La démocratie dans les politiques d'Aristote( Télécharger le fichier original )par Valentin Boragno Université Paris X Nanterre - Master 1 2006 |
4.2.2. Réponse économique : la propriété sera déclarée sacrée- s'opposer aux confiscations « Mais les démagogues d'aujourd'hui, pour plaire aux masses, font prononcer beaucoup de confiscations par les tribunaux. C'est pourquoi, il faut, pour s'opposer à ces pratiques, que ceux qui se soucient de la constitution établissent une loi disant que les biens des condamnés ni ne reviendront au peuple ni ne seront versés au trésor public, mais seront déclarés sacrés. 232(*) » Le principal danger, on l'a vu, est la démagogue, et pour cause : le démagogue n'est pas un démocrate : il fait changer les démocraties, soit en une oligarchie soit en une démocratie extrême. Or une constitution qui change est nécessairement mauvaise. Il faut donc se prémunir contre les actions judiciaires des démagogues. Les biens des condamnés doivent faire l'objet d'une protection contre différentes pratiques. Pour trouver des financements, le peuple et les démagogues utilisent différents types de mise en accusation. La plus fréquente, après l'eisangélie, est le graphé paranomon. Ceux qui intentent des actions ( ôï?ò å?ê? ãñáöïì?íïõò)233(*), sont ceux qui intentent des « graphé paranomôn », ces procédures qui consistent à attaquer un décret et son créateur sous prétexte que celui-là est anticonstitutionnel (paranomon)234(*). Ceux-là donc devront recevoir de lourdes pénalités. Le législateur doit s'opposer à la confiscation des biens ( äçìå?ïõóé), c'est-à-dire à leur don au peuple, et au contraire les déclarer sacrés ( ?åñ?í). Il vaut mieux réduire les dépenses que d'augmenter les recettes. Il vaut mieux réduire les coûts consacrés au fonctionnement de la cité que de s'attirer l'hostilité des notables. « Puisque les démocraties extrêmes ont une population importante et qu'il leur est ainsi difficile de réunir à l'assemblée des gens non rémunérés, mais que, là où les revenus publics sont inexistants, cela provoque l'hostilité des notables (car alors l'argent viendrait nécesairement d'un impôt, de confiscations, de tribunaux iniques, toutes choses qui ont déjà provoqué la chute de bien des démocraties), là donc où les revenus publics sont inexistants, il faut convoquer peu d'assemblées et ne réunir les tribunaux composés de beaucoup de membres que quelques jours.235(*) » Les démocraties extrêmes sont nécessairement « polyanthropes » ( ðïëõ?íèñùðï?), et doivent nécessairement payer les indemnités à tous ces hommes. D'une part, elle ne peut fonctionner avec des citoyens non rémunérés (?ìéóèïò), de l'autre, elle ne peut puiser dans les ressources, déjà peu élevées, des riches par le biais des confiscations, sans risquer une guerre civile. C'est pourquoi les réunions et assemblées doivent être rares. On convoquera toujours des assemblées avec des gens rémunérés mais plus rarement ( äå? ðïéå?í ?ë?ãáò ?êêëçó?áò)236(*), de même pour les tribunaux. Cette solution présente un autre avantage, qui est de faire participer les riches aux tribunaux. Il est donc, pour Aristote, plus important de préserver l'amitié des riches, quitte à exclure les pauvres du pouvoir, que d'envisager une réforme égalisatrice. Aristote ne parle cependant pas d'établir une oligarchie. Les tribunaux composé de beaucoup de membres ( äéêáóô?ñéá ðïëë?í) restent une institution typiquement démocratique 237(*). Il ne s'agit donc pas de transformer en nature la constitution démocratique, mais de l'affaiblir, de l'endormir, ou encore d'adapter ses activités à la mesure de ce qu'elle peut faire : limiter la vie politique aux réunions indispensables ( ô?ò ?íáãêá?áò óõí?äïõò)238(*). En quoi après tout ces mesures économiques ne sont-elles pas oligarchiques ? Si les pauvres ont le pouvoir, mais qu'ils ne peuvent redistribuer les richesses, la démocratie n'est-t-elle pas alors seulement une démocratie théorique ? En fait, Aristote propose des mesures économiques à l'avantage des pauvres, mais qui se distinguent d'une simple redistribution ou d'une indemnisation. - orienter les pauvres vers certains travaux Ces mesures sont l'apanage des démocraties riches. « Là où il y a des revenus publics, il ne faut pas faire ce que les démagogues font en réalité (ils distribuent, en effet, les sommes restantes; mais au moment même où ils les perçoivent, les gens en réclament encore autant: c'est le tonneau percé que cette façon de venir en aide aux gens modestes), mais le gouvernement véritablement populaire doit prendre garde à ce que la masse ne soit pas trop démunie, car c'est là une cause qui vicie la démocratie. 239(*) » Les cités avec revenus doivent faire face à un problème : la répartition de l'excès des richesses. Les subventions et rétributions sont comparées à un tonneau percé ( ? ôåôñçì?íïò ð?èïò). Il ne suffit pas de donner quelque chose pour que le receveur en fasse quelque chose de bien. Il n'y a pas réellement de philosophie du don chez Aristote. Tout acte est un acte commun, avec certes, des puissances inégales de part et d'autres. Mais pour que l'acte se réalise, il faut que les deux partis agissent. Aristote ne parle pas de mendiant, ni de charité. Les aides aux pauvres doivent correspondre à diverses incitations à la création d'entreprises, soit agricole en leur payant un petit domaine foncier, ou une prise en ferme 240(*), soit commerciale avec une mise de fonds (?öïñì?) pour un commerce. Il faut, comme l'ont fait les Carthaginois, donner aux pauvres les moyens ( ?öïñì?ò) de les orienter vers certains travaux ( ôñ?ðåéí ?ð' ?ñãáó?áò)241(*). « Il faut donc s'ingénier à ce que l'aisance devienne durable, et puisque cela est aussi à l'avantage des gens aisés, il faut, après avoir rassemblé les recettes publiques, les répartir, en une seule fois entre les gens modestes, avant tout pour qu'ils accèdent à la propriété d'un petit domaine foncier s'il est possible de leur donner une somme suffisante, sinon comme mise de fond pour un commerce ou une exploitation agricole.242(*) » Les réformes ne sont pas seulement économiques. S'il suffisait d'enrichir les pauvres, de simples subventions suffiraient. Mais dans le financement de l'orientation vers certains travaux, il y a plus. Les pauvres prennent une habitude de vie, professionnelle et donc politique. Le but n'est pas non plus de créer des richesses agricoles, ce que les grandes propriétés font déjà très bien. Il est de faire en sorte que chacun trouve la place qui lui revient. L'économie doit aider à rendre vertueux. Elle demande un effort de la part des pauvres : un travail. Tout se passe comme si dans la bonne cité aristotélicienne, les citoyens, pouvaient, et économiquement et politiquement, finir par se passer, non pas de la cité, mais du pouvoir. Peut-être, parce que, comme on l'a vu, dans la cité réussie, les hommes sont amis, et qu'ils peuvent vivre alors comme au-dessus des lois. Les hommes vertueux se gouvernent eux-mêmes : ils deviennent libres. Tel est l'idéal de la stabilité politique, qui rapprocherait le plus possible le monde d'ici-bas à l'immuabilité du monde supra-lunaire. Celle-ci ne s'atteint que par l'amitié, et non par les réformes brutales, car, une fois l'amitié acquise, tout devient possible, y compris une répartition de la part des riches généreux. Il semble que ce soit ce qu'Aristote attende de mieux pour la stabilité de la cité démocratique : son modèle est donné par l'exemple des riches Carthaginois243(*) à la fois généreux et sensés. La politique doit davantage inciter aux initiatives justes que les forcer. Toute transformation radicale sera mauvaise. - refuser les collectivisations (II, 5, 1262 b - 1264 b 25) Le foncier est privé, mais les produits sont consommés en commun. « La meilleure solution est que les biens soient privés, et qu'ils soient rendus communs par leur usage.244(*) » La collectivisation radicale n'est pas réalisable et, produirait, si elle était tentée, des profits qui ne valent pas le bouleversement de la tradition ni ne compensent les pertes qu'elle entraînerait245(*). La sacralisation de la propriété n'est pas un principe moral. Elle découle chez Aristote du constat de l'irréalisabilité politique des collectivisations. Elle repose également sur un principe anthropologique, opposé au platonisme : c'est la méchanceté humaine et non la propriété privée en elle-même qui aboutit à l'injustice. Il faut donc saisir le mal à sa racine, et non dans ses symptômes : « Certes, cette législation platonicienne a un visage riant et semblerait bien traduire de l'amour pour le genre humain : celui qui en entend parler l'accueille avec joie, pensant qu'elle établira quelque merveilleuse amitié de tous à l'égard de tous, surtout quand on impute à l'absence de communauté des biens tous les vices qui existent actuellement dans les différentes constitutions, je veux dire des procès intentés à propos de contrats, des jugements pour faux témoignages, des flatteries à l'égard des riches. Or ces maux n'adviennent pas de l'absence de communauté des biens, mais du fait de la perversité humaine, puisque nous voyons que ceux qui possèdent des biens en commun et en partagent la jouissance ont beaucoup plus de différends que ceux qui ont un patrimoine propre.246(*) » Pour Platon, « Nul n'est méchant volontairement.247(*) » : c'est pourquoi le législateur platonicien apparaît comme un médecin. Les collectivisations constituent un remède idéal aux maux de la société. Pour Aristote, il n'est pas réellement de cause aux maux. Le mal est en chacun de nous. Nous ne sommes pas les objets d'un mal extérieur. « La méchanceté est quelque chose à quoi l'on consent.248(*) » Aussi une telle réforme n'aurait pas de sens, car la « méchanceté humaine »249(*) ne serait pas moindre, au contraire, si l'homme était dépossédé au profit de la collectivité. Aristote est donc porté à envisager l'action salvatrice des lois dans le sens d'une éducation de l'homme-propriétaire tel qu'il est, plutôt que dans le sens d'une transformation de l'homme dans le collectif. La juste mesure incite donc à privilégier l'éducation sur des réformes démiurgiques. * 232 Politique, VI, 5, 1320 a 5-8 * 233 Politique, VI, 5, 1320 a 13 * 234 Hansen, p. 241. * 235Politique, VI, 5, 1320 a 17 - 24 * 236 Politique, VI, 5, 1320 a 23 * 237 Pellegrin, note 2 p. 431 * 238 Politique, VI, 5, 1320 b 4 * 239 Politique, VI, 5, 1320 a 29 - 36 * 240 Pellegrin, p. 432 * 241 Politique, VI, 5, 1320 b 9 * 242 Politique, VI, 5, 1320 a 35 - 1321 b 1 * 243 Politique, VI, 5, 1320 b 9 * 244 Politique, II, 5, 1263 a 37 * 245 Bodéüs, p. 56-57. * 246 Politique, II, 5, 1263 b 15 - 25 * 247 Platon, Lois, V, 731 * 248 Eth., III, 1113 b 15 * 249 Politique, II, 5, 1263 b 20 |
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