Situation spécifique des foyers agricoles
pluriactifs japonais
En fait, cela suppose également une situation
socio-économique ambivalente des femmes et des personnes
âgées des foyers agricoles pluriactifs. En effet, leur situation
ne peut pas être interprêtée ni en terme de la misère
de la paysannerie japonaise, ni en terme de l'aisance économique
réalisée grâce à la Haute croissance. D'abord, les
foyers agricoles japonais sont tous devenus propriétaires privés
de terrains agricoles après la Réforme agraire494. Ce
qui apporta à la majorité de foyers agricoles une richesse
économique de base à laquelle les citadins (salariat urbain)
n'avaient pas d'accès facile495. Puis, d'un
côté, l'avancement de la situation de pluriactivité a
fragilisé la structure d'exploitation agricole au sein de la
majorité des foyers, de l'autre côté, cette situation
pouvait permettre aux foyers agricoles pluriactifs d'avoir un revenu
équivalent de celui des salariés du secteur industriel. Ceci
pouvait surtout être le cas dans les régions industrielles dont la
Ville de Toyota constitue un bon exemple, tandis que les régions plus
reculées et éloignées des zones commerciales et
industrielles ont subi un exode rural massif et critique496.
En tenant compte d'une telle situation ambivalente
après la Haute croissance économique, qu'est-ce que
représentait l'idée de « gagner de l'argent avec un plaisir
» aux femmes des foyers agricoles pluriactifs ? C'était sans doute
ni pour gagner de l'argent pour sa subsistance dans une situation de
pauvreté critique, ni simplement pour un loisir dans une situation
économiquement aisée. Sans pouvoir répondre ici de
manière complète à cette question, nous pouvons
évoquer, quoique hypothétique, trois éléments
suivants : besoin d'autonomie socio-économique ; motivation pour
continuer la production agricole ; maintien de l'identité relevant de la
profession agricole en tant que « nô-ka (foyer agricole ou
agriculteur / trice) ».
Le fait qu'un foyer agricole devient pluriactif dans une
situation où son chef (père) travaille à
l'extérieur en tant que salarié pour gagner la majeure partie des
revenus de son foyer, est de commencer à perdre plus ou moins son
autonomie socio-économique en tant qu'une exploitation agricole. Et ceci
malgré la richesse économique apportée par son salaire.
Dans ce contexte, la place des activités agricoles devenait
économiquement secondaire au sein d'un foyer agricole, par rapport au
travail salarial du père. Mais, les épouses de ces pères,
qui restaient aux foyers, devaient, de leur côté, jouer un
rôle plus important pour maintenir les activités agricoles dans
leur foyer pour combler l'absence de leur mari. Mais ceci alors que ces
activités agricoles n'avaient plus de performance économique pour
rendre viable leur exploitation. D'où un déséquilibre de
leur position socio-économique. L'idée de se lancer dans une
activité de vente directe avec des femmes des autres foyers de son pays
ne pouvait-elle pas rééquilibrer leur position en tant que femmes
des foyers agricoles et renforcer leur autonomie ? Puis, cela pouvait leur
redonner une motivation pour leur production agricole familiale à petite
échelle ? Ensuite, leur identité relevant de la profession
agricole devaient être assurée par ces activités ?
Si on n'employait peut-être pas encore le mot Ikigai
pour designer leurs activités de vente directe, la notion d'Ikigai
semble bien pouvoir correspondre à un tel contexte ambivalent. Car la
notion d'Ikigai qui signifie littéralement « le sens de la vie
», implique une connotation à la fois productiviste et
anti-utilitariste qui favorise le sens du travail (économique), de la
morale (social) et du moral (mental). Ceci alors que cette notion refuse la
connotation purement lucrative.
« Mouvement de deux ou trois produits » : l'argent
nécessaire pour avoir Ikigai
Monsieur S met l'accent sur l'importance d'avoir un but lucatif
pour l'agriculture de type Ikigai en donnant l'exemple de l'application d'une
mesure d'animation de zones de montagne lancée par la CAT, qui est
494 Voir le chapitre 1.
495 Nous avons vu dans le chapitre 1, dans l'immédiat
après-guerre, il y a eu une « inflation rurale » grâce
à la crise alimentaire. Puis, après la crise alimentaire, les
foyers agricoles sont des possédant d'importants biens fonciers qui
peuvent faire l'objet d'investissements urbains. En plus, l'impôt foncier
est fixé extrèmement bas pour les montagnes et les terrains
agricoles.
496 Il ne faut tout de même pas ignorer la
présence de zones montagnardes fortement reculées et
dépeuplées, qui sont situées dans le même
département que la Ville de Toyota, dans une fourchette de 20-40 km
depuis la zone industrielle de Toyota. Au Japon, la montagne occupe un immence
espace à l'intérieur des îles par rapport aux plaines
situées dans les zones côtières.
actuellement en cours dans le territoire de Toyota (il s'appelle
« mouvement de deux ou trois produits (ni san hinmoku undô) »)
:
« Dans les zones de montagne, il n'y a rien comme
produit. Mais pour animer la montagne et la campagne, les gens de montagne
n'ont que leur montagne et leur terrain agricole comme ressource. Il n'ont
qu'à les mettre en valeur. C'est cette mise en valeur que la
Coopérative doit organiser. Et maintenant, dans le Mouvement de deux ou
trois produits, on dit `faisons de tel ou tel produits dans notre
localité...' par exemple, l'igname japonaise (jinen jo) au quartier A.
D'ailleurs des mouvements comme ça existent depuis longtemps. Ainsi, on
fait produire quelque chose. Et si on le fait une fois, et gagne 100 yens
(équivalent près de 0.66 euros) grâce à ça,
on commence à s'y mettre. Et de l'argent y vient. Au début, les
gens sont réticents en disant `Mais, ça n'ira pas...' Mais
dès que de l'argent vient, ils commencent à bouger »
D'après cette explication, de l'argent est
considéré comme indispensable pour faire « bouger » la
population locale. Telle est la conviction de Monsieur S sur le rapport entre
la Coopérative et ses membres ? Il continue son explication comme
ci-dessous en établissant un lien entre l'argent et Ikigai :
« Si on arrive à faire produire jusqu'à
ce niveau-là, ça serait vraiment d'avoir Ikigai (rire). Ikigai
doit s'accompagner de l'argent. Je pense que c'est comme cela que l'on peut
bouger. Cela donne également une fierté à la
localité. Et s'y impliquer par soi-même est très important
pour ces gens. Cela créé un lieu d'existance précieux.
Bientôt, nous, les retraités - moi aussi - la question de `quoi
faire ?' et de `où faire ?' est très importante. Si on reste
toute la journée à la maison, on gènera tout le monde de
la famille (rire). Alors, qu'est-ce que l'on fait en allant à
l'extérieur ? D'où les choix variés... Ainsi, faire le
paysan est un de ces choix »
D'après cette explication, d'avoir un but lucratif ne
se réduit pas seulement à la recherche de profit, mais il est en
rapport avec une série de conditions pour avoir Ikigai tels que :
l'identité locale (« fierté à la localité
(chiiki no hokori) »), le lien social (« s'y impliquer par
soi-même (jibunra ga sore ni kakawaru to iukoto) ») et
l'existance sociale (« lieu d'existance précieux (arigatai
ibasho ga dekiru) »).
De là, nous pouvons comprendre le rapport entre la
question d'Ikigai des retraités salariés et leurs petites
activités agricoles : « faire le paysan » donne aux
retraités ces conditions socio-économiques nécessaires
pour avoir Ikigai.
Agriculture de type Ikigai pour les retraités : valeur
ambivalente
Ensuite, Monsieur S réexplique le rapport ambivalent entre
la situation économique des retraités et leur activité
agricole de type Ikigai.
« Eux [retraités salariés], ils ont des
pensions. Donc, même s'ils ne gagnent pas d'argent en faisant le paysan,
ils n'ont pas de problèmes pour leur vie. D'un côté, s'ils
arrivent à gagner des sous pour payer leur saké pour une
année, mettons un ou deux millions de yens, il n'y a pas trop de
problèmes plus tard. Mais de l'autre côté, comme ils ont
des pensions, ils n'ont pas besoin de s'y mettre sérieusement.
D'ailleurs, pour ceux qui reçoivent beaucoup de pensions, ce n'est
même la peine de faire le paysan. »
Il constate que, après tout, l'ambivalence subsiste
chez les retraités qui « font le paysan » entre les valeurs
sociale et économique : « faire le paysan » pour les
retraités ne vaut que les faire gagner de l'argent de poche pour «
payer leur saké pendant une année ».
Importance de l'organisation économique : un
intérêt sectoriel
Puis, au delà de la recherche d'Ikigai, un autre
élément plus objectif s'ajoute dans la vision de l'agriculture de
type Ikigai chez Monsieur S : le principe de l'organisation économique
qui dépasse le niveau individuel et
subjectif. Pour faire face à la diminution du nombre
d'agriculteurs, pour Monsieur S, il faut que la production agricole s'organise
sous une forme collective et formelle tel que l'entreprise agricole ou le
groupement de producteurs etc. Voici son explication :
« (...) Puis, l'important, c'est la forme
entrepreneuriale de production agricole (hôjin-ka). Quant aux individus,
s'ils décèdent, c'est fini. Si leur fils refuse de reprendre les
activités, c'est fini. C'est ça, le paysan. En bref, si on
créé une organisation, même si le représentant de
cette organisation décède, quelqu'un d'autres peut le remplacer,
ou bien on peut accueillir de nouveaux membres. On peut faire comme ça.
Créer une 'organisation est donc important. Plus tard, une
société anonyme serait également possible. Même si
on ne le commence pas facilement. Si c'est rentable, cela peut
commencer... »
Cette explication montre que la CAT veut accorder, en
principe, plus d'importance à l'organisation collective et formelle de
la production agricole comme une entreprise, plutôt qu'à la
production qui reste au niveau individuel et purement familial. Et ceci afin de
rendre la production plus permanente dans un cadre du secteur économique
et formel. C'est ce qui semble différencier l'approche de la CAT de
celle de la Municipalité qui veut d'abord mettre l'accent sur la
satification individuelle pour répondre aux diverses demandes de la
population en tant qu'un agent des services publics.
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