CONCLUSION
L'externalisation de la conduite des opérations
militaires par un Etat vers un acteur non-étatique facilite ainsi
l'externalisation de la responsabilité de cet Etat devant le droit
international. En effet, l'état actuel du droit de la
responsabilité internationale de l'Etat pour le fait d'un acteur
non-étatique est largement permissif, occultant la réalité
des faits et de leur contexte.
C'est du moins le cas du droit de la responsabilité des
Etats interprété selon le critère juridique de «
contrôle effectif » énoncé par la Cour internationale
de Justice. Ce critère est, de façon théorique,
systématiquement périclité par lui-même
(hypothèse 1). La CIJ requière un niveau de contrôle
exercé par l'Etat sur le GANE équivalent à celui qu'il
exerce sur ses propres organes de jure. Non seulement une telle
relation organique est difficilement reproduisable, - d'autant plus si on prend
le cas d'un agent étranger de type proxy -, mais en plus elle est
rarement souhaitable pour les deux parties. De plus, dans toute
opération militaire ou paramilitaire déléguée, le
GANE qui agit comme agent de l'Etat bénéficiera au
minimum d'une relative marge d'action indépendante pour accomplir sa
mission, empêchant ainsi systématiquement de prouver tout «
contrôle effectif » de l'Etat sur l'opération au cours de
laquelle a lieu la violation du droit international. Ainsi, le simple fait
d'entretenir un relatif
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degré d'autonomie de l'agent suffit à rendre le
contrôle exercé par l'Etat pas assez clair d'un point de vue
juridique.
Ce critère est ensuite systématiquement
périclité par le jeu des acteurs. Là où l'Etat
bénéficie le plus de la perte de son monopole légitime de
la violence, avec tous les risques que cela induit, ce n'est pas lorsqu'il
contrôle le plus cette délégation. En fait, le degré
de contrôle est un corollaire de la marge de manoeuvre de déni
plausible de toute responsabilité pour l'agent en cas de violations du
DIH ou du DIDH. Si l'Etat exerce un fort contrôle structurel sur l'agent
de type auxiliaire, il va plutôt choisir une stratégie
d'externalisation de la guerre équilibrée entre autonomie de
l'agent et contrôle de l'agent, entre déni plausible et
contrôle de la délégation. Or, le test de contrôle
effectif ne prend aucunement en compte ces données. Reposant sur des
critères rigides, il échappe totalement à la
réalité des choses.
Au contraire, le test de contrôle global du TPIY prend
en compte ce jeu des acteurs. Son champs d'applicabilité est bien plus
large, et pourrait très bien concerner la responsabilité d'un
Etat pour un agent de type proxy ou substitut. Dans un contexte croissant
d'externalisation de la guerre, le test de contrôle global peut
s'avérer utile (Cassese, 2007). Il peut même permettre de saisir
les liens entre Etats et groupes terroristes, ce qui échapperait
totalement au test de contrôle effectif de la CIJ.
Si une instance juridique internationale appliquait le test de
contrôle global sur la relation Ankara-ANS, il ne fait aucun doute que la
Turquie verrait sa responsabilité internationale engagée pour les
crimes commis par l'ANS, dont le soutien n'a jamais été remis en
question suite à ces crimes. Mais il semble que l'ONU ait plutôt
opté pour une application du droit selon le degré de
contrôle effectif de la CIJ42.
Le régime des droits de l'homme et du droit humanitaire
n'est rien sans un régime effectif du droit de la responsabilité
étatique. Nous devons aller dans le sens d'un régime du droit de
la responsabilité plus responsable, plus soucieux des impacts de la
guerre sur les civils, prenant acte du nombre exorbitants de crimes de guerre
impunis. Le monopole de la violence légitime de l'Etat moderne ne
signifie pas qu'il est incapable de commettre des actes illicites.
« C'est ainsi que pour Krahmann, le monopole de la
violence légitime ne doit plus se comprendre comme étant le
monopole du déploiement des forces armées (et policières),
mais
42 « La Turquie pourrait être
considérée comme un État responsable des violations
commises par les groupes armés qui lui sont affiliés, tant que la
Turquie exerce un contrôle effectif sur ces groupes ou sur des
opérations au cours desquelles ces violations ont été
commises ». UNHCR «Syria: Violations and abuses rife in areas
under Turkish-affiliated armed groupes - Bachelet». 2020.
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plutôt comme un contrôle juridique de
l'État sur les acteurs auxquels il délègue la violence
» (Lapointe, 2011, p.90)43.
Edicté en 1986, le test de contrôle effectif
n'est plus d'actualité - s'il ne l'avait jamais été. Le
droit doit évoluer au rythme de l'évolution du contexte global,
qui a récemment vu une démultiplication des groupes armées
non-étatiques, une transformation de leurs rôles par rapports aux
Etats et de leur place sur la scène internationale. Le droit doit tendre
au
maximum vers une représentation réaliste des
choses, pour une justice effective.
43 Krahmann, E. (2009). « Private Security
Companies and the State Monopoly on Violence: A Case of Norm Change? ».
Peace Research Institute Frankfurt Reports, n°88.
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