La démocratie dans les politiques d'Aristote( Télécharger le fichier original )par Valentin Boragno Université Paris X Nanterre - Master 1 2006 |
3.2.3. Sur quoi les hommes libres doivent-ils être souverains ? (III, 11, 1281 b 22 - 38)Les qualités de la délibération collective confèrent au peuple le droit de délibérer. Le pouvoir délibératif n'est pas un os à ronger donné au peuple, pour qu'il comble ses désirs d'honneurs. Il est l'essence même de la souveraineté. Celui qui a le pouvoir délibératif est souverain dans la constitution195(*). Mais cette souveraineté sera indirecte, au sens où ce ne sera pas le peuple qui commandera, mais les magistrats que lui-même aura élu. - Accès aux fonctions délibératives et judiciaires ( âïõëå?åóèáé êá? êñ?íåéí), mais pas aux magistratures individuelles. « D'un côté, en effet, les admettre aux plus hautes magistratures n'est pas sans péril, du fait que leur injustice et leur déraison leur feront commettre, l'une des actes injustes, l'autre des erreurs. Mais d'un autre côté, ne leur concéder aucune part du pouvoir est redoutable: quand beaucoup de ses membres sont privés des honneurs publics et misérables, il est inévitable qu'une cité soit remplie d'ennemis. Il reste donc à faire participer ces gens-là aux fonctions délibérative et judiciaire. Voilà aussi pourquoi Solon et certains autres législateurs leur assignent la désignation aux magistratures et la vérification des comptes des magistrats, mais ils ne les laissent pas gouverner individuellement. 196(*) » Gouverner individuellement ( ?ñ÷åéí ä? êáô? ì?íáò) doit rester l'apanage des hommes compétents. Il faut donner une part du pouvoir au peuple, ou à la communauté des hommes de bien, et une autre part aux individus compétents. Les individus de la masse ont donc le pouvoir d'élire les magistrats ( ô?ò ?ñ÷áéñåó?áò), mais pas de devenir eux-mêmes magistrats ( ?ñ÷åéí). C'est là l'heureux mélange ( ìå?îáíôá êáë?ò) 197(*) qu'a établi Solon et qu'Aristote évoque au chapitre II, 12 : « Il établit une démocratie, celle du temps de nos pères, en mélangeant harmonieusement plusieurs éléments dans la constitution.198(*)» Ce mélange ici détaillé comporte exactement les modalités décrites au chapitre VI, 4 à propos de la démocratie rurale. La bonne masse, quoique en grande partie désengagée du pouvoir politique, aurait donc, malgré tout, une vertu collective qu'elle mettra en oeuvre dans les assemblées indispensables. Lorsqu'il ne participe pas au pouvoir, le peuple devient mauvais. Le refus d'exclure la masse du pouvoir découle aussi du constat réaliste que trop d'exclusion entraîne des révoltes. Il ne faut pas qu'une partie du peuple, même si celle-ci participe aux conseils et aux assemblées, soit privée d'honneurs. Mais ce qui apparaît ici comme une mesure préventive ne doit pas faire oublier les vertus qu'il véhicule aussi. - le juste milieu entre lois, constitution, et magistratures Si le pouvoir se divise nécessairement en magistratures collectives et en magistratures individuelles, le débat entre la position élitiste platonicienne et la position collectiviste (au sens politique) aristotélicienne semble insoluble. Le peuple est meilleur dans un domaine, l'individu compétent dans un autre, le pouvoir oscillerait entre ces deux sphères. Ce serait le cas s'il n'y avait un troisième terme à cette alternative : la loi. Qui doit gouverner ? La loi. « Mais la difficulté mentionnée en premier lieu rend manifeste ceci, mieux que toute autre chose: il faut que ce soit les lois qui soient souveraines si elles sont correctement établies, et que le magistrat, qu'il y en ait un ou plusieurs, soit souverain dans les domaines où les lois sont absolument incapables de se prononcer avec précision du fait qu'il n'est pas facile de définir une règle universelle dans tous les domaines. Il est vrai que ce que doivent être les lois correctement établies, cela n'est pas encore clair, et la difficulté initiale demeure toujours. 199(*) » Si la cité appartenait au monde supralunaire, les lois suffiraient, car la loi n'est rien d'autre qu'un ordre. « La loi est un certain ordre, c'est-à-dire que la bonne législation est un ordre harmonieux.200(*) » Mais l'harmonie de l'ici-bas est toujours et sans arrêt rompue. Les magistrats qui gouvernent doivent cependant faire en sorte de rapprocher au plus possible l'ordre de la cité de l'ordre des lois, même si c'est impossible. Il faut donner le pouvoir souverain aux lois ( äå? ôï?ò í?ìïõò å?íáé êõñ?ïõò) 201(*). Tant que faire ce peut, la cité doit être gouvernée par des règles universelles ( êáè?ëïõ) ; mais, et c'est là que se pose le problème de la démocratie, il faut accorder un autre domaine de souveraineté aux magistrats là où les lois cessent d'être efficaces. Mais ce n'est là qu'un domaine second par rapport aux lois, une sorte de pis-aller pour compenser l'imperfection de ce monde sublunaire 202(*). Peu importe que les magistrats soient un ou plusieurs. Finalement, dira-t-on, que le choix des magistrats se fasse de manière démocratique, oligarchique ou monarchique, cela n'a pas d'importance, pourvu que la loi règne. Mais la loi ne règne pas partout. On est dans une sorte d'aporie. La solution serait de remettre le pouvoir dans les mains d'un bon monarque qui verrait la juste décision à prendre pour chaque cas particulier. Mais ce serait alors un régime d'arbitraire. Entre ces deux extrêmes, la règne de la loi, et le règne de la décision individuelle, se tient la préférence d'Aristote. La délibération collective permet de juger les cas particuliers, sous la souveraineté de la loi. « Qu'il soit donc nécessaire que cet homme soit législateur et qu'il y ait des lois, c'est évident, mais elles ne doivent pas être souveraines là où elles dévient de ce qui est bon, alors qu'elles doivent être souveraines dans les autres domaines. Là où la loi n'est pas capable de trancher du tout ou de trancher bien, faut-il que ce soit un seul individu, le meilleur, qui gouverne, ou tous les citoyens ? En fait, en effet, ce sont les citoyens qui rendent la justice, délibèrent, décident, et ces décisions portent toutes sur des cas particuliers. 203(*) » Au chapitre « Avantages et inconvénients de la royauté », la délibération collective est présentée comme une solution. Mais ici, les membres délibérants sont des hommes de bien. Le gouvernement qui est proposé en creux est une aristocratie. Aristocratie ou démocratie, le problème n'est pas là. Il est ailleurs : les lois sont-elles en accord avec leur constitution ? « Mais à l'image des constitutions, les lois sont nécessairement mauvaises ou bonnes, c'est-à-dire justes ou injustes. Ce qui est toutefois manifeste, c'est qu'il faut accorder les lois à la constitution. Mais s'il en est ainsi, il est évident que celles qui correspondent à des constitutions droites seront nécessairement justes, et celles qui correspondent à des constitutions déviées injustes.204(*) » Ce « point fondamental de la philosophie politique d'Aristote205(*) » est le suivant : la constitution est antécédente aux lois, et celles-ci doivent être produites en accord avec celle-là ( äå? ðñ?ò ô?í ðïëéôå?áí êå?óèáé ôï?ò í?ìïõò). L'important est de commencer par établir une constitution droite, ce qui est plus ou moins possible, comme on l'a vu, en fonction des peuples. Si celle-ci est droite, alors d'une part les lois seront correctement établies206(*), c'est-à-dire elles-mêmes droites, et, de l'autre, elles seront souveraines. Les lois ne font que découler de la nature de la constitution. C'est pourquoi les démocraties extrêmes où la loi n'est plus souveraine, ne sont plus des constitutions. Mais elles ne l'ont jamais été. Pour l'éviter, il faut respecter ce « principe de la constitutionnalité des lois » 207(*). Une constitution juste, et la démocratie comme les autres, ne doit donc pas s'attacher qu'aux magistratures, mais aussi et surtout aux lois. ------------------------------------------- Pauvres ou riches, profanes ou compétents, la justice doit garder la même ligne directrice : celle du juste milieu. C'est pourquoi, en pratique, le pouvoir doit être réparti de la manière suivante. Le peuple a le choix d'élire les magistrats et de le révoquer, mais pas celui de commander. C'est une certaine forme de pouvoir. Il est juste que le peuple choisisse qui va décider, mais injuste qu'il décide directement. La démocratie juste serait finalement constituée d'une structure à quatre étages. Tout en haut, se trouve la constitution : elle est la forme de gouvernement qui s'accorde le mieux à un peuple donné, à un moment donné de son histoire, et à un lieu géographique donné. Viennent ensuite les lois : elles donnent les règles universelles de la cité, en accord avec la constitution, et constitue en quelque sorte l'âme de la constitution. Plus en bas, c'est-à-dire plus dans l'imperfection, se trouvent les magistrats : ils répondent aux failles laissées par les lois, celles des cas particuliers. Enfin, au sol, se trouve l'immense peuple qui élisent les cas particuliers eux-mêmes chargés de résoudre les cas particuliers. Dernier échelon, de cette hiérarchie démocratique, le peuple n'en est pas moins la base. La constitution n'est pas une idée platonicienne. Elle est la forme conforme à la nature d'un peuple. L'organisation politique inférieure est plus artificielle, mais fait en sorte que la nature de la cité soit respectée. Le respect de la constitution n'est pas un impératif moral. Il est ce qui, réellement, permet la sauvegarde des constitutions, et des démocraties.
* 195 Politique, IV, 14, 1298 b 20 * 196 Politique, III, 11, 1281 b 26 - 34 * 197 Politique, II, 12, 1273 b 38 * 198 Politique, II, 12, 1273 b 38 * 199 Politique, III, 11, 1282 b 1 - 8 * 200 Politique, VII, 4, 1326 a 30 * 201 Politique, III, 11, 1282 b 2 * 202 Wolff, p. 113 * 203 Politique, III, 15, 1286 a 22 - 27 * 204 Politique, III, 11, 1282 b 8 - 11 * 205 Pellegrin, note 9 p. 245 * 206 Politique, III, 11, 1282 b 7 * 207 Van der Meeren, p. 119 |
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