ne s'agit
donc pas de les utiliser à tort et à travers (...) parce que si,
en raison de leur obscurité, les chrétiens ne s'entendent pas sur
leur interprétation, elles les diviseront, au lieu de les unir
110. »
Dom L. Leloir nous conforte dans notre étude en
précisant que la lecture de la Bible par les Pères du
désert, pour ceux qui y avaient accès, était
extrêmement personnelle et vivante, adaptée aux situations
précises qu'ils vivaient, au milieu dans lequel ils étaient
placés et aux conditions d'existence que celui-ci leur créait.
Les anciens abordaient l'Ecriture avec réserve, ils refusaient et
décourageaient les frères à en parler. Ils estimaient
généralement au-delà de leurs compétences le fait
d'informer sur la signification de l'Ecriture et le fait de l'expliquer ne
pourrait pas être plus clair qu'une tentative humble de la pratiquer.
Quand quelqu'un demanda à Abba Amoun s'il valait mieux
parler des sentences des pères que de l'Ecriture, il répondit :
« Vous devriez parler des sentences des Pères, c'est moins
dangereux 111. »
Les deux visiteurs demandent à Abba Daniel ce qu'est
cette joie ineffable qui les emplit parfois lorsqu'ils sont retirés au
fond de leur cellule, alors qu'à certains moments, ils sont
plongés dans l'angoisse. L'ancien répond par un enseignement
appris de « leurs pères. » Les citations scripturaires
viennent plus tard dans le discours, mais elles ont elles-mêmes
été citées par les Pères de qui parle Daniel.
(Coll. 4) Germain demande un éclaircissement de la
pensée de l'apôtre et Daniel continue ses citations et
commentaires de l'Ecriture. Ses commentaires lui sont personnels. On devine
derrière les explications de Cassien, que l'ancien a
expérimenté la Parole de l'Ecriture. Il insiste cependant sur le
fait qu'il s'agisse d'une « exhortation monastique » puisqu'il traite
de chasteté, de jeûnes sévères, de veilles et de
prières ininterrompues dans la solitude effrayante du désert.
Daniel parle de « l'Esprit pédagogue ». Son discours est donc
bien celui d'un moine qui s'adresse à d'autres moines moins
expérimentés. Il s'agit d'un long discours et non pas d'un
apophtegme, mais le but est identique : toucher et enseigner de son
expérience en revisitant la Parole, les disciples venus chercher un
enseignement ou un précepte basé sur l'expérience.
D'Abba Sérénus, on apprend qu'il connaissait le
Pasteur d'Hermas, dont il dit qu'il a « une doctrine très
complète », ce qui veut dire que plusieurs Pères avaient une
connaissance
110 Paterica Arméniens : 11, 3R : III,132. ( in D.Louis
Leloir : « Désert et communion. » S0 n°26.
Bellefontaine.1978.)
111 D.BURTON CHRISTIE in « Word in the desert
» New York/Oxford 1993.
livresque certaine, dépassant même celle de la seule
Ecriture Sainte (Coll. 8) et qu'ils pouvaient donc également
s'en inspirer.
V. Obéissance mutuelle et expérience du
maître.
A. Obéissance mutuelle.
La richesse de l'expérience de l'ancien,
c'est-à-dire la multitude d'aventures physiques et spirituelles qu'il
traverse, peut rendre sa manière d'enseigner difficile. Comment retirer
de cet enchevêtrement d'épisodes l'essentiel à transmettre
? Certains Pères ne le peuvent et s'en excusent, d'autres prennent le
temps de réfléchir et de faire le ménage dans leur
tête avant de se lancer dans une explication. Quoi qu'il en soit, il
ressort assez fréquemment dans les récits de Cassien que les
Pères du désert arrivent, dans un langage assez
compréhensible pour le débutant, à parler de leur
expérience sans écraser les novices sous des discours
démoralisants. Ils paraissent discerner ce qui doit être dit, ce
qu'il est prioritaire de transmettre avant tout autre chose.
L'expérience du maître, c'est donc aussi se faire compagnon du
disciple, de manière à l'accompagner de la façon la plus
féconde possible.
D. Burton Christie explique que les disciples se voient
adresser des paroles adaptées à leurs besoins et à leurs
soucis particuliers, des paroles de salut, de puissance, de
vérité, d'assurance et même de tendresse. Les
réponses à leurs questions ne sont ni générales, ni
universelles mais plutôt concrètes et représentent des
clés précises pour ouvrir les portes particulières
à des individus spécifiques. Les enseignements des anciens ont
une qualité pratique et existentielle112.
A notre sens, l'expérience du maître repose elle
aussi sur une forme d'obéissance au disciple. Qui dit
obéissance, dit respect et pour mener une âme sur le chemin de
Dieu, l'ancien acceptera quelquefois de pénétrer l'état
d'esprit du jeune avant de l'amener doucement mais fermement vers son propre
mode de raisonnement. Ainsi, Abba Antoine qui répondit à des
moines venus quémander une parole :
« Les Saintes Ecritures suffisent à notre
enseignement, mais il est beau de nous exhorter mutuellement dans la foi et de
nous animer par des discours. Vous, mes fils, vous apportez à votre
père ce que vous savez ; moi, votre aîné, je vous livre ce
que l'expérience m'a appris
113. »
|
112 D.BURTON CHRISTIE in « Word in the desert
» New York/Oxford 1993.
113 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie et conduite de notre
père saint Antoine » Trad. Benoît Lavaud, S0 n° 28
Bellefontaine 1979.
Avant de faire bénéficier le jeune de sa propre
expérience, Cassien nous indique que l'ancien suit ce dernier au rythme
de son tempérament. Il est impensable que le disciple se mette, du jour
au lendemain, à vivre au rythme du père spirituel qu'il s'est
choisi, ce serait pure folie. En somme, le maître attend que le coeur du
disciple soit prêt à l'écouter et soit disposé
à accueillir ce qu'il aura à lui enseigner. C'est essentiellement
durant cette attente que le maître se fera disciple, c'est-à-dire
qu'en délivrant un exemple d'obéissance par sa patience et son
attente, il sera en quelque sorte, le « disciple du disciple »
ou plus encore, le « disciple avec le disciple ». C'est par la
patience donc, que l'enseignement se révélera fécond. On
trouve dans les Apophtegmes davantage que chez Cassien, des exemples
où le maître reconnaît la supériorité de son
disciple :
« (...) puis, il tomba aux pieds de son disciple et lui
dit : c'est toi qui es mon père et moi ton disciple, car nos âmes
à nous deux ont été sauvées par ta façon de
faire 114. »
On pourrait presque parler d'une pédagogie d'alliance
qui fait du maître un accompagnateur proche du jeune moine en recherche.
Cette proximité du maître et du disciple les met sur un pied
d'égalité sur le plan de la réception du message divin et
donc de l'obéissance qu'ils se doivent mutuellement face à Dieu.
A-J. Festugière, dans sa traduction de l'admission de Paul le Simple par
Abba Antoine, met en exergue un point suggestif qui nous éclaire sur
l'obéissance monastique.
« Paul, après avoir obéi
aveuglément à Abba Antoine, reçut d'en haut la grâce
de chasser les démons, à tel point que les démons
qu'Antoine ne pouvait expulser, il les envoyait à Paul et c'est lui qui
les expulsait 115. »
Cette narration nous démontre d'une part que le
maître n'est pas sans faille et d'autre part, que lui-même reste
« en chemin » jusqu'à la fin de son parcours monastique au
point de laisser au disciple la possibilité de le dépasser en
vertu. Cet exemple est sans doute livré dans un but didactique, afin
d'encourager les disciples à persévérer au-delà
d'une simple obéissance de base en tentant d'atteindre la perfection.
Ici, une fois encore, le disciple, par son obéissance parfaite,
dépasse le maître au point d'effectuer un acte que l'ancien ne
peut pas accomplir. Cassien nous enseigne une notion liée à
l'obéissance mutuelle : celle qu'en enseignant les autres, on s'enflamme
au désir de la perfection. (Coll. 22) C'est donc, à
notre sens, en redevenant disciple, que le maître deviendra plus parfait.
Cette « obéissance mutuelle » deviendra, par la suite, une
ligne de conduite typiquement monastique.
114 Dom L.REGNAULT in « Abba, dis-moi une parole !
» Solesmes 1984.
115 A-J. FESTUGIERE in « Les moines d'Orient : Historia
monachorum in Aegyto. » Cerf 1964.
B. Expérience du maître.
L'expérience de l'ancien est une forme de patrimoine qu'il
possède et qu'il peut ou non partager avec les commençants.
Certains anciens estiment que leur expérience est trop
maigre ou insuffisante pour prendre un jeune en charge. Il n'est pour cela ni
question d'âge, ni de pratique, mais bien de tempérament du
Père. L'humilité est grande chez certains au point de ne pas se
trouver plus avancés que les jeunes qui les consultent. La
pédagogie est aussi vocation, chaque père n'a pas le charisme de
l'enseignement, même chez les anciens pourtant pourvus d'une
expérience extraordinaire. Il apparaît que pour le bien du
disciple, le maître doive d'abord discerner en lui-même si son
expérience est valable et si sa façon de la transmettre sera
favorable au disciple. L'expérience jouit d'une incontestable
primauté, dit Pierre Miquel116, les moines
n'enseignent pas la spiritualité, ils la vivent selon l'Esprit. Ces
spécialistes de la contemplation sont d'abord des pragmatiques, leur
doctrine ne se réclame que des principes fondés sur une
expérience qu'ils partagent. On retrouve cette notion
d'expérience chez le moine Barsanuphe117 qui soulève
la primauté de l'expérience sur l'enseignement :
« Je pense que ce que tu me demandes, personne ne
peut le discerner, sinon celui qui est parvenu à cette mesure (...)
Parle autant que tu voudras à quelqu'un, ce qui lui faut plutôt,
c'est le goût de l'expérience (...) Je crois que toutes les
paroles que t'a adressées et que tu adresses au vieillard sont
prononcées sous la dictée de l'expérience
passée et de l'Esprit Saint . »
Marcel de Scété118 rassure son disciple
qui s'effraie des exigences de sa sainteté :
« Un vieillard a dit : connais par
expérience la vie vertueuse et n'en aie pas peur comme d'une chose
impossible. »
Abba Antoine119 axe également sa
pédagogie sur l'expérience :
« L'expérience de leurs tentations (des
démons) doit nous servir pour nous aider les uns les autres à
nous mettre sur nos gardes. Ayant d'eux quelque expérience, je
vous en parle comme à mes enfants. »
« Pour que vous ne pensiez pas que je ne fais que dire
ces choses, pour que vous croyez que je les raconte par
expérience et en vérité, pour cela même, au
risque d'être insensé(...) »
Pour Pallade, 120 l'expérience et la
connaissance sont le fondement de la connaissance.
« Tous le savent, soit par des récits, soit par
l'expérience. »
|
116 P.MIQUEL in : « Le vocabulaire latin de
l'expérience spirituelle. » n°79. Beauchesne. 1989.
117 BARSANUPHE et Jean de GAZA in « Correspondance
» Solesmes 1972.
118 « Sentences des Pères du désert. »
(3è recueil.) N° 1755. Solesmes. 1976.
119 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie d'Antoine »
SC 400 Cerf. 1994.
120 PALLADE in « Histoire lausiaque » S0
n° 75. Bellefontaine 1999.
Cassien précise dans la préface des
Institutions121 :
« ...il est absolument impossible par une
méditation abstraite ou un enseignement verbal de transmettre le sens
des réalités monastiques ou de le comprendre ou d'en garder le
souvenir, car tout consiste dans la seule expérience et la
pratique, et de même que ces réalités ne peuvent être
transmises que par celui qui les a éprouvées, ainsi ne
peuvent-elles être même perçues ou comprises que par celui
qui aura peiné pour les saisir avec une égale application.
»
Le maître doit donc allier à la fois
expérience spirituelle et expérience humaine et Cassien emploie
à plusieurs reprises des comparaisons éloquentes pour prouver la
supériorité de l'expérience sur les discours. Cette
expérience au désert est à la fois pour le moine, celle
des multiples tentations, mais celle aussi de la bonté de Dieu.
Pierre Miquel122 dit que l'expérience confirme
la foi, que l'itinéraire de l'homme dépend du dessein de Dieu sur
lui et l'expérience est là pour confirmer cette
vérité de foi.
VI. Théologie du désert ?
A notre sens, parler d'une « théologie du
désert » est à éviter. Cela voudrait dire que
les Pères ont fondé un mouvement « à part » dont
le discours diffère de celui de l'Eglise. Ce n'est certes pas le cas.
C'est pourquoi nous préférons employer le terme de «
doctrine » qui reflète davantage l'opinion des Pères et la
théorie spirituelle qu'ils mettent en pratique au désert. Cette
doctrine peut parfois se montrer différente de certains préceptes
évangéliques fondamentaux, mais elle reste dans la tradition
ecclésiale la plus pure. Athanase relève expressément le
respect qu'Abba Antoine témoigne pour le clergé. Il n'y a ni chez
Antoine, ni chez Cassien, de trace d'opposition entre les solitaires
charismatiques et l'Eglise officielle 123.
Les thèmes des enseignements sont variés dans
les Conférences, mais il est souvent question des vertus
monastiques : contemplation, charité, renoncement, perfection,
chasteté, abstinence, obéissance, science spirituelle,
discrétion ou charisme et les oeuvres de Cassien donnent forme à
tout cela.
Le discours est moral mais pas moralisateur, il s'agit de
mettre le novice en garde et non de lui faire la morale « par principe
» parce qu'il est nouveau et qu'il a tout à apprendre. L'ancien
s'inclut tout entier dans l'enseignement moral, il est lui-même
imparfait, se reconnaît comme tel et son discours est une mise en garde
générale lorsque le disciple l'interroge sur un thème bien
précis. Pour appuyer ses dires, l'ancien cite l'Ecriture à bon
121 Jean CASSIEN in « Les Institutions
cénobitiques » SC 109. Cerf. 1965.
122 P. MIQUEL in « Le vocabulaire latin de
l'expérience spirituelle. » N° 79. Beauchesne 1989.
123 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie d'Antoine »
SC 400 Cerf. 1994.
escient. Les enseignements sont doctrinaires, ils visent la
perfection intérieure, ce qui n'est pas rien ! Cette perfection est le
but de toute vie religieuse. Abba Piamun explique que la perfection ne se situe
pas dans la solitude de la cellule mais dans les vertus de l'homme
intérieur. (Coll.18) La perfection, c'est la charité
parfaite, nous fera comprendre Abba Chérémon, (Coll. 12)
alors qu'Abba Isaac vantera le moine qui se retire en silence dans sa
cellule afin d'y prier en secret, les lèvres closes.
Le monachisme est empreint d'une doctrine particulière,
non pas parallèle mais certainement complémentaire au discours
sur Dieu existant dans le monde. D'une part, l'on pourrait dire que
l'enseignement donné est aussi divers que l'étaient les
demandeurs du désert, d'autre part, on peut affirmer une certaine
unification dans la manière de former les jeunes moines.
La doctrine du désert est établie sur les deux
notions d'action et de contemplation qui reviennent à
plusieurs reprises dans les discours des Pères. (Coll. 1) Cette
distinction des deux notions leur est familière puisqu'ils vont
jusqu'à établir une hiérarchie entre les deux.
Les deux sont utiles, certes, mais on ne peut nier que les
Pères placent la contemplation sur un pied nettement plus
élevé que l'action. La contemplation est prioritaire au
désert et Abba Moïse ira jusqu'à dire que le Seigneur qui se
tait au sujet de Marthe, déclare de manière tacite que Marie lui
est supérieure. (Coll. 1) Cassien et Germain semblent
choqués d'un pareil discours, les jeunes moines veulent accorder une
place à l'hospitalité et au dévouement fraternel dans leur
parcours spirituel et n'hésitent pas à citer à Abba
Moïse les paroles de Mt 25, 34-35.
« J'ai eu faim et vous m'avez donné à
manger, j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire. »
Abba Moïse répond que les charismes du Saint
Esprit sont bien plus sublimes puisque ce sont eux qui mènent à
la charité. C'est donc dans la prière que l'on trouve la
charité, la vraie, celle qui est donnée par l'Esprit et non pas
dans une activité excessive qui laisse trop peu de place à Dieu.
La foule entrave la contemplation considérée comme un
idéal au désert, et même vers la fin de sa vie, Athanase
montre Antoine importuné par beaucoup de gens et entraîné
par eux vers la « montagne extérieure124
».
Chez Cassien, la vie spirituelle est orientée vers la
vie du Ciel, vie d'union avec Dieu- Charité. On y accède par le
renoncement. La charité est à la fois un moyen et un but. Pour
124 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie d'Antoine »
SC 400 Cerf. 1994.
Cassien, on ne s'élève à la charité
parfaite que par l'expérience de la charité elle-même.
(Coll.1)
Il appert que l'enseignement des Pères, contrairement
à ceux du Christ, semblent un peu éthérés voire
surnaturels. Jésus mangeait, buvait du vin, rencontrait ses disciples,
enseignait les foules, priait à la synagogue avec le grand public,
participait aux fêtes... Les anciens du désert, eux, ne font que
prier.
« La solitude est une attitude intérieure
», dit I. Gobry125, la fuite du monde permet non seulement
la méditation mais encore la contemplation. L'originalité du
monachisme réside dans le fait de se retirer dans une forme de silence
intérieur, loin de toute préoccupation mondaine. Le moine
parvient à l'oubli de lui-même pour se consacrer tout entier
à la contemplation de Dieu. La véritable fuite du monde ne
consiste pas à s'en séparer avec son corps, mais à retirer
de son âme tout appétit charnel. L'homme pleinement
libéré du monde, peut avoir envers ses frères une
charité véritable.
La contemplation semble donc la seule fin du moine. Le
contemplatif, dit A. Guillaumont, ne doit pas seulement avoir
réalisé l'unité dans son activité, il doit aussi
l'avoir réalisée en lui-même, en son âme, en mettant
fin à la multiplicité des passions. Il faut être unique
pour aller à l'Unique126.
Pour les Pères du désert, il faut «
adhérer à Dieu sans cesse et lui demeurer inlassablement uni par
la contemplation » au point de pleurer s'ils se laissent distraire,
car ils se voient alors « déchus du bien suprême
».
S'éloigner de la contemplation, ne fut-ce qu'un moment,
est considéré comme impureté puisque, en somme, toute la
vie du moine est liturgie. Le règne de Dieu pour les moines,
s'établit en eux dès qu'ils ont chassé les vices par le
moyen de l'oraison contemplative. Oui, il est bien question de «
doctrine du désert ». Cassien et Germain interrogent Abba
Paphnuce sur sa « doctrine » :
« ... nous répondîmes que nous en avions
à sa doctrine... » (Coll. 3)
|
La doctrine du désert captive parce qu'elle est
sensiblement différente de celle transmise dans le monde : Abba Paphnuce
pratique le libre-arbitre. Pour lui, Dieu ménage à tous des
occasions d'être sauvé, mais il appartient à l'homme d'y
répondre ou non. La doctrine ecclésiale, quant à elle,
stipule qu'il nous faut une grâce particulière de Dieu pour
répondre à son appel de manière efficiente. Paphnuce
semble établir une hiérarchie concernant les
125 I.GOBRY in « De Saint Antoine à Saint Basile
» Fayard 1985.
126 A.GUILLAUMONT in « Aux origines du monachisme
chrétien » Paris 1979.
renoncements puisqu'il situe le troisième
supérieur aux deux autres. (1. Renoncement corporel, 2. Renoncement de
notre vie passée, 3. Renoncement qui consiste à retirer notre
esprit des choses présentes pour ne plus contempler que les choses
à venir.) (Coll.3)
Sans les deux premiers, impossible d'embrasser le
troisième renoncement. Les richesses et les vices de l'homme
intérieur durant la première vie adhèrent au corps et ce
n'est que par l'ascèse qu'elles s'en détacheront. Paphnuce se
situe légèrement en contradiction quant à la doctrine
catholique : pour celle-ci, nous ne pouvons, par nos propres forces et sans un
secours particulier de Dieu, répondre adéquatement à son
appel. Or, Paphnuce nous dit que la manière de répondre à
l'appel de Dieu dépend de nous. L'obéissance d'Abraham,
dira-t-il, est sienne, c'est le « que je te montrerai » qui
est grâce de Dieu. ( Gen. 12,1) L'ancien se contredira par la suite en
disant que même si nous pratiquions les plus gros efforts, nous ne
pourrions atteindre la perfection sans la coopération du Seigneur.
S'agit-il alors d'une incompréhension de Cassien et d'une mauvaise
retranscription de ce qu'il a entendu ou bien Paphnuce se reprendt-il parce que
ses propos sont en marge de ce que prône l'Eglise ? C'est difficile
à éclaircir, mais l'ancien dira encore que ce n'est pas le
libre-arbitre mais le Seigneur qui délie les chaînes des captifs
(Ps, 145,7) et déclarera clairement dans son discours que ce qu'il dit
n'est pas pour déclarer inutile leur zèle mais pour bien les
persuader que sans l'aide de Dieu, les seuls efforts ne sont pas efficaces.
« Seul le Seigneur nous a rendu capables d'être les ministres
d'une Nouvelle Alliance. » (Coll.3)
Germain relance l'ancien sur la question du libre-arbitre et
demande comment il se fait que nous ne puissions estimer le salut comme une
chose qui dépend de nous, si Dieu Luimême nous a donné la
faculté de l'écouter ou de ne pas l'écouter ? Paphnuce
répond que lorsque le Seigneur déclare : « Si mon peuple
m'eût écouté... », Il montre qu'll a parlé
le premier, ce qui établit à la fois liberté et
grâce. Le libre-arbitre se prouve par la désobéissance du
peuple. Paphnuce ne prétend donc pas, apparemment, détruire le
libre-arbitre, mais a voulu prouver que, tous les jours, le secours de la
grâce de Dieu est nécessaire.
Ici encore nous retrouvons des éléments de la
doctrine du désert. Elle est morale et ressemble en bien des points
à celle d'Origène qui prônait le libre-arbitre. On avait
d'ailleurs accusé les moines d' « origénistes
», ce terme étant devenu péjoratif puisque l'on
insistait sur les points les plus faibles de la doctrine d'Origène,
notamment la préexistence des âmes, la spiritualité des
corps glorifiés et l'apocatastase. Pour Origène, en somme, le
bien qui est en nous n'existe pas sans l'aide de Dieu mais cette aide n'est pas
donnée sans un effort de notre part.
Après cet entretien sur les renoncements, Cassien et
Germain se sentent découragés, car avec le premier renoncement
seulement, ils croyaient déjà toucher le sommet de la perfection
alors qu'ils n'avaient « pas encore entrevu, même en rêve,
les cîmes de la vie monastique ! » (Coll.3)
Dans la Conférence IX, il apparaît que toute la
fin du moine consiste en une persévérance dans la contemplation
qui elle-même est un effort vers l'immobile tranquillité de
l'âme. Le moine, avant de prier, doit faire le vide de toute
pensée. Eclater de rire à cause d'un souvenir serait choquant
pour la communauté monastique, quant à la colère, elle
doit être bannie de l'esprit avant de commencer à prier.
L'oraison doit être fréquente mais courte, de
peur que le démon en détourne le moine par des distractions.
Cassien et Germain comprennent cet enseignement mais ils éprouveront du
mal, visiblement, à intégrer la vraie nature de la prière
au désert. Cassien nous précise que sa conception de la
prière était de prendre des passages de l'Ecriture et de les
méditer, alors qu'il apparaît, au contraire, que la prière
des Pères soit bien différente de celle-là. Elle ne
s'appuie sur aucun texte, aucun souvenir, mais dépend des dispositions
préalables de l'âme à la contemplation. Pierre
Miquel127 dit que constamment revient dans l'oeuvre de Cassien cette
opposition entre l'expérience vécue et une simple connaissance
verbale et livresque :
« Viendra un jour où, moins par la lecture que
par une laborieuses expérience, vous posséderez la
doctrine. » (Coll.14.)
On peut en déduire que même si la contemplation
est le secret du désert et sa principale doctrine, celui qui ne l'a pas
pratiquée est incapable d'en instruire les autres. Abba Nestéros
dit qu'« il est impossible de connaître ou d'enseigner ces
choses, à moins d'en avoir l'expérience ». (Coll.14)
Nous revenons une fois encore sur la notion
d'expérience comme principale instruction au désert. Une doctrine
se transmet et s'apprend, et l'on voit dans les deux discours sur la
prière que l'ancien transmet la façon de prier au jeune disciple
et si l'on n'apprend pas la contemplation à proprement parler, on peut
apprendre à y tendre en encourageant le disciple à rester en
cellule pour y prier. Et petit à petit, dans la
persévérance de l'oraison, le jeune moine vivra cette
expérience dont il pourra témoigner à son tour.
L'expérience serait donc élément doctrinaire au
désert.
Certains moines ont reçu le charisme de
l'hospitalité (charité) qui est en quelque sorte une
manière de vivre sa foi, alors que d'autres ont été
appelés pour prier, mais les moines
127 P . MIQUEL in « Le vocabulaire latin de
l'expérience spirituelle » N°79. Beauchesne 1989.
(actifs) hospitaliers ne sont apparemment pas les
anachorètes, mais les cénobites. Il n'est donc pas question
d'anachorètes actifs qui pratiquent la charité et
l'hospitalité, comme le soin des malades par exemple.
L'anachorète vit en cellule du travail de ses mains, prend s'il le
souhaite un disciple à former, prie à des heures
régulières, reste en silence et ne voit ses frères que le
dimanche (peut-être aussi le samedi) pour la synaxe. Il arrive à
quelques moines de recevoir des étrangers qui demandent « une
parole » mais cela reste exceptionnel. Il n'y a pas officiellement de
hiérarchie de valeurs mais il existe une différence
affirmée entre le moine qui prie et celui qui oeuvre. Cassien enseigne
que le moine ne peut faire les deux à la fois. (Coll.14)
Il invite à méditer l'Ecriture de manière
à occuper l'esprit et l'empêcher de vagabonder en mauvaises
pensées durant la prière. L'enseignement de Nestéros
apparaît différent de celui d'Isaac (Coll. 9-10) qui
voulait que la prière fut davantage une expérience
d'intimité avec Dieu qu'une rumination continuelle de la Parole
mémorisée. Il semble donc que pour Cassien, la charité ne
consiste pas nécessairement à donner à manger au pauvre
mais qu'elle soit une union spirituelle établie entre l'homme et Dieu
(amour) d'où la nécessité de la «
contemplation » pour être dit « charitable
(aimant) ». Méditer en pensant au prochain échange
spirituel est vain, on ne se met pas en relation avec Dieu pour autre chose que
la relation même. C'est ce qui fera dire six siècles plus tard
à Saint Bernard de Clairvaux : « La raison d'aimer Dieu, c'est
Dieu même. » C'est alors que Dieu se manifeste au priant. Seule
l'ascèse conduit à cette perfection qu'est la charité et
la durée dans la contemplation, mais ce n'est guère facile pour
un débutant car souvent, le moment de la prière le remet face
à sa motivation de foi.
VII. Renoncements et luttes. A.
Ce que sont les renoncements.
Le renoncement précède l'ascèse. C'est en
quelque sorte, la première étape de celle-ci. Il s'agit de
« l'action par laquelle un homme se sépare volontairement de ce
qui, en lui ou hors de lui, est opposé à Dieu
128 ».
Le disciple, débordant de zèle mais encore
gonflé d'orgueil, se retrouve devant une montagne à surmonter.
Est-il possible, du jour au lendemain, de renoncer, de lâcher tout ce qui
a fait partie de son quotidien pendant plus ou moins vingt ans ? Et cependant,
c'est dans la hâte que le disciple devra renoncer, car sans l'abandon de
sa manière de vivre antérieure, il ne
128 Dictionnaire de la Foi chrétienne. T.1 : «
les mots. » Paris/Cerf. 1968.
pourra jamais suivre son maître. Au désert, le
jeune moine devient apôtre et les apôtres ont tout
lâché d'un coup pour suivre le Christ. La modalité du
départ au désert est l'immédiateté, dit N.
Molinier129.
Abba Daniel dit que, souvent,
«... la grâce ne dédaigne pas de nous
visiter au milieu de la négligence et du relâchement. Elle inspire
et réveille, éclaire et châtie avec clémence afin
d'éprouver le moine dans son inertie. » (Coll.14)
Pour l'ancien donc, même si le moine est
relâché dans la prière ou l'observance, la grâce de
Dieu, plus forte que tout, vient à son secours, au coeur même de
sa pauvreté et de son relâchement. Abba Daniel ne vante pas les
moines « chastes par nature » car ils n'estiment avoir
besoin ni du labeur de l'abstinence, ni de la contrition du coeur. Sans vrai
renoncement, il est impossible de survivre aux assauts de la tentation. Ainsi,
l'on verra des frères qui ont tout quitté avec une apparente
facilité et qui s'attacheront au moindre petit objet qu'ils ont la
permission d'avoir dans leur cellule. Abba Daniel dit qu'il leur servira de peu
d'avoir méprisé de plus grands biens.
« ...puisqu'ils ont reporté sur d'humbles et
menues choses, la passion qui fait une obligation de renoncer aux
premières. » (Coll.4)
Ils appliquent donc à des riens leur cupidité et
leur avarice, ce qui prouve que leur ancienne passion n'est point
retranchée mais n'a fait que changer d'objet. Leur âme est
restée riche et ils n'ont pas compris le sens du renoncement. Le
renoncement est une pratique quotidienne. Il n'est pas seulement
matériel, mais spirituel également.
Le moine qui a quitté le monde est
éloigné des « objets » qui, dans le monde, pouvaient le
tenter ou le distraire, mais il lui reste le souvenir ou la
représentation de ces objets, ce que l'on appelle « les
pensées 130 ».
B. Ce que sont les luttes.
Le Père du désert a deux ennemis :
lui-même et le démon ! Saint Paul disait lui-même qu'il
fallait « lutter contres les principautés, les puissances,
contre les forces des ténèbres de ce monde et les esprits mauvais
répandus dans les Cieux ». (Eph.6,12) Le moine rencontre le
démon au désert d'une façon que l'on peut dire
inévitable, dit A.Guillaumont, car le démon est chez lui au
désert131.
129 N. MOLINIER in « Ascèse, contemplation et
ministère » S0 N°64. Bellefontaine. 1995.
130 A. GUILLAUMONT in « Aux origines du monachisme
chrétien » Paris 1979.
131 Ibid.
Si les démons voient des moines, dit Athanase dans la
Vie d'Antoine132, ils s'efforcent de mettre des obstacles
sur leur chemin et ces obstacles, ce sont les pensées impures. Seuls, la
prière et le jeûne peuvent en venir à bout, mais ce n'est
pas si simple car ces démons reviennent sans cesse à charge en se
façonnant des apparences trompeuses, comme des allures de femmes, de
bêtes ou même de soldats. Et si on les vainc en les
démasquant, ils réattaquent de nouveau sous d'autres formes. Le
moine du désert n'est jamais à l'abri et a fortiori le
novice en formation qui représente la cible parfaite des démons
en tous genres. Ceux-ci semblent parfois dire la vérité, dit
Athanase, il faut alors discerner avec l'aide de l'ancien s'il s'agit d'une
manifestation de Dieu ou du malin. Dom L. Leloir nous cite les Paterica
arméniens133 :
« A Arsène, le démon s'était
présenté sous forme humaine en disant : je suis le Christ , je
suis venu te faire visite toi qui te fatigues tant pour moi. Arsène
s'était voilé les yeux en disant : Je ne désire pas voir
le Christ en ce monde. Le démon s'était enfui, disant : quelle
profondeur a donc donné le fils de Marie aux enfants des hommes !
»
Tirer de ce texte ce qui est pertinent n'est pas aisé,
mais la distance à prendre n'empêche pas la compréhension
du message donné : il s'agit bien de profondeur et de force qui ne
peuvent être puisées que dans la prière assidue. Le
démon dont parlent les Pères, c'est euxmêmes. La lutte
contre soi-même au désert, est constante du début à
la fin, car les vieilles habitudes reviennent à la surface sans
relâche.
On saisit bien, en lisant la « Vie d'Antoine »,
qu'il s'agit d'être fort pour venir à bout des démons.
Ceux-ci n'agissent que là où il y a faiblesse. Antoine
lui-même a eu du mal à les combattre. On sait qu'il vivait seul et
que cette solitude n'arrangeait en rien cette lutte acharnée contre le
malin. Le terme de « lutte » est souvent usité dans le
vocabulaire monastique. On comprend par là combien le combat
était rude, violent parfois et l'on se doute du nombre de moines ayant
abdiqué devant les assauts de l'ennemi.
Abba Sérénus explique que les novices n'ont
à faire qu'aux démons les plus faibles, aux moins puissants. Et
c'est seulement après avoir triomphé des premières
batailles que le moine est prêt à en affronter de plus rudes :
« Les difficultés de la lutte augmentent en
proportion de nos forces et de nos progrès. » (Coll.7)
132 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie d'Antoine »
SC 400. Cerf 1994.
133 Paterica arméniens : 15, 12A : III, 233. (in
Dom L.Leloir in « Désert et communion. » S0
n°26. Bellefontaine 1978.)
Nous affirmerons donc, sans hésiter, que si les
Pères mettent en garde leurs disciples avec autant d'insistance contre
les démons, c'est parce qu'eux-mêmes ne les ont pas encore
vaincus. Cette notion nous semble d'importance dans l'enseignement de Cassien.
La lutte contre soi-même représente l'une des difficultés
majeures au désert. Se combattre soi-même est de base pour laisser
toute la place au divin.
On retrouve dans les Conférences ce vocable de
lutte et l'esprit du combat sportif dont parle Athanase dans la Vie
d'Antoine. Abba Sérénus, dans un tout autre registre,
puisqu'il s'agit de « possédés », entretient ses deux
visiteurs sur le fait que tout arrive par Dieu et est destiné au bien
des âmes. (Coll.7)
Cassien enseigne donc que la lutte contre le démon est
bien nécessaire à la formation du jeune moine, afin de
l'éprouver dans ses ardeurs et son enthousiasme de débutant, mais
il enseigne aussi que le disciple devra savoir que même un moine averti
et vertueux, restera toute sa vie, la proie potentielle de l'Adversaire. On
voit dans la Vie d'Antoine que les démons peuvent citer
l'Ecriture comme le fit Satan au désert pour tenter le Christ. Le novice
devra donc apprendre à discerner les bons des mauvais conseils, c'est
pourquoi il sera indispensable que ses débuts au désert soient
encadrés de manière stricte par un ancien
expérimenté dans la lutte contre l'ennemi qui, pour combattre
efficacement contre les démons, devra avoir acquis le charisme du
discernement des esprits134. Il arrivera donc au maître de
devoir lutter contre son disciple et celui-ci devra se montrer humble avant
tout car dans un apophtegme il est dit :
« Rien ne nous chasse ni ne nous vainc aussi
efficacement que l'humilité 135. »
|
Il ne faut pas oublier qu'au désert, c'est la vie du
Christ que l'on vient vivre et non plus la sienne, ce qui suppose une grande
offrande de soi-même. Le moine reste convaincu qu'à
côté du Christ, il n'est rien et qu'aucune pénitence ne
saurait renouer les relations d'amitié si Jésus-Christ n'avait
d'avance soldé ses dettes136.
Malgré le jeûne et la prière, le
démon qui ne se tient jamais pour battu, revient sous différents
aspects. Il est donc important, outre la ferveur et l'opiniâtreté,
d'être renseigné sur sa ruse. Le moine n'a pas l'impertinence de
se mettre sur le même plan que Dieu. Il sait, que même
âgé et expérimenté, il a encore beaucoup de choses
à apprendre. Le Père ne reconnaît pour fils que ceux
qu'anime l'Esprit de Jésus dit Saint Paul. (Rm 8,14)
135 Paterica arméniens : 15,16 R : III, 281. . (in Dom
L.Leloir in « Désert et communion. » S0 n°26.
Bellefontaine 1978.)
136 Un moine anonyme in « L'ermitage. »
Martinguay/Genève. 1969.
Le Père du désert en est conscient, c'est ce qui
fait sa simplicité et sa sagesse. Le Christ est toute la vie du moine,
il restera son idéal avant toute chose et c'est en conservant ce
principe en tête qu'il pourra lutter contre les assauts du démon.
Dès ses premières victoires, on voit Antoine se méfier de
tomber dans un autre mal : la présomption. Et plus tard, il dira
à ses disciples :
« J'ai vu tous les pièges de l'Ennemi tendus sur
la terre. J'ai gémi et j'ai dit : qui donc les évitera ? Et j'ai
entendu une voix qui me répondait : l'humilité 137.
»
VIII. L'Ecriture Sainte justifie-t-elle la relation
maître disciple ?
Il est question, ici, de survoler quelque peu le rapport
maître disciple dans le Nouveau Testament et non pas d'étudier
l'influence de l'Ecriture dans l'enseignement du maître, ce qui n'est pas
le propos de notre travail. La façon de procéder des Pères
du désert envers leurs disciples était-elle conforme ou non
à l'Ecriture, concernant la manière d'instruire ? Jésus
luimême pouvait-il être assimilé à un maître ou
à un « abba ? » Avait-il aussi été
disciple avant d'enseigner lui-même ? Qu'était la méthode
recevable dans l'apprentissage au désert pour que celle-ci soit conforme
à ce que voulait le Christ ?
Dans la juste logique des choses, tout maître commence
par être disciple et Jésus n'a pas fait exception à la
règle. C'est par son baptême qu'il devient pour un temps
très court, le disciple de Jean. Ce baptême est un rite
d'initiation par lequel Jésus accepte de se mettre à la suite et
sous la direction de son prédécesseur.
Jésus, lui, appelle individuellement chacun de ses
disciples, mais il ne les reçoit jamais à l'écart pour les
diriger de manière personnelle. Il n'oblige pas, mais invite à le
suivre. Il ne se fait jamais appeler « abba » mais on peut
dire qu'il « engendre » ses disciples en Dieu en le leur faisant
connaître. Pour eux, Jésus est « Rabbouni »
(notre maître). Il demande à ses disciples de n'appeler personne
« père » car il n'y en a qu'un seul : celui qui est
dans les Cieux. ( Mtt 23,9)
« Celui qui se fait appeler « père »
dit A.Veilleux, ne peut l'être que parce qu'il incarne ou
manifeste d'une certaine façon, la paternité unique de Dieu le
Père à l'égard de tous 138. »
137 I.GOBRY in « De Saint Antoine à Saint
Basile » Fayard 1985.
138 A. VEILLEUX in « Conférence sur la
paternité spirituelle » donnée au monastère N.D.
d'Ermeton (Namur/Belgique) en 2001.
Jésus est donc « maître » et non pas
« père » pour ses disciples. L'Ecriture enseigne
également que le Christ envoie Paul chez l'ancien Ananie, jugeant
préférable de le mettre à une école plutôt
que de l'enseigner lui-même.
Paul, lui, appelle les Corinthiens « mes enfants bien
aimés » (I Cor 4,14) et dit aux Thessaloniciens que comme un
père pour ses enfants, il les a exhortés, encouragés,
adjurés de mener une vie digne de Dieu. (I Thess 2,11)
Peut-être s'agit-il là davantage d'une
métaphore que d'une intention manifeste de se considérer comme le
père de ses ouailles, mais la relation semble moins distante entre Paul
et les communautés qu'entre Jésus et ses disciples. Il nous faut
bien sûr nous contenter du peu de sources fiables que nous
possédons concernant les paroles historiques de Jésus mais on
peut tout de même se poser la question de savoir si la manière
d'appréhender la paternité spirituelle ne dépendait pas de
la mentalité, de l'intention, voire même du caractère de
chacun des maîtres.
Dans la distance qu'impose Jésus par son refus de
nommer « père » quelqu'un d'autre que Dieu, on devine
un espace de liberté qui permet de faire un choix pesé. Paul a un
discours persuasif, il s'implique davantage dans ce qu'il transmet. Si
Jésus garde une distance dans sa manière d'enseigner cela ne
l'empêche nullement d'estimer à leur juste valeur ses
envoyés faisant fonction de maîtres spirituels.
« Qui vous accueille m'accueille et accueille Celui qui
m'a envoyé. » (Mt 10, 41-42)
La direction spirituelle selon Jésus, consistait
principalement à transmettre la connaissance de Dieu.
Paul dit aux Corinthiens :
« Auriez-vous en effet, des milliers de
pédagogues dans le Christ, que vous n'avez pas plusieurs pères ;
car c'est moi qui, par l'Evangile, vous ai engendrés dans le Christ
Jésus. Je vous exhorte donc : soyez mes imitateurs. » ( I Cor
4, 15-17)
Paul demande donc aux Corinthiens de l'imiter, ce que ne semble
jamais faire Jésus.
Au désert, nous retrouvons dans les paroles des anciens
la notion d'imitation, même s' il s'agit de l'imitation du Christ et non
d'eux-mêmes. L'ancien du désert démontre
généralement par la douceur ce qu'il est bon d'imiter ou non.
L'intention n'est pas ici de démontrer que la façon de
procéder des anciens était irréprochable et celle de Paul
répréhensible mais de confirmer que chaque maître avait sa
manière d'appréhender la direction spirituelle en rapport avec
son propre tempérament. Il s'agit donc d'une manière de faire.
Il n'y avait ni école, ni règle chez les premiers
chrétiens et la qualité des enseignements reçus
dépendait fortement de celui qui les dispensait.
Ainsi, le célèbre conseil des Pères du
désert recommandant au disciple de s'asseoir dans sa cellule afin que
celle-ci lui enseigne tout ce dont il a besoin serait un peu réducteur
si l'on n'incluait la notion de liberté que ce conseil connote. Si cela
peut sembler suggérer que le maître spirituel n'est pas
indispensable, cela aide à comprendre surtout que c'est en
lui-même et face à Dieu seul que le jeune moine trouvera le chemin
qui conduit au (vrai) Père.
Ce conseil ne prend sa pleine signification que s'il est
donné par un maître qui lui-même a expérimenté
la solitude de la cellule. Celui-ci ne fait pas le travail à la place du
disciple mais lui transmet l'énergie pour l'accomplir. C'est
également ce que faisait Jésus vis-à-vis de ses disciples,
il ouvrait la voie mais sans interférer.
Se focaliser sur le maître peut aider le disciple
à voir Dieu de manière incarnée, ce qui l'aidera à
progresser dans la vie spirituelle, mais il devra un jour voir Dieu en son
frère également. La relation au maître doit être
celle qui ouvre vers Dieu et non celle qui referme sur le maître seul, ce
qui risquerait d'être néfaste pour le jeune moine. C'est en ce
sens que l'enseignement de l'Evangile est une exemple sans cesse
recommandé par les anciens. Jésus a montré le chemin puis
il s'est effacé. L'ancien du désert s'efface donc lui aussi, de
façon à laisser le jeune imiter le Christ et non pas
lui-même.
Le terme d'imitation est employé par Cassien
lorsque Germain dit à Abba Joseph :
« Nous avions pensé que nous retournerions
à notre monastère comblés, par la vue de votre
béatitude, de joie et de fruits spirituels et qu'il nous serait possible
d'imiter, au moins dans une mesure modeste, ce que nous aurions appris
à votre école... » (Coll.17)
Il s'agit d'imiter un savoir-faire, un savoir-être, en vue
d'obtenir les mêmes joies que l'ancien, mais non d'imiter l'ancien
lui-même pour ce qu'il est ou serait sans cette béatitude.
Si l'ancien suscite l'imitation, il ne l'impose jamais, il se
fait modèle par l'exemple et par son témoignage mais ne demande
jamais au disciple de l'imiter. Ce désir d'imitation vient du novice
lui-même, comme il a dû survenir également chez les
disciples du Christ après sa mort.
Abba Théonas met les visiteurs en garde.
« ... j'y mets cette unique condition, que votre
intelligence ne s'intéresse pas seule à mes paroles, mais
qu'elle s'accompagne de la pratique des oeuvres. Ainsi en va-t-il de tout ce
qui s'apprend par l'expérience, plutôt que par la doctrine : celui
qui ne l'a pas pratiqué est incapable d'en instruire les autres...
» (Coll.22)
Il ne faut pas imiter sans comprendre et encore moins sans
adhérer, veut sans doute transmettre Cassien, il est donc essentiel
d'entrer dans la pratique et de vivre à son tour et à sa
façon (et non pas à celle de l'ancien) sa propre
expérience.
Le jeune moine s'inspire donc de ce qu'enseigne le
maître en l'adaptant à ses possibilités de raisonnement.
C'est en ce sens que l'exigence de l'ancien rejoint celle de Jésus et se
montre donc conforme à l'Ecriture. La responsabilité du
maître est grande vis-à-vis du disciple, mais il ne veut pas
être être idolâtré. Il est un homme comme les autres
qui ne peut prendre la place de Dieu et c'est bien sûr contre cela que
Jésus met en garde ses disciples de ne mettre personne à la place
de Dieu en l'appelant « père ».
L'attitude de l'ancien vis-à-vis du disciple est
davantage celle d'un maître qui enseigne, tout comme le Christ,
plutôt que celle d'un père qui protège, même s'il lui
arrive quelquefois de se montrer protecteur envers le jeune moine. On retrouve
chez Cassien des éléments de réflexion qui rappellent ceux
de Justin139 qui disait que pour comprendre les Ecritures, il
fallait non seulement une grâce mais également un enseignement de
manière à pouvoir les interpréter.
« En effet, l'intelligence des Ecritures est un don
de la grâce mais elle suppose aussi un maître qui ouvre à
cette lecture de manière persuasive. Et cela commence par le Christ qui
a pris la peine d'enseigner les apôtres 140. »
Dieu ne montre à personne le chemin de la perfection
si, ayant auprès de qui s'instruire, on méprise la doctrine des
anciens et leur règle de vie, sans faire cas de cette parole qui
voudrait être pourtant observée avec zèle :
« Interroge ton père et il te l'apprendra
; tes anciens et ils te le diront. » (Dt 32,7)
|
139 F. VINEL in « Les principes théologiques de
l'exégèse des Pères de l'Eglise. » Fascicule de
cours de Licence. (2ème année.) Strasbourg/Edition
2005.
140 Ibid.
Conclusion.
Au terme de notre étude, il serait peut-être
judicieux de mentionner le caractère un tant soit peu unilatéral
avec lequel Cassien décrit les Pères.
Sa passion pour le désert est telle que son discours
pourrait nous sembler parfois légèrement absolutiste. Il y a chez
Cassien, une assimilation de la vie monastique à la vie
évangélique. Pour lui, la pureté dont il parle ne peut
s'atteindre que dans la vie monastique et bien plus, dans la solitude des
anachorètes141. Il oppose son ouvrage, fruit de
l'expérience, à ceux de ses prédécesseurs qui ne
connaissaient le désert que par ouï-dire142. Cassien
aurait une légère tendance à magnifier l'obéissance
au risque parfois de subordonner la charité à cette
obéissance. Sa présentation de l'ascèse semble
également subordonnée à la charité et
orientée vers elle. Toutefois, le message qui nous intéresse est
riche d'enseignements et le parcours de Cassien totalement original. Cassien
est un chercheur de Dieu. Il veut enseigner par l'exemple et par le renoncement
total à soi-même. Son observation de la formation du disciple par
le maître aide à cette compréhension. Chez lui, la relation
entre le disciple et le maître va au-delà de la formation : il est
question d'un parcours commun dans la même direction.
Cassien nous apprend, par son oeuvre, que le disciple ne se
contente pas de faire tout ce que dit le maître mais qu'il apprend
surtout à ne plus vivre pour lui, mais pour Dieu, sous la conduite d'un
ancien qui se fait intermédiaire. Le jeune se situe dans un esprit de
conversion lorsqu'il part au désert et sa quête de l'ancien est
dynamique. Il est avide de s'établir dans la solitude proposée
par le maître et s'y livre docilement parce qu'il le veut au plus profond
de lui-même. Son choix est donc libre.
Le jeune moine dispose du temps qui lui convient au
désert et n'est jamais poussé dans le dos mais simplement
invité à toujours se dépasser. Il a le droit de rester
lui-même et sait que toute sa vie sera chemin vers Dieu. Il aborde
l'ancien avec d'infinies précautions car son respect envers lui est
immense. Cassien nous brosse un portrait très idéalisé de
l'ancien tel qu'il le voit lui-même : un homme sage rempli
d'expérience qui a lutté plusieurs années avant de pouvoir
transmettre ce qu'il sait, mais il nous dit que tous les Pères ne se
considéraient pas
141 P.CHRISTOPHE in « Cassien et Césaire,
prédicateurs de la morale monastique. » Duculot Lethielleux.
1969.
142 J.CASSIEN in « Institutions cénobitiques
» Coll. Sources chrétiennes 109.
Cerf 1965.
comme des enseignants, certains d'entre eux estimant qu'ils ne
peuvent conseiller alors qu'ils n'ont pas encore eux-mêmes
intégré certaines bases de la vie monastique.
Cassien, de même que d'autres sources
étudiées, nous apprend que c'est le jeune qui cherche le
maître et qui le choisit. Il s'agit là de la première
étape de la démarche spirituelle du novice. Il se mettra alors
sous la tutelle de l'ancien élu et deviendra vraiment disciple en
même temps qu'il fera de cet ancien un maître spirituel. C'est donc
le disciple, par son choix, qui fait que l'ancien se transformera en
maître.
Cassien nous informe que le disciple se réfère
d'abord au jugement de l'ancien et que celui-ci, s'il le juge utile, appuyera
son enseignement d'une citation biblique.
Il nous a paru important d'insister sur la notion originale de
la formation au désert. Le disciple semble davantage demandeur d'une
parole de l'ancien que d'un précepte de l'Ecriture sans commentaire du
maître. Cassien insiste auprès des Pères en leur disant
vouloir connaître leur doctrine. Ce que le disciple demande, c'est une
parole issue de l'expérience. Celle-ci est le plus souvent
mêlée à la Parole de l'Ecriture car l'ancien s'y
réfère lui-même en toute occasion, même s'il
l'adapte, la « re-visite » avant de la transmettre au jeune moine.
Nous dirons donc qu'au désert, la Parole est mouvement et vie
lorsqu'elle devient langage.
Chez les anachorètes, le spirituel semble issu du
rationnel et non l'inverse. Même si le côté rationnel
émane d'une spiritualité élevée de la part des
anciens, cette spiritualité prend corps par l'exemple et se trouve, de
ce fait, mieux intégrée par les disciples.
Durant la formation, le maître transmet l'enthousiasme
de sa propre passion, mais il le fait de manière progressive afin que le
disciple ait le temps de saisir toutes les subtilités de cette
transmission. Cassien évoque l'expérience des hommes et des
choses. (Coll.16) Cette expérience s'oppose à la
méditation abstraite des théoriciens et à l'enseignement
verbal des rhéteurs143. Nous retrouvons sans cesse dans
l'oeuvre de Cassien cette opposition entre l'expérience vécue et
la connaissance livresque. (Coll. 12, 14, 21)
Il nous est démontré que l'on doit commencer par
la pratique et que ce n'est que plus tard, que le moine passera à la
théorie. (Coll.2.3) Quant à la vie intérieure,
seul compte l'exemple de ceux qui en vivent. La vie au désert est donc
une connaissance de Dieu fondée sur la pratique.
143 J.CASSIEN in « Institutions cénobitiques
» Coll. Sources chrétiennes 109. Cerf 1965.
C'est ce que transmet le maître à son disciple. Nous
découvrons donc que l'expérience du maître est primordiale
dans l'oeuvre de Cassien.
Nous avons vu qu'à cette époque, la façon
d'accueillir un novice avait déjà changé par rapport au
temps d'Antoine qui recevait les commençants de manière
réfrigérante. Il appert que même si Antoine reste La
référence par excellence, les Pères de l'époque
étudiée ont compris qu'il fallait s'adapter à
l'évolution des conduites. Ainsi, à l'inverse d'Antoine à
qui les Ecritures seules suffisaient, Cassien nous indique que l'Ecriture est
faite pour être sans cesse recréée et que les Pères
l'actualisent en l'adaptant aux différents besoins de leurs disciples.
Il apparaît donc chez Cassien que l'exemple des anciens semble davantage
compréhensible que la Parole divine elle-même, pour le novice en
croissance spirituelle.
Concernant la pédagogie propre au désert, il
semble, d'après quelques exemples cités par Cassien, qu'elle ne
soit pas générale. Chaque maître agit à sa
manière (parfois comme il peut !) avec son disciple et certains
débutants se retrouvent quelquefois surpris de l'extrême
simplicité des réactions des anciens. Certains emploient
l'exhortation, la patience et le silence, d'autres réconfortent,
écoutent et consolent, d'autres Pères encore renvoient le
disciple dans sa cellule. Malgré la diversité des
méthodes, nous avons pu toutefois, brosser un portrait typique du
maître qui, généralement, lorsqu'il décide
d'accompagner un jeune moine, se montre plein de sollicitude et de patience
envers lui.
La notion d'obéissance mutuelle nous a également
interpellés durant notre étude. Pour que le disciple entre
pleinement dans l'obéissance requise au désert, le maître
doit le suivre au rythme de son tempérament. Il attend en somme, que le
coeur du disciple soit apte à recevoir les enseignements qu'il a
à donner et durant cette attente, le maître se montre patient.
C'est donc par là que l'enseignement se révèle
fécond. En délivrant un exemple d'obéissance par son
attitude patiente, l'ancien se fera le disciple du disciple, ce qui nous fera
dire que les deux personnages se situent dans une dynamique d'alliance et de
partage.
Au sujet de la théologie propre au désert, nous
avons découvert qu'il existait une doctrine : la vie spirituelle est
orientée vers la vie d'union avec Dieu charité. On y
accède par le renoncement total à la vie antérieure.
Toutefois, les enseignements des Pères, davantage axés sur la
contemplation que sur l'action (à l'opposé du Christ), pourraient
laisser entendre qu'il existe une théologie érémitique.
Mais ce sujet n'étant pas l'objet de notre étude nous avons
préféré le passer sous silence.
Nous avons remarqué que la façon de
procéder chez les Pères du désert était conforme
à ce que prônait l'Ecriture : le Christ lui-même s'est bien
posé en « maître » et non en « père »
vis-à-vis de ses disciples.
Le rôle commun à ces « maîtres »
(Jésus et les Pères) est donc bien cette fonction d'enseignant
qui transmet, informe et éduque tout en gardant la distance affective et
psychologique vis-à-vis du débutant. La notion d'imitation est
présente mais il s'agit pour les Pères d'imiter le Christ et de
s'effacer devant lui et non d'exhorter les novices à imiter l'ancien, ce
qui serait falsifier et gâcher la richesse et l'orginalité de leur
manière de procéder.
La formation au désert est donc bien une école,
basée sur les préceptes évangéliques mais
revisitée par les sentences du maître, elles-mêmes
générées par l'expérience.
Enfin, nous dirons que la tradition du désert et sa
transmission par l'expérience du contact direct de l'ancien au disciple
semble porteuse. A notre sens, cette association des deux personnages est
nécessaire à la formation d'un bon moine. Peut-être
pouvons-nous regretter que par la suite, cette alliance ait été
sacrifiée au profit d'une instruction collective au sein des
monastères cénobitiques, où le maître des novices
s'adresse à un groupe de jeunes moines aux tempéraments divers
qui reçoivent le même enseignement et a fortiori les
mêmes remarques adressées collégialement. Mais le
débat reste ouvert ...
Cette méthode de transmission individuelle
décrite par Cassien dans les Conférences nous semble,
après analyse, riche et idéale à la formation d'un bon
moine. Même s'il nous a fallu analyser les textes de manière
prudente, à cause de leur caractère hagiographique, nous pouvons
sans hésitation en retirer ce que nous étions venus y chercher :
la notion d'authenticité monastique basée sur la pureté du
coeur et la tranquillité de l'âme que l'on ne trouve nulle part
ailleurs qu'au sein de ces monastères qui à leur tour et
aujourd'hui encore, transmettent sans relâche les enseignements des
Pères.
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