Glenn Gould et Jean-Sébastien Bach
Introduction
Ce mémoire portera sur le lien entre la musique de
Jean-Sébastien Bach et le jeu du pianiste canadien Glenn Gould.
Considéré par beaucoup comme le plus grand pianiste du
XXe siècle, Gould a pourtant fortement divisé les
critiques. Sa conception nouvelle de la musique et son attitude peu
conventionnelle vont souvent déplaire aux conservateurs mais feront la
plus grande joie des modernistes.
La relation entre Glenn Gould et Bach nous mène au
coeur du paradoxe défini par Antoine Hennion : « le XXe
siècle a fait de la musique l'objet d'une écoute et a
inventé l'auditeur. Comment concevoir des termes plus
éloignés du régime sous lequel Bach a produit sa musique,
que ces deux exigences croisées qui fondent notre rapport à la
musique : authenticité, pour les musiciens du passé;
nouveauté radicale, pour ceux du présent ? »
1
Le présent travail reposera sur trois axes principaux :
Nous commencerons par la technique pianistique de Gould et
notamment l'impact qu'elle peut avoir sur l'interprétation de Bach.
Dans une deuxième partie, nous étudierons un
pilier majeur qui est devenu le symbole du lien entre Gould et Bach : Les
variations Goldberg.
Enfin, dans une troisième et dernière partie
nous étudierons l'interprétation de Gould du Clavier bien
tempéré en terminant par sa façon de percevoir la
fugue chez Bach.
Pour chacune des parties, j'apporterai ma contribution à
l'analyse de ces questions.
1 Antoine Hennion, Liturgie du
présent et culte du passé : changements de régimes
musicaux, le cas de Bach en
France, Séminaire du CDMC, mardi 25 novembre
2003 (Cycle La musique au XXe siècle : l'hypothèse de la
continuité, sous la direction de Martin Kaltenecker).
http://www.cdmc.asso.fr/fr/actualites/saison-cdmc/musique-xxe-siecle-hypothese-continuite-liturgie-present-culte-passe
I. La technique pianistique de Glenn Gould
« Il existe des artistes qui croient que
l'originalité est fonction de la brutalité avec laquelle ils
brisent les règles. Je ne pense pas que cela soit vrai, mais bien
plutôt que l'originalité est fonction de la subtilité
avec laquelle vous adhérez à des
prémices légèrement différentes de celle qu'on
attend de vous. »
Glenn Gould
Arrière-plan biographique
Glenn Herbert Gould naît le 25 septembre 1932 à
Toronto au Canada et décède le 4 octobre 1982 dans la même
ville. Il est pianiste, compositeur, écrivain, homme de radio et
réalisateur. Il est connu particulièrement pour son
interprétation pianistique des oeuvres de Bach et essentiellement pour
les deux enregistrements des Variations Goldberg en 1955 et 1981.
Célèbre pour son style analytique et chantant, Glenn Gould
abandonne rapidement sa carrière de concertiste. À partir de
1964, il ne se produira plus jamais en public et se consacrera
entièrement aux enregistrements en studio et à la production
d'émissions de radio. Aujourd'hui nous disposons d'une cinquantaine
d'heures d'enregistrement effectuée par Glenn Gould.
Gould baigne dans une famille de musiciens et, très
jeune, il montre des prédispositions pour le piano qu'il apprend avec sa
mère jusqu'à l'âge de dix ans. Il intègre par la
suite le Conservatoire royal de musique de Toronto afin d'étudier le
piano auprès d'Alberto Guerrero, l'orgue auprès de Frederick
Silvester et la théorie musicale auprès de Léo Smith.
Il est organiste d'église à onze ans et
effectuera son premier concert professionnel à l'âge de treize
ans. Son engouement pour l'orgue (instrument principalement polyphonique)
montre dès à présent une certaine fascination envers le
contrepoint.
Gould décède le 4 octobre 1982 d'un accident
vasculaire cérébral probablement lié à sa prise
excessive de médicaments.
2 Les propos et citations que je vais réunir
dans cette partie sont principalement tirés d'une interview de Glenn
Gould réalisée par Hans Heinz Stückenschmidt
pour Keyboard Magazine en août 1980.
Technique et musicalité2
Comme dit précédemment, Glenn Gould se distingue
des autres pianistes par son jeu pianistique (posture et technique) mais
également par sa manière de penser et d'aborder la musique. Gould
est aussi connu à travers son comportement très atypique :
comportement social, habitudes spécifiques, sans oublier son
célèbre chantonnement présent lorsqu'il se mettait
à jouer du piano.
Il souhaitait un jeu tellement personnel et
façonné à son idée qu'il a effectué avec
l'aide de Franz Mohr diverses modifications sur son piano fétiche : un
Steinway modèle CD 318 qu'il utilisait pour la plupart de ses
enregistrements et qu'il faisait même livrer sur les lieux de ses
concerts. Nous en donnerons le détail plus loin.
Commençons par sa position au piano : Glenn Gould
adoptait souvent une posture peu conventionnelle. Il se penchait très en
avant, le visage presque au niveau des touches. Il lui arrivait de jouer de
côté avec les jambes croisées ; dans ce cas, inutile de
penser à l'utilisation de la pédale ! Enfin,
l'élément essentiel de la posture du pianiste reste sa «
mythique » chaise pliante dont il ne se séparait jamais et dont il
avait scié les pieds (celle-ci se trouvant alors bien plus basse qu'une
banquette de piano classique).
« Je n'ai jamais joué la même chose trois
fois de la même manière »
Malgré son éducation musicale classique, Glenn
Gould se refusait à noter ses doigtés et donc à apprendre
un geste préalablement défini au piano. Il considérait
qu'une partition devait rester vierge de tout doigté pour favoriser la
spontanéité et la personnalité de l'interprète. On
retrouve cette mentalité de spontanéité à
l'époque baroque, durant laquelle l'improvisation était l'un des
maîtres mots de la musique.
Gould pouvait changer de doigtés d'un piano à un
autre en fonction de la mécanique de
celui-ci. Une anecdote de 1979 illustre ce propos :
insatisfait de la mécanique de son piano qui nécessitait une
révision, Gould changea de piano le temps d'un enregistrement. Le
touché de cet autre piano fut si différent pour lui qu'il ne put
faire autrement que d'adopter d'autres doigtés afin d'être dans le
jeu, l'interprétation et la musicalité souhaités.
Les deux dernières remarques énoncées
précédemment créent un paradoxe. En effet, on constate par
ses propos que Glenn Gould est un perfectionniste mais cela ne l'empêche
pas de jouer de manière très intuitive.
Le pianiste ne croyait pas à tout le travail technique
des gammes, tierces, sixtes, etc. Il considérait que tout cela
était parfaitement inutile à la musique et que la
sur-organisation s'avérait souvent dangereuse. Glenn Gould avait dit une
fois au cours d'une interview : « je pourrais enseigner à n'importe
quel étudiant réceptif tout ce qu'il y a à savoir du piano
en une demi-heure ».
« Je me fixe donc pour règle première de
résister aux tentations qu'offre le piano, à ce qu'on pourrait
appeler ses ressources naturelles »
Le jeu de Glenn Gould se distingue par différents
traits que nous pouvons en partie énumérer tout en expliquant
leur intérêt musical. Je vais également essayer de montrer
pourquoi ce jeu pianistique se prête particulièrement à la
musique de Jean-Sébastien Bach.
Quand Glenn Gould rencontrait un accord, il lui arrivait
très souvent de l'arpéger, c'est à dire qu'il jouait les
notes de l'accord une à une de haut en bas ou de bas en haut au lieu de
les jouer toutes simultanément. Dans une interview accordée
à Bruno Monsaingeon, Gould s'était exprimé à ce
sujet en expliquant que cela lui permettait de donner à chaque note la
place qu'elle était censée occuper. Il donnait alors un poids
bien précis à chaque note de l'accord. Celui-ci, au lieu
d'exprimer une certaine droiture (comme cela peut être la fonction de
nombreux accords) peut laisser une sensation d'envolée quand il s'agit
d'un arpège ascendant, et permet de mieux poser un accord quand
l'arpège est descendant. On peut d'ailleurs supposer que la couleur
harmonique en est d'autant plus valorisée sur un clavecin en jouant sur
une simultanéité légèrement décalée.
Même si les accords sont écrits de façon strictement
verticale, Bach a pu les jouer également de cette manière. Glenn
Gould nous offre là une autre hypothèse du jeu contrapuntique.
Dans sa quête de perfection, Gould a effectué
avec l'aide de Franz Mohr (chef d'atelier chez Steinway) grand nombre de
modifications à ses pianos dans le but d'obtenir une mécanique
plus légère. Pour cela, il tendait ses cordes à
l'extrême de façon à obtenir une clarté du son qui
puisse ensuite se prêter naturellement au contrepoint en faisant
ressortir chaque voix à son avantage. Il a rapproché la
mécanique des cordes, pour obtenir une attaque encore plus
immédiate qui, de ce fait, lui appartient en propre. On pourrait dire
qu'il utilise les qualités du clavecin dans ce jeu sec sans
résonance et y gomme les défauts de l'instrument dans le travail
des arpèges.
Tous les détails exposés jusqu'à
présent - bien qu'ils soient au service des intentions musicales de
Gould - ne sont que purement techniques et physiques. Nous allons voir
maintenant la manière d'aborder la musique selon Glenn Gould.
Glenn Gould le dit lui-même, la première chose
qu'il pense, c'est d'oublier qu'il joue du piano. Pour illustrer cet exemple,
en enregistrant les Sonates pour piano de Beethoven, Gould
s'était fixé pour but de retranscrire à travers le piano
l'effet d'un quatuor à cordes. Le pianiste pense ses phrases de
façon horizontale et non verticale ; manière de penser «
presque contraire aux spécificités de bases que l'on admet au
piano ». Pour donner cette sensation d'horizontalité, Glenn Gould
va limiter différentes possibilités du piano et notamment la
pédale (sans la proscrire complètement). Il va ainsi essayer de
rapprocher son phrasé de celui d'un violon ou d'un violoncelle.
À propos du caractère purement musical, on
observe chez Gould une grande dynamique et vivacité du jeu ;
éléments essentiels pour la musique de Bach, laquelle ne peut
s'interpréter sans une dynamique de jeu et d'esprit
omniprésente.
L'articulation de Gould au piano est un élément
technique utilisé dans la musique de Bach à retenir absolument.
Son jeu est étonnamment dépourvu de legato ce qui
paradoxalement donne beaucoup plus de profondeur dans les thèmes. Selon
Gould, ce jeu staccato permet à chaque note d'occuper et de
conserver sa place propre. Ainsi, les notes sont plus espacées entre
elles et cela facilite la compréhension du texte. En matière de
contrepoint, le staccato permet, dans les doigts de Gould, d'obtenir
une clarté totale dans la distinction des différentes voix.
Du point de vue de la temporalité des oeuvres, Glenn
Gould va limiter l'utilisation du rubato. Le pianiste partage une
vision particulière de cet outil : il considère que plus
l'harmonie s'éloigne de la tonalité d'origine (par rapport au
cycle des quintes/quartes) plus le jeu pianistique peut se prêter au
rubato. Si l'on cherche dans les interprétations de Bach par
Gould les pièces dans lesquelles le rubato est le plus
présent, on peut tout de suite relever les toccatas pour clavier; plus
précisément les ouvertures de ces dernières. Je pense
particulièrement à l'introduction de la Toccata en Ut mineur
(BWV 911), où l'interprétation du pianiste canadien engage
à mon sens un déséquilibre rythmique bien plus fort que
dans beaucoup d'autres interprétations de cette oeuvre précise.
Même si la tonalité est déjà clairement
annoncée, l'harmonie fondamentale de la tonalité ne s'est pas
vraiment installée, ce qui laisse au pianiste une liberté dans
l'utilisation du tempo.
A l'époque baroque, Jean-Sébastien Bach avait
deux instruments à clavier possibles : l'orgue, puissant et à la
palette polyphonique très vaste et le clavecin, plus intime dans son
registre. Le piano permet d'utiliser le double registre « puissant »
et « instrument de chambre ». Nul doute que Bach aurait aimé
travailler sur un instrument qui opère cette synthèse. Glenn
Gould a su trouver et imaginer comment Bach aurait exploité cet
instrument en cherchant à le rendre fidèle à une certaine
idée du contrepoint. Bien sûr, cette supposition n'est qu'une
hypothèse et nous ne saurons jamais si Bach aurait adhéré
à ce jeu si particulier. Néanmoins, l'interprétation de
Glenn Gould est crédible et très honnête. N'est-ce pas ce
que l'on attend d'un musicien qui est aussi un interprète dans
l'exécution d'une oeuvre ?
On observe dans cette partie que l'approche pianistique de
Gould se distingue considérablement des autres pianistes connus à
ce jour. Je vais conclure cette première partie sur deux points
essentiels :
- premièrement, je pense que Gould n'avait pas -dans
son interprétation de Bach- une volonté de briser les
règles. Après avoir étudié le sujet, Gould s'est
fait sa propre idée du style à adopter. Il a ensuite pu analyser,
comprendre et appliquer les éléments qui mettent en valeur la
musique de Jean-Sébastien Bach.
- deuxièmement, on trouve aussi dans la
musicalité et la technique de Gould quelque chose d'inné qui
facilite l'interprétation de la musique du compositeur allemand. Je
pense cela car, qu'importe le compositeur interprété par le
pianiste canadien, on retrouve les mêmes caractéristiques
pianistiques dans le jeu de Gould. Je ne dis pas que tout cela est le fruit du
hasard, bien au contraire, je pense d'ailleurs que peu de pianistes ont pu
faire un travail de recherche aussi poussé que celui de Gould mais je
reste convaincu que Glenn Gould a su tirer parti de ses idiosyncrasies
pianistiques tout en les affinant pour les mettre au service de la musique de
Jean-Sébastien Bach.
Pour conclure sur le plan technique, on observe que cette
oeuvre n'a pas de réel point de départ, de point culminant et de
résolution. C'est une oeuvre contemplative. Elle termine sur
l'aria
II. Les Variations Goldberg
Composées par Jean-Sébastien Bach vers 1740 et
publiée en 1742, les Variations Goldberg font maintenant partie
des oeuvres majeures du répertoire pour clavier. (Nous allons voir par
la suite pourquoi j'utilise l'adverbe « maintenant »). Initialement
écrite pour clavecin à deux claviers, cette oeuvre devient
particulièrement difficile sur un piano à cause des croisements
de mains qu'implique alors un clavier unique.
La structure de cette pièce est un thème suivi
de trente variations et un da capo pour conclure sur le
thème.
On a rapporté (selon des rumeurs) que les
Variations Goldberg auraient été une commande du Comte
Keyserling (à l'époque ambassadeur de Russie) qui souffrait
d'insomnies et souhaitait une pièce reposante que son musicien Johan
Gotlieb Goldberg (également élève de Jean-Sébastien
Bach) puisse jouer pour lui.
A cette époque, on considérait qu'un air qui se
prête aux variations devait remplir au moins une des deux conditions
suivantes :
- un thème doté d'une ligne mélodique qui se
prête vraiment à l'ornementation,
- une base harmonique qui permette de le traiter sous de nombreux
angles.
L'aria des Variations Goldberg (qui
constitue le thème des variations) repose sur une solide basse
harmonique ; celle-ci est tirée d'une sarabande déjà
notée dans le Petit livre d'Anna Magdalena Bach (la
deuxième femme de Bach). Jean-Sébastien Bach traite cette
sarabande comme une passacaille c'est à dire qu'il ne garde que la basse
dans ses variations.
Cette basse est cependant traitée avec une grande
souplesse rythmique de façon à pouvoir s'adapter à
différentes formes de contrepoints comme des canons ou des fugues.
Même si différentes altérations qui sont
nécessaires au développement de la mélodie sont
présentes, elles n'altèrent pas la force gravitationnelle de la
basse (celle-ci garde le même rôle).
En revanche, le rôle de la basse passe au second plan
dans les trois variations mineures (15, 21 et 25) pour des raisons d'exigences
chromatiques.
Les trente variations se scindent en deux parties regroupant
chacune quinze variations. La seizième est écrite ainsi sous
forme d'ouverture. Toutes les trois variations, on observe la présence
d'un canon qui chaque fois part d'un intervalle différent ; intervalle
qui monte de façon proportionnée telle que le 1er est un canon
à l'unisson, le deuxième un canon à la seconde, etc.
jusqu'à la variation 27 qui est un canon à la neuvième. La
trentième variation, quant à elle, n'est pas un canon, elle est
appelée quodlibet et contient plusieurs chansons populaires
allemandes exploitées de façon contrapuntique.
3 Cf. Viet-Linh Nguyen,
www.musebaroque.fr
que l'on entend au début : comme la
représentation d'un cycle perpétuel. Elle trouve son
identité dans l'équilibre global de l'oeuvre. Chaque note, chaque
partie est dépendante et complémentaire. C'est la totalité
qui nourrit l'idée d'un infini, d'un renouvellement permanent.
On compte quatre enregistrements intégraux des
Variations Goldberg par Glenn Gould : les deux enregistrements studio
de 1955 et 1981, devenus légendaires le concert de Salzbourg
enregistré en 1959,
une captation pour la radio canadienne CBC de 1954.
Malgré l'intérêt que je porte à chaque
version, je me pencherai uniquement sur les enregistrements studio de Gould
pour des raisons analytiques. En effet, ce sont les versions abouties et
souhaitées par Glenn Gould dans sa quête de perfection.
Le premier enregistrement de Glenn Gould (1955)
De son nom d'origine Bach : The Goldberg Variations,
cet album a été enregistré en 1955 chez Columbia
Masterworks Records et a été le premier disque de Glenn Gould. Il
est paru en 1956 devenant ensuite une référence incontournable
des enregistrements piano. Ce disque a lancé la carrière de Glenn
Gould et lui a apporté une renommée internationale presque
immédiate. En effet, il a été vendu en 40 000 exemplaires
dès 1960 et 100 000 autres ont été vendus juste
après sa mort.
Comme le décrit Viet-Linh Nguyen, « le pianiste
virtuose canadien avait commencé sa carrière chez Columbia par
ces mêmes Variations Goldberg en 1955. A l'époque, il
avait choisi des tempi très rapides et avait expédié
rageusement l'aria, les trente variations et le da capo en 41 minutes
(sans les reprises). Le jeu non legato, l'approche contrapuntique
toute personnelle, l'excitation enivrante confinant à la griserie, le
rapport trouble et violent de l'interprète vis-à-vis de ces
variations sur un thème de basse continue en avait surpris plus d'un(e).
Au temps du rock triomphant, c'était un des seuls disques de musique
classique ("bas-rock" ?) que les adolescents possédaient . »
3
4 Bruno Monsaingeon, Contrepoint à la
ligne, Édition Fayard, 1985
Jusqu'à cet enregistrement, les Variations
Goldberg étaient quasiment absentes du répertoire de piano
classique sur le plan commercial et suscitait peu d'intérêt pour
le grand public. Elles n'étaient la plupart du temps pas
commercialisées. L'oeuvre était jugée trop
ésotérique et très exigeante d'un point de vue
technique.
Glenn Gould a 22 ans quand il entreprend d'enregistrer les
Variations Goldberg. Son choix est d'ailleurs contesté par un
des dirigeants de la maison de disques qui estimait l'oeuvre trop complexe pour
un premier disque. Gould s'assurera alors que le contrat qu'il a avec Columbia
Masterworks lui laisse une liberté totale sur son
interprétation.
Au sujet de l'interprétation, le disque attire
l'attention sur différents éléments comme : une technique
de doigts impliquant une grande clarté d'articulation, une faible
pédale de soutien, des tempi extrêmes et peu de reprises (la forme
original étant AABB). L'enregistrement couvrira alors une durée
de 38m34 ; durée étonnamment courte par rapport à son
dernier enregistrement des Variations Goldberg enregistré un an
avant sa mort qui dure 51m18. L'autre élément qui retient
l'attention du public est le perfectionnisme du pianiste canadien : il aurait
effectué 21 prises de l'aria avant d'être satisfait ! Un reportage
de Bruno Monsaingeon expose Gould au piano en train de
4
chercher le meilleur alliage possible. Gould montre ses doutes
sur l'interprétation pas encore aboutie.
L'enregistrement de 1981
Glenn Gould arrivera à la fin de sa vie quand il
enregistrera ce dernier disque. Cela se ressent dans la musicalité. Ces
treize minutes de différences avec l'enregistrement vu
précédemment montrent l'évolution du pianiste. Il atteint
le summum de sa maturité. Il alterne désormais les tempi
lents et rapides, sait équilibrer les émotions et provoquer
des surprises. Il arrive enfin à en faire une oeuvre totalement
personnelle où Bach est le complice du jeu. Le contrepoint devient
simple et limpide et Glenn Gould s'amuse à résoudre les
équations du Kantor pour rendre les mathématiques joyeuses et
profondes à la fois.
Paradoxalement, la démarche du pianiste sera aussi
beaucoup plus introvertie. Gould laisse entendre un vaste travail intellectuel
au travers de cet enregistrement. Il aura auparavant fait la découverte
de la lenteur et choisira de privilégier les contrastes de nuances et
surtout de caractères plutôt que des tempi exagérés.
Il alterne ainsi des variations qui peuvent paraître « neutres
» dans le sens musical ; fin subterfuge qui permet ensuite de faire
l'éloge des variations qui suivent. Il ne se privera alors pas de
s'investir davantage musicalement. Pour résumer, cette version des
Variations Goldberg demeure plus mûre et réfléchie
que le premier disque du pianiste. Ses attributs cités
précédemment constituent malgré tout quelques
défauts logiques (dans le sens où il serait difficile d'aller
à l'encontre de ceux-ci). On constate malheureusement une perte de
spontanéité et de vivacité dans le jeu de Gould ;
probablement à cause son âge et de ses problèmes de
santé. Mais Glenn Gould signe là un chef d'oeuvre testamentaire
dans lequel il livre les clés de sa conception de l'oeuvre de Bach.
Son jeu en matière de technique s'inspire beaucoup plus
des traditions baroques présentes à l'époque de
Jean-Sébastien Bach. Par exemple, on entend que le toucher au piano de
Gould est davantage semblable à celui d'un clavecin.
L'enregistrement par Glenn Gould des Variations
Goldberg en 1981 demeurera le dernier enregistrement du pianiste. Gould
ouvre et conclut donc sa vie de studio avec cette oeuvre. Celle-ci, d'ailleurs
ne commence et ne conclut-elle pas par la même aria ? Cette
réflexion crée un dernier lien légèrement «
mystique » mais existant entre l'oeuvre et le pianiste.
A la manière de Félix Mendelssohn qui fit
redécouvrir en 1829 la Passion selon Saint Matthieu, les
enregistrements des Variations Goldberg par Glenn Gould ont permis
d'intégrer l'oeuvre en question dans le répertoire pianistique
d'aujourd'hui.
Considéré jusque-là comme un compositeur
austère, sérieux, dépourvu d'émotions, Bach devient
sous les doigts de Glenn Gould un inventeur de génie qui surprend et
déroute. La beauté et la grâce lui sont aussi reconnues.
Bach est définitivement réhabilité comme maître du
beau et quitte son unique étiquette de technicien génial.
Quelques informations sur les enregistrements de Glenn Gould
au sujet du Clavier Bien tempéré : Gould commence
à enregistrer le premier livre du Clavier bien tempéré
à partir de 1963.
III. Le clavier bien tempéré et la
fugue
« Gould, l'un des premiers, a su balayer les idées
reçues, et le thésaurus qu'on a aujourd'hui en main et dans
l'oreille ne se limite pas à la seule interprétation de Bach, qui
s'ouvre ici en 1956, gambadant de l'orgue au piano via le genre concertant
(où la légèreté dansante et les traits fulgurants
du soliste effacent la théâtralité pesante de l'orchestre).
La bible du Clavier bien tempéré, en oeuvre ouverte
qu'elle est, résiste au temps, et surtout aux coups de semonce de Gould
qui dresse avec Richter l'un des monuments sur instrument moderne. Avec ses
staccatos soudains, le premier prélude sonne encore aujourd'hui de
manière inattendue. Enfin, quel régal que cette enfilade de
contrepoints transparents dans les Inventions à deux voix,
où se dissimule la simple joie de pratiquer l'instrument, où la
virtuosité n'est pas une valeur en soi, où les secrets sont
divulgués sans la moindre pesanteur... C'est peut-être là
que Gould est le plus profond. Le Concerto italien apparaît d'un
prosaïsme confondant dans son attaque de machine à coudre, mais au
coeur du morceau, il y a une mélodie infinie qui se déroule avec
une retenue bien étudiée. L'association Bach-Gould est un miracle
musical qu'on n'a jamais égalé. Que celui qui, volontiers
écoeuré devant l'indigestion commerciale, nous parle ici de
réchauffé soit foudroyé sur-le-champ ! »
Pascal Huynh - Musicologue et
rédacteur musical à la cité de la musique
www.lesinrocks.com
Une fois de plus, Gould ne cesse de nous surprendre dans son
interprétation d'un monument fondamental dans l'oeuvre de Bach : Le
Clavier bien tempéré. C'est sans doute dans les
préludes et fugues de Bach que l'on peut retrouver le plus
d'éléments caractéristiques appartenant au jeu de Glenn
Gould. Nous allons pouvoir étudier dans cette dernière partie
l'approche du pianiste vis-à-vis de cette oeuvre en s'appuyant
d'exemples tirés de certains préludes et fugues.
Les enregistrements seront publié en 6 volumes : 3
volumes par Livre (ainsi chaque volume comprend 8 Préludes et fugues).
Pour situer, le dernier volume est publié en 1971.
Prenons pour commencer le Prélude et fugue n°
3 en Ut dièse majeur du premier livre. Gould aborde le
prélude avec un tempo extrêmement rapide. Je n'ai par ailleurs
jamais trouvé de version plus rapide jusqu'à présent. Le
pianiste se sert du piano comme d'un orchestre où les violons joueraient
les croches rapides de façon à construire l'harmonie du morceau
pendant que les violoncelles joueraient le thème de la main gauche en
pizzicati ; puis les rôles s'inversent laissant le thème
aux voix aiguës qui pourraient être jouées par des violons ou
bien des flûtes. Glenn Gould va s'amuser ainsi à alterner
l'importance des voix entre ses deux mains. On trouve dans ce prélude
une pédale de dominante que Gould va une fois de plus apparenter
à des pizzicati de violoncelles et de contrebasses. Enfin, le
prélude est conclu par d'étranges accords arpégés
par le pianiste, ce qui ajoute une touche supplémentaire de fantaisie
à ce morceau.
Dans la fugue, Gould fait usage de son légendaire
staccato qu'il utilisera très souvent dans l'exposition des
sujets de fugue. En revanche, le pianiste utilise davantage de legato
pour le contre-sujet afin de faire ressortir le staccato de la
réponse. Pour conclure cette fugue, Gould navigue entre les voix en
interchangeant leurs plans (c'est-à-dire leur importance) grâce
aux accents ; il termine sur cinq accords joués très droits et
secs.
Pour mon deuxième exemple, je m'appuierai sur le
Prélude et fugue n° 8 en Mi bémol mineur du premier
livre. Dans le prélude, on pourrait s'attendre à ce que Glenn
Gould fasse une exception à son staccato obstiné en
utilisant un jeu plus legato. En effet ce prélude
possède un tempo très lent et la partition n'est pas
inondée par un océan de notes - deux paramètres qui en
général pousseraient un pianiste à l'utilisation du
legato de façon à remplir les silences. En faisant
l'inverse de ce que l'on pourrait attendre dans cette pièce, Gould
crée une ambiance complètement mystique. Le rôle des
silences prend une tout autre importance : ils passent au premier plan et le
silence devient l'élément clé du prélude. Le
pianiste insiste davantage sur la rupture du temps en coupant très
sèchement les accords arpégés, donnant l'impression que
ceux-ci auraient dû durer plus longtemps.
La fugue qui suit semble adopter un point de vue plus neutre
en comparaison du prélude si singulier. Gould interprète cette
fugue de façon très calme et linéaire, cela évoque
une sensation de sereine plénitude. La tension va
légèrement augmenter au fur et à mesure que la
pièce avance pour annoncer la fin. Plus on avance dans la pièce,
moins le pianiste laisse de place au silence. On observe que l'oeuvre n'est pas
interprétée de façon démonstrative.
Le Prélude et fugue n°5 en Ré majeur
du deuxième livre montre de nouvelles facettes du pianiste que je
n'ai pas encore abordées. Le prélude commence par une ouverture
à la française. Gould l'a bien compris et va souligner
le côté triomphale qui est propre à la tradition baroque
dans ce genre d'ouverture. Dans cette pièce Gould utilise un effet
miroir et alterne ainsi : une phrase au caractère sautillant,
pointé et noble (phrase composée d'arpèges et de gammes
ascendants)
une phrase composée d'accords que le pianiste va
délicatement poser avec calme ; symbolisant la réponse à
la phrase précédente.
Durant la pièce le caractère le plus marquant
reste l'aspect très pointé - je ne parle pas spécialement
du staccato mais bien du rythme - appuyé par Gould tout le long du
prélude. Cela
amène une sensation de balancement qui vient renforcer le
côté rythmique de la pièce.
Gould conclut ce prélude avec effacement en ralentissant
légèrement pendant la cadence
final.
On observe un élément très
intéressant dans la fugue : à chaque fois que le sujet ou la
réponse de la fugue revient, Gould va l'interpréter de
façon radicalement différente ; une fois très
piqué, une fois legato, etc. De cette façon, le pianiste
donne l'impression qu'un nouveau sujet vient prendre place au milieu de la
fugue. Glenn Gould reste toujours dans un esprit de renouvellement
perpétuel comme nous avons pu le constater dans la partie sur les
variations Goldberg.
« Bach a toujours écrit des fugues
»
5
Je voulais, juste avant de terminer ce travail, ouvrir une
légère parenthèse qui explique comment Glenn Gould
perçoit la fugue chez Bach. J'ai trouvé ces informations dans un
livret fourni avec un enregistrement du Clavier bien tempéré
enregistré par Gould et je me devais de vous en faire part car cela
nous permet de mieux comprendre son point de vue vis-à-vis de la musique
de Bach en général.
Gould a pu remarquer que l'écriture fuguée est
l'élément dominant chez Jean-Sébastien Bach. Il trouve que
c'est à travers la fugue qu'on observe la plus grande évolution
de l'art de ce dernier en partant des fugues de Toccatas
(écrites par Bach au début de sa carrière)
jugées trop répétitives par Gould et en terminant par
l'Art de la fugue qu'il qualifiait comme l'apogée de Bach en
matière de contrepoint.
L'art de la fugue est d'ailleurs un très bon
exemple pour démontrer que c'est bien la fugue qui prédomine chez
Jean-Sébastien Bach : le compositeur a commencé cette oeuvre
entre 1740 et 1742, alors qu'à ce moment-là, les
préoccupations musicales de l'époque étaient plutôt
orientées vers des intentions exclusivement mélodiques.
Gould remarque que chaque texture exploitée par Bach
semble destinée à un traitement fugué. Le plus innocent
air de danse ou le thème choral le plus solennel semble exiger une
réponse, attendre une volée de contrepoint qui trouve dans la
technique fuguée sa plus complète réalisation. Ainsi,
dès que Gould interprète Bach, il se met dans l'idée d'une
écriture fuguée ou du moins polyphonique.
5 Glenn gould, Introduction à une pochette
d'album du Clavier bien tempéré publié par
AMSCO
Conclusion
Jean-Sébastien Bach est sans doute le Léonard de
Vinci de la musique. Il a permis d'élever la composition à un
niveau d'inventivité et de possibilités ouvrant diverses voies
à la modernité.
Pendant longtemps, l'histoire a oublié cette contribution
exceptionnelle. Après la mort de Jean-Sébastien Bach, ses oeuvres
ne seront presque plus jouées jusqu'à l'époque de
Mendelssohn . Au début du XXe siècle,
interpréter Bach au piano était plus considéré
comme un exercice technique virtuose qu'un réel plaisir. Glenn Gould
fait partie de ceux qui changeront la donne. Il décortique l'oeuvre de
Bach avec virtuosité et valorise toute l'immense diversité des
registres. Il redonne à Bach une importance dans la facétie,
l'étonnement et le rôle de premier compositeur moderne.
Les émotions, le beau, le panache, ne sont plus
réservés aux compositeurs romantiques avec leurs riches
harmonies. Grâce à Glenn Gould, le contrepoint devient un jeu, un
labyrinthe sonore qu'on aime écouter et redécouvrir.
Gould remet le baroque au centre de l'histoire. Ce n'est pas un
simple effet de mode mais une redécouverte qui dépasse ses
interprétations au piano. C'est paradoxal, car Gould est en autarcie par
rapport aux interprètes qui s'emparent historiquement du baroque
à partir des années 1970. Mais, si Bach est joué de plus
en plus aujourd'hui, c'est en partie au travers de la contribution musicale de
Gould.
Bibliographie
Bruno Monsaingeon. 1983. Glenn Gould : Le
dernier puritain. Fayard Bruno Monsaingeon. 1985. Glenn Gould :
Contrepoint à la ligne. Fayard Peter F. Ostwald. 2003.
Glenn Gould : Extase et tragédie d'un génie.
Actes Sud Jean Yves Clement. 2016 Glenn Gould ou le piano de
l'esprit. Actes Sud
Table des Matières
Introduction et plan p.2
I.La technique pianistique de Gould p.3
- Arrière plan Biographique p.3
- Technique et musicalité p.4
II.Les variations Goldberg p.8
- Le premier enregistrement de Glenn Gould (1955) p.9
- L'enregistrement de 1981 p.10
Le Clavier bien tempéré et la Fugue
p.12
Conclusion p.15
Bibliographie p.15
Table des Matières p.16
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