IV.3.3. Gestion de l'espace maritime dans la tribu de
Kélé : et les « savoirs traditionnels » dans tout cela
?
Parmi la population mélanésienne de la Zone
Côtière Ouest76, les habitants respectent les zones
taboues, même en milieu marin, qu'ils soient « Jeunes » ou
« Vieux ». Il existe beaucoup d'histoires autour de ces lieux qui
explorent différentes thématiques, comme l'indiquent Antoine
Wickel et Jean-Brice Herrenschmidt dans leur rapport sur la toponymie maritime
dans la région (GIE Océanide, 2009). Dans cette étude,
dont l'objectif était de réaliser un état des lieux des
zones taboues et de la toponymie maritime de la Zone Côtière
Ouest, les sites font référence :
- pour 40% à l'histoire précoloniale ;
- pour 30 % à la ressource halieutiques et aux pratiques
de pêche
76 Nous avons choisi d'utiliser les données
récoltées dans la tribu de Kélé concernant les
« savoirs tradtionnels » car nous avons plus d'informations sur cette
thématique étant donné que nous sommes restée dans
la tribu plus longtemps. Nous aurions voulu être équitable dans la
description des « savoirs traditionnels » liés a la gestion
maritime et exposer davantage les savoirs des Calédoniens d'origine
européenne par exemple, mais nous n'avions pas suffisamment de
données exploitables.
Juin 2015 94
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
- pour 25 % à des mythes, légendes, histoires
liées à des esprits surnaturels ;
- pour 5 % à l'histoire coloniale et contemporaine ;
(Ibid. : 26)
Les auteurs insistent également sur le fait que les
lieux « tabous » sont davantage associés à des lieux
« sacrés » qu'il faut respecter, plutôt qu'ils ne
constituent de réelles règles de conduite à observer.
Autrement dit, ce sont simplement des lieux que les personnes évitent de
fréquenter, et ce parce qu'ils ont souvent été
marqués par la présence, la lutte, la mort d'un ancêtre
(historique ou mythique). Par conséquent et par respect pour cet
ancêtre, ces endroits deviennent « sacrés ». Ensuite,
toujours selon le rapport du GIE Océanide, « le tabou
désigne plus l'interdit qui accompagne le lieu que le lieu en
lui-même » (Ibidem). Nos données de terrains semblent
aller dans le sens de cette analyse, comme le suggère les propos d'un
jeune homme d'une vingtaine d'années de la tribu de Kélé
:
« Comme tabou, il y a l'île aux morts par
exemple. C'est la grand-mère qui m'a expliqué cela. C'est un
endroit où avant, ils laissaient les morts. C'est un endroit tabou
où il ne faut pas aller, c'est dangereux si tu ne suis pas la
règle. Moi je respecte, il ne faut pas jouer avec ces choses là
[...] Il existe un autre endroit d'ailleurs où c'est tabou : c'est le
coude de la rivière qui mène à la mer. Il y a un endroit
où il ne faut pas plonger. Un jour, il y en a un qui a plongé et
bien les Vieux ils l'ont retrouvé mort, accroché aux rochers !
C'est ma mère qui m'a raconté cela ».
Aussi les lieux tabous sont-ils respectés par les
habitants qui ne s'y aventurent pas par peur des représailles ou de
vengeance des esprits des Anciens présents dans les tabous.
Contrairement à Pouébo, ces lieux ne semblent pas
particulièrement significatifs de pratiques traditionnelles ou
d'inscrits dans la tradition locale. Ils sont simplement la manifestation et la
source de mythes, d'histoires et de diverses représentations
liées à la culture locale. Ce sont peut-être là les
seuls « vestiges » de pratiques et savoirs traditionnels concernant
la gestion de la mer qui se sont fortement modifiées du fait de
l'installation de la colonie pénitentiaire et des mélanges
culturels profonds.
Puisque cette tribu est située en bord de mer, la
majorité des habitants possède un bateau dès qu'ils
peuvent se le payer et deviennent pêcheur occasionnel ou professionnel.
Les plus jeunes pratiquent la chasse sous-marine en groupe car il s'agit d'une
occasion pour s'amuser ensemble, de sortir s'aérer et de s'amuser
à faire des concours, ou encore de rire gentiment les uns des autres. La
pêche devient un loisir pour les jeunes Kanak, un peu à la
façon des « coups de pêche » attribués aux
Calédoniens d'origine européenne mais résolument
broussards. Tl en va de même pour la chasse au cerf. D'ailleurs, certains
partent chasser en bateau, afin de tirer sur les animaux qui se sont
réfugiés sur les îlots alentours par temps de marée
basse.
Comme dans la plupart des tribus de bord de mer, les habitants
de Kélé possèdent une zone de pêche exclusive en
face de la tribu, qui leur est spécialement réservée et
dont ils s'occupent. D'après les entretiens, les habitants de la tribu
de Kélé estiment que leur rôle est d'assurer
eux-mêmes la protection de leur zone de pêche de l'invasion de
potentiels fraudeurs ou d'autres pêcheurs venus profiter de leur
abondance en poissons, conséquence d'un système de gestion
efficace de la ressource basé sur leur vigilance. A ce propos, le
discours d'un jeune pêcheur / chasseur est particulièrement
révélateur de la manière de penser dans la tribu :
Juin 2015 95
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
« Nous on protège notre lagon à
Kélé. On prend le bateau, on a grandi ici, on sait comment cela
se passe et on connait la mangrove par coeur et le lagon aussi. À
Kélé, nous on sait comment protéger notre lagon,
même les Vieux : on tire au fusil et on fait partir ceux qui ne viennent
pas de là. C'est chez nous. Quand j'en vois un qui essaie de venir sur
Kélé, sur nos lagons, je le vire ».
Il s'agit là d'une pratique qui n'est pas isolée
mais qui existe ailleurs, dans des contextes différents et même en
dehors des tribus. L'exemple donné par un habitant de Bourail d'une
femme âgée calédonienne d'origine européenne qui
protège sa propriété maritime confirme que cette pratique
est répandue dans la Zone Côtière Ouest :
« J'ai vu les vieux pêcheurs qui voulaient
pêcher à l'îlot XXX, vers XXX, chez Madame XXX. C'est elle
qui fait la loi là-bas, elle tirait sur les bateaux à coups de
fusils » (Bourail, homme à la retraite, 2014).
D'après ces interlocuteurs, cette pratique populaire
locale reste la même pour la protection de toutes les espèces
marines, y compris du dugong. Elle se confronte à plusieurs
problèmes, dont celui lié à sa compatibilité avec
le cadre législatif territorial. Nous avons des doutes quant à sa
possible prise en compte par les politiques publiques puisqu'elle outrepasse le
cadre de la loi qui interdit à chaque citoyen de faire justice
lui-même. Les seules personnes qui peuvent représenter le pouvoir
exécutif sont les agents assermentés des Provinces ou les agents
des collectivités territoriales. Enfin, le caractère «
traditionnel » de cette pratique pose question car elle est
appliquée en dehors de la tribu, où l'autorité sur
l'espace maritime des habitants des côtes n'est pas reconnue.
Pour conclure, par la création de l'association de la
ZCO, l'UNESCO et la Province Sud ont tenu à former un comité de
gestion de la Zone Côtière Ouest avec la population locale. Mais
contrairement à l'association de gestion de l'aire marine
protégée de Pouébo, la ZCO s'est formée avec la
création du parc marin et son inscription au Patrimoine Mondial, mais
surtout par le travail d'un agent de la Province sur place venu
démarcher les potentiels participants parmi les habitants. L'association
a donc suivi des directives qui lui ont été dictées «
par le haut », par l'organisme international de l'UNESCO et surtout la
Province Sud. Puisque la décision de réaliser ce projet de
comité ne leur a pas appartenu, ses membres ont dû s'adapter
fortement aux modes de fonctionnement et au vocabulaire de ces acteurs.
En ce sens, il n'est pas étonnant de constater que les
savoirs et pratiques traditionnels de la population autour du dugong ou
liés à la protection maritime ont moins été pris en
compte dés le départ du projet par les gestionnaires que dans
l'aire marine protégée de Hyabé/Lé-Jao. En outre,
la problématique du patrimoine culturel lié à
l'écosystème et aux espèces emblématiques qui
fréquentent le « Bien-en-série » (les six sites
classés au Patrimoine mondial de l'UNESCO) n'a pas été
véritablement au coeur de la protection internationale du lagon. Ce sont
les arguments de la biodiversité et du caractère exceptionnel de
ces lieux qui ont décidé le comité d'évaluation de
l'UNESCO à l'inscrire sur la liste. Pourtant, la ZCO comme la Zone du
Grand Lagon Nord (où se trouve l'aire protégée de
Hyabé) sont intégrées dans cet espace de conservation et
leur
Juin 2015 96
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
gouvernance est déléguée aux services
publics compétents, c'est-à-dire aux Provinces Nord et Sud. La
seule explication concernant leur différence d'administration correspond
aux priorités politiques de chacune des institutions provinciales.
Par conséquent, dans le contexte
néo-calédonien, la question de l'intégration des savoirs
et des pratiques locaux dans l'effort de conservation rejoint celle de la
participation envisagée par les acteurs institutionnels responsables des
programmes. Il faut souligner que les échelles et les contextes de
protection entre les deux exemples donnés ne sont pas les mêmes.
Il est sans doute plus difficile de mettre en oeuvre une démarche «
participative » dans la Zone Côtière Ouest, dans cette
région qui est plus vaste et surtout, qui abrite des conflits
ethnico-culturels denses et complexes intervenant dans la problématique
de la conservation de la biodiversité et du patrimoine culturel.
Juin 2015 97
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
|