Place de la question d'Ikigai
Par ailleurs, concernant la question d'Ikigai, autrement dit
la mise en question du « sens de la vie » ou du lien entre l'individu
et la société, même si elle n'était pas explicite
dans notre illustration historique de 1945 à 1975, nous pouvons trouver
certains « germes » dans l'histoire de la politique de la Ville de
Toyota fortement ancrée dans la réalité de sa population.
Il s'agissait toujours du rapport entre l'industrie automobile et la vie de la
population ».
Déjà depuis 1950, lors du changement de statut
du Bourg de Koromo en Ville de Koromo, le maire, dans son discours officiel,
avait mis l'accent sur la « coopération » entre la zone
industrielle, la zone commerciale et la zone agricole qui se trouvaient dans le
territoire de la Ville de Koromo. Et en 1966, à l'époque
où l'essor de l'industrie automobile et l'agransissement de la Ville
étaient à leur apogée, la municipalité a choisi
comme slogan « ville industrielle et culturelle » axée sur une
politique locale de redistribution. Et en 1971, après toutes les fusions
avec les collectivités environnantes amorcées depuis les
années 50, son nouveau plan d'urbanisme a redéfini la
qualité de la Ville de Toyota comme un « lieu de vie social et
humain » plutôt qu'un « lieu de production .
Ne rejetons pas ces discours en les considérant comme
simple rhétorique de la part des agents de la politique dominante se
montrant favorable à leur population en majorité ouvrière
- même si ceci est vrai -, l'imporant à notre égard est de
trouver dans ces représentations de la Ville un « ancrage » ou
une « signification » particulière à la
réalité sociale et locale de cette ville.
Par là, nous pouvons évoquer les
caractéristiques de la population de la Ville de Toyota qui ont
émergé notamment dans les années 65-75 : habitations
dispercées de la population nouvelle dans des résidences
publiques construites autour des zones industrielles, mais
éloignées des zones des anciennes villes et bourgs ; peu de lien
territorial parmi cette nouvelle population et entre celle-ci et l'ancienne
population ; diversité d'origines géographiques qui implique,
dans une certaine mesure, un déracinement identitaire et une
instabilité de vie. Nous l'avons vu, le nombre des départs de
population était aussi important que celui des installations, notamment
en raison de l'arrêt du travail dans le secteur automobile, en partie
à cause du travail à la chaîne dévalorisant la
qualité individuelle des employés.
Là nous comprenons la tentative incessante de la
politique municipale de donner un sens ou une identité entre la vie de
la population et la ville elle-même. Et cet acte visait toujours à
combler le fossé entre l'intérêt de l'industrie automobile
avec laquelle la Municipalité coopérait, et celui de la
population. Nous pouvons dire que telle est la spécificité de la
politique redistributive de la Ville de Toyota. Et la question d'Ikigai n'en
est pas loin même explicitement, car, nous le verrons dans le chapitre
suivant, ce terme était largement employé dans la revendication
menée par le syndicat ouvrier de Toyota depuis le début des
années 70.
La question d'Ikigai a donc une signification
particulière entre la réalité et la représentation
propres à la Ville de Toyota, qui implique nécessairement une
dimension identitaire. Et par là, nous comprenons également que
la question d'Ikigai qui est mise en avant aujourd'hui au Japon dans le
contexte du vieillissement de la population, sera si aisément
réappropriée et appliquée dans la politique municipale de
Toyota. Ce qui aboutira, en fait, à la mise en oeuvre du Projet
Nô-Life.
Et nous ne pouvons pas exclure de notre réflexion sur
la question d'Ikigai, l'évolution du monde agricole et rural dans le
territoire de la Ville de Toyota. Nous avons bien constaté que, parmi la
population agricole pluriactive et affaiblie par le vieillissement et la
féminisation, il y avait une nouvelle dynamique émergeante et
constante : dans les années 50, plus d'une cinquantaine de femmes de
foyers agricoles pluriactifs, s'organisèrent pour cultiver plusieurs
sortes de légumes par rotation, et ensuite les distribuer aux cantines
des ouvriers de l'Automobile Toyota, par l'intermédiaire de la
Coopérative agricole de Toyota et de la Coopérative de
consommation de Toyota. Elles réussirent à réaliser le
lien entre leur solidarité menacée par la déprise
agricole, le plaisir et une production agricole de type marchand. Nous verrons
également dans le chapitre suivant que ce
type de production « dynamique » menée par la
couche de population des foyers agricoles pluriactifs, essentiellement vieillie
et féminine, sera progressivement prise en compte, dès les
années 80, par la politique agricole locale comme « agriculture de
type Ikigai » à valoriser dans une certaine mesure. Et dans le
processus de la construction du Projet Nô-Life, nous verrons que cette
« agriculture de type Ikigai » ainsi pratiquée et
représentée, rejoindra la politique municipale d'Ikigai sur le
vieillissement de la population. Par là, nous trouvons
déjà que ce Projet n'est pas un simple produit de combinaison
entre la politique du vieillissement et la politique agricole, mais
également ancré dans une signification particulière qui
est construite dans l'histoire de la Ville de Toyota après 1945, qui
renvoie à l'identité de cette ville elle-même mise en
question sans cesse au sein de sa population et sa politique.
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