1.5 L'exemple du BRT de Johannesburg
Si dans l'exemple précédent nous avons pu mettre
en évidence les particularités techniques des lignes de BRT et
leur fonctionnement à travers le temps, je propose dans ce nouvel
exemple de s'attacher d'avantage au contexte politique qui accompagne
l'émergence de projet de transport d'une telle influence. Nombre de pays
d'Afrique subsaharienne restent encore aujourd'hui marqués par la
période coloniale qui a dicté leur organisation gouvernementale
pendant de très nombreuses décennies. Le secteur des transports
en Afrique du Sud en a été particulièrement marqué
et la mise en place d'un tout nouveau réseau de transport par
l'intermédiaire d'une création de ligne de BRT, a rappelé,
et interrogé cet héritage colonialiste. La période
d'apartheid qui a su diviser la population sud-africaine l'a effectivement
séparé à de nombreux niveaux et la construction des
réseaux de transport est directement liée à cette
période de l'histoire du pays. Si aujourd'hui ce temps est révolu
dans les faits, dans le monde des transports la réalité est
encore tout autre.
Afin d'appréhender efficacement les questions
politiques liées à la gestion des réseaux de transports en
Afrique du sud il parait important de rappeler tout d'abord les logiques
d'urbanisation qui ont accompagné le développement du pays. Ces
premières informations offriront des éléments de
compréhension aux logiques de déplacements ainsi qu'à
l'organisation des transports urbains qui sera traitée dans la partie
suivante. Enfin après avoir évoqué les nouvelles
directives de l'action publique en matière de mobilité nous
mettrons en évidence les tensions autour de l'émergence d'un
système intégré.
1.5.1 Urbanisation et déplacements
En Afrique Australe l'accessibilité pose souvent
problème à l'intérieur de la ville en raison à la
fois de l'apartheid mais également en raison de l'absence de
coordination entre planification des transport et planification des
établissements humains. La période de l'apartheid a laissé
sa trace dans la morphologie urbaine avec la présence de faible
densité que la période post-apartheid a su renforcer en
développant des aires suburbaines riches le plus souvent
protégées. En parallèle les anciennes zones tampons ont
à plusieurs reprises connu des installations informelles ou alors du
fait de leur faible attractivité en raison de leur proximité avec
des industries, ou de quartiers jugés malfamés sont
restées vacantes
46
En conséquence, le phénomène
d'urbanisation a pris de l'ampleur du côté des littoraux,
éloignés des anciens townships et des
agglomérations. Par ailleurs la disponibilité et le prix des
terrains, le relogement des habitants des campements informels s'effectue
depuis une dizaine d'années essentiellement dans les zones
périphériques particulièrement mal reliées aux
infrastructures et aux bassins d'activité.19
2.2.2 Quid de la mobilité en Afrique du
Sud
La part de l'automobile s'accroît petit à petit
dans le partage modal des quartiers périphériques. Cette tendance
est à rapprocher du développement des infrastructures de types
parkings, centres commerciaux et voies rapides, de la périurbanisation
ainsi que de l'apparition de nouveaux modes de vie pour les classes moyennes et
supérieures. D'autant plus, que pour les populations concernées,
les transports en commun sont associés dans leur imaginaire à la
violence et à la promiscuité avec des groupes dont les ressources
financières sont moindres.
Si on fait le point sur les modes de déplacements des
citadins nous constatons une forte disparité des pratiques. Par exemple
l'usage de l'automobile est relativement répandu auprès des
classes aisées et suis l'étalement d'agglomération
très vastes20 alors que la majorité des habitants ne
disposent que d'une mobilité limitée qui repose essentiellement
sur la marche et les transports collectifs. Une enquête nationale
(Department of Transports RSA, 2005) faisait apparaître que les trois
quarts des Sud-Africains n'avaient pas accès au train, ce chiffre
s'abaissant à 38 % pour les bus.
Figure 27 : Accessibilité par la marche
à la station de transport en commun la plus proche.
Johannesburg
19 VERMEULIN, S. (2006) Centralités métropolitaines
et disparités socio-spatiales. Le cas de Durban (Afrique du Sud)
20 1 643 Km2 pour la municipalité de
Johannesbourg, 2 292 Km2 pour Durban, 2 455 Km2 pour Cape
Town
47
Des études menées depuis plusieurs années
s'accordent à dire que pauvreté et mobilité sont
liées. Dans le cas présent plus les habitants sont pauvres moins
ils se déplaces, toutefois plus leurs déplacements leur
coûtent par rapport à leurs revenus. La part des ressources d'un
ménage peut ainsi atteindre 50 % pour le seul accès aux
transports notamment pour ceux dont les revenus sont inférieurs à
800 rands.21La mobilité est donc bel et bien un facteur de
différenciation sociale en Afrique du Sud encore peut-être
davantage qu'ailleurs.
Concernant les quartiers les plus défavorisés
tels que certaines zones des townships, les campements informels ou
encore les secteurs ruraux la mobilité repose principalement sur les
modes doux dont la marche. Ce sont ensuite les transports de passagers
terrestres dont l'image et l'efficience ne sont pas toujours en phase avec les
attentes des usagers. Les lignes de train existante à destination des
périphéries sont largement sous utilisées (6 à 7%
des navettes à Durban en 2004) en raison de
l'insécurité et de la vétusté des installations.
Figure 28 : Utilisation d'un mode de transport
motorisé par les habitants des métropoles
sud-africaines
Les bus et surtout les taxis-minibus constituent donc, avec la
marche, le véritable socle de la mobilité de la majorité
des Sud-Africains. La tendance actuelle montre une progression de la voiture
personnelle dans le partage modal pour les années à venir. La
mobilité en Afrique du Sud est principalement l'affaire de moyens de
transports privés (individuels ou collectifs) dont les objectifs
s'articulent d'avantages autour de la rentabilité et de l'optimisation
du rapport coût-distance-temps plutôt qu'autour du
développement durable.
21 Vermeulin et Sultan Khan, mobilité urbaines
et durabilité dans les villes sud-africaines
48
2.2.3 Les acteurs du transport urbain
Le transport urbain sud-africain est un secteur tumultueux. Ce
caractère bouillonnant, est en partie lié au passé du pays
mais aussi à la complexité des jeux d'acteurs qui s'y
déroulent. « Pendant la période de l'apartheid,
l'organisation des transports publics servait avant tout les objectifs
ségrégationnistes du pouvoir blanc et les intérêts
économiques. Les liaisons domicile-travail des employés noirs
s'articulaient de façon à éviter les quartiers blancs
alors que les compagnies municipales de bus organisaient le transport des
populations blanches essentiellement à l'intérieure des aires
centrales et péricentrales. Il en résulte un réseau radial
d'où émerge le centre-ville comme seule véritable
plate-forme multimodale, imposant souvent aux usagers une ou plusieurs
correspondance(s). Aussi face aux carences des transports publics mis en place
au niveau local, une multitude d'opérateurs privés de bus et de
taxis-minibus est apparue dans les townships et a développé
depuis plusieurs décennies une industrie très concurrentielle.
22» A l'origine, ces petits opérateurs privés ne
disposaient que d'un ou deux véhicules et n'exploitaient qu'une ligne.
Très vite, leur nombre a connu une extraordinaire croissance et leur
réseau s'est étendu à de nombreux nouveaux quartiers. Le
succès de ce réseau de transport informel représente
« une des plus belles réussites de l'entrepreneuriat noir et la
réussite d'un système marginalisé durant l'apartheid
»23 A la chute du régime de l'apartheid, ce secteur
artisanal s'était déjà étendu à l'ensemble
des métropoles sud-africaines. Aussi l'African National Congress (ANC)
alors arrivé au pouvoir en 1994 ne pouvait que reconnaître leur
rôle essentiel dans le transport urbain de passagers remettant à
plus tard le dossier sensible que constitue la régulation de ce
secteur.
Il faut avoir à l'esprit également, que
contrairement à de nombreux pays occidentaux, le transport collectif en
Afrique du Sud n'est pas perçu comme un service public permettant
à chaque citadin d'accéder à la mobilité, mais
comme un secteur géré en majorité par des
opérateurs privés et ne concernant au final, que les
ménages n'ayant pas suffisamment de ressources pour disposer d'une
voiture.24 En conséquence c'est une logique de profit ou
d'optimisation matérialisée par le délaissement des
trajets et des horaires les moins rentables qui domine. Toutefois pour
contrebalancer cette tendance les municipalités ont opté
récemment pour la création d'autorités locales de
régulation. En 2003, la municipalité de Thekwini à
22 Stephane Vermeulin et Sultan Khan «
Mobilités urbaines et durabilité dans les villes sud-africaines
» 2010
23 ibid
24 Ibid
49
Durban a été la première à
développer une Transport Authority, organe qui, bien
qu'indépendant, est placé sous la tutelle du gouvernement local
dont les élus forment l'ossature du conseil d'administration. La
municipalité devient alors un « arbitre » du secteur des
transports urbains et, en tant que tel, doit céder sa propre compagnie
de bus.25
2.2.4 Tensions autour de l'émergence d'un
système intégré
Les éléments de contexte mentionnés
jusqu'à présent vont désormais nous permettre de mieux
comprendre les tensions qui ont entouré l'émergence de la
1ère ligne de BRT du pays. La réforme du
système de transport urbain entre actuellement dans une nouvelle
ère en Afrique du Sud. Relevant le défi de l'amélioration
de la qualité du service, d'une baisse de la congestion, de
l'intermodalité et d'une modification du partage modal, cette
réforme vient renforcer les actions menées en faveur du
développement durable26. A ce titre un premier projet de BRT
nommé Rea Vaya littéralement : « we are going in » a
été imaginé dans la ville de Johannesburg. Ainsi sur plus
de 59 km un corridor réservé aux bus a été mis en
place en juin 2009 reliant Johannesburg CBD, Braamfontein et Soweto.
2.2.5 Eléments de tension
Ce projet s'inscrit pour la collectivité dans la
volonté de développer un transport efficace, sûr, abordable
(entre 3 et 8 rands selon le trajet), moderne et au service des 2/3 de la
population qui ne disposerait pas de véhicule personnel. Toutefois,
avant même la mise en service de la ligne de nombreux points de blocage
ont fait surface.
Le premier et principal point de discorde reposait sur
l'intégration des opérateurs privés dans ce
nouveau système de transport. En apparence les pouvoirs publics
envisageaient, du moins laissaient à entendre que les opérateurs
de bus et de taxis-minibus s'associeraient afin de créer de nouvelles
associations à même d'exploiter les lignes BRT au nom de la
municipalité dans le cadre d'un contrat à long terme. Si
l'idée parait pertinente de prime abord, cette dernière
nécessite une entente sur la répartition des parts de chacun
des
25 Bellangère et al., 2004
26 ibid
50
associés dans les futures compagnies et qu'ils
respectent le cahier des charges imposé par la municipalité.
Encore, selon la municipalité de Johannesburg la modification de
l'industrie des transports devrait se faire sans perte ni création
d'emplois par le redéploiement d'une partie des chauffeurs de
taxis-minibus. La question attenante à la gestion des ressources
humaines restait épineuse, comment recenser les employés et leurs
compétences dans un secteur informel ? Un autre sujet matière
à questionnement restait l'attribution des lignes et surtout à
qui reviendrait les lignes les plus lucratives ?
Un deuxième point de désaccord, le BRT de
Johannesburg a été perçu comme un modèle
imposé sans alternative. En effet, le projet a
entièrement été pensé et développé
par le gouvernement local qui l'a par la suite présenté aux
opérateurs. Très vite ils l'ont perçu comme une
volonté d'imposer une réforme venant nuire à leur
business. La période de concertation a été mise en place
très tardivement ce qui a insufflé un vent de rancoeur et de
contestations important chez les opérateurs privés. D'autant plus
que tout taxi-minibus qui refusait de faire partie du projet se retrouvait face
à une très grande concurrence. Ne pouvant
bénéficier de la ligne de la voie de circulation de la ligne BRT
ils se retrouvent dans la congestion quotidienne de la métropole et
doivent modifier le tracé de leur ligne devant des compléments
informels à la ligne de BRT. Les relations entre les instances
gouvernementales et les opérateurs de taxis-minibus sont complexes. Pour
les premiers, « les taxis-minibus représentent à la fois une
des plus belles réussites de l'entrepreneuriat noir, mais aussi l'un des
secteurs les plus dangereux, incontrôlables et imprévisibles.
Depuis la fin des années 1990, le gouvernement a ainsi souhaité
mieux encadrer et organiser cette activité. Dans le cadre de l'action
qu'il a menée pour offrir aux personnes « historiquement
défavorisées » une meilleure intégration dans la
sphère économique, notamment par le biais du très
controversé Black Economic Empowerment (BEE), l'État
sud-africain tente de faire émerger des cadres et des dirigeants noirs,
indiens ou métis. De fait, les opérateurs de taxis-minibus
s'affichent comme des entreprises respectant en tous points les principes du
BEE. Ces opérateurs, de leur côté, sont aussi conscients de
représenter le mode de transport le plus utilisé en milieu urbain
et souhaitent, à ce titre, être consultés au cours du
processus de transformation de ce secteur.27
Ainsi, pendant la période de réflexion du projet
BRT mais également à la suite de la mise en exploitation de la
ligne de nombreuses grèves, des manifestations et des actions parfois
27 Vermelun et S khan
51
d'une grande violence ont secoué la ville. Pour
exemple, deux bus de Rea Vaya ont été pris pour cible à
Soweto en septembre 2009 à peine un mois après la mise en service
de la ligne, une fusillade ayant entraîné plusieurs blessés
et nécessitant l'intervention des forces de l'ordre pour accompagner les
nouveaux véhicules pendant leur trajets quelques jours après.
« Une quinzaine d'années après la chute de l'apartheid, les
arguments en faveur de la justice sociale ou de la
déségrégation n'ont visiblement plus le même
écho et ne semblent plus à même de supplanter les logiques
économiques d'un côté, préserver une activité
lucrative pour les entreprises symboles du BEE (Black Economy Empowerment) et
de l'autre, doter l'économie locale d'un système de transport
plus efficace. » Stéphane Vermeulin et Sultan Khan.
Finalement, la première décennie après
l'apartheid comprise entre 1994 et 2004 n'a pas fait l'objet de projet de
réforme des politiques de transports. Ce n'est qu'en 2007 que le
département national du transport déploie une large enquête
nationale sur ce sujet, ses résultats permettant de définir une
stratégie à l'échelle nationale avec des
déclinaisons locales. Ainsi entre 2007 et 2020 une stratégie
censée fonder un système de transport cohérent, efficace
et durable en Afrique du Sud est mise en place.28 «
L'affirmation de l'économie de marché et l'avènement de la
démocratie en Afrique du Sud ont amené les pouvoirs locaux, dont
les compétences ont été renforcées, à
organiser la mise en place de nouvelles compagnies de bus rapides en site
propre. Celles-ci s'inspirent souvent des expériences
étrangères (Curitiba notamment) et prennent
généralement la forme de consortiums incorporant une partie des
transports artisanaux actuels. »29
Les mobilités étant guidées par des
pratiques idéologiques ou culturelles pour l'Afrique du Sud l'ascension
sociale s'accompagne dans la plupart des cas par une mutation de la nature et
de la fréquence des déplacements. Le recours à la voiture
et la mobilité individuelle motorisée font encore figure
d'idéale dans une société où les groupes
aisés ne partagent que rarement l'espace public avec les autres groupes
de population.
Toutefois, « l'Afrique du Sud s'est lancée dans
une vaste refonte de son système de transport urbain avec pour objectifs
la durabilité et la régulation par une intégration des
taxis-minibus
28 Pillay, 2008
29 Vermullin, 2006
52
dans un système reposant sur le développement de
noeuds intermodaux ».30 Le système bus rapid transit
(BRT), par le développement de l'efficacité et le
développement d'un réseau de bus modernes à un coût
maîtrisé apparaît comme un modèle d'avenir, notamment
dans les métropoles des pays émergents où les
mobilités et le développement durable sont des enjeux majeurs.
Néanmoins, ce nouveau modèle nécessite une concertation
avec l'ensemble des acteurs concernés et ne doit pas ignorer ou
sous-estimer le rôle que jouent les transports dans la réduction
de la pauvreté.
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