UNIVERSITE PAUL CEZANNE - AIX-MARSEILLE III
INSTITUT D'ETUDES POLITIQUES
MEMOIRE
pour l'obtention du Diplôme
BOCCACE ET SON OMBRE
Du préhumanisme à la
désillusion
M. Guillaume SELLI
Mémoire réalisé sous la direction
de M. Jean-Claude Ricci
L'IEP n'entend donner aucune approbation ou improbation
aux opinions émises dans ce mémoire. Ces opinions doivent
être considérées comme propres à leur
auteur.
Mots-clés : humanisme,
féminisme, libertinage, amour, foi, misogynie, bourgeoisie,
érudition, libre arbitre...
Résumé : Voué à
une gloire éternelle grâce à son
Décaméron, chantre d'un amour aussi bien courtois que
charnel, grand ami des femmes, témoin enjoué des
évolutions profondes de son temps, dernier maillon après Dante et
Pétrarque du triumvirat poétique ayant donné à la
langue italienne ses lettres de noblesse, Boccace apparaît de prime abord
comme un partisan du progrès, un phare annonçant la
lumière de l'Humanisme et de la Renaissance. Cependant derrière
cette façade en trompe-l'oeil, à l'ombre du
Décaméron, c'est un Boccace austère, misogyne,
rempli de doutes et sans illusions qui surgit.
Ce mémoire a donc pour objet d'étudier Boccace
dans toutes ses contradictions, de l'homme moderne regardant devant lui au
retour en arrière de quelqu'un qui ne s'est pas totalement
détaché du Moyen Age.
SOMMAIREe
I Le Boccace du Décaméron,
humaniste et progressiste avant l'heure
1) Boccace féministe ?
a) Un poète chantre de l'amour
b) Un regard pertinent sur la condition féminine
c) Un Décaméron peuplé de femmes
dominatrices et charismatiques
2) Un écrivain qui sent le souffre
a) Satire religieuse
b) Epicurisme et libertinage
c) Le Décaméron, oeuvre sans
préjugés et sans morale
3) Un peintre des mutations de son temps,
marchant droit vers la Renaissance
a) Une curiosité intellectuelle considérable
b) Progressisme social du Décaméron
c) Boccace, témoin de l'émergence de la
bourgeoisie marchande capitaliste
II Boccace réactionnaire : un reniement de
soi
1) Boccace misogyne ?
a) Le Corbaccio, vilain petit canard de l'oeuvre de
Boccace
b) La misogynie sous-jacente du
Décaméron
c) Une misogynie à relativiser
2) Un homme désabusé par
l'amour
a) La condamnation de l'amour charnel
b) La convertio amoris
c) Un revirement commun aux Trois Couronnes
3) Un homme en crise
a) Crise de l'homme et du poète
b) Crise spirituelle
c) Une fin de vie amère et austère
III Boccace, personnage baroque à la
croisée des chemins
1) Un contexte historique ambivalent
a) Crises politiques et guerres picrocholines
b) Crises économiques et crise religieuse
c) La Toscane au temps de Dante et Giotto : une
Révolution artistique en marche
2) Un homme empreint de contradictions...
a) Humilité excessive et vanité inavouée
b) Libre-arbitre contre dictature de la Fortune
c) Boccace, aristocrate et bourgeois
3) ... Qui s'accroche à ses dernières
certitudes
a) Amour permanent des lettres et de la poésie
b) Passion pour l'Antiquité
c) Souci de popularisation de la culture
INTRODUCTION
Boccace, le plus singulier des Trois
Couronnes
Avec Dante et Pétrarque, Boccace est
considéré comme un fondateur de la plus illustre tradition
littéraire italienne, comme un précurseur de la culture humaniste
qui influencera toute la Renaissance européenne. Mais à la
différence des deux autres, qui exprimèrent tout leur talent dans
la poésie et exaltèrent tout ce qu'il y a de sublime et
d'éternel, Boccace apparaît nettement comme le plus prosaïque
des «Trois Couronnes1», au sens propre comme au
figuré. Dans son oeuvre phare, le Décaméron,
écrit en prose vulgaire2 avant tout pour distraire les
dames qui ne lisent point le latin, défile devant nos yeux une
humanité difforme et variée : grands aristocrates, marchands,
débauchés et escrocs notoires, femmes vertueuses et leur
contraire, artistes, artisans, hommes d'esprit, stupides, libéraux,
butés, Italiens, Français, Arabes, chrétiens, juifs
musulmans, Anciens, Modernes... C'est ce qui a poussé de nombreux
critiques à dire que le Décaméron est une
Comédie humaine avant l'heure, à l'opposé de la
Comédie de Dante, que d'aucuns ont rapidement qualifiée
de «divine.» La fresque de l'Ecole d'Athènes (1511)
de Raphaël dans la Chambre de la Signature, située dans l'ancien
appartement du pape Jules II au Vatican, représente Platon l'index
pointé vers le ciel et le Monde des Idées, et Aristote le bras
tendu vers le sol, vers la matière : cette symbolique conviendrait
également à Dante l'aristocrate dans le rôle de Platon et
à Boccace le bourgeois dans celui d'Aristote...
Le personnage de Boccace est ainsi extrêmement singulier
dans la mesure où, fervent admirateur de Dante et grand ami de
Pétrarque, il conserve cependant une originalité qui lui est
propre et peut même parfois aller jusqu'à
1 Expression courante pour désigner le trio fondateur
de la langue et littérature italiennes : Dante Alighieri, Francesco
Petrarca («Pétrarque») et Giovanni Boccaccio
(«Boccace»)
2 Lorsqu'on parlera dans notre étude de «langue
vulgaire» il ne s'agira en général d'autre langue que de
l'italien. Cependant l'italien est encore à l'époque un dialecte
parmi d'autres, l'Italie n'étant pas absolument unifiée
linguistiquement, et encore moins politiquement : parler de langue italienne
serait donc plus ou moins anachronique. Il va de soi que l'adjectif
«vulgaire» dans le sens ici entendu n'a aucune connotation
péjorative, le «vulgaire» étant simplement la langue
courante, parlée par le commun des mortels.
s'opposer à ses deux maîtres. Il apparaît
ainsi comme le plus moderne des trois, au vu de la sexualité souvent
débridée qui le caractérise, de la mixité sociale,
de la critique de l'Eglise et de là du caractère laïque,
voire athée de la majorité de son oeuvre...
Le Décaméron et le Boccace de la
Lumière
Le Décaméron, malgré le
fléau qui sévit au début de l'oeuvre1, est
empreint de joie, de gaieté, dans une atmosphère qui n'est
parfois pas sans évoquer au lecteur français la gouaillerie d'un
Rabelais ou d'un Scarron. Les festins et banquets se succèdent à
une cadence infernale, de même que les plaisirs de l'amour : les
personnages de Boccace croquent la vie à pleine dent, comme leur
créateur l'a fait lui-même, notamment à Naples où il
a passé sa jeunesse, pris entre aventures galantes et les
mondanités de la Cour. Adepte du Carpe diem d'Horace et d'une
philosophie épicurienne quelque peu dévoyée par sa
traversée du temps et de l'espace, le jeune Boccace a longtemps fait
honneur aux plaisirs de l'existence en profitant de l'instant présent,
ne se souciant guère de faire carrière ou de trouver une
situation lucrative.
Clamant à plusieurs reprises dans son oeuvre son amour
pour les femmes2, Boccace peut sembler proche du féminisme
par de nombreux aspects. La situation des femmes susceptibles de le lire,
souvent recluses chez elles par leurs maris et ignorantes car n'ayant pu faire
des études comme les hommes, est décrite sur un ton de
dénonciation dans le Prologue du Décaméron. Mais
cela n'empêche pas souvent l'ensemble du beau sexe de dominer son monde,
à commencer par les maris : le fort caractère des épouses
contraste souvent avec des maris lâches, stupides, bornés. Les
femmes du Décaméron ont le beau rôle, elles sont
dominatrices et savent comment s'y prendre pour s'émanciper. Les maris
cocus sont pléthore, le comble étant que bien souvent ils passent
l'éponge, soit qu'ils admettent que l'adultère était
justifié et qu'ils n'ont que ce qu'ils méritent, soit
qu'eux-mêmes en aient fait autant. A côté de ces femmes
hautes en couleur se gaussant de leurs maris, Boccace a fait également
dans son oeuvre la part belle à des dames à la vertu et
1 Il s'agit de la peste noire qui a sévi à Florence
en 1347-48 avant de se propager dans l'Europe entière. Le
Décaméron a été composé entre 1348
et 1353.
2Notamment dans l'Introduction à la
Quatrième Journée du Décaméron :
«j'ai eu pour vous, dès l'enfance, le plus tendre penchant»
(trad. Catherine Guimbard, s.d. Christian Bec)
la dignité exemplaires, que ce soit des personnages
fictifs du Décaméron ou les femmes réelles du
De claris mulieribus1.
Dans une moindre mesure que le rapport homme/femme, le rapport
maître/valet demeure toutefois un champ d'expression de la
modernité non négligeable chez Boccace, notamment dans la
très célèbre nouvelle du Décaméron
mettant en scène le cuisinier Chichibio2, qui ment
effrontément à son maître mais obtient son salut
grâce à un trait d'esprit final fort goûté par le
seigneur qui fait en l'occasion preuve de libéralité. On assiste
à des scènes que Molière ne renierait point, notamment
dans la septième nouvelle de la septième journée,
où le valet rosse le maître juste après avoir couché
avec l'épouse de ce dernier. Sans aller jusqu'à comparer avec
Figaro, on peut tout de même estimer que l'autorité des
maîtres peut être mise à mal et pas seulement en cas de
mauvais maître. Boccace ne se prive pas également de tirades
opposant la noblesse de sang et la noblesse de coeur, seule vraie noblesse
à ses yeux, que ce soit dans certaines nouvelles du
Décaméron ou encore dans le Corbaccio. Les
origines bourgeoises de Boccace se sentent dans la mesure où sa verve
n'est jamais aussi haute en couleurs que lorsqu'il peint le monde capitaliste
naissant, des marchands et des banquiers
Mais le Décaméron, monument de la
littérature mondiale, a trop souvent occulté le Boccace savant,
le Boccace écrivant en latin des traités historiques ou
mythologiques. La contribution de Boccace à la découverte de
l'Antiquité est considérable : il fait ouvrir à Florence
en 1360 la première chaire d'enseignement où on ait lu
Homère et enseigné le grec, il est le premier à lire dans
le texte les épopées du poète aveugle, conduit leur
première traduction en latin et compile tout son savoir mythologique
dans De la généalogie des dieux, oeuvre qui fera
référence pendant des siècles auprès des
érudits. Mais acheter des manuscrits coûte cher, Boccace se ruine
en travaux d'érudition et Pétrarque devra même le secourir
financièrement. Cependant, c'est précisément le rapport de
Boccace à l'Antiquité qui nourrit plusieurs de ses contradictions
: il a certes contribué à donner à la langue vulgaire ses
lettres de noblesses en la couronnant du magnifique ouvrage en prose qu'est le
Décaméron (après que Dante et Pétrarque
eurent fait de même pour les vers),
1 En français Des dames de renoms, compilation de
biographies de femmes illustres, d'Eve jusqu'à la reine Jeanne.
2 Décaméron, VI, 4.
mais de même que ses illustres
prédécesseurs Boccace tenait ses oeuvres en vulgaire pour
négligeables par rapport à ses traités d'érudition
en latin. La fascination pour l'Antiquité élargit certes le champ
de connaissances des artistes, peut les affranchir de la morale
chrétienne traditionnelle et d'une certaine étroitesse
médiévale, mais peut également devenir une nouvelle
religion et faire des poètes contemporains des esclaves de Virgile et
d'Horace. Le latin pour les Trois Couronnes reste fondamentalement la langue
noble par excellences car parlée depuis l'Antiquité, ce qui fait
que leur rôle dans la popularisation de la langue vulgaire reste ambigu :
si Boccace dans sa jeunesse n'écrit qu'en vulgaire c'est notamment parce
qu'à l'époque il ne maîtrisait pas encore suffisamment le
latin, en revanche durant les quinze dernières années de sa vie
environ il n'écrit presque plus en vulgaire.
De l'autre côté du miroir
C'est justement à partir de cette considération
que le portrait idyllique, l'image d'Epinal de Boccace s'effondre en partie :
Boccace n'est pas que le sympathique auteur du
Décaméron, il est aussi celui du
Corbaccio1, qui se présente comme une violente
satire contre les femmes mais qui en réalité va bien
au-delà. Le Corbaccio de Boccace, sa dernière oeuvre de
fiction écrite en vulgaire quelques années après le
Décaméron alors que Boccace ne mourrait que plus de dix
ans plus tard, constitue en réalité l'antithèse de
l'ensemble de son l'oeuvre produite jusqu'alors. La femme est explicitement
jugée inférieure à l'homme qui doit la commander, et
même la meilleure des femmes ne saurait égaler le plus mauvais des
hommes, tellement son ignorance et son statut «d'animal imparfait»
sont notoires. Mais cela ne l'empêche pas de lui rendre la vie
impossible, de le tenter en sollicitant ses plus bas instincts par des
artifices trompeurs.
Mais Boccace va plus loin en estimant dans le
Corbaccio que finalement le plus coupable dans l'affaire n'est pas
tellement la femme mais l'homme qui se laisse piéger, qui n'a pas su
dominer ses passions et s'est livré à l'appel des sens telle une
bête sauvage. C'est ainsi que le Corbaccio contient en filigrane
une condamnation de tous les idéaux et idées de Boccace
clamés dans les
1 Littéralement «Le mauvais corbeau»
oeuvres précédentes. Boccace renonce au
carpe diem et se montre dorénavant obsédé par la
question du salut, ce qui implique une condamnation des mouvements
épicuriens ou averroistes pour lesquels Boccace avait pourtant toujours
éprouvé une sympathie certaine. Devenu d'une bigoterie profonde,
il se met à prôner la vertu et l'austérité,
s'étant lui-même reclus dans son village natal de Certaldo,
cultivant son jardin1 loin des mondanités de Florence.
Cet ensemble de considération aboutit même
à une relative condamnation de la littérature, qui peut tromper
les hommes et leur enflammer les sens, facilitant ainsi leur
déchéance. Autant dire que dans le Corbaccio amour
sensuel et création artistique ne semblent guère conciliables,
tandis que les oeuvres précédentes de Boccace avaient
été guidées par des amours pouvant être de nature
toute autre que de celles de Dante et de sa muse Béatrice, absolument
platoniques et spirituelles. Sans doute causé par une déception
amoureuse de Boccace, le Corbaccio ne mérite pourtant
absolument pas d'être réduit à une explosion de rage
spontanée et sans suite, mais bien au contraire se fait le reflet de
mutations profondes chez notre écrivain, qui se feront également
ressentir dans d'autres oeuvres : ainsi dans sa Vie de Dante, Boccace
condamne explicitement le mariage des poètes et artistes, l'intrusion
d'une femme étant peu propice au génie créatif et pouvant
éloigner le poète des hautes sphères de l'esprit pour le
ramener à des activités bien plus terrestres et
matérielles, la femme de Dante constituant pour lui un exemple
édifiant.
Enfin, alors que Boccace avait à maintes reprises
éprouvé le souci d'éduquer le grand public autant que de
le distraire, de vulgariser la culture pour le commun des mortels notamment par
l'usage du vulgaire, le Corbaccio marque un changement de cap :
Boccace se fait plutôt le chantre d'une aristocratie du savoir, se
réunissant en cercle restreint et se moquant de l'ignorance de la gent
commune. Sa prédilection finale pour les oeuvres savantes en latin au
détriment du vulgaire peut participer du même processus.
D'ailleurs si Boccace est bourgeois, il a en réalité toujours
méprisé cette catégorie sociale, toujours à la
recherche du profit. Au contraire, ayant passé les meilleures
années de sa vie à Naples la monarchique, il a toujours
préféré les aristocrates ayant de l'argent mais n'y
pensant pas aux bourgeois sans
1 Certaldo était d'ailleurs réputé pour ses
oignons, jugés comme les meilleurs de Toscane. (rapporté par
Pierre Poirier, in Boccace moraliste de la chair).
cesse en quête de nouveaux subsides et n'ayant pas
d'autres centres d'intérêts que le gain. En outre son retour dans
une Florence républicaine en proie à des agitations majeures, en
guerre incessante qui entraînera la chute du régime et
l'instauration d'une période sanglante de tyrannie, n'a sans doute pas
fait de Boccace un démocrate...
Doutes et amertumes
Comment alors résoudre ce casse-tête, cette
dichotomie pour le moins déconcertante ? Faut-il accorder plus
d'importance au Boccace de la Lumière ou à celui de l'Ombre ? Des
propos tenus il apparaît ressortir qu'en plus d'être un
précurseur de la Renaissance, Boccace annonce aussi l'âge baroque,
en brouillant les pistes, en collectionnant les masques, en prenant sans cesse
ses lecteurs à contre-pied. En fait il n'y a pas que le lecteur qui est
pris de doutes au sujet de l'écrivain, il y a d'abord Boccace
lui-même : les reniements de soi, retours en arrière et
contradictions qui émaillent son oeuvre sont avant tout le fruit de ses
propres déchirements intérieurs. Boccace a connu une crise morale
peu après l'achèvement du Décaméron, il a
brûlé certaines de ses oeuvres les estimant soit mauvaises soit
impies, il a douté de son talent d'écrivain, la vieillesse
arrivant il a perdu son pouvoir de séduction auprès des femmes,
ses tentatives de retour à Naples où il avait passé une
jeunesse heureuse se sont avérées extrêmement
décevantes et ont causé des ruptures avec des anciens amis.
Boccace est amer de constater la vanité et la superficialité de
son existence passée : il sent déjà la mort approcher
alors qu'il n'a environ que cinquante ans tandis qu'il tient beaucoup trop
à la vie. Il sait qu'à la différence de Pétrarque
il ne pourra jamais changer complètement, que son rapprochement de la
religion reste superficiel et que fondamentalement s'il avait encore les moyens
physiques de vivre la vie la vie qu'il menait autrefois, il le ferait. Le
Corbaccio montre bien que Boccace est encore esclave des sens et il
sait qu'au fond de lui il le sera toujours, c'est pour cette raison qu'il est
entré dans ce que nous appellerions aujourd'hui une
«dépression nerveuse».
Cette étude n'aura certainement pas pour but de louer
ou de blâmer tel ou tel aspect de Boccace, mais au contraire
d'apprécier la diversité de son oeuvre tout en tentant de lui
trouver une ou des idées directrices, sachant que
ses contradictions ainsi que celles du personnages les rendent
à la fois d'autant plus riches et d'autant plus complexes. Cependant
avant de rentrer pleinement dans le sujet, des précisions historiques et
biographiques s'imposent...
Contexte historique : Florence à la fin du
Moyen Age
Florence avant et pendant Boccace, vit une période
agitée, fort contrastée : les crises politiques,
économiques et religieuses se succèdent, qu'elles touchent
seulement Florence ou toute l'Italie, voire l'Europe entière. Cependant
un prodigieux développement culturel et artistique voit le jour tandis
que les crises ne parviennent à arrêter durablement ni le
progrès économique de la ville ni l'affirmation progressive de
son hégémonie sur la Toscane.
Crise politique et militaire
Les Guelfes1 ont assuré leur
hégémonie à Florence depuis 1268 sur les
Gibelins2. Mais à la fin du XIIIème siècle de
nouvelles luttes politiques internes entre Guelfes Blancs3 et
Guelfes Noirs4, qui provoqueront des désordres
économiques.
Les Blancs réunissent une certaine partie de
l'aristocratie (dont Dante) et de la bourgeoisie, mais avant tout le peuple
artisan, appelé popolo minuto5. Ils revendiquent
l'autonomie du pouvoir politique florentin sur le pouvoir papal. Les Noirs
réunissent le parti antidémocratique du popolo grasso,
la majorité des grandes familles nobles et sont soutenus par le
Pape Boniface VIII qui désire imposer son hégémonie sur
l'ensemble de la Toscane. Ce seront finalement les Noirs qui l'emporteront,
envoyant en exil bon nombre de leurs adversaires, notamment l'illustre
poète.
1 Les Guelfes, partisans de l'autorité du Pape face
à l'Empereur tirent leur nom des Guelf, ducs de Bavière qui
s'opposaient au successeur impérial de Charlemagne.
2 Les Gibelins, partisans de l'Empereur, tirent leur nom de
Waiblingen, le château des Empereurs en ce temps-là.
3 Les Blancs se sont appelés ainsi par opposition aux
Noirs.
4 Les Noirs tirent leur nom de la famille Neri. Il sont
composés de la majorité des grandes familles et des
antidémocrates.
5 Le «menu peuple».
Florence est en outre en guerre quasi continue avec Pise
pendant la première partie du XIVème siècle, ainsi qu'avec
Milan à partir de 1353. Le royaume de Naples, traditionnel allié
de Florence, ne peut plus massivement intervenir, secoué par de graves
luttes de successions.
Crise économique
Elle découle en grande partie des luttes politiques
précitées, qui ont provoqué plusieurs faillites
financières. Les compagnies des Blancs sont ruinées et
démantelées, celles des Noirs sont également en
piètre état après les efforts financiers fournis.
Dans les années 1340, encore d'autres banques tombent
à cause de l'incapacité de leur débiteur, le roi
d'Angleterre Edouard III, à rembourser les prêts, du fait de la
guerre contre la France. Fait notamment faillite la compagnie des Bardi, au
service de laquelle était Boccaccio di Chellino, père de
l'écrivain. Les compagnies financières devront attendre les
années 1360 pour retrouver une certaine prospérité
financière.
Le fléau majeur qu'a connu Florence à cette
époque reste la peste noire de 1348 qui tua environ cinquante mille
personnes, soit la moitié de la population. Trois famines
éclatent en 1353, 1369 et 1375. La vie sociale à Florence est
ainsi pour le moins agitée : en 1378 les travailleurs de la laine se
révoltent et protestent contre leurs conditions de travail,
aggravées par les dernières crises...
Crise morale et spirituelle
Si la lutte d'influence contre l'Empereur semble au
XIIIème siècle s'être achevée avec succès,
l'Eglise connaît cependant au XIVème siècle une crise des
plus importantes. La France de Philippe le Bel, précurseur de
l'absolutisme du XVIIème siècle, veut contrôler la
papauté : Clément V transfère le siège pontifical
en Avignon en 1305. Le Pape apparaît comme un fantoche aux ordres du roi
de France.
S'opposent alors partisans d'un retour à Rome (souvent
Italiens) et partisans du maintien en Avignon (souvent Français), au
point qu'il y aura
deux papes de 1378 à 1417, l'un en Avignon et l'autre
à Rome : c'est le Grand Schisme d'Occident.
En outre, malgré la création de nouveaux ordres
religieux plus rigoureux comme les Franciscains au XIIIème
siècle, une certaine décadence morale sévit à
l'intérieur de l'Eglise. Les ecclésiastiques sont luxurieux,
avides de pouvoir et d'argent, étant pour la plupart entrés en
religion par intérêt, sans avoir la foi. Boccace ne se privera pas
d'ailleurs d'évoquer le sujet.
Le pouvoir ecclésiastique est souvent tenu par de
grandes familles aristocratiques comme les Colonna ou les Caetani (dont est
issu notamment Boniface VIII, qui aurait d'ailleurs reçu un soufflet de
la part de Sciarra Colonna lors de l'attentat d'Agnani), qui se livrent
également à des luttes sans merci.
Affirmation de la puissance de Florence
Sur le plan économique, Pise et Sienne sont en
réalité encore plus durement touchées par les crises que
Florence. La valeur du florin d'or est universellement reconnue et
l'organisation productive demeure efficace.
Florence connaît une série de grands travaux qui
vont considérablement enrichir son patrimoine artistique et culturel :
la construction de l'Eglise Santa Maria Novella démarre en 1278, les
grandes familles désirent toutes avoir leurs palais. Giotto amorce une
révolution picturale en rompant avec le style byzantin figé et en
rendant les personnages beaucoup plus expressifs. Enfin dans les lettres nous
assistons à l'affirmation de la langue vulgaire comme rivale du latin
grâce à l'oeuvre de Dante, puis de Pétrarque et Boccace
lui- même. A la fin de la vie de Boccace, Dante est déjà
considéré comme le plus grand poète. On peut dire que
l'oeuvre de Boccace exprimera tous ces doutes, ces crises mais aussi ce
prodigieux développement économique et culturel.
Vie de Boccace
Les premières années et le séjour
à Naples
Boccace lui-même a pris plaisir à nous donner
dans ses oeuvres de fausses indications sur sa vie. C'est ainsi qu'il insinue
dans le Ninfale d'Ameto1, à travers le récit
de la nymphe Hybrida, être né à Paris, ce que
récusent aujourd'hui la plupart des commentateurs, qui hésitent
entre Florence et Certaldo (un village toscan haut perché, d'où
était originaire son père). Ayant vu le jour sans doute en 1313,
Giovanni Boccaccio est le fils batard de Boccaccio di Chellino (ou Boccaccino),
négociant de la compagnie des Bardi. Cette compagnie était
particulièrement puissante à Naples où elle administrait
les bien du royaume. Boccaccio di Chellino est envoyé à Naples en
1327 comme représentant des Bardi et conseiller du roi. Ainsi le jeune
Giovanni fréquente deux mondes différents : celui de la
bourgeoisie d'affaires (qui le répugne) et celui de la Cour où il
rencontre de jeunes nobles napolitains ainsi que français, Naples
étant possession des Anjou, descendants du frère de Saint Louis,
Charles d'Anjou. Boccace se lie notamment avec le Florentin Niccolo Acciaiuoli,
fort bien en Cour et dont le rôle politique à Naples sera majeur
dans les années à suivre (c'est en fait lui qui gouvernera Naples
de manière officieuse1). C'est à Naples que Boccace
découvre sa passion pour les lettres. Son père avait d'abord
voulu lui faire faire du commerce, puis des études de droit canon mais
son fils n'y montre aucune assiduité. Il se lie avec des érudits
comme Dionigi da Borgo San Sepolcro ou Paolo de Pérouse (conservateur de
la Bibliothèque du Roi), qui lui feront découvrir les grands
textes de la littérature latine et les premières oeuvres du
déjà connu Francesco Petrarca. La lecture de la Divine
Comédie de Dante (mort à Ravenne en 1321) est pour lui une
révélation : Boccace considérera toute sa vie Dante et
Pétrarque, qui a déjà à l'époque une
certaine réputation, comme des maîtres. Cette expérience
napolitaine lui donne la préoccupation constante de l'érudition
et du raffinement stylistique, de même qu'elle est le cadre de ses
premières
1 «Ninfale» désigne un poème
mythologique dans lequel interviennent des nymphes, Ameto est le nom du
protagoniste. On désigne également cette oeuvre, écrite
vers 1341, sous le nom de Comédie des nymphes florentines.
Cette oeuvre préfigure le Décaméron dans la
mesure où à tour de rôle sept nymphes racontent une
histoire à Ameto. Boccace affirme également être né
à Paris dans le De casibus virorum illustrium.
expériences amoureuses, dont une selon la
légende avec Maria d'Aquino, qui serait une fille illégitime du
roi Robert, qu'il surnommera tendrement «Fiammetta» («petite
flamme»).
Naples était avant tout un foyer de culture
française au détriment du vulgaire napolitain. Boccace est donc
largement influencé par les romans français : il s'inspire
notamment du Roman de Troie de Benoît de Saint-Maure pour
écrire le Filostrato2 (1338). Avec la
Teseida, Boccace compose le premier poème épique de la
littérature italienne de langue vulgaire. Ces oeuvres
révèlent le goût précoce de Boccace pour l'amour et
l'aventure, ainsi que pour un registre stylistique à égale
distance entre l'épopée et la poésie comique et triviale.
Si Boccace essaiera toute sa vie d'obtenir la gloire grâce à des
travaux latin d'érudition, il prend tout de même le risque avant
même le Décaméron d'écrire pour un public
essentiellement féminin1, un public non érudit qui
ignore le latin.
Le retour à Florence
En 1340, le père de Boccace (qui l'avait laissé
seul à Naples pendant des années) rappelle son fils auprès
de lui, ruiné en même temps que les Bardi. Boccace connaît
donc de sérieuses difficultés financières et la situation
politique à Florence est alors particulièrement troublée,
la vie intellectuelle s'en faisant ressentir. Il n'y a ni université, ni
cercles d'érudits : Boccace accepte mal ce retour dans la ville de son
enfance. C'est pourquoi il rêvera toujours de Naples comme d'un Paradis
perdu et tentera plusieurs fois d'y retourner. Cependant il continue
d'écrire : l'Elégie de Madonna Fiammetta (1343) se
présente comme la confession d'une femme malheureuse en amour
destinée à instruire les autres dames. Boccace s'engage ici dans
une voie psychologique voire sociologique : un thème traditionnel comme
l'amour, transposé dans la société urbaine moderne,
acquiert avec un tel écrivain un réalisme inattendu.
En 1348, la peste noire dévaste toute l'Europe et
Florence n'est pas épargnée. Les difficultés s'accumulent
: Boccaccino meurt et Boccace doit s'occuper de son demi-frère. Il
assume certaines fonctions diplomatiques pour
1 Pour Julien Luchaire dans sa biographie de Boccace, Acciaiuoli
fut «le véritable roi de Naples pendant beaucoup
d'années».
2 «Le frustré d'amour», ou «terrassé
par l'amour». Ce poème reprend les amours de Troïlus, dernier
fils de Priam, et de Chryséis, sur fond de Guerre de Troie.
la Commune, et se voit ainsi confier la charge en 1350 de
porter dix Florins à la fille de Dante (devenue religieuse à
Ravenne sous le nom de Soeur Béatrice), à titre
d'indemnités pour les préjudices subis. Le
Décaméron est écrit ente 1348 et 1353 et fait en
même temps la connaissance de Pétrarque, qui deviendra son ami le
plus fidèle.
La fin
A partir de 1360, compromis dans une tentative de coup d'Etat
antiguelfe, Boccace se retire à Certaldo et écrit des oeuvres en
latin : le De casibus virorum illustrium2 et le De
mulieri bus claris. Pendant cette dernière période, une
évolution morale se manifeste et Boccace se réfugie dans les
valeurs traditionnelles, recevant même les ordres mineurs. Reniant
même le Décaméron dans sa correspondance en
déconseillant à ses amis de le lire si leur maison est remplie de
jeunes filles, il écrit le Corbaccio3. Ce changement
est contemporain d'un phénomène global, d'une incertitude devant
l'avenir et d'un repli sur soi de la part de la civilisation florentine,
caractéristique des fins de siècle.
Cependant Boccace défendra toujours l'art et la
poésie contre les critiques de certains membres de l'Eglise. Il fait des
lectures publiques et commentées de Dante à la demande des
autorités florentines. Mais la mort de Pétrarque, survenue en
1374, l'affecte profondément. Il meurt à Certaldo l'année
suivante dans la solitude.
1 Dans Fiammetta, la narratrice demandera même aux
hommes de ne point lire cet ouvrage !
2 Compilation de biographies d'illustres personnages, souvent des
destins tragiques.
3 La datation du Corbaccio fut longtemps sujette
à caution et varie selon les critiques. Francesco Erbani (dans son
introduction à Fiammetta et au Corbaccio) penche pour
1365-66, ainsi que Christian Bec et Vittore Branca, le plus illustre
commentateur contemporain de Boccace. Henri Hauvette, s'appuyant sur des
indications du texte, le situait immédiatement après le
Décaméron, mais son étude, du début du
XXème siècle, est quelque peu datée.
I Le Boccace du Décaméron,
humaniste et progressiste avant l'heure
Le Décaméron met bien à mal
l'orgueil du lecteur français, si celui-ci songe au raffinement de
Florence, Naples ou Bologne tel qu'on le voit dans les nouvelles, s'il songe
qu'en Italie avant Boccace il y a déjà eu Dante et Giotto, s'il
songe enfin à la magnificence du train de vie de la compagnie de jeunes
gens de l'histoire principale1, pendant qu'au même moment la
France elle est en pleine guerre de cent ans et va vers la ruine, le
désastre de Poitiers se faisant imminent, après que la
débandade de Crécy eut déjà lieu.
Boccace représente lui-même une étape
importante du processus intellectuel auquel on assiste en Italie et qui allait
aboutir à l'humanisme. Le Décaméron, son oeuvre
majeure, fait preuve d'une indiscutable modernité mais n'a pas pour
autant le monopole de la modernité boccacienne. De la modernité
de Boccace et de ses dispositions humanistes, c'est avant tout son rapport aux
femmes qui se manifeste le plus clairement : grand amateur de femmes, Boccace
les vénère et les plaint à la fois, leur donnant la part
belle dans ses oeuvres. Boccace porte également un regard critique et
éclairé sur la religion, tout imprégné de culture
antique et païenne, ce qui a également de l'influence sur ses
positions morales, qui peuvent paraître assez débridées,
proches de la morale naturelle d'un Horace, qui dans les Satires
n'hésite pas à encourager les hommes à prendre leur
plaisir là où ils peuvent, devant profiter des occasions
envoyées par la Fortune. Enfin la modernité de Boccace
réside également dans son réalisme à peindre la
société toscane du XIVème siècle,
société en plein processus de mutation, ce dont notre
écrivain se fait le témoin enjoué.
1 Le Décaméron conte l'histoire de dix
jeunes gens qui fuient la peste noire qui sévit à Florence, en
allant s'établir dans leurs propriétés dans la campagne
toscane. Pour se divertir ils décident de se raconter des nouvelles.
1) Boccace féministe ?
Boccace s'est souvent proclamé éternel amoureux
des femmes, comme nous l'avons fait remarquer dans l'introduction. La femme est
certes un objet d'amour charnel mais elle élève l'homme dans sa
dignité, le pousse vers le beau et le bon, et ce grâce à
aux sentiments qu'elle inspire : l'amour est une éternelle source
d'inspiration pour les poètes et cause de l'élévation des
âmes. A partir de cet attachement aux femmes et à ce qu'elles
inspirent aux hommes, Boccace en arrive à s'attendrir sur la condition
des femmes de son époque et à plaider pour une
amélioration de leur situation. On voit également dans ses
oeuvres et notamment dans le Décaméron que les femmes
n'attendent pas le secours des hommes pour défendre leurs droits, et
savent se battre elles- mêmes pour leur liberté : Boccace se
plaît à montrer des maris médiocres dépassés
par leurs femmes dominatrices et hautes en couleur, à subvertir les
rapports homme/femme.
a) Un poète chantre de l'amour
L'amour constitue quasiment chez Boccace le sujet unique de
son oeuvre en langue vulgaire. Héritier du Dolce stil
nuovo1, fortement influencé par l'oeuvre du poète
Guido Cavalcanti2, Boccace voit l'amour comme une force
élévatrice. C'est ainsi que dans la première nouvelle de
la cinquième journée du Décaméron,
Cimone1, de rustre et simplet qu'il était, vivant comme un
sauvage, devient presque du jour au lendemain le plus raffiné et le plus
aimable de tous les Chypriotes, après être tombé amoureux
de la belle Efigenia.
Lorsqu'il touche des personnes cultivées, l'amour a une
dimension littéraire non négligeable, particulièrement
dans Fiammetta, où les lectures antiques de la narratrice lui
ont fait élaborer un type d'homme idéal
1 «Les poètes toscans du «Dólce stil
nòvo» ont célébré l'amour selon une conception
nouvelle, qui prend en compte les situations imprévisibles et qui
sublime la sensibilité, à travers une forme de l'expression
à la fois dense, subtile et harmonieuse. Toute sonorité, dure et
âpre, en est bien exclue. Chez plusieurs poètes, en particulier
chez Dante et Cavalcanti, la sublimation de la sensibilité est
fondée sur une philosophie morale et religieuse qui fait de la femme
aimée une médiatrice entre l'homme et Dieu, et de l'amour une
émanation psychique (d' «esprits», selon la doctrine
aristotélicienne) venue du regard de la dame. Ainsi, Dante, dans le
Paradis, fait de Béatrice son guide et une incarnation de la
sagesse chrétienne.» Marcel de Grève, article web sur le
Dolce stil nuovo, in Dictionnaire international des termes
littéraires.
2 Poète ami de Dante
conjuguant les vertus d'Hercule, Hector ou Ulysse, faisant que
celle-ci ne cesse par la suite de comparer son amant Panfilo à ces
figures mythiques. Puis ayant été trahie2, elle
compare son histoire avec les malheurs de Cléopâtre ou Didon pour
s'estimer la moins fortunée de toutes. Ainsi l'amour l'a sublimée
dans le tragique, il fait d'elle un mythe qui passera à la
postérité grâce à l'écriture. Même si
la nourrice de Fiammetta lui reproche de s'être laissée
emportée par sa passion et livrée à ses instincts, on sent
bien que Boccace est plein d'indulgence pour Fiammetta, ne serait-ce que par le
fait qu'elle raconte elle- même sa propre histoire, à la
première personne. Même dans le malheur c'est l'amour qui a
donné à Fiammetta toute sa grandeur d'âme, son livre est un
livre-combat dans la mesure où elle l'écrit pour faire partager
son expérience aux autres femmes et pour éviter que de tels cas
ne se reproduisent, bien que l'écriture de ces moments de bref bonheur
puis d'intense malheur soit si pénible pour elle.
S'étant formé à Naples, où
circulaient largement les oeuvres des troubadours en langue d'oc, Boccace puise
également pour ses oeuvres de jeunesse dans le répertoire de
l'amour courtois et des romans français et provençaux, notamment
pour le Filocolo3 et le Filostrato4. On
retrouve même lors de chaque soirée du
Décaméron une atmosphère courtoise
mêlée de chansons et de danses, où tour à tour
chaque membre de la compagnie entonne une chanson d'amour,
bénéficiant d'un accompagnement musical.
On sent ainsi à travers l'amoureux Boccace une vision
de l'amour se révélant proche de celle de Platon dans Le
Banquet, si ce n'est que la femme se substitue au jeune garçon
aimé : l'amour véritable, en ce qu'il permet à deux
êtres de communier spirituellement et de se dépasser pour l'autre,
permet d'accéder à ce qu'il y a de divin en nous, transporte vers
le Monde des Idées.
L'amour est également sain car on ne peut plus conforme
à la nature humaine : l'homme a été créé
pour aimer et rien ne peut l'en détourner, tel est l'enseignement de la
nouvelle que Boccace raconte lui-même dans son introduction à la
quatrième journée5.
1 Son vrai nom est Galeso mais tout le monde y compris sa famille
l'appelle Cimone, ce qui signifie «grosse brute».
2 Panfilo est rappelé par son père quasi mourant
à Florence et laisse Fiammetta à Naples, lui promettant de
revenir dès qu'il pourra, ce qu'il ne fera jamais.
3 Inspiré des histoires de Floire et Blanchefleur, cycle
célèbre dans la littérature courtoise
4 Inspiré du Roman de Troie de Benoît de
Saint-Maure.
5 Un homme élève son fils dans l'ignorance totale
des femmes. En estimant en avoir suffisament fait pour qu'il n'en tombe jamais
amoureux, le père l'emmène un jour à Florence. Dès
que le fils voit des femmes pour la première fois de sa vie, il n'a de
cesse de questionner son, avouant ne jamais rien avoir vu de plus beau.
Obsédé par l'amour, Boccace ne peut que
l'être également pour l'objet de l'amour, c'est-à-dire les
femmes. Il suffit de voir la description qu'il donne des deux filles de Neri
degli Uberti1 pour comprendre que Boccace est un amoureux du corps
des femmes. Il loue évidemment leur beauté mais aussi leurs
qualités morales, leur sensibilité, leur finesse d'esprit, ce qui
va l'amener à se préoccuper du sort que la société
leur réserve.
b) Un regard pertinent sur la condition féminine
Dans le prologue du Décaméron, Boccace
donne l'impression de dénoncer la situation de certaines femmes. Il a
écrit cette oeuvre dans le but de consoler les femmes ayant subi un
chagrin amoureux, estimant que celles-ci auraient plus de difficultés
à s'en remettre que les hommes.2 En effet, trop de dames
mènent une vie oisive, recluses dans leurs chambres, et n'ont
guère accès à des distractions leur permettant d'oublier
leurs peines : elles sont seules face à leurs tourments, ne pouvant s'en
détacher, ce qui suscite ainsi la pitié de
l'écrivain3. Au contraire les hommes peuvent aller à
la chasse, se réunir entre eux, se réfugier dans leur travail,
tout ce qui leur permet d'oublier d'éventuels souvenirs douloureux. De
tels propos résonnent particulièrement aux oreilles du lecteur
d'aujourd'hui, qui se rend compte que les débats actuels sur la place de
la femme dans la société et sur son rôle dans la famille
sont déjà traités dans une oeuvre du XIVème
siècle !
Cette triste situation des femmes, enfermées par leurs
maris ou leur famille, évoquée dans le prologue du
Décaméron se retrouves dans plusieurs nouvelles de la
même oeuvre. On remarque que même les femmes échappant en
principe le plus à l'autorité d'un mari, d'un père ou d'un
frère, c'est-à-dire les veuves, subissent elles aussi des
pressions pour se remarier, comme on le voit dans l'avant-dernière
nouvelle du recueil, où la femme de messire Torello, parti en croisade
et tenu pour mort, est pressée par sa famille de se remarier,
1 Décaméron, X, 6 : «voici que firent
leur apparition dans le jardin deux filles, [...] à la blonde chevelure
d'or toute bouclée et dénouée et couronnée d'une
légère guirlande de pervenches. [...] Elles étaient
simplement vêtues d'une tunique de lin léger et blanc comme neige.
[...] Les jeunes filles [...] sortirent du vivier, leur blanche et
légère tunique plaquée sur leur chair, de sorte qu'elle ne
dissimulait presque plus rien de leur corps délicat.» Trad. Marthe
Dozon, s.d. Christian Bec.
2 «Elles sont beaucoup moins fortes que les hommes pour
endurer leurs peines» p.33 trad. Marc Scialom s.d. Christian Bec.
3 « Empêchées par les volontés, les
plaisirs, les commandements des pères, des mères, des
frères et des maris, elles restent le plus souvent recluses dans
l'étroite enceinte de leurs chambres... » p.32-33
ce à quoi elle se résout finalement1,
jusqu'à ce que son premier mari réapparaisse à Pavie de
façon miraculeuse. La première nouvelle de la quatrième
journée met elle aussi en scène une jeune veuve qui vit chez son
père, Tancredi le prince de Salerne, qui l'aime de façon
possessive au point de se refuser à la remarier et de faire tuer son
amant qui était un de ses valets. Lui ayant fait manger le coeur de
celui qu'elle aimait, il hésite lui-même à tuer sa propre
fille, avant que finalement ce soit elle-même qui se donne la mort.
On remarque que beaucoup de femmes dans le
Décaméron ne sont pas libres de construire leur propre
bonheur avec la personne de leur choix, et Boccace les prend en pitié,
faisant preuve de beaucoup d'indulgence à l'égard de celles qu'un
mauvais mariage poussera à commettre des adultères. Les mariages
arrangés sont loin de produire les meilleurs résultats, les
femmes se voient souvent attribués des maris vieillissants, impuissants
ou stupides, ce qui les pousse facilement à aller voir ailleurs. Ainsi
dans la dixième nouvelle de le deuxième journée, la jeune
épouse d'un vieux juge, se faisant enlever par un corsaire plus à
son goût, refuse de retourner avec son mari lorsque celui-ci parvient
à la retrouver. Chez Boccace la critique est souvent présente en
filigrane, l'écrivain fait toujours passer l'histoire avant le message,
la littérature avant la politique, cependant on trouve toujours des
allusions, des précisions d'apparence anodine, mais qui en
réalité peuvent en dire long sur le regard que porte Boccace sur
la société de son temps. C'est ainsi que lorsque l'épouse
du juge lui exprime son refus de rentrer à Pise avec lui, principalement
motivé par le peu de vigueur de son mari à lui donner du plaisir,
elle critique également le choix de ses parents de lui avoir
donné un tel mari de façon intéressée, pour un
piètre résultat2.
Il y a tout de même une nouvelle où Boccace
semble se mouiller bien plus qu'à l'accoutumée. Il s'agit de la
septième nouvelle de la sixième journée, où une
femme adultère de Prato risque le bûcher selon une disposition
statutaire de la ville3. Au tribunal l'accusée va tenir un
véritable discours
1 Et la pression familiale semble avoir été forte
puisqu'un abbé, oncle de Torello, lui parle en ces termes : «ta
femme, vaincue par les prières et les menaces de sa
famille, mais contre son gré, est sur le point de se remarier». p.
837
2 «Que mes parents n'y ont-ils pensé [à
mon honneur] quand ils m'ont donnée à vous !»,
s'exprime-t-elle, devant son mari qui avançait qu'elle devait le suivre
ne serait-ce que pour préserver son honneur ainsi que celui de sa
famille. Il est évident que les parents ont bien plus pensé
à la position sociale du mari, qui est juge, qu'au bonheur de leur
propre fille, or cela les conduit finalement directement au
déshonneur.
3 Cette disposition ordonnait le bûcher pour les femmes
adultères prises en flagrant délit par leurs maris ainsi que
celles s'étant données au premier venu pour de l'argent.
politique1, dénonçant
l'inégalité hommes/femmes devant la loi et arguant de
l'invalidité de cette disposition au motif qu'elle concerne les femmes
mais que celles-ci n'ont été absolument pas consultées
à son sujet. Elle obtient ainsi une modification de la disposition
incriminée et obtient la vie sauve. Le conteur de la nouvelle juge
lui-même la disposition «sévère et critiquable» :
sans aller jusqu'à dire que Boccace milite pour les droits politiques
des femmes, le fait est que nous avons un exemple ici d'une femme courageuse
qui parvient à dénoncer la tyrannie abusive des hommes. Dans
cette nouvelle, Boccace ne se contente plus de prendre une femme en
pitié, il la fait agir et même triompher : en fait chez Boccace
les femmes préfèrent lutter elles-mêmes activement et
efficacement pour leur émancipation au lieu de s'apitoyer sur leur sort
et de demander pitié.
c) Un Décaméron peuplé de femmes
dominatrices et charismatiques
Boccace se plaît à brosser dans le
Décaméron des portraits de femmes au caractère
fort, au tempérament frondeur, souvent aux prises par opposition avec un
mari stupide et borné. Dans nombre de nouvelles, la hiérarchie
est renversée, le faible mari se fait berner par sa femme, et souvent la
compagnie de jeunes gens juge que le dit mari n'a que ce qu'il mérite.
Ainsi dans la cinquième nouvelle de la septième journée la
narratrice Fiammetta annonce ouvertement qu'un mari jaloux ne mérite
rien d'autre que de se voir pousser les cornes2, ce dont la
protagoniste de l'histoire ne se privera pas.
Boccace se plait à inverser les rôles
traditionnellement dévolus à l'homme et à la femme. Ainsi
en amour c'est bien souvent la femme qui fait le premier pas, qui choisit et
conquiert elle-même son amant et non pas l'inverse. Cela se retrouve
particulièrement dans la troisième nouvelle de la
troisième journée, où une femme mariée ayant
jeté son dévolu sur un «valeureux homme» se plaint
auprès d'un prêtre d'être harcelée par lui. L'homme
comprend parfaitement les
1 «Mais vous savez, j'en suis certaine, que les lois
doivent être les mêmes pour tous et être faites avec
l'assentiment de ceux auxquels elles s'appliquent. Or, tel n'est pas le cas,
puisque ladite disposition n'a pour cible que les pauvres femmes sans
défense [...].De plus, jamais femme n'a donné son assentiment
à une telle disposition, aucune n'a jamais été
appelée à donner son avis en la matière : on peut donc
à juste titre considérer ce texte comme mauvais.» p. 513
2 «Je pense que les femmes ont toutes les raisons de leur
jouer des tours (aux jaloux), surtout lorsque rien ne fonde leurs
soupçons. Et, si les législateurs avaient été
suffisament diligents, je juge qu'ils n'auraient pas traité ces cas
d'espèce autrement que comme des affaires de légitime
défense» p.559
intentions de la perfide après avoir été
accablé de reproches par le prêtre lui ayant
répété la confession de la dame : il ne se privera pas de
satisfaire la belle. Ainsi c'est ici la femme qui est maîtresse de
l'action : elle assume ses désirs, trompe sciemment son mari qu'elle
estime indigne d'elle, fait le premier pas avec son amant, use de fourberie
avec le prêtre. Ayant pris son destin en main elle se montre
indépendante du bon vouloir des hommes à améliorer sa
condition. A la fin la narratrice souhaitera à toute la compagnie
d'avoir le même plaisir que cette dame : non seulement Boccace ne
blâme pas sa conduite mais semble faire d'elle un exemple à
suivre.
Inspiré par l'amour courtois, Boccace va tout de
même prendre ses distances dans le Décaméron,
préférant la plupart du temps voir des femmes dans un rôle
actif et non pas simplement d'attente. La neuvième nouvelle de la
septième journée renverse complètement les codes de
l'amour courtois puisqu'ici c'est la femme qui va déclarer son amour
à l'élu de son coeur, un serviteur de son mari, qui la soumettra
à des épreuves1 pour s'assurer de sa
sincérité, craignant qu'il ne s'agisse d'un piège. Cet
échange de rôle valorise la femme dans son esprit d'initiative et
son dynamisme.
Les maris eux-mêmes ont assez peur de leurs femmes. Le
stupide Calandrino2, refusant à ses compères peintres
Bruno et Buffalmacco le plaisir de faire tous les trois bonne chère d'un
porc que lui avait fourni une propriété de sa femme et qu'il
destinait au saloir en vue d'un repas de famille, répond en ces termes
à ses acolytes qui lui proposaient de faire croire à sa femme
qu'on lui avait volé le porc : ((Non, elle ne le croirait pas et me
chasserait du logis.» Dans la cinquième nouvelle de la
neuvième journée, nous retrouvons les mêmes personnages et
Calandrino subit les foudres de sa femme pour avoir tenté d'en
séduire une autre, de telle manière que nous comprenons mieux
pourquoi il redoute tant sa femme : ((Dame Tessa s'élança les
ongles en avant vers le visage de Calandrino [...] et le griffa de
partout». Boccace se plaît à brosser ces portraits de femmes
pittoresques, hautes en couleur, parfois un peu trop caricaturales mais qui
font mener la vie dure aux hommes, ne se laissant pas faire et se battant
vigoureusement pour défendre leurs droits.
1 Ces épreuves sont plutôt comiques puisque la
dame doit successivement tuer l'épervier de son mari en sa
présence, envoyer à son futur amant une touffe de poils de la
barbe de son mari, et enfin une dent de celui-ci, parmi les plus saines. Nous
sommes loin des combats épiques que mènerait un chevalier servant
pour l'amour de sa dame.
2 Dans la nouvelle VIII, 6.
On remarque également que les femmes du
Décaméron sont dotées d'un appéttit sexuel
hors norme1, au point que la grande majorité des
adultères est causée par l'incapacité à être
satisfaite par un seul homme, quand bien même celui-ci se montrerait
vaillant. On apprend un détail amusant dans la troisième nouvelle
de la neuvième journée lorsque Calandrino, berné comme
d'habitude par Bruno et Buffalmacco, croyant qu'il attend un enfant, en vient
à accuser sa femme et le fait qu'elle préfère se placer
au-dessus de lui lorsqu'ils font l'amour : les femmes de Boccace assument
pleinement leurs besoins sexuels, se libérant ainsi du carcan de la
morale religieuse qui sévissait à l'époque. Elles n'ont
que peu de remords ou de complexes, leurs désirs apparaissent au lecteur
comme tout à fait sains et naturels.
Mais Boccace ne se borne pas à rire des maris cocus et
à célébrer l'ingéniosité des femmes
adultères, il brosse également des portraits de femmes on ne peut
plus nobles de coeur et d'esprit, ayant fait preuve d'un courage et d'une
dignité exemplaires. Il suffit de penser à Madame Beritola, dans
la sixième nouvelle de la deuxième journée, qui
vécut pendant des mois seule sur une île, son mari étant
prisonnier de Charles d'Anjou et ses enfants capturés par des corsaires,
avant de retrouver les siens par miracle. La neuvième nouvelle de la
même journée conte elle le destin de la femme d'un marchand qui,
injustement soupçonnée d'adultère, parvient à
échapper à la mort que son mari lui destinait, s'engage comme
matelot avant d'échouer au service du sultan d'Egypte,
déguisée en homme. Etant entrée dans les faveurs du Sultan
qui ne fait que se louer de la qualité de ses services, elle retrouve
son mari et lui prouve son innocence avant de rentrer à Gênes avec
lui. Nous avons enfin l'exemple de la neuvième nouvelle de la
troisième journée, dans laquelle une femme médecin ayant
guéri le roi de France d'une fistule se trouve méprisée
par son noble mari Bertrand de Roussillon que le roi lui avait accordé
en récompense à sa propre demande. Si à la fin le mari se
rend compte de la valeur de son épouse et lui témoigne la
considération qu'il lui doit, son attitude du début, uniquement
motivée par des préjugés sociaux et par la méfiance
qu'inspire une femme savante ayant étudié, est implicitement
condamnée. Au contraire le courage de la femme qui parvient finalement
à conquérir son mari, son intelligence et même son culot
(étant amoureuse de Bertrand depuis le
1 Nouvelle V, 10 : «la femme qu'il épousa
était une jeune gaillarde, à laquelle il eût fallu deux
maris au lieu d'un ».
début, c'est elle-même qui est allée
demander sa main au roi, après l'avoir guéri d'une fistule) ne
peuvent que susciter l'admiration. Boccace se plait ainsi à raconter des
histoires où les femmes jouent non seulement le rôle principal
mais se montrent également d'une intelligence et d'une force de
caractère bien souvent supérieures à celles des hommes.
Les femmes sont même aptes à remplir des fonctions importantes
dans la société, que ce soit médecin ou conseiller des
princes comme nous l'avons vu dans les nouvelles précitées.
Le Décaméron ne se contente donc pas de
s'apitoyer sur le sort des femmes du temps de Boccace : au-delà des
nombreuses situations comiques traditionnelles où nous voyons des femmes
berner des maris stupides et jaloux, il montre également des femmes qui
ont su obtenir respect et considération, du fait de leurs talents et de
leurs mérites. Dans le même temps la justification explicite de
nombreux adultères nous montre à quel point Boccace pouvait se
montrer subversif pour son époque...
2) Un écrivain qui sent le souffre
Un des aspects de Boccace qui nous parle le plus aujourd'hui,
c'est son aspect sulfureux, frondeur, raillant les institutions, critiquant le
dogme, ce qui lui a valu de son temps un certain nombre de critiques. L'Eglise
est sans doute sa principale victime, vu le nombre de portraits de moines
défroqués, stupides ou hypocrites auquel nous avons droit dans le
Décaméron. On sent également chez Boccace un
côté matérialiste, proche en cela des épicuriens.
L'intérêt que porte Boccace à l'Antiquité l'a
imprégné de la morale païenne mais également de la
religion, au point qu'il invoque dans ses oeuvres à plusieurs reprises
les dieux antiques comme il invoquerait le Dieu chrétien, donnant le
sentiment d'y croire.
Si Boccace se fait une haute conception de l'amour des femmes
comme nous l'avons déjà indiqué, il n'empêche que
par ailleurs ce même amour ne serait que du vent si l'on occultait son
côté charnel. Boccace ne goûte que fort peu les amours
platoniques : lorsque ses personnages prennent conscience de leur amour, ils
songent immédiatement aux moyens d'assouvir leurs désirs et ne
perdent pas en lyrisme et mélancolie inutiles. Boccace a lui-même
traîné derrière lui une réputation de libertin, au
point qu'il a dû se défendre au cours de la rédaction du
Décaméron de nombreuses critiques1, et qu'il
a reçu chez lui la visite d'un chartreux venu le sermonner et exiger
qu'il fasse pénitence pour échapper à la mort2
!
Au-delà de cette tendance impie et libertine, il y a
une véritable amoralité globale dans le
Décaméron : les escrocs et voleurs parviennent
très souvent à s'en tirer, et l'amusement voire l'admiration
provoqués par l'habileté ou la ruse de gens mal famés
passe bien avant la condamnation de leurs actes. Le
Décaméron n'est jamais aussi vivant et coloré que
lorsque Boccace dépeint cette humanité des bas-fonds, à la
fois fascinante et sordide, et même s'il ne va certainement pas
jusqu'à les approuver ouvertement, on voit bien que ce sont
1 Dans l'introduction à la quatrième
journée, Boccace prend le temps de répondre à ses
détracteurs qui lui reprochent la vulgarité de son ouvrage, ce
qui laisse supposer que le Décaméron a connu des
diffusions partielles...
2 Rapporté entre autre par Vittore Branca dans
son édition italienne du Décaméron
ces personnages-là qui contribuent majoritairement
à faire du monde de Boccace un monde vivant1...
a) Satire religieuse
Boccace n'est peut-être pas fondamentalement
anticlérical, en tout cas certainement pas antireligieux : il sera
lui-même ordonné prêtre au début des années
1360. Cependant le plaisir qu'il prend à se gausser des hommes de
religion est évident. Etant affirmé à plusieurs reprises
dans le Décaméron que les religieux sous la soutane n'en
restent pas moins hommes2, ces derniers ne rechignent point à
goûter aux délices du péché, et à profiter
des occasions de plaisir qui leur sont offertes par la Fortune.
On remarque d'abord que les trois premières nouvelles
du Décaméron sont chacune de plus en plus audacieuse en
matière de religion, comme si Boccace voulait d'emblée donner le
ton. En effet la première nouvelle conte l'histoire d'un personnage des
plus exécrables3, Maître Ciappelleto de Prato, qui par
une fausse confession4 passe pour un homme des plus honnêtes
auprès du moine, qui décide de le faire enterrer au
monastère où il sera vénéré comme un saint.
Avec cette nouvelle, le conteur Panfilo se propose de démontrer que
parfois les hommes qui prient Dieu se trompent d'intercesseur en prenant une
vermine pour un saint homme. Mais comme Dieu s'attache plus «à la
pureté des intentions du suppliant» qu'à la véritable
nature de l'intercesseur invoqué, il exauce les prières
malgré tout, faisant alors passer du coup le bandit pour un saint
véritable... L'audace religieuse est indiscutable, Panfilo
suggérant que sans doute beaucoup de saints vénérés
par les populations et reconnus comme tels par l'Eglise sont peut-être en
réalité des
1 D'où le titre pertinent choisi par Pier Paolo
Pasolini pour sa trilogie cinématographique comprenant le
Décaméron, Les contes de Canterbury et Les
Mille et une nuits : La Trilogie de la Vie. D'ailleurs le
cinéaste a largement accentué le côté populaire de
l'oeuvre de Boccace, privilégiant les nouvelles mettant en scène
des personnages simples voire pauvres, reprenant des histoires de bandits et
transposant la majorité des nouvelles à Naples au lieu de
l'élitiste Florence...
2 Nouvelle VII, 3 : «Madame, si j'enlève cette
tunique, vous verrez devant vous non pas un frère, mais un homme fait
comme les autres.»
3 Le personnage de Ciappelleto est décrit tour à
tour comme faussaire, parjure dans les tribunaux, voleur, tricheur aux jeux,
assassin, impie, ivrogne, luxurieux, et enfin homosexuel, «aimant autant
les femmes que les chiens les coups de bâton, l'autre sexe le
réjouissait, par contre, plus que tout autre individu.» p.58. La
liste est complète, presque aussi exhaustive que celle légendaire
des délits commis par Tuco dans Le Bon, la Brute et le Truand
de Sergio Leone.
4 Ciappelleto au lieu de dire la vérité s'accable
de reproches avec emphase avant de débiter des péchés tout
aussi ridicules qu'anodins, comme s'ils étaient pour lui d'une
gravité sans bornes.
personnages du même acabit que Ciappelleto, mais que
leur efficacité comme intercesseurs de nos prières est tout aussi
grande. Quant au moine confesseur, on ne sait s'il a cru aux balivernes de
Ciappelleto par naïveté pure ou s'il n'a pas miroité
l'intérêt symbolique et financier qu'aurait son monastère
à héberger la dépouille d'un homme si vertueux
d'apparence.
Dans la deuxième nouvelle, nous avons affaire à
un juif qui, pressé de se convertir par un ami chrétien, se rend
à Rome où constatant la perversité et la décadence
du clergé, se convertit aussitôt, jugeant que si l'Eglise est
aujourd'hui toute puissante malgré la dépravation de ses
membres1, c'est qu'elle a vraiment les faveurs de Dieu. La critique
des moeurs du clergé est acerbe, Boccace ne cessera d'étaler au
fil de son oeuvre maîtresse les contradictions entre les principes
prônés par les membres du clergé et leurs actes.
La troisième nouvelle est elle encore plus audacieuse :
le protagoniste de l'histoire, un usurier juif du nom de Melchisédech,
en vient à répondre que nul ne peut savoir quelle est la vraie
Loi parmi les Lois juive, chrétienne et sarrasine. Même s'il
s'agit d'une réponse faite pour déjouer le piège de
Saladin qui voulait le mettre à l'épreuve, Boccace pourrait
plaider ici pour une tolérance religieuse et faire preuve d'un certain
relativisme religieux : christianisme ne détiendrait pas
forcément la Vérité absolue, nul ne peut le savoir avec
certitude... On voit ainsi que Boccace, dès le début du
Décaméron, affiche une liberté de ton sur la
religion qui a dû en hérisser plus d'un à
l'époque.
La quatrième nouvelle ne va pas épargner non
plus les religieux, même si là le comique passe avant la critique
: un moine prend l'habitude de coucher avec une jeune paysanne, jusqu'à
ce qu'il soit surpris par l'abbé, qui hésite à le punir
pour pouvoir goûter lui-même aux plaisirs terrestres avec la jeune
fille1, avant finalement de se montrer clément. C'est ici
l'hypocrisie des religieux,
1 Naturellement Boccace s'en donne à coeur joie :
«il s'aperçut que du plus grand au plus petit, tous commettaient le
plus malhonnêtement du monde le péché de luxure,
cédant soit au penchant de la nature, soit au vice de la sodomie, sans
aucune retenue, remords ou honte, si bien que les prostituées et les
jeunes garçons étaient là de puissants
intermédiaires pour obtenir les grâces les plus hautes. En outre
il trouva ces gens-là sans exception gloutons, buveurs, ivrognes et
luxurieux, et tels des bêtes brutes, plus esclaves de leur ventre que
d'autre chose ; puis les observant encore de plus près, il
s'aperçut qu'ils étaient si avares, si cupides qu'ils monnayaient
aussi bien le sang humain, et même chrétien, que les biens
sacrés d'où qu'ils provinssent, d'offrandes ou de
bénéfices ecclésiastiques, se livrant ainsi à un
immense trafic pour lequel ils disposaient de plus de courtiers qu'il n'y en
avait à Paris pour s'occuper de drap et autre commerce...»
p.73-74
avec cet abbé qui a failli punir le moine pour des
raisons tout à fait hypocrites, qui est avant tout
dénoncée, plutôt que la transgression des règles
elles- mêmes. Ce sera flagrant dans la sixième nouvelle (toujours
de la première journée), qui met en scène un moine
inquisiteur, plus intéressé par les bourses des
blasphémateurs qu'à leur repentir, ou encore dans la
deuxième nouvelle de la neuvième journée, où une
abbesse accable de reproches une soeur prise en flagrant délit de luxure
alors qu'elle s'est elle-même coiffée par mégarde des
braies du prêtre avec lequel elle passait la nuit au moment où les
autres soeurs sont venues l'avertir du manquement de l'une d'entre elles. Un
garçon de la compagnie, Filostrato, en viendra d'ailleurs à dire
que pourfendre l'hypocrisie des religieux est fort aisé, qu'il s'agirait
d'une cible immobile pour un archer.
Boccace se plait ainsi à peindre un clergé
à visage humain, qui pèche autant que le commun des mortels.
Même s'il se moque allègrement de ses travers, il estime
lui-même que les règles qui l'encadrent sont trop
sévères et ne blâme pas fondamentalement ceux qui
cèdent à la tentation (et ils sont nombreux). Les membres du
clergé se retrouvent dans tous les échelons de la
société, même dans les plus vils : nous voyons un
prêtre complice d'une bande de voleurs allant piller le tombeau d'un
archevêque2 qui est le seul à oser
pénétrer lui-même dans le tombeau, nous voyons un autre
prêtre se rendre complice de Bruno et Buffalmaco lorsque ceux-ci
dérobent le porc de Calandrino.
Boccace emploie également une ironie à la
Voltaire lorsqu'il s'agit de critiquer le ridicule de certaines règles
imposée par la religion. Ainsi dans la troisième nouvelle de la
septième journée, un frère n'a pas grand mal à
convaincre sa commère de coucher avec lui : un syllogisme lui a
suffi3. La dixième nouvelle de la même journée
est elle encore plus explicite car un mort ayant couché avec sa
commère revient sur terre voir son meilleur ami et lui explique que
là-haut ce genre de sottises n'est absolument pas pris en
considération, ce que l'ami survivant ne tardera pas à mettre
à profit. Quant à la chasteté, le
Décaméron donne trop d'exemples d'infractions à
cette règle sans
1 « Il pensa le semoncer de belle manière et le faire
jeter en prison afin de se réserver la proie conquise. » p.82
2 Dans la nouvelle II, 5.
3 Le moine, parrain du fils de son amante, explique à
sa commère qu'entre le mari et lui-même, c'est le mari qui est le
plus proche parent de son fils, mais que cela ne l'empêche pas de coucher
avec lui. Il n'y a donc pas de raison qu'elle ne puisse coucher aussi avec son
compère, puisque celui-ci est d'une parenté bien plus
éloignée...
pour autant que les clercs ayant cédé à
leurs sens en soient ouvertement blâmés pour ne pas penser que
Boccace soit sceptique sur l'intérêt de telles coutumes. Il est en
tout cas certain que les travers que reproche Boccace aux institutions
religieuses sont à peu près les mêmes que ceux qui seront
dénoncés du temps de Luther. L'Eglise, quasi unique refuge du
savoir et de la connaissance durant des siècles, ne semble pas dans le
Décaméron aller dans la voie du progrès.
D'ailleurs dans Fiammetta, la narratrice s'adresse bien plus souvent
aux dieux romains qu'au Dieu chrétien. Pleine de culture
littéraire latine, Fiammetta est dans un univers mental bien plus
imprégné de mythologie que de Bible, au point qu'on pourrait se
demander si elle a vraiment foi en Dieu... Si elle se sent plus proche des
dieux antiques c'est avant tout parce que ce sont des dieux à visage et
caractère humain, avec des qualités et des défauts, et non
des êtres parfaits inaccessibles : l'humaniste Boccace
préfère ainsi l'immanent au transcendant, l'humain au divin...
b) Epicurisme et libertinage
Profondément marqué par les textes antiques
depuis sa jeunesse napolitaine, Boccace a été séduit par
la philosophie épicurienne déformée par Horace: l'immense
majorité des personnages du Décaméron sont
adeptes du Carpe diem, à commencer par la troupe de jeunes
gens1, qui fuit la peste de Florence évidemment pour
échapper à la mort mais aussi pour pouvoir vivre et se divertir
comme il sied de le faire à leur âge, au lieu de demeurer à
ne rien faire, entouré de cadavres. Rompant avec la mentalité
médiévale, Boccace affirme ainsi le plaisir de la vie terrestre,
envers et contre tout. Des Trois Couronnes, Boccace est indiscutablement le
plus terre à terre : s'il apprécie l'amour galant, il vaut mieux
tout de même qu'il soit consommé. A la différence de Dante
et Pétrarque qui ont voué une passion à Béatrice et
Laure toute spirituelle, son amour pour Fiammetta a lui bien été
consommé, même si la fin lui fut douloureuse, ayant
été délaissé. L'amour apparaît dans le
Décaméron comme un désir naturel, une force
irrésistible que Boccace ne semble pas
1 Pampinea, la plus âgée de la compagnie (ce qui
lui confère une sorte d'autorité naturelle), à l'origine
du projet d'escapade, ne propose rien d'autres que d'aller jouir des plaisirs
de la vie : «Un jour là, le lendemains ailleurs, goûtons
à la joie et à la fête que les temps présents
peuvent donner» p.49-50
rejeter en ce qu'elle matérialise le sentiment le plus
noble aux yeux de notre écrivain. La dimension charnelle de l'amour dans
le Décaméron est d'ailleurs affirmée
d'emblée, vu que l'oeuvre commence par ces termes : «Ici commence
le livre qui a pour titre Décaméron et pour sous-titre
Prince Galehaut1...» Cette allusion à Dante que
Boccace prend ici à contre-pied fait dire à Christian Bec dans
l'introduction de son édition du Décaméron que
Boccace «revendique la responsabilité d'un nouveau monde : non plus
rigidement chrétien, non plus uniquement pécheur, mais ouvert et
«laïc». Car il place, entre autres choses, son
Décaméron sous le signe de l'amour charnel, naturel,
triomphant.» (p.6) Tout le contraire de Dante qui, même s'il a
éprouvé beaucoup de compassion pour les malheurs de Francesca et
Paolo, les a tout de même condamnés à l'Enfer et au
châtiment éternel. A bien des égard, le
Décaméron célèbre le péché
en tant qu'acte à la fois vital et subversif.
Il ne faut donc pas s'étonner que dans nombre de
nouvelles du Décaméron, et de façon parfois un
peu brutale ou caricaturale, l'éclosion de la passion s'accompagne
immédiatement du désir sexuel le plus ardent et que l'on passe
ainsi sans cérémonies du lyrisme au matérialisme, de l'art
à l'artisanat. Céder au désir apparaît on ne peut
plus sain, car c'est obéir aux lois de la nature : c'est cela qui
amène Boccace à justifier de nombreux adultères, à
partir du moment où ils sont motivés par un amour honnête,
concernant la plupart du temps des femmes mal mariées. Elles enfreignent
certes les lois civiles mais non point les lois de la nature, au contraire
elles s'y conforment et Boccace blâme ainsi les unions contraires
à la nature, comme entre une jeune femme et un vieillard ou une femme et
un homosexuel.
Le Décaméron est empreint par endroits
d'une certaine culture bolonaise toute faite d'épicurisme. Benvenuto da
Imola a écrit à propos des Bolonais : «Bononienses sunt
homines carnales dulcis sanguinis et suavis naturae (Litt : «Les Bolonais
sont des hommes charnels au doux sang et de nature suave»). Or dans
l'usage de l'époque, l'emploi du terme «carnales» s'appliquait
parfaitement aux épicuriens et c'était même ainsi que
l'empereur Frédéric II, lui-même épicurien de
réputation, était qualifié. Nous voyons d'ailleurs dans la
dixième nouvelle de la première journée un médecin
bolonais, Maître Alberto, continuer
1 Au chant V de l'Enfer, Dante rencontre un couple de
luxurieux, Francesca da Rimini et Paolo Malatesta, qui lui expliquent qu'ils
ont cédé à leurs désirs en lisant ensemble les
amours de Lancelot et de la reine
à faire le galant alors qu'il n'en est plus à sa
première jeunesse, approuvé en cela par Boccace, qui devra faire
face aux mêmes critiques que le médecin dans l'introduction
à la quatrième journée. Le médecin incarne le
versant scientifique et laïque du savoir médiéval et
à l'époque Bologne comptait de nombreux médecins dit
averroistes1. Dans la nouvelle VIII, 7, Boccace loue «la
douceur du sang bolonais», reprenant les mêmes termes que Benvenuto
da Imola, à propos d'une femme de Bologne qui cède rapidement et
de bon gré à la passion de l'intendant de son mari.
Nous avons ainsi affaire à de nombreux cas où
les protagonistes du Décaméron font preuve d'un
libéralisme inédit en matière de moeurs, se laissant aller
à assumer leurs fantasmes. On se rend d'ailleurs compte que Boccace est
fasciné par le corps humain2, au vu des descriptions
sensuelles qu'il donne des femmes ou de détails croustillants qu'il
distille de façon subtile : le Décaméron contient
la même révolution corporelle que les retables de Giotto,
où l'on voit une Vierge sensuelle et expressive, à la
différence des poses figées dans un style byzantin
élaborées par les maîtres précédents.
Dans l'introduction à la quatrième
journée, sans doute irrité par les critiques lui reprochant
d'avoir perdu son temps pour des balivernes de bas étage au
détriment de sujets plus élevés, d'avoir
délaissé les Muses pour de vulgaires femmes, Boccace va afficher
ouvertement sa préférence pour les femmes en chair et en os
plutôt que pour les Muses, avouant avoir «déjà
écrit mille vers pour les femmes et pas un pour les Muses» et
estimant que «nous ne pouvons pas passer notre vie avec les Muses, pas
plus qu'elles ne peuvent passer la leur avec nous» : les véritables
Muses de Boccace existent concrètement, et en général il
n'a pas fait qu'écrire sur elles, y compris Fiammetta. Boccace ne fait
ici que rejoindre Epicure pour qui si les dieux existent, ils ont autre chose
à faire que de s'occuper du commun des mortels. Aux mortels donc de
faire de même, de s'occuper de leur vie sur terre et non de Dieu ou des
dieux. Une autre teinte d'épicurisme dans le Décaméron
est présente dans la neuvième nouvelle de la sixième
journée, mettant en scène
Genièvre. Francesca estime que le livre a ainsi
joué un rôle d'entremetteur entre eux, de même que Galehaut
servit d'intermédiaire entre Lancelot et Genièvre.
1 Averroïsme et épicurisme étaient souvent
tous deux pareillement assimilés à un athéisme,
interdisant la séparation du corps et de l'âme. Averroès
estimait que la raison pouvait contredire la foi, et qu'il existait ainsi
parfois une « double vérité », concept
évidemment combattu par les religions.
2 Aspect de Boccace que Pasolini aura su parfaitement rendre dans
sa version du Décaméron, ayant toutefois insisté
de façon quelque peu excessive sur les corps masculins.
Guido Cavalcanti, poète contemporain de Dante et on ne
peut plus épicurien. Pris à partie par de jeunes aristocrates et
accusé d'athéisme, ce dernier par une réplique bien sentie
renvoie ses détracteurs à leur ignorance, leur faisant comprendre
que celle-ci les rend plus morts encore que les mors du cimetière dans
lequel ils se trouvent : nous avons ici en filigrane une défense des
préceptes épicuriens et surtout un refus de
l'incompatibilité entre philosophie antique et religion
chrétienne. Sans aller jusqu'à proclamer la mortalité de
l'âme, Boccace montre qu'il préfère se tenir à la
raison humaine plutôt que de tenter de connaître en vain les
secrets du divin. Il se détache largement de la morale chrétienne
manichéenne, dominante au Moyen Age où la peur de l'Enfer n'a
jamais été aussi grande, où les frontons des
cathédrales dévoilent toute une vision naïve du Bien et du
Mal, avec d'un côté la béatitude des élus et de
l'autre l'horreur des damnés, voués aux flammes
éternelles... Le Décaméron notamment a pu choquer
ses contemporains par son côté amoral dans plusieurs aspects.
c) Le Décaméron, oeuvre sans
préjugés et sans morale
Beaucoup de préjugés et de préceptes du
sens commun sont renversés dans le Décaméron, qui
présente la réalité humaine dans toute sa
complexité. Sa modernité réside dans le relativisme des
valeurs traditionnelles alors en vigueur, sans pour autant les rejeter
totalement. Boccace ne se veut pas révolutionnaire mais un témoin
éclairé de son temps. Le Décaméron ne
tranche pas sur tout et comporte même bien des contradictions, ce qui
fait qu'il est difficile de prendre ouvertement parti pour tel ou tel type de
personnage. Si Ciappelleto dans la première nouvelle du recueil
apparaît plutôt sympathique de par sa comique confession
malgré ses toutes ses fautes, Frère Albert1 en
revanche, personnage assez semblable, est lui sévèrement
condamné par la narratrice Pampinea2.
Plusieurs nouvelles peuvent faire naître des sentiments
contradictoires : c'est le cas de la quatrième nouvelle de la
neuvième journée, où le poète Ceco
1 Deuxième nouvelle de la quatrième
journée
2 Elle lance notamment un : « que Dieu réserve un
sort identique à tous les êtres de cette espèce » p.
358 Le fait est que Dieu ne l'a pas exaucée, puisque Ciappelleto lui
après sa mort a été vénéré comme un
saint.
Angiolieri se fait détrousser par son serviteur et ami
qui fait croire au contraire que c'était lui qui l'avait volé au
départ. On oscille entre amusement suscité par le culot du voleur
et sentiment d'injustice : chez Boccace beaucoup de voleurs obtiennent
l'indulgence du lecteur du fait de leur ruse, de leur caractère haut en
couleur la plupart du temps, bien que cela ne justifie pas les délits
commis. La célèbre nouvelle mettant en scène le cuisinier
Chichibio1 qui vole la cuisse d'une grue qu'il devait
préparer pour messire Currado Gianfigliazzi et la donne à une
femme dont il est amoureux est également éloquente sur ce point :
la description sympathique de Chichibio, son caractère un peu simplet et
inoffensif lui font gagner d'emblée la sympathie du lecteur qui
espère en l'indulgence de Gianfigliazzi tout le long de la nouvelle,
jusqu'à ce que finalement le seigneur, amusé par la bouffonnerie
et l'insolence du cuisinier, ne fasse preuve de libéralité
à son égard. Peu de nouvelles ainsi condamnent sans appel un
protagoniste pour louer sans retenues un autre : Boccace se plait à
montrer les hommes dans leurs imperfections, leurs faiblesses qui en même
temps peuvent constituer leurs forces.
Même derrière les plus grands bandits peut se
cache une certaine humanité et pas uniquement un soupçon : la
deuxième nouvelle de la dixième journée met en
scène un bandit du nom de Ghino di Tacco qui après avoir
capturé l'abbé de Cluny, au lieu de le dépouiller le
reçoit magnifiquement et le guérit même d'un mal d'estomac,
ce qui lui vaudra d'être fait Chevalier de l'Hôpital par le Pape.
Avant Les Misérables, la rédemption est
déjà possible. Boccace se plait à étaler les
contradictions de l'âme humaine, sans doute parce que lui-même en
est rempli : c'est cela sans doute qui fait le réalisme du
Décaméron. Des personnages édifiants existent
toutefois, notamment dans la dernière journée, mais l'on retient
avant tout ces figures attachantes de personnages plutôt simples, ayant
chacun leur travers, mais pour la plupart dotés d'un certain bon sens et
d'un talent comique leur conférant une sorte de charisme et les rendant
plus accessibles, plus humains. Cependant la réalité n'est pas
toujours un conte de fée ou une excursion à travers le Paradis de
Dante avec Béatrice pour guide : les hommes du
Décaméron sont tantôt bons tantôt
méchants, dans une époque relativement troublée sur le
plan des
1 Quatrième nouvelle de la sixième journée,
consacrée aux mots d'esprit
valeurs politiques et religieuses. Certains en profitent,
comme Frère Cipolla1 qui abuse de la crédulité
des gens en leur montrant de fausses reliques, d'autres au contraire luttent
pour un monde meilleur, et c'est cette diversité que Boccace
apprécie, qui fait qu'il préfère à cette
époque de sa vie s'intéresser aux vivants plutôt
qu'à Dieu ou aux morts. Boccace préfère le monde tel qu'il
est plutôt que tel qu'il devrait être, même si cela ne
l'empêche pas d'avoir lui- même ses propres opinions. Boccace
demeure un pragmatique amoureux de l'action avant d'être un
idéologue : il préfère raconter des histoires plutôt
que d'écrire des traités. Il est ainsi difficile de trouver une
morale générale dans son oeuvre : on trouve plutôt des
éléments de réflexion épars, glissés entre
les lignes, pas toujours cohérents, ce qui montre que Boccace s'est bien
gardé de s'inscrire ouvertement dans telle ou telle école de
pensée, ayant préféré gardé son libre
arbitre intact. Il éprouve le même souci concernant le libre
arbitre du lecteur, se gardant autant qu'il peut de porter des jugements de
valeur abusifs, même s'il n'y parvient pas toujours...
Le côté subversif de l'oeuvre de Boccace
apparaît ainsi nettement. Cependant Boccace n'est pas non plus un ovni
dans son époque, elle-même en phase de mutation avancée, ce
dont Boccace est le témoin privilégié. Boccace est en fait
le produit d'un élan novateur initié par Dante et Giotto ayant
traversé son époque, de même qu'il a lui-même
porté ce nouveau souffle encore plus avant.
1 Sixième journée, dixième
nouvelle
3) Un peintre des mutations de son temps, marchant
droit vers la Renaissance
Jugé par Henri Hauvette comme «l'homme en qui
s'incarnaient avec le plus de netteté, dès le milieu du
XIVème siècle, les tendances les plus hardies et les plus
caractéristiques de la Renaissance italienne1», Boccace
réunit en lui l'ensemble des qualités propres aux humanistes des
XVème et XVIème siècles. Sans cesse à la recherche
de nouvelles connaissances, Boccace est doté d'une curiosité
intellectuelle considérable . Ne se contentant pas d'écrire, il
recherche des manuscrits antiques, les commente, les traduit, sans pour autant
délaisser les oeuvres de ses contemporains. Passionné
également d'histoire et de science, Boccace semble ne mépriser
aucune forme du savoir, et donne dans ses oeuvres autant d'écho à
la littérature médiévale qu'aux écrits antiques.
Esprit curieux croyant fondamentalement en l'homme quel qu'il
soit, Boccace en arrive même dans certaines nouvelles du
Décaméron à un relatif progressisme social.
Noblesse de sang et noblesse de coeur apparaissent comme deux notions
distinctes, pouvant s'opposer l'une à l'autre. Les figures
d'aristocrates ou de notables les plus sympathiques de l'oeuvre sont à
coup sûr celles de ceux ayant fait preuve de libéralité
envers les plus humbles. Boccace aime à la fois l'homme comme concept et
les hommes dans leur diversité et témoigne à tous la
même considération, faisant prendre conscience de la
superficialité de certaines formes de hiérarchie sociale.
D'ailleurs chez Boccace les roturiers commencent
déjà à se prendre en main. Le Décaméron
fourmille de marchands bâtissant des fortunes, commerçant
dans tout le bassin méditerranéen, s'opposant à de
nombreux aristocrates vivant de leur rentes. Même si Boccace a peu
d'affinités personnelles avec ce milieu, élevé par un
père banquier et originaire d'une cité marchande, il a fait de la
bourgeoisie capitaliste le moteur de son chef d'oeuvre : par les nouveaux
horizons marchands qu'elle découvre, elle favorise de nouveaux horizons
intellectuels.
1 «Il Corbaccio : une confession de Boccace»,
dans Etudes sur Boccace, p. 62
a) Une curiosité intellectuelle
considérable
Boccace est un des plus grands érudits de son temps.
Pourtant il n'a nullement été encouragé par son
père dans ses études (à la différence de
Pétrarque), ce dernier ne voulait en faire qu'un bon commerçant.
Boccace a donc tout appris en autodidacte, désertant le comptoir des
Bardi : sa jeunesse napolitaine lui a permis de s'ouvrir à des cultures
diverses, que ce soit la découverte des textes latin ou la lecture
d'oeuvres en langue d'oc et d'oïl qui circulaient couramment à
Naples, sans oublier que la culture arabe connaissait également en
Campanie une certaine diffusion du fait des liens historiques entre cette
région et la Sicile, et qu'enfin Boccace fut très tôt en
contact avec un savant grec venu de Constantinople1. Notre
écrivain est curieux de tout et ne fait pas de hiérarchie stricte
du savoir. Loin d'opposer lettres latines et lettres médiévales
il puise dans les deux sources, le Filostrato est inspiré du
Roman de Troie de Benoît de Saint-Maure mais s'inscrit
également dans le cadre de l'Antiquité de par son
sujet2. Boccace est attiré par l'exotisme, c'est ainsi que le
lecteur du Décaméron est souvent transporté d'un
pays à l'autre : le recueil de nouvelles nous fait aller de la Chine aux
Flandres, de l'Angleterre en Egypte. Notre écrivain tente ainsi dans la
mesure du possible de ne pas sombrer dans l'ethnocentrisme, la troisième
nouvelle de la première journée, tendant à conclure que
chaque religion est la mieux adaptée pour son peuple et donc qu'aucune
ne surpasse l'autre en valeur absolue, nous le rappelle... Souvent
l'étranger, loin d'être vu comme un barbare, apparaît comme
des plus civilisés, Saladin bénéficie dans la
troisième nouvelle du recueil de paroles flatteuses3, ce qui
pour l'époque est assez osé.
Tout au long de sa vie, Boccace a tenté
d'élargir son savoir, de ne pas se limiter à la
littérature. Fasciné par l'histoire, il s'est essayé aux
recueils de biographies à deux reprises4. Il a même
touché à la géographie avec le De montibus (date
incertaine), une sorte d'inventaire, très complet, de la culture
1 Julien Luchaire évoque un certain Barlaam,
gréco-italien, lié avec l'ami de Boccace Paolo de Pérouse.
Il arriva en Italie avec une lettre de recommandation impériale
où il était dit «l'homme le plus lettré depuis
beaucoup de siècles.»
2 Le Filostrato raconte l'amour déçu de
Troïlus, fils de Priam, pour Chryséis, sur fond de guerre de
Troie.
3 La narratrice Filomena parle en ces termes : «Saladin,
dont la valeur fut telle qu'elle lui permit non seulement d'homme obscur qu'il
était de devenir sultan de Babylone...». Les deux nouvelles dans
lesquelles Saladin apparaît (I, 3 et X, 9) sont tout à fait
à son avantage.
4 Avec le De casibus virorum illustrium (commencé
vers 1360) et le De mulieribus claris (même période).
géographique antique et contemporaine. L'ensemble de
ses oeuvres latines est remarquable par son encyclopédisme et la
richesse de son information. L'influence de Pétrarque est
évidente dans son goût pour les ouvrages d'érudition en
latin, mais Boccace ne se limite pas à cela. On le sait également
fasciné par les sciences, notamment par la médecine et
l'astronomie. On remarque d'ailleurs qu'à la différence de
Molière Boccace a largement privilégie la charge
anticléricale à celle antimédicale : les quelques
médecins du Décaméron apparaissent comme des
esprits fins, comme Maître Alberto da Bologna (nouvelle I, 10), qui bien
que d'âge mur, revendique son droit à continuer à vivre
comme s'il était jeune et à poursuivre l'amour des femmes.
Même le pauvre Maître Simone, ridiculisé par Bruno et
Buffalmacco dans la nouvelle VIII, 9, devient finalement à son tour leur
comparse pour se gausser de Calandrino (nouvelle IX, 3) et n'est donc pas
totalement accablé par notre auteur. A la différence de
Pétrarque qui méprisait les sciences de la nature, trop
matérialistes à ses yeux, Boccace apprécie ce savoir
concret, profane. La description des symptômes de la peste qu'il donne
dans l'introduction de la première journée est on ne peut plus
médicale. N'épargnant aucun détail macabre, il parle bien
en profondeur des symptômes cliniques de la maladie, de la façon
la plus scientifique qu'il peut1 : autre preuve de
modernité.
A Naples, Boccace a également rencontré un
illustre astrologue2 le génois Andalone di Negro, qui eut sur
lui un grand attrait. Cette science mystérieuse a beaucoup excité
son imagination. En vogue à l'époque, elle n'était
cependant déjà pas à l'abri des foudres de l'Eglise.
Boccace est ainsi aux dires de Christian Bec «un
lettré largement autodidacte, curieux de tout3», au
point qu'il occupe «une place centrale au sein de la république
préhumaniste européenne». Sa curiosité d'esprit le
pousse à regarder la société dans laquelle il vit dans les
moindres recoins, à s'intéresser aussi bien au popolo minuto
qu'au popolo grasso, ce qui va conférer au
Décaméron une certaine modernité sociale, une
ouverture à tous les milieux, exceptionnelle pour l'époque.
1 Le mal «ne procédait pas comme en Orient,
où le saignement de nez était le signe évident d'une mort
inévitable : mais [...] venaient d'abord à l'aine ou sous les
aisselles certaines enflures, dont les une devenaient grosses comme une pomme
ordinaire, d'autres comme un oeuf, d'autres un peu plus ou un peu moins, et que
le vulgaire nommait bubons» p. 38 (Boccace ne se limite pas à cet
extrait).
2 A l'époque astrologie et astronomie n'étaient pas
différenciées, et les deux termes employés
indifféremment.
3 Introduction au Décaméron, p.1 8.
b) Progressisme social du Décaméron
Ce progressisme est encore à l'état
embryonnaire, cependant il est bien perceptible. La longue tirade de Ghismonda
adressée à son père Tancredi, prince de
Salerne1, qui lui reproche d'être tombée amoureuse et
d'avoir couché avec un roturier du nom de Guiscardo, a des airs de
Révolution : «Nous tous qui sommes nés et qui naissons
égaux, c'est la vertu qui fut notre premier signe de distinction ; ceux
qui avaient été le mieux dotés et qui en faisaient le
meilleur usage, furent appelés nobles, les autres demeurèrent
ignobles. Et, bien que l'usage ait ensuite occulté cette loi, elle n'a
rien perdu de sa vigueur ni de son actualité [...] ; c'est pourquoi
celui qui agit vertueusement démontre évidemment sa noblesse, et,
s'il vient à être désigné autrement, ce n'est pas
lui qui est en tort, mais ceux qui le désignent
autrement2.» La jeune fille va affirmer l'usage vicié de
cette loi de façon explicite : «si tu veux bien juger sans
animosité, tu conviendras que la noblesse est du côté de
Guiscardo, alors que tous les nobles ne sont que des vilains.» Le
père ne se laissera point fléchir et fera exécuter
Guiscardo, ce qui provoquera le suicide de Ghismonda.
Boccace n'est point Beaumarchais, l'objet de la nouvelle est
avant tout l'amour et non un plaidoyer pour l'abolition des privilèges,
cependant le fait est que Boccace affirme la superficialité de certaines
formes de hiérarchie sociale et plaide contre un cloisonnement des
classes. On naît noble par hasard, selon les caprices de la Fortune sans
l'avoir forcément mérité : Ghismonda précise p.343
que «la Fortune souvent élève les indignes,
dédaignant d'exhausser ceux qui en sont les plus dignes.» Bourgeois
roturier et même bâtard, Boccace a pourtant lui-même
conscience de sa valeur d'écrivain, d'homme de lettre, bien plus
importante à ses yeux que les quartiers de noblesse : nous en aurons un
écho supplémentaire dans le Corbaccio, où entre
la veuve originaire d'une des plus nobles familles de Florence ayant
repoussé les avances d'un clerc savant (qui ne semble être autre
que Boccace lui-même) et ce dernier, la véritable noblesse choisit
le lettré, l'aristocratie du savoir étant aux yeux de Boccace
beaucoup plus importante que l'aristocratie par le sang.
1 Première nouvelle de la quatrième
journée
2 p.344
Des portraits de personnages humbles, simples, mais nobles de
coeur, le Décaméron en propose quelques-uns : le
boulanger Cisti1, devenu l'ami de messire Geri Spina, un Florentin
très bien placé auprès du Pape, en fait partie. A son
propos la narratrice Pampinea s'exprime en ces termes : ((je ne sais en ce qui
me concerne, qui est la plus fautive : la Nature lorsqu'elle unit une âme
noble à un corps vil ou la Fortune lorsqu'elle prédispose
à un vil métier un corps doté d'une âme noble, ce
qui est le cas de Cisti, notre concitoyen.» Il faut avouer que le
personnage de Cisti, bien que sympathique, n'apparaît pas pour autant
d'une noblesse particulièrement extraordinaire dans la nouvelle qui
suit, mais l'important pour notre propos est plus la considération
générale de Pampinea que la nouvelle elle-même : c'est
là qu'on comprend pourquoi Boccace s'attarde tant sur des personnages
simples et pauvres, qui en vérité peuvent se
révéler être des trésors de vertu ou de grandeur
d'âme. La nouvelle III, 9, mettant en scène une femme
médecin qui épouse un noble contre son gré mais qui
finalement honorera son épouse comme il se doit est distingue nettement
elle aussi noblesse de sang et noblesse d'âme. Ces considérations
vont à l'encontre de tous les a priori sociaux et culturels
imaginables : Boccace s'intéresse avant tout à ce que sont les
hommes et non à ce qu'ils ont.
D'ailleurs Ghismonda elle-même dit à son
père que ((la pauvreté n'enlève rien à la noblesse
de quelqu'un, la richesse si2.» Boccace lui-même n'a pas
tellement cherché à faire carrière ou à s'enrichir,
il s'est tout au long de sa vie consacré au savoir, à
l'étude et à la poésie avec un profond
désintéressement. Le Décaméron, de par sa
diversité sociale, ne peut que promouvoir plus de mixité sociale,
moins de préjugés sociaux, rappelle à chacun
qu'au-delà de la condition sociale tous les hommes sont fondamentalement
égaux face aux caprices de la Fortune.
1 Deuxième nouvelle de la sixième journée
2 p.344
c) Boccace, témoin de l'émergence
de la bourgeoisie marchande capitaliste
Lui-même fils de banquier, Boccace donne la part belle
dans le Décaméron à l'éclosion de la
bourgeoisie marchande. D'ailleurs du fait de l'emploi de la langue vulgaire, le
Décaméron s'adresse bien plus à un public
bourgeois qu'à un public de lettrés1. Il fut
d'ailleurs un best-seller de l'époque auprès de la
bourgeoisie, que l'extraordinaire développement des cités
italiennes a poussé sur le devant de la scène politique,
économique et sociale depuis le siècle dernier. Les marchands
italiens ont beaucoup fait circuler l'oeuvre et lui ont ainsi assuré une
notoriété à travers toute l'Europe. Il faut dire que
ceux-ci comptent parmi les personnages les plus dynamiques et sans doute les
plus modernes de l'oeuvre.
Boccace ne s'épanche pas ouvertement sur
l'effervescence économique grandissante dans les cités, mais le
capitalisme est toujours présent en arrière- plan, comme un
élément du décor. On y devine toutefois que la
compétition est rude, notamment dans la quatrième nouvelle de la
deuxième journée, où le marchand Landolfo Rufolo, venu
vendre ses produits à Chypre, subit une concurrence telle qu'il se voit
obligé d'écouler ses produits à bas prix et se trouve
ruiné. Déjà à l'époque, on pouvait tout
perdre ou tout gagner en un instant.
La vie des marchands a pu rebuter Boccace qui a toujours
méprisé ceux qui parlent d'argent et comptent à longueur
de journée. Mais comment d'un autre côté ne pas envier les
voyages qu'ils font ? Dans le Décaméron nous en voyons
tantôt à Chypre, tantôt à Alexandrie, parcourir toute
l'Italie. La mondialisation est déjà une réalité.
Les marchands sont presque les seules personnes à côtoyer des
peuples étrangers et contribuent à plus d'ouverture sur le monde,
favorisant les échanges matériels mais aussi les échanges
d'idées. La bourgeoisie marchande ou financière travaille
d'ailleurs en général sur le long terme, appliquée
à augmenter sa puissance au fil des générations : c'est
ainsi que les fils de marchand reçoivent généralement une
éducation adéquate, comme Girolamo Sighieri dans la nouvelle IV,
8, qui est envoyé
1 Boccace lui-même pendant très longtemps n'osera
pas montrer le Décaméron à son ami
Pétrarque, de peur qu'il juge l'oeuvre trop basse.
étudier à Paris. Les marchands sont souvent ceux
qui goûtent le plus à la fois aux joies de la vie mais aussi
à ses dangers : attaques de bandits ou de pirates, naufrages,
escroqueries en tout genre sont leur lot quotidien, mais la plupart du temps
les marchands de Boccace finissent par tirer leur épingle du jeu,
Boccace reconnaît volontiers leur dynamisme, leur habileté et leur
ruse. Souvent en voyages d'affaire, nos marchands fréquentent des
milieux sociaux variés, ce qui leur confère
généralement une certaine ouverture d'esprit. Boccace est
lui-même le produit de cette éclosion bourgeoise : fils de
banquier, il a fréquenté aussi bien les bourgeois et marchands
que les plus fins lettrés ou les aristocrates de la Cour de Naples. Rien
d'étonnant alors à ce que le capitalisme naissant soit si
perceptible dans son chef d'oeuvre.
Boccace nous semble donc à première vue un
écrivain des plus modernes pour son époque. Principalement
à travers le Décaméron il frappe par son
goût de l'humanité, humble ou grande. Loin de refuser tout
libertinage, libertin lui- même dans sa jeunesse, défenseur et
amoureux des femmes, érudit passionné d'Antiquité, Boccace
non seulement semble tenir de l'Humaniste du XVIème siècle,
l'annonçant sur le plan intellectuel, mais parfois même le
dépasse dans la modernité pour venir parler directement à
nous sans intermédiaire, notamment sur le plan des moeurs. Cependant le
personnage contient de nombreuses zones d'ombre et son portrait réel
n'est pas aussi idyllique. Sentant la vieillesse approcher,
ébranlé dans la plupart de ses convictions, Boccace va donner
libre cours dans la seconde partie de sa vie aux contradictions qu'il portait
en lui depuis le début et se réfugier dans des valeurs beaucoup
plus traditionnelles et parfois réactionnaires pour le citoyen- lecteur
d'aujourd'hui.
II Boccace réactionnaire :
un reniement de soi
Vers 1360 environ, alors que le
Décaméron n'était achevé que depuis
quelques années, Boccace va amorcer un revirement global de l'ensemble
de ses conceptions morales. La vieillesse approchant1, le libertin
de Naples, le conteur grivois du Décaméron va se
repentir de sa vie passée quelque peu dissolue et chercher salut et
réconfort dans la religion. Alors qu'il se moquait ouvertement de la
crédulité des gens et de leur fétichisme dans la nouvelle
VI, 10 du Décaméron2, le
voilà maintenant qui collectionne des reliques3. Mal vu
à Florence où il est soupçonné d'avoir
été impliqué dans une conjuration, ayant perdu certains
amis compromis dans cette même conjuration, Boccace s'enferme à
Certaldo et vit retiré des cercles mondains.
C'est à ce moment-là qu'il va écrire son
oeuvre la plus déconcertante, la plus troublante aussi, antithèse
à bien des égards du Décaméron ou de
Fiammetta : le Corbaccio ou le Labyrinthe d'amour.
Cette oeuvre constitue la palinodie de certaines conceptions clés de
notre Boccace humaniste : de féministe et populaire, Boccace devient
misogyne et élitiste, avec une violence verbale assez frappante. Or, de
la condamnation de la femme, Boccace va déboucher également sur
une condamnation de l'amour tel qu'il le concevait jusqu'alors, voire une
condamnation d'un certain type de littérature, y compris de ses propres
oeuvres. Rejetant le libre arbitre, n'écrivant presque plus que des
oeuvres savantes en latin destinées aux érudits, c'est un Boccace
bien amer et désabusé qui se révèle aux curieux
ayant voulu étudier cet écrivain au-delà du
Décaméron.
1 En fait vers 1360 Boccace n'est pas spécialement
vieux puisque né en 1313, il a alors moins de cinquante ans. Cependant
les belles années napolitaines sont déjà bien loin : la
dégradation de son physique, la perte de son pouvoir de séduction
l'affecte profondément, comme l'atteste le Corbaccio.
2 Dans cette nouvelle Frère Cipolla, ayant promis aux
habitants de Certaldo de montrer la plume de l'ange Gabriel, voyant qu'on la
lui a volée et trouvant des charbons à la place, prétend
qu'ils ont servi à griller Saint Laurent.
3 Anecdote rapportée par Henri Hauvette, dans son recueil
d'Etudes sur Boccace.
1) Boccace misogyne ?
La condamnation de la femme dans le Corbaccio est
explicite. Très nettement inférieure à l'homme, elle
empêche celui-ci d'accéder à la sagesse, étant un
objet de tentation permanente et poussant l'homme à la
bestialité. Le Corbaccio reprend tous les
préjugés que les hommes ont accumulés sur les femmes
depuis l'Antiquité grecque. Sans doute causé par une
déception amoureuse, ce revirement n'est pas pour autant purement
contingent : la condamnation de la femme du Corbaccio ne se limite pas
à la veuve de l'histoire mais est bel est bien
généralisée.
Il faut savoir cependant que Boccace, même au plus haut
de sa libéralité, même s'il a toujours clamé haut et
fort son amour pour les femmes qui était profondément
sincère, avait déjà au sein même du
Décaméron adressé des messages fort ambigus. Si
le ton général du chef d'oeuvre reste résolument
orienté vers une célébration et une défense des
femmes, des relents de misogynie non négligeables sont bien
présent ça et là. Nous avons même une nouvelle du
Décaméron, la septième de la huitième
journée, qui présente des affinités confondantes avec
l'histoire du Corbaccio. L'amour que porte le Boccace du
Décaméron envers les femmes n'a jamais signifié
que pour autant celles-ci étaient les égales des hommes. Vouloir
faire de Boccace un féministe véritable, c'est trop demander
à un homme du XIVème siècle.
Cela dit il convient également de ne pas
exagérer : la critique acerbe de la femme présente dans le
Corbaccio, provoquée à la base par un
événement douloureux dans la vie de Boccace, ne peut certes pas
effacer la grande considération dans laquelle Boccace a toujours tenu
les femmes, ainsi que les droits qu'il leur a accordées,
déjà vus précédemment. De plus interpréter
le Corbaccio comme une oeuvre uniquement centrée sur la
misogynie serait un contresens : dans cette oeuvre Boccace à bien des
égards se condamne sans doute encore plus lui-même que la veuve
qui s'est moquée de lui. De toute façon la violence des mots du
Corbaccio et l'acharnement excessif de l'auteur contre les femmes ne
font que montrer que celui-ci éprouve les pires difficultés
à se détacher des plaisirs terrestres et à se conformer
à une vie plus vertueuse, malgré les exhortations de son ami
Pétrarque : chassez le naturel, il revient au galop.
a) Le Corbaccio, vilain petit canard de l'oeuvre de
Boccace
Le Corbaccio raconte l'histoire d'un
«clerc1» tombé amoureux d'une veuve mais
méprisé par cette dernière, qui s'est même
moquée de lui publiquement. En proie à de graves agitations,
songeant à se donner la mort, le clerc fait finalement un rêve
dans lequel, arrivé dans un désert lugubre, il rencontre un
esprit qui n'est autre que le mari défunt de la dame, venu pour le
remettre dans le droit chemin. Ayant brossé un portrait édifiant
de la bêtise, de l'égoïsme et de la vanité de sa femme
afin de faire prendre conscience au clerc que celle qu'il aimait n'était
certainement pas digne d'un tel amour et donc de le faire revenir à la
raison, il lui permet à la fin de s'en retourner dans le monde
réel. De nouveau conscient, le clerc se rend compte alors de la folie
dans laquelle il a sombré et se sentant guéri de son mal, il
décide de retranscrire son rêve à la fois pour se venger de
la veuve et pour que son exemple profite aux autres hommes.
L'esprit juge que la femme est sans cesse agitée par
les passions : dotée d'un faible intellect, se laissant aller aux
instincts les plus bas, elle relève plus de l'animalité que de
l'humanité2. Sa seule utilité étant de
reproduire l'espèce humaine, même les porcs sont moins vils
qu'elle. Nées pour servir les hommes, elles ne remplissent en rien leur
office, et au contraire se montrent capricieuses, ingrates, frivoles, poussant
souvent leurs maris à des dépenses inconsidérées.
Outrageusement luxurieuses3, elles se livrent au premier venu sans
retenue. Leur savoir se borne aux commérages à la sortie de la
messe, leur beauté n'est faite que de fards et d'artifices. En bref, le
plus vil des hommes vaut bien mieux que la meilleure des femmes...
Le Corbaccio constitue ainsi, aux dires de Francesco
Erbani4, «un sorprendente rovesciamento di un edificio teorico
e letterario», «un auto da fe1» : loin de contribuer
à l'inspiration du poète, la femme lui interdit tout esprit
créatif et le pousse vers l'animalité. Changeante d'humeur,
incapable de réfléchir rationnellement, elle tire les hommes vers
le bas au lieu de les inspirer
1 Au sens de savant, traduction littérale de
clerico, terme employé par les commentateurs italiens pour
désigner le narrateur et protagoniste de l'oeuvre, qui sans doute n'est
autre que Boccace lui-même, au vu des nombreux traits communs entre les
deux : âge mur, apprentissage du commerce abandonné pour faire des
études de lettres, réputation de grand connaisseur des
femmes...
2 «La femina è animale imperfetto, passionato da
mille passioni spiacevoli e abbominevoli» p.233
3 «La loro lussuria è focosa et insaziabile» :
leur luxure est ardente et insatiable.
4 Dans l'introduction de son édition italienne de
Fiammetta et du Corbaccio.
à contempler les essences divines : c'est pour cette
raison que les effets de la femme sont particulièrement
dévastateurs pour le poète. Boccace tire de son ouvrage et sa
publication une vengeance toute personnelle.
Cependant, si dans le Corbaccio la condamnation des
femmes est explicite, des portraits peu flatteurs du beau sexe
émaillaient déjà des oeuvres précédentes et
notamment du Décaméron : le rapport de Boccace aux
femmes est donc bien plus ambivalent qu'on pourrait ne le penser...
b) La misogynie sous-jacente du Décaméron
Le Décaméron lui-même, s'il
accorde certains droits aux femmes, s'il les célèbre comme objet
d'amour, ne remet pourtant pas en cause la domination fondamentale du sexe
masculin dans la société de l'époque. Et la plupart du
temps, ce sont les femmes elles-mêmes qui le disent. C'est ainsi que
lorsque dans l'introduction de la première journée, Pampinea
soumet son projet de villégiature à ses camarades, deux d'entre
elles prennent la parole pour affirmer que des femmes seules ne seraient
capable de rien, et qu'il leur faut s'adjoindre des hommes qui puissent les
diriger. C'est ainsi que Filomena dit à ses compagnes :
«Rappelez-vous que nous sommes toutes des femmes : aucune de nous n'est
assez enfant pour ignorer comme les femmes livrées à elles-
mêmes sont raisonnables, et comme elles savent se gouverner sans le
secours d'un homme. Nous sommes changeantes, querelleuses,
soupçonneuses, pusillanimes et craintives...» (p.50) Filomena ne
fait rien d'autre qu'annoncer les critiques qu'adressera aux femmes l'esprit du
Corbaccio lui-même. Elissa se fait quant à elle encore
plus explicite : «En vérité, les hommes sont les chefs des
femmes et sans leur gouvernement nos entreprises parviennent rarement à
une fin louable.» (p.50) Boccace dès le
Décaméron affirme une supériorité de
l'homme sur la femme.
Le Décaméron comporte par ailleurs une
bien curieuse nouvelle1, préfigurant le Corbaccio.
Cette nouvelle met en scène un noble étudiant du nom de Rinieri
revenu de Paris, amoureux d'une veuve qui s'est jouée de lui en le
faisant passer une nuit entière dehors sous la neige à attendre
qu'elle daigne bien lui ouvrir chez elle, alors que pendant ce temps elle
prenait du plaisir avec
1 Trad. : «un surprenant renversement d'un édifice
théorique et littéraire », «une auto da fe»
son véritable amant. Changeant son amour en haine
farouche, l'étudiant trouve l'occasion de se venger lorsque la veuve lui
demande s'il ne pourrait par quelque tour de magie lui rendre son amant qui l'a
quittée. Rinieri va alors échafauder un plan machiavélique
qui aura pour résultat de voir la veuve passer une journée
entière au sommet d'une tour, exposée toute nue aux rayons du
Soleil et aux piqûres d'insectes. Les analogies avec le Corbaccio
sont nombreuses : un lettré moqué voire humilié par
une veuve qui se venge du mieux qu'il peut, une opposition entre les hommes
savants et les femmes ignorantes2, superficielles, à la
beauté trompeuse3. L'étudiant de la nouvelle annonce
par ailleurs que s'il n'avait pas eu l'occasion de se venger, rien ne l'aurait
l'empêché de prendre sa plume pour humilier plus encore cette
femme, de par son récit : le Corbaccio peut ainsi parfaitement
apparaître comme l'exécution de la menace proférée
par l'étudiant, même si l'histoire n'est pas absolument
semblable.
On remarque également dans le
Décaméron qu'à partir du moment où les
femmes sont aimées, à une exception près4 elles
sont sommées d'aimer à leur tour. C'est ce qu'on voit clairement
dans la huitième nouvelle de la cinquième journée,
où une femme ayant repoussé les avances d'un jeune homme se voit
condamnée à sa mort à se faire poursuivre par son
amant1 l'épée à la main, à se faire tuer
par ce dernier qui lui arrache aussitôt le coeur, le jetant en
pâture aux chiens, la scène se reproduisant à l'infini...
Ayant assisté à la scène, un autre jeune homme, Nastagio
degli Onesti, vivant celui-ci, en profite pour faire venir sur les lieux la
femme qu'il aime et qui l'a sans cesse repoussé, laquelle cède
rapidement à l'amour de Nastagio de peur de subir un châtiment
semblable. La femme qui n'aime pas est automatiquement traitée de
vaniteuse, altière et dédaigneuse. Boccace avait d'ailleurs
prévenu dans son prologue qu'il dédiait le
Décaméron non pas à toutes les femmes, mais
seulement «à celles qui aiment» : pour les autres «c'est
assez de l'aiguille, du fuseau et du rouet» (p.33). Ayant longtemps
déclamé que la femme était faite pour aimer et pour
être
1 Il s'agit de la huitième nouvelle de la septième
journée.
2 L'étudiant de la nouvelle profite largement de la
crédulité et de la naïveté de la veuve, en lui
faisant croire facilement que par ses études il possède des
pouvoirs magiques. Dans le Corbaccio, la différence de niveau
intellectuel entre le clerc et la veuve est elle aussi flagrante.
3 Que ce soit l'étudiant de la nouvelle ou le clerc du
Corbaccio, l'accent est mis sur le caractère
éphémère de la beauté des femmes, vouées
à flétrir et à se rider, tandis que les attraits du
savoir, des essences divines, eux, sont éternels.
4 Celle de la première nouvelle de la neuvième
journée, où une femme aimée de deux jeunes gens
élabore tout un habile stratagème pour les repousser, ce qui lui
vaudra les félicitations de la compagnie.
aimée, Boccace tombe quelque part dans le piège
d'enfermer la femme dans ce rôle-là, l'empêchant d'en
accomplir d'autres. Le Décaméron est plein de
vérités générales sur les différences de
caractère entre les femmes et les hommes : s'il s'agit plus de
célébrer la complémentarité des sexes et la
diversité de l'espèce humaine, Boccace développe
malgré tout avant même le Corbaccio une vision quelque
peu étriquée par endroits des rapports homme/femme, encore
teintée d'une mentalité assez traditionnelle. Le
Décaméron comporte en lui-même une bonam
partem, aux antipodes du Corbaccio, mais également une
malam partem2, déjà bien plus compatible avec
l'umile tratatto1.
c) Une misogynie à relativiser
Le Décaméron est, nous l'avons dit, une
véritable Comédie humaine : normal alors qu'il contienne
des nouvelles se contredisant quelque peu les unes les autres, la vie ne
dévoilant pas des vérités à sens unique. Son ton
général reste tout de même largement progressiste : ce qui
sera repris dans le Corbaccio n'est encore qu'en germe. Quant au
Corbaccio lui-même, il mérite également de ne pas
être caricaturé, le message qu'il délivre étant bien
plus complexe qu'une simple diatribe anti-féminine. En effet si Boccace
a malheureusement cristallisé sa critique sur les femmes, on devine
aisément qu'il adresse des reproches à l'ensemble de la
société, qui est toute entière en proie au
désordre. Boccace proteste contre l'absence de valeurs, la
frivolité croissante des individus, attirés par une
littérature de pure consommation, par les signes extérieurs de
richesse, par les plaisirs de la table...
Le lecteur du Corbaccio peut d'ailleurs
légitimement se poser la question : entre la veuve et le clerc, qui est
le plus blâmable ? Et Boccace l'affirme lui-même : ce qui le
torture le plus, c'est non pas le fait d'avoir été
repoussé par une frivole, mais plutôt d'avoir sombré
lui-même dans l'animalité, d'avoir nourri cette passion
destructrice et démesurée pour une femme qui n'en valait pas la
peine, et ainsi d'être tombé tout seul dans le piège, alors
que jusqu'à présent son statut de lettré, d'intellectuel,
lui avait toujours fait avoir une haute opinion de lui-même et une
conscience d'une certaine supériorité.
1 Au sens classique, le terme «amant» peut s'appliquer
à un homme même s'il n'est pas aimé en retour.
2 Selon la distinction opérée par Marco Veglia,
dans Il corvo e la sirena, culture e poesia del Corbaccio («Le
corbeau et la sirène : culture et poésie du
Corbaccio»).
Pour Marco Veglia, le centre du livre n'est pas la misogynie
mais comment et pourquoi Boccace a pu commettre une telle erreur de jugement,
et comment il se libère de cette faute.
Ayant entendu vanter les qualités de la veuve
uniquement par ouï-dire, sans les avoirs constatées lui-même
ni jamais l'avoir vue auparavant, il tombe en effet amoureux d'elle dès
le premier regard, à vrai dire moins d'elle que de l'image
idéalisée qu'il s'en fait... Le «mauvais corbeau», est
en réalité bien plus le clerc lui-même que la veuve : en
effet à l'époque le corbeau était souvent soit comme le
symbole du «chierico penitente», soit comme celui d'un homme victime
des séductions mondaines, qualités que rassemble pourtant le
protagoniste, qui est d'ailleurs le seul être «ailé» de
l'oeuvre : «mi parea che mi fossero da non usitata natura prestate
velocissime ali2»3.
Ainsi plus encore que la condamnation de la femme, c'est une
condamnation de l'amour galant à laquelle nous assistons dans le
Corbaccio, qui loin de sublimer les âmes comme dans les oeuvres
de jeunesse de notre auteur, présente le risque d'avilir et de faire
tomber dans la bestialité les esprits les plus nobles. Au même
moment où Boccace écrit le Corbaccio, il compose le
De mulieribus claris : les femmes restent une de ses
préoccupations majeures, mais son rapport avec elle a changé, de
même que sa vison de l'amour.
1 «Humble traité» C'est Boccace lui-même
qui qualifie le Corbaccio ainsi, dès le début de
l'oeuvre.
2 «J'avais l'impression d'avoir été
doté de rapides ailes»
3 Arguments apportés par Marco Veglia, op. cit.
Francesco Erbani penche en revanche dans son introduction au Corbaccio
pour une identification de la veuve et du corbeau, mais se révèle
beaucoup moins convaincant. La veuve, loin d'être une créature
ailée, même de mauvais augure comme un corbeau, est traitée
dans l'oeuvre de serpent, animal rampant, ce qui n'est qu'une métaphore
pour évoquer son esprit et son intelligence, des plus terre à
terre...
2) Un homme désabusé par l'amour
Boccace ayant longtemps associé amour des femmes et
culte de l'amour en soi, rien d'étonnant à ce que sa condamnation
de la femme dans le Corbaccio ne s'accompagne d'une condamnation de
l'amour, tel que Boccace le pratiquait lui-même jusqu'à
présent, et tel que le célébraient l'ensemble des
poètes qui l'ont le plus influencé dans ses premières
oeuvres. Tournant le dos aux plaisirs terrestres, Boccace ne songe
désormais qu'à élever son âme, à traduire en
actes sa supériorité d'homme de lettres, de savant ne tombant pas
dans les travers des hommes communs, d'où l'affliction extrême
qu'il éprouve dans le Corbaccio, lorsqu'il voit qu'il est
tombé malgré tout dans le piège.
Mais s'estimant guéri de ses passions à la fin
de l'oeuvre, Boccace se tourne désormais tout entier vers des amours
bien plus spirituelles. Alors qu'il se moquait pour ainsi dire des Muses dans
l'introduction à la quatrième journée du
Décaméron, le voilà qui les célèbre
dans le Corbaccio et les oppose à la vilenie des femmes
terrestres. Alors que l'héroïne de Fiammetta ne pouvait
résister aux appels d'Eros et de Vénus, le voilà qui
privilégie la Vierge comme interlocutrice divine, se plaçant sous
sa protection.
Il est d'ailleurs intéressant de constater que le cas
de Boccace n'est pas isolé, puisque c'est notre triumvirat de
poètes tout entier qui a opéré un tel revirement. Dante et
Pétrarque eux-mêmes, à peu près au même
âge que Boccace, ont opéré un cheminement intellectuel
semblable, ce qui n'a pas manqué d'influencer fortement leur
confrère.
a) La condamnation de l'amour charnel
Le Corbaccio est clairement une antithèse de
la ligne «galehautienne» du Décaméron : le
goût de la chair n'a fait que tomber le clerc dans d'atroces souffrances
morales, et condamne d'avance la veuve aux supplices éternels, l'esprit
ne doutant pas une seule seconde que sa femme sera damnée par Dieu. La
passion aveugle du clerc apparaît largement incompatible avec le savoir,
au contraire de cette nouvelle du Décaméron où
c'est l'amour qui change Cimone en jeune homme courtois des plus
cultivé, de fou et sauvage
qu'il était. Le groupe d'amis du clerc est
exclusivement constitué d'hommes, et n'est certainement pas accessible
à n'importe qui : ils sont tous à discuter d'essences, du divin,
de concepts métaphysiques que le commun des mortels et en premier lieu
sans doute le veuve de l'umile tratatto ne saisiraient
guère.
Jusqu'au Décaméron, Boccace
adhérait entièrement au dolce stil nuovo, tel que vu par
l'épicurien Guido Cavalcanti (1255-1300) : l'amour ennoblit l'âme,
pousse vers le bien et le sacré mais reste également un sentiment
passionnel irrésistible et l'union physique demeure incontournable. Le
problème est qu'un tel amour provoque des dégâts non
négligeables dans l'âme et l'intellect du poète. Boccace
rompt également avec la culture bolonaise, elle- même
teintée d'épicurisme et d'averroïsme1, pourtant
si présente dans le Décaméron. La dixième
nouvelle de la première journée du
Décaméron nous présentait la figure d'un
médecin de Bologne qui, même vieux, continuait à cultiver
la galanterie auprès des femmes, malgré les moqueries que
celles-ci pouvaient lui adresser. Se défendant de ses détracteurs
dans l'introduction de la quatrième journée, Boccace se
défend de même pour justifier sa galanterie auprès des
femmes alors qu'il n'était déjà plus tout jeune, utilisant
de surcroît une métaphore obscène fort
explicite2! Et voilà que l'esprit du Corbaccio vient
reprocher au clerc de s'être fourvoyé dans les frivolités
de l'amour à un tel âge, alors que ses cheveux blanchissent
déjà : le temps de l'épicurisme amoureux est bel et bien
terminé. L'umile tratatto constitue assurément une
palinodie directe à la nouvelle de Maître Alberto.
Cependant Boccace ne se contente pas de condamner
l'amour-passion pour les vieillards, mais pour tout âge confondu, dans la
mesure où il a écrit cette oeuvre pour qu'elle serve d'exemple
aux jeunes3. L'amour-passion, si noble dans le Filocolo,
Fiammetta ou le Décaméron ne devient plus dans le
Corbaccio que «pestilenziosa infermità». Pour
l'esprit, le labyrinthe d'amour, vallée dans laquelle les deux
personnages se trouvent, où se font entendre des cris de hyènes
et de bêtes sauvages, qui ne sont en fait que des cris d'hommes
1 Bologne jouissait à l'époque d'une excellent
réputation grâce à son université, tandis que
lorsque Boccace revient de Naples à Florence, sa ville n'en a toujours
pas. Pétrarque a notamment fait une partie de ses études à
Bologne.
2 «Quant à ceux qui invoquent mon âge contre
moi, ils prouvent ainsi qu'ils sont bien mal informée de ce que la
blancheur des cheveux n'enlève rien à la verdeur de la
queue.» p.334
3 Boccace écrit à la fin ceci, s'adressant
à son oeuvre «e perciò ingegnera'ti d'essere utile a coloro,
e massimamente a' giovanni, li quali con gli occhi chiusi, per li non sicuri
luoghi, troppo di sè didandosi, senza guida si mettono» (« tu
t'ingénieras à être utile à ceux qui les yeux
fermés, trop confiants en eux- mêmes, se rendent sans guide dans
des lieux incertains, et particulièrement aux jeunes.»)
damnés s'étant vautrés dans la luxure est
bien plus une «Porcherie de Vénus». Pourtant au début
du songe, le chemin emprunté par Boccace semblait paradisiaque,
semblable au chemin agréable de l'Amoureuse vision : si
c'était à refaire Boccace opterait désormais sans nul
doute pour le chemin austère. Boccace se doit alors de trouver une autre
voie : abandonnant Cavalcanti, il va lui préférer Dante et
Pétrarque, pour lesquels l'amour doit être tout entier
versé dans des considérations spirituelles et complètement
détourné de sa fonction primitive.
b) La convertio amoris
Avec le Corbaccio, Boccace va se raccrocher à
la vision de Dante, qui privilégie à outrance la dimension
métaphysique sur la dimension physique et est adepte d'une
véritable ascèse spirituelle, unique moyen d'accès au
divin1. C'est tout à fait flagrant lorsque le clerc se met
à célébrer les Muses, antidotes contre les passions
excessives qui n'ont point les artifices et les vanités des femmes, qui
emplissent le poète de nourriture spirituelle et non du plaisir de la
chair. L'amour devient un sentiment moral et abstrait, guidé par la
raison uniquement. L'amour doit se faire échelle vers Dieu et non pas
dévoyer l'amour pour le Créateur en un amour pour ses
créatures : la femme aimée n'est presque plus qu'un symbole, et
non un objet de chair.
L'amour se réfugie ainsi dans des figures mythiques,
non réelles, comme les Muses, ou mortes comme la Vierge ou les Saintes.
L'esprit reproche d'ailleurs amèrement au poète d'avoir longtemps
fréquenté à la fois vulgaires femmes et Muses, ce dont ces
dernières pourraient le blâmer. On remarque d'ailleurs que dans le
De mulieribus claris que Boccace écrit parallèlement, la
quasi totalité des femmes du recueil a vécu sous
l'Antiquité, ce qui accentue leur côté mythique,
inaccessible, transcendant. Boccace opère ainsi une véritable
convertio amoris et adopte une conception plus en phase avec son
âge et ses travaux actuels : l'écriture d'oeuvres savantes en
latin. Il est frappant de constater qu'il se conforme en cela à ses deux
illustres prédécesseurs, qui ont opéré
eux-mêmes un cheminement semblable, ce qui n'a pas manqué
d'influencer notre écrivain.
c) Un revirement commun aux Trois Couronnes
Si Dante et Cavalcanti comptent bien tous les deux parmi les
plus illustres fondateurs du Dolce stil nuovo, l'illustre auteur de la
Divine Comédie s'est substantiellement détaché de
son ami, en élaborant une conception mystique de l'amour toute
personnelle. Il considérait lui-même que la conception de l'amour
par Cavalcanti était dangereuse : ayant d'ailleurs placé son
père, Cavalcante Cavalcanti, en Enfer, il est abordé par lui dans
le chant
X. Le père lui demande des nouvelles de son fils,
pourquoi n'est-il pas avec lui ? Et Dante de répondre : ((des voies
où l'ombre qui m'attend me mène2, votre Guy fut
peut-être dédaigneux3.» Pour Christian Bec, on
peut comprendre soit que Cavalcanti a méprisé Virgile, ce qui est
possible vu qu'il ne goûtait guère les oeuvres antiques, soit
((non pas tant Virgile, mais la théologie, à savoir
Béatrice, vers qui Dante est conduit par Virgile4».
Cavalcanti n'a jamais voulu faire de l'amour ou de la poésie une
théologie et s'est donc écarté de la voie que suit Dante
dans sa Comédie, ce que ce dernier semble lui reprocher.
Il est à noter qu'à la différence de
Boccace et de Maria d'Aquino/Fiammetta, la passion de Dante pour
Béatrice est demeurée exclusivement platonique : il ne l'a
guère aperçue plus de deux fois, l'une à neuf ans, l'autre
à dix-huit. Tout ce dont il peut se vanter serait un salut courtois :
((Passant dans une rue, elle tourna les yeux vers l'endroit où
j'étais, plein d'effroi. De par son ineffable courtoisie [...] elle me
salua si vertueusement qu'il me sembla voir alors le sommet de la
béatitude5». Dante avouera même que la
Béatrice historique l'avait plutôt méprisé : l'amour
de Dante pour Béatrice est donc on ne peut plus abstrait, on ne peut
plus mystique, aucune trace de péché de chair ne vient
l'entacher, c'est pourquoi Béatrice est digne d'être son guide
pour lui faire visiter le Paradis.
Quant à Pétrarque, il recourt dans le
Canzoniere à la fiction d'un unique amour
idéalisé et fait de cette fiction la métaphore d'une
révélation divine
1 cf. à ce sujet Enrico Molato, Dante e Guido
Cavalcanti, il dissidio per la Vita Nuova e il «disdegno» di
Guido, 2e édition, Quaderni di filologia e critica,
Salerne, 2004.
2 Il s'agit de Virgile.
3 Traduction Marc Scialom, s.d. Christian Bec.
4 Dante, OEuvres complètes, s.d. Christian Bec,
Pochothèque, LGF, 1996. Note n°2 p.637
5 Vie Nouvelle, III. Trad. Christian Bec.
(soulignée par la chronologie de la passion amoureuse
qui répète littéralement la passion du Christ). Le
désordre amoureux ne saurait conduire à l'ordre divin. La figure
de Laure est restée mystérieuse car non identifiée. Selon
le Canzoniere, elle serait née un vendredi saint le 6 avril
1327 et morte à 21 ans le 6 avril 1348 : il y a trop de symbolique pour
y chercher une once de vérité : la figure de Laure est
peut-être encore moins concrète que celle de Béatrice,
même son nom est sans doute de pure invention, au vu des multiples
symboliques qu'il offre au poète.
L'attention surprenante que Pétrarque a accordé
à l'une des nouvelles du Décaméron nous en dit
également long sur sa conception de l'amour. La nouvelle X, 10, toute
dernière du recueil, raconte l'histoire de Griselda1,
paysanne épousée par le Marquis de Saluces, qui ne cessera de lui
faire subir des épreuves toutes plus cruelles les unes que les autres,
avant finalement de la traiter en digne épouse. Le marquis, ayant eu le
caprice de vouloir éprouver le dévouement de son épouse,
fait croire à sa femme qu'il a tué lui-même leurs deux
enfants, puis la chasse en chemise feignant d'avoir choisi une nouvelle
épouse plus digne de son rang : il ne lui épargne ni
châtiments physiques ni humiliations publiques et pourtant elle endure
toutes ses épreuves avec la même patience, se montrant en tout
point fidèle et obéissante en son mari.
Cette nouvelle est pour ainsi dire la seule du recueil qui ait
un tant soit peu intéressé Pétrarque, au point qu'il a
voulu la traduire lui-même en latin, afin de la rendre plus digne et de
la faire circuler dans des milieux plus élevés. Le narrateur
Dioneo avoue lui-même que l'exemple n'est absolument pas à suivre,
et que la cruauté monstrueuse du marquis aurait dû lui valoir
châtiment. Sa femme reste digne mais cette nouvelle ne fait pas
progresser la cause féminine. Le lecteur moderne pourrait même
reprocher à Griselda sa passivité, il ne se dit qu'une chose
à la lecture de la nouvelle : mais quand va-t- elle enfin lui rendre la
monnaie de sa pièce ? ce qu'elle ne fait jamais. Et pourtant la version
latine de Pétrarque en fait une histoire édifiante : avec le
titre, De vera oboedientia et fide uxoria, tout est dit. De simple
nouvelle chez Boccace, l'histoire de Griselda devient chez Pétrarque un
traité austère, où Griselda devient une nouvelle figure
allégorique.
1 Cette histoire sera reprise par Perrault dans les Contes de
ma mère l'Oye (1691)
Il paraît clair que l'influence conjointe de Dante et
Pétrarque ont joué dans la convertio amoris de Boccace :
lorsque Boccace a composé le Corbaccio, il était
précisément en train de recopier les oeuvres de Dante, et
à ce moment-là son amitié et sa correspondance avec
Pétrarque étaient des plus intenses. Mais ce revirement demeure
chez Boccace extrêmement douloureux et s'accompagne d'une remise en cause
encore plus générale des idées qu'il avait fait valoir
dans ses premières oeuvres, ainsi que d'une crise à la fois
poétique et religieuse.
3) Un homme en crise
Ayant estimé qu'au fondement de son erreur du
Corbaccio, il y avait une conception dangereuse de l'amour, Boccace en
a donc changé. Mais il se rend compte également que cette
mauvaise conception de l'amour n'était que le produit de sa propre
culture littéraire, et qu'il n'a lui-même dans toute son oeuvre
passée fait qu'encourager ses lecteurs aux passions destructrices,
à l'impiété, au péché. Condamnant ses
oeuvres passées, se sentant de plus inférieur en talent à
son ami Pétrarque et en mal d'inspiration, Boccace vit une crise
poétique profonde.
Sa vie passée lui a donné une réputation
sulfureuse. Peu épargné par les critiques, Boccace en est souvent
ressorti meurtri. La visite d'un chartreux va achever de le culpabiliser :
désormais obsédé par la question de son propre salut, il
devient bigot et reçoit même les ordres mineurs. Cependant cette
«conversion)) religieuse demeure superficielle : Boccace ne parvient pas
comme Pétrarque à réprimer sa nature profonde, ce qui
accentue d'autant plus son déchirement intérieur.
De ces problèmes débouche un net repli sur soi :
Boccace a quitté Florence et n'y revient plus que par intermittences. Il
vit seul à Certaldo avec ses livres. Ses tentatives de retour à
Naples sont désastreuses et le brouillent avec ses anciens amis. Les
cercles mondains de la jeunesse napolitaine puis florentine ne sont plus
désormais qu'un lointain souvenir. Empestant contre la décadence
des temps dans lesquels il vit, il renonce à plaire et à
éduquer les gens simples, adoptant une posture plus élitiste.
a) Crise du poète
La narratrice de la nouvelle mettant en scène
l'étudiant Rinieri se vengeant contre la veuve qui s'était
moquée de lui avait estimé que «ceux qui ont l'entendement
des choses profondes tombent plus vite dans les pièges de
l'amour1)) : comment cela est-il possible ? C'est en grande partie
du fait que le lettré, trop influencé notamment par les grandes
figures de femmes antiques, a tendance à plaquer trop facilement des
modèles de femmes dignes et
vertueuses à une femme réelle, en fonction de
ses références. C'est ainsi tout un panel de littérature
qui est responsable de l'égarement du clerc du Corbaccio :
celui-ci a trop rapidement pris la veuve pour une femme possédant les
vertus de celles de l'Antiquité, qu'il est précisément en
train d'étudier dans le De mulieribus claris. En plus de
l'amour pour la veuve, s'il veut se guérir totalement de son mal, le
clerc doit également combattre la culture qui a permis l'éclosion
de cet amour. Le savoir littéraire de Boccace a voilé la passion
coupable et l'a favorisée : notre auteur se doit de reconnaître le
caractère ambivalent de la poésie, notamment antique, qui peut
raffermir l'âme avec Virgile comme la dépraver avec Ovide.
Pétrarque lui-même avait établi une liste
d'écrivains antiques dangereux, et condamne Ovide, Catulle, Tibulle,
Properce, ainsi que Sapho ou Anacréon, parmi les écrivains
suscitant le plus les passions.
Boccace avoue donc lui-même implicitement avoir eu un
mauvais rapport aux lettres. Au contraire dans le prologue du
Filostrato, il légitimait ces grandes histoires d'amour
antiques en ce qu'elles pouvaient apaiser les douleurs amoureuses :
«cominciai a rivolgere le antiche storie per trovare su cui io potessi
fare scudo verisilmente del mio segreto e amoroso dolore2».
Pour le Boccace du Corbaccio désormais, cette position
reviendrait à ce que la poésie ancre en nous les désirs
vicieux alors qu'elle doit avoir une fonction normale :
l'élévation intérieure de l'âme. Et dans
Fiammetta, la comparaison avec les dames au destin tragique des temps
anciens est aussi un moyen pour l'héroïne de mieux supporter ses
peines et surtout de tirer la gloire de se déclarer la plus malheureuse
de toutes3. Quant au clerc du Corbaccio c'est
précisément lors d'une discussion sur les vertus des femmes de
l'Antiquité qu'un de ses amis se met à vanter les vertus de la
veuve : et parmi ces vertus faussement attribuées à la veuve
celle de l'éloquence est tout à fait caractéristique de
l'Antiquité, sans compter que la dame est dit aussi
généreuse qu'Alexandre le Grand. Une certaine culture antique est
donc clairement à l'origine de la passion inconsidérée du
clerc pour la veuve, pour un bien piètre résultat.
1 Traduction Marthe Dozon, s.d. Christian Bec, p.642.
2 « Je commençai à parcourir les histoires
antiques pour trouver ce avec quoi je pouvais faire obstacle à ma
secrète et amoureuse douleur. »
3 «j'essaie moins d'apaiser ma souffrance que de la
supporter. Pour ce faire je n'ai trouvé qu'un moyen, à savoir
: comparer mes peines à celles de ceux qui ont souffert d'amour dans le
passé. J'en tirerai deux avantages : d'abord, de voir que je ne suis
ni la seule, ni la première à être malheureuse, ensuite
après
Boccace inclut également la tradition de l'amour
courtois, qu'il a pourtant si apprécié lors de sa jeunesse
napolitaine, dans cette culture amoureuse dangereuse. La veuve semble en
être experte, ayant lu plusieurs oeuvres tirées de romans
français, qui semblent en partie responsables de sa frivolité.
Est déclarée nuisible en gros l'ensemble de la littérature
nourrissant en son sein une fonction galehautienne : l'oeuvre de Boccace est
donc visée au tout premier plan. Boccace n'eut de cesse de critiquer ses
propres oeuvres dans des lettres, il voulut même brûler ses
poésies, à la fois pour cette raison et parce qu'il les jugeait
nettement inférieures à celles de Pétrarque.
En réalité Boccace est également
profondément déçu de lui-même : il n'a pas le talent
poétique qu'il espérait. Le couronnement poétique de
Zanobi da Strada, des mains de l'empereur vers 1355, l'a profondément
affecté, à la fois parce qu'il jugeait ce poète
relativement médiocre et parce qu'il estimait être le seul
à mériter la couronne après Pétrarque.
Désabusé, Boccace a alors une correspondance assez agitée
avec Pétrarque, dans laquelle il refuse le titre de poète que
celui-ci lui a accordé. Une lettre de Pétrarque de
décembre 1355 montre celui-ci fort préoccupé par
l'état mental de son ami : «j 'ai compris que tu es
profondément agité ; j'en suis étonné,
chagriné et irrité. Qu'est-ce qui peut faire vaciller un esprit
comme le tien, que la nature et l'art ont établi sur de solides
fondements ?1» Julien Luchaire répond à cette
interrogation en relevant des paroles de Boccace fort troublantes :
«J'avoue que je ne suis pas un poète ! [...] En
vérité je désire l'être, je m'y applique de toutes
mes forces. Arriverai-je jamais au but ? Dieu le sait. Je pense pourtant que
mes forces ne suffiront pas à cette longue course ; j 'y rencontre trop
de précipices et de sommets inaccessibles»2. Le fait est
que dès lors Boccace ne va quasiment plus toucher à la
poésie, voire aux oeuvres de fiction tout court puisque le Corbaccio
de 1365-1366 sera la dernière. Ayant condamné la culture de
l'amour courtois ainsi que certaines de ses propres oeuvres, Boccace doute
à la fois en tant que poète et en tant qu'homme.
que j'aurai examiné les souffrances des autres, de juger
les miennes bien supérieures». Début du chapitre VIII.
Traduction Serge Stolf.
1 Rapporté par Julien Luchaire, dans Boccace,
coll. «Les grandes biographies», Flammarion. Pétrarque rajoute
dans sa lettre : «Tu t'es donné tant de peines pour être
poète, et tu en détestes le titre ! Hé quoi ! parce que le
laurier n'a point encore ceint ton front, tu ne serais pas poète!
»
2 Le problème est que Julien Luchaire ne précise
absolument pas d'où il tire ce texte. Sans doute d'une lettre mais nous
aurions aimé bénéficié d'informations
supplémentaires.
b) Crise spirituelle
Un événement insolite s'est produit dans la vie
de Boccace : un homme est venu le voir1, un chartreux du nom de
Gioacchino Ciani soi-disant envoyé par un saint personnage siennois
nommé Pietro Petroni, lequel vient de mourir et aurait eu des visions
prophétiques. Ces visions concernaient entre autres Boccace et lui
faisaient connaître qu'il n'avait plus que peu d'années à
vivre, qu'il devrait les consacrer à de saintes oeuvres et renoncer
à l'étude des lettres profanes. Boccace est véritablement
terrorisé par le sermon du chartreux : Julien Luchaire
rapporte2 que s'étant laissé convaincre Boccace a
écrit à Pétrarque, lui dévoilant son intention de
vendre ses livres, admettant l'impossibilité d'être adorateur des
Muses païennes et parfait chrétien. C'est Pétrarque
lui-même qui devra le raisonner, doutant fort de l'authenticité de
cette vision, et indiquant qu'il attend de pied ferme ce dévot
censé le visiter également. Le grand poète reproche
à notre ami sa peur de la mort, qui montre qu'il est trop attaché
aux choses terrestres.
Boccace écrit en ce temps-là plusieurs sonnets
dans lesquelles on trouve les résolutions de ne plus aimer pour se
convertir à une vie plus digne et plus chrétienne. Le
Corbaccio témoigne d'une confiance absolue en la
miséricorde divine, moyennant l'intervention de la Vierge Marie, qui est
sans doute à l'origine de son songe salvateur. Boccace tente aussi de se
consoler en considérant que «tout péché est
pardonnable pourvu qu'on en fasse une entière
satisfaction3». On remarque d'ailleurs que le
Corbaccio en contient aucune impertinence à l'égard du
clergé à une pu deux exceptions près : l'ouvrage fut
d'ailleurs non seulement préservé de l'index mais un religieux
espagnol, l'archiprêtre de Talavera, a lui-même repris le
thème et le titre de l'oeuvre pour écrire un traité de
morale.
Cependant Boccace sait lui-même qu'à la
différence de Pétrarque il ne parvient que fort peu à
prendre le dessus sur les démons qui le tenaillent encore. Henri
Hauvette estime qu'en «déversant sur les femmes en
général tout le torrent d'injures qu'est le Corbaccio,
il fait plus qu'exhaler son dépit : il veut
1 La date est incertaine. Probablement entre le
Décaméron et le Corbaccio.
2 Au chapitre IX de sa biographie de Boccace, op. cit.
3 Citation du Corbaccio par Henri Hauvette, Etudes
sur Boccace, p.59.
s'inspirer à lui-même une sainte horreur pour ce
sexe, cause perpétuelle de ses écarts de
conduite1» : le trait est trop forcé et on ne peut
croire que ce revirement d'opinion si subit ne soit pas la preuve de
l'impuissance de Boccace à changer sa nature profonde. Cette
impuissance Boccace la constate lui-même dans les poésies qu'il
écrit à ce moment-là : le sonnet 16 des Rime,
rappelant le début du Corbaccio, montre un Boccace
tenté par le suicide mais incapable de mettre le projet à
exécution. Hauvette a relevé pertinemment les
contradictions des Rime2 : le sonnet 35 crie que c'est
folie de remettre sa liberté entre les mains d'une femme, mais
Boccace sait pourtant qu'il est incorrigible et se fera toujours prendre au
piège (sonnet 14). Dans le sonnet 72, il se compare
à Prométhée, dont le foie repousse toujours pour
fournir au vautour qui le torture une nouvelle proie. Au sonnet 42, Boccace
regarde le passé avec un chagrin où se mêle la terreur
de sentir approcher la mort. Il craint dans le sonnet 92 de subir des peines
éternelles : il reste tout entier tourné vers la vie. La
bigoterie de Boccace ne parvient pas à annihiler entièrement son
côté païen, encore perceptible dans le Corbaccio.
Le désir de vengeance absolue contre la veuve,
considéré comme un devoir, apparaît tout de même
comme fort peu chrétien. De plus, alors que Boccace se
reconnaît comme vrai coupable car il s'est laissé piéger
tout seule, on peut dire que la pénitence qu'il s'impose comme un
devoir, à savoir d'écrire l'ouvrage, lui coûte peu ! C'est
au contraire la veuve qui va en faire les frais :alors qu'il
célèbre la miséricorde de Dieu, Boccace lui-même
fait preuve de bien peu de charité. Plus dur finalement avec sa
victime, damnée d'avance et sur laquelle Boccace appelle la
vengeance céleste dans les derniers mots du livre,3
qu'avec lui-même, on sent également que la vie rangée,
studieuse à laquelle il aspire reflète plus les
enseignements de la morale épicurienne que de la religion
chrétienne. S'il refuse de se suicider c'est parce que la vie est
trop bonne et il faut même tenter de la prolonger le plus
possible4. Pétrarque reprochera d'ailleurs ce goût de
Boccace pour la vie, trop prononcé à ses yeux, dans une lettre
qui n'est qu'une exhortation à savoir
1 Op. cit. p.51
2 Composé de 126 pièces éparses, le recueil
des Rime jalonne les principales étapes de la carrière
littéraire de Boccace
3 «Colui che d'ogni grazia è donatore, tosto a
pugnerla, non temendo, le si farà incontro» («Celui de qui
toute grâce procède, viendra à elle, prompt à la
frapper sans hésiter»)
4 «Sieti cara la vita, e quella quanto puoi il più,
t'ingegna di prolungare» («que la vie te soit chère, et
efforce-toi de prolonger celle-ci autant que tu peux»)
mourir : la vie ne doit pas être trop aimée, ni
la mort causer tant d'effroi1. La conversion du conteur demeure
superficielle dans la mesure où Boccace ne parvient pas à
«pénétrer la signification intime et vraiment féconde
de la doctrine chrétienne2» : aucune de ses oeuvres
d'âge mur ne contiennent une profondeur théologique comme ont pu
le faire Dante et Pétrarque. La profondeur du sentiment religieux de
Boccace reste très limitée, et il le sait, ce qui le
déchire d'autant plus.
c) Une fin de vie amère et austère
Les dix à quinze dernières années de la
vie de Boccace sont marquées d'un relatif isolement. Certes la
correspondance avec Pétrarque où un ami comme Francesco Nelli lui
permettent de garder des relations, mais Boccace n'est plus le galant mondain
qu'il était. Son aventure malheureuse avec la veuve du
Corbaccio, sans doute réelle, a pu lui faire prendre conscience
de la perte de son pouvoir de séduction. N'étant plus en odeur se
sainteté à Florence en 1361, car ami de deux membres de la
conjuration qui avait été réprimée (Niccolo del
Buono3 et Pino dei Rossi), Boccace vit désormais
essentiellement à Certaldo, occupé avant tout par ses travaux
d'érudition. Guère indulgent à l'égard de la vie
politique florentine, la perte de ces deux amis (l'un est
décapité, l'autre exilé) le chagrine.
Boccace est pauvre et semble s'en lamenter dans une lettre
à Pétrarque, non parvenue. Pétrarque, dans la même
lettre où il s'inquiétait pour son ami, troublé par la
visite du chartreux, lui fait la réponse suivante : «aux grandes
richesses, bien que tardives, que je t'avais offertes, tu as
préféré ta liberté d'esprit, ta tranquille
pauvreté, c'est bien, je t'en félicite, mais que tu
dédaignes l'invitation d'un ami, tant de fois
répétée, non, je ne peux pas t'en féliciter ? Chez
moi je ne pourrais pas te faire riche, mais j'ai plus qu'il ne faut pour
deux1». Zanobi da Strada, devenu secrétaire apostolique
en Avignon, était mort en 1361. Sans doute Pétrarque, qui avait
lui-même plusieurs fois refusé la charge, avait proposé son
ami pour le remplacer. Le refus de Boccace montre bien la contradiction qui le
frappe : attiré par le luxe et le confort, il déteste
1 Epîtres séniles, I, 5
2 Henri Hauvette, op. cit.
3 Boccace lui avait dédié l'Ameto
cependant les charges officielles au service d'un prince quel
qu'il soit, qui pourraient lui faire perdre sa liberté2, qui
en sont pourtant bien souvent la contrepartie. On peut comprendre que
Pétrarque soit déçu du refus de Boccace : celui-ci se
montre parfois irascible. S'il vient rendre visite à Pétrarque
à Milan en 1359, il y reste sans doute moins d'un mois3.
Pétrarque se plaindra d'ailleurs dans une lettre à leur ami
commun Giovanni Nelli que «la très douce compagnie de leur ami
commun doive être si brève4». Sa visite de
Pétrarque à Venise ne sera guère plus longue :
arrivé fin avril ou début mai 1363, il repart en août. Le 7
septembre Pétrarque lui écrira une lettre dans laquelle il le
priera de revenir. Boccace verra pour la dernière fois son ami à
Padoue en 1368, ayant toujours refusé ses propositions de vivre à
ses côtés.
En voulant regagner Naples, Boccace nourrissait l'illusion
qu'il pourrait vivre à nouveau l'époque heureuse de sa jeunesse.
Mais ses tentatives tournèrent toutes à la catastrophe, le
brouillant avec ses amis Niccolo Acciaiuoli, sénéchal de Naples,
et Francesco Nelli, qui avait remplacé Zanobi de Strada dans son
entourage lorsque celui-ci avait été appelé en Avignon.
Invité par le sénéchal, il part pour Naples en octobre
1362, pensant y faire un long séjour puisqu'il emmène son
demi-frère dont il a la charge. Mais la lettre qu'il a écrite
à Nelli à son retour (qu'il n'a probablement pas envoyée),
pleine d'invectives, montre à quel point il fut déçu.
S'estimant négligé et fort maltraité, logé dans un
taudis, ces cinq mois passés à Naples n'ont été
pour lui qu'une suite d'humiliations. Pour lui l'inconfort matériel
qu'il a dû subir l'a bafoué dans sa dignité, se sentant
traité comme un personnage de peu d'importance. Boccace est en
colère, jusqu'à la grossièreté : on l'a
traité «merdeusement.» Cette lettre à Nelli tourne
à la sature acerbe contre Acciaiuoli, homme sans scrupules et des plus
hypocrites, qui en fait ne l'avait fait venir que pour qu'il compose une oeuvre
qui l'immortaliserait. Le sénéchal a de plus l'impudence de se
croire écrivain de talent. Dans sa huitième Eglogue,
Boccace en remet une couche, traitant son ancien ami de voleur et de
débauché. Mais dans un même temps il se brouille
également avec Francesco Nelli, devenu l'homme à tout faire du
sénéchal, qu'il tient pour directement responsable des mauvais
1 Rapporté par Julien Luchaire, op. cit.
2 Boccace a d'ailleurs désapprouvé Pétrarque
lorsque celui-ci est venu s'installer à Milan, sous la protection des
tyrans de la famille Visconti.
3 On sait que Boccace était à Milan le 16 mars et
que le 11 avril il n'y était plus.
4 Rapporté par Julien Luchaire, op. cit.
traitements qu'il a subis. Boccace est ultra susceptible
puisque sa lettre à Nelli est une réponse à une lettre
d'excuses que celui-ci lui avait envoyé, le priant de revenir,
l'assurant qu'il serait reçu avec tous les égards. Ayant commis
l'erreur de dire de lui qu'il était un «homme de verre», qui
se brise au moindre choc, Nelli ne fit qu'exciter davantage la rancoeur de
Boccace.
La fin de vie de Boccace est ainsi en grande partie une
succession de désillusions personnelles. Alors qu'il avait longtemps
rêvé de la vie de la compagnie de jeunes gens du
Décaméron qui allait de palais en palais, il mourra
seul, malade, pauvre et isolé (au point de n'avoir appris de source
sûre la mort de Pétrarque que plusieurs mois après), en
décembre 1375. Mais le Boccace du Décaméron lui
était mort depuis bien longtemps : toute l'oeuvre de Boccace n'est pas
emplie de l'optimisme et du ton de liberté du recueil de nouvelles,
Boccace a amorcé vers 1360 un virage significatif, passant de romancier
sensuel et païen à un grave et dévot humaniste, même
s'il a sans cesse lutté contre les démons de sa jeunesse et s'il
n'a jamais pu se convertir complètement aux préceptes de
Pétrarque qui l'incitait à renoncer aux plaisirs vains de la vie.
Il ressort de tout cela que Boccace, au-delà de son côté
précurseur de la Renaissance, anticipe également sur l'âge
baroque vu l'ampleur des contradictions qui existent en lui et l'ampleur des
doutes qui l'assaillent. Boccace a beau être prémonitoire de temps
plus modernes, il demeure en réalité le reflet de son
époque, prise entre troubles désastreux et innovations
formidables.
III Boccace, personnage baroque
à la croisée des chemins
C'est finalement ce parcours tortueux, tant dans son oeuvre
que dans sa vie, qui fait en somme la richesse de Boccace. Ce parcours est
d'ailleurs à l'image de tous les remous qui ont secoué son
époque, qui était loin d'être la plus paisible. Mais ce
sont en même temps ces rivalités et guerres incessantes qui furent
l'une des causes majeures du prodigieux développement artistique que
connut l'Italie à l'époque. De même que la périodes
des Croisades ne fut pas seulement une période de guerre mais aussi
d'échanges économiques et culturels intenses, les batailles de
clocher entre cités italiennes donnent pleinement l'occasion aux
artistes d'exercer leurs talents, chaque commune voulant l'emporter sur l'autre
dans tous les domaines.
A époque troublée, personnage troublé :
Boccace est sans doute encore plus le produit de son époque qu'un Dante
ou qu'un Pétrarque, de par ses origines sociales et sa
fréquentation de milieux différents. Plein de contradictions, et
ce autant pour l'homme que pour l'écrivain, Boccace demeure encore
largement actuel pour le lecteur d'aujourd'hui en ce qu'il se sent un peu perdu
dans son monde, regrettant souvent un passé mythifié et incertain
face à ce que l'avenir réserve à ses contemporains.
Heureusement pour lui, il a su garder des convictions
inébranlables (ou presque) : même s'il n'écrit presque
plus, et en tout cas plus de poésies ni d'oeuvres de fictions, Boccace
défendra toujours la poésie face à ses détracteurs,
on ne peut plus fasciné par l'oeuvre de Dante, incarnation de la
perfection. Boccace s'acharnera à jouer l'explorateur et à
redécouvrir l'Antiquité, conscient de l'importance majeure de
cette période dans l'histoire de culture mondiale. Enfin Boccace
conservera jusqu'au bout son souci d'éduquer les plus humbles, voulant
oeuvrer pour le progrès intellectuel et moral de l'humanité.
Voyant certes un avenir incertain s'ouvrir aux hommes, Boccace a tout de
même fait le pari du progrès : cet homme à la
croisée des chemins malgré bien des errances a finalement su
choisir le bon.
1) Un contexte historique ambivalent
Assurément des plus agitées, l'époque est
sujette à intrigues, luttes de pouvoir incessantes, guerres,
psychodrames divers. L'instabilité politique italienne devient quasiment
banalisée, d'autant plus favorisée par un Pape absent de la
péninsule. Absolument pas épargné par les grands
fléaux que sont la peste ou la famine, siècle de la Guerre de
Cent ans comme du Grand Schisme d'Occident, le XIVème siècle
pourrait être perçu comme un siècle des plus obscurs, comme
une régression de même que les siècles qui suivirent la
chute de l'Empire romain d'Occident de 476. Cependant, riche en
péripéties, cette période fournit aux poètes et
artistes large matière à composer. Des révolutions
artistiques ont éclaté et elles n'ont pas fini de produire tous
leurs effets.
a) Crises politiques et guerres picrocholines
A l'heure de la mondialisation, alors que nous avons
déjà subi deux guerres mondiales, alors que sévit
aujourd'hui le terrorisme international, alors que grâce au
nucléaire un Etat pourrait d'un instant à l'autre rayer un autre
Etat de la carte, quelle que soit sa distance géographique, les guerres
des communes italiennes du Temps des Condottieri1 peuvent
apparaître bien dérisoire à nous, contemporains. Mais
sachant qu'à l'époque le Nouveau Monde n'avait pas encore
été découvert par les occidentaux, l'Italie, berceau de
l'Empire romain, était alors un théâtre
géostratégique majeur. Déchirée par la querelle des
Guelfes et des Gibelins, soumise à toutes sortes de dynasties
étrangères au fil des siècles (Français, Arabes,
Normands, Espagnols et Allemands), l'Italie offre une situation politique des
plus complexes, entremêlée dans des jeux d'alliances aussi
disparates que changeantes. Les cas de Naples et Florence, les deux villes
d'attache de Boccace, illustrent à eux seuls
1 Un condottiere est un chef de partisans ou de soldats
mercenaires en Italie, au Moyen Age et pendant la Renaissance. C'est dans
l'Italie du Nord, et surtout à Venise, que se développa, à
partir du XIIe siècle, l'usage des troupes mercenaires qui
étaient licenciées à la fin des guerres. Cette pratique
devint courante
lors des luttes incessantes entre guelfes et gibelins au XIIIe
siècle. Les condottieri étaient alors de
véritables chefs de bandes, souvent étrangers. Au
cours du XIVe siècle, ils constituèrent des
troupes permanentes, qui, à la solde des différents Etats, les
trahissaient au gré de leurs intérêts, et s'illustraient
par leurs pillages. Les condottieri disparurent au XVIe
siècle avec la création des armées monarchiques.
parfaitement cette situation. Il ne s'agira pas ici de faire
un panorama complet mais de donner quelques coups de projecteurs sur des
éléments significatifs, auxquels Boccace ne fut point
indifférent.
En 1341, alors que Boccace est à peine rentré
à Florence et regrette déjà les plaisirs de Naples, les
troubles politiques ne vont guère contribuer à mieux
considérer sa cité d'origine. Pour une somme énorme, le
gouvernement républicain de Florence1 achète la ville
de Lucques au marquis de Ferrare. Pise, se voyant menacée par
l'expansion florentine2, va purement annexer Lucques avant
même que Florence ait pu en prendre possession. Les tentatives
florentines de reconquête étant vaines, il est fait appel au duc
d'Athènes Gautier de Brienne3 (neveu par alliance du roi
Robert de Naples, traditionnel allié de Florence), qui n'obtient pas
plus de succès au début mais prend néanmoins le pourvoir
dans la cité. Proclamé Seigneur à vie de Florence, il
reçoit un vibrant hommage public de la part de l'évêque de
Florence, Angelo Acciaiuoli (le frère de Niccolo), ce même
évêque qui l'année d'après dirige la conjuration qui
le renverse4 et l'expulse de la cité.
Les méandres de la lutte de pouvoir ne vont pas non
plus épargner Naples : le bon roi Robert meurt en janvier 1343, et c'est
sa petite-fille Jeanne qui lui succède alors qu'elle n'est encore qu'une
enfant. Les familles des deux frères du roi défunt, les Tarente
et les Duras, vont s'entre-déchirer pour le pouvoir. Jeanne est
mariée très tôt à André, fils du roi de
Hongrie, qui sera rapidement assassiné5 : Louis, frère
du défunt, devenu entre-temps roi de Hongrie, déferle en 1347 sur
l'Italie1. Le 15 janvier 1348, la reine Jeanne est obligée de
fuir Naples. Charles de Duras, de la famille royale angevine et ancien ami de
Boccace, est décapité par le Hongrois : Naples est le
théâtre d'exécutions sanglantes n'ayant rien à
envier à celles qu'a connues Florence
1 Depuis 1293, c'est la bourgeoisie d'affaires qui est au pouvoir
(régime dit du «second peuple», reposant sur le principe de
l'élection tempéré par le tirage au sort et la
cooptation).
2 Florence, Lucques et Pise sont à une distance
relativement proche.
3 Boccace l'évoquera dans le De casibus virorum
illustrium
4 Julien Luchaire évoque sans retenue la cruauté
de la dictature de Brienne : «un sadique, Guillaume d'Assise, que le
dictateur a nommé capitaine du peuple, torture et tue à plaisir.
[...] Le bourreau amène avec lui aux exécutions son fils, jeune
et beau, angélique créature ; le jeune homme se délecte et
demande d'une voix douce qu'on torture encore un peu.» Boccace,
p.69. Le père et le fils seront exécutés par la foule
révoltée.
5 Machiavel dans son Histoire de Florence implique sans
équivoque la reine Jeanne dans l'assassinat. Julien Luchaire laisse plus
planer le doute.
sous la tyrannie du duc d'Athènes2. Fuyant
la peste et les révoltes, le roi de Hongrie regagne son pays dès
le moi de mai, ce qui permet un retour triomphal de la reine Jeanne et de son
mari Louis de Tarente3, retour qui ne sera cependant pas
définitif : elle sera de nouveau chassée bien des années
plus tard pour avoir soutenu les antipapes d'Avignon.
L'installation des papes en Avignon, leur retour difficile
à Rome suivi du schisme fut justement l'événement
politique majeur du siècle, de par sa répercussion dans tout
l'Occident chrétien. La France, l'une des plus anciennes et plus
puissantes monarchies nationales d'Europe, avait tenté depuis longtemps
de s'affranchir de l'autorité papale, qui constituait une
ingérence dans ses affaires d'Etat. C'est Philippe le Bel4
qui parvient à faire plier l'Eglise sous son joug, profitant des
rivalités entre le Pape Boniface VIII, de la famille Caetani, et les
Colonna, puissante famille romaine. Boniface VIII, ayant excommunié les
Colonna, «appela même à la croisade contre
eux5.» Fait prisonnier par des corsaires catalans, mis aux
galères, il parvient à s'échapper à Marseille et
est envoyé à Philippe le Bel, lui-même excommunié
par le pape en 1303. Feignant de vouloir conclure un accord avec le pape, le
roi envoya secrètement Sciarra en Italie, notamment accompagné du
Garde des Sceaux Guillaume de Nogaret. Le pape est fait prisonnier de nuit dans
son palais d'Anagni6. Bien que libéré par le peuple,
le pape sortit décrédibilisé de cette affaire et ne se
remit jamais de cet affront : il mourut la même année. En 1309, le
pape français Clément V transfère la curie en Avignon, ce
qui ne causa à Rome que désordres et
dépravations7. En 1347, une conjuration antinobiliaire porte
le tribun Cola di Rienzo à la tête de la Ville Eternelle. Ayant
chassé les sénateurs, il fonde une république. Ayant
acquis «une renommée de justice et de vertu» selon
Machiavel8, il fait espérer de nombreuses cités en
une
1 Boccace est alors à Forli, hôte du seigneur
gibelin Francesco degli Ordelaffi, qui soutient le roi de Hongrie. Boccace va
accompagner Ordelaffi, qui va rejoindre le roi, et assister ainsi en premier
lieu aux événements.
2 Un certain comte de Catanzaro fut notamment «placé
au-dessus d'une roue hérissée de rasoirs qui, en tournant, le
découpe lentement». (Julien Luchaire, Boccace).
3 Boccace a composé à l'occasion sa sixième
Eglogue, en l'honneur du couple souverain : oeuvre de flatterie
intéressée.
4 Roi de France de 1285 à 1314.
5 Machiavel, Histoire de Florence, trad. Christian Bec,
p.685 Bouquins Laffont.
6 Ville du Latium. La légende veut que Sciarra ait
donné lui-même un soufflet au pape.
7 La nouvelle I, 2, du Décaméron est
très éloquente à ce titre.
8 Histoire de Florence, op. cit.
renaissance de la Rome antique1. Mais n'ayant pas
l'envergure pour réaliser les grands espoirs fondés en lui,
chassé en décembre par les nobles, il se réfugie
auprès du roi Charles de Bohême, élu empereur grâce
au pape Clément VI, qui le livre aussitôt à l'Eglise. Mais
un certain Francesco Baroncelli ayant à son tour chassé les
sénateurs et s'étant emparé du tribunat, le nouveau pape
Innocent VI le renvoie à Rome et lui rend sa charge de tribun en 1354.
Mais s'étant aliéné le peuple par des impôts trop
écrasants, ennemi qui plus est des Colonna, il est rapidement
assassiné.
Le séjour des papes en Avignon rencontre
l'hostilité unanime des Italiens. Pétrarque écrit
différentes lettres aux papes pour demander le retour à Rome,
Boccace est lui-même envoyé en ambassade en Avignon par Florence
en 1366 à la fois pour le prier de revenir à Rome mais aussi pour
renouer de bons contacts avec le Saint-Siège, qui avaient
été quelque peu compromis. Le retour à Rome est finalement
décidé par Grégoire XI en 1377, quelques années
seulement après les morts de Boccace et Pétrarque. Mais à
sa mort survenue l'année suivante, les partisans de Rome et d'Avignon se
déchirent : deux papes sont élus, qui s'excommunient
mutuellement. C'est le Grand Schisme d'Occident, qui durera presque quarante
ans.
A la mort de chaque pape, chaque camp élit un
successeur, de manière à ce que le conflit perdure. Les
négociations n'aboutissent à rien, de sorte que les cardinaux des
deux partis abandonnent les papes et, réunis en concile à Pise en
1406, élisent Alexandre V : L'église catholique se retrouve ainsi
avec trois papes ! Ce n'est qu'au concile de Constance de 1415-1418 que
l'Eglise retrouve un pape unique, Martin V, les trois papes ayant
été déchus.
Ces événements sont assez représentatifs
de l'agitation qui règne alors en Europe en général et en
Italie en particulier : ayant directement affecté Boccace pour la
plupart, ils n'ont pas peu contribué à le faire mépriser
la politique.
1 Pétrarque lui-même s'est montré
particulièrement enthousiaste, Boccace beaucoup moins.
b) Crises économiques
A Florence, la prospérité de la ville reste
à la merci de la moindre crise, en raison de la structure même des
compagnies marchandes, dont le capital est constitué moins par les
apports des associés que par ceux des tiers, dont les
dépôts sont remboursables à vue et garantis sans limites
par les biens des associés. Aussi, malgré l'habileté des
techniques inventées ou adoptées par les marchands florentins
(chèque, lettre de change, assurance, succursales habilement
réparties de Famagouste1 à Londres), la vie
économique de Florence
est-elle scandée au XIVe siècle par
d'innombrables faillites, provoquées en partie par des crises politiques
intérieures ou internationales.
Ainsi, l'éclatement du parti guelfe en deux fractions
hostiles, les Noirs et les Blancs, en lutte de 1300 à 1302, aboutit
à l'exil des seconds (Dante) et à la faillite de leurs
compagnies. Affaiblies par ces discordes, les sociétés noires
déposent à leur tour leur bilan : les Mozzi en 1301-1302, les
Franzesi en 1307, les Pucci et Rimbertini en 1309, les Frescobaldi en 1312, les
Scali en 1326.
Une nouvelle génération de marchands
émerge avec la chute du duc d'Athènes, dont les Bardi sont les
principaux représentants. Plus prudente, celle-ci instaure entre ses
membres un régime de solidarité financière qui
n'empêche cependant pas la faillite en 1342 des compagnies dell'Antella,
des Cocchi, des Uzzano, les déposants ayant procédé
à des retraits massifs par crainte que Florence ne renonce à
l'alliance guelfe. L'expulsion du duc d'Athènes elle-même n'avait
pas été sans conséquences économiques puisque
celui-ci a couru se plaindre devant le Pape et le roi de France, qui expulse
les marchands florentins et leur interdit de commercer en France : nouvelle
catastrophe financière pour la république. De même les
échecs militaires de leur débiteur Edouard III provoquent-ils la
chute des Peruzzi et des Acciaiuoli en 1343, celle des Bardi en 1346.
Aggravée par la peste noire qui tue près de 50
000 habitants entre 1348 et 1350, la crise de Florence retarde jusqu'en 1360 le
succès d'une troisième génération marchande. Ses
compagnies, qui veulent accaparer à leur profit la direction de la
ville, s'éliminent tour à tour. Ayant contraint les Guardi
à la faillite en 1370-1371, les Alberti perdent leur chef Benedetto,
frappé d'exil en
1 Port chypriote
1387 par les manoeuvres des Ricci et des Albizzi, qui sont
à la tête du popolo grasso. Mais le chef de ces derniers,
Rinaldo, doit s'effacer à son tour le 29 septembre 1434 devant Cosme de
Médicis, qu'il avait pourtant fait exiler en 1433. Seuls restent alors
en présence les Strozzi et surtout les Médicis : Cosme l'Ancien
rentre, en effet, dès le 5 octobre à Florence, où il
instaure la seigneurie de fait de sa famille.
Boccace a personnellement vécu la faillite des Bardi,
chez lesquels était employé son père. Bien que nourrissant
quelque mépris pour ces gens d'argent, il est bien obligé de
constater qu'ils comptent parmi les catégories de métiers les
plus dynamiques, comme nous l'avons montré dans le
Décaméron. L'histoire économique de Florence
montre qu'en dépit des crises et des faillites incessantes, de nouvelles
générations marchandes ont toujours permis à la
cité de relever la tête, contribuant à faire d'elle l'une
des plus grandes puissances économiques d'Europe, avant même la
prise de pouvoir par les Médicis. Cette alternance crises et de
sursauts, ce contexte politique fort trouble, n'entravent cependant pas
l'expression artistique : depuis le Duecento la révolution artistique
est déjà en marche et rien ne pourra plus l'arrêter.
c) La Toscane au temps de Dante et Giotto :
une Révolution artistique et littéraire en
marche
La poésie italienne est née en Sicile à
la cour de Frédéric II, petit-fils de Barberousse. Le sonnet y
est créé là-bas. Cette culture s'est peu à peu
diffusée dans le reste de l'Italie. C'est cependant à Florence,
avec Dante et Guido Cavalcanti que sont composés les premiers chefs
d'oeuvre. On observe une supériorité globale de la Toscane dans
le domaine des Beaux-Arts : Pise est première en sculpture avec Nicola
Pisano1, pour Florence c'est en architecture avec Arnolfo di
Cambio2, et en peinture avec Cimabue3 et Giotto
(1266-1337), auxquels Dante rend hommage dans son Purgatoire.
1 Mort entre 1278 et 1284. Il est le principal
représentant d'un art novateur, ample et vigoureux, qui se nourrit de la
tradition antique (chaire du baptistère de Pise, 1260) et
s'épanouit de façon plus complexe en accord avec la culture
gothique (chaire octogonale de la cathédrale de Sienne, vers 1266). Son
fils Giovanni fut, à ses débuts, son collaborateur.
2 Né en 1240,mort en 1302, Collaborateur de Nicola
Pisano, averti du gothique français comme de l'art antique, il renouvela
le genre funéraire. Actif à Rome, il revint en 1296 à
Florence, où il donna l'impulsion à un renouveau
architectural.
3 Né en 1240, mort en 1302. Son oeuvre, aussi mal connue
que sa vie, marque le début de l'affranchissement vis-à-vis de
la peinture d'inspiration byzantine, conventionnelle et symbolique.
En Toscane, la Renaissance est ainsi en germe dès le
fin du Duecento. Une véritable révolution picturale
s'opère. Pour Elisabeth Crouzet-Pavan1, «sous l'action
conjointe d'une influence des modèles de l'Antiquité et d'une
sensibilité nouvelle aux formes, aux lumières, aux couleurs de la
nature, les peintres substituent peu à peu aux formules byzantines
jusqu'alors hégémoniques un système figuratif davantage
fondé sur la perception visuelle. La fresque surtout s'impose comme
moyen d'expression privilégié. Dans les années 1290, les
multiples commandes que Giotto reçoit attestent l'éclat de sa
renommée.»
Avec un tel héritage, le Trecento ne pouvait que tenter
d'aller plus loin : c'est ce qui s'est produit avec Pétrarque et
Boccace, malgré les crises évoquées plus haut. Cependant
le chemin ne fut pas aisé : Boccace a bien souvent hésité,
oscillé entre les directions qui s'offraient à lui. Mais ce sont
ses contradictions qui peuvent le rendre aujourd'hui plus touchant et plus
humain que Dante et Pétrarque, les modèles vers lesquels il a
voulu tendre, tout en se sachant différent d'eux à bien des
égards.
Cimabue arrive à une conception humaine des
personnages. Ce qu'il apporte à la peinture du XIIIe s. (sentiment de
l'espace, modelé des figures, mouvement, expression et
vérité humaines) s'épanouira chez son élève
Giotto.
1 Article «L'Italie au siècle de Dante et
Giotto». Cf. annexes.
2) Un homme empreint de contradictions
A l'image de son temps, Boccace est un homme plein de
faux-semblants. Tantôt attiré, tantôt révulsé
par les femmes, tantôt païen tantôt dévot, tantôt
libertin tantôt ascète. Florentin jusqu'au bout des ongles
n'aspirant qu'à retourner à Naples, ce personnage a plusieurs
masques à sa disposition, qu'il utilise à sa guise. S'il est
difficile de distinguer de façon claire et limpide le vrai du faux, on
peut au moins supposer que le vrai Boccace est lui-même l'ensemble
juxtaposé des différents Boccace qu'il nous a donné
à voir. Son côté baroque s'exprime ainsi en quelques
dichotomies que l'on discerne en lui, pas encore toutes véritablement
abordées dans notre étude, qui ne peuvent que rajouter à
son mystère.
Une première question qui se pose peut être celle
de l'ambition de Boccace : si celle-ci est certaine d'un point de vue
littéraire, on peut en revanche se poser la question d'un point de vue
social, mondain. Boccace ne fait pas grand chose pour rechercher les honneurs,
et pourtant se plaint de temps à autres. Profondément sensible
aux critiques, on pourrait aisément deviner qu'il le serait tout autant
aux marques de reconnaissance dont il pourrait bénéficier. Et
pourtant celles qu'il reçoit sont généralement mal
accueillies. Le fait que Boccace se considère lui-même comme
nettement inférieur à Dante et Pétrarque provoque en lui
une douleur certaine, qui fait que dans un même temps il désire
les honneurs tout en les méprisant pour se protéger
d'éventuelles mauvaises critiques.
S'il existe un Boccace gai et optimiste et un Boccace amer,
c'est parce que notre écrivain a du mal à se fixer sur un concept
qui deviendra fondamental chez les humanistes : le libre-arbitre des hommes. La
majorité de son oeuvre, y compris le Décaméron,
montre des hommes sans cesse ballottés par la Fortune, allant de joie
à tristesse, de vie à trépas, de richesse à
pauvreté. Pourtant Boccace croit foncièrement en la
responsabilité des individus et énonce également le
principe de libre-arbitre à plusieurs reprises dans son oeuvre. C'est
cette ambivalence qui fait de lui un écrivain encore de transition entre
l'époque médiévale pure et dure et l'Humanisme triomphant
des XVème et XVIème siècles, un précurseur pas
encore complètement intégré à ceux qui lui
succéderont.
Une autre contradiction interne à Boccace est enfin
celle de sa classe sociale d'appartenance : fils bâtard de banquier,
Boccace se montre dans le Décaméron profondément
bourgeois, et reconnaît lui-même à la bourgeoisie un
rôle majeur dans le développement politique et culturel de
l'Italie. Cependant Boccace est aussi un aristocrate d'adoption,
méprisant les gens d'argent et admirant les nobles de la Cour de Naples.
Son intelligence, son goût pour l'histoire, les lettres, une certaine
dose de philosophie1, l'éloigne radicalement des comptoirs,
des livrets de compte ou des marchés. Cette dichotomie est finalement
féconde car elle permet à Boccace de peser les atouts et les
tares des deux classes sociales, et du haut de sa posture d'intellectuel de se
poser en rassembleur de toute la société.
a) Humilité excessive et vanité
inavouée
Boccace se plaît à se présenter comme un
écrivain des plus humbles, s'attachant à nous divertir dans les
limites de ses pauvres talents. S'il s'agit d'abord de précautions
oratoires alors courantes à l'époque, on remarque que Boccace
insiste dessus de façon particulière. S'il tente ainsi dans le
Décaméron d'alléger les souffrances des femmes en
peines d'amour, ce sera «dans la mesure de [s]es faibles
ressources2». Le Corbaccio est qualifié
d'umile tratatto. Une autre stratégie d'humilité de
Boccace consiste à présenter l'oeuvre comme écrite par
d'autres : c'est le cas de Fiammetta, qui a l'apparence d'un journal
intime écrit par Fiammetta elle-même. C'est aussi le cas du
Décaméron, d'une façon plus indirecte : le fait
que les nouvelles ne soient pas racontées directement par Boccace mais
par les jeunes gens lui permet de placer certaines paroles qu'on pourrait lui
reprocher dans la bouche notamment de Dioneo3, de loin le plus
subversif de la troupe, pouvant ainsi arguer que l'auteur n'est pas
censé être d'accord avec toutes les idées exprimées
par ses personnages. Boccace a beau jeu également de se vanter à
la fin de son chef d'oeuvre d'être parvenu au terme de ses récits,
et donc avoir accompli sa
1 De notre triumvirat poétique, Boccace est
certainement le moins philosophe. Il fait en réalité beaucoup
plus de morale pure et simple que de philosophie, ce qui ne l'empêche pas
pour autant de s'intéresser «aux raisons des choses»,
notamment dans le Corbaccio.
2 Prologue, p.32.
3 «Dioneo» signifie d'ailleurs «le
luxurieux»
mission, mais en précisant qu'il le doit avant tout
à la «grâce divine1» et au rôle
intermédiaire jouée par les lectrices elles-mêmes, belle
façon de flatter son auditoire. On sait que Boccace n'est pas
sévère avec ses oeuvres seulement pour des raisons de
bienséance : il fut fortement blâmé par Pétrarque
d'avoir brûlé les poésies d'amour lyrique de sa jeunesse
parce qu'il les estimait trop nettement inférieures à celle de
son illustre ami.
L'humilité atteint bien évidemment son comble
lorsque Boccace a écrit sa biographie de Pétrarque, où il
écrit qu'en réalité il n'est pas digne de produire une
telle oeuvre, et de même pour son Tratatello in laude di Dante :
le suffixe diminutif précise qu'il s'agit d'un «petit
traité», et surtout Boccace avant de commencer la vie de Dante
proprement dite, va prendre la peine de se justifier d'une telle audace,
expliquant qu'il a pris autant de précautions qu'il a pu. Il explique
d'abord qu'il a écrit son oeuvre «dans un style familier et
très léger», parce que son «génie n'en permet
pas un plus sublime2». Boccace prie également Dieu de
«guider [s]a main débile, et de diriger [s]on esprit» : alors
que le Décaméron venait de paraître et que Boccace
était donc au comble de sa notoriété, il avoue ici son
infériorité manifeste devant le grand poète dont
Béatrice fut la Muse.
Cependant Boccace a conscience de sa valeur : s'il accepte si
mal le couronnement de Zanobi de Strada, c'est parce que derrière Dante
et Pétrarque il s'est toujours senti lui-même le troisième
plus grand écrivain de son temps. Boccace a toujours gardé la
cicatrice de cet injuste couronnement : dix-sept ans après, une lettre
de lui évoque encore ce Zanobi «surnommé de Strada du nom de
son village natal, cet ancien maître de grammaire pour enfants, qui,
avide de gloire, est parvenu à des honneurs qu'il ne méritait
peut-être pas3». S'il méprise les écrivains
qui vendent leur liberté au profit de situations lucratives4
ou d'honneurs superficiels, on a pourtant de lui des preuves attestant qu'il a
lui-même parfois recherché ces honneurs. Son églogue de
célébration de la reine Jeanne en est un exemple, tout comme ses
sollicitations auprès de Niccolo Acciaiuoli : cependant son
caractère quelque peu irascible a
1 «Je crois avoir pleinement accompli ce que je promis de
faire au début de cet ouvrage, avec l'aide de la grâce divine
obtenue, je pense, par l'intercession de vos prières et non pas en
raison de mon propre mérite.» Conclusion de l'auteur, p.857.
2 Trad. Francisque Reynard,
3 Rapporté par Julien Luchaire, Boccace,
p.202.
4 Même pour Pétrarque, Boccace avait eu du mal
à accepter que celui-ci se place à Milan sous la protection des
Visconti.
tendance à l'emporter aussi dans la direction
opposée. Boccace est meilleur diplomate pour les affaires de Florence
que pour ses propres affaires et sa sincérité peut lui valoir de
sévères inimitiés lui fermant des portes. Protestant
lorsque d'autres reçoivent des louanges à sa place, il râle
de même lorsqu'on le flatte, témoin ce refus du titre de
poète que Pétrarque lui avait accordé. Cette
susceptibilité peut provenir du fait que Boccace n'a pas
complètement assouvi ces ambitions littéraires, s'estimant faible
poète alors qu'il voit celui-ci comme un être supérieur,
aspirant à le devenir mais n'y parvenant pas : ce doute intermittent
qu'il nourrit sur lui-même le fait se considérer tantôt
comme un grand homme1, tantôt comme un humble parmi les
humbles.
b) Libre-arbitre contre dictature de la Fortune
Ce doute de Boccace sur l'importance de sa propre personne se
prolonge sur le doute général sur la rôle de l'être
humain. La tendance est forte chez Boccace, et particulièrement dans le
Décaméron, à ne faire des humains que des pions
manipulés par la Fortune, figure divine aveugle et implacable, pouvant
tout aussi bien punir les bons que récompenser les méchants.
Combien de nouvelles du Décaméron ont en effet pour
objet de démontrer que tout n'est dû qu'aux hasards de la Fortune
?
La force de l'amour, force à laquelle il paraît
impossible de résister, semble également annihiler le
libre-arbitre. Fiammetta, dans l'oeuvre du même nom, estime ainsi avoir
été clairement abusée par une fausse apparition de
Vénus la priant de se livrer toute entière à l'amour :
elle ne pouvait évidemment pas désobéir à la
déesse. Mais après avoir enduré le départ de son
amant et tous ses malheurs, elle estime désormais que loin d'être
Vénus c'était plutôt une Erynie qui était venue la
tromper : s'estimant clairement victime d'une tromperie, elle ne peut se sentir
responsable d'avoir cédé aux feux d'une passion coupable.
C'est paradoxalement le Corbaccio qui va remettre le
libre-arbitre au goût du jour : loin d'avoir été
trompé, c'est bien le clerc qui s'est trompé tout seul,
abusé par sa culture qui l'avait fait prendre la veuve pour une femme
1 Boccace a eu au moins la satisfaction d'avoir par endroits
dépassé Pétrarque en érudition, dans la mesure
où il a appris le grec et où son traité De genealogia
deorum est d'un genre tout à fait inédit pour
l'époque.
vertueuse digne de l'Antiquité. Cette condamnation a
implicitement valeur de rétroactivité pour Fiammetta, qui s'est
faite tout autant d'illusions sur Panfilo que le clerc sur la veuve. Quant au
Décaméron, Boccace célèbre trop
l'humanité sous toutes ses formes dans cette oeuvre pour lui
dénier toute capacité d'action. Les exemples de personnages
venant à bout à force de volonté des caprices de la
Fortune et des épreuves du destin sont nombreux, de Madame Beritola
à Gilette de Narbonne, en passant par Madame Filippa qui parvient par
son éloquence à se faire acquitter alors que la mort lui
était promise par la loi : c'est leur courage et leur intelligence qui
leur permet de venir à bout de sorts contraires, de situations
difficiles. Boccace ne nie certes pas la part irréductible qui revient
au hasard dans les actions humaines, mais insiste sur la liberté des
hommes et sur leur ingéniosité qui permet de se tirer de
situations désespérées1 : même l'homme
est capable de miracles.
Cependant Boccace est conscient que cette vision vient avant
tout d'un parti pris : une journée, la quatrième, est
consacrée aux histoires à fin tragique, dans lesquelles les
hommes apparaissent clairement impuissants et ne sont pas maître de leurs
destins, la Fortune allant impitoyablement frapper de malheur ceux qui
étaient jusqu'alors les plus heureux2. Ce thème choisi
par le roi Filostrato va susciter la désapprobation de toute la
compagnie, qui ne cachera pas sa satisfaction d'en avoir fini lorsque la
journée se sera écoulée. Boccace nous étale ainsi
sa subjectivité, ses convictions, sans pour autant nous cacher ses
doutes : il croit au libre-arbitre, mais il n'est pas sûr.
c) Boccace, aristocrate et bourgeois
Si Boccace s'est souvent déchiré entre
goût du profane et aspiration vers le sacré, entre goût pour
les plaisirs terrestres et obsession pour le salut de son âme, entre
volonté de vulgarisation de la culture et aristocratie du savoir, c'est
sans doute en partie à sa double nature, à la fois bourgeoise et
aristocrate. Se plaisant si souvent à opposer les aristocrates de sang
et les aristocrates de coeur, il peut être lui-même
considéré comme un bourgeois de sang et un
1 Plusieurs journées sont consacrées à ceux
qui parviennent à se sortir de situations périlleuses, souvent au
travers d'exemples édifiants.
2 Il en est ainsi de la septième nouvelle, qui met en
scène deux amants dans un jardin, conversant tendrement, quand soudain
le jeune homme meurt après s'être frotté les dents avec une
sauge, qui se révélera plus tard avoir été
infestée par un crapaud.
aristocrate de coeur. Bourgeois de sang certes parce qu'il est
fils de bourgeois, mais aussi parce qu'il restera marqué
profondément par cette mentalité. Alors qu'il méprise ceux
qui discutent chiffres et argent à longueur de journée et
n'aspire qu'à étudier les lettres, il est évident que
comparé à Dante et Pétrarque, Boccace est de loin le plus
profane, le plus roturier, le plus terre-à- terre des Trois Couronnes.
C'est aussi le moins profond philosophiquement et théologiquement :
Dante aurait certainement considéré avec quelque peu de
mépris les Commentaires de Boccace de La Divine
Comédie, qui ne sont par endroit que des considérations
morales de sens commun. Le fait que Dante et Pétrarque soient
aujourd'hui considérés comme des maîtres grâce
à leurs oeuvres en vers alors que pour Boccace il s'agit d'une oeuvre en
prose n'est certainement pas anodin non plus. Le style de Boccace est moins
orné, plus franc, plus direct, à l'image de son esprit et il
n'est pas étonnant que la prose lui convienne mieux. Un pan entier du
Décaméron est empli non pas de valeurs grandiloquentes
mais tout simplement de pragmatisme : que ce soit celui de la nouvelle V, 10,
où un mari homosexuel ayant surpris sa femme avec un amant en profite
finalement pour donner du plaisir à sa femme tout en en prenant lui-
même, où celui de la nouvelle V, 4 où un père ayant
surpris sa fille dans les bras d'un jeune homme, loin de faire un scandale,
propose le mariage.
L'idée épicurienne de profiter des occasions
où le plaisir se présente convient également à
merveille à la bourgeoisie dont la recherche du profit financier peut se
prolonger en recherche du profit en toutes choses. N'ayant pas reçu
depuis la plus tendre enfance une éducation extraordinaire, à la
différence de Pétrarque et Dante, tous deux fils d'aristocrates,
Boccace s'est en partie forgé tout seul. S'étant mis de
lui-même à apprendre le latin pour le plaisir, puis le grec bien
plus tard, Boccace est un laborieux : il est parvenu à un tel
degré d'érudition par son engagement et son travail personnels,
et loin d'avoir été favorisé par son milieu, le
mérité ne revient qu'à lui seul.
Le problème est que si la personnalité de
Boccace comporte tous ces aspects, lui-même n'en est pas totalement
conscient. N'ayant jamais eu de bons rapports avec son père et tenant en
horreur les financiers qui comptaient parmi ses familiers, le milieu de la Cour
de Naples l'a au contraire fasciné, notamment du fait que les nobles
pouvaient se permettre de dépenser autant d'argent voire plus que les
bourgeois sans faire pour autant du gain leur centre
d'intérêt, n'ayant pas le moindre souci de
compter ce qu'ils dépensaient. Grand admirateur de Dante et grand ami de
Pétrarque, Boccace n'a cessé de tendre vers leur perfection, de
vouloir se rapprocher de leur excellence. N'ayant pas véritablement
cherché à faire carrière ni à trouver des positions
lucratives, Boccace a ainsi vécu dans la pauvreté à partir
de la faillite des Bardi. Mais considérant que la richesse est avant
tout celle de l'esprit, Boccace appartient belle et bien à une
aristocratie du savoir. A la fois méfiant envers la démocratie et
la tyrannie, qu'il juge comme le pire des régimes, Boccace rejoint en
cela Platon. Ce dernier, issu d'une grande famille aristocratique descendant de
Solon, eut pour maître Socrate, qui était si pauvre qu'il marchait
pieds nus. Inversement Boccace, bourgeois de naissance, eut pour maîtres
deux aristocrates qui surent le faire tendre vers l'excellence mais sans pour
autant changer profondément ce qu'il y avait au fond de lui : cette
dichotomie profonde est en partie responsable de toute l'ambiguïté
de notre écrivain.
Symbole ambigu de temps ambigus, Boccace n'aurait tout de
même pas pu influencer aussi directement les générations
d'écrivains successives si l'on ne pouvait dégager de lui
quelques idées fortes, claires et immédiates. Sa renommée
universelle est même bien plus due à ces idées fortes
qu'à ses ambiguïtés, trop souvent méconnues. La
lumière éclipse l'ombre en même temps qu'elle la
produit...
3) Dernières certitudes
Boccace n'a pas été poète toute sa vie :
ayant compris qu'il n'avait pas le talent de Pétrarque, il a
préféré alors les ouvrages d'érudition en langue
latine. En revanche son goût pour la poésie lui ne s'est jamais
démenti : il n'en créé plus, mais il traduit, il commente,
recopie. L'amour de la poésie, intrinsèquement lié
à l'amour des femmes dans la jeunesse de l'écrivain, va
même remplacer celui-ci une fois Boccace arrivé au seuil de la
vieillesse. Si Boccace ne garde pas la même conception des lettres et de
la poésie du début jusqu'à la fin, il défend
cependant jusqu'au bout les vertus de cet art.
Une autre constante chez Boccace est sa profonde admiration
pour l'Antiquité. Là aussi le rapport qu'il entretient avec cette
période change quelque peu au fil des évolutions de son esprit,
mais notre écrivain demeure fondamentalement fasciné par cette
époque si grande par son histoire et sa littérature et encore
assez exotique pour l'époque.
Enfin un des mérites majeurs de Boccace aura
été d'avoir largement contribué à certaines formes
de vulgarisation de la culture. Ayant presque toujours eu le souci de partager
son savoir avec le plus de personnes possibles, même lorsqu'il
écrit en latin, Boccace nous manifeste par là toute la confiance
et la bienveillance qu'il accorde à l'homme, qu'il soit cultivé
ou non.
a) Amour permanent des lettres et de la poésie
Dans sa jeunesse, les lettres et particulièrement la
poésie sont avant tout pour Boccace un moyen privilégié
d'expression des sentiments amoureux, d'où le lien étroit
unissant amour et littérature chez Boccace, au point que ce sentiment
jugé si noble est présent dans toutes ses oeuvres de fictions. La
poésie favorise l'amour mais peut aussi consoler les âmes en peine
ou en mal d'amour. Il est notable que Fiammetta, le
Décaméron et le Corbaccio ont été
écrits pour apaiser un ou des chagrins d'amours pour les deux premiers,
et se libérer de l'amour pour le troisième ouvrage. Pas seulement
dans le Décaméron, poésie et littérature
ont chez Boccace une fonction galehautienne : écrit à la demande
de Fiammetta, le Filocolo s'adresse directement à elle et joue
donc lui
aussi un rôle d'intermédiaire. Dans Fiammetta
et le Corbaccio, les deux protagonistes sont tombés
amoureux d'autant plus facilement qu'ils ne demandaient qu'à vivre une
de ces histoires d'amour passionnel qu'ils ont lues dans les poèmes
antiques ou courtois.
Suite à la visite du chartreux, Boccace change sa
conception des lettres et de la poésie. Il n'y a pas renoncé mais
conscient de leur caractère ambivalent, il va tout faire
désormais pour leur assigner une fonction morale. Exit la fonction
galehautienne : le Corbaccio se veut édifiant, mettant en garde
quiconque de tomber si facilement comme le clerc dans les pièges de
l'amour. Boccace avertit dès le début qu'il n'écrit que
pour qu'«e utilità e consolazione delle anime di coloro li quali
per avventura ciò leggeranno, e altro no1». Boccace
éprouve plus que jamais le besoin de se justifier de son amour pour les
lettres, et ajoute deux livres consacrés exclusivement à cette
justification dans la Genealogia deorum, les livres XIV et XV.
«Il me faut prendre les armes», écrit-il. A l'époque
une partie de l'Eglise est déchaînée contre l'humanisme et
Boccace doit multiplier les professions de foi catholique. Il y affirme que la
littérature est la plus haute dignité spirituelle, de par le
désintéressement qu'elle nécessite et parce qu'elle est
tournée toute entière vers l'enrichissement de l'esprit. La
dignité de la littérature serait en quelque sorte de ne servir
à rien, à la différence de matières comme le droit
: «les choses les moins utiles sont parfois précieuses2.
Boccace se rappelle avec émotion les injonctions de son père qui
voulait le mettre au commerce, puis au croit canon : rien n'y a fait, sa nature
était toute entière vouée aux lettres.
Il est curieux de voir un poète qui n'écrit plus
que quelques sonnets, un romancier qui n'écrit plus de romans
défendre le droit de créer contre les censeurs de l'Eglise.
Boccace n'est en ce temps-là plus qu'un écrivain qui se contente
de parler de littérature : cela ne fait que montrer plus clairement que
sur cette question-là il est resté le même. Et la
dernière composition de sa main sera sur un des sujets des plus
précieux pour lui, dotée d'une forme tout aussi précieuse
: un sonnet sur la mort de Pétrarque.
1 P.205 : l'oeuvre ne doit pas avoir d'autres buts
qu'à caractère moral.
2 Citations extraites de J. Luchaire, op. cit.
b) Passion pour l'Antiquité
Le Décaméron occulte trop aujourd'hui
le Boccace érudit, presque scientifique : son apport majeur à la
redécouverte de l'Antiquité est relativement méconnu,
certes du commun des mortels, mais aussi du commun des lettrés.
Fasciné par les contes et légendes mythologiques comme un enfant
l'est aujourd'hui par Harry Potter1, Boccace s'est d'abord
plu à teinter ses oeuvres littéraires de culture antique : le
Filostrato se déroule pendant la guerre de Troie, Fiammetta
est complètement imprégné de Sénèque et
Ovide, voire de paganisme, le Décaméron est lui emprunt
d'épicurisme horatien.
Boccace voit certainement dans l'Antiquité un âge
supérieur de l'histoire : le clerc du Corbaccio est
obsédé par les vertus des femmes antiques, et la
quasi-totalité du De Mulieri bus claris est
dédiée à des femmes de l'Antiquité. Après
avoir pris l'Antiquité comme un simple matériau
littéraire, Boccace se met à le prendre comme objet
d'étude savante, avec la Genealogia deorum. Boccace ne se
contente pas de raconter des légendes dans cet ouvrage : il
élabore un véritable plaidoyer en faveur de la littérature
de l'Antiquité, qu'il étend bien vite à la
littérature toute époque confondue. Voulant interpréter
chaque légende dans un sens moral, Boccace s'efforce de démontrer
l'absence d'incompatibilité entre valeurs chrétiennes et valeurs
antiques.
Boccace a également fait beaucoup pour la
redécouverte des textes antiques : premier occidental à avoir lu
Homère dans le texte grec, il a conduit une traduction d'Homère
en latin avec le savant calabrais Leonzio Pilato2, pour lequel il
fait obtenir une chaire d'enseignement du grec à Florence. Il est
également en permanence à la recherche de manuscrits. Il en
découvre notamment un de Tacite, dans le recoin d'une
bibliothèque, voué aux rats et en bien piètre état
: l'ayant remis en état, Boccace peut vraiment se vanter d'avoir
dépoussiéré la littérature antique en son temps.
1 Cela se sentira même lors de la
rédaction de la Genealogia, où il prend toutes les
fables énormément au sérieux, exprimant ses satisfactions
ou ses déceptions lors de tel ou tel événement.
2 Il paraît que celui-ci avait un
caractère assez insupportable : Pétrarque et Boccace s'en
finalement lassés.
c) Souci de popularisation de la culture
Boccace a presque toujours plaidé pour un art à
la portée de tous. Le Décaméron fourmille
d'histoires populaires mettant en scène des plébéiens.
Ecrit en vulgaire non pour les savants mais pour le loisir des jeunes femmes,
cette oeuvre fut à son époque un best-seller
auprès des classes moyennes. Boccace se montre ainsi progressiste dans
la mesure où il ne rejette pas la culture populaire et sait trouver en
elle des ornements que peut-être la culture savante n'a pas. S'y
connaissant autant en littérature antique qu'en littérature
courtoise, Boccace n'a longtemps méprisé aucun genre
littéraire, ni aucune langue.
Mais la popularisation de la culture doit se faire dans les
deux sens : au savant de s'ouvrir à la culture populaire, au peuple de
tenter de se hisser à la hauteur intellectuelle du savant. Conscient du
caractère ambivalent des arts et de la culture à partir du
Corbaccio, Boccace se fait désormais plus exigeant avec le
peuple, n'écrivant presque plus qu'en latin. Cependant le De claris
Mulieribus reste un ouvrage de vulgarisation : au contraire de la
Genealogia, Boccace n'y précise jamais ses sources. L'ouvrage
se veut édifiant, avec des récits se terminant par une morale
parfois rude, incitant le lecteur à la vertu. Boccace se
préoccupe plus que jamais de la portée de son oeuvre sur le
lecteur, c'est pourquoi il prend soin de se faire comprendre par ce dernier,
à la différence de Pétrarque, qui a affirmé
écrire pour être compris mais pas des ignorants.
La dernière oeuvre de Boccace va d'ailleurs lui fournir
l'occasion rêvée de partager avec l'ensemble des Florentins sa
passion pour la Divine Comédie : ces lectures publiques de
l'oeuvre dantesque assorties de commentaires, interrompues
prématurément par la maladie ne peuvent que nous faire conclure
à l'humanisme fondamental de Boccace, enclin à élever la
gent commune le plus haut possible en matière de savoir et de culture,
des siècles avant Roberto Benigni1.
1 Lors du réveillon 2002-2003, Benigni avait
effectué une lecture publique d'extraits de la Divine
Comédie, avant de les commenter, lors d'une émission de
télévision italienne. Le succès fut énorme.
CONCLUSION
Défense des lettres, passion pour l'Antiquité,
popularisation de la culture, tels furent les trois apports fondamentaux de
Boccace en vue de la Renaissance à venir. Homme possédant sa part
d'ombre, dans un siècle teinté de clair-obscur, la
postérité de Boccace a définitivement tranché en
faveur de la lumière, privilégiant le
Décaméron au Corbaccio, privilégiant
l'épicurisme au christianisme superstitieux. Longtemps jugé trop
grivois et rangé aux coins des bibliothèques pour avoir
montré une humanité trop réaliste et allant contre les
tabous moraux qui sévissaient jusqu'il y a peu, Boccace a encore
toujours en lui cette odeur de souffre qui fait tout son attrait. Le
Décaméron de Pasolini fit scandale à sa sortie,
ce qui est sans doute la preuve qu'il était bien fidèle à
l'oeuvre originale.
Cependant le parfum de scandale ne doit pas pour autant
occulter le Boccace savant et érudit, cultivant l'excellence aux
côtés de son ami Pétrarque. Se représenter un
Boccace débauché est une grossière erreur : il fut trop
préoccupé de sa dignité personnelle, trop délicat
pour ne pas perdre le sens de la mesure. Personnage à clés
multiples, c'est finalement l'ensemble des contradictions qui ont
jalonné son parcours d'homme et d'écrivain qui sont sa meilleure
défense contre les caricatures. Son côté progressiste et
ses relents réactionnaires font qu'il pourrait finalement s'accorder
à presque n'importe quelle époque, chacune ne trouvant en Boccace
que ce qu'elle désirait trouver. De même que Botticelli de symbole
du Siècle des Médicis se rangea aux côtés du
fanatique Savonarole, Boccace comportait en lui une schizophrénie
latente qui ne demandait que l'occasion de se révéler au grand
jour. Mais il n'aurait jamais soutenu Savonarole, qui à Florence
organisait des auto da fe d'oeuvres d'art en pleine place de la Seigneurie.
Boccace est finalement un produit subtil d'un Moyen Age agonisant, qui oscille
entre un prophétisme visionnaire annonçant les rivages de la
Renaissance et un ancrage au port médiéval, mal assuré.
C'est lorsque les contradictions que connut Boccace seront
évacuées que l'Humanisme pourra alors surgir en pleine
lumière : mais cette lumière par trop aveuglante digne d'une
cathédrale gothique ne saurait pour autant faire oublier les charmes et
l'intimité d'une église romane, dans laquelle perce une
atmosphère de mystère. Si Boccace garde tout son attrait, c'est
justement parce qu'il a su cultiver ce mystère, fournissant de faux
détails biographiques, se contredisant d'une oeuvre à l'autre.
Boccace donne le sentiment de vouloir échapper à toute
interprétation catégorique, voulant rester libre jusqu'au
bout.
La littérature italienne de Dante au Chevalier
Marin (XIIIeXVIIe siècle)
Christian Bec
Professeur émérite à
l'université de Paris IV-Sorbonne Membre de l'Accademia dei Lincei et de
l'Académie de Savoie
L'Italie médiévale, après le Cantique des
créatures de saint François et les poètes du dolce stil
novo, va connaître une vie littéraire sans précédent
sous le règne des Tre Corone, les Trois Couronnes que sont Dante
Alighieri, Boccace et Pétrarque. La Renaissance italienne vit princes et
papes, nouveaux mécènes, s'entourer d'artistes et
d'écrivains qui, de Marsile Ficin à Machiavel, surent exprimer
toutes les facettes d'une société éprise de sagesse et de
philosophie antique. Si les périodes de calme furent propices à
une aimable littérature de divertissement, l'occupation espagnole et la
Réforme catholique virent fleurir des académies savantes dans
lesquelles les thèses de Galilée ou de Campanella furent l'objet
de vives controverses. Christian Bec auteur d'un Précis de
littérature italienne (PUF 1982) et de La Littérature italienne.
(PUF « Que sais-je ? » 1998), brosse ici une série de
portraits tout en nuances des écrivains italiens du Moyen Âge
à l'époque baroque.
Le doux style nouveau
Lors de l'effondrement de l'Empire romain, deux langues
émergent en Occident : le latin ecclésiastique et le latin
vulgaire, qui se diversifie peu à peu en parlers locaux ou, selon le
concile de Trente de 813, en « langue romane rustique ». Jusqu'au
XIIe siècle toutefois la littérature en langue vulgaire italienne
marque le pas par rapport à la française. Au XIIIe siècle
la production littéraire de la péninsule connaît au
contraire un essor certain pour trois raisons essentielles : l'élan
culturel du Royaume de Sicile sous l'impulsion de l'empereur
Frédéric II, le développement des villes, progressivement
autonomes, au Centre et au Nord, la relance de la spiritualité
grâce au mouvement franciscain.
Une carte géographique littéraire du XIIIe
siècle ferait apparaître comme principaux centres de production la
Sicile, la Romagne, la Toscane, l'Ombrie, la Lombardie et l'Émilie, qui
écrivent en divers genres et dialectes locaux. En matière de
poésie religieuse, la lauda triomphe. Glorifiant la Vierge et la
Trinité, elle est chantée par les foules lors des
cérémonies religieuses. Occupant une place dans ce corpus, le
Cantique des créatures, dû à François d'Assise
(1182- 1226), est un hymne au Créateur et aux créatures
invitées à l'adorer et à le remercier, qui rompt avec le
pessimisme antérieur. Profane, la poésie lyrique de l'«
école sicilienne », née dans l'entourage de
Frédéric II (1194-1250) recourt à un sicilien «
illustre », s'exprime essentiellement dans les mètres savants du
sonnet et de la chanson, la canzone, et chante l'amour du poète pour sa
dame, sans rapports avec la vie quotidienne. Dès la moitié du
XIIIe siècle, l'école sicilienne décline et - pourrait-on
dire - passe le relais à la Romagne et surtout à la Toscane.
C'est là que naît et s'impose le dolce stil novo, le « doux
style nouveau », selon l'expression de Dante, autour d'une sorte
d'école qui regroupe sept poètes : un Bolonais, Guido Guinizelli
(env. 1213-env. 1270) ; cinq Florentins, Guido Cavalcanti (1255-1300), Dante
(1265-1321), Lapo Gianni, Gianni Alfani, Dino Frescobaldi (env. 1271-env. 1316)
; un Toscan, Cino da Pistoia (1265-1336).
Première avant-garde littéraire italienne, le
« groupe des Sept » forme une sorte de cénacle qui a des
convictions communes : rejet de la poésie antérieure,
symbolisée par Guittone d'Arezzo (env. 1230-1294), et conscience
d'appartenir et de s'adresser à une élite. Les seuls
thèmes développés sont les louanges et l'hommage rendus
à la dame aimée, inaccessible, à la beauté et
à la vertu ineffables et aux tourments que la cruelle leur impose.
Caractéristique est aussi la psychologie introspective et
raffinée mise en oeuvre, qui recourt à la mécanique des
« esprits », ces corpuscules situés dans l'âme, le coeur
et le cerveau, lesquels véhiculent les sentiments et les facultés
vitales. Non moins typique est l'écriture mise en oeuvre : «
subtile, douée, suave ». Parmi certaines des poésies des
stilnovistes on rencontre aussi, mais en minorité, des compositions
dites comico-réalistes qui vitupèrent les femmes, injurient des
adversaires politiques, caricaturent certains individus, chantent le vin et
l'argent, injurient le monde. Ces poèmes ne sont pas moins savants que
les
autres. En prose, le toscan l'emporte progressivement dans
l'historiographie ou la chronique ainsi que dans la nouvelle avec l'anonyme
Novellino (env. 1260- 1290), recueil de brefs récits exemplaires
destinés à « ceux qui ne savent pas et désirent
savoir ». C'est là, en prose comme en vers, une production qui vise
le nouveau public « municipal » en cours de formation, notamment en
Toscane et particulièrement à Florence.
Ce n'est donc pas un hasard si ceux que l'on appellera les
Trois Couronnes : Dante, Boccace et Pétrarque sont florentins d'origine
et marquent l'apogée littéraire du Moyen Âge, non seulement
en Italie mais en Europe, atteignant tous trois au rang de modèles
littéraires. Avec eux le Grand Siècle italien ne cessera
d'exercer une immense influence sur les siècles suivants.
Dante et la Divine Comédie
Né à Florence en 1265, issu d'une famille noble
mais déchue, Dante Alighieri fréquente durant sa jeunesse et dans
sa ville natale les enseignements des franciscains et des dominicains et les
groupes stilnovistes. C'est alors qu'il compose la Vie nouvelle, une
autobiographie en vers et en prose, où il chante son amour pour
Béatrice.
En 1295, il entre en politique dans le parti des guelfes
blancs, partisans de l'indépendance de la cité face aux pressions
de la papauté, et accède à la charge de prieur en 1300.
Mais ses adversaires l'emportent et il se voit condamné à un exil
d'où il ne reviendra pas, un exil qui dépasse la seule
tragédie personnelle. D'écrivain municipal qu'il était,
Dante devient écrivain universel : il s'adresse non plus à
l'élite locale, mais au monde entier. De 1304 à 1307, il compose
un traité inachevé, le Convivio, le Banquet, où il
commente à l'intention des non-doctes quatre de ses canzoni portant sur
des questions théologiques, philosophiques et scientifiques. Il y
démontre que la noblesse est de coeur et non de naissance et que la
monarchie universelle est le régime idéal, thème qu'il
reprendra dans la Monarchia. Dans un autre traité en latin
sur la langue vulgaire, il fonde la théorie d'une langue
« illustre » issue du polissage des écrivains italiens.
Mais le chef-d'oeuvre de Dante est la Comédie qui sera
nommée Divine au XVIe siècle. Commencée vers 1306,
achevée vers 1321, elle est faite de 14 233 vers, regroupés en
cent chants, eux-mêmes répartis en trois cantiche ; L'Enfer (un
chant préliminaire suivi de trente-trois chants), Le Purgatoire
(trente-trois chants) et Le Paradis (trente-trois chants). Le sujet du
poème est le voyage de Dante dans l'au-delà sous la conduite de
trois guides successifs : Virgile, Béatrice et saint Bernard. En Enfer,
abîme creusé au centre de la terre, Dante rencontre en neuf
cercles successifs des damnés coupables de vices toujours plus graves.
Sur les corniches du Purgatoire, situé aux antipodes de l'Enfer se
trouvent les âmes qui purgent leurs fautes. S'élevant enfin au
Paradis, Dante franchit des ciels successifs, où il voit les bienheureux
rangés selon leurs mérites, mais qui sont en fait situés
dans la Rose céleste, où ils contemplent Dieu. Le voyage
dantesque s'achève par sa propre vision, ineffable, de Dieu. Cette
rigoureuse et complexe architecture de l'au-delà procure à Dante
un cheminement initiatique, pédagogique, purificateur et mystique. En
Enfer, il découvre au sein des ténèbres, au milieu de
cruels supplices, des centaines de damnés issus de l'Antiquité
comme de l'époque contemporaine. Au Purgatoire, il rencontre par exemple
le successeur de l'empereur Frédéric II ou un poète qui
lui donne l'occasion de préciser sa conception de la poétique
stilnoviste. Enfin, dans la lumière paradisiaque, il trouve en
Béatrice et saint Bernard des guides qui l'introduisent aux
mystères divins. Il y entend aussi les louanges de saint François
et de saint Dominique, fondateurs d'ordres qui sont alors en pleine
décadence. OEuvre visionnaire, grandiose utopie,
préoccupée du réel et de l'éternel, la
Comédie est la somme gigantesque du Moyen Âge chrétien
finissant.
Boccace et le Décaméron
Admirateur et biographe de Dante, Giovanni Boccaccio, -
Boccace - (13 13- 1375) s'affirme comme conteur et savant pré humaniste.
Durant son séjour à Naples, il fréquente la cour et les
milieux intellectuels locaux et compose des
oeuvres d'inspiration encore courtoise. Rentré dans sa
patrie en 1341, il change d'inspiration au contact de la culture municipale. Il
écrit alors la Commedia delle Ninfe et le Ninfale fiesolano, l'Amorosa
visione, poème allégorique et l'Elegia di madonna Fiammetta, qui
doit sa nouveauté au fait qu'elle est l'autobiographie d'une jeune femme
trahie par son amant. Mais c'est le Décaméron qui est à
nos yeux son chef-d'oeuvre. Recueil de cent nouvelles regroupées en dix
journées et racontées par une brigata, une troupe de sept jeunes
femmes et trois jeunes gens qui ont fuit Florence décimée par la
peste de 1348, le Décaméron obéit à une
architecture signifiante. Chaque journée, à l'exception de la
première et de la neuvième, traite d'un sujet obligé. D'un
thème à l'autre, les conteurs s'élèvent vers un
sommet : la dernière journée célèbre la
magnificence et la libéralité, tandis que d'autres mettent en
scène des bons mots ou de cruelles plaisanteries aux dépens de
sots ou de vieux maris. L'univers du Décaméron frappe aussi par
son immense diversité : toutes les classes sociales - aristocrates,
bourgeois, ouvriers, paysans - y sont représentées ; toutes les
périodes, de l'antiquité au temps présent, y sont
évoquées ; tous les pays alors connus y sont mentionnés.
Un autre trait original du recueil est son féminisme proclamé.
Boccace dédicace son livre aux femmes et met en scène des
héroïnes qui revendiquent leur dignité et leur droit
à une libre sexualité lorsqu'elles sont veuves ou mariées
à des vieillards. Au- delà d'une grivoiserie épisodique,
le Décaméron propose enfin un message. Non seulement il critique
la déchéance du clergé, l'avidité des marchands, la
sottise du peuple, la décadence de la noblesse, mais il propose un
modèle de nouvelle société : celui de la troupe des
conteurs, qui met en pratique un comportement consensuel, harmonieux et
soucieux des normes morales et religieuses. Durant les dernières
années de sa vie, Boccace tisse avec Pétrarque des liens
étroits de collaboration et d'amitié. Il s'engage alors dans des
travaux d'érudition en latin portant sur la mythologie classique, la
géographie et les hommes illustres. Son pamphlet misogyne sur la femme,
appelée Vilain Corbeau, marque comme un retour vers une certaine
tradition médiévale attardée.
Pétrarque et le Canzionere
Le maître de Boccace est incontestablement
François Pétrarque (1330-1374) de son nom latinisé
Petrarca. Fils d'un notaire florentin contraint à l'exil à la
cour papale d'Avignon, il fait des études de droit à Montpellier
et à Bologne, puis revient en Avignon, où il rencontre Laure,
l'inspiratrice de sa poésie. Ayant reçu les ordres mineurs,
Pétrarque obtient des bénéfices ecclésiastiques,
qui lui garantissent l'indépendance financière et l'introduisent
dans les cercles intellectuels européens. Rentré en Avignon en
1337 après des voyages en Europe, il se retire un temps dans son
ermitage de la Fontaine-de-Vaucluse. Devenu célèbre, il
reçoit à Rome la couronne de laurier des poètes.
Après avoir soutenu en 1347 la brève république romaine de
Cola di Rienzo et appris la mort de Laure, il séjourne en Italie du
Nord, où il est couvert d'honneurs.
Son itinéraire, exceptionnel pour l'époque, est
celui d'un intellectuel européen, vivant de sa plume et en tirant sa
gloire. Son prestige procède alors de son immense oeuvre en latin : une
énorme correspondance, un Bucolicum Carmen, un traité des hommes
célèbres, des ouvrages autobiographiques, sans compter les
Triomphes, visions allégoriques de l'Amour, de la Chasteté, de la
Mort, de la Renommée, du Temps et de l'Éternité. Mais ce
qui fait aujourd'hui la célébrité de Pétrarque,
c'est son Canzoniere, qui rassemble après bien des remaniements trois
cent soixante-six poèmes en langue vulgaire. Le thème dominant
est l'amour pour Laure : un itinéraire autobiographique qui va du
péché à la rédemption, de la jeunesse
fourvoyée à la mort de Laure et jusqu'à une ultime
dédicace à la Vierge. Si le Chansonnier est dominé par
l'inspiration amoureuse, on y rencontre aussi des invectives politiques contre
les envahisseurs barbares et contre la papauté avignonaise, ainsi que
des réflexions morales et religieuses. Alors que la langue de Dante est
plurielle, celle de Pétrarque est savamment unitaire. Cependant que le
Décaméron va devenir le modèle de la prose narrative, le
Canzoniere va penser de tout son poids sur la poésie lyrique italienne
jusqu'au XVIIIe siècle.
Leurs épigones
Dante, Boccace et Pétrarque écrasent de leur
présence la littérature italienne du XlVe siècle. Celle-ci
existe et prolifère pourtant à l'ombre des Trois Couronnes. On se
contentera de citer de nombreux épigones du stilnovisme et du
pétrarquisme, des poètes comico-réalistes, des
commentateurs de la Divine Comédie, des écrivains religieux -
dont le recueil anonyme des Petites Fleurs de saint François - et
surtout des chroniqueurs, notamment florentins comme Dino Compagni,
contemporain de Dante, et Giovanni Villani, qui introduit le premier dans son
récit des données chiffrées. À quoi s'ajoutent des
conteurs, majoritairement toscans, dont Franco Sacchetti et son
Trecentonovelle. Tous ces écrivains portent témoignage de la
splendeur d'une culture municipale en son ultime et riche expansion et au
début de son déclin.
Les premiers humanistes
Sans jamais employer les termes d'humanisme et de Renaissance,
les écrivains italiens du XVe siècle sont conscients de
créer un temps nouveau, en rupture avec l'époque
antérieure, qui remet en vigueur les valeurs antiques. Créateurs
d'une philologie et d'une archéologie rigoureuses, ils éprouvent
aussi le sentiment que l'homme est le maître de son propre destin.
À Florence, menacée dans son indépendance
par les États du Nord et du Sud, se crée un groupe
d'intellectuels qui célèbrent la République, tels Salutati
ou Bruni, et animent des campagnes de recherche de manuscrits anciens, ou comme
Manetti et Palmieri, louent la dignité de l'homme et la vie civile. Hors
de Florence, les correspondants de ces humanistes partagent le même
enthousiasme pour la culture gréco-latine qu'ils admirent sur le plan
littéraire et moral.
Descendant d'une grande famille florentine exilée,
Léon Battista Alberti (1404- 1472) est le type même de l'humaniste
achevé : architecte, théoricien de la peinture et de l'urbanisme,
mathématicien, il écrit en latin comme en langue vulgaire. Son
oeuvre la plus connue célèbre les thèmes clefs de
l'humanisme, - action, raison, sagesse -, auxquels il ajoute une justification
du profit et une célébration du temps et de l'argent. À la
fin de son dialogue, Alberti conseille à
l'un de ses jeunes parents de faire carrière dans les
cours, cependant que Palmieri renonce à l'action au profit de la
contemplation. À l'exception de Venise, l'humanisme devient
littéraire puis courtisan : c'est la conséquence de la
montée en puissance des cours italiennes.
Laurent de Médicis et les néoplatoniciens
Maître officieux de Florence, banquier,
mécène, écrivain depuis sa jeunesse jusqu'à sa
mort, Laurent de Médicis (1449-1492) domine l'Italie de son temps.
Auteur d'un poème pastoral burlesque, du récit parodique d'une
chasse au vol, d'une représentation caricaturale d'un banquet
néoplatonicien, il s'oriente vers 1470 du côté du
néoplatonisme. Après la conjuration des Pazzi dont son
frère est victime, il n'échappe pas à une inspiration
pessimiste : triomphe de la Fortune, écoulement inexorable du temps.
Parmi les protégés du maître de Florence, se
trouvent artistes et écrivains ; citons parmi ces derniers Pulci, Ficin,
Landino, Politien, Pic de la Mirandole.
Auteur d'un poème chevaleresque d'inspiration
burlesque, le Morgante, Luigi Pulci (1439-1484) ne connaît le
succès que lorsque domine à Florence la « manière
bourgeoise ». Alors que l'emporte le néoplatonisme, il n'est plus
au goût du jour et doit même s'exiler.
Marsile Ficin (1433-1499) occupe une place d'influence. Vivant
en retrait dans une villa offerte par le grand père de Laurent, il y
invite un cénacle d'intellectuels et d'amateurs - dont les
Médicis - et traduit en latin Platon et d'autres philosophes. Dans ses
oeuvres et sa correspondance, il élabore une philosophie
néoplatonicienne où, recourant aux mythes, aux poètes et
aux philosophes antiques, il s'efforce de montrer que les diverses
révélations divines convergent dans le christianisme.
Cristoforo Landino (1424-1498), un autre des habitués
du cercle ficinien, démontre dans un dialogue la
supériorité de l'action sur la contemplation et donne un
commentaire à la Divine Comédie.
Angelo Ambrogini, dit Politien (1454-1494), percepteur du fils
de Laurent, compose des poèmes en grec, en latin et en langue vulgaire,
dont des Stances célébrant une joute de Julien de Médicis.
Professeur à l'université, il se consacre enfin à des
travaux d'érudition qui fondent une méthode philologique moderne.
Formé en Italie du Nord, Pic de la Mirandole (1463-1494) vient à
Florence en 1484 à l'invitation de Laurent. Formé à
l'école aristotélicienne, il s'efforce de la concilier avec le
platonisme ficinien.
Machiavel et Guichardin
Hors de Florence, les humanistes et les poètes en latin
et en langue vulgaire sont nombreux. Le plus digne d'être nommé
est Matteo Maria Boiardo (1440- 1494). Fidèle serviteur des Este, ce
Ferrarais est surtout l'auteur d'un poème chevaleresque, le Roland
amoureux. Épris de la belle Angélique, le chevalier est
réduit en esclavage par sa passion et ses aventures permettent au
poète de chanter les vertus d'un monde défunt. Le Roland amoureux
demeure inachevé en 1494 sur l'évocation des guerres d'Italie qui
vont traumatiser la péninsule pendant plusieurs
générations et susciter une profonde crise des mentalités.
De cette crise procède un renouveau de la pensée politique et de
l'historiographie.
Issu de la moyenne bourgeoisie florentine, Machiavel
(1469-1527) est nommé en 1498 chef de la seconde chancellerie de
Florence. Cette position lui permet de rencontrer tous les puissants de
l'époque mais il est chassé de son poste en 1512 lors du retour
au pouvoir des Médicis. Il compose alors Le Prince, les Discours sur la
première Décade de Tite Live, L'Art de la guerre, L'Histoire de
Florence, des comédies et une nouvelle. Le Prince propose au nouveau
prince que requiert la crise les moyens vrais du gouvernement : la ruse et la
force. Celles-ci sont, selon Machiavel, d'autant plus nécessaires que
les hommes sont méchants par nature. Ses commentaires de Tite Live et
L'Art de la guerre lui
fournissent l'occasion de mythifier la Rome républicaine
et de la proposer comme modèle pour le renouveau de la
société et de l'armée contemporaines.
Ami de Machiavel, mais de plus haute extraction que lui,
Guichardin (Guicciardini, 1483-1540) fait une brillante carrière en
Romagne au service des papes Médicis Léon X et Clément
VII. Après le retour des Médicis au pouvoir en 1530, sa fortune
décline et il se retire sur ses terres, où il compose L'Histoire
d'Italie. Ce récit qui commence en 1494, l'année des
catastrophes, s'achève en 1534. Guichardin y constate avec
lucidité et amertume l'incapacité des hommes à s'imposer
à une Fortune totalement imprévisible et leur conseille de
s'adapter au mieux aux variations du hasard.
Une littérature récréative
En cette première moitié du XVIe siècle qui
connaît tant de bouleversements, une littérature de divertissement
s'impose quasi naturellement.
Ainsi Jacopo Sannazzaro (l457-1530) compose à Naples
L'Arcadie, qui relate en vers et en prose une vie pastorale idyllique, dans un
monde et un espace d'évasion. À Ferrare, où les Este
attirent les poètes et les artistes, l'Arioste (1474-1534) domine la
scène. Son Roland Furieux, publié quelque cent cinquante fois au
cours du XVIe siècle, raconte après Boiardo les combats des
paladins et leur victoire finale. Le fil conducteur est la passion de Roland
pour Angélique, qui le conduit à la folie. Autour de ce
thème bourgeonnent mille aventures distrayantes dans un monde
désacralisé. Le but de l'oeuvre n'est que le divertissement et
l'occasion d'un éloge de la famille régnante à Ferrare.
Une autre réinvention du XVIe siècle est la
comédie. Un grand nombre des écrivains de l'époque, dont
Machiavel et l'Arioste, se font « comédiographes » en langue
vulgaire, tant le genre est apprécié. Personnages et intrigues
sont repris d'une tradition antique enrichie par le Décaméron.
Mais un autre phénomène capital est l'invention
et la mise en pratique de l'imprimerie qui va binetôt permettre la
diffusion à moindre prix du livre «
populaire ». La nouvelle est illustrée par de
nombreux auteurs : parmi eux, Bandello (1481-1561) et son traité des
bonnes manières, Giovanni Della Casa (1530-1550) et son Galateo ; de son
côté, l'Arétin (1492-1556) multiplie toutes les
opportunités, dont la flagornerie, la pornographie et le chantage, pour
s'assurer une position à Venise.
Le plus grand et le plus célèbre des auteurs de
traités du bon comportement est le mantouan Baldassare Casiglione
(1478-1589), dont le Livre du courtisan est bientôt traduit dans toutes
les langues d'Europe. Dans le cadre mythifié de l'ancienne Urbino, il
édifie le modèle du parfait gentilhomme et de la parfaite dame de
cour, qui savent se plier aux souvenances et aux circonstances.
Les errances du Tasse
La période qui va de 1550 environ à 1700 est
marquée par deux événements. Signée en 1558, 1a
paix de Cateau-Cambrésis met fin aux guerres d'Italie ; la domination
espagnole va assurer une longue période de paix à la
péninsule au prix de son asservissement quasi général.
D'autre part, la Réforme protestante entraîne une vive
réaction de l'Église catholique. Lors du concile de Trente
(1545-1563), Rome proclame l'autorité absolue du pape, la
stabilité des dogmes. Le contrôle des activités culturelles
est renforcé par l'Inquisition, le Saint-Office, l'imprimatur et
l'Index. Face à ces deux événements, certains les
écrivains italiens s'efforcent, non sans drames parfois, de se conformer
à la règle. Les autres s'insurgent.
Parmi les premiers, le Tasse (1544-1595), originaire de
Sorrente, se retrouve à Ferrare où il devient poète
officiel de la cour. Il y compose un poème épique, La
Jérusalem délivrée, et y fait représenter une
pastorale, L'Aminta. Mais tourmenté par les critiques, pris d'angoisse
quant à son orthodoxie, mal à l'aise à la cour, il fait un
scandale et est enfermé dans un couvent. Ayant pu s'évader, il
erre du nord au sud de l'Italie. De retour à Ferrare, il fait une
nouvelle crise et est enfermé durant sept ans à l'hôpital
Sainte-Anne. Libéré en 1586, il reprend ses errances en Italie et
publie à Rome la Gerusalemme riconquista. La Liberata se situe dans la
tradition chevaleresque ferraraise
mais son sujet est historique et le poème exalte la foi
chrétienne. Quant à la Conquistata, elle est expurgée de
tous les épisodes magiques ou érotiques.
Galilée et ses émules, l'expérimentation
contre le dogme
Au sein de l'indiscutable grisaille qui domine la
littérature italienne du XVIIe siècle brillent les savants.
Galilée domine la scène. Professeur à Pise puis à
Padoue, il met au point le télescope, qui permet de découvrir
quatre satellites de Jupiter et les tâches lunaires. Rentré
à Florence, il adhère aux théories du chanoine Copernic
qui ne placent plus la terre au centre de l'univers. Situé au centre
d'une république européenne des savants, il recourt à la
langue vulgaire pour diffuser ses idées. On sait le procès fait
à Galilée et son adjuration ainsi que ses dernières
années passées en résidence surveillée, durant
lesquelles il publie hors d'Italie ses Discours et démonstrations
mathématiques.
Alors que fleurissent en Italie d'innombrables
académies littéraires, de plus sérieuses académies
scientifiques apparaissent : telle l'Accademia dei Lincei, «
l'Académie des lynx », nouvelles structures d'accueil pour les
savants, distinctes des universités, et nouveaux pôles de
diffusion des idées nouvelles.
Parmi les réfractaires, Giordano Bruno (1543-1600),
dominicain, fait ses études à Naples, où il
s'intéresse plus au néoplatonisme qu'à
l'aristotélisme. Contraint à l'exil, il se convertit au
calvinisme et finit à Rome sur le bûcher. Méridional et
dominicain comme Bruno, Tommaso Campanella (l560-l639) tente d'expliquer le
monde sans recourir à la métaphysique. Il abjure en 1594. De
nouveau arrêté pour sa participation à une révolte
contre les Espagnols, il feint la folie pour échapper à la peine
capitale. Dans son cachot il imagine une cité utopique, la Città
del sole.
La littérature baroque
Reste enfin à évoquer la foisonnante
littérature dite baroque, qui domine au XVIIe siècle par le
nombre et la diversité de sa production. C'est le cas d'un nouveau
genre, le roman avec ses personnages, thèmes et horizons multiples.
La tragédie, qui supplante la comédie -
irrévérencieuse - représente le triomphe de la raison de
Dieu, par exemple dans la Reine d'Écosse de Della Valle (1560-1628) qui
glorifie le martyre de Marie Stuart. Au théâtre encore la commedia
dell'arte et le mélodrame réduisent la parole au
bénéfice du geste et de la musique. La poésie lyrique
enfin, très abondante, recherche la stupeur du lecteur par le recours
à la pointe, au bizarre, à l'extravagant, qui traduisent
eux-mêmes un sentiment général éprouvé par le
siècle du passager et du transitoire.
Giambattista Marino (1569-1625), le Chevalier Marin pour les
Parisiens, triomphe avec L'Adone, poème fleuve de quarante deux mille
vers, hymne à l'Amour vu comme la source d'une énergie
universelle imprégnant et inspirant toute la nature et les
créatures.
Les Angevins à Naples, naissance d'une capitale
Jacques Heers
Professeur honoraire de l' université Paris
IV-Sorbonne
Néapolis, ville nouvelle fondée par des colons
grecs au VIe siècle avant notre ère, restait encore
imprégnée de culture hellénique lorsqu'elle devint,
à l'époque romaine, la plaisante ville chantée par Horace
et Virgile. Le christianisme s'y développa précocement, comme
l'atteste la présence des catacombes de San Gaudioso et du
baptistère du duomo, mais lors de la chute de l'empire, les Napolitains
se rallièrent en nombre au parti des Goths et s'attirèrent les
foudres de Bélisaire en 536. Reprise un temps par les Goths de Totila,
elle revint enfin à Byzance en 553 et resta sous le contrôle de
l'exarchat de Ravenne. Elle résista longtemps aux assauts des Lombards,
mais finit par succomber pour devenir peu de temps après, en 1077,
vassale des Normands. Dès cette époque, Naples sortit de sa
torpeur pour redevenir une brillante capitale culturelle, mouvement qui ne fit
que se confirmer quand l'empereur Frédéric II, qui avait
succédé aux Normands, lui accorda en 1224 le droit de fonder une
université. Mais, comme nous l'explique ici Jacques Heers, auteur
notamment de La ville au Moyen Âge en Occident (Fayard, 1990), c'est
surtout sous la dynastie angevine que la ville prit son essor et acquit les
traits de caractère que nous connaissons encore aujourd'hui...
La conquête angevine
Naples fut certainement l'une des toutes premières et
des plus brillantes villes de cour d'Occident. Fruit d'une conquête
armée, elle demeura française pendant près de deux cents
ans, de 1260 à 1440 environ, complètement transformée,
embellie et anoblie par une extraordinaire floraison de monuments et de
considérables réalisations urbanistiques.
Dixième enfant du roi de France Louis VIII et de Blanche
de Castille, frère cadet de Saint Louis, Charles, déjà
duc d'Anjou et comte du Maine par ses apanages, comte de Provence et de
Forcalquier par son mariage, fut couronné à
Rome roi de Naples et de Sicile par le pape français
Urbain IV. Il lui fallait encore arracher son royaume des mains des
héritiers de l'empereur Frédéric II. Il le fit grâce
à deux victoires successives, en 1266 à Bénévent
contre l'armée de Manfred, fils bâtard de Frédéric,
et en 1268 à Tagliacozzo contre le très jeune Conrad.
Si la sanglante révolte de 1282, connue sous le nom des
« Vêpres siciliennes », suscitée par le roi Pierre III
d'Aragon, gendre de Manfred, chassa les Français de Palerme et de
Sicile, Charles Ier puis ses successeurs, les rois et les reines angevins ont,
malgré plusieurs graves crises de succession et guerres civiles,
gardé Naples jusqu'en 1442, date où le dernier de ces Angevins,
le roi René, abandonna la ville aux Aragonais d'Alphonse le
Magnanime.
Le renouveau urbain
Alors qu'elle avait été quelque peu
délaissée par Frédéric II qui tenait sa cour et son
gouvernement à Palerme, sous Charles Ier et sous ses deux descendants
directs, Charles II (1285-1309) et Robert (1309-1343), Naples devint une
magnifique ville royale, un foyer de vie artistique et littéraire
modèle du genre, qui pouvait le disputer à Rome elle-même.
Durant soixante années, Naples ne fut plus qu'un immense chantier de
constructions. Roi conquérant, Charles Ier fit aussitôt renforcer
les murailles des deux forteresses dressées aux temps des Normands :
à l'est, le Castel Capuano, à cheval sur les murs d'enceinte
près de la Porte de Capoue au débouché de l'ancien
decumanus, et à l'ouest, le Castel dell'ovo, sur le front de mer,
dressé sur un promontoire étroit. Le roi n'y habitait pas et fit
construire en toute hâte, plus près de la ville, dans un quartier
salubre, le Castel Nuovo. OEuvre du maître français Pierre de
Chaule, commencé en 1279 et occupé par les offices et la cour
dès 1282 alors que ni le gros oeuvre ni les aménagements
intérieurs n'étaient achevés, cette énorme
forteresse, que les habitants subjugués appelèrent aussitôt
le Maschio Angioino, écrasait tout le voisinage de ses hauts murs et de
ses sept grosses tours protégées par de larges fossés.
La société
À l'installation des Angevins, Naples ne connaissait
d'autre structure que des sociétés de quartiers, les platee,
tocchi, sedili ou seggi, soumises chacune à une famille de nobles. Tenir
la ville impliquait de mettre fin à ce compartimentage poussé,
ici et là, jusqu'à l'absurde. Ce ne fut pas mince affaire mais la
détermination des souverains l'emporta. Les cellules nobles, noeuds de
résistance aux changements, une trentaine à l'arrivée de
Charles Ier, n'étaient plus que seize sous Charles II et seulement cinq
lorsque Robert, exaspéré par les actes de violence et les
vendettas qui opposaient sans cesse les seggi les uns aux autres, obligea les
plus faibles à s'agréger aux autres. Ces seggi, désormais
garants de la paix civile, veillaient au bon ravitaillement de la cité ;
ils faisaient garder les grains dans les fosse el grano et l'huile dans les
cisterne dell'olio ; ils contrôlaient les vendeurs de comestibles,
astreints à respecter les Capitoli del ben vivere ; ils percevaient les
gabelles, gouvernaient les oeuvres de bienfaisance et prenaient en charge la
conservation des archives. Les chefs des seggi tenaient leurs assemblées
dans de petits bâtiments, centres de concertations et de
décisions. Tous ont disparu mais les textes de l'époque et, bien
plus tard, nombre de lithographies en donnent de bonnes images.
C'étaient des édifices de plan carré, ouverts sur la voie
publique de chaque côté, coiffés d'une coupole, portant les
armes du seggio et souvent ornés de belles fresques et de figures
sculptées. Sans changer vraiment de visage, Naples devint plus
policée, mieux tenue en mains. Robert réussit même à
dégager et orner une belle place royale.
Naples devient un grand port
Naples ne disposait pas encore d'un vrai port. Le front de
mer, très étendu et fort diversifié, coupé de
toutes sortes d'accidents, n'offrait, comme d'ailleurs de très
nombreuses villes maritimes de l'époque, qu'une suite de plages et
d'échelles, lieux d'ancrages peu sûrs sans liens les uns avec les
autres, bordés seulement par des tronçons de route,
encombrés de dépôts de toutes sortes, de petits chantiers,
d'ateliers de corderie et de fours à biscuits. En quelques
décennies, de 1300 à 1340, les Angevins ont fait
de leur nouveau port l'un des tout premiers de la Méditerranée.
Les maîtres maçons napolitains ont construit deux môles et
deux arsenaux ; ils ont aménagé les accès et
réalisé une belle urbanisation des secteurs proches de la mer.
Les entrepôts de bois et les enclos à ciel ouvert ont
laissé la place à de solides et imposants immeubles où
s'installèrent les Génois, les Vénitiens, Marseillais et
Provençaux, Flamands même, qui pouvaient y accueillir leurs marins
et leurs marchands, y installer leurs bureaux, garder leurs balances et leurs
poids. Ces « loges » des marchands, régulièrement
alignées, ainsi sévèrement contrôlées par le
fisc royal, composaient un décor dont aucun port d'Occident ne pouvait
encore s'enorgueillir. Sous Charles II, la grande rue littorale était
achevée et des voies plus ou moins rectilignes joignaient les portes de
l'enceinte aux débarcadères. C'est alors que la notion de voie
publique s'est peu à peu imposée : ces voies canalisaient de
lourds trafics ; il a fallu les surimposer à un inextricable
réseau de venelles ou, tant bien que mal, élargir quelques rues
déjà en place. En tout cas, Naples, « la populeuse »,
capitale d'un vaste royaume, marché de consommation considérable,
grand port d'exportation des grains et des vins de Campanie, s'est
imposée comme une escale privilégiée sur les routes de la
Méditerranée : la botte de Naples était alors une
unité de mesure commune pour les vins en de nombreuses cités
marchandes d'Italie et d'Espagne.
Naissance d'une ville aristocratique
La ville de cour ne s'est pas insérée dans le
tissu très compact et encore peu ouvert, peu accessible aux cavaliers et
aux voitures, de la ville ancienne. Elle s'en est
délibérément écartée. Non loin du rivage,
à partir du Castel Nuovo qui s'entourait d'un parc et de jardins
agrémentés de fontaines, de grottes et de cages pour oiseaux
exotiques, s'est développée, à l'ouest de l'enceinte
citadine, une agglomération toute nouvelle et, bien sûr, toute
différente, embellie par les palais des princes angevins et de leurs
familiers, par les hôtels de l'administration et de la fiscalité
royales. Le centre de ce nouvel et prestigieux urbanisme, exceptionnel pour
l'époque, était la Corte del Vicario, le tribunal royal construit
dans les années 1308-1310, place où avaient ordinairement lieu
les joutes et les tournois, les cavalcades et les parades des cavaliers. Tout
à
côté, se dressait un ensemble monumental
imposant, unique en son genre, propre, comme le Maschio Angioino que l'on ne
perdait pas de vue, à frapper l'imagination et inspirer
révérence : la Chambre des Maîtres des Comptes, la Cour de
l'Amiral, les Archives royales et les Écuries du roi Robert.
Les premiers hôtels des princes datent de Charles II qui
y établit plusieurs de ses fils - il eut douze enfants. Philippe
d'Anjou, prince de Tarente, qui s'était d'abord logé, en 1295,
dans un vieux palais de la via Tribunali de l'ancienne cité, se fit
construire, en 1303, par le maître français Pierre d'Angicourt,
l'hôtel Tarentino. Les deux plus jeunes fils, Giovanni et Pietro,
occupaient l'hôtel Durazzesco, à l'ouest du Castel Nuovo et,
enfin, Raimond Bérenger eut un autre palais situé entre le Castel
Nuovo et le Castel dell'Ovo. On édifia aussi un nombre toujours plus
grands de belles résidences, per comodo de'cortigiazni, reflets et
témoins d'une vie de cour brillante et d'une administration qui
multipliait, de règne en règne, ses bureaux : pour Niccolo
secrétaire du roi, pour Raimondo de Cabannio maître des cuisines,
esclave maure affranchi, anobli et maître d'une belle fortune ; et
encore, en 1370, pour Raimondo d'Allegno et Jacopo Arcucci camériers,
pour Alferello di Capri et Poderico Petrella.
D'innombrables églises...
Sous tous les rois angevins, de Charles Ier à la reine
Jeanne II, petite-fille de Robert, Naples s'est couverte de nouvelles
églises, toutes ou presque toutes étroitement
insérées dans le tissu de la vieille ville. En effet la victoire
que les Angevins avaient remportée sur les troupes germaniques avait
été ressentie comme un don du ciel, un véritable miracle.
C'est alors que l'on fit de saint Janvier le patron de Naples et de la famille
royale, lui qui avait été au IIIe siècle
évêque de Bénévent, ville où fut
écrasée l'armée de Manfred en 1266. L'appui de
l'Église et l'alliance avec Rome ne se sont jamais démentis.
Charles était sénateur de Rome et les rois de Naples, à la
tête de leurs armées, sont régulièrement venus
à l'aide de la papauté en Italie.
Sous Charles Ier, les fondations d'églises marquent la
détermination du roi et de ses familiers de rendre grâce à
ceux qui, lors de la guerre de conquête, avaient prié pour eux.
Les franciscains s'établirent à San Lorenzo Maggiore et à
Santa Maria la Nova. Trois chevaliers français, sur un terrain proche de
la Porte neuve cédé par le roi, firent construire Sant'Eligio,
église flanquée d'un hospice pour les pauvres et les malades. Le
monastère de Santa Maria del Realvalle, oeuvre du maître
français Gauthier d'Asson, fut spécialement dédié
à la commémoration de la victoire de Bénévent.
et monastères...
Au temps de Charles II, la famille royale connut dans tout
l'Occident chrétien une vraie réputation de piété,
de ferveur religieuse et même de sainteté. La reine Marie
était la petite fille de sainte Élisabeth de Hongrie, fondatrice
du grand hôpital de Marburg. Le souvenir de saint Louis, la vie
édifiante du fils aîné du couple royal, Louis, franciscain,
évêque de Toulouse, qui fut canonisé dès 1317, les
liens étroits avec les franciscains, imposaient une image sacrée
de la dynastie. Le roi Charles, lui-même auteur d'un livre de
dévotion, avait fait exécuter, de 1304 à 1306, par
Godefroy et Guillaume de Vézelay, l'imbusto, grand reliquaire de saint
Janvier. Sa politique et ses dons s'appliquèrent à transformer et
agrandir plusieurs églises pour en faire de grands temples tels d'abord
San Domenico et la nouvelle cathédrale consacrée à la
Vierge. Les travaux de l'église et du couvent de San Pietro Martire
(Pietro di Verona) dominicain, ennemi des hérétiques, mort en
1252 et canonisé par Innocent IV, furent financés par les biens
confisqués aux hérétiques, en fait aux chevaliers
allemands qui avaient combattu les Angevins. Les dominicains reçurent
aussi San Pietro a Castello et les ermites de saint Augustin San Agostino alla
Zecca. L'église de San Lorenzo, enfin, fut élevée sur un
terrain occupé par de petites boutiques, oeuvre elle aussi de
maîtres français, qui devait accueillir les premiers monuments
funéraires de la famille royale et de ses proches. À
l'emplacement de l'ancien monastère damianita di Santa Maria,
détruit par un incendie en 1298, la reine Marie fit reconstruire une
nouvelle église, Santa Maria Donna Regina, temple monumental.
L'oeuvre maîtresse du temps de Robert et de la reine
Sancha, est Santa Chiara, couvent franciscain et église consacrés
à saint Louis de Toulouse, frère du roi, dont les reliques furent
gardées dans le sanctuaire. Dans le même temps, la reine fit
édifier un couvent de clarisses et trois monastères : Santa Maria
Egiziana, Santa Croce et Santa Maria di Magdala. Par la suite, les
constructions se firent certes plus rares mais deux règnes se sont
encore illustrés par de remarquables réalisations : celui de
Jeanne Ière (1343-1381) par l'Incoronata où fut
célébré son mariage avec Louis de Tarente, et celui de
Ladislas (1399-14 14) par San Giovanni a Carbonara, magnifique sanctuaire,
où l'on peut, aujourd'hui encore, voir les grands tombeaux de Ladislas,
de Jeanne II et de son conseiller et amant, Gianni Caracciolo.
La Renaissance napolitaine
Cette cour de Naples demeura tout au long des règnes
l'un des grands foyers culturels, un des plus actifs centres de création
artistique et littéraire de l'Occident. Charles Ier déjà y
amenait à sa suite des Français. Ses successeurs en
appelèrent d'autres : poètes, conteurs, juristes et clercs,
architectes, peintres et sculpteurs. Adam de la Halle vint d'Arras
s'établir à Naples en 1283 et y résida jusqu'à sa
mort, en 1288 ; il y fit maintes fois représenter le Jeu de Robin et
Marion et commença même à composer un poème
épique à la gloire de la dynastie angevine, La Chanson du roi de
Sicile. C'est pourquoi les familles nobles donnaient les noms de Robin, Marion
et Péronnelle à leurs enfants. Sont aussi venus à la cour
des Angevins des artistes et écrivains de Rome et de Toscane,
protégés par le prince. Simone Martini, installé en 1315,
y peint une Vie de saint Louis de Toulouse où le roi Robert
reçoit la couronne royale des mains de son frère. Deux ans plus
tard, Simone fut fait chevalier de la cour. Giotto a travaillé pendant
quatre ans, de 1329 à 1333, sur trois chantiers du roi, lui aussi
comblé d'honneurs. De même pour les lettres : le roi Robert fut
couronné « prince des poètes » par Pétrarque.
Boccace vécut de longues années à Naples, de 1327 à
1341. Il y fréquentait assidûment la cour et y écrivit
plusieurs nouvelles du Decameron ; toute sa vie il n'a cessé d'intriguer
pour y retourner et y obtenir un grand office de cour. Francesco Laurana
sculpteur, auteur en 1444, du magnifique portail du Castel Nuovo, du
temps des Aragonais, fut accueilli à la cour du roi
René à Aix-en-Provence et en Avignon. Il y vécut dix
années, chargé de nombreuses commandes, dont le Portement de
Croix qui se trouve aujourd'hui à Saint-Didier d'Avignon, et le tombeau
de Jean Cossa, maintenant à Sainte-Marthe de Tarascon. De telle sorte
que l'art italien, que nous appelons « Renaissant », s'est
formé non à Florence et à Sienne mais principalement dans
cette ville de cour. Et que l'installation des premiers artistes italiens de
cette « Renaissance » date, non de François Ier et de
Léonard de Vinci, mais bien de René et des Angevins de Naples, un
demi-siècle plus tôt.
En 1442, Alphonse V d'Aragon, qui avait été un
temps désigné comme héritier par la reine Jeanne II, se
couronna roi de Naples. La ville brilla d'une intense vie intellectuelle :
fécondée par l'arrivée massive de Byzantins
réfugiés après la chute de Constantinople, elle rivalise
alors avec la Florence de Laurent le Magnifique mais, en 1503, Naples devient
possession des Bourbons d'Espagne dont les vice-rois imposent pour deux
siècles une autorité austère étrangère
à l'esprit napolitain. Il faudra attendre l'arrivée des Bourbons
en 1734, pour que la vie napolitaine retrouve tout son éclat...
Florence, cité subtile
Jacques Heers
Professeur honoraire de l' université Paris
IV-Sorbonne
Florence, cité merveilleuse au passé
mouvementé, connut ses plus grandes heures de gloire au Moyen Âge
et à la Renaissance où elle faisait déjà
l'admiration de toute la chrétienté pour la beauté de ses
édifices et sa prospérité économique. Le pouvoir,
rapidement contrôlé par les riches familles de marchands, devint
l'enjeu de guerres civiles, aux termes desquelles le clan des Médicis
prit le contrôle de la ville. C'est ce développement progressif et
mouvementé de la cité florentine que nous retrace Jacques Heers
auteur notamment de La ville au Moyen Âge en Occident (Fayard, 1990) et
de Machiavel (Fayard, 1985).
Légendes de fondation
Florence fut fondée en 59 av. J.-C., mais les
Florentins, pour mieux servir leur gloire, se sont forgé deux
légendes. Une chronique anonyme du XIIe siècle, De origine
civitatis, reprise maintes et maintes fois, enjolivée encore au cours
des temps, lie cette fondation à la conjuration de Catilina.
Révolté contre la Commune de Rome, celui-ci se serait
retranché dans Fiesole. Ses armées infligèrent alors une
lourde défaite à celles du Sénat commandée par un
nommé Fiorino, héros éponyme de Florence. César
vint à bout de Fiesole, fit détruire la forteresse et installa la
moitié des habitants, encadrés par ses vétérans,
sur le lieu même où Fiorino avait été tué.
Catilina s'enfuit et fonda Pistoia ; mais il avait séduit la veuve de
Fiorino et eut d'elle un fils, Uberto, ancêtre des Umberti qui, gibelins
et rebelles, furent chassés de la cité, poursuivis jusque dans
leurs retranchements de l'Apennin et anéantis. Florence pouvait
s'affirmer ville loyale, championne de l'orthodoxie politique et de la paix.
L'autre légende fait remonter la construction de la
ville au premier roi d'Italie, Atalante ou Atlas, père de trois fils
qui, pour se partager le royaume, allèrent consulter le dieu Mars.
Italus régna sur Fiesole. Dardanus et Sicanus s'établirent dans
la vallée de l'Arno, dressèrent des autels, sacrifièrent
veaux et moutons, prièrent pour la paix,
célébrèrent des mariages et des jeux, organisèrent
des marchés et firent bâtir un temple magnifique en arrachant
marbres blancs et noirs de Fiesole : ce sera plus tard le baptistère
Saint-Jean. Ils dressèrent une grande statue de Mars sur une haute tour,
près du fleuve. Le sort de la ville était lié à
cette statue, qui ne devait être ni mutilée ni
déplacée.
Ces traditions demeurèrent pendant longtemps dans les
mémoires. Dante met en scène, dans La Divine Comédie, son
trisaïeul, Cacciaguida, qui parle du bon vieux temps où les femmes,
« sobres et pudiques », tout en filant la laine, se faisaient conter
les belles histoires de Fiesole et de Rome. Les Florentins n'oubliaient pas non
plus de rappeler que leur ville fut fondée au printemps, au temps des
Floralia, et que la cité romaine, outre le temple à Mars, dieu
guerrier et dieu de la fécondité que l'on ornait, au mois de
mars, de feuillages et de fleurs, en avait aussi dédié un
à Northia, déesse étrusque de la Fortune.
Une cité phare de la chrétienté
La statue de Mars disparut définitivement dans l'Arno
lors de la crue de novembre 1353. Funeste présage : famine en 1356,
peste de 1358. Mais, de son passé romain, Florence tirait sa force et sa
réputation. En 1280, elle avait associé Hercule à saint
Jean-Baptiste, son patron. À l'emblème du lys, elle joint celui
du lion, le marziocco, symbole de souveraineté et de puissance. La
Commune veille à tenir des lions en cage sur la place de la Signoria ou
près du baptistère Saint-Jean. Elle s'affirme comme la citadelle,
le refuge de la foi chrétienne et de l'orthodoxie. Elle fête ses
héros et ses martyrs, premiers chrétiens : le diacre Laurent venu
enseigner la parole du Christ avec des marchands syriens,
Félicité, sainte de Palestine, Minies, martyrisé en 250 et
enterré sur une colline toute proche, à San Miniato, et au VIIe
siècle, Reparata,
sainte venue d'Orient. La vie sociale et la vie politique
même se sont, tout au long des siècles, ordonnées autour de
trois pôles religieux, illustres sanctuaires des temps
héroïques : la Badia, « l'abbaye », fondée en 967
par la veuve du marquis de Toscane, le monastère et l'église de
San Miniato, construits de 1014 à 1050 par l'empereur Henri II et
l'évêque Ildebrand, et le monastère de Vallombrosa,
fondation d'une famille de nobles florentins, Jean Guilbert à leur
tête, pour lutter contre les mauvais clercs et les évêques
indignes. Car Florence fut l'un des plus solides bastions de la réforme
grégorienne, réforme du clergé et émancipation de
l'Église du pouvoir des laïcs. En 1055, un concile réunit
cent vingt évêques qui imposèrent cette réforme
à l'empereur. Quatre années plus tard, Gherardo,
évêque de la ville, devint pape sous le nom de Nicolas II ; il fit
déposer l'anti-pape désigné par les nobles romains et
décréter que le souverain pontife ne serait plus élu que
par les cardinaux. Pape, il vécut et mourut à Florence. En 1082,
la ville soutint un siège de dix jours par les armées
impériales et en 1280, fit excommunier l'empereur Otto de Brunswick.
Elle reçut très tôt les ordres mendiants : les dominicains
à Santa Maria Novella, les franciscains à Santa Croce. Pouvoir
civil et religion s'identifiaient l'un à l'autre : le caroccio, char
guerrier, était gardé dans le baptistère Saint- Jean,
celui-ci entretenu par les grands marchands de l'Arte di Calimala, refait
complètement et orné de marbres précieux et de
mosaïques en 1280. La cathédrale, dédiée d'abord
à Santa Reparata, prit le nom de Santa Maria del Fiore, nom qui
suggère une divination de la ville elle-même. C'est à
Florence que s'est tenu, au prix de grands sacrifices financiers, en 1439, le
grand concile oecuménique qui vit le ralliement de l'Église
grecque à la papauté, avant que tout ne soit remis en question
à Constantinople.
De la bourgade romaine à la prospère cité
médiévale
De simple bourgade, la ville était devenue l'une des
plus vastes et certainement l'une des plus riches cités de tout
l'Occident. Non par le fait d'un prince, par l'afflux d'officiers et de
courtisans, mais par une lente élaboration, fruit d'un travail constant
et reflet d'une réelle prospérité. L'enceinte romaine
n'enfermait qu'un espace de trente-sept hectares. La première enceinte
communale, construite en seulement deux ans, de 1173 à 1175, l'a
porté à quatre-vingt dix-
sept. Mais il fallut un demi-siècle, de 1284 à
1333, pour bâtir celle qui donna à la ville enclose une superficie
de quatre cent trente hectares, muraille haute de douze mètres, longue
de huit mille cinq cents, qui comptait soixante-treize tours, quinze fortins,
quatre grandes portes et huit poternes. En 1252, l'on construisit le Ponte
Vecchio, le troisième sur l'Arno. Les Conseils se tenaient dans les
églises ou dans des maisons louées pour la circonstance, mais,
vers 1230, fut édifié le premier Palazzo del Comune,
détruit en 1235, remplacé par celui dit « du Bargello
». Le Palazzo del Popolo, qui devint Palazzo dei Priori puis della
Signoria, fut commencé en 1298 ; on désigna douze citoyens pour
« qu'ils s'appliquent à chercher le lieu le plus convenable et la
forme la plus adéquate de façon à ce qu'il rende les
meilleurs services et que sa construction engage le moins de dépenses
».
Le respect des deniers publics inspire toute la politique mais
la ville se dote tout de même d'un magnifique cadre monumental. On pave
les rues, on ouvre de grandes voies, et l'on dégage surtout, non sans
mal et de façon imparfaite, face à la résistance des
grandes familles, quelques places de grande allure : celle du Duomo tout autour
de la cathédrale et celle de Santo Spirito sur l'autre rive. La place de
la Signoria, commencée en 1307 par l'acquisition de plusieurs maisons,
agrandie en 1349 par la mise à bas de l'église de San Romolo, ne
fut terminée qu'en 1386 par le transport d'une autre église,
Santa Cecilia, plus à l'ouest. Florence, après tant de villes
d'Italie, après Bologne notamment, avait alors de belles places
publiques, deux siècles avant Paris et d'autres capitales.
L'essor des grandes compagnies de marchands-banquiers
La ville faisait l'admiration de toute la
chrétienté par ses richesses et mit l'une de ses grandes familles
d'hommes d'affaires à la tête des affaires publiques, avant d'en
faire des princes et des papes. Cependant, ville de l'intérieur,
située sur les rives d'un fleuve impétueux, entourée de
montagnes d'accès difficile, elle ne fut, pendant longtemps, en aucune
façon liée au lointain trafic international et ne devait rien ni
à la mer ni au commerce des épices exotiques qui, nous dit-on,
firent seules la fortune de ses rivales, cités portuaires,
Gênes,
Pise et Venise. Elle n'a pas manifesté beaucoup
d'intérêt pour l'Orient et s'en est écartée en
1340-1350, après les retentissantes faillites de ceux qui s'y
étaient engagés trop avant. Dès lors, les Compagnies, -
Medici, Strozzi, Guardi - entretetinrent des filiales ou des succursales de
Séville à Bruges et à Londres, mais n'avaient pas le
moindre facteur ni le plus petit commis à Constantinople, à
Beyrouth ou au Caire. La fortune de Florence ne s'est pas faite sur le poivre
ni même sur le coton mais d'abord sur les produits du terroir tout
proche, sur les grains, sur les laines et les cuirs des troupeaux, sur le
safran récolté dans la vallée et qui valait plus cher que
toute autre « épice ». Très tôt ses draps, lourds
mais d'une merveilleuse souplesse, teints et foulés à la
perfection, faisaient prime aux foires de Champagne et dans tout l'Occident.
Les drapiers de l'Arte de la lana, maîtres chacun d'une bottega, y
veillaient, décidaient des approvisionnements en matières
premières et distribuaient le travail à de nombreux ateliers
très modestes, domestiques pour la plupart, dans la ville ou dans des
dizaines de villages jusqu'à dix lieues de là. Les grandes
compagnies possédaient des botteghe de laine ou de soie, mais
s'adonnaient aussi au commerce, gros et détail, vendant du blé
aux citadins au-dessous des bureaux d'où partaient ordres et commandes
pour de lointains comptoirs ; elles pratiquaient prêts et
dépôts, change et trafics de l'argent, transports terrestres et
maritimes. C'est alors que les Florentins, qui contrôlaient le port de
Pise, organisèrent à leur tour, après Venise, des convois
de galées qui, chaque année, gagnaient la Flandre et
l'Angleterre.
Les grandes compagnies florentines ne portaient d'autre nom
que celui de la famille. Aucun des associés ne devait exercer
d'activité ailleurs. Elles s'affirmaient par une remarquable
stabilité ; on ne faisait les comptes et on ne renouvelait les contrats
que tous les six ou sept ans. Les directeurs des filiales demeuraient en place
dix ou quinze ans et les Bardi ont, au total, duré soixante-dix ans.
L'ère des Médicis : de la mainmise totale à
la disgrâce, de la disgrâce au retour en force
C'est de l'une de ces familles de marchands et banquiers que
sont sortis les maîtres de la ville au XVe siècle, tyrans, puis
seigneurs de la cité, puis princes et ducs. Le succès des
Médicis n'était pas dû à un coup de force comme les
Sforza à Milan, mais à l'argent, aux intrigues et aux
compromissions, à l'art surtout de ruiner les ennemis et de
maîtriser tous les ressorts et d'ourdir les pièges du jeu
politique ; tout cela a été magnifiquement décrit par
Machiavel dans son oeuvre maîtresse, les Histoires florentines. Florence
a vécu pendant plus de trois siècles sous un gouvernement qu'elle
appelait la Commune, d'abord aux mains de Collèges restreints puis,
à deux reprises, sous un Popolo - mot que l'on ne doit pas traduire par
« peuple » - sous le contrôle des arts, associations de
métiers où les arti magiori, le popolo grasso, faisaient la loi.
Le pouvoir n'a jamais échappé aux grandes familles, qui
s'opposaient les unes aux autres lors des guerres civiles entre les partis,
guelfes et gibelins puis noirs et blancs, et en arrivaient même, comme en
1378, lors de la révolte dite des Ciompi, à susciter la
rébellion des arti minori pour affaiblir l'adversaire. L'une des
factions l'emporta, monopolisa toutes les charges publiques mais celles-ci
furent bientôt confisquées par les Médicis. Ils
s'étaient fait connaître déjà au XIIIe siècle
: une famille vraiment honorable, habile aux jeux de la finance, plus encore
peut-être à placer les siens dans les Conseils du gouvernement
communal. Le clan s'affirma sous Francesco de Bicci qui, en 1382, se fit
immatriculer dans l'Arte del cambio. Leur force tenait à l'insolente
réussite de leurs deux grandes banques et à l'étonnante
cohésion du clan formé de neuf branches, toutes solidaires. En
1429, aux funérailles de Giovanni, frère de Francesco, trente-six
Médicis, chefs de familles, étaient présents.
Solidarité renforcée par d'étroits liens de voisinage :
leurs palais se situaient tous dans le quartier de San Giovanni, entre le Ponte
Vecchio et le Duomo ; leurs châteaux et leurs fiefs tous dans le Mugello,
la vallée de la Sieve, affluent de la rive droite de l'Arno. Ils se
rendaient de fréquentes visites et tenaient des assemblées, sous
la conduite d'un patriarche, chef incontesté. Leurs amici se comptaient
par centaines ; ils payaient leurs dettes et leur prêtaient de l'argent,
leur réservaient des offices dans leurs banques et dans
l'administration. Ils unirent quatre de leurs filles à quatre familles
de leurs alliés, grands banquiers eux aussi, les Bardi, Tornabuoni,
Salviati et Gianfigliazzi. Côme, fils de Giovanni, épousa
Catherine Bardi en 1413.
Proscrits en 1433, les Médicis reviennent en force en
1434, seuls maîtres désormais, tous au faîte des honneurs :
Côme est acclamé comme un triomphateur par une foule immense. Ils
n'avaient qu'un seul élu aux offices en 1433 ; ils en eurent vingt et un
en 1440. Leurs partisans faussaient les élections et les tirages au sort
pour la désignation des magistrats. Contre les ennemis, le fisc : «
s'il restait quelque suspect, il se trouvait bientôt écrasé
par de nouvelles taxes » (Machiavel). Ruinés, condamnés au
bannissement honteux, les Strozzi et autres grandes familles hostiles ne
comptaient plus. Après Côme, ce fut Pierre le Goûteux puis
Laurent le Magnifique, marié à Clara Orsini. L'assassinat de son
frère Julien, et la conjuration des Pazzi en 1478 ne mirent nullement
les Médicis en danger. Ils défiaient le pape, ne tenant aucun
compte de l'interdit lancé par Sixte IV contre Florence, et firent la
paix la tête haute grâce à l'appui de Louis XI.
En novembre 1494, Pierre, fils de Laurent, incapable de
résister à la colère de la rue entretenue par les
prêches de Savonarole, quitta la ville tandis que les pillards
envahissaient son palais. Au gouvernement de Savonarole, brûlé en
1498, succéda une sorte de régime « républicain
» sous la conduite d'un « Gonfalonier de Justice ». C'est le
temps où Machiavel fut secrétaire de la Signoria. Mais les
Médicis revinrent dans les fourgons des troupes espagnoles dont la
victoire à Prato sema un vent de panique dans Florence. Lourde
disgrâce de Machiavel et retour triomphal de ces Médicis
accueillis par des foules en délire : de Julien, fils de Laurent le
Magnifique, de son frère Jean qui devint pape l'an suivant (Léon
X), du capitaine Jean des Bandes noires, puis de Jules, fils naturel de Julien
assassiné en 1478 et qui fut pape en 1523 (Clément VII).
En 1537, Côme, fils de Jean des Bandes noires, prit le
titre de duc de Florence.
L'Italie au siècle de Dante et de
Giotto
Elisabeth Crouzet-Pavan
Professeur d'histoire du Moyen Âge à
l'université Paris IV-Sorbonne
Il y a une vraie difficulté à vouloir
écrire une histoire de l'Italie au XIIIe siècle. Non seulement
parce que l'Italie n'existe pas alors, puisque, on le sait, l'unité
italienne s'est faite durant le XIXe siècle. Mais, plutôt parce
que cette histoire semble comme infiniment se diviser, se fragmenter. Bien
sûr, il existe une réalité physique italienne et une image
de cette réalité, relativement précise depuis
l'Antiquité, affirmée grâce aux progrès de la
connaissance géographique et de la représentation cartographique
dans l'Italie du XIIIe siècle. D'un territoire modelé par la
géographie mais également par l'histoire, une conscience se
manifeste. Comme elle se manifeste encore dans les sources littéraires
du temps. Utilisant la référence italienne, celles-ci se
rapportent moins à la réalité politique et quotidienne
qu'à une culture, une tradition. Sans doute désignent-elles de
cette manière un espace plus culturel que matériel,
caractérisé, à les suivre, par une civilisation. Sans
qu'il y ait lieu de s'en étonner, cet attachement à l'«
Italie » est particulièrement notable chez les exilés,
volontaires ou involontaires, tous ceux nombreux qui vivent loin de leur pays
ou en ont été, un temps, chassés et pour lesquels le terme
« Italie », ou plutôt son imaginaire, a des résonances
fortes. Élisabeth Crouzet-Pavan auteur de Enfers et Paradis, L'Italie de
Dante et de Giotto (Albin Michel, 2001) nous montre comment, au-delà des
divisions qui semblent l'emporter, le XIIIe siècle italien se
caractérise par un dynamisme et une vitalité exceptionnels.
Un réseau urbain remarquable
Il suffit de considérer une carte de la
péninsule quand s'achève le XIIIe siècle. Quelques grandes
frontières politiques, celles du royaume d'Italie, du royaume de Sicile,
des États de l'Église ou de la République de Venise
organisent l'espace. Mais il n'y a rien là de particulièrement
original au regard d'autres situations occidentales. En revanche, la
singularité italienne se manifeste au
premier regard. Des Alpes à Rome, car le Sud
diffère, un réseau urbain étonnant se découvre, une
hiérarchie de villes géantes, grandes, moyennes, petites. Au
nord, dominent Milan et Venise, avec au moins cent mille habitants, et dans une
moindre mesure, Gênes. En outre, dans la plaine du Pô, de la
Lombardie à la Vénétie, une abondance de cités
peuplées vient accentuer l'impression de richesse et de dynamisme. Il en
va de même au centre de la péninsule, en Toscane. Florence ne
cesse de croître avec près de cent mille habitants. Suivent Pise
et Sienne qui compteraient de quarante à cinquante mille habitants.
Lucques et Arezzo viennent ensuite et approchent les vingt mille habitants.
Quatre villes occupent l'échelon inférieur. Prato et Pistoia
rassemblent un peu plus de dix mille habitants ; Volterra et Cortona sont
certainement d'une taille plus réduite. Sept ou huit villes plus
modestes forment la base de la pyramide.
Identités et particularismes
En somme, l'urbanisation italienne est exceptionnelle. Mais
elle n'est qu'un élément, spectaculaire, au sein d'un
exceptionnel système de vie. Chacun de nos centres urbains, quelle que
soit sa consistance démographique, s'accroche à ses traditions,
à sa mémoire, à son identité. Et cette
identité se nourrit d'un terreau culturel que nourrissent des
particularismes nombreux. À côté du latin des
chancelleries, la dynamique de la langue « vulgaire » est, bien
sûr pour l'écrit, déjà enclenchée. N'oublions
pas que dès 1225, François d'Assise compose, avec le Cantique de
frère Soleil ou des Créatures, le texte fondateur de la
littérature religieuse en langue italienne. Mais ce volgare n'a rien
d'uniforme. Même si le toscan, servi par Dante qui lui offre en 1305,
avec le De vulgari eloquentia, une première « défense et
illustration », entame une forte poussée, à Bologne,
à Palerme ou à Venise, la langue vulgaire, dans sa forme locale,
résiste sans peine. D'une ville à l'autre, d'une
communauté à l'autre, les mots et l'accent comme les poids et les
mesures changent, la loi se soumet à la rédaction statutaire du
lieu, la même monnaie n'est pas dominante. Au marché, sur la
façade d'un bâtiment public, ou au siège d'un office
administratif, il faut donc conserver ce que vaut la mesure d'un pas, d'un
bras, ce qu'est la taille réglementaire d'une brique ou des mesures pour
vendre le
vin. Cette dimension civique particulière est encore
soulignée au quotidien. On ne chôme pas partout les mêmes
jours de fêtes. On ne célèbre pas les mêmes saints.
Les dévotions locales, la trame de l'histoire ancienne ou plus
récente ordonnent le cours des jours et créent autant de temps
forts. Au gré du voyage dans l'Italie, le temps a ainsi pour une part la
couleur du lieu.
Ainsi prennent vie et force les diversités italiennes.
Et elles dépassent en intensité les diversités d'un monde
médiéval que l'on aime à décrire pourtant dans ses
divisions et ses étroits compartiments de vie.
L'espace italien hors de la péninsule
Une autre donnée vient enfin compliquer l'étude.
L'espace italien, ou plutôt l'espace des Italiens, n'est pas
enfermé dans la seule péninsule. Animée d'un mouvement
puissant, l'histoire se projette hors du cadre géographique qui est le
sien. Bateaux vénitiens et génois, d'une mer à l'autre,
transportent en effet les épices, le blé ou le sel tandis que les
banques toscanes prêtent de l'argent aux rois. Assurément,
d'autres que les Pisans ou les Siennois commercent et s'enrichissent. Reste que
c'est bien de l'Italie et de ses ports qu'est tôt venue la reprise des
trafics. Reste qu'a été mis en place un quasi-monopole italien
sur les transports maritimes méditerranéens. De surcroît,
force est de reconnaître des caractères exceptionnels à la
présence des Italiens hors de la péninsule. À
l'échelle du monde connu, ou presque, une véritable
ubiquité s'observe. Où sont les Génois, les Pisans, les
Florentins, les Vénitiens, sédentaires installés dans des
comptoirs ou marchands itinérants ? En Crimée et à
Constantinople, en Grèce et en Égypte, en Asie Mineure ou en
Albanie, en Espagne comme en Afrique du Nord, à Bruges et à
Londres. Tandis que les Vénitiens Polo avancent sur les routes de
l'Extrême Orient ou que des changeurs de Plaisance opèrent aux
foires de Troyes ou de Provins, des Lombards d'Asti ou d'ailleurs tissent leur
réseau d'intérêts dans les vallées savoyardes
à moins qu'ils ne s'installent dans les petites cités de la
Flandre française. Et tous ces hommes qui bougent disent l'ouverture du
milieu italien et ses liens à un monde plus vaste.
Un paysage rural aménagé
Tel peut donc être le constat de départ. Mais
sitôt s'impose un deuxième caractère original de l'Italie
du temps. Cette histoire, riche de ses fragmentations, a aussi multiplié
les traces et demeure visible dans les paysages et dans les documents. Traces
dans les paysages et ce sont les milliers de créations de bourgs francs
qui modifient irréductiblement les structures du peuplement ou bien les
routes ou le réseau des canaux. Cet espace de la campagne, du
contado,dont la ville considérait qu'il lui revenait de le
conquérir et de le dominer fut en effet durant ces décennies
aménagé et soumis. Les routes, les ponts ne permettaient pas
seulement les échanges locaux et les trafics à distance, la
circulation et le décloisonnement, la dynamique du peuplement. Les voies
principales,jalonnées par les hospices, les sites d'étape et les
forteresses favorisaient le contrôle, l'intégration. De la
Vénétie à la Toscane, du Piémont à la
Romagne, une véritable « politique » systématiquement
menée par les communes donna vie à un réseau routier,
dès lors continûment entretenu. Dans le même temps, d'autres
infrastructures, celles du contrôle des eaux, digues, canaux de drainage,
canaux d'irrigation, plus spectaculaires encore, transformèrent le
paysage dans la plaine du Pô par exemple. Le XIIIe siècle a donc
déposé des traces accusées et durables sur le paysage
rural.
Des villes en pleine transformation
Or, en milieu urbain, ces traces se manifestent
peut-être avec une plus grande clarté. La ville fut un bien
meilleur conservatoire encore. Des Alpes à Rome, les espaces urbains
italiens offrent à l'examen une gamme, étonnamment riche et
variée, d'interventions édilitaires et de réalisations
monumentales. Il y a comme une véritable filmographie de ce qu'a pu
être l'action de l'autorité publique. La construction des
nouvelles enceintes vient ainsi ponctuer une phase d'expansion urbaine et de
ponction démographique sur les campagnes qui fut formidable et continue.
C'est une interminable liste, où figurerait la quasi- totalité
des cités de l'Italie du Nord et du Centre, qu'il faudrait ici citer. Ou
encore, des aménagements hydrauliques améliorent les
infrastructures productives mais aussi l'hygiène et la beauté.
Des opérations de grande
envergure sont décidées à Gênes,
à Sienne, à Orvieto, à Viterbe ou à Pérouse.
Dans cette ville, l'aqueduc long de quatre mille pas, soutenu par une centaine
d'arches, réalisé à grands frais par quelques-uns des plus
grands ingénieurs du temps, conduit les eaux jusqu'au centre urbain
où elles affluent dans la très monumentale fontaine de la Piazza
Grande. Tout un programme iconographique est en outre élaboré
pour servir à l'ornementation de cette Fontana Maggiore.
Les chantiers à Venise, à Florence, à
Bologne ou dans des centres urbains plus modestes mais riches aussi
d'habitants, d'activités et d'un décor urbain, se
succèdent donc, plus nombreux encore entre 1280 et 1330. La gamme des
travaux accomplis est extrêmement vaste. Il est toutefois un secteur
où cette politique urbaine prend corps avec une particulière
vigueur. L'urbanisme communal, prioritairement, s'attache à
conquérir et à aménager les espaces publics. Partout, au
coeur de centres qui étaient densément bâtis et investis
par les maisons et les tours des grands lignages aristocratiques, on confisque,
on exproprie, on démolit. Des espaces sont dégagés, des
places, vite rayonnantes, sont créées, vite agrandies, mieux
desservies par un réseau de rues élargies, puis dallées,
et des palais publics sont construits, plus vastes, plus imposants, plus
ornés à mesure que le régime politique évolue et
que la commune se consolide. Aujourd'hui encore, de Milan à Pistoia, de
Vérone à Crémone, Sienne ou Spolète, les paysages
urbains témoignent de ce temps de transformation intense.
Une violence omniprésente
On en arrive ainsi à comprendre la cohérence et
l'identité de cette histoire de l'Italie du XIIIe siècle. De tous
les vers de Dante, celui où il pleure sur « la serve Italie »,
« auberge de douleur », « nef sans nocher dans la tempête
», sont sans doute les plus connus. Car l'espace italien n'est pas
seulement fragmenté. Il est livré, de manière quasi
continue, aux conflits. Au long du XIIIe siècle, s'affrontèrent
ici les grands systèmes politiques du temps, l'Empire, la
Papauté, la monarchie française. Mais pas seulement. L'histoire
ne se résume pas aux entreprises de Frédéric II, « le
dernier empereur », roi d'Italie, roi de Sicile, aux
excommunications que fulminent contre lui les papes avant que
viennent les interventions des Angevins dans le Sud italien. Les violences
s'enchaînent, partout et à toutes les échelles. Communes
contre communes, Guelfes contre Gibelins, faction contre faction, Blancs contre
Noirs, familles contre familles... La haine flambe, les affrontements
reprennent malgré les trêves, malgré les implorations de
paix, processions et prédications des frères mendiants dont les
couvents se multiplient dans toutes les villes du temps. La violence est
omniprésente et ses effets sont lourds. Il n'empêche que la
prospérité est souvent réelle, même si elle n'est
bien sûr pas diffuse de manière uniforme dans l'espace italien et
dans le prisme social. Il n'empêche qu'un puissant mouvement, synonyme
souvent d'invention, emporte cette histoire. Il faut alors comprendre et
admettre que, si cette société était une
société du conflit, elle sut aussi trouver des solutions
ingénieuses pour, vaille que vaille, vivre et fonctionner dans le
conflit.
Une admirable fécondité intellectuelle et
artistique
Un moment de création continuée, par lequel
l'Italie se distinguerait du reste de l'Europe médiévale,
paraît en effet avoir opéré durant ces décennies. Il
ne s'agit pas d'avancer que la péninsule serait un univers à
part. Mais l'histoire s'y découvre dans une fécondité
remarquable. Pour l'expliquer, il faut bien sûr invoquer la conjoncture
économique générale, favorable, et le trend
démographique. Dans les dernières décennies du XIIIe
siècle culmine un processus de croissance entamé depuis plus de
trois siècles. Mais il faut encore évoquer un dynamisme italien :
accumulation du capital et richesses longuement dégagées des
campagnes, mouvements des bateaux et mobilité des hommes, progrès
de la connaissance et évolutions de la pensée...
Cette capacité de création, elle se
découvre bien sûr de manière éclatante dans les
aspects artistiques. Dès les années 1280-1290, soit un
siècle plus tôt qu'ailleurs en Occident, les prémices de ce
que les historiens de l'art nomment la Renaissance s'annoncent en Toscane, en
Ombrie, en Latium. Une révolution picturale s'amorce. Sous l'action
conjointe d'une influence des modèles de l'Antiquité et d'une
sensibilité nouvelle aux formes, aux lumières, aux couleurs
de la nature, les peintres substituent peu à peu aux
formules byzantines jusqu'alors hégémoniques un système
figuratif davantage fondé sur la perception visuelle. La fresque surtout
s'impose comme moyen d'expression privilégié. Dans les
années 1290, les multiples commandes que Giotto reçoit attestent
l'éclat de sa renommée. Giotto, à ses contemporains
déjà, apparaissait en effet comme celui auquel la peinture, ou
plutôt la civilisation figurative, devait un renouvellement radical. S'il
possédait, comme le dira Pétrarque, cet « art revenu
à la lumière », d'autres toutefois participent à ces
bouleversements : Cimabue et sa Crucifixion dramatique avant le Christ
souffrant, aux chairs martyrisées, de Giotto encore, Cavallini et ses
fresques du Jugement dernier mais aussi Nicolà Pisano ou Arnolfo di
Cambio, puisque, dans ces évolutions du langage formel, la part des
sculpteurs est capitale. Mais l'invention agit aussi dans le monde des
affaires, progrès de l'industrie lainière et « invention de
l'invention » en matière de trafics, de change, de banque avec les
lettres de change ou les compagnies financières. Mais elle se manifeste
également au coeur du politique grâce à un vigoureux
processus institutionnel et à l'élaboration d'un savoir
juridique, administratif, technique.
Quand commence le XIVe siècle, en dépit des
violences et malgré quelques premiers signaux économiques
alarmants, dans tant de mutations, beaucoup de voix illustres identifient donc
les signes d'un mieux être général et d'une
civilisationplus raffinée, la naissance d'un nouvel âge.
Dante et Florence
Marina Marietti
Professeur à l'université de Paris
III-Sorbonne Nouvelle
Si au nom de Dante reste attaché pour nous celui de La
Divine Comédie, il ne faut pas oublier quel rôle de premier plan
fut celui du poète dans la vie politique de Florence. Exilé
à Ravenne après la défaite des guelfes blancs dont il
avait pris la tête, il fera de son oeuvre non seulement un manifeste en
faveur de l'autonomie du pouvoir temporel, celui de l'empereur, face au pouvoir
spirituel trop souvent menacé par la corruption, mais aussi le lieu
d'une expérience mystique, pour laquelle il invente un genre
poétique nouveau, à la gloire de la langue florentine. Marina
Marietti s'est attachée à montrer en quoi le Moyen Âge des
cités italiennes concevait la vie de l'esprit comme un tout, ne
dissociant en rien le politique du poétique.
Lorsque Dante Alighieri naît au printemps 1265, Florence
est une ville prospère et en plein développement
démographique. Sa population compte désormais près de cent
mille habitants, ce qui fait d'elle l'une des villes les plus peuplées
de l'Occident. Quatre ponts enjambent l'Arno, contre un seul au siècle
précédent, le « vieux pont » justement. L'enceinte
construite dans le dernier quart du XIIe siècle autour de la vieille
ville romaine est déjà insuffisante : une nouvelle enceinte
enfermant une superficie cinq fois supérieure à la
précédente sera construite à partir de 1284, en même
temps que la cité s'enrichira de nouveaux monuments qui marquent tant
l'évolution de ses institutions avec le palais du Podestat, l'actuel
Bargello, le palais des Prieurs, l'actuel « vieux palais », que
l'influence des ordres mendiants avec l'église franciscaine de Santa
Croce et l'église dominicaine de Santa Maria Novella.
Hommes d'affaires et nobles familles
L'activité ancestrale qui avait été
à l'origine de cette prospérité, à
savoir l'importation, l'affinage et la revente des draps franco-flamands,
les panni
franceschi, et qui s'accompagnait du commerce d'autres
denrées, s'était déjà doublée à cette
époque d'une activité bancaire, destinée à
s'épanouir dans les décennies à venir grâce à
la frappe du florin en 1252, la première monnaie d'or de l'Occident
chrétien. Les hommes d'affaires florentins sillonnent les routes qui
relient leur fondaco aux grandes places du commerce, plus
particulièrement à la France et à l'Angleterre où
leur emprise financière est très grande. Ils dominent la
politique florentine du haut de leur richesse et de l'éclat de leur nom
: ils sont en effet le plus souvent issus de nobles et puissantes familles,
qu'ils s'appellent Cavalcanti, comme le poète ami du jeune Dante,
Portinari comme Béatrice, ou Bardi comme l'époux de celle-ci.
Cette société aristocratique qui est aux commandes de la vie
politique et économique citadine forme la toile de fond de la Vita Nova,
le « petit livre » ou libello dans lequel, en poésie et en
prose, Dante raconte son amour pour la belle Béatrice, morte en 1290. Il
s'y affirme comme le plus original des poètes lyriques écrivant
« en vulgaire », et même comme le créateur d'un nouveau
style, qu'il appellera lui-même plus tard, au chant XXIV du Purgatoire,
le dolce stil novo, le « doux style nouveau ».
L'épanouissement des arts
La poésie italienne, née en Sicile à la
cour de Frédéric II, avec notamment Iacopo da Lentini, le
créateur du sonnet, s'est désormais transplantée dans les
cités du Nord : à Bologne, avec Guido Guinizzelli, l'un des
maîtres de Dante, à Arezzo avec Guittone, à Lucca, avec
Bonagiunta. Mais c'est à Florence, avec Guido Cavalcanti et Dante,
qu'elle atteint, avant la fin du XIIIe siècle, ses plus éclatants
résultats. De même, l'épanouissement des arts marque une
avance sur les villes toscanes concurrentes : si Pise maintient sa
primauté dans la sculpture, Florence est en tête dans
l'architecture avec Arnolfo, et dans la peinture avec Cimabue et Giotto,
auxquels Dante rend hommage dans son Purgatoire. À côté du
chant religieux, on y pratique le chant camerale lié aux chansons
d'amour qu'accompagne la harpe ou le luth : au pied de la montagne du
Purgatoire, Dante, pèlerin de l'au-delà en quête de sa
purification du péché, est encore sensible au chant de Casella,
un ami chanteur mort depuis peu qui entonne, dans la solitude de l'aube, une de
ses canzoni mise en musique par
lui. Si, dans la corniche des orgueilleux, le narrateur, par
la bouche du miniaturiste Oderisi de Gubbio, met en garde artistes et
poètes contre le péché d'orgueil, il est manifestement
fier d'appartenir à une cité qui a donné naissance aux
meilleurs d'entre eux.
Dante, témoin critique...
Le développement de l'économie florentine, qui
est à l'origine de cet épanouissement artistique, provoque
cependant aussi des bouleversements dont Dante sera un témoin critique.
Les bénéfices liés au commerce, réglementés
pour que les gains soient proportionnés au risque et à l'effort
du marchand, comme le voulait l'Église, pèseront de moins en
moins lourd face à ceux que procure le prêt à
intérêt, pratiqué parfois à des taux usuraires.
Dante fustigera au chant XVI de l'Enfer cette activité « contre
nature » qui corrompt la cité en chassant par des « gains
rapides » tout esprit de courtoisie. C'est aussi l'occasion pour lui de
fustiger la nouvelle classe dirigeante, la « gent nouvelle », ces
nouveaux riches qui ont accédé au pouvoir grâce aux
réformes de la fin du siècle : d'abord, en 1282, la
création du collège des « prieurs », une magistrature
chargée de mener la politique de la cité et
réservée aux membres des Arts, les corporations de métier
; puis, dans les années 1293-95, l'établissement d'une liste de
Grands auxquels il sera interdit de faire partie des instances dirigeantes de
la cité, même s'ils sont depuis longtemps engagés dans le
commerce et la banque. Les familles que le poète a côtoyées
dans sa jeunesse sont pour la plupart inscrites sur cette liste.
...et engagé
Pourtant, après une période consacrée
exclusivement à la poésie et aux études, Dante, dont la
famille appartient à la petite noblesse, accepte de siéger dans
les conseils et collèges citadins en s'inscrivant, sans pour autant
exercer l'un des métiers correspondants, à l'Art des
Médecins, Merciers et Apothicaires, comme les « assouplissements
» des mesures anti-nobiliaires le permettent aux nobles qui ne sont pas
classés parmi les Grands. Il est des « prieurs » pour le
bimestre qui va du 15 juin au 15 août de l'année 1300. Une
année à bien des égards
cruciale dans sa vie et son oeuvre. D'une part, elle marque le
sommet de son engagement dans la vie de la cité, qui déterminera
son exil, d'autre part, c'est l'année qu'il choisira comme date fictive
du voyage dans l'au-delà dont il se fera le narrateur dans la
Comédie.
La raison de ce choix tient cependant à un
événement plus universel, qui a trait à la vie de
l'Église : 1300 est la date du premier Jubilé romain, par lequel
le pape Boniface VIII entendait marquer la suprématie à la fois
spirituelle et temporelle de l'Église de Rome sur l'Occident
chrétien. Fervent partisan du magistère de l'Église sur le
plan spirituel, le poète associe son « voyage » vers le salut
à cette marque d'universalité. Mais, déjà à
l'époque de son engagement florentin, Dante réprouve les
ambitions temporelles de la papauté, que celle-ci masquait en se mettant
à la tête du parti guelfe. Le conflit qui oppose le parti guelfe,
le parti de l'Église et des autonomies citadines, au parti gibelin, le
parti de l'Empire et de son autorité sur les États italiens,
traverse le XIIIe siècle tout entier. Les Alighieri étaient, par
tradition familiale, guelfes ; mais, dans la scission qui s'est ouverte,
justement en mai 1300, à l'intérieur du parti guelfe dominant,
Dante choisit le camp des Blancs, plus intransigeants que les Noirs sur le
principe de l'indépendance de la cité-État par rapport
à tout pouvoir supérieur. Or justement Boniface VIII aspire
à étendre son emprise sur Florence, clé de la Toscane et
de la puissance bancaire. La participation du poète au gouvernement
citadin l'entraîne à s'exposer, à afficher son
hostilité à ce projet. Boniface VIII ne l'oubliera pas, lorsque,
avec la complicité du frère du roi de France, Charles de Valois,
il organisera la chute du parti des Blancs en 1301. Dante est ainsi contraint
à un exil qui durera jusqu'à sa mort en 1321 à Ravenne.
Le pouvoir impérial face au pouvoir de l'argent
Les événements florentins resteront toujours
ancrés dans sa mémoire et constitueront la matrice de sa
réflexion politique et religieuse. C'est autour du personnage de
l'empereur Henri VII, de son projet de rétablissement de
l'autorité impériale en Italie et de sa tentative
d'exécution dans les années 1310-1313, que se fixe cette
réflexion, à l'époque vraisemblablement de la
rédaction du traité sur la Monarchie et du chant
central de la Comédie, le chant XVI du Purgatoire. Le pouvoir
impérial protège la cité en garantissant la justice et la
paix : toute exclusion de cette autorité ne peut qu'engendrer
désordre et souffrance. L'optique municipale, encore très
présente dans le premier cantique, L'Enfer, s'élargit dans les
deux autres et surtout dans le troisième, à une vision
universelle, celle d'une société chrétienne qui manque de
guide et qui « vit mal ». À l'époque du Paradis, quand
l'entreprise d'Henri VII a échoué, en grande partie par
l'opposition de la papauté d'Avignon, la corruption florentine lui
apparaît comme liée à celle de l'Église, ayant
toutes deux leur racine dans la cupidité, le vice
représenté en ouverture du poème sous les traits d'une
louve famélique. L'attrait des biens terrestres - argent et pouvoir - a
rendu l'Église désobéissante aux préceptes du
Christ lui recommandant le dénuement. La « fleur maudite » de
la cité du poète, le florin, en écartant le « berger
» de sa tâche spirituelle a désorienté les «
brebis » : Florence et la papauté sont donc co-responsables de la
corruption de la chrétienté tout entière, comme l'affirme,
au ciel de Vénus, un troubadour devenu évêque, Folquet de
Marseille. L'image d'une Église « marâtre » pour avoir
obstinément contré le pouvoir impérial, afin de lui
substituer le sien, est dénoncée par le trisaïeul de Dante,
Cacciaguida, au chant XVI du Paradis, avant d'annoncer au poète, au
chant suivant, les tourments d'un exil décidé en cour de Rome par
la même « marâtre ».
La gloire de la langue florentine
Le voyage que Dante accomplit à travers les trois
royaumes d'outre-tombe, par une grâce spéciale de Dieu et par la
médiation de Béatrice en dépit de ses fautes, doit amener
son propre salut et celui d'une humanité égarée.
L'aspiration au divin, dont la femme aimée est l'initiatrice,
déjà évidente dans la Vita nova, trouve ici sa pleine
expression poétique. Dante invente un système métrique
fondé sur le chiffre qui symbolise la Sainte Trinité : la terzina
d'hendécasyllabes, le chant, le cantique, pour ce « poème
sacré » à qui il fait emprunter une voie nouvelle, celle que
pratiquaient les prophètes inspirés : une voie qui lui permettra
de remporter la « gloire de la langue », en déclassant tous
les poètes en langue de sì. Cette nouvelle voie de la
poésie implique un
nouveau choix de « style ». Sur ce point, Dante se
referme plus que jamais dans l'enceinte citadine. Le « vulgaire illustre
», langue de sì n'appartenant à aucun lieu précis,
dont il se fait le théoricien dans son traité inachevé sur
l'Éloquence vulgaire, est totalement abandonné dans la pratique
du poème. Sa Comédie, que la postérité
définira comme « divine », est rédigée en
florentin - à l'exception de quelques phrases latines et de quelques
mots d'autres parlers italiens qui caractérisent certains personnages -
sans qu'aucun registre ne soit exclu, comme si la naturalité de sa
langue maternelle dans toutes ses facettes faisait d'elle un instrument plus
docile pour la poétique de Dieu-Amour « qui dicte » et en
quelque sorte une langue véritablement sacrée.
BIBLIOGRAPHIE
OEuvres de Boccace :
Décaméron, traduction s.d. Christian Bec,
LGF, Le Livre de Poche, 1994
Decameron, a cura di Vittore Branca, Einaudi tascabili,
1992
Vie de Dante Alighieri, traduction Francisque Reynard,
préface de Jacqueline Risset, Via Valeriano, 2002
Fiammetta, traduction Serge Stolf, Arlea, 2003
Elegia di madonna Fiammetta - Corbaccio, a cura di
Francesco Erbani, Garzanti, 1988
Le roman de Troïlus - le Filostrato de Boccace,
Ressouvenances, 1997
OEuvres critiques :
Marco Veglia, Il corvo e la sirena : cultura e poesia del
Corbaccio, Istituti editoriali e poligrafici internazionali, 1998
Henri Hauvette, Boccace, La Renaissance du Livre, date
non précisée
Henri Hauvette, Etudes sur Boccace, Bottega d'Erasmo,
1914/1968
Julien Luchaire, Boccace, Flammarion, 1961
Pierre Poirier, Boccace moraliste de la chair, Office de
publicité/Collection Lebègue, 1943
OEuvres d'autres écrivains :
Dante Alighieri, OEuvres complètes, s.d.
Christian Bec, LGF, Pochothèque, 1996 Machiavel, oeuvres, trad.
Christian Bec, Bouquins Laffont, 1996
TABLE DES MATIERES
Résumé 3
Sommaire 4
Introduction 6
Boccace, le plus singulier des Trois Couronnes
6
Contexte historique 12
Vie de Boccace 15
I Le Boccace du
Décaméron,
humaniste et progressiste avant l'heure 18
1) Boccace féministe ? 19
a) Un poète chantre de l'amour 19
b) Un regard pertinent sur la condition féminine 21
c) Un Décaméron peuplé de femmes
dominatrices et charismatiques 23
2) Un écrivain qui sent le souffre 27
a) Satire religieuse 28
b) Epicurisme et libertinage 31
c) Le Décaméron, oeuvre sans
préjugés et sans morale 34
3) Un peintre des mutations de son temps,
marchant droit vers la Renaissance 37
a) Une curiosité intellectuelle considérable 38
b) Progressisme social du Décaméron 40
c) Boccace, témoin de l'émergence
de la bourgeoisie marchande capitaliste 42
II Boccace réactionnaire : un reniement de soi
44
1) Boccace misogyne ? 45
a) Le Corbaccio, vilain petit canard de l'oeuvre de
Boccace 46
b) La misogynie sous-jacente du Décaméron
47
c) Une misogynie à relativiser 49
2) Un homme désabusé par l'amour
51
a) La condamnation de l'amour charnel 51
b) La convertio amoris 53
c) Un revirement commun aux Trois Couronnes 54
3) Un homme en crise 57
a) Crise de l'homme et du poète 57
b) Crise spirituelle 60
c) Une fin de vie amère et austère 62
III Boccace, personnage baroque
à la croisée des chemins 65
1) Un contexte historique ambivalent 66
a) Crises politiques et guerres picrocholines 66
b) Crises économiques et crise religieuse 70
c) La Toscane au temps de Dante et Giotto :
une Révolution artistique en marche 71
2) Un homme empreint de contradictions... 73
a) Humilité excessive et vanité inavouée
74
b) Libre-arbitre contre dictature de la Fortune 76
c) Boccace, aristocrate et bourgeois 77
3) ... Qui s'accroche à ses dernières
certitudes 80
a) Amour permanent des lettres et de la poésie 80
b) Passion pour l'Antiquité 82
c) Souci de popularisation de la culture 83
CONCLUSION 84
ANNEXES 86
Article de Christian Bec : «La littérature italienne,
de Dante au Chevalier Marin» 86
Article de Jacques Heers : «Les Angevins à
Naples» 99
Article de Jacques Heers : « Florence, cité subtile
» 107
Article de Elisabeth Crouzet-Pavan : « L'Italie au
siècle de Dante et Giotto » 114
Article de Marina Marietti : »Dante et Florence »
121
BIBLIOGRAPHIE 127
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